INTRODUCTION

I

En 1834, la rédaction des Mémoires d’Outre-Tombe était fort avancée. Toute la partie qui va de la naissance de l’auteur, en 1768, à son retour de l’émigration, en 1800, était terminée, ainsi que le récit de son ambassade de Rome (1828–1829), de la Révolution de 1830, de son voyage à Prague et de ses visites au roi Charles X et à M me la Dauphine, à Mademoiselle et au duc de Bordeaux. La Conclusion était écrite. Tout cet ensemble ne formait pas moins de sept volumes complets. Si le champ était loin encore d’être épuisé, la récolte était pourtant assez riche pour que le glorieux moissonneur, déposant sa faucille, pût songer un instant à s’asseoir sur le sillon, à lier sa gerbe et à nouer sa couronne. Avant de se remettre à l’œuvre, de retracer sa vie sous l’Empire et sous la Restauration jusqu’en 1828, et de réunir ainsi, en remplissant l’intervalle encore vide, les deux ailes de son monument, Chateaubriand éprouva le besoin de communiquer ses Mémoires à quelques amis, de recueillir leurs impressions, de prendre leurs avis; peut-être songeait-il à se donner par là un avant-goût du succès réservé, il le croyait du moins, à celui de ses livres qu’il avait le plus travaillé et qui était, depuis vingt-cinq ans, l’objet de ses prédilections. M me Récamier eut mission de réunir à l’Abbaye-au-Bois le petit nombre des invités jugés dignes d’être admis à ces premières lectures.

Situé au premier étage, le salon où l’on pénétrait, après avoir monté le grand escalier et traversé deux petites chambres très sombres, était éclairé par deux fenêtres donnant sur le jardin. La lumière, ménagée par de doubles rideaux, laissait cette pièce dans une demi-obscurité, mystérieuse et douce. La première impression avait quelque chose de religieux, en rapport avec le lieu même et avec ses hôtes: salon étrange, en effet, entre le monastère et le monde, et qui tenait de l’un et de l’autre; d’où l’on ne sortait pas sans avoir éprouvé une émotion profonde et sans avoir eu, pendant quelques instants, fugitifs et inoubliables, une claire vision de ces deux choses idéales: le génie et la beauté.

Le tableau de Gérard, Corinne au cap Misène, occupait toute la paroi du fond, et lorsqu’un rayon de soleil, à travers les rideaux bleus, éclairait soudain la toile et la faisait vivre, on pouvait croire que Corinne, ou M me de Staël elle-même, allait ouvrir ses lèvres éloquentes et prendre part à la conversation. Que l’admirable improvisatrice fût descendue de son cadre, et elle eût retrouvé autour d’elle, dans ce salon ami, les meubles familiers: le paravent Louis XV, la causeuse de damas bleu ciel à col de cygne doré, les fauteuils à tête de sphinx et, sur les consoles, ces bustes du temps de l’Empire. À défaut de M me de Staël, la causerie ne laissait pas d’être animée, grave ou piquante, éloquente parfois. Tandis que le bon Ballanche, avec une innocence digne de l’âge d’or, essayait d’aiguiser le calembour, Ampère, toujours en verve, prodiguait sans compter les aperçus, les saillies, les traits ingénieux et vifs. Les heures s’écoulaient rapides, et certes, nul ne se fût avisé de les compter, alors même que, sur le marbre de la cheminée, la pendule absente n’eût pas été remplacée par un vase de fleurs, par une branche toujours verte de fraxinelle ou de chêne.

C’est dans ce salon qu’eut lieu, au mois de février 1834, la lecture des Mémoires. L’assemblée, composée d’une douzaine de personnes seulement, renfermait des représentants de l’ancienne France et de la France nouvelle, des membres de la presse et du clergé, des critiques et des poètes, le prince de Montmorency, le duc de la Rochefoucauld-Doudeauville, le duc de Noailles, Ballanche, Sainte-Beuve, Edgar Quinet, l’abbé Gerbet, M. Dubois, ancien directeur du Globe, un journaliste de province, Léonce de Lavergne, J.-J. Ampère, Charles Lenormant, M me Amable Tastu et M me A. Dupin. On arrivait à deux heures de l’après-midi, Chateaubriand portant à la main un paquet enveloppé dans un mouchoir de soie. Ce paquet, c’était le manuscrit des Mémoires. Il le remettait à l’un de ses jeunes amis, Ampère ou Lenormant, chargé de lire pour lui, et il s’asseyait à sa place accoutumée, au côté gauche de la cheminée, en face de la maîtresse de la maison. La lecture se prolongeait bien avant dans la soirée. Elle dura plusieurs jours.

On pense bien que les initiés gardèrent assez mal un secret dont ils étaient fiers et ne se firent pas faute de répandre la bonne nouvelle. Jules Janin, qui n’était point des après-midi de l’Abbaye-au-Bois, mais qui possédait des intelligences dans la place, sut faire causer deux ou trois des heureux élus; comme il avait une mémoire excellente et une facilité de plume merveilleuse, en quelques heures il improvisa un long article, qui est un véritable tour de force, et que la Revue de Paris s’empressa d’insérer[1].

Sainte-Beuve, Edgar Quinet, Léonce de Lavergne, qui avaient assisté aux lectures; Désiré Nisard et Alfred Nettement, à qui Chateaubriand avait libéralement ouvert ses portefeuilles et qui avaient pu, dans son petit cabinet de la rue d’Enfer, assis à sa table de travail, parcourir tout à leur aise son manuscrit, parlèrent à leur tour des Mémoires en pleine connaissance de cause et avec une admiration raisonnée[2]. Les journaux se mirent de la partie, sollicitèrent et reproduisirent des fragments, et tous, sans distinction d’opinion, des Débats au National de 1834, de la Revue européenne à la Revue des Deux-Mondes, du Courrier français à la Gazette de France, de la Tribune à la Quotidienne, se réunirent, pour la première fois peut-être, dans le sentiment d’une commune admiration. Tel était, à cette date, le prestige qui entourait le nom de Chateaubriand, si profond était le respect qu’inspirait son génie, sa gloire dominait de si haut toutes les renommées de son temps, que la seule annonce d’un livre signé de lui, et d’un livre qui ne devait paraître que bien des années plus tard, avait pris les proportions d’un événement politique et littéraire.

J’ai sous les yeux un volume, devenu aujourd’hui très rare, publié par l’éditeur Lefèvre, sous ce titre: Lectures des Mémoires de M. de Chateaubriand, ou Recueil d’articles publiés sur ces Mémoires, avec des fragments originaux.[3] Il porte, à chaque page, le témoignage d’une admiration sans réserve, dont l’unanimité relevait encore l’éclat, et dont l’histoire des lettres au XIX e siècle ne nous offre pas un autre exemple.

II

Les heures pourtant, les années s’écoulaient. Dans son ermitage de la rue d’Enfer, à deux pas de l’Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de M me de Chateaubriand, et qui donnait asile à de vieux prêtres et à de pauvres femmes, l’auteur du Génie du Christianisme vieillissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mélancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d’arbustes de l’Infirmerie, qu’il était sur le chemin de l’hôpital. La devise de son vieil écusson était: Je sème l’or. Pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur du roi de France à Berlin, à Londres et à Rome, il avait semé l’or: il avait mangé consciencieusement ce que le roi lui avait donné; il ne lui en était pas resté deux sous. Le jour où dans son exil de Prague, au fond d’un vieux château emprunté aux souverains de Bohême, Charles X lui avait dit: «Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair», il s’était incliné et avait répondu: «Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi.»[4]

Sa maison de la rue d’Enfer n’était pas payée. Il avait d’autres dettes encore, et leur poids, chaque année, devenait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu’il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu’elles fussent, les offres qu’il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution: il restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu’il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l’heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s’atteler à d’ingrates besognes; vieux et cassé par l’âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l’imprimeur Baylis, «des traductions du latin et de l’anglais»[5].

Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d’y porter remède. On était en 1836. C’était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d’elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. À cette époque déjà lointaine, et qui fut l’âge d’or, j’allais dire l’âge d’innocence de l’industrialisme, il n’était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d’une idée philanthropique; de même que l’on s’associait pour exploiter les mines du Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s’associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu’on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n’y mettrait-on pas la gloire et le génie? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n’y aurait-il pas d’autre dividende que celui-là; mais ils estimaient qu’il se trouverait bien quelques actionnaires pour s’en contenter.

Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s’élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms suivants: le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Mandaroux-Verlamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Ventadour, Édouard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d’Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l’illustre écrivain, en même temps que respectueuse de ses intentions. La société fournissait à Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s’élevaient à 250,000 francs; elle lui garantissait de plus une rente viagère de 12,000 francs, réversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoires d’Outre-tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu’il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l’auteur.

En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étant morts, un certain nombre d’actions ayant changé de mains, la société écouta la proposition du directeur de la Presse, M. Émile de Girardin. Il offrait de verser immédiatement une somme de 80,000 francs, si on voulait lui céder le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d’Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu’il en fut instruit, ne cacha point son indignation. «Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu’on les jette au vent»[6]. Il fit insérer dans les journaux la déclaration suivante:

Fatigué des bruits qui ne peuvent m’atteindre, mais qui m’importunent, il m’est utile de répéter que je suis resté tel que j’étais lorsque, le 25 mars de l’année 1836, j’ai signé le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l’ancienne garde royale. Rien depuis n’a été changé, ni ne sera changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d’autres arrangements avaient été faits, je l’ignore. Je n’ai jamais eu qu’une idée, c’est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraisons détachées , soit dans un journal, soit ailleurs. Chateaubriand [7].

Sa répugnance à l’égard d’un pareil mode de publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l’arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la société des Mémoires.[8] Il ne s’en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d’en toucher les arrérages. Six mois s’étaient écoulés, et sa résolution paraissait inébranlable. Très effrayée d’une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, M me de Chateaubriand s’efforça de la vaincre; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situation, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition.

III

Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l’abbé Deguerry, une sœur de charité et M me Récamier[9]. Il habitait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l’église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C’est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand-Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l’ombre de la croix.

Si cela n’eût dépendu que de M. Émile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judiciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu’il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants:

Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mémoires d’Outre-tombe; il n’a pas dépendu de la Presse de commencer plus tôt cette publication; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu’on n’abrège ni ne lève au gré de son impatience. Enfin les scellés ont été levés samedi [10]. C’est en publiant ces Mémoires , si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans), que les Mémoires d’Outre-tombe ne seront pas publiés dans nos colonnes. Les Mémoires forment dix volumes. Le droit de première publication de ces volumes a été acheté et payé par la Presse 96,000 francs [11].

Après la note commerciale, la note lyrique. Il s’agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c’était Théophile Gautier. Mais Émile de Girardin n’y regardait pas de si près; il choisit, pour servir d’introducteur au chantre des Martyrs …. M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, n’avait guère à son actif que deux joyeuses pochades: Lucrèce ou la femme sauvage, parodie de la tragédie de Ponsard, et les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n’était peut-être pas là une préparation suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d’esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant – Monselet étant de ceux qu’on ne prend pas facilement sans vert – que son dithyrambe était assez galamment tourné. La Presse le publia dans ses numéros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mémoires. Il était accompagné d’un entre-filet d’Émile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les écus qu’il avait dû verser.

… Les Mémoires d’Outre-tombe ont été achetés par la Presse , en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s’élever jusqu’à 120,000 francs. Elle avait pris l’engagement de les publier; cet engagement, elle l’a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites… Cette publication aura lieu sans préjudice de l’accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour les Mémoires d’un médecin; avec M. Félicien Mallefille (aujourd’hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Théophile Gautier.

Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d’une œuvre qui lui valait beaucoup d’abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d’un médecin, tantôt par des feuilletons de Théophile Gautier ou d’Eugène Pelletan. D’autres fois, c’était simplement l’abondance des matières, la longueur des débats législatifs, qui obligeaient le journal à laisser en souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires d’Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effréné.

Paraître ainsi, haché, déchiqueté; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n’était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires d’Outre-tombe – du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 – ils eurent à soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d’Alexandre Dumas, – la concurrence des événements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l’attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels événements! Des émeutes et des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l’élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l’expédition de Rome, la chute de la Constituante, les élections de la Législative, l’insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d’enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans l’ Avant-Propos de son livre: «On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de mes Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil: ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre.» Hélas! sa narration était accompagnée de la voix et du hurlement des factions. Le chant du poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées.

IV

On pouvait espérer, du moins, qu’après cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mémoires paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-8°[12], à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l’ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateaubriand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu’il y avait trop de pages blanches; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d’éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, les Mémoires n’avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l’absence de plan, déconcertaient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l’écrivain.

L’édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mémoires le terrain que leur avait fait perdre tout d’abord la publication en feuilletons. Elle eut d’ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. À deux ou trois exceptions près, que j’indiquerai tout à l’heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre l’empereur enterré.

Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d’Outre-tombe n’était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes?

En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l’Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu’il ne leur avaient pas ménagées dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d’un homme sans courage, courant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l’illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu’à l’extrême rigueur; dans ce passage, par exemple: «Devenu président du Conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s’extasie aux finesses diplomatiques de l’école Talleyrand; il s’expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d’aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l’âme, mais il ne faut pas le dire avant d’avoir amené le monde subjugué à s’asseoir aux orgies de Grand-Vaux»[13]. Un peu plus loin, le ministre du 1 er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture: «perché sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d’un chameau»[14]. Ces choses-là se paient.

Les bonapartistes n’étaient pas non plus pour être satisfaits des Mémoires. Si l’auteur avait célébré, en termes magnifiques, le génie et la gloire de Napoléon, il n’en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l’homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d’Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel et d’une voix bien autrement autorisée que celle du Sénat, proclamé la déchéance de l’empereur.

Les républicains à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l’ami d’Armand Carrel; il avait même été seul, pendant plusieurs années, à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel était oublié des gens de son parti! En revanche, ils n’étaient pas gens à mettre en oubli tant de pages des Mémoires où les géants de 93 étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient marqués d’un stigmate indélébile.

Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N’avait-il pas, d’ailleurs, à se venger des adulations qu’il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain? Le moment était venu pour lui de brûler ce qu’il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mémoires n’avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article, suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout rempli, comme le premier, de dextérité, de finesse et, à côté de malices piquantes, de sous-entendus perfides[15].

Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle.

Contre ces attaques venues de tant de côtés différents, les écrivains royalistes protesteront-ils? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes, disciples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l’endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mollement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant,[16] et Armand de Pontmartin, dans l’ Opinion publique,[17] soutinrent avec vaillance l’effort des adversaires. S’il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent du moins l’honneur du drapeau.

Quand un combat s’émeut entre deux essaims d’abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires d’Outre-tombe, et à laquelle prirent part les abeilles – et les frelons – de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d’un peu de ce sable que nous jettent en passant les années:

Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescunt.
«Les Géorgiques», liv. IV.

Les Mémoires d’Outre-tombe se sont relevés de la condamnation portée contre eux. Il n’est pas un véritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd’hui pour une œuvre digne de Chateaubriand, pour l’un des plus beaux modèles de la prose française.

Beaucoup cependant se refusent encore à y voir un des chefs-d’œuvre de notre littérature et ne taisent pas le regret qu’ils éprouvent à constater dans un livre où, à chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l’absence de ces qualités de composition que rien ne remplace et que des beautés de détail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppléer. Ce regret, ceux-là ne l’éprouveront pas – je crois pouvoir le dire – qui liront les Mémoires dans la présente édition.

V

«Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre.»[18] Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en LIVRES. Ainsi fit-il, dès ses débuts, lorsqu’il publia, en 1797, à Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Révolutions. «L’ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera composé de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalité, quinze parties divisées en chapitres.»

Dans Atala, le récit, encadré entre un prologue et un épilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d’un poème: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles.

Le Génie du Christianisme est composé de quatre parties et de vingt-deux livres.

Simple journal de voyage, l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altéré le caractère et la physionomie de l’ouvrage. L’auteur, cependant, l’a fait précéder d’une Introduction et l’a divisé en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage séparé.

Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres était de rigueur, et l’on sait combien est savante et variée l’ordonnance de ce poème.

Les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des œuvres les plus parfaites du grand écrivain, sont formés de deux parties, renfermant, la première, trois, et la seconde, deux livres.

En abordant l’histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les règles de composition qu’il avait suivies jusqu’à ce moment. Les Études historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares se composent de six discours: chacun de ces discours est lui-même divisé en plusieurs parties.

En 1814, un demi-siècle après l’ Essai sur les Révolutions Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Rancé. Là encore, nous le retrouvons fidèle à ses habitudes: la Vie de Rancé est divisée en quatre livres.

Des détails qui précèdent ressort déjà, si je ne me trompe, un préjugé puissant entre l’absence, dans les Mémoires d’Outre-tombe, de ces divisions que l’auteur avait jusque-là, dans tous ses autres ouvrages, tenues pour nécessaires. Dans la Vie du duc de Berry, dans la Vie de Rancé, qui n’ont chacune qu’un volume, il n’a pas cru devoir s’en passer; et dans ses Mémoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait jugées inutiles! Dans la moindre des œuvres sorties de sa plume, il se préoccupait de la forme non moins que du fond; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices qui ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style; il professait que l’écrivain, l’artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n’était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s’en souvenir; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l’application! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d’autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d’anecdotes, un supplément à l’histoire générale de son temps et à la biographie de ces contemporains; c’est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé; il écrivait, en 1834, après les lectures de l’Abbaye-aux-Bois: «De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu’à la fin.»[19] Un autre critique, d’une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d’autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté: «Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c’est le poète….. En d’autres grands écrivains on peut discerner l’homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs, ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l’homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ces moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l’a été en poète… La plus parfaite de ses compositions, c’est sa vie; il n’est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée.»[20]

Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne pêchait point par excès de modestie, ainsi qu’on le lui a si souvent et si durement reproché. Du moment qu’à ses yeux sa Biographie, ses Mémoires, devaient former une épopée, un poème entier, il a dû d’abord, en raison de leur étendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mêmes en plusieurs livres. Il a dû le faire et il l’a fait. Nul doute possible à cet égard.

Dans laPréface testamentaire, écrite le 1 er décembre 1833 et publiée en 1834[21], il dit expressément: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.»

L’ouvrage comprenait alors trois parties. C’est encore ce que constate la Préface de 1833: «Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat de l’Empire, ma vie a été littéraire; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.»

La Révolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcément ouverture, dans ses Mémoires, à une nouvelle partie qui serait la quatrième. Ici encore son témoignage ne nous fait pas défaut. Au mois d’août 1830, sous la dictée même des événements, il a retracé la chute de la vieille monarchie, l’avènement de la royauté nouvelle. Lorsqu’il reprend la plume, au mois d’octobre, il écrivit: «Au sortir du fracas des trois journées, je suis étonné d’ouvrir, dans un calme profond, la quatrième partie de cet ouvrage.»[22]

La division des Mémoires en livres n’est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autorisé M me Récamier à prendre copie du début de ses Mémoires. Cette copie, à peu près tout entière de la main de M me Récamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du poète jusqu’à sa dix-huitième année, lorsqu’il se rend à Cambrai pour y rejoindre le régiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divisé non en chapitres, mais en livres; il en comprend trois, les trois premiers de l’ouvrage[23].

Veut-on que Chateaubriand, après avoir commencé ses Mémoires sous cette forme et l’avoir maintenue jusqu’en 1826, l’ait abandonnée dans les années qui suivirent? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tout ceux qui assistèrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-même, dans le passage déjà cité de sa préface testamentaire du 1 er décembre 1833: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.» J’en trouverais une autre preuve, si besoin était, dans une lettre écrite par l’auteur, le 24 avril 1834, à Édouard Mennechet, qui lui avait demandé un fragment de l’ouvrage pour le Panorama littéraire de l’Europe. «Tel livre de mes Mémoires, lui écrivait Chateaubriand, est un voyage; tel autre s’élève à la poésie; tel autre est une aventure privée; tel autre, un récit général, une correspondance intime, le détail d’un congrès, le compte rendu d’une affaire d’État, une peinture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n’est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l’autre.»[24]

Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédigée, c’est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L’auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d’une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l’objet des quatre volumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateaubriand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition? Il n’en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédaction de 1836–1839.

Tome V, p. 97. – Paris, 1839. – Revu en juin 1847. – «Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups, le 4 octobre 1811: là se trouve la description de la petite retraite que j’achetai pour me cacher à cette époque.»

Tome V, p. 178. – Paris, 1839. – «Ces deux années (de 1812 à 1814), je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires.»

Tome V, p. 189. – Paris, 1839. – «Maintenant, le récit que j’achève rejoint les premiers livres de ma vie publique, précédemment écrits à des dates diverses.»

Tome VI, p. 195. – «Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe): «On m’a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[25]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs.»

Tome VI, p. 336. – «Dans le livre IV de ces Mémoires, j’ai parlé des exhumations de 1815.»

Tome VI, p. 380. – 1838. – «Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle.»

Tome VIII, p. 283. – 1839. – Revu le 22 février 1845. – «Le livre précédent que je viens d’écrire en 1839 rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans… Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé…»[26]

Ainsi, en 1839, dernière date de la rédaction de ses Mémoires (quelques pages seulement y furent ajoutées plus tard), Chateaubriand continue d’être fidèle aux principes de composition qui avaient présidé au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu’à l’année 1846, époque à laquelle l’ouvrage était depuis longtemps terminé, nous trouvons ce curieux et très significatif billet de M me de Chateaubriand. Il est adressé à M. Mandaroux-Vertamy:

2 février 46. En priant M. Vertamy d’agréer tous mes remerciements empressés, j’ai l’honneur de lui envoyer les 1 er , 2 e et 3 e livres de la première partie des Mémoires que je sais qu’il lira avec toute l’attention de l’amitié. La vicomtesse de Chateaubriand [27].

VI

Il faut bien croire, en présence de l’édition de 1849–1850, et des éditions suivantes, qui en sont la reproduction pure et simple, que le manuscrit de Chateaubriand, dans son dernier état, ne renfermait plus «cette division en livres et en parties», dont l’auteur lui-même parle en tant d’endroits. Les premiers éditeurs se sont certainement appliqués à donner fidèlement et sans y rien changer le texte et la suite du manuscrit qu’ils avaient entre les mains. Faire autrement, faire plus, même pour faire mieux, c’eût été sortir de leur rôle, et ils ont eu raison de s’y tenir. Mais aujourd’hui, après bientôt un demi-siècle, la situation n’est plus la même. Chateaubriand est pour nous un ancien, c’est un des classiques de notre littérature, et le moment est venu de donner une édition des Mémoires d’Outre-tombe qui replace le chef-d’œuvre du grand écrivain dans les conditions même où il fut composé, qui nous le restitue dans son intégrité première.

Nous avons donc, contrairement à ce qui avait été fait dans les éditions précédentes, rétabli dans la nôtre cette division en parties et en livres dont il est parlé dans la Préface testamentaire. Cette distribution nouvelle de l’ouvrage – nullement arbitraire, cela va sans dire, mais, au contraire, exactement et scrupuleusement conforme aux divisions établies par l’auteur – n’a pas seulement pour effet, comme on serait peut-être tenté de le croire, de ménager de distance en distance des suspensions, des repos pour le lecteur. Elle donne au livre une physionomie toute nouvelle.

Les Mémoires, ainsi rendus à leur premier et véritable état, se divisent en quatre parties.

La première (1768–1800) va de la naissance de Chateaubriand à son retour de l’émigration et à sa rentrée en France. Elle renferme neuf livres.

La seconde partie, qui forme cinq livres, et va de 1800 à 1814, est consacrée à sa carrière littéraire.

À sa carrière politique (1814–1830) est réservé la troisième partie. Elle ne comprend pas moins de quinze livres.

Les années qui suivent la Révolution de 1830 et la conclusion des Mémoires occupent neuf livres: c’est la quatrième partie.

Et déjà, par ce seul énoncé, ne voit-on pas combien est peu justifiée la principale critique mise en avant par les adversaires des Mémoires, et à laquelle les amis mêmes de Chateaubriand se croyaient obligés de souscrire, M. de Marcellus, par exemple, son ancien secrétaire à l’ambassade de Londres, qui, dans la préface de son intéressant volume sur Chateaubriand et son temps, signale le «décousu» du livre de son maître, et ajoute, non sans tristesse: «Ce dernier de ces ouvrages n’a point subi les combinaisons d’une composition uniforme. Revu sans cesse, il n’a jamais été pour ainsi dire coordonné. C’est une série de fragments sans plan, presque sans symétrie, tracés de verve, suivant le caprice du jour.»[28] C’est justement le contraire qui est vrai.

Ce n’est pas tout. Lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, en 1834, les auditeurs avaient été frappés, tout particulièrement, de la beauté des Prologues qui ouvraient la plupart des livres des mémoires. Voici, par exemple, ce qu’en disait Edgar Quinet:

Ces Mémoires sont fréquemment interrompus par des espèces de prologues mis en tête de chaque livre … Le poète se réserve là tous ses droits, et il se donne pleine carrière; le trop plein de son imagination, que la réalité ne peut pas garder, déborde en nappes enchantées dans des bassins de vermeil. Il y a de ces commencements pleins de larmes qui mènent à une histoire burlesque, et de comiques débuts qui conduisent à une fin tragique; ils représentent véritablement la fantaisie qui va et vient dans l’infini, les yeux fermés, et qui se réveille en sursaut là où la vie la blesse. Par là, vous sentez, à chaque point de cet ouvrage, la jeunesse et la vieillesse, la tristesse et la joie, la vie et la mort, la réalité et l’idéal, le présent et le passé, réunis et confondus dans l’ harmonie et l’éternité d’ une œuvre d’art . [29]

L’enthousiasme de Jules Janin à l’endroit de ces Prologues n’était pas moins vif:

Il faut vous dire que chaque livre nouveau de ces Mémoires commence par un magnifique exorde… Ces introductions dont je vous parle sont de superbes morceaux oratoires qui ne sont pas des hors-d’œuvre, qui entrent, au contraire, profondément dans le récit principal, tant ils servent admirablement à désigner l’heure, le lieu, l’instant, la disposition d’âme et d’esprit dans lesquels l’auteur pense, écrit et raconte… Dans ces merveilleux préliminaires , la perfection de la langue française a été poussée à un degré inouï, même pour la langue de M. de Chateaubriand [30].

Jules Janin avait raison. Ces Prologues n’étaient pas des hors-d’œuvre à la place que Chateaubriand leur avait assignée. Dans les éditions actuelles, survenant au cours même du récit qu’ils interrompent sans que l’on sache pourquoi, ils déroutent et déconcertent le lecteur: ce qui était une beauté est devenu un défaut.

De même qu’il avait mis le meilleur de son art dans ces Prologues, dans ces commencements, de même aussi Chateaubriand s’applique à bien finir ses livres. Chacun d’eux se termine d’ordinaire par des réflexions générales, par des vues d’ensemble, par des traits d’un effet grandiose et poétique. Ce sont de beaux finales, à la condition de venir à la fin du morceau. S’ils viennent au milieu, comme aujourd’hui, ils font l’effet d’une dissonance. Un exemple, entre vingt autres, va permettre d’en juger.

Le livre I er de la seconde partie des Mémoires est consacré au Génie du Christianisme. L’auteur, après avoir parlé des circonstances dans lesquelles parut son ouvrage, finit par cette belle page:

Si l’influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s’il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre; si ce léger symptôme de vie que l’on croit apercevoir s’y soutenait dans les générations à venir, je m’en irais plein d’espérance dans la miséricorde divine. Chrétien réconcilié, ne m’oublie pas dans tes prières, quand je serai parti; mes fautes m’arrêteront peut-être à ces portes où ma charité avait crié pour toi: «Ouvrez-vous, portes éternelles! Elevamini, portæ æternales [31]

Dans la pensée de Chateaubriand, le lecteur devait rester sur ces paroles, s’y arrêter au moins le temps nécessaire pour lui donner cette prière, si chrétiennement demandée. Les éditeurs de 1849 ne l’ont pas voulu; car aussitôt après, et sans que rien l’avertisse qu’ici prend fin un des livres des Mémoires, le lecteur tombe brusquement sur les lignes suivantes:

Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu’elle cessa d’être à moi. J’avais une foule de connaissances en dehors de ma société habituelle. J’étais appelé dans les châteaux que l’on rétablissait. On se rendait comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés, demi-meublés, où un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais, échu à M me de la Briche, excellente femme dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser. Je me souviens que mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d’Enfer prendre une place dans une méchante voiture de louage où je rencontrais M me de Vintimille et M me de Fezensac. À Champlâtreux, M. Molé faisait refaire de petites chambres au second étage [32].

Quelle impression voulez-vous qu’éprouve le lecteur lorsqu’il passe, sans transition, des portes éternelles à ces petites chambres au second étage? Il n’est pas jusqu’à ce mot charmant sur M me de la Briche, dont le bonheur n’a jamais pu se débarrasser, qui ne vienne ici à contre-temps, puisqu’il me fait sourire, au moment où je devrais être tout entier à l’émotion que la page citée tout à l’heure était si bien faite pour produire.

Voici ce qui est plus grave encore.

Le lecteur que Chateaubriand vient de conduire jusqu’à l’année 1812, et qui s’est amusé avec lui de la petite guerre que lui faisait, à cette époque, la police impériale, laquelle avait déterré un exemplaire de l’ Essai sur les Révolutions et triomphait de pouvoir l’opposer au Génie du Christianisme, le lecteur se trouve à ce moment en présence de la vie de Napoléon Bonaparte. Il se demande pourquoi la vie de Chateaubriand se trouve ainsi tout à coup suspendue. Il a peine à s’expliquer cette soudaine et longue interruption, et si éloquentes que soient les pages consacrées à l’empereur, il lui est bien difficile de n’y pas voir une digression fâcheuse, un injustifiable hors-d’œuvre.

Rétablissons les divisions créées par Chateaubriand, et tout s’éclaire, tout s’explique.

Il a terminé le récit des deux premières parties de sa vie, de sa carrière de voyageur et de soldat et de sa carrière littéraire; il lui reste à raconter sa carrière politique. En réalité, c’est un ouvrage nouveau qu’il va écrire; et par où le pourrait-il mieux commencer que par un portrait de Bonaparte, une vue – à vol d’aigle – du Consulat et de l’Empire, préface naturelle de ces prodigieux événements de 1814 qui, en changeant la face de l’Europe, donneront du même coup à la vie de Chateaubriand une orientation nouvelle? Seulement, il lui arrive avec Napoléon ce qui était arrivé à Montesquieu avec Alexandre. Il en parle, lui aussi, tout à son aise.[33] Il lui consacre les deux premiers livres de sa troisième partie. Déjà, dans sa première partie, il avait esquissé à grands traits le tableau de la Révolution, de 1789 à 1792. Voici maintenant une vivante peinture de Napoléon et du régime impérial. Nous aurons plus tard un éloquent récit de la Révolution de 1830: trois admirables décors pour les trois actes de ce drame, qui fut la vie de Chateaubriand et qu’il a lui-même encadré, suivant la mode romantique du temps, entre un prologue et un épilogue, entre la description du château de Combourg, qui ouvre les Mémoires, et les considérations sur l’ avenir du monde, qui les terminent. Pour ma part, je ne sais pas d’ouvrage, dans la littérature contemporaine, dont le plan soit plus parfait, dont l’ordonnance soit plus savante et plus belle.

En tout cas, il me semble bien que je ne me suis pas trop avancé en disant que les Mémoires d’Outre-tombe, ainsi divisés en parties et en livres, prennent une physionomie nouvelle. Par suite de cette division en livres, plus de ces subdivisions incessantes, de ces chapitres, de deux à trois pages chacun, qui venaient à tout instant interrompre et couper le récit. Les sommaires qui, intercalés dans le texte, en détruisaient la continuité et la suite, ont été reportés à leur vraie place, en tête de chaque livre. Nous nous sommes attaché, en dernier lieu, à restituer la véritable orthographe des noms cités dans les Mémoires et dont un trop grand nombre, dans les éditions actuelles, sont imprimés d’une manière fautive. Il est tel de ces noms, celui de Peltier, par exemple, le célèbre rédacteur des Actes des Apôtres et de l’ Ambigu, qui revient presque à chaque page, sous la plume de Chateaubriand, dans le récit de ses années d’exil et de misère à Londres, et qui n’est pas donné une seule fois d’une façon exacte.

VII

En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d’Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l’auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu’il l’a conçu et exécuté, partageront l’enthousiasme qu’il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l’Abbaye-au-Bois.

Il réunit, en effet, à un degré rare, ces qualités maîtresses: d’une part, l’unité, la proportion, la beauté de l’ordonnance; – d’autre part, la souplesse, la vigueur, la grâce et l’éclat du style.

Quelques mots sur ce dernier point.

Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu’à ses dernières années, et que sa main, affaiblie par l’âge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s’est plu à y voir une œuvre de vieillesse et de déclin, comparable à la dernière toile du Titien, à ce Christ au Tombeau que l’on montre à Venise, à l’Académie des beaux-arts, et que le peintre, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, a signé d’une main tremblante, senescente manu. Rien de moins exact. Chateaubriand a commencé ses Mémoires au mois d’octobre 1811, au lendemain de la publication de l’ Itinéraire, c’est-à-dire à l’heure où son talent, en pleine vigueur, conservait encore la fraîcheur et la grâce de la jeunesse. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, l’histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grèves bretonnes, au fond du vieux manoir de Combourg, auprès de sa sœur Lucile, sous l’œil sévère de son père, ce grand vieillard dont il a tracé un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l’obligeant à se mesurer avec les faits et à en tenir compte, à prouver et à convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, révèle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualités de style. Il se trouve que ce poète est un historien et un polémiste; il écrit les Réflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n’est pas à ce moment que son talent baisse et que son génie décline. C’est à ce moment pourtant que prend place la rédaction d’une partie considérable des Mémoires. Le tableau des premiers mouvements de la Révolution, le voyage en Amérique, l’émigration, les combats à l’armée des princes et, jusqu’à la rentrée en France en 1800, la vie de l’exilé à Londres, les années de misère et d’étude, de deuil et d’espérance, qui préparaient et annonçaient déjà l’avenir du poète, pareilles à cette aube obscure, et pourtant pleine de promesses, qui précède l’éclat du jour naissant et de la gloire prochaine: ces belles pages ont été écrites en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, dans les moments de loisir que laissaient à l’auteur les travaux et les fêtes de ses deux ambassades. Le récit de l’ambassade de Rome a été composé à Rome même, en 1828 et 1829; il est contemporain par conséquent de ces admirables dépêches diplomatiques qui sont restées des modèles du genre. Donc, ici encore, il ne saurait être question de déclin et d’affaiblissement littéraire. Ce qui vient ensuite, – la révolution de Juillet, le voyage à Prague et le voyage à Venise, les rêveries au Lido et sur les grands chemins de Bohême, les considérations sur l’ Avenir du monde, – tout cela est de la même date que les Études historiques et les célèbres brochures sur La Restauration et la monarchie élective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivité de M me la duchesse de Berry. Le génie de l’écrivain avait encore toute sa coloration et toute sa trempe: l’éclair jaillissait encore de l’épée de Roland.

Reste, il est vrai, la partie des Mémoires qui va de 1800 à 1828, et qui a été écrite de 1836 à 1839. Cette partie est-elle inférieure aux autres? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l’âge précisément auquel M. Guizot commença d’écrire ses Mémoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l’auteur du Génie du Christianisme avait soixante et onze ans, l’âge auquel Malherbe, dans l’une de ses plus belles odes, s’écriait avec une confiance que justifiait sa pièce même:

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages;
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
À de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
Sa première vigueur. [34]

Chateaubriand se pouvait rendre le même témoignage. Il écrivait alors et faisait paraître le Congrès de Vérone.[35]

Ce livre n’est pas autre chose qu’un fragment des Mémoires: l’auteur s’était résolu à le détacher de son œuvre et à le publier séparément, parce que cet épisode, en raison des développements qu’il avait reçus sous sa plume, aurait dérangé l’économie de ses Mémoires et leur eût enlevé ce caractère d’harmonieuse proportion qu’il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Congrès de Vérone, au point de vue du style – le seul qui nous occupe en ce moment – tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d’Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la même encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès de Vérone:

Ce livre est une belle œuvre d’historien et de politique; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d’honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d’écrivain? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l’une de l’autre; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l’une de l’autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L’homme d’État dans ses éloquentes dépêches, l’historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l’admiration… On a l’air de croire que l’auteur d’ Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé, depuis lors, d’être en voie de progrès; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque «de sa plus verte nouveauté…» Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l’ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière [36].

À l’appui de ses éloges, Alexandre Vinet fait de nombreuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntées à des passages des Mémoires d’Outre-tombe que Chateaubriand avait intercalés dans le texte du Congrès de Vérone. N’est-ce pas là la preuve, une preuve décisive, que la portion des Mémoires écrite de 1836 à 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquiétude littéraire, ne le cède en rien aux autres parties de l’ouvrage?

VIII

Par le style comme par la composition, les Mémoires d’Outre-tombe sont donc dignes du génie de Chateaubriand. Leur place est marquée immédiatement au-dessous des Mémoires de Saint-Simon. Et encore, tout en maintenant le premier rang à son incomparable prédécesseur, n’est-il que juste d’ajouter que Chateaubriand lui est supérieur par plus d’un endroit. Dans un éloquent article, publié en 1857, Montalembert a dit de Saint-Simon: «Il est tout, excepté poète; car il lui manque l’idéal et la rêverie.»[37] Chateaubriand, dans ses Mémoires, est poète et grand poète. Qu’il promène ses rêves d’adolescent sur les grèves de Bretagne ou ses rêveries de vieillard sur les lagunes de Venise; qu’il écoute, sentinelle perdue aux bords de la Moselle, la confuse rumeur du camp qui s’éveille, aux premières blancheurs de l’aube, ou que, ministre du roi de France, il entende, sur la route de Gand à Bruxelles, à l’angle d’un champ, au pied d’un peuplier, le bruit lointain de cette grande bataille encore sans nom, qui s’appellera demain Waterloo, il a partout – et c’est Sainte-Beuve lui-même qui est réduit à le confesser – il a, en toute rencontre, des passages d’une grâce, d’une suavité magiques, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur; il a de ces paroles qui semblent couler d’une lèvre d’or[38]!

À côté du poète, les Mémoires d’Outre-tombe nous montrent l’historien, cet historien que Saint-Simon n’a pas été. La vie de Napoléon Bonaparte par Chateaubriand[39] n’est qu’une esquisse, mais une esquisse de maître, qui, dans sa rapidité même, reflète, avec une incontestable fidélité, cette existence prodigieuse, toute pleine de coups de théâtre et de coups de foudre. Le bruit du canon, les chants de victoire retentissent au milieu de ces pages, mais sans couvrir le prix de la Justice foulée aux pieds et de la Liberté mise aux fers. Pour défendre ces deux nobles clientes, Chateaubriand trouve des accents vraiment magnifiques, également bien inspiré quand il prend en main la cause de Pie VII, du chef de la chrétienté, arraché du Quirinal et jeté dans une voiture dont les portières sont fermées à clef, ou lorsqu’il fait entendre, à l’occasion d’un pauvre pêcheur d’Albano, fusillé par les autorités impériales, cette protestation indignée:

Pour dégoûter des conquérants, il faudrait savoir tous les maux qu’ils causent; il faudrait être témoin de l’indifférence avec laquelle on leur sacrifie les plus inoffensives créatures dans un coin du globe où ils n’ont jamais mis le pied. Qu’importaient au succès de Bonaparte les jours d’un pauvre faiseur de filets des États romains? Sans doute il n’a jamais su que ce chétif avait existé; il a ignoré, dans le fracas de sa lutte avec les rois, jusqu’au nom de sa victime plébéienne. Le monde n’aperçoit en Napoléon que des victoires; les larmes dont les colonnes triomphales sont cimentées ne tombent point de ses yeux. Et moi je pense que, de ces souffrances méprisées, de ces calamités des humbles et des petits, se forment, dans les conseils de la Providence, les causes secrètes qui précipitent du trône le dominateur. Quand les injustices particulières se sont accumulées de manière à l’emporter sur le poids de la fortune, le bassin descend. Il y a du sang muet et du sang qui crie; le sang des champs de bataille est bu en silence par la terre; le sang pacifique répandu jaillit en gémissant vers le ciel: Dieu le reçoit et le venge. Bonaparte tua le pêcheur d’Albano; quelques mois après, il était banni chez les pêcheurs de l’île d’Elbe, et il est mort parmi ceux de Sainte-Hélène [40].

Sans doute, il y a des défauts, et en grand nombre, au cours des Mémoires, de bizarres puérilités, des veines de mauvais goût, et, en plus d’un endroit, – la remarque est de Sainte-Beuve, – un cliquetis d’érudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l’effet est trop souvent étrange quand il n’est pas faux[41]. Mais, au demeurant, que sont ces taches dans une œuvre d’une si considérable étendue et où étincellent tant et de si rares beautés?

Il ne suffit pas qu’une œuvre soit belle: il faut encore, il faut surtout qu’elle soit morale.

À l’époque où les Mémoires d’Outre-tombe paraissaient dans la Presse, Georges Sand – qui aurait peut-être sagement fait de se récuser sur ce point – écrivait à un ami: «C’est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu’il soit immoral, mais je n’y trouve pas cette bonne grosse moralité qu’on aime à lire même au bout d’une fable ou d’un conte de fées.»[42]

Précisément à l’heure où l’auteur de Lélia prononçait cet arrêt, une autre femme, M me Swetchine, avec l’autorité que donnait à sa parole toute une vie d’honneur et de vertu, écrivait de son côté, après une lecture des Mémoires:

Ce qui reste de cette lecture, c’est que notre vie si brève n’est faite absolument que pour l’autre vie immortelle, et que tout fuit devant nous jusqu’au rivage immobile. Il (Chateaubriand) peint d’après nature, voilà pourquoi il choque tant. Il ne se lie pas par les idées émises, mais dit le bien après avoir dit le mal et se montre successif comme la pauvre nature humaine… Du pour et du contre; oui, dans les choses de la politique humaine, jamais contre les vérités imprescriptibles, contre les hauts sentiments du cœur humain: «Mon zèle, dit-il sur l’émigration, surpassait ma foi,» et puis sur cette même émigration viennent deux pages admirables. Combien son mouvement religieux est vrai! Jamais il ne le blesse, ni par inadvertance ni par désir de bien dire… Quelle est donc la beauté morale dont M. de Chateaubriand n’ait pas eu le sentiment, qu’il n’ait pas respectée, qu’il n’ait pas glorifiée de tout l’éclat de son pinceau? Quel est donc le devoir dont il n’ait pas eu l’instinct et souvent le courage? On veut bien qu’il ait été quelquefois sublime d’égoïsme; avec plus de justice on pourrait le montrer dans bien des circonstances capable d’élan, de sacrifice et de dévouement, non pas à un homme peut-être, mais à une idée, à un sentiment incessamment vénéré. Certes, M. de Chateaubriand n’est pas un homme en qui la vérité règle, pondère, perfectionne tout. Le sacrifice aurait plu à son imagination; mais l’abnégation, le détachement de lui-même, aurait trop coûté à sa volonté. De là des côtés faibles; une insuffisance de la raison, qui a nui à la dignité de son caractère, à son attitude dans le monde, mais n’a jamais rien coûté à l’honneur . [43]

C’est sur ce mot que je veux finir. Chateaubriand a été le plus grand écrivain du dix-neuvième siècle. Mais il n’est pas seulement en poésie l’initiateur et le maître:

Tu duca, tu signore et tu maestro.

Il est aussi le maître de l’honneur; et comme me l’écrivait un jour Victor de Laprade, – qui avait cependant de bonnes raisons pour ne pas déprécier la poésie et pour la mettre en bon rang, – «l’honneur passe avant tout, même avant la poésie.»[44]

Edmond BIRÉ.

PRÉFACE TESTAMENTAIRE [45]

Sicut nubes… quasi naves… velut umbra (Job. [46])
Paris, 1 er décembre 1833.

Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin; comme à mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d’être surpris, m’expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l’ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent et embrasseront le cours entier de ma vie; ils ont été commencés dès l’année 1811 et continués jusqu’à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé et raconterai dans ce qui n’est encore qu’ébauché mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la Révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le Consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l’empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l’histoire complète de cette restauration et de sa chute.

J’ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l’étranger et dans ma patrie. Depuis Washington jusqu’à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu’à Alexandre, depuis Pie VII jusqu’à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d’Istrias, jusqu’à Malesherbes, Mirabeau, etc.; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d’Égypte jusqu’à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J’ai fait partie d’un triumvirat qui n’avait point eu d’exemple: trois poètes opposés d’intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des Affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J’ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l’ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.

J’ai exploré les mers de l’Ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l’Iroquois et sous la tente de l’Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines; après avoir revêtu la casaque de peau d’ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l’exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur, brodé d’or, bariolé d’insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l’indigence et essayer de la prison.

J’ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l’Église, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des Affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J’ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin: navigateur, mes destinées ont eu l’inconstance de ma voile; alcyon, j’ai fait mon nid sur les flots.

Je me suis mêlé de paix et de guerre; j’ai signé des traités, des protocoles, et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J’ai été initié à des secrets de partis, de cour et d’état; j’ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J’ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J’ai fait de l’histoire, et je pouvais l’écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.

Je n’ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d’une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu; de ses jours brillants, l’Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni. Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence, ou forcés de languir en terre étrangère; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes; Walter Scott nous a laissés; Gœthe nous a quittés rempli de gloire et d’années. La France n’a presque plus rien de son passé si riche, elle commence une autre ère: je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.

Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.

Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire, ma vie a été littéraire; depuis la restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.

Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche: voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire; littérateur, j’ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines; homme d’état, je me suis efforcé de donner au peuple le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés: j’ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j’ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille. Je n’ai pas eu ce bonheur.

Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages: voyageur, soldat, poète, publiciste, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et l’histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l’Italie et l’Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de Cervantes!

En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats: Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière; Froissard va chercher l’histoire sur les grands chemins, et l’apprend des chevaliers et des abbés, qu’il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais, à compter du règne de François I er, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents, pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque. Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.

Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux: ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j’ai à parler du temps de mes misères, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.

Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j’y songeasse, par l’inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m’ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l’écueil de mon naufrage.

J’ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle, je désirerais pouvoir ressusciter à l’heure des fantômes pour en corriger les épreuves: les morts vont vite.

Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes: les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives; les secondes, au bas des pages, sont de l’époque même du texte; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie dans le sein de ma mère: il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.

Plusieurs de mes amis m’ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire; je n’ai pu me rendre à leur vœu. D’abord, je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique; ensuite, j’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil. L’ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice; il m’en coûterait d’étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe et que l’on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si Minos jugeait que j’ai assez souffert dans ce monde pour être au moins dans l’autre une Ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Élysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre; la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux.

AVANT-PROPOS

Paris, 14 avril 1846. Revu le 28 juillet 1846.
Sicut nubes… quasi naves… velut umbra (Job.)

Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin, comme à mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce ou plutôt de rigueur, je vais m’expliquer.

Le 4 septembre prochain j’aurai atteint ma soixante-dix-huitième année: il est bien temps que je quitte ce monde qui me quitte et que je ne regrette pas.

Les Mémoires à la tête desquels on lira cet avant-propos suivent, dans leurs divisions, les divisions naturelles de mes carrières.

La triste nécessité qui m’a toujours tenu le pied sur la gorge, m’a forcé de vendre mes Mémoires. Personne ne peut savoir ce que j’ai souffert d’avoir été obligé d’hypothéquer ma tombe; mais je devais ce dernier sacrifice à mes serments et à l’unité de ma conduite. Par un attachement peut-être pusillanime, je regardais ces Mémoires comme des confidents dont je ne m’aurais pas voulu séparer; mon dessein était de les laisser à M me de Chateaubriand; elle les eût fait connaître à sa volonté, ou les aurait supprimés, ce que je désirerais plus que jamais aujourd’hui.

Ah! si, avant de quitter la terre, j’avais pu trouver quelqu’un d’assez riche, d’assez confiant pour racheter les actions de la Société, et n’étant, pas comme cette Société, dans la nécessité de mettre l’ouvrage sous presse sitôt que tintera mon glas! Quelques-uns des actionnaires sont mes amis; plusieurs sont des personnes obligeantes qui ont cherché à m’être utiles; mais enfin les actions se seront peut-être vendues, elles auront été transmises à des tiers que je ne connais pas, et dont les affaires de famille doivent passer en première ligne; à ceux-ci, il est naturel que mes jours, en se prolongeant, deviennent sinon une importunité, du moins un dommage. Enfin, si j’étais encore maître de ces Mémoires, ou je les garderais en manuscrit ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années.

Ces Mémoires ont été composés à différentes dates et en différents pays. De là des prologues obligés qui peignent les lieux que j’avais sous les yeux, les sentiments qui m’occupaient au moment où se renoue le fil de ma narration. Les formes changeantes de ma vie sont ainsi entrées les unes dans les autres: il m’est arrivé que, dans mes instants de prospérité, j’ai eu à parler de mes temps de misère; dans mes jours de tribulation, à retracer mes jours de bonheur. Ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant, ont produit dans mes récits une sorte de confusion, ou, si l’on veut, une sorte d’unité indéfinissable; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau: mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et je ne sais plus, en achevant de lire ces Mémoires, s’ils sont d’une tête brune ou chenue.

J’ignore si ce mélange, auquel je ne puis apporter remède, plaira ou déplaira; il est le fruit des inconstances de mon sort: les tempêtes ne m’ont laissé souvent de table pour écrire que l’écueil de mon naufrage.

On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. Si j’ai assez souffert en ce monde pour être dans l’autre une ombre heureuse, un rayon échappé des Champs-Élysées répandra sur mes derniers tableaux une lumière protectrice: la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux.

Ces Mémoires ont été l’objet de ma prédilection: saint Bonaventure obtint du ciel la permission de continuer les siens après sa mort; je n’espère pas une telle faveur, mais je désirerais ressusciter à l’heure des fantômes, pour corriger au moins les épreuves. Au surplus, quand l’Éternité m’aura de ses deux mains bouché les oreilles, dans la poudreuse famille des sourds, je n’entendrai plus personne.

Si telle partie de ce travail m’a plus attaché que telle autre, c’est ce qui regarde ma jeunesse, le coin le plus ignoré de ma vie. Là, j’ai eu à réveiller un monde qui n’était connu que de moi; je n’ai rencontré, en errant dans cette société évanouie, que des souvenirs et le silence; de toutes les personnes que j’ai connues, combien en existe-t-il aujourd’hui?

Les habitants de Saint-Malo s’adressèrent à moi le 25 août 1828, par l’entremise de leur maire au sujet d’un bassin à flot qu’ils désiraient établir. Je m’empressai de répondre, sollicitant, en échange de bienveillance, une concession de quelques pieds de terre, pour mon tombeau, sur le Grand-Bé.[47] Cela souffrit des difficultés à cause de l’opposition du génie militaire. Je reçus enfin, le 27 octobre 1831, une lettre du maire, M. Hovius, il me disait: «Le lieu de repos que vous désirez au bord de la mer, à quelques pas de votre berceau, sera préparé par la piété filiale des Malouins. Une pensée triste se mêle pourtant à ce soin. Ah! puisse le monument rester longtemps vide! mais l’honneur et la gloire survivent à tout ce qui passe sur la terre.» Je cite avec reconnaissance ces belles paroles de M. Hovius: il n’y a de trop que le mot gloire.[48]

Je reposerai donc au bord de la mer que j’ai tant aimée. Si je décède hors de France, je souhaite que mon corps ne soit rapporté dans ma patrie qu’après cinquante ans révolus d’une première inhumation. Qu’on sauve mes restes d’une sacrilège autopsie; qu’on s’épargne le soin de chercher dans mon cerveau glacé et dans mon cœur éteint le mystère de mon être. La mort ne révèle point les secrets de la vie. Un cadavre courant la poste me fait horreur; des os blanchis et légers se transportent facilement: ils seront moins fatigués dans ce dernier voyage que quand je les traînais çà et là chargés de mes ennuis.

CHATEAUBRIAND

HISTOIRE DE SES ŒUVRES

«Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite et l’isoler au milieu des choses humaines… Quoi! Après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l’écrivain toute considération élevée, on lui refusera d’examiner le côté sérieux des objets! Il passera une vie frivole à s’occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent par ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l’homme!… Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l’état d’enfance, dans l’âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu’on voudrait tracer autour de l’écrivain…»[49].

C’est parce qu’il ne s’est pas renfermé dans ce cercle étroit que Chateaubriand a si puissamment agi sur son siècle. Il n’est pas possible de séparer chez lui l’homme de l’écrivain: l’homme de lettres et l’homme d’État, l’homme de pensée et l’homme d’action ne faisaient qu’un. Presque tous ses livres ont été des actes, et c’est pour cela qu’aujourd’hui encore, à cette aurore du XX e siècle, ils sont vivants comme au premier jour. S’ils n’avaient été que des fleurs de littérature et des modèles de style, ils dormiraient depuis longtemps, comme tant d’autres chefs-d’œuvre, dans la poudre des bibliothèques. Mais ils ont été aussi des leçons et des exemples, et ces leçons, ces exemples, nous avons besoin plus que jamais de les entendre et de les suivre. Ils ont été dictés par les plus nobles sentiments, par les plus généreuses passions, l’honneur, le désintéressement, le sacrifice. À quel moment fut-il plus nécessaire de réveiller dans les âmes, de ranimer dans les cœurs ces sentiments et ces passions? Chateaubriand dort depuis cinquante ans son dernier sommeil dans sa tombe de l’îlot du Grand-Bé. Et pourtant jamais heure ne fut plus opportune pour faire entendre de nouveau sa grande voix, pour remettre ses enseignements sous les yeux des générations nouvelles. Defunctus adhuc loquitur.[50]

Une rapide revue de ses principaux ouvrages va nous en fournir la démonstration.

I

Napoléon Bonaparte a remporté de prodigieuses victoires; il est entré dans toutes les capitales, il a vu à ses pieds tous les rois. Mais la campagne d’Italie et la campagne d’Égypte, Austerlitz, Marengo, Wagram, Friedland, Iéna, toutes ces victoires et cent autres pareilles, ont été suivies de revers inouïs. Ces ennemis tant de fois vaincus, Napoléon est allé les chercher lui-même, jusqu’aux extrémités de l’Europe, et, de Moscou, de Vienne, de Cadix, il les a amenés jusque sous les murs de Paris. Et c’est pourquoi il est une journée, dans sa vie, plus glorieuse, plus véritablement grande que celles que je viens de rappeler. C’est le dimanche 28 germinal an X[51], le jour de Pâques de l’année 1802. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la ratification du traité de paix signé entre la France et l’Angleterre, la promulgation du concordat et le rétablissement de la religion catholique.

Quelques heures plus tard, suivi des premiers Corps de l’État, entouré de ses généraux en grand uniforme, le Premier Consul se rendait du palais des Tuileries à l’Église métropolitaine de Notre-Dame, où le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, entonnait le Te Deum, exécuté par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini. Ce même jour, le Moniteur insérait un article de Fontanes sur le Génie du Christianisme qui venait de paraître et qui, à cette heure propice, allait être lui-même un événement.

Ce n’est pas sans émotion qu’on lit, dans le Journal des Débats du samedi 27 germinal an X: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira enfin, après dix ans de silence, pour annoncer la fête de Pâques.» Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu’au matin de ce 18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les hameaux, d’un bout de la France à l’autre, les cloches répondirent à cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alleluia! Le Génie du Christianisme mêla sa voix à ces voix sublimes; comme elles, il rassembla les fidèles et les convoqua au pied des autels.

Chateaubriand ici avait devancé Bonaparte. Lorsqu’il était rentré en France, au printemps de 1800, après un exil de huit années, il apportait avec lui, dans sa petite malle, où il n’y avait guère de linge, le premier volume du Génie, qui avait alors pour titre: Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Pendant deux ans, il ne cessa de remanier et de perfectionner son ouvrage, si bien que le jour où fut publié le Concordat, les cinq volumes[52] se trouvèrent prêts.

Dans toute notre littérature, il n’est pas un autre livre qui ait produit un effet aussi considérable, qui ait eu des conséquences aussi grandes et aussi heureuses; son importance historique dépasse encore son importance littéraire.

Ce que Voltaire et les Encyclopédistes avaient commencé, la Révolution l’avait achevé. L’œuvre des bourreaux avait complété l’œuvre des sophistes. L’édifice religieux s’était écroulé tout entier. De la France chrétienne, plus rien ne restait debout. Pie VI mourait captif à Valence, et l’on se demandait, s’il ne serait pas le dernier pape. Le matérialisme le plus éhonté, le sensualisme le plus abject triomphaient avec le Directoire. Ce qu’il y avait alors de littérature en France se traînait stérilement dans l’imitation des coryphées du philosophisme. Le XVIII e siècle finissant se fermait sur le succès de l’odieux poème de Parny: La Guerre des Dieux. C’est à cette heure-là que Chateaubriand, seul, pauvre, exilé, ramené à la foi par la douleur, se tourne vers le Christianisme, célèbre ses beautés et ose lui promettre la victoire. Déjà son livre s’avance, et voilà que lui arrive un collaborateur inattendu. Bonaparte rétablit le culte, où il ne voit d’ailleurs qu’un moyen d’ordre et de discipline; il rouvre les temples, mais ces temples rouverts, qui les remplira? La politique agit sur les faits, mais elle n’a pas d’action sur les âmes, et ce sont les âmes qu’il faudrait changer. Ce sera l’œuvre de Chateaubriand. La réaction n’est pas faite, il la fera. On entend encore à l’horizon le rire de Voltaire: ce rire s’évanouira comme un vain son, lorsque retentira la voix de Chateaubriand, lorsqu’on entendra ces accents, à la fois si anciens et si nouveaux, tout pénétrés de bon sens et de raison, de lumière et de poésie, d’imagination et d’éloquence.

Le Génie du Christianisme n’était pas un ouvrage de théologie; ce n’était pas non plus une œuvre de réfutation et de critique. Les beautés de la religion chrétienne, les grandes choses qu’elle avait inspirées depuis les bonnes œuvres jusqu’aux pensées de génie; les services qu’elle avait rendus à la civilisation et à la société, ceux dont lui étaient redevables la poésie, les beaux-arts et la littérature; comment enfin elle se prêtait merveilleusement à tous les élans de l’âme et répondait à tous les besoins du cœur: tel est le cadre que Chateaubriand avait magnifiquement rempli. Les apologistes qui l’avaient précédé s’étaient exclusivement attachés aux preuves surnaturelles du Christianisme. Chateaubriand employait surtout des preuves d’un autre ordre. Au lieu d’aller de la cause à l’effet, il passait de l’effet à la cause; il montrait, non que le Christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent, parce que rien n’égale la sublimité de sa morale, l’immensité de ses bienfaits, la pureté de son culte.

C’était bien là l’apologie que réclamait le temps. L’effet fut immédiat et il fut prodigieux. Et puisque sont revenus, après un siècle écoulé, les jours mauvais, les négations brutales, les violences sectaires, le livre de 1802 retrouvera sans doute, à l’aurore du XX e siècle, quelque chose de son premier succès.

L’influence du Génie du Christianisme n’a pas été seulement religieuse et sociale. Ce livre immortel a été, plus qu’aucun autre, une œuvre d’initiative. Il a lancé les intelligences dans vingt voies nouvelles, en art, en littérature, en histoire.

C’est lui, qui rapprit à notre pays le chemin des deux antiquités, qui ramena les esprits à ces deux grandes sources d’inspiration, la Bible et Homère.

Les Pères de l’Église – saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, Tertullien – étaient relégués dans un complet oubli. Chateaubriand remit en lumière ces admirables et puissantes figures.

La supériorité des écrivains du XVII e siècle sur ceux du XVIII e était méconnue. Chateaubriand rétablit les rangs. Grâce à lui, justice fut rendue à Bossuet et à Pascal, comme à Moïse et à Homère.

Les chefs-d’œuvre des littératures étrangères n’avaient pas encore obtenu droit de cité dans la nôtre. On lisait le Roland furieux, à cause des amours de Roger et de Bradamante, et un peu aussi la Jérusalem délivrée, à cause de l’épisode d’Armide; mais c’était à peu près tout. On ignorait volontiers la Divine comédie, les Lusiades, le Paradis perdu, la Messiade. Chateaubriand nous dit leurs mérites; par d’habiles citations, il nous révèle leurs beautés. C’est lui qui, le premier, nous apprend à regarder au delà de nos frontières.

C’est lui également qui a créé la critique moderne, l’une des gloires du XIX e siècle. Avant lui, la critique s’occupait, non de la pensée, mais de la grammaire, non de l’âme, mais de la syntaxe. Elle avait quelque peu l’air de l’ auceps syllabarum, dont se raille quelque part Cicéron. Chateaubriand a vite fait de sentir le vide de cette rhétorique, la puérilité de ces chicanes grammaticales. Il substitue à la critique des défauts celle des beautés. Dans ses chapitres sur la Poétique du Christianisme, il compare toutes les littératures de l’antiquité avec toutes celles des temps modernes. Il étudie tour à tour les caractères naturels, tels que ceux de l’époux, du père, de la mère, du fils et de la fille, et les caractères sociaux, tels que ceux du prêtre et du guerrier, et il nous montre comment ils ont été compris par les grands écrivains. Il élargit ainsi le domaine de la critique et lui ouvre de nouveaux horizons: il l’élève à la hauteur d’un art.

Et comme il a renouvelé la critique, il renouvelle de même la poésie. S’il était un point sur lequel, à la fin du XVIII e siècle, tout le monde fût d’accord, dans la République des lettres, c’était l’incompatibilité de la poésie et de la foi chrétienne. On en était plus que jamais aux fameux vers de Boileau: «De la foi des chrétiens les mystères terribles – D’ornements égayés ne sont pas susceptibles ». Dieu n’avait rien à voir, rien à faire dans une ode ou dans un poème: Jupiter, à la bonne heure! On ne pouvait faire des vers, on ne pouvait en lire sans avoir sous la main le Dictionnaire de la Fable. C’est le Génie du Christianisme qui a changé tout cela. Chateaubriand a banni de la poésie les sentiments et les images du paganisme; il lui a rendu ses titres et restitué son domaine: la nature et l’idéal, l’âme et Dieu.

Et de même, il a rendu leurs titres à nos vieilles cathédrales. Lorsqu’il les avait décorées du nom de barbares, Fénelon n’avait fait que résumer les idées de tout son temps. Aux dédains du siècle de Louis XIV avaient succédé les mépris du siècle de Voltaire. On les avait badigeonnées, meurtries, déshonorées. En trois pages, Chateaubriand arrêta ce beau mouvement. L’archéologie du moyen âge est sortie de son chapitre sur les Églises gothiques. «C’est grâce à Chateaubriand, a dit un professeur de l’École des Chartes, M. Léon Gautier, que nos archéologues ont retrouvé aujourd’hui tous les secrets de cet art remis si légitimement en honneur; c’est grâce à Chateaubriand que M. Viollet Leduc peut écrire son Dictionnaire de l’Architecture, et M. Quicherat professer son admirable cours à l’École des Chartes; c’est grâce à Chateaubriand que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle sont si belles et si radieuses.»[53] M. Ernest Renan a dit, de son côté: «C’est au Génie du Christianisme, à Chateaubriand, que notre siècle doit la révélation de l’esthétique chrétienne, de la beauté de l’art gothique.»[54]

Le Génie du Christianisme n’est donc pas seulement un chef-d’œuvre, c’est un livre d’une nouveauté profonde et d’où est sorti le grand mouvement intellectuel, littéraire et artistique, qui restera l’honneur de la première moitié du XIX e siècle. Le bon Ducis avait mis à la scène, non sans succès, les principaux drames de William Shakespeare. L’académicien Campenon raconte[55] qu’étant allé le voir à Versailles, par une assez froide journée de janvier, il le trouva dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour du buste du grand tragique anglais, une énorme touffe de buis qu’on venait de lui apporter. Comme il paraissait un peu surpris: «Vous ne voyez donc pas? lui dit Ducis, c’est demain la Saint-Guillaume, fête nationale de mon Shakespeare.» Puis, s’appuyant sur l’épaule de Campenon pour descendre, et l’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir: « Mon ami, ajouta-t-il avec émotion, les anciens couronnaient de fleurs les sources où ils avaient puisé.»

Que d’écrivains, parmi ceux qui comptent, poètes, historiens, critiques, orateurs, ont trouvé des inspirations dans le Génie du Christianisme! Combien ont puisé à cette source et auraient dû, le jour de la Saint-François, couronner de fleurs le buste de Chateaubriand!

II

La publication d’ Atala avait précédé celle du Génie du Christianisme. Atala était un roman et un poème. Au sortir du drame gigantesque dont la France venait d’être le théâtre, après tant de scènes tragiques et de péripéties sanglantes, besoin était que le roman lui-même se transformât et présentât au lecteur autre chose que des tableaux de société, des conversations de salon, des portraits et des anecdotes. Ce besoin de nouveauté, Chateaubriand allait le satisfaire. Tandis que M me de Staël, à la même heure, dans Delphine, suivait le train commun, il sortait de toutes les routes connues et transportait le roman du salon dans le désert. Déjà sans doute Bernardin de Saint-Pierre lui avait fait franchir les mers; mais l’Île-de-France, c’était encore la France; Paul et Virginie étaient Français. Les héros de Chateaubriand étaient deux sauvages: Chactas, fils d’Outalissi, fils de Miscou, et Atala, fille de Simaghan aux bracelets d’or. La hardiesse, certes, était grande, et comme s’il eût voulu ajouter encore aux difficultés de son sujet, le jeune auteur avait mis, à côté de ses deux sauvages, au premier plan de son livre, un homme noir, un vieux missionnaire, un ancien Jésuite, le Père Aubry. C’était pour échouer cent fois auprès du public de 1801; le livre pourtant fut accueilli avec enthousiasme. C’est qu’il y avait, dans cette peinture de deux amants qui marchent et causent dans la solitude, et dans ce tableau des troubles de l’amour, au milieu du calme des déserts, une originalité puissante, la révélation d’un monde nouveau, l’attrait de l’inconnu, et, par-dessus tout, cette ardeur, cette flamme, ce rayonnement de jeunesse qui surpassent le rayonnement même et l’éclat du génie.

La partie descriptive du roman était supérieure encore à la partie dramatique. Notre littérature descriptive n’a pas de pages plus splendides que celles où Chateaubriand a peint les rives du Meschacébé, les savanes et les forêts de l’Amérique: tableaux merveilleux où le génie de l’artiste s’est élevé à la hauteur du modèle: majestati naturæ par ingenium.

Il y avait des défauts sans doute, et les critiques du temps – les Morellet, les Giuguené, les Marie-Joseph-Chénier – ne manquèrent pas de les signaler; mais que pouvaient les railleries contre la magie du talent? Atala, Chactas, le Père Aubry sont des êtres vivants; toute cette histoire, avant de passer dans un livre, a eu sa réalité dans le cœur du poète. La simple sauvage, l’ignorante Atala, est une figure de plus dans le groupe de ces figures immortelles dont le génie a composé un monde aussi vivant que le monde réel.

Atala fut longtemps préféré à René, qui parut dans le Génie du Christianisme, à la suite du chapitre sur le Vague des passions; mais René prit peu à peu la première place, il l’a gardée.

Ce court récit n’est pas, comme on l’a trop dit, un souvenir intime du poète, un épisode de famille; ce n’est pas non plus un roman dans la banale acception du mot. C’est la peinture d’un état de l’âme, des mélancolies et des tristesses d’un jeune homme dont l’imagination est riche, abondante et excessive, et dont l’existence est pauvre et désenchantée. René est l’amant de l’impossible. Ses rêveries, ses incertitudes, les vagues ardeurs qui le consument, ne sont pas l’indice d’une passion dirigée vers un objet saisissable, mais le symptôme de l’incurable ennui d’une âme tourmentée par le douloureux contraste de l’infini de ses désirs avec la petitesse de ses destinées. Cette aspiration vers l’impossible, le poète ne peut pas la maintenir dans les régions métaphysiques; il lui donne un nom, une forme, un visage, et il l’appelle Amélie. Amélie, c’est l’impossible personnifié, et René, en tournant vers elle une pensée qui ne s’avoue pas, un sentiment qui frémirait de lui-même, ne fait qu’obéir à sa nature, révoltée contre la réalité, se débattant sous l’inégal fardeau de ses grandeurs et de ses misères, et aspirant sans cesse à placer sur quelque cime inaccessible quelque objet inabordable, pour se donner enfin un but en cherchant à l’approcher et à l’atteindre.

Au fond, le héros de Chateaubriand, ce poursuivant de l’impossible, est malade, et sa maladie est contagieuse. Vienne le Romantisme, et les salons et les cénacles seront remplis de pâles élégiaques, de poitrinaires rubiconds, jeunes désabusés qui n’avaient encore usé de rien:

Ils n’en mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

On appelait cela le mal de René. Cette mode a passé, et le petit livre de Chateaubriand lui a survécu. Nous pouvons aujourd’hui le relire sans danger et l’admirer sans crainte. N’est-ce pas M. Nisard, le plus classique et le plus sage de nos critiques, qui a dit, à la fin de son Histoire de la littérature française:

«J’ai relu à plusieurs reprises René , et une dernière fois avant d’en parler ici. Comme dans Paul et Virginie , à certaines pages irrésistibles, les larmes me sont venues; j’ai pleuré, c’était jugé. Voltaire a raison: «Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer.» Mettons l’amendement de Chateaubriand: «Pourvu que ce soit d’admiration autant que de douleur.» C’est ainsi que René fait pleurer. On y pleure non seulement du pathétique de l’aventure, toujours poignante, quoique toujours attendue, mais de l’émotion du beau qui poétise toutes ces pages.» [56]

Le Génie du Christianisme avait valu à son auteur d’être nommé par le Premier Consul, en 1803, secrétaire de la légation de la République à Rome. Il n’y devait rester que peu de mois. Quelques jours avant de quitter la Ville Éternelle, le 10 janvier 1804, il écrivit à M. de Fontanes une Lettre sur la Campagne romaine, qui parut dans le Mercure de France.[57] Depuis Montaigne jusqu’à Gœthe, beaucoup d’écrivains, français ou étrangers, avaient parlé de Rome. Aucun n’en a parlé comme Chateaubriand. Nul n’a senti et rendu comme lui le caractère grandiose et l’attendrissante mélancolie des ruines romaines. On sait à cet égard le jugement de Sainte-Beuve, écrit pourtant à une époque où il se piquait de n’être plus sous le charme: «La lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine, dit-il, est comme un paysage de Claude Lorrain ou du Poussin: Lumière du Lorrain et cadre du Poussin … En prose, il n’y a rien au delà.» Et le célèbre critique ajoutait: «N’oubliez pas, m’écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est le premier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n’a ni sa grandeur ni son élégance. Qu’avons-nous de comparable à la Lettre sur Rome? Rousseau ne connaît pas ce langage. Quelle différence! L’un est genevois, l’autre olympique.»[58]

III

C’est à Rome, en 1803, que Chateaubriand conçut la première pensée des Martyrs, et depuis cette époque il ne cessa d’y travailler. Après de longues études et de savantes recherches, il s’embarqua et alla voir les sites qu’il voulait peindre. Il commença ses courses aux ruines de Sparte et ne les finit qu’aux débris de Carthage, passant par Argos, Corinthe, Athènes, Constantinople, Jérusalem et Memphis.

L’ouvrage parut au mois de mars 1809 et fut aussitôt violemment attaqué. Outre que la presse était alors aux gages de la police, laquelle avait ses raisons pour n’aimer pas l’ennemi de César, les bons amis n’étaient pas fâchés de faire expier à Chateaubriand ses succès et sa gloire. Un moment, il put croire que son livre était tombé. Si les Martyrs depuis se sont relevés, il ne me paraît pas pourtant qu’on leur ait rendu pleine justice.

Le tort des Martyrs est d’avoir été entrepris à l’origine pour démontrer une thèse. L’auteur avait avancé, dans le Génie du Christianisme, que la Religion chrétienne était plus favorable que le Paganisme au développement des caractères et au jeu des passions dans l’Épopée; il avait dit encore que le merveilleux de cette religion pouvait peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la Mythologie: ce sont ces opinions plus ou moins combattues qu’il avait voulu appuyer par un exemple. Il devait donc arriver qu’il écrirait parfois, non pour plaire, mais pour prouver, que ses récits tendraient souvent à être des démonstrations, et c’était là un malheur: le poète ou le romancier doit écrire seulement pour chanter ou pour raconter – ad narrandum non ad probandum.

Son sujet présentait d’ailleurs un écueil contre lequel son génie même devait se briser. Il lui fallait faire un Ciel, un Purgatoire et un Enfer chrétiens; mais une telle œuvre, la plus grande qui se puisse tenter, ne peut naître et s’épanouir que dans l’atmosphère d’un siècle de foi, tel que celui de Dante et de Saint Louis, quand les Anges et les Démons sont, pour le poète et ses contemporains, non des figures abstraites, mais des réalités vivantes. En l’an de grâce 1809, ni Chateaubriand ni personne ne pouvait refaire la Divine Comédie. Dans le Ciel, dans l’Enfer et surtout dans le Purgatoire des Martyrs, il y a des traits admirables, mais nous restons froids devant le Démon de la Fausse Sagesse et celui de la Volupté, devant l’Ange de l’Amitié et celui des Saintes Amours.

J’ai dit les défauts. Il faudrait bien des pages pour indiquer seulement les beautés du livre. Je me bornerai à dire qu’ici encore Chateaubriand a été un initiateur. Il a été le premier en France, et cela dans les Martyrs, à avoir le sentiment profond de l’histoire. C’est la lecture de son poème, celle surtout du sixième livre, de ce combat des Romains contre les Francs, si vrai, si vivant et si nouveau, c’est cette lecture qui a éveillé la vocation historique d’Augustin Thierry, alors élève au collège de Blois. On sait la belle page où l’auteur des Récits mérovingiens a consigné ce souvenir de sa studieuse jeunesse. J’en rappelle ici les dernières lignes:

… L’impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé: «Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l’épée…» Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi, mon attention ne s’y arrêta pas; je l’oubliai même durant plusieurs années; mais lorsque, après d’inévitables tâtonnements pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans. Voilà ma dette envers l’écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l’ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n’en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile: «Tu duca, tu signore, e tu maestro.» [59]

C’est également à Chateaubriand et aux Martyrs qu’est dû l’avènement du pittoresque dans notre littérature, l’introduction de la couleur locale. Pour la première fois, la description pittoresque était appliquée aux choses anciennes pour les reconstituer dans leur frappante réalité et les faire revivre. Ce n’est pas seulement le fameux sixième livre, qui est incomparable de pittoresque, de pénétration et de fidélité historique. À l’exception des livres purement épiques – le Ciel, le Purgatoire et l’Enfer – l’ouvrage tout entier offre les mêmes qualités et mérite les mêmes éloges. Tout, dans ces admirables tableaux, tout est vu avec la netteté, rendu avec la sûreté merveilleuse du maître des peintres[60].

Mais à côté du peintre et de l’historien il y avait aussi le poète, il y avait le chantre d’Eudore et de Cymodocée. Nous avons vu tout à l’heure que René arrachait des pleurs à M. Nisard. Les Martyrs ont fait pleurer Lacordaire. L’orateur de Notre-Dame, celui qui a été, avec Chateaubriand, le plus éloquent apologiste du Christianisme au XIX e siècle, écrivait en 1858, dans ses Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne:

«Il y a peu d’années, les Martyrs de M. de Chateaubriand me tombèrent sous la main; je ne les avais pas lus depuis ma première jeunesse. Il me prit fantaisie d’éprouver l’impression que j’en ressentirais, et si l’âge avait affaibli en moi les échos de cette poésie qui m’avait autrefois transporté. À peine eus-je ouvert le livre et laissé mon cœur à sa merci, que les larmes me vinrent aux yeux avec une abondance qui ne m’était pas ordinaire.»

Chateaubriand n’avait pu voir Sparte, Athènes, Jérusalem sans faire quelques réflexions. Ces réflexions ne pouvaient entrer dans le sujet d’une épopée; il les publia en 1811 sous le titre d’ Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris.

Les récits de voyages forment une des branches importantes de la littérature au XIX e siècle. Je crains de me répéter, et pourtant force m’est bien de dire qu’ici encore c’est Chateaubriand qui a ouvert la voie. Son Itinéraire est une œuvre complètement originale. Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé Barthélemy, et le Voyage en Égypte et en Syrie, du philosophe Volney, l’avaient bien précédé, mais ils étaient conçus sur un tout autre plan. Le Voyage du jeune Anacharsis était le journal d’un érudit, qui avait tenu registre, pendant trente ans, de toutes ses impressions de lectures; ce n’était pas le journal d’un touriste qui note ses impressions personnelles; l’abbé Barthélemy n’avait jamais vu la Grèce. M. Chassebœuf de Volney avait bien visité l’Égypte et la Syrie, mais il s’était borné à donner, dans des vues d’ensemble, les résultats généraux de ses observations. Il est fermé à tout ce qui est couleur, lumière, émotion, poésie. Il a peur de tout ce qui est charme, évite avec soin de se mettre en scène, et ne nous montre nulle part l’homme, le voyageur.

Chateaubriand, au contraire, nous donne son Journal de route; il nous initie à ses aventures, à ses joies et à ses ennuis; on ne le lit pas, on le suit; c’est plus qu’un guide, c’est un compagnon. L’illusion est d’autant plus facile, que le pinceau du grand artiste, réunissant à la vigueur et à l’éclat dont ses premières œuvres étaient empreintes une sobriété et une mesure qui leur avaient quelquefois manqué, met véritablement sous nos yeux les paysages, les monuments, le ciel et la lumière de l’Orient. Et ce ne sont pas les lieux seulement qui revivent sous son pinceau, ce sont encore les plus grands souvenirs de la religion et de l’histoire. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est, en même temps que l’œuvre d’un voyageur et d’un peintre, celle d’un pèlerin, d’un historien et d’un poète. Telle est la perfection, tel est l’art ou plutôt le naturel exquis avec lequel ces inspirations diverses se combinent entre elles, que le livre de Chateaubriand forme un tout harmonieux, un ensemble achevé. L’ Itinéraire demeurera l’un des plus rares chefs-d’œuvre de la littérature française; en l’écrivant, Chateaubriand a créé un genre et il en a, du même coup, donné le modèle.

Vingt-cinq ans plus tard, Lamartine, à son tour, fera le même voyage; il repassera sur les pas du pèlerin de 1807, et il dira de l’auteur de l’ Itinéraire: «Ce grand écrivain et ce grand poète n’a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours le sceau du génie sur cette terre que tant de siècles ont remuée; il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main»[61].

En revenant de Jérusalem, Chateaubriand avait traversé l’Espagne. C’est à Grenade, sous les portiques déserts de l’Alhambra et dans les jardins enchantés du Généralife, qu’il conçut l’idée d’un des plus charmants écrits de son âge mûr, les Aventures du dernier Abencerage. Publiée seulement en 1827, cette nouvelle fut composée à la Vallée-aux-loups, à la même époque que l’ Itinéraire. Bien qu’antérieure de plusieurs années à l’époque du romantisme, elle est une des perles les plus fines de l’écrin romantique. C’est dans les Abencerages que se trouve cette romance si pleine de mélancolie, de douceur et de simplicité:

Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours
De France!
Ô mon Pays, sois mes amours
Toujours!

Gracieuse inspiration, suave et touchante complainte, une de ces humbles pièces comme la Chute des Feuilles, de Millevoye, ou la Pauvre Fille, de Soumet, qui vivront peut-être plus longtemps que les Odes les plus superbes, et pour lesquelles, à certaines heures, on donnerait toutes les Tristesses d’Olympio.

L’Empire cependant s’écroulait. Chateaubriand avait prévu sa chute, et c’est pourquoi, dès les premiers jours d’avril 1814, il était en mesure de publier sa brochure: De Buonaparte et des Bourbons. A-t-elle eu pour effet de briser entre les mains de l’Empereur une arme dont il pouvait encore se servir avec succès pour le salut de la patrie? On l’a dit souvent, on le répète encore; mais rien n’est moins exact. Lorsque parurent, dans le Journal des Débats du 4 avril, les premiers extraits de l’écrit de Chateaubriand qui devait être mis en vente le lendemain, la déchéance de Napoléon avait été votée par le Sénat, par le conseil municipal de Paris, par les membres du Corps législatif présents dans la capitale. Le maréchal Marmont avait signé la veille avec le prince de Schwarzenberg, la convention d’Essonne (3 avril); et le matin même, à Fontainebleau, les maréchaux Lefebvre, Oudinot, Ney, Macdonald, Berthier, avaient arraché à l’Empereur son abdication. Il ne dépendait donc plus de lui, à ce moment, de changer la situation, de reprendre victorieusement l’offensive, de rejeter loin de Paris et de la France les ennemis qu’il y avait lui-même et lui seul attirés.

À cette date du 4 avril, la question n’était plus entre Napoléon et les coalisés; la victoire, seul arbitre qu’il eût jamais reconnu, s’était prononcée contre lui, et l’arrêt était sans appel. Il ne s’agissait plus que de savoir si le trône d’où il allait descendre, appartiendrait à son fils ou au frère de Louis XVI. La brochure de Chateaubriand, jetée dans l’un des plateaux de la balance où se pesaient alors les destinées de la France, contribua à la faire pencher du côté des Bourbons. Elle valut, pour leur cause, selon l’expression de Louis XVIII, plus qu’une armée.

Sans doute, il y avait, dans ce violent réquisitoire, des allégations erronées, des attaques sans fondement, des invectives sans justice; mais ces exagérations, ces erreurs, n’étaient-elles pas inévitables après tant d’années de compression, de silence et, il faut bien le dire, de mensonge? Après tout, ce que la terrible brochure renfermait de plus accusateur et de plus amer sur la dureté de l’Empire, le ravage annuel et les reprises croissantes de la conscription, les tyrannies locales et l’oppression publique, n’excédait en rien – le mot est de Villemain – le grief et la plainte de la France à cette époque[62]. Le Sénat lui-même venait de résumer, dans son décret de déchéance, ces griefs et ces plaintes de la France; mais il ne pouvait pas lui appartenir d’être l’organe et le vengeur de la conscience publique à l’heure où elle recouvrait enfin la faculté de se faire entendre. Cet honneur revenait de droit à l’homme qui, dix ans auparavant, le 21 mars 1804, avait seul répondu par sa démission à l’attentat de Vincennes.

IV

La Restauration ouvrait à Chateaubriand une nouvelle carrière. Pair de France, ministre d’État, ministre des Affaires étrangères, ambassadeur à Berlin, à Londres et à Rome, son rôle politique fut considérable, et il semble qu’il y ait eu pour lui, pendant quinze ans, de 1814 à 1830, un interrègne littéraire. Il n’en fut rien en réalité. Ses écrits ne furent jamais plus nombreux, et plus encore peut-être que ceux de la période impériale, ils sont marqués au coin de la perfection.

Sa qualité maîtresse était l’imagination; il était surtout un poète et un artiste, attiré par le côté brillant des choses, frappé du beau plus que de l’utile, du grand plus que du possible. On pouvait donc craindre que, le jour où il aborderait la politique, il ne se laissât aller à la fantaisie et au rêve, qu’il ne transportât dans la littérature des idées, la littérature des images. Il arriva, au contraire, qu’il fut simple, correct, logique, sévère de forme et puissant de raisonnement. Il ne faillit point, du reste, en cette nouvelle occurrence, à son rôle d’initiateur, et c’est lui qui a donné, dès les premiers jours de la liberté renaissante, les premiers modèles d’un art nouveau, la polémique politique.

Les écrits de Chateaubriand sous la Restauration peuvent se diviser en plusieurs séries.

La première comprend les écrits purement royalistes, ceux où il présente les Bourbons à la France nouvelle. Ces pages de circonstance, l’écrivain a su les élever à la hauteur de pages d’histoire. En dépit des révolutions, elles ont conservé leur beauté. Elles sont aujourd’hui oubliées, je le veux bien; cela importe peu, puisque aussi bien elles sont immortelles.

En voici la liste: Compiègne, compte rendu de l’arrivée de Louis XVIII (avril 1814); Le Vingt-et-un janvier (janvier 1815); Notice sur la Vendée (1818); la Mort du duc de Berry (février 1820); Mémoires sur S. A. R. Monseigneur le duc de Berry (juin 1820); Le Roi est mort: Vive le roi! (septembre 1824); Le Sacre de Charles X (juin 1825); La Fête de saint Louis (25 août 1825); La Saint-Charles (3 novembre 1825).

Les Mémoires touchant la vie et la mort du duc de Berry ont été composés sur les documents originaux les plus précieux. Ils renferment des lettres de Louis XVIII, de Charles X, du duc d’Angoulême, du duc de Berry, du prince de Condé, et un fragment de journal inédit.

Ce livre reçut une récompense d’un prix inestimable. La mère du duc de Bordeaux voulut que les Mémoires fussent ensevelis avec le cœur de la victime de Louvel. Cette récompense était méritée. Chateaubriand n’a peut-être pas d’ouvrage plus achevé. Il semble, en l’écrivant, s’être proposé pour modèle la Vie d’Agricola, de Tacite. Le succès n’a pas trompé son effort. S’il est dans notre littérature historique un livre qui puisse être mis à côté de l’œuvre du grand historien latin, ce sont les Mémoires sur le duc de Berry.

Chateaubriand s’était associé aux joies de la famille royale; il s’était associé surtout à ses douleurs et à ses deuils. Mais il s’était proposé en même temps une autre tâche. L’éducation politique de la France était à faire. La Charte de 1814 avait établi le gouvernement représentatif. Les hommes qui avaient servi la Révolution et l’Empire l’acceptaient, s’y résignaient tout au moins, parce qu’ils y voyaient la sauvegarde de leurs intérêts. Les royalistes, au contraire, croyaient avoir besoin de garanties, du moment que leur parti et leurs idées triomphaient, et ils ne laissaient pas d’éprouver quelque appréhension en présence d’un régime qui avait le tort, à leurs yeux, de rappeler ce gouvernement des Assemblées qui, en 1791 et 1792, avaient détruit la monarchie. Il était donc nécessaire de dissiper ces préventions, de montrer aux royalistes que leur intérêt, aussi bien que leur devoir, était de se rallier à la Charte. Il n’importait pas moins de prouver au pays que les partisans les plus convaincus et les plus éloquents de la Charte se trouvaient dans les rangs des serviteurs de la royauté.

C’est à cette œuvre, importante entre toutes, que s’employa Chateaubriand. Il publia successivement les considérations sur l’État de la France au 4 octobre 1814, les Réflexions politiques sur quelques écrits du jour et sur les intérêts de tous les Français (décembre 1814), le Rapport sur l’état de la France, fait au Roi dans son conseil (mai 1815), et la Monarchie selon la Charte (septembre 1816).

Tous ces écrits, les trois derniers surtout, furent des événements. Écrites à l’occasion de diverses brochures révolutionnaires, et plus particulièrement du Mémoire au roi, de Carnot, où l’ancien membre du Comité de salut public faisait l’éloge des régicides, les Réflexions politiques renfermaient, dans leur première partie, sur la Révolution et sur les juges de Louis XVI, des pages admirables et dont Joseph de Maistre lui-même n’a pas surpassé l’éloquence. Dans une seconde partie, l’auteur faisait l’éloge de la Charte, montrait qu’elle consacrait tous les principes de la monarchie, en même temps qu’elle posait toutes les bases d’une liberté raisonnable. C’était un traité de paix signé entre les deux partis qui avaient divisé les Français: traité où chacun des deux abandonnait quelque chose de ses prétentions pour concourir à la gloire de la patrie.

Quelques jours après l’apparition des Réflexions politiques, le roi Louis XVIII, recevant une députation de la Chambre des députés, saisit cette occasion solennelle pour faire l’éloge de l’ouvrage de Chateaubriand et pour déclarer que les principes qui y étaient contenus devaient être ceux de tous les Français.

Bientôt cependant Napoléon allait quitter l’île d’Elbe, détruire toutes les espérances de réconciliation et déchaîner sur la France les plus terribles catastrophes. Chateaubriand a suivi Louis XVIII à Gand, il fait partie de son Conseil, et il rédige, à la date du 12 mai 1815, le Rapport au Roi sur l’état de la France. À Gand comme à Paris, il se montre fidèle aux principes d’une sage liberté, il proclame une fois de plus qu’on ne peut régner en France que par la Charte et avec la Charte. Approuvé par le roi, inséré au Journal officiel, le rapport du 12 mai est un des documents les plus considérables de la période des Cent-Jours. C’était une réponse à l’Acte additionnel, et le gouvernement impérial en fut troublé à ce point qu’il fit, à l’occasion de ce rapport, ce que le Directoire avait fait à l’apparition des Mémoires de Cléry. Le texte en fut audacieusement falsifié. Chateaubriand était censé proposer au roi le rétablissement des droits féodaux et des dîmes ainsi que le retour des biens nationaux à leurs anciens propriétaires. Rien ne prouve mieux que ce faux en matière historique l’importance de l’écrit de Chateaubriand. S’il avait pu être répandu dans toute la France, comme la brochure De Buonaparte et des Bourbons, il aurait, une fois de plus, valu à Louis XVIII une armée.

La Monarchie selon la Charte, publiée au mois de septembre 1816, est divisée en deux parties. La seconde avait trait aux circonstances du moment; elle ne présente plus qu’un intérêt très secondaire. Il n’en est pas de même de la première. Les quarante chapitres dont elle se compose sont consacrés à développer les principes du gouvernement représentatif, et ces principes sont, en général, les véritables, les principes orthodoxes constitutionnels. Le style est partout sobre, précis, exact. Chateaubriand enseigne la langue parlementaire à des hommes qui étaient loin de la parler avec cette netteté et cette lucidité. Un vieil adversaire, l’abbé Morellet[63], ne pouvait en revenir de surprise. L’auteur d’ Atala avait disparu pour faire place à un publiciste qui, s’il n’égalait pas Montesquieu, le rappelait cependant par plus d’un côté.

V

Un jour devait venir où, de plus en plus attiré par la politique, Chateaubriand se ferait journaliste. Pendant deux ans, d’octobre 1818 à mars 1820, il a dirigé Le Conservateur, auquel il avait donné pour devise: Le Roi, la Charte et les Honnêtes gens. Après sa sortie du ministère, il devint l’un des rédacteurs du Journal des Débats, où il écrivit pendant trois ans et demi, du 21 juin 1824 à la fin de 1827.

Si j’écrivais la vie politique de Chateaubriand, je serais sans doute amené à relever les inconséquences et les contradictions auxquelles il n’a pas échappé: libéral, il a combattu le ministère libéral de M. Decazes; royaliste, il a combattu le ministère royaliste de M. de Villèle. Je serais conduit à déplorer les funestes résultats de ses ardentes polémiques. Mais je n’examine que la valeur littéraire de ses œuvres, je ne considère que le talent déployé. Or, le talent ici fut merveilleux. Chateaubriand a été sans conteste le plus grand polémiste de son temps. Il serait resté – si Louis Veuillot ne fût pas venu – le maître du journalisme au XIX e siècle. Armand Camel, son élève, ne l’a suivi que de très loin, non passibus æquis. Solidité de la dialectique, trame serrée du raisonnement, propriété de termes exacte et forte, ces qualités du journaliste, Chateaubriand les possède au plus haut degré; mais il a de plus ce qui manqua au rédacteur du National, l’image éblouissante, le rayon poétique, l’éclair lumineux de l’épée. Napoléon ne s’y trompa point. Il disait, à Sainte-Hélène, après avoir lu les premiers articles du Conservateur:

«Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n’avait pas été placée dans des hommes dont l’âme était détrempée par des circonstances trop fortes…; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères; si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d’éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré, ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ai pu dire impunément à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest, feraient courir l’Europe aux armes . [64]Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare: tant d’autres y ont trouvé leur perte! Mais, ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie.» [65]

Élevé à la pairie[66], lors de la seconde rentrée de Louis XVIII, Chateaubriand a prononcé de nombreux discours, du 19 décembre 1815 au 7 août 1830. Sous la Restauration, les séances du Luxembourg n’étaient pas publiques. Les discours de Chateaubriand, comme ceux de presque tous ses collègues, sont des discours écrits. Ce fut seulement en 1823 et en 1824 qu’il eut occasion, comme ministre des Affaires étrangères, de paraître à la tribune de la Chambre des députés. Un témoin de ce temps-là, M. Villemain, dit à ce sujet: «M. de Chateaubriand soutint avec succès l’épreuve, nouvelle pour lui, de la tribune des députés, de cette tribune, déjà si passionnée, où l’éloquence avait reparu avec le pouvoir. Sa parole écrite, mais prononcée avec une expression forte et naturelle, exerça beaucoup d’empire».[67]

Par la beauté du style, par l’importance des questions qu’ils traitent, les Discours et les Opinions de Chateaubriand méritent de survivre aux circonstances qui les ont vus naître. Les sujets qu’il aborde sont de ceux dont l’intérêt est toujours actuel: l’inamovibilité des juges, la liberté religieuse, la loi d’élections, la liberté de la presse, la loi de recrutement, la liberté individuelle.

Deux discours, d’un intérêt surtout historique, sont particulièrement remarquables: celui du 23 février 1823 sur la guerre d’Espagne, celui du 7 août 1830, en faveur des droits du duc de Bordeaux. Composés dans le silence du cabinet au lieu d’être nés à la tribune, ces discours ne sauraient suffire à valoir une place à Chateaubriand parmi nos grands orateurs: il n’en reste pas moins qu’ils sont admirables et que personne, ni de Serre, ni Royer-Collard, ni même Berryer, n’a eu comme lui le secret des mots puissants et des paroles impérissables.

Ses ouvrages politiques, ses écrits polémiques, ses Opinions et ses Discours sont comme une histoire abrégée de la Restauration. Rangés par ordre chronologique, ils représentent, comme dans un miroir, les hommes et les choses de ce temps. À l’intérêt historique se vient ajouter ici l’intérêt littéraire, car Chateaubriand ne fut jamais plus en possession de son talent d’écrivain que dans ces années qui vont de 1814 à 1830. Même quand il fait de la politique, il reste un charmeur. Même quand il est devenu l’homme des temps nouveaux et qu’il rompt des lances en faveur de la liberté de la presse, il reste un chevalier; son écu porte toujours la devise: Je sème l’or, et l’on voit à son casque, comme à celui de Manfred, l’aigle déployée aux ailes d’argent.

VI

La politique cependant n’absorbait pas Chateaubriand tout entier. De 1826 à 1830, le libraire Ladvocat publia une édition des Œuvres complètes du grand écrivain, et ce fut pour ce dernier une occasion de revoir avec soin tous ses anciens ouvrages et de donner aux lecteurs quelques ouvrages nouveaux.

Il avait fait paraître à Londres, en 1797, un Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la République française de nos jours. Réimprimé en Angleterre et en Allemagne, le livre n’avait pas pénétré en France, et Chateaubriand eût volontiers condamné à l’oubli cette œuvre de jeunesse, inspirée par les idées philosophiques de Rousseau. Mais une œuvre sortie de sa plume et signée de son nom pouvait-elle éternellement rester sous le boisseau? À défaut de ses amis, ses ennemis ne l’auraient pas permis. Ayant pu s’en procurer quelques exemplaires dans les bureaux de la police, ils ne se faisaient pas faute d’en citer des extraits, habilement choisis, à l’aide desquels ils s’efforçaient de mettre en contradiction avec lui-même l’auteur du Génie du Christianisme.

En 1826, Chateaubriand réimprima l’Essai sans y changer un seul mot: seulement, il l’accompagna de notes où il relevait et réfutait ses erreurs; où, sans nul souci d’amour-propre, il faisait amende honorable au bon sens, à la religion et à la saine philosophie. C’est un spectacle curieux, et peut-être sans exemple avant Chateaubriand, que celui d’un auteur qui, au lieu de défendre son ouvrage, le condamne avec une sévérité que la critique la plus malveillante aurait eu peine à égaler.

Il apparaît d’ailleurs, à la lecture de l’ Essai, que la raison du jeune émigré, sa conscience et ses penchants démentaient son philosophisme, et aussi que l’esprit de liberté ne l’abandonnait pas davantage que l’esprit monarchique. On s’attendait, d’après les insinuations de la malveillance, à trouver un impie, un révolutionnaire, un factieux, et on découvrait un jeune homme accessible à tous les sentiments honnêtes, impartial avec ses ennemis, juste contre lui-même, et auquel, dans le cours d’un long ouvrage, il n’échappe pas un seul mot qui décèle une bassesse de cœur.

L’ Essai est un véritable chaos, dit Chateaubriand dans sa préface. Il y a de tout, en effet, dans ce livre: de l’érudition, des portraits et des anecdotes, des impressions de lecture et des récits de voyages, des considérations politiques et des tableaux de la nature. Malgré le décousu, la bizarrerie et les incohérences de l’ouvrage, on ne le parcourt pas sans éprouver un réel intérêt, sans ressentir un attrait très vif, parce que l’auteur y a versé toutes ses pensées, toutes ses rêveries, toutes ses souffrances, parce que ses souvenirs personnels s’y mêlent avec tous les souvenirs de cette Révolution qui a tué son frère et qui a fait mourir sa mère. Ce sont déjà des pages de mémoires – les mémoires d’avant la gloire, en attendant les mémoires d’outre-tombe. On s’attache à ce livre étrange, où déjà se révèle, au milieu d’énormes défauts, un si rare talent d’écrivain, soit que l’auteur redise la mort de Louis XVI, les vertus de Malesherbes, ou encore les misères et les douleurs de l’exil. On ne lit pas sans pleurer cet admirable chapitre XIII: Aux Infortunés, qui suffirait seul à sauver de l’oubli l’ Essai sur les Révolutions.

En 1827, parut le Voyage en Amérique.

Chateaubriand aimait à s’appliquer le vers de Lucrèce:

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita………………

Né au bord de la mer en un jour de tempête, élevé comme le compagnon des vents et des flots, il aimait naturellement les voyages, les longues courses à travers l’océan.

Le 6 mai 1791, il s’embarquait à Saint-Malo pour l’Amérique, avec le dessein de rechercher par terre, au nord de l’Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groënland. Il ne retrouva pas la mer Polaire; mais, lorsqu’il revint, au mois de janvier 1792, il rapportait des images, des couleurs, toute une poésie nouvelle; il amenait avec lui deux sauvages d’une espèce inconnue: Chactas et Atala.

Dans son voyage de 1807, il fit le tour de la Méditerranée, retrouvant Sparte, passant à Athènes, saluant Jérusalem, admirant Alexandrie, signalant Carthage, et se reposant à Grenade, sous les portiques de l’Alhambra. C’était une course à travers les cités célèbres et les ruines. En 1791, au contraire, après une rapide visite à deux ou trois villes dont le nom était alors à peine connu, Baltimore, Philadelphie, New-York, son voyage s’était accompli tout entier dans les déserts, sur les grands fleuves, au milieu des forêts. Rien ne ressemble donc moins à l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem que le Voyage en Amérique; mais, avec des qualités différentes, ce Voyage est aussi un chef-d’œuvre. À côté des pages où l’on croit entendre, selon le mot de Sainte-Beuve, «l’hymne triomphal de l’indépendance naturelle et le chant d’ivresse de la solitude», on y trouve des notes sans date, qui rendent admirablement, dit encore Sainte-Beuve, «l’impression vraie, toute pure, à sa source: ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet»[68]. Des considérations sur les nouvelles républiques de l’Amérique du Sud, sur les périls qui les menacent, sur l’anarchie qui les attend, ferment le volume. Il s’ouvre par un portrait de Washington, que l’auteur met en regard du portrait de Bonaparte. «En 1814, dit-il dans une de ses préfaces, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte; mes deux plâtres de Napoléon lui ressemblent: mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vraie que la vie.»

Habent sua fata libelli … Les Natchez ont leur histoire. Lorsqu’en 1800, Chateaubriand quitta l’Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, celui de La Sagne, il n’osa se charger d’un trop gros bagage: il laissa la plupart de ses manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez, dont il n’apportait à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique.

Quatorze années s’écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Il ne songea guère à ses papiers dans le premier moment de la Restauration; et, d’ailleurs, comment les retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, chez une Anglaise, qui lui avait loué une mansarde à Londres. Il avait oublié le nom de cette femme; le nom de la rue et le numéro de la maison où il avait demeuré, étaient également sortis de sa mémoire.

Après la seconde Restauration, sur quelques renseignements vagues et même contradictoires qu’il fit passer à Londres, deux de ses amis, MM. de Thuisy, à la suite de longues recherches, finirent par découvrir la maison qu’il avait habitée dans la partie ouest de Londres. Mais son hôtesse était morte depuis plusieurs années, laissant des enfants qui, eux-mêmes, avaient disparu. D’indications en indications, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, les retrouvèrent enfin dans un village à plusieurs milles de Londres.

Ces braves gens avaient conservé avec une religieuse fidélité la malle du pauvre émigré; ils ne l’avaient pas même ouverte. Rentré en possession de son trésor, Chateaubriand ne songea pas à mettre en ordre ces vieux papiers, jusqu’au jour où, sorti du pouvoir, il eut à s’occuper de l’édition de ses Œuvres complètes.

Le manuscrit des Natchez se composait de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit était écrit de suite sans section; tous les sujets y étaient confondus: voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais auprès de ce manuscrit d’un seul jet, il en existait un autre, partagé en livres, et où il avait commencé à établir l’ordre. Dans ce second travail non achevé, Chateaubriand avait non seulement procédé à la revision de la matière, mais il avait encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée.

Cette transformation s’arrêtait à peu près à la moitié de l’ouvrage. Chateaubriand, lorsqu’il revisa son manuscrit en 1825, ne crut pas devoir la pousser plus loin; de sorte que, des deux volumes dont se composent aujourd’hui les Natchez, le premier s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans les Martyrs, le second descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Sainte-Beuve, à l’époque où il essayait de réagir contre la gloire de Chateaubriand et où il s’efforçait de la diminuer, a dit de la partie épique des Natchez: «On ne saurait se figurer quelle prodigieuse fertilité d’imagination il y a déployée, que d’inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poème il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l’art de la comparaison homérique n’a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l’imitation directe, mais celui de la transposition. C’est un tour de force perpétuel que cette reprise d’Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n’était pour l’auteur qu’un jeu»[69].

Le second volume, non plus épique, mais simplement romanesque, offre de brillantes descriptions, des péripéties tragiques, des personnages et des caractères variés, types d’héroïsme et de vertu, de séduction et de grâces, de scélératesse et de cruauté: Chactas et le père Souel, le commandant Chépar, le capitaine d’Artaguette et le grenadier Jacques, le sage Adario, le généreux Outougamiz, le sauvage Ondouré, la criminelle Akansie, et ces deux sœurs d’Atala, Céluta, l’épouse de René, et cette jeune Mila, sur qui le poète semble avoir épuisé toutes les grâces de son pinceau et les plus fraîches couleurs de sa palette; qu’il prend au sortir de l’enfance, pour peindre ses premiers sentiments, ses premières sensations et ses premières pensées, dont il fait ressortir la légèreté piquante, la vivacité spirituelle, la prudence sous les apparences de l’irréflexion, le courage et la résolution, sous des traits enfantins. Mila est le charme de ce poème et de ce roman, que M. Émile Faguet a eu raison d’appeler «ces charmants Natchez »[70], et dont le spirituel abbé de Féletz écrivait, au moment de leur apparition: «Pour me résumer, je dirai que les Natchez sont l’œuvre d’un génie fort, vigoureux, puissant et original; c’est un ouvrage qui n’a point de modèle; l’illustre auteur me permettra d’ajouter, et qui ne doit pas en servir.»[71]

En même temps qu’il faisait paraître les Natchez, Chateaubriand réunissait, sous le titre de Mélanges littéraires, les principaux articles de critique insérés par lui, de 1800 à 1826, dans le Mercure de France, le Conservateur et le Journal des Débats. Quelques-uns de ces articles avaient été des événements. Tel, par exemple, celui du 4 juillet 1807, qui s’ouvre par la phrase fameuse: «C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde…» et qui se termine par ces lignes: «Il y a des autels, comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices… Après tout, qu’importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie[72]

Sur les Mémoires de Louis XIV, sur la Législation primitive de M. de Bonald, sur la Vie de M. de Malesherbes, l’auteur des Mélanges a des pages de la plus haute éloquence. C’est un inoubliable tableau que celui des derniers moments du défenseur de Louis XVI, que rendit si douloureux et si amer l’affreux spectacle de sa famille, dans laquelle il comptait un frère de Chateaubriand, immolée le même jour que lui, avec lui, et sous ses yeux! Chateaubriand excelle à peindre ces grandes scènes de douleur et de désolation: Crescit cum amplitudine rerum vis ingenii.

En d’autres rencontres, s’il traite des sujets d’un intérêt secondaire, quelques-uns même qui pourraient sembler insignifiants, il sait leur donner l’importance qui leur manque. Il oublie, à la vérité, un peu le livre, il n’y revient que de loin en loin, pour l’acquit de sa conscience; et je ne connais point de critique qui en ait plus que lui. Mais, enfin, nous n’y perdons rien, car ces pages à côté valent mieux que tout le livre: Materiam superabat opus. Même quand il écrit de simples articles de journaux, Chateaubriand sait leur imprimer un caractère de durée.

* * *

Les Mélanges littéraires furent bientôt suivis d’un volume entièrement inédit. Dans les dernières années de la Restauration, il était beaucoup question des Stuarts. Leur nom retentissait sans cesse à la tribune et dans la presse. En 1827, Armand Carrel composait l’ Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II. Chateaubriand voulut en parler à son tour, et, en 1828, il publia les Quatre Stuart.

Il s’était occupé autrefois, dans l’ Essai sur les Révolutions, du règne de Charles I er; il en avait même écrit l’histoire complète. Avec la conscience qu’il apportait dans tous ses travaux, il relut attentivement, outre les historiens qui l’avaient précédé, les mémoires latins et anglais des contemporains, sur la matière; il déterra quelques pièces peu connues. De tout cela il est résulté, non une histoire des Stuart qu’il ne voulait pas faire, mais une sorte de traité où les faits n’ont été placés que pour en tirer des conséquences. Tantôt la narration est courte lorsqu’aucun sujet de réflexions ne se présente ou qu’on n’est pas attaché par l’intérêt des événements; tantôt elle est longue quand les réflexions en sortent avec abondance, ou quand les événements sont pathétiques.

Carrel se plaisait à voir dans le renversement des Stuarts, la préface et l’annonce du renversement des Bourbons. Chateaubriand, au contraire, tâche de faire sentir les principales différences des deux révolutions, celle de 1640 et celle de 1789, et des deux restaurations, celle de 1660 et celle de 1814. Il signale les écueils, afin d’en rendre l’évitée plus facile, mais l’homme pervertit souvent les choses à son usage, et quand on lui croit offrir des leçons, on ne lui fournit que des exemples.

Les conseils de Chateaubriand ne furent pas entendus: le vieux château des Stuarts s’ouvrit bientôt pour recevoir les Bourbons exilés. Et voilà pourquoi on ne lit plus les Quatre Stuart. On y reviendra un jour, car de bons juges, et parmi eux M. Nisard, n’hésitent pas à y voir un chef-d’œuvre de pensée et de style. Un autre critique qui, lui non plus, n’était pas de la paroisse de Chateaubriand, dit de son côté: «Les Quatre Stuart, où la manière de Voltaire se marie à celle qui ne peut être désignée que par le nom de Chateaubriand, sont un morceau brillant et impartial, où l’imagination ne paraît guère que pour embellir un incorruptible bon sens.»[73]

VII

Pendant les quinze années de la Restauration, Chateaubriand avait maintenu son rang. Sa primauté littéraire était incontestable et incontestée. Son talent avait révélé des qualités nouvelles, des dons nouveaux. Sans cesser d’être un grand poète, il était devenu le premier de nos publicistes. Rien, semblait-il, ne pouvait plus ajouter à sa gloire, et puisque la vieillesse était venue, puisque le gouvernement qu’il avait servi était tombé, il allait sans doute se retirer de la lice, se renfermer dans le silence et se consacrer tout entier à l’achèvement des Mémoires de sa vie. Il l’eût fait, s’il eût été libre, mais il ne l’était pas. L’édition de ses Œuvres complètes n’était pas achevée, et il avait contracté vis-à-vis de ses souscripteurs des engagements qu’il lui fallait remplir.

Le 4 avril 1831, parurent les quatre volumes des Études historiques.

Chateaubriand avait eu de bonne heure la vocation de l’historien. C’est elle qui lui inspira son premier ouvrage, l’ Essai sur les Révolutions. Le sixième livre des Martyrs, la lutte des Romains et des Franks, est une reconstitution historique pleine de relief et de vie. Le récit de la mort de saint Louis dans l’ Itinéraire, l’esquisse des guerres de la Vendée dans le Conservateur, avaient achevé de montrer ce que l’auteur était capable de faire en ce genre. Cependant ce n’étaient là que des préludes, des essais, des cartons de maître; ce n’était pas encore la grande toile, le tableau définitif et complet.

Ce tableau, nous l’avons dans les Études ou Discours historiques sur la chute de l’Empire romain, la naissance et les progrès du Christianisme et l’invasion des Barbares.

Chateaubriand, dans ces Études, est remonté aux sources; son érudition est de première main. C’est de l’histoire documentaire. Mais, en même temps, comme il sait ranimer ces documents éteints, éclairer ces vieux textes, les mettre dans la plus belle, dans la plus éclatante lumière! Comme il laisse loin derrière lui le philosophe Gibbon, qui semblait pourtant avoir dit le dernier mot sur la Décadence et la chute de l’Empire romain et sur les invasions! Nul n’a mieux compris – et c’est un témoignage que lui rend un savant médiéviste que j’ai déjà eu l’occasion de citer, M. Léon Gautier, nul n’a mieux compris que Chateaubriand les derniers Romains et les Barbares vengeurs. Nul n’a mieux saisi et rendu ce formidable contraste entre ces deux races, dont l’une était dangereuse pour avoir trop vécu, et l’autre pour n’avoir pas encore vécu assez; dont l’une était aussi éloignée de la civilisation par sa corruption que l’autre par sa grossièreté[74].

Chateaubriand se montre, dans les Études historiques, investigateur patient, penseur sagace et profond; il prend soin de rendre sa raison maîtresse de ses autres facultés. Mais chaque historien donne à l’histoire la teinte de son génie. Celui de Chateaubriand, où dominait l’imagination, se trahit à chaque instant par des traits d’un effet grandiose et poétique. Dessinateur exact, il est aussi un admirable coloriste. Ni la solidité, d’ailleurs, ni l’impartialité du récit n’en souffrent: l’éclat d’une belle arme n’altère pas la beauté de sa trempe.

Dans la pensée de Chateaubriand, les six Discours sur les Empereurs romains, d’Auguste à Augustule, sur les mœurs des chrétiens et des païens, et sur les mœurs des Barbares, devaient servir d’introduction à la grande Histoire de France qu’il avait, dès 1809, projeté d’écrire. De cette Histoire, nous n’avons malheureusement qu’une esquisse et un certain nombre de fragments, qui forment, sous le titre d’ Analyse raisonnée de l’Histoire de France, la majeure partie du tome III et tout le tome IV des Études historiques.

L’esquisse, trop rapide, est nécessairement très incomplète; mais les fragments sur les règnes des Valois et sur l’invasion des Anglais au XIV e siècle, les récits des batailles de Poitiers et de Crécy en particulier sont des morceaux achevés. Dans cette seconde partie de son livre, du reste, la manière de Chateaubriand est toute différente de celle qu’il avait suivie dans la première partie. Il ne lui déplaisait pas de montrer ainsi les faces diverses de son talent, sans cesse renouvelé. Voici ce que dit du style de l’ Analyse raisonnée l’un des meilleurs critiques du temps, M. Charles Magnin: «Elle est écrite avec cette facilité à la fois élégante et cursive, devenue depuis quelque temps la manière habituelle de l’auteur… Dans toute cette partie des Études historiques, la manière de M. de Chateaubriand est sensiblement changée, mais pour être moins élevée, elle n’est pas moins parfaite. Sa diction, sans cesser d’être pittoresque, est devenue familière, agile et transparente, comme la plus excellente prose de Voltaire.»[75]

Chateaubriand achevait à peine de corriger les épreuves des Études historiques, lorsque les circonstances le forcèrent à faire de nouveau acte de polémiste. De mars 1831 à décembre 1832, il publia successivement quatre brochures politiques: De la Restauration et de la Monarchie élective (24 mars 1831); – De la nouvelle proposition relative au bannissement de Charles X et de sa famille (31 octobre 1831); – Courtes explications sur les 12.000 francs offerts par M me la Duchesse de Berry aux indigents attaqués de la contagion (26 avril 1832); Mémoire sur la captivité de M me la Duchesse de Berry (29 décembre 1832).

Ces brochures, dont le retentissement fut considérable, ne sont pas des pamphlets. Cormenin a eu raison de le dire: Chateaubriand n’est pas un pamphlétaire. Le pamphlétaire, c’est Paul-Louis Courier, écrivain exquis, mais cœur vulgaire, qui dénigre tout ce qui est noble, rabaisse tout ce qui est grand, se déguise pour attaquer et fait de sa plume un stylet. Chateaubriand descend dans l’arène la visière levée, il ne se sert que d’armes loyales. Même quand il se trompe, même quand ses colères sont injustes, il ne fait appel qu’à de hauts sentiments. La cause qu’il défendait était une cause vaincue; s’il n’a pu la relever, il lui a été donné du moins de l’honorer par sa fidélité. Dans le Génie du Christianisme, il nous avait montré Bossuet, un pied dans la tombe, mettant Condé au cercueil et «faisant les funérailles du siècle de Louis». Chateaubriand, à son tour, dans ses éloquentes brochures, conduit le deuil de la vieille monarchie, de cette race antique qui avait fait la France.

VIII

L’heure du repos avait sonné pour le vieil athlète. Mais quoi! il est pauvre! De sa pairie, de son ministère, de ses ambassades et de ses pensions, il n’a rien gardé. Fidèle à la devise de sa maison, il a semé l’or, et il ne lui reste pas deux sous. Il faut vivre pourtant. Aux jours de sa jeunesse, à Londres, dans son grenier d’Holborn, il avait fait, pour l’imprimeur Baylis, des traductions du latin et de l’anglais. À Paris, vieilli, malade, plein d’ans et de gloire, il fera, pour le libraire Gosselin, une traduction du Paradis perdu, et il écrira un Essai sur la littérature anglaise.

Dans les deux volumes de l’ Essai, Chateaubriand n’isole pas l’histoire de la nation anglaise de l’examen de sa littérature. Là surtout est l’originalité de son livre. Ici encore il est un précurseur, il ouvre la voie que M. Taine parcourra un jour avec tant de succès.

On peut, certes, signaler dans l’ Essai des défauts de composition. L’auteur y a introduit des passages de ses précédents écrits et des fragments de ses futurs Mémoires. Tel chapitre sur l’abbé de Lamennais, tel autre sur Béranger et ses chansons, ne semblent guère là à leur place. Mais si l’auteur se joue ainsi autour de son sujet, s’il va et vient et touche à tout, le lecteur n’a pas à se plaindre, puisqu’il trouve, dans ces deux volumes, une vaste érudition, de larges tableaux de mœurs et d’histoire, des vues ingénieuses et profondes, les jugements et les pensées d’un homme supérieur sur les plus graves questions d’art et de morale. Partout on sent le maître, l’homme qui, s’étant peu à peu désabusé de toutes les fausses beautés, conserve pour les véritables, la ferveur d’un premier amour.

L’ Essai sur la littérature anglaise est de 1836. Presqu’en même temps paraissait la traduction du Paradis perdu. Certes, il était dur, pour l’auteur des Martyrs, d’être condamné «à traduire du Milton à l’aune». Il s’acquitta du moins de cette besogne en homme qui, même en une telle et si fâcheuse rencontre, n’abdique pas son originalité. Le premier, et, cette fois, je crois bien qu’il eut tort, il adopta pour système de traduction la littéralité. «Une traduction interlinéaire, disait-il, dans son Avertissement, serait la perfection du genre.» Nous en sommes venus là, et j’estime que nous y avons perdu. Aussi littérale que possible, la traduction de Chateaubriand n’est donc ni flatteuse, ni parée,

Mais fidèle, mais fière, et même un peu farouche. [76]

Un peu trop farouche même. Elle reste pourtant la meilleure que nous possédions. Le chantre d’Eudore et de Cymodocée se plaisait aux souvenirs de l’antiquité. Nul doute qu’au cours de son labeur de traducteur, il n’ait songé plus d’une fois à ce pauvre Apollon réduit à garder les troupeaux d’Admète. Mais, de même que, dans les plaines de la Thessalie, le Dieu se trahissait quelquefois sous le sayon du berger, de même le génie de Chateaubriand perce, en maint endroit, à travers les rudesses de sa traduction. Dans aucune autre, nous ne nous sentons mieux en commerce avec le génie de Milton; aucune autre ne nous donne une aussi vive conscience d’avoir lu Milton lui-même.

* * *

Chateaubriand travaillait toujours à ses Mémoires, et leur achèvement était proche.

La guerre d’Espagne avait été la grande affaire de sa vie politique. Il lui fallait en parler avec de longs détails; mais ces détails, il ne les pouvait donner dans ses Mémoires mêmes sans déranger l’ordonnance de son livre, et c’est à quoi il ne se pouvait résigner. Encore moins se résignait-il à mourir sans avoir mis en pleine lumière cet épisode auquel était attaché l’honneur de son nom et aussi l’honneur du gouvernement royal. Il se décida donc à écrire, avec tous les développements nécessaires, un récit de la guerre de 1823 et des négociations qui l’avaient précédée, et, en 1838, il le publia sous le titre de Congrès de Vérone.

En composant cet ouvrage, Chateaubriand revivait l’année la plus glorieuse de sa vie. Aussi l’a-t-il écrit avec entrain, avec une sorte de joie naïve et d’enthousiasme juvénile, – et il s’est trouvé qu’il avait fait là, à soixante-dix ans, un de ses plus beaux livres. Au lendemain de la publication, M. Vinet en portait ce jugement:

La grande réputation de M. de Chateaubriand semble se rattacher à ses premières productions; on a l’air de croire que l’auteur d’ Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé depuis lors d’être en progrès; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore, autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque «de sa plus verte nouveauté»…. Le talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l’ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir; et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière. [77]

Chateaubriand alors déposa sa plume, croyant bien ne plus jamais la reprendre. Il la reprit pourtant, en 1844, non pour chercher un nouveau succès, mais pour obéir aux ordres de son directeur de conscience, un vieux prêtre de Saint-Sulpice, l’abbé Séguin. Il écrivit la Vie de Rancé. C’est le seul de ses livres qui soit manqué. C’est moins un livre d’ailleurs qu’une causerie du soir, entre amis, causerie vagabonde, décousue, pleine de boutades et de bigarrures. Les traits charmants, du reste, n’y sont pas rares, ni les heureuses rencontres, ni les riches indemnités. On y retrouve encore, par endroits, le magicien et l’enchanteur. Et puis, si le livre est manqué, la préface est si touchante et si belle! Ces quelques pages sur la vie du vieil abbé Séguin sont la plus éloquente des réponses à ceux qui ont trouvé piquant de mettre en doute la sincérité religieuse du grand écrivain.

IX

Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848. Mort, il allait remporter sa plus éclatante victoire. Les œuvres posthumes des grands écrivains sont presque invariablement des rogatons qui ont déjà servi, des miettes tombées de leur table, des écus rognés oubliés au fond de leurs tiroirs. Par une suprême coquetterie, Chateaubriand avait réservé, pour l’heure où il ne serait plus, la pièce la plus riche de son trésor, le plus impérissable de ses chefs-d’œuvre.

Il arriva cependant que les Mémoires d’Outre-Tombe furent publiés dans des circonstances défavorables et dans de déplorables conditions, si bien que l’on put croire d’abord à un insuccès complet: ce fut quelque chose comme cette glorieuse journée de Marengo qui, à trois heures de l’après-midi, était une défaite. L’occasion parut bonne à tous ceux qui avaient encensé l’ empereur debout pour jeter la pierre à l’ empereur enterré. On découvrit que Chateaubriand, dans ses Mémoires, avait parlé de… Chateaubriand, et on s’accorda pour dire que c’était là une chose inouïe, un scandale sans précédent, un crime abominable. Songez donc! Un homme qui écrit l’histoire de sa vie, et qui en profite pour se mettre en scène! Cela se pouvait-il supporter? Un auteur de mémoires qui parle de ses contemporains et qui ne proclame pas que tous ont été de petits saints! Cela s’était-il jamais vu?

On ne manquait pas d’ailleurs de se prévaloir, contre les Mémoires d’Outre-Tombe, de ce qu’ils avaient été publiés par bribes et par morceaux, déchiquetés en feuilletons. Quand ils parurent en volumes, on triompha contre eux de ce qu’ils étaient découpés en une infinité de petits chapitres, sans lien entre eux, sans coordination, sans suite apparente. Nul n’eut l’idée de se dire qu’on était évidemment en présence d’une édition fautive, que Chateaubriand n’avait pas pu, contrairement à toutes ses habitudes, renoncer, pour son livre de prédilection, à cet art savant de la composition, à cette symétrie, à cette belle ordonnance, qui avaient signalé jusque-là et marqué toutes ses œuvres, même les moindres. On trouva commode de dire avec Sainte-Beuve: «Les Mémoires d’Outre-Tombe font l’effet des mémoires du Chat Murr dans Hoffmann, pour l’interruption continuelle et la bigarrure.»[78]

Chateaubriand avait divisé son ouvrage en quatre parties et chacune de ces parties en livres. Il m’a suffi de rétablir ces divisions, dans mon édition de 1898[79], pour que le livre prît aussitôt une physionomie toute nouvelle, pour que le monument apparût tel que l’avait conçu le grand artiste, avec son étonnante variété et, en même temps, la noblesse et la régularité de ses lignes.

On est alors revenu à ces Mémoires, longtemps si maltraités, et la surprise a été presque aussi grande que l’admiration. Il était admis, en effet, que les Mémoires d’Outre-Tombe étaient un long pamphlet, que l’auteur s’y était montré sans pitié pour les hommes de son temps, les sacrifiant tous à ses passions et à ses orgueilleuses rancunes. Et il se trouvait que – Talleyrand et Fouché mis à part – il les avait tous traités avec une modération et une indulgence qui faisaient dire un jour à M me de Chateaubriand: «Je n’y comprends rien! M. de Chateaubriand est si bon qu’il en est bête!» – C’était aussi une commune opinion que l’illustre écrivain avait passé les dernières années de sa vie à gâter ses Mémoires, à les surcharger de traits bizarres, de couleurs fausses, d’images incohérentes et de néologismes barbares. Et de ces défauts sans mesure et sans nombre, qui devaient ruiner l’œuvre entière, on trouvait à peine trace. Ces terribles surcharges se réduisaient, dans une œuvre d’une si considérable étendue, à quelques citations inutiles, à quelques plaisanteries affectées, à quelques mots ou à quelques tournures vieillies: taches légères qu’eût effacées un coup de brosse, grains de poussière qu’eût enlevés le souffle d’un enfant!

Le monument reste donc intact, et, dans l’ordre littéraire, c’est le plus beau que le XX e siècle ait élevé. Ce n’est pas seulement la vie d’un homme illustre qui se déroule sous nos yeux, c’est, autour de cette vie, tout un merveilleux décor, – la fin de l’ancienne France, la Révolution, Napoléon et l’Empire, les deux Restaurations, les Cent-Jours et les Journées de Juillet. La biographie s’y mêle à l’histoire, la poésie y coudoie la politique, l’exactitude la plus minutieuse y fait bon ménage avec l’épopée. Presque tous les mémoires s’arrêtent brusquement et restent inachevés: Pendent interrupta … Ceux de Chateaubriand, conduits à leur terme, se terminent par des considérations sur l’ avenir du monde. Dans tout l’ouvrage, sans que le talent de l’auteur faiblisse jamais, la beauté de la forme vient ajouter à l’intérêt du récit. Les Mémoires touchent aux sujets les plus variés, aux événements les plus divers; et de même le style prend tous les tons, revêt toutes les couleurs: il sait unir sans effort la grâce à la vigueur, le charme à l’éclat, la simplicité à la grandeur.

* * *

Est-il besoin maintenant de résumer ce qui précède. Quelques traits du moins suffiront.

Voltaire a dit, au sujet de Corneille: «Les novateurs ont le premier rang à juste titre dans la mémoire des hommes.» Chateaubriand fut, au XIX e siècle, dans l’ordre intellectuel, le novateur par excellence. Nul n’a plus souvent que lui crié le premier, du haut du mat de misaine: «Italie! Italie!»

Le Génie du Christianisme a relevé la religion dans les esprits, et en même temps qu’il les ramenait à la vérité religieuse, il donnait le signal du retour à la vérité littéraire. La Bible vengée du sarcasme de Voltaire, l’antiquité classique remise en honneur et Homère replacé à son rang; l’attention ramenée sur les Pères de l’Église; la supériorité des écrivains du XVII e siècle sur ceux du XVIII e hautement proclamée et invinciblement établie; les chefs-d’œuvre des littératures étrangères admis au foyer d’une hospitalité plus large et plus intelligente; l’art gothique réhabilité; les nouveaux historiens de la France invités, par l’exemple même de l’auteur, à étudier avec un respect filial le passé de la patrie; les semences du vrai romantisme, du romantisme national et chrétien, déposées en terre pour produire bientôt une glorieuse moisson: tels sont les principaux services rendus à la société et aux lettres par le Génie du Christianisme. «Ce livre, a dit M. Léon Gautier, a enfanté et mis au monde le XIX e siècle.»[80] «Toutes les nouveautés, a dit de son côté M. Nisard, toutes les nouveautés durables de la première moitié du XIX e siècle, en poésie, en histoire, en critique, ont reçu de Chateaubriand ou la première inspiration ou l’impulsion décisive.»[81]

Les Martyrs sont la seule épopée que possède la France, et il est arrivé que leur auteur, en créant la couleur locale, en individualisant ses Francs et ses Gaulois, ses Romains et ses Grecs, renouvelait la manière d’écrire et de concevoir l’histoire. À l’entrée de cette voie où vont s’engager, avec Augustin Thierry, Guizot, de Barante, Michelet, c’est encore Chateaubriand que nous apercevons: là encore, il est l’initiateur et le guide.

Dans l’ Itinéraire, il ouvre également une voie nouvelle. Il crée un genre, et, du même coup, il le porte à sa perfection.

Sous la Restauration, ses écrits politiques le placent au premier rang des publicistes et des polémistes. Ses moindres articles de journaux, de l’aveu même de Sainte-Beuve, «sont de petits chefs-d’œuvre»[82].

«Ô Muse, avait-il dit en 1809, au dernier livre des Martyrs, je n’oublierai point tes leçons! Je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. Les talents de l’esprit que tu dispenses s’affaiblissent par le cours des ans: la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand les autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux, laissez-moi l’indépendance et la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la poésie, et m’ouvrir les pages de l’histoire. J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge; j’emploierai l’âge des regrets au tableau de la vérité.»

Après 1830, l’âge des regrets était venu. C’est le moment où il publie les Études historiques, l’ Analyse raisonnée de l’histoire de France, le Congrès de Vérone. Ces dernières œuvres sont belles, comme les précédentes. Les années n’ont pas affaibli ses talents. La Muse lui est restée fidèle, et c’est elle qui lui ouvre les pages de l’histoire. À cette tâche nouvelle, Chateaubriand apportait d’ailleurs de nouveaux dons, un nouveau style et comme un perpétuel rajeunissement. Au lieu de se continuer toujours, de se répéter sans fin, comme tant d’autres, Victor Hugo par exemple, il ne cessait de se renouveler. Il a eu successivement plusieurs manières, qui toutes ont fini par se réunir, par se déverser dans les Mémoires d’Outre-Tombe, comme ces rivières du Nouveau-Monde qu’avait visitées sa jeunesse, et qui, après avoir fertilisé de riches contrées, finissent toutes par descendre au Meschacébé et forment avec lui le plus grand et le plus majestueux des fleuves.

Chez Chateaubriand, l’homme a pu avoir ses faiblesses, le politique a pu commettre des fautes; mais, dans tous ses ouvrages, il est resté invariablement fidèle à toutes les nobles causes. Il a toujours défendu la vérité, le droit, la justice. Il n’a pas écrit une page où ne respire la passion de l’honneur, pas une où il ait offensé la religion et la pudeur. Et c’est par là, plus encore que par son génie, qu’il mérite notre admiration et notre reconnaissance. La France ne se pourra relever que si les générations nouvelles élèvent leur cœur à la hauteur des généreux sentiments pour lesquels l’âme de Chateaubriand n’a cessé de battre, si elles reviennent à ses enseignements et si, à leur tour, elles lui disent:

Tu duca, tu signore, e tu maestro!
Edmond BIRÉ.

MÉMOIRES

Sicut nubes… quasi naves… velut umbra (Job.)

PREMIÈRE PARTIE

Années de jeunesse. – Le soldat et le voyageur1768–1800

LIVRE PREMIER [83]

Naissance de mes frères et sœurs. – Je viens au monde. – Plancoët. – Vœu. – Combourg. – Plan de mon père pour mon éducation. – La Villeneuve. – Lucile. – Mesdemoiselles Coupart. – Mauvais écolier que je suis. – Vie de ma grand’mère maternelle et de sa sœur, à Plancoët. – Mon oncle, le comte de Bedée, à Manchoix. – Relèvement du vœu de ma nourrice. – Gesril. – Hervine Magon. – Combat contre les deux mousses.

Il y a quatre ans qu’à mon retour de la Terre Sainte, j’achetai près du hameau d’Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Châtenay, une maison de jardinier, cachée parmi les collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison n’était qu’un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances; spatio brevi spem longam reseces.[84]. Les arbres que j’y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l’ai pu des divers climats où j’ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d’autres illusions.

Si jamais les Bourbons remontent sur le trône, je ne leur demanderai, en récompense de ma fidélité, que de me rendre assez riche pour joindre à mon héritage la lisière des bois qui l’environnent: l’ambition m’est venue; je voudrais accroître ma promenade de quelques arpents: tout chevalier errant que je suis, j’ai les goûts sédentaires d’un moine: depuis que j’habite cette retraite, je ne crois pas avoir mis trois fois les pieds hors de mon enclos. Mes pins, mes sapins, mes mélèzes, mes cèdres tenant jamais ce qu’ils promettent, la Vallée-aux-Loups deviendra une véritable chartreuse. Lorsque Voltaire naquit à Châtenay, le 20 février 1694[85], quel était l’aspect du coteau où se devait retirer, en 1807, l’auteur du Génie du Christianisme?

Ce lieu me plaît; il a remplacé pour moi les champs paternels; je l’ai payé du produit de mes rêves et de mes veilles; c’est au grand désert d’Atala que je dois le petit désert d’Aulnay; et, pour me créer ce refuge, je n’ai pas, comme le colon américain, dépouillé l’Indien des Florides. Je suis attaché à mes arbres; je leur ai adressé des élégies, des sonnets, des odes. Il n’y a pas un seul d’entre eux que je n’aie soigné de mes propres mains, que je n’aie délivré du ver attaché à sa racine, de la chenille collée à sa feuille; je les connais tous par leurs noms, comme mes enfants: c’est ma famille, je n’en ai pas d’autre, j’espère mourir auprès d’elle.

Ici, j’ai écrit les Martyrs, les Abencerages, l’ Itinéraire et Moïse; que ferai-je maintenant dans les soirées de cet automne? Ce 4 octobre 1811, anniversaire de ma fête et de mon entrée à Jérusalem[86], me tente à commencer l’histoire de ma vie. L’homme qui ne donne aujourd’hui l’empire du monde à la France que pour la fouler à ses pieds, cet homme, dont j’admire le génie et dont j’abhorre le despotisme, cet homme m’enveloppe de la tyrannie comme d’une autre solitude; mais s’il écrase le présent, le passé le brave, et je reste libre dans tout ce qui a précédé sa gloire.

La plupart de mes sentiments sont demeurés au fond de mon âme, ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, je veux remonter le penchant de mes belles années: ces Mémoires seront un temple de la mort élevé à la clarté de mes souvenirs[87].

Commençons donc, et parlons d’abord de ma famille; c’est essentiel, parce que le caractère de mon père a tenu en grande partie à sa position et que ce caractère a beaucoup influé sur la nature de mes idées, en décidant du genre de mon éducation[88].

Je suis né gentilhomme. Selon moi, j’ai profité du hasard de mon berceau, j’ai gardé cet amour plus ferme de la liberté qui appartient principalement à l’aristocratie dont la dernière heure est sonnée. L’aristocratie a trois âges successifs: l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier.

On peut s’enquérir de ma famille, si l’envie en prend, dans le dictionnaire de Moréri, dans les diverses histoires de Bretagne de d’Argentré, de dom Lobineau, de dom Morice, dans l’ Histoire généalogique de plusieurs maisons illustres de Bretagne du P. Du Paz, dans Toussaint de Saint-Luc, Le Borgne, et enfin dans l’ Histoire des grands officiers de la couronne du P. Anselme[89].

Les preuves de ma descendance furent faites entre les mains de Chérin[90], pour l’admission de ma sœur Lucile comme chanoinesse au chapitre de l’Argentière, d’où elle devait passer à celui de Remiremont; elles furent reproduites pour ma présentation à Louis XVI, reproduites pour mon affiliation à l’ordre de Malte, et reproduites une dernière fois quand mon frère fut présenté au même infortuné Louis XVI.

Mon nom est d’abord écrit Brien, ensuite Briant et Briand, par l’invasion de l’orthographe française, Guillaume le Breton dit Castrum-Briani. Il n’y a pas un nom en France qui ne présente ces variations de lettres. Quelle est l’orthographe de Du Guesclin?

Les Brien vers le commencement du onzième siècle communiquèrent leur nom à un château considérable de Bretagne, et ce château devint le chef-lieu de la baronnie de Chateaubriand. Les armes de Chateaubriand étaient d’abord des pommes de pin avec la devise: Je sème l’or. Geoffroy, baron de Chateaubriand, passa avec saint Louis en Terre Sainte. Fait prisonnier à la bataille de la Massoure, il revint, et sa femme Sibylle mourut de joie et de surprise en le revoyant. Saint Louis, pour récompenser ses services, lui concéda à lui et à ses héritiers, en échange de ses anciennes armoiries, un écu de gueules, semé de fleurs de lis d’or: Cui et ejus hæredibus, atteste un cartulaire du prieuré de Bérée, sanctus Ludovicus tum Francorum rex, propter ejus probitatem in armis, flores lilii auri, loco pomorum pini auri, contulit.

Les Chateaubriand se partagèrent dès leur origine en trois branches: la première, dite barons de Chateaubriand, souche des deux autres et qui commença l’an 1000 dans la personne de Thiern, fils de Brien, petit-fils d’Alain III, comte ou chef de Bretagne; la seconde, surnommée seigneurs des Roches Baritaut, ou du Lion d’Angers; la troisième paraissant sous le titre de sires de Beaufort.

Lorsque la lignée des sires de Beaufort vint à s’éteindre dans la personne de dame Renée, un Christophe II, branche collatérale de cette lignée, eut en partage la terre de la Guerrande en Morbihan[91]. À cette époque, vers le milieu du XVII e siècle, une grande confusion s’était répandue dans l’ordre de la noblesse; des titres et des noms avaient été usurpés. Louis XIV prescrivit une enquête, afin de remettre chacun dans son droit. Christophe fut maintenu, sur preuve de sa noblesse d’ancienne extraction, dans son titre et dans la possession de ses armes, par arrêt de la Chambre établie à Rennes pour la réformation de la noblesse de Bretagne. Cet arrêt fut rendu le 16 septembre 1669; en voici le texte:

«Arrêt de la Chambre établie par le Roi (Louis XIV) pour la réformation de la noblesse en la province de Bretagne, rendu le 16 septembre 1669: entre le procureur général du Roi, et M. Christophe de Chateaubriand, sieur de La Guerrande; lequel déclare ledit Christophe issu d’ancienne extraction noble, lui permet de prendre la qualité de chevalier, et le maintient dans le droit de porter pour armes de gueules semé de fleurs de lys d’or sans nombre, et ce après production par lui faite de ses titres authentiques, desquels il appert, etc., etc., ledit arrêt signé Malescot.»

Cet arrêt constate que Christophe de Chateaubriand de La Guerrande descendait directement des Chateaubriand, sires de Beaufort; les sires de Beaufort se rattachaient par documents historiques aux premiers barons de Chateaubriand. Les Chateaubriand de Villeneuve, du Plessis et de Combourg étaient cadets des Chateaubriand de La Guerrande, comme il est prouvé par la descendance d’Amaury, frère de Michel, lequel Michel était fils de ce Christophe de La Guerrande maintenu dans son extraction par l’arrêt ci-dessus rapporté de la réformation de la noblesse, du 16 septembre 1669.

Après ma présentation à Louis XVI, mon frère songea à augmenter ma fortune de cadet en me nantissant de quelques-uns de ces bénéfices appelés bénéfices simples. Il n’y avait qu’un seul moyen praticable à cet effet, puisque j’étais laïque et militaire, c’était de m’agréger à l’ordre de Malte. Mon frère envoya mes preuves à Malte, et bientôt après il présenta requête, en mon nom, au chapitre du grand-prieuré d’Aquitaine, tenu à Poitiers, aux fins qu’il fût nommé des commissaires pour prononcer d’urgence. M. Pontois était alors archiviste, vice-chancelier et généalogiste de l’ordre de Malte, au Prieuré.

Le président du chapitre était Louis-Joseph des Escotais, bailli, grand-prieur d’Aquitaine, ayant avec lui le bailli de Freslon, le chevalier de La Laurencie, le chevalier de Murat, le chevalier de Lanjamet, le chevalier de La Bourdonnaye-Montluc et le chevalier du Bouëtiez. La requête fut admise les 9, 10 et 11 septembre 1789. Il est dit, dans les termes d’admission du Mémorial, que je méritais à plus d’un titre la grâce que je sollicitais, et que des considérations du plus grand poids me rendaient digne de la satisfaction que je réclamais.

Et tout cela avait lieu après la prise de la Bastille, à la veille des scènes du 6 octobre 1789 et de la translation de la famille royale à Paris! Et, dans la séance du 7 août de cette année 1789, l’Assemblée nationale avait aboli les titres de noblesse! Comment les chevaliers et les examinateurs de mes preuves trouvaient-ils aussi que je méritais à plus d’un titre la grâce que je sollicitais, etc., moi qui n’étais qu’un chétif sous-lieutenant d’infanterie, inconnu, sans crédit, sans faveur et sans fortune?

Le fils aîné de mon frère (j’ajoute ceci en 1831 à mon texte primitif écrit en 1811), le comte Louis de Chateaubriand[92], a épousé mademoiselle d’Orglandes, dont il a eu cinq filles et un garçon, celui-ci nommé Geoffroy. Christian, frère cadet de Louis, arrière-petit-fils et filleul de M. de Malesherbes, et lui ressemblant d’une manière frappante, servit avec distinction en Espagne comme capitaine dans les dragons de la garde, en 1823. Il s’est fait jésuite à Rome. Les jésuites suppléent à la solitude à mesure que celle-ci s’efface de la terre. Christian vient de mourir à Chiert, près Turin: vieux et malade, je le devais devancer; mais ses vertus l’appelaient au ciel avant moi, qui ai encore bien des fautes à pleurer.

Dans la division du patrimoine de la famille, Christian avait eu la terre de Malesherbes, et Louis la terre de Combourg. Christian, ne regardant pas le partage égal comme légitime, voulut, en quittant le monde, se dépouiller des biens qui ne lui appartenaient pas et les rendre à son frère aîné.

À la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne, venant de Thiern, petit-fils d’Alain III.

Cesdits Chateaubriand auraient mêlé deux fois leur sang au sang des souverains d’Angleterre, Geoffroy IV de Chateaubriand ayant épousé en secondes noces Agnès de Laval, petite-fille du comte d’Anjou et de Mathilde, fille de Henri I er; Marguerite de Lusignan, veuve du roi d’Angleterre et petite-fille de Louis le Gros, s’étant mariée à Geoffroy V, douzième baron de Chateaubriand. Sur la race royale d’Espagne, on trouverait Brien, frère puîné du neuvième baron de Chateaubriand, qui se serait uni à Jeanne, fille d’Alphonse, roi d’Aragon. Il faudrait croire encore, quant aux grandes familles de France, qu’Édouard de Rohan prit à femme Marguerite de Chateaubriand; il faudrait croire encore qu’un Croï épousa Charlotte de Chateaubriand. Tinténiac, vainqueur au combat des Trente[93], Du Guesclin, le connétable, auraient eu des alliances avec nous dans les trois branches. Tiphaine Du Guesclin, petite-fille du frère de Bertrand, céda à Brien de Chateaubriand, son cousin et son héritier, la propriété de Plessis-Bertrand. Dans les traités, des Chateaubriand sont donnés pour caution de la paix aux rois de France, à Clisson, au baron de Vitré. Les ducs de Bretagne envoient à des Chateaubriand copie de leurs assises. Les Chateaubriand deviennent grands officiers de la couronne, et des illustres dans la cour de Nantes; ils reçoivent des commissions pour veiller à la sûreté de leur province contre les Anglais. Brien I er se trouve à la bataille d’Hastings: il était fils d’Eudon, comte de Penthièvre. Guy de Chateaubriand est du nombre des seigneurs qu’Arthur de Bretagne donna à son fils pour l’accompagner dans son ambassade auprès du Pape, en 1309.

Je ne finirais pas si j’achevais ce dont je n’ai voulu faire qu’un court résumé; la note[94] à laquelle je me suis enfin résolu, en considération de mes deux neveux, qui ne font pas sans doute aussi bon marché que moi de ces vieilles misères, remplacera ce que j’omets dans ce texte. Toutefois, on passe aujourd’hui un peu la borne; il devient d’usage de déclarer que l’on est de race corvéable, qu’on a l’honneur d’être fils d’un homme attaché à la glèbe. Ces déclarations sont-elles aussi fières que philosophiques? N’est-ce pas se ranger du parti du plus fort? Les marquis, les comtes, les barons du maintenant, n’ayant ni privilèges ni sillons, les trois quarts mourant de faim, se dénigrant les uns les autres, ne voulant pas se reconnaître, se contestant mutuellement leur naissance; ces nobles, à qui l’on nie leur propre nom, ou à qui on ne l’accorde que sous bénéfice d’inventaire, peuvent-ils inspirer quelque crainte? Au reste, qu’on me pardonne d’avoir été contraint de m’abaisser à ces puériles récitations, afin de rendre compte de la passion dominante de mon père, passion qui fit le nœud du drame de ma jeunesse. Quant à moi, je ne me glorifie ni ne me plains de l’ancienne ou de la nouvelle société. Si dans la première j’étais le chevalier ou le vicomte de Chateaubriand, dans la seconde je suis François de Chateaubriand; je préfère mon nom à mon titre.

Monsieur mon père aurait volontiers, comme un grand terrien du moyen âge[95], appelé Dieu le Gentilhomme de là-haut, et surnommé Nicodème (le Nicodème de l’Évangile) un saint gentilhomme. Maintenant, en passant par mon géniteur, arrivons de Christophe, seigneur suzerain de la Guerrande, et descendant en ligne directe des barons de Chateaubriand, jusqu’à moi, François, seigneur sans vassaux et sans argent de la Vallée-aux-Loups.

En remontant la lignée des Chateaubriand, composée de trois branches, les deux premières étant faillies, la troisième, celle des sires de Beaufort, prolongée par un rameau (les Chateaubriand de La Guerrande), s’appauvrit, effet inévitable de la loi du pays; les aînés nobles emportaient les deux tiers des biens, en vertu de la coutume de Bretagne; les cadets divisaient entre eux tous un seul tiers de l’héritage paternel. La décomposition du chétif estoc de ceux-ci s’opérait avec d’autant plus de rapidité, qu’ils se mariaient; et comme la même distribution des deux tiers au tiers existait aussi pour leurs enfants, ces cadets des cadets arrivaient promptement au partage d’un pigeon, d’un lapin, d’une canardière et d’un chien de chasse, bien qu’ils fussent toujours chevaliers hauts et puissants seigneurs d’un colombier, d’une crapaudière et d’une garenne. On voit les anciennes familles nobles une quantité de cadets; on les suit pendant deux ou trois générations, puis ils disparaissent, redescendus peu à peu à la charrue ou absorbés par les classes ouvrières, sans qu’on sache ce qu’ils sont devenus.

Le chef de nom et d’armes de ma famille était, vers le commencement du dix-huitième siècle, Alexis de Chateaubriand, seigneur de la Guerrande, fils de Michel, lequel Michel avait un frère, Amaury. Michel était fils de ce Christophe maintenu dans son extraction des sires de Beaufort et des barons de Chateaubriand par l’arrêt ci-dessus rapporté. Alexis de la Guerrande était veuf; ivrogne décidé, il passait ses jours à boire, vivait dans le désordre avec ses servantes, et mettait les plus beaux titres de sa maison à couvrir des pots de beurre.

En même temps que ce chef de nom et d’armes, existait son cousin François, fils d’Amaury, puîné de Michel. François, né le 19 février 1683, possédait les petites seigneuries des Touches et de la Villeneuve. Il avait épousé, le 27 août 1713, Pétronille-Claude Lamour, dame de Lanjégu[96], dont il eut quatre fils: François-Henri, René (mon père), Pierre, seigneur du Plessis, et Joseph, seigneur du Parc. Mon grand-père, François, mourut le 28 mars 1729; ma grand-mère, je l’ai connue dans mon enfance, avait encore un beau regard qui souriait dans l’ombre de ses années. Elle habitait, au décès de son mari, le manoir de La Villeneuve, dans les environs de Dinan. Toute la fortune de mon aïeule ne dépassait par 5,000 livres de rente, dont l’aîné de ses fils emportait les deux tiers, 3,333 livres: restaient 1,666 livres de rente pour les trois cadets, sur laquelle somme l’aîné prélevait encore le préciput.

Pour comble de malheur, ma grand’mère fut contrariée dans ses desseins par le caractère de ses fils: l’aîné, François-Henri, à qui le magnifique héritage de la seigneurie de la Villeneuve était dévolu, refusa de se marier et se fit prêtre: mais au lieu de quêter les bénéfices que son nom lui aurait pu procurer, et avec lesquels il aurait soutenu ses frères, il ne sollicita rien par fierté et par insouciance. Il s’ensevelit dans une cure de campagne et fut successivement recteur de Saint-Launeuc et de Merdrignac[97], dans le diocèse de Saint-Malo. Il avait la passion de la poésie; j’ai vu bon nombre de ses vers. Le caractère joyeux de cette espèce de noble Rabelais, le culte que ce prêtre chrétien avait voué aux Muses dans un presbytère, excitaient la curiosité. Il donnait tout ce qu’il avait et mourut insolvable[98].

Le quatrième frère de mon père, Joseph, se rendit à Paris et s’enferma dans une bibliothèque: on lui envoyait tous les ans les 416 livres, son lopin de cadet. Il passa inconnu au milieu des livres; il s’occupait de recherches historiques. Pendant sa vie, qui fut courte, il écrivait chaque premier de janvier à sa mère, seul signe d’existence qu’il ait jamais donné. Singulière destinée! Voilà mes deux oncles, l’un érudit et l’autre poète; mon frère aîné faisait agréablement des vers; une de mes sœurs, madame de Farcy, avait un vrai talent pour la poésie; une autre de mes sœurs, la comtesse Lucile, chanoinesse, pourrait être connue par quelques pages admirables; moi, j’ai barbouillé force papier. Mon frère a péri sur l’échafaud, mes deux sœurs ont quitté une vie de douleur après avoir langui dans les prisons; mes deux oncles ne laissèrent pas de quoi payer les quatre planches de leur cercueil; les lettres ont causé mes joies et mes peines, et je ne désespère pas, Dieu aidant, de mourir à l’hôpital.

Ma grand’mère, s’étant épuisée pour faire quelque chose de son fils aîné et de son fils cadet, ne pouvait plus rien pour les deux autres, René, mon père, et Pierre, mon oncle. Cette famille, qui avait semé l’or, selon sa devise, voyait de sa gentilhommière les riches abbayes qu’elle avait fondées et qui entombaient[99] ses aïeux. Elle avait présidé les états de Bretagne, comme possédant une des neuf baronnies; elle avait signé au traité des souverains, servi de caution à Clisson, et elle n’aurait pas eu le crédit d’obtenir une sous-lieutenance pour l’héritier de son nom.

Il restait à la pauvre noblesse bretonne une ressource, la marine royale: on essaya d’en profiter pour mon père; mais il fallait d’abord se rendre à Brest, y vivre, payer les maîtres, acheter l’uniforme, les armes, les livres, les instruments de mathématique: comment subvenir à tous ces frais? Le brevet demandé au ministre de la marine n’arriva point faute de protecteur pour en solliciter l’expédition; la châtelaine de Villeneuve tomba malade de chagrin.

Alors mon père donna la première marque du caractère décidé que je lui ai connu. Il avait environ quinze ans: s’étant aperçu des inquiétudes de sa mère, il s’approcha du lit où elle était couchée et lui dit: «Je ne veux plus être un fardeau pour vous.» Sur ce, ma grand’mère se prit à pleurer (j’ai vingt fois entendu mon père raconter cette scène). «René, répondit-elle, que veux-tu faire? Laboure ton champ. – Il ne peut pas nous nourrir; laissez-moi partir. – Eh bien, dit la mère, va donc où Dieu veut que tu ailles.» Elle embrassa l’enfant en sanglotant. Le soir même mon père quitta la ferme maternelle, arriva à Dinan, où une de nos parentes lui donna une lettre de recommandation pour un habitant de Saint-Malo. L’aventurier orphelin fut embarqué comme volontaire sur une goëlette armée, qui mit à la voile quelques jours après.

La petite république malouine soutenait seule alors sur la mer l’honneur du pavillon français. La goëlette rejoignit la flotte que le cardinal de Fleury envoyait au secours de Stanislas, assiégé dans Dantzick par les Russes. Mon père mit pied à terre et se trouva au mémorable combat que quinze cents Français, commandés par le Breton de Bréhan, comte de Plélo[100], livrèrent, le 29 mai 1734, à quarante mille Moscovites commandés par Munich. De Bréhan, diplomate, guerrier et poète, fut tué et mon père blessé deux fois. Il revint en France et se rembarqua. Naufragé sur les côtes de l’Espagne, des voleurs l’attaquèrent et le dépouillèrent dans la Galice; il prit passage à Bayonne sur un vaisseau et surgit encore au toit paternel. Son courage et son esprit d’ordre l’avaient fait connaître. Il passa aux Îles; il s’enrichit dans les colonies et jeta les fondements de la nouvelle fortune de sa famille[101].

Ma grand’mère confia à son fils René son fils Pierre, M. de Chateaubriand du Plessis[102], dont le fils, Armand de Chateaubriand, fut fusillé, par ordre de Bonaparte, le vendredi saint de l’année 1809[103]. Ce fut un des derniers gentilshommes français morts pour la cause de la monarchie[104]. Mon père se chargea du sort de son frère, quoiqu’il eût contracté, par l’habitude de souffrir, une rigueur de caractère qu’il conserva toute sa vie; le Non ignora mali n’est pas toujours vrai: le malheur a ses duretés comme ses tendresses.

M. de Chateaubriand était grand et sec; il avait le nez aquilin, les lèvres minces et pâles, les yeux enfoncés, petits et pers ou glauques, comme ceux des lions ou des anciens barbares. Je n’ai jamais vu un pareil regard: quand la colère y montait, la prunelle étincelante semblait se détacher et venir vous frapper comme une balle.

Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. Son état habituel était une tristesse profonde que l’âge augmenta et un silence dont il ne sortait que par des emportements. Avare dans l’espoir de rendre à sa famille son premier éclat, hautain aux états de Bretagne avec les gentilhommes, dur avec ses vassaux à Combourg, taciturne, despotique et menaçant dans son intérieur, ce qu’on sentait en le voyant, c’était la crainte. S’il eût vécu jusqu’à la Révolution et s’il eût été plus jeune, il aurait joué un rôle important, ou se serait fait massacrer dans son château. Il avait certainement du génie: je ne doute pas qu’à la tête des administrations ou des armées, il n’eût été un homme extraordinaire.

Ce fut en revenant d’Amérique qu’il songea à se marier. Né le 23 septembre 1718, il épousa à trente-cinq ans, le 3 juillet 1753[105], Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, née le 7 avril 1726, et fille de messire Ange-Annibal, comte de Bedée, seigneur de La Bouëtardais[106]. Il s’établit avec elle à Saint-Malo, dont ils étaient nés l’un et l’autre à sept ou huit lieues, de sorte qu’ils apercevaient de leur demeure l’horizon sous lequel ils étaient venus au monde. Mon aïeule maternelle, Marie-Anne de Ravenel de Boisteilleul, dame de Bedée, née à Rennes le 16 octobre 1698[107] avait été élevée à Saint-Cyr dans les dernières années de madame de Maintenon: son éducation s’était répandue sur ses filles.

Ma mère, douée de beaucoup d’esprit et d’une imagination prodigieuse, avait été formée à la lecture de Fénelon, de Racine, de madame de Sévigné, et nourrie des anecdotes de la cour de Louis XIV; elle savait tout Cyrus par cœur. Apolline de Bedée, avec de grands traits, était noire, petite et laide; l’élégance de ses manières, l’allure vive de son humeur, contrastaient avec la rigidité et le calme de mon père. Aimant la société autant qu’il aimait la solitude, aussi pétulante et animée qu’il était immobile et froid, elle n’avait pas un goût qui ne fût opposé à ceux de son mari. La contrariété qu’elle éprouva la rendit mélancolique, de légère et gaie qu’elle était. Obligée de se taire quand elle eût voulu parler, elle s’en dédommageait par une espèce de tristesse bruyante entrecoupée de soupirs qui interrompaient seuls la tristesse muette de mon père. Pour la piété, ma mère était un ange.

* * *

Ma mère accoucha à Saint-Malo d’un premier garçon qui mourut au berceau, et qui fut nommé Geoffroy, comme presque tous les aînés de ma famille. Ce fils fut suivi d’un autre et de deux filles qui ne vécurent que quelques mois.

Ces quatre enfants périrent d’un épanchement de sang au cerveau. Enfin, ma mère mit au monde un troisième garçon qu’on appela Jean-Baptiste: c’est lui qui dans la suite devint le petit-gendre de M. de Malesherbes. Après Jean-Baptiste naquirent quatre filles: Marie-Anne, Bénigne, Julie et Lucile, toutes quatre d’une rare beauté, et dont les deux aînées ont seules survécu aux orages de la Révolution. La beauté, frivolité sérieuse, reste quand toutes les autres sont passées. Je fus le dernier de ces dix enfants[108]. Il est probable que mes quatre sœurs durent leur existence au désir de mon père d’avoir son nom assuré par l’arrivée d’un second garçon; je résistais, j’avais aversion pour la vie.

Voici mon extrait de baptême[109]:

«Extrait des registres de l’état civil de la commune de Saint-Malo pour l’année 1768.

«François-René de Chateaubriand, fils de René de Chateaubriand et de Pauline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, né le 4 septembre 1768, baptisé le jour suivant par nous Pierre-Henri Nouail, grand vicaire de l’évêque de Saint-Malo. A été parrain Jean-Baptiste de Chateaubriand, son frère, et marraine Françoise-Gertrude de Contades, qui signent et le père. Ainsi signé au registre: Contades de Plouër, Jean-Baptiste de Chateaubriand, Brignon de Chateaubriand, de Chateaubriand et Nouail, vicaire général.» [110]

On voit que je m’étais trompé dans mes ouvrages: je me fais naître le 4 octobre[111] et non le 4 septembre; mes prénoms sont: François-René, et non pas François- Auguste.[112]

La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs[113]: cette maison est aujourd’hui transformée en auberge[114]. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades[115]. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris: on m’a souvent conté ces détails; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire: Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil[116], le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées.

* * *

En sortant du sein de ma mère, je subis mon premier exil; on me relégua à Plancoët, joli village situé entre Dinan, Saint-Malo et Lamballe. L’unique frère de ma mère, le comte de Bedée, avait bâti près de ce village le château de Monchoix. Les biens de mon aïeule maternelle s’étendaient dans les environs jusqu’au bourg de Courseul, les Curiosolites des Commentaires de César. Ma grand’mère, veuve depuis longtemps, habitait avec sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, un hameau séparé de Plancoët par un pont, et qu’on appelait l’Abbaye, à cause d’une abbaye de Bénédictins[117], consacrée à Notre-Dame de Nazareth.

Ma nourrice se trouva stérile; une autre pauvre chrétienne me prit à son sein. Elle me voua à la patronne du hameau, Notre-Dame de Nazareth, et lui promit que je porterais en son honneur le bleu et le blanc jusqu’à l’âge de sept ans. Je n’avais vécu que quelques heures, et la pesanteur du temps était déjà marquée sur mon front. Que ne me laissait-on mourir? Il entrait dans les conseils de Dieu d’accorder au vœu de l’obscurité et de l’innocence la conservation des jours qu’une vaine renommée menaçait d’atteindre.

Ce vœu de la paysanne bretonne n’est plus de ce siècle: c’était toutefois une chose touchante que l’intervention d’une Mère divine placée entre l’enfant et le ciel, et partageant les sollicitudes de la mère terrestre.

Au bout de trois ans, on me ramena à Saint-Malo; il y en avait déjà sept que mon père avait recouvré la terre de Combourg. Il désirait rentrer dans les biens où ses ancêtres avaient passé; ne pouvant traiter ni pour la seigneurie de Beaufort, échue à la famille de Goyon, ni pour la baronnie de Chateaubriand, tombée dans la maison de Condé, il tourna ses yeux sur Combourg que Froissart écrit Combour[118]; plusieurs branches de ma famille l’avaient possédé par des mariages avec les Coëtquen. Combourg défendait la Bretagne dans les marches normande et anglaise: Junken, évêque de Dol, le bâtit en 1016; la grande tour date de 1100. Le Maréchal de Duras[119], qui tenait Combourg de sa femme, Maclovie de Coëtquen[120], née d’une Chateaubriand, s’arrangea avec mon père. Le marquis du Hallay[121], officier aux grenadiers à cheval de la garde royale, peut-être trop connu par sa bravoure, est le dernier des Coëtquen-Chateaubriand: M. du Hallay a un frère[122]. Le même maréchal de Duras, en qualité de notre allié, nous présenta dans la suite à Louis XVI, mon frère et moi.

Je fus destiné à la marine royale: l’éloignement pour la cour était naturel à tout Breton, et particulièrement à mon père. L’aristocratie de nos États fortifiait en lui ce sentiment.

Quand je fus rapporté à Saint-Malo, mon père était à Combourg, mon frère au collège de Saint-Brieuc; mes quatre sœurs vivaient auprès de ma mère.

Toutes les affections de celle-ci s’étaient concentrées dans son fils aîné; non qu’elle ne chérît ses autres enfants, mais elle témoignait une préférence aveugle au jeune comte de Combourg. J’avais bien, il est vrai, comme garçon, comme le dernier venu, comme le chevalier (ainsi m’appelait-on), quelques privilèges sur mes sœurs; mais, en définitive, j’étais abandonné aux mains des gens. Ma mère d’ailleurs, pleine d’esprit et de vertu, était préoccupée par les soins de la société et les devoirs de la religion. La comtesse de Plouër, ma marraine, était son intime amie; elle voyait aussi les parents de Maupertuis[123] et de l’abbé Trublet[124]. Elle aimait la politique, le bruit, le monde: car on faisait de la politique à Saint-Malo, comme les moines de Saba dans le ravin du Cédron[125]; elle se jeta avec ardeur dans l’affaire La Chalotais. Elle rapportait chez elle une humeur grondeuse, une imagination distraite, un esprit de parcimonie, qui nous empêchèrent d’abord de reconnaître ses admirables qualités. Avec de l’ordre, ses enfants étaient tenus sans ordre; avec de la générosité, elle avait l’apparence de l’avarice; avec de la douceur d’âme elle grondait toujours: mon père était la terreur des domestiques, ma mère le fléau.

De ce caractère de mes parents sont nés les premiers sentiments de ma vie. Je m’attachai à la femme qui prit soin de moi, excellente créature appelée la Villeneuve, dont j’écris le nom avec un mouvement de reconnaissance et les larmes aux yeux. La Villeneuve était une espèce de surintendante de la maison, me portant dans ses bras, me donnant, à la dérobée, tout ce qu’elle pouvait trouver, essuyant mes pleurs, m’embrassant, me jetant dans un coin, me reprenant et marmottant toujours: «C’est celui-là qui ne sera pas fier! qui a bon cœur! qui ne rebute point les pauvres gens! Tiens, petit garçon;» et elle me bourrait de vin et de sucre.

Mes sympathies d’enfant pour la Villeneuve furent bientôt dominées par une amitié plus digne.

Lucile, la quatrième de mes sœurs, avait deux ans de plus que moi[126]. Cadette délaissée, sa parure ne se composait que de la dépouille de ses sœurs. Qu’on se figure une petite fille maigre, trop grande pour son âge, bras dégingandés, air timide, parlant avec difficulté et ne pouvant rien apprendre; qu’on lui mette une robe empruntée à une autre taille que la sienne; renfermez sa poitrine dans un corps piqué dont les pointes lui faisaient des plaies aux côtés; soutenez son cou par un collier de fer garni de velours brun; retroussez ses cheveux sur le haut de sa tête, rattachez-les avec une toque d’étoffe noire; et vous verrez la misérable créature qui me frappa en rentrant sous le toit paternel. Personne n’aurait soupçonné dans la chétive Lucile les talents et la beauté qui devait un jour briller en elle.

Elle me fut livrée comme un jouet; je n’abusai point de mon pouvoir; au lieu de la soumettre à mes volontés, je devins son défenseur. On me conduisait tous les matins avec elle chez les sœurs Couppart, deux vieilles bossues habillées de noir, qui montraient à lire aux enfants. Lucile lisait fort mal; je lisais encore plus mal. On la grondait; je griffais les sœurs: grandes plaintes portées à ma mère. Je commençais à passer pour un vaurien, un révolté, un paresseux, un âne enfin. Ces idées entraient dans la tête de mes parents: mon père disait que tous les chevaliers de Chateaubriand avaient été des fouetteurs de lièvres, des ivrognes et des querelleurs. Ma mère soupirait et grognait en voyant le désordre de ma jaquette. Tout enfant que j’étais, le propos de mon père me révoltait; quand ma mère couronnait ses remontrances par l’éloge de mon père qu’elle appelait un Caton, un héros, je me sentais disposé à faire tout le mal qu’on semblait attendre de moi.

Mon maître d’écriture, M. Després, à perruque de matelot, n’était pas plus content de moi que mes parents; il me faisait copier éternellement, d’après un exemple de sa façon, ces deux vers que j’ai pris en horreur, non à cause de la faute de langue qui s’y trouve:

C’est à vous, mon esprit, à qui je veux parler:
Vous avez des défauts que je ne puis celer.

Il accompagnait ses réprimandes de coups de poing qu’il me donnait dans le cou, en m’appelant tête d’achôcre; voulait-il dire achore[127]? Je ne sais pas ce que c’est qu’une tête d’ achôcre, mais je la tiens pour effroyable.

Saint-Malo n’est qu’un rocher. S’élevant autrefois au milieu d’un marais salant, il devint une île par l’irruption de la mer qui, en 709, creusa le golfe et mit le mont Saint-Michel au milieu des flots. Aujourd’hui, le rocher de Saint-Malo ne tient à la terre ferme que par une chaussée appelée poétiquement le Sillon. Le Sillon est assailli d’un côté par la pleine mer, de l’autre est lavé par le flux qui tourne pour entrer dans le port. Une tempête le détruisit presque entièrement en 1730. Pendant les heures de reflux, le port reste à sec, et, à la bordure est et nord de la mer, se découvre une grève du plus beau sable. On peut faire alors le tour de mon nid paternel. Auprès et au loin, sont semés des rochers, des forts, des îlots inhabités: le Fort-Royal, la Conchée, Césembre et le Grand-Bé, où sera mon tombeau; j’avais bien choisi sans le savoir: bé, en breton, signifie tombe.

Au bout du Sillon, planté d’un calvaire, on trouve une butte de sable au bord de la grande mer. Cette butte s’appelle la Hoguette; elle est surmontée d’un vieux gibet: les piliers nous servaient à jouer aux quatre coins; nous les disputions aux oiseaux de rivage. Ce n’était pourtant pas sans une sorte de terreur que nous nous arrêtions dans ce lieu.

Là se rencontrent aussi les Miels, dunes où pâturaient les moutons; à droite sont des prairies au bas du Paramé, le chemin de poste de Saint-Servan, le cimetière neuf, un calvaire et des moulins sur des buttes, comme ceux qui s’élèvent sur le tombeau d’Achille à l’entrée de l’Hellespont.

* * *

Je touchais à ma septième année; ma mère me conduisit à Plancoët, afin d’être relevée du vœu de ma nourrice; nous descendîmes chez ma grand’mère. Si j’ai vu le bonheur, c’était certainement dans cette maison.

Ma grand’mère occupait, dans la rue du Hameau-de-l’Abbaye, une maison dont les jardins descendaient en terrasse sur un vallon, au fond duquel on trouvait une fontaine entourée de saules. Madame de Bedée ne marchait plus, mais à cela près, elle n’avait aucun des inconvénients de son âge: c’était une agréable vieille, grasse, blanche, propre, l’air grand, les manières belles et nobles, portant des robes à plis à l’antique et une coiffe noire de dentelle, nouée sous le menton. Elle avait l’esprit orné, la conversation grave, l’humeur sérieuse. Elle était soignée par sa sœur, mademoiselle de Boisteilleul, qui ne lui ressemblait que par la bonté. Celle-ci était une petite personne maigre, enjouée, causeuse, railleuse. Elle avait aimé un comte de Trémignon, lequel comte, ayant dû l’épouser, avait ensuite violé sa promesse. Ma tante s’était consolée en célébrant ses amours, car elle était poète. Je me souviens de l’avoir souvent entendue chantonner en nasillant, lunettes sur le nez, tandis qu’elle brodait pour sa sœur des manchettes à deux rangs, un apologue qui commençait ainsi:

Un épervier aimait une fauvette
Et, ce dit-on, il en était aimé,

ce qui m’a paru toujours singulier pour un épervier. La chanson finissait par ce refrain:

Ah! Trémignon, la fable est-elle obscure?
Ture lure.

Que de choses dans ce monde finissent comme les amours de ma tante, ture, lure!

Ma grand’mère se reposait sur sa sœur des soins de la maison. Elle dînait à onze heures du matin, faisait la sieste; à une heure elle se réveillait; on la portait au bas des terrasses du jardin, sous les saules de la fontaine, où elle tricotait, entourée de sa sœur, de ses enfants et petits-enfants[128]. En ce temps-là, la vieillesse était une dignité; aujourd’hui elle est une charge. À quatre heures, on reportait ma grand’mère dans son salon; Pierre, le domestique, mettait une table de jeu; mademoiselle de Boisteilleul[129] frappait avec les pincettes contre la plaque de la cheminée, et quelques instants après on voyait entrer trois autres vieilles filles qui sortaient de la maison voisine à l’appel de ma tante.

Ces trois sœurs se nommaient les demoiselles Vildéneux[130]; filles d’un pauvre gentilhomme, au lieu de partager son mince héritage, elles en avaient joui en commun, ne s’étaient jamais quittées, n’étaient jamais sorties de leur village paternel. Liées depuis leur enfance avec ma grand’mère, elles logeaient à sa porte et venaient tous les jours, au signal convenu dans la cheminée, faire la partie de quadrille de leur amie. Le jeu commençait; les bonnes dames se querellaient: c’était le seul événement de leur vie, le seul moment où l’égalité de leur humeur fût altérée. À huit heures, le souper ramenait la sérénité. Souvent mon oncle de Bedée[131], avec son fils et ses trois filles, assistait au souper de l’aïeule. Celle-ci faisait mille récits du vieux temps; mon oncle, à son tour, racontait la bataille de Fontenoy, où il s’était trouvé, et couronnait ses vanteries par des histoires un peu franches, qui faisaient pâmer de rire les honnêtes demoiselles. À neuf heures, le souper fini, les domestiques entraient; on se mettait à genoux, et mademoiselle de Boisteilleul disait à haute voix la prière. À dix heures, tout dormait dans la maison, excepté ma grand’mère, qui se faisait faire la lecture par sa femme de chambre jusqu’à une heure du matin.

Cette société, que j’ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. J’ai vu la mort entrer sous ce toit de paix et de bénédiction, le rendre peu à peu solitaire, fermer une chambre et puis une autre qui ne se rouvrait plus. J’ai vu ma grand’mère forcée de renoncer à son quadrille, faute des partners accoutumés; j’ai vu diminuer le nombre de ces constantes amies, jusqu’au jour où mon aïeule tomba la dernière. Elle et sa sœur s’étaient promis de s’entre-appeler aussitôt que l’une aurait devancé l’autre; elles se tinrent parole, et madame de Bedée ne survécut que peu de mois à mademoiselle de Boisteilleul. Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé. Vingt fois, depuis cette époque, j’ai fait la même observation; vingt fois des sociétés se sont formées et dissoutes autour de moi. Cette impossibilité de durée et de longueur dans les liaisons humaines, cet oubli profond qui nous suit, cet invincible silence qui s’empare de notre tombe et s’étend de là sur notre maison, me ramènent sans cesse à la nécessité de l’isolement. Toute main est bonne pour nous donner le verre d’eau dont nous pouvons avoir besoin dans la fièvre de la mort. Ah! qu’elle ne nous soit pas trop chère! car comment abandonner sans désespoir la main que l’on a couverte de baisers et que l’on voudrait tenir éternellement sur son cœur?

Le château du comte de Bedée[132] était situé à une lieue de Plancoët, dans une position élevée et riante. Tout y respirait la joie; l’hilarité de mon oncle était inépuisable. Il avait trois filles, Caroline, Marie et Flore, et un fils, le comte de La Bouëtardais, conseiller au Parlement[133], qui partageaient son épanouissement de cœur. Monchoix était rempli des cousins du voisinage; on faisait de la musique, on dansait, on chassait, on était en liesse du matin au soir. Ma tante, madame de Bedée[134], qui voyait mon oncle manger gaiement son fonds et son revenu, se fâchait assez justement; mais on ne l’écoutait pas, et sa mauvaise humeur augmentait la bonne humeur de sa famille; d’autant que ma tante était elle-même sujette à bien des manies: elle avait toujours un grand chien de chasse hargneux couché dans son giron, et à sa suite un sanglier privé qui remplissait le château de ses grognements. Quand j’arrivais de la maison paternelle, si sombre et si silencieuse, à cette maison de fêtes et de bruit, je me trouvais dans un véritable paradis. Ce contraste devint plus frappant lorsque ma famille fut fixée à la campagne: passer de Combourg à Monchoix, c’était passer du désert dans le monde, du donjon d’un baron du moyen âge à la villa d’un prince romain.

Le jour de l’Ascension de l’année 1775, je partis de chez ma grand’mère, avec ma mère, ma tante de Boisteilleul, mon oncle de Bedée et ses enfants, ma nourrice et mon frère de lait, pour Notre-Dame de Nazareth. J’avais une lévite blanche, des souliers, des gants, un chapeau blancs, et une ceinture de soie bleue[135]. Nous montâmes à l’Abbaye à dix heures du matin. Le couvent, placé au bord du chemin, s’envieillissait[136] d’un quinconce d’ormes du temps de Jean V de Bretagne. Du quinconce, on entrait dans le cimetière; le chrétien ne parvenait à l’église qu’à travers la région des sépulcres: c’est par la mort qu’on arrive à la présence de Dieu.

Déjà les religieux occupaient les stalles; l’autel était illuminé d’une multitude de cierges; des lampes descendaient des différentes voûtes: il y a, dans les édifices gothiques[137], des lointains et comme des horizons successifs. Les massiers vinrent me prendre à la porte, en cérémonie, et me conduisirent dans le chœur. On y avait préparé trois sièges: je me plaçai dans celui du milieu; ma nourrice se mit à ma gauche, mon frère de lait à ma droite[138].

La messe commença: à l’offertoire, le célébrant se tourna vers moi et lut des prières; après quoi on m’ôta mes habits blancs, qui furent attachés en ex voto au-dessous d’une image de la Vierge. On me revêtit d’un habit couleur violette. Le prieur prononça un discours sur l’efficacité des vœux; il rappela l’histoire du baron de Chateaubriand, passé dans l’Orient avec saint Louis; il me dit que je visiterais peut-être aussi, dans la Palestine, cette Vierge de Nazareth à qui je devais la vie par l’intercession des prières du pauvre, toujours puissantes auprès de Dieu[139]. Ce moine, qui me racontait l’histoire de ma famille, comme le grand-père de Dante lui faisait l’histoire de ses aïeux, aurait pu aussi, comme Cacciaguida, y joindre la prédiction de mon exil.

Tu proverai si come sà di sale
Lo pane altrui, e com’ è duro calle
Lo scendere e il salir per l’ altrui scale.
E quel che più ti graverà le spalle,
Sarà la compagnia malvagia e scempia,
Con la qual tu cadrai in questa valle;
Che tutta ingrata, tutta matta ed empia
Si farà contra te………………
………………………………
Di sua bestialitate il suo processo
Farà la pruova: si ch’a te fia bello.
Averti fatta parte, per te stesso [140].
«Tu sauras combien le pain d’autrui a le goût du sel, combien est dur le degré du monter et du descendre de l’escalier d’autrui. Et ce qui pèsera encore davantage sur tes épaules sera la compagnie mauvaise et insensée avec laquelle tu tomberas et qui, tout ingrate, toute folle, toute impie, se tournera contre toi ……………………………… De sa stupidité sa conduite fera preuve; tant qu’à toi il sera beau de t’être fait un parti de toi-même.»

Depuis l’exhortation du bénédictin, j’ai toujours rêvé le pèlerinage de Jérusalem, et j’ai fini par l’accomplir.

J’ai été consacré à la religion, la dépouille de mon innocence a reposé sur ses autels: ce ne sont pas mes vêtements qu’il faudrait suspendre aujourd’hui à ces temples, ce sont mes misères.

On me ramena à Saint-Malo[141]. Saint Malo n’est point l’Aleth de la Notitia imperii: Aleth était mieux placée par les Romains dans le faubourg Saint-Servan, au port militaire appelé Solidor, à l’embouchure de la Rance. En face d’Aleth était un rocher, est in conspectu Tenedos, non le refuge des perfides Grecs, mais la retraite de l’ermite Aaron, qui, l’an 507[142], établit dans cette île sa demeure; c’est la date de la victoire de Clovis sur Alaric; l’un fonda un petit couvent, l’autre une grande monarchie, édifices également tombés.

Malo, en latin Maclovius, Macutus, Machutes, devenu en 541 évêque d’Aleth[143], attiré qu’il fut par la renommée d’Aaron, le visita. Chapelain de l’oratoire de cet ermite, après la mort du saint il éleva une église cénobiale, in prædio Machutis. Ce nom de Malo se communiqua à l’île, et ensuite à la ville, Maclovium, Maclopolis.

De saint Malo, premier évêque d’Aleth, au bienheureux Jean surnommé de la Grille, sacré en 1140 et qui fit élever la cathédrale, on compte quarante-cinq évêques. Aleth étant déjà presque entièrement abandonnée, Jean de la Grille transféra le siège épiscopal de la ville romaine dans la ville bretonne qui croissait sur le rocher d’Aaron.

Saint-Malo eut beaucoup à souffrir dans les guerres qui survinrent entre les rois de France et d’Angleterre.

Le comte de Richemont, depuis Henri VII d’Angleterre, en qui se terminèrent les démêlés de la Rose blanche et de la Rose rouge, fut conduit à Saint-Malo. Livré par le duc de Bretagne aux ambassadeurs de Richard, ceux-ci l’emmenaient à Londres pour le faire mourir. Échappé à ses gardes, il se réfugia dans la cathédrale, asylum quod in eâ urbe est inviolatissimum: ce droit d’asile remontait aux Druides, premiers prêtres de l’île d’Aaron.

Un évêque de Saint-Malo fut l’un des trois favoris (les deux autres étaient Arthur de Montauban et Jean Hingant) qui perdirent l’infortuné Gilles de Bretagne: c’est ce que l’on voit dans l’ Histoire lamentable de Gilles, seigneur de Chateaubriand et de Chantocé, prince du sang de France et de Bretagne, étranglé en prison par les ministres du favori, le 24 avril 1450.

Il y a une belle capitulation entre Henri IV et Saint-Malo: la ville traite de puissance à puissance, protège ceux qui se sont réfugiés dans ses murs, et demeure libre, par une ordonnance de Philibert de la Guiche, grand maître de l’artillerie de France, de faire fondre cent pièces de canon. Rien ne ressemblait davantage à Venise (au soleil et aux arts près) que cette petite république malouine par sa religion, sa richesse et sa chevalerie de mer. Elle appuya l’expédition de Charles-Quint en Afrique et secourut Louis XIII devant la Rochelle. Elle promenait son pavillon sur tous les flots, entretenait des relations avec Moka, Surate, Pondichéry, et une compagnie formée dans son sein explorait la mer du Sud.

À compter du règne de Henri IV, ma ville natale se distingua par son dévouement et sa fidélité à la France. Les Anglais la bombardèrent en 1693; ils y lancèrent, le 29 novembre de cette année, une machine infernale, dans les débris de laquelle j’ai souvent joué avec mes camarades. Ils la bombardèrent de nouveau en 1758.

Les Malouins prêtèrent des sommes considérables à Louis XIV pendant la guerre de 1701: en reconnaissance de ce service, il leur confirma le privilège de se garder eux-mêmes; il voulut que l’équipage du premier vaisseau de la marine royale fût exclusivement composé de matelots de Saint-Malo et de son territoire.

En 1771, les Malouins renouvelèrent leur sacrifice et prêtèrent trente millions à Louis XV. Le fameux amiral Anson[144] descendit à Cancale, en 1758, et brûla Saint-Servan. Dans le château de Saint-Malo, La Chalotais écrivit sur du linge, avec un cure-dent, de l’eau et de la suie, les mémoires qui firent tant de bruit et dont personne ne se souvient[145]. Les événements effacent les événements; inscriptions gravées sur d’autres inscriptions, ils font des pages de l’histoire des palimpsestes.

Saint-Malo fournissait les meilleurs matelots de notre marine; on peut en voir le rôle général dans le volume in-folio publié en 1682 sous ce titre: Rôle général des officiers, mariniers et matelots de Saint-Malo. Il y a une Coutume de Saint-Malo, imprimée dans le recueil du Coutumier général. Les archives de la ville sont assez riches en chartes utiles à l’histoire et au droit maritime.

Saint-Malo est la patrie de Jacques Cartier[146], le Christophe Colomb de la France, qui découvrit le Canada. Les Malouins ont encore signalé à l’autre extrémité de l’Amérique les îles qui portent leur nom: Îles Malouines.

Saint-Malo est la ville natale de Duguay-Trouin[147], l’un des plus grands hommes de mer qui aient paru, et, de nos jours, elle a donné à la France Surcouf[148]. Le célèbre Mahé de La Bourdonnais[149], gouverneur de l’Île de France, naquit à Saint-Malo, de même que La Mettrie[150], Maupertuis, l’abbé Trublet dont Voltaire a ri: tout cela n’est pas trop mal pour une enceinte qui n’égale pas celle du jardin des Tuileries.

L’abbé de Lamennais[151] a laissé loin derrière lui ces petites illustrations littéraires de ma patrie. Broussais[152] est également né à Saint-Malo, ainsi que mon noble ami, le comte de La Ferronnays[153].

Enfin, pour ne rien omettre, je rappellerai les dogues qui formaient la garnison de Saint-Malo: ils descendaient de ces chiens fameux, enfants de régiment dans les Gaules, et qui, selon Strabon, livraient avec leurs maîtres des batailles rangées aux Romains. Albert le Grand, religieux de l’ordre de Saint-Dominique, auteur aussi grave que le géographe grec, déclare qu’à Saint-Malo «la garde d’une place si importante était commise toutes les nuits à la fidélité de certains dogues qui faisaient bonne et sûre patrouille». Ils furent condamnés à la peine capitale pour avoir eu le malheur de manger inconsidérément les jambes d’un gentilhomme; ce qui a donné lieu de nos jours à la chanson: Bon voyage. On se moque de tout. On emprisonna les criminels; l’un d’eux refusa de prendre la nourriture des mains de son gardien qui pleurait; le noble animal se laissa mourir de faim: les chiens, comme les hommes, sont punis de leur fidélité. Au surplus, le Capitole était, de même que ma Délos, gardé par des chiens, lesquels n’aboyaient pas lorsque Scipion l’Africain venait à l’aube faire sa prière.

Enclos de murs de diverses époques qui se divisent en grands et petits, et sur lesquels on se promène, Saint-Malo est encore défendu par le château dont j’ai parlé, et qu’augmenta de tours, de bastions et de fossés, la duchesse Anne. Vue du dehors, la cité insulaire ressemble à une citadelle de granit.

C’est sur la grève de la pleine mer, entre le château et le Fort-Royal, que se rassemblent les enfants; c’est là que j’ai été élevé, compagnon des flots et des vents. Un des premiers plaisirs que j’aie goûtés était de lutter contre les orages, de me jouer avec les vagues qui se retiraient devant moi, ou couraient après moi sur la rive. Un autre divertissement était de construire, avec l’arène de la plage, des monuments que mes camarades appelaient des fours. Depuis cette époque, j’ai souvent vu bâtir pour l’éternité des châteaux plus vite écroulés que mes palais de sable.

Mon sort étant irrévocablement fixé, on me livra à une enfance oisive. Quelques notions de dessin, de langue anglaise, d’hydrographie et de mathématiques, parurent plus que suffisantes à l’éducation d’un garçonnet destiné d’avance à la rude vie d’un marin.

Je croissais sans étude dans ma famille; nous n’habitions plus la maison où j’étais né: ma mère occupait un hôtel, place Saint-Vincent[154], presque en face de la porte qui communique au Sillon. Les polissons de la ville étaient devenus mes plus chers amis: j’en remplissais la cour et les escaliers de la maison. Je leur ressemblais en tout; je parlais leur langage; j’avais leur façon et leur allure; j’étais vêtu comme eux, déboutonné et débraillé comme eux; mes chemises tombaient en loques; je n’avais jamais une paire de bas qui ne fût largement trouée; je traînais de méchants souliers éculés, qui sortaient à chaque pas de mes pieds; je perdais souvent mon chapeau et quelquefois mon habit. J’avais le visage barbouillé, égratigné, meurtri, les mains noires. Ma figure était si étrange, que ma mère, au milieu de sa colère, ne se pouvait empêcher de rire et de s’écrier: «Qu’il est laid!»

J’aimais pourtant et j’ai toujours aimé la propreté, même l’élégance. La nuit, j’essayais de raccommoder mes lambeaux; la bonne Villeneuve et ma Lucile m’aidaient à réparer ma toilette, afin de m’épargner des pénitences et des gronderies; mais leur rapiécetage ne servait qu’à rendre mon accoutrement plus bizarre. J’étais surtout désolé quand je paraissais déguenillé au milieu des enfants, fiers de leurs habits neufs et de leur braverie.

Mes compatriotes avaient quelque chose d’étranger, qui rappelait l’Espagne. Des familles malouines étaient établies à Cadix; des familles de Cadix résidaient à Saint-Malo. La position insulaire, la chaussée, l’architecture, les maisons, les citernes, les murailles de granit de Saint-Malo, lui donnent un air de ressemblance avec Cadix: quand j’ai vu la dernière ville, je me suis souvenu de la première.

Enfermés le soir sous la même clé dans leur cité, les Malouins ne composaient qu’une famille. Les mœurs étaient si candides que de jeunes femmes qui faisaient venir des rubans et des gazes de Paris, passaient pour des mondaines dont leurs compagnes effarouchées se séparaient. Une faiblesse était une chose inouïe: une comtesse d’Abbeville ayant été soupçonnée, il en résulta une complainte que l’on chantait en se signant. Cependant le poète, fidèle malgré lui aux traditions des troubadours, prenait parti contre le mari qu’il appelait un monstre barbare.

Certains jours de l’année, les habitants de la ville et de la campagne se rencontraient à des foires appelées assemblées, qui se tenaient dans les îles et sur des forts autour de Saint-Malo; ils s’y rendaient à pied quand la mer était basse, en bateau lorsqu’elle était haute. La multitude de matelots et de paysans; les charrettes entoilées; les caravanes de chevaux, d’ânes et de mulets; le concours des marchands; les tentes plantées sur le rivage; les processions de moines et de confréries qui serpentaient avec leurs bannières et leurs croix au milieu de la foule; les chaloupes allant et venant à la rame ou à la voile; les vaisseaux entrant au port, ou mouillant en rade; les salves d’artillerie, le branle des cloches, tout contribuait à répandre dans ces réunions le bruit, le mouvement et la variété.

J’étais le seul témoin de ces fêtes qui n’en partageât pas la joie. J’y paraissais sans argent pour acheter des jouets et des gâteaux. Évitant le mépris qui s’attache à la mauvaise fortune, je m’asseyais loin de la foule, auprès de ces flaques d’eau que la mer entretient et renouvelle dans les concavités des rochers. Là, je m’amusais à voir voler les pingouins et les mouettes, à béer aux lointains bleuâtres, à ramasser des coquillages, à écouter le refrain des vagues parmi les écueils. Le soir, au logis, je n’étais guère plus heureux; j’avais une répugnance pour certains mets; on me forçait d’en manger. J’implorais des yeux La France qui m’enlevait adroitement mon assiette, quand mon père tournait la tête. Pour le feu, même rigueur: il ne m’était pas permis d’approcher de la cheminée. Il y a loin de ces parents sévères aux gâte-enfants d’aujourd’hui.

Mais si j’avais des peines qui sont inconnues de l’enfance nouvelle, j’avais aussi quelques plaisirs qu’elle ignore.

On ne sait plus ce que c’est que ces solennités de religion et de famille où la patrie entière et le Dieu de cette patrie avaient l’air de se réjouir; Noël, le premier de l’an, les Rois, Pâques, la Pentecôte, la Saint-Jean, étaient pour moi des jours de prospérité. Peut-être l’influence de mon rocher natal a-t-elle agi sur mes sentiments et sur mes études. Dès l’année 1015, les Malouins firent vœu d’aller aider à bâtir de leurs mains et de leurs moyens les clochers de la cathédrale de Chartres: n’ai-je pas aussi travaillé de mes mains à relever la flèche abattue de la vieille basilique chrétienne? «Le soleil, dit le père Maunoir, n’a jamais éclairé canton où ait paru une plus constante et invariable fidélité dans la vraie foi que la Bretagne. Il y a treize siècles qu’aucune infidélité n’a souillé la langue qui a servi d’organe pour prêcher Jésus-Christ, et il est à naître qui ait vu Breton bretonnant prêcher autre religion que la catholique.»

Durant les jours de fête que je viens de rappeler, j’étais conduit en station avec mes sœurs aux divers sanctuaires de la ville, à la chapelle de Saint-Aaron, au couvent de la Victoire; mon oreille était frappée de la douce voix de quelques femmes invisibles: l’harmonie de leurs cantiques se mêlait aux mugissements des flots. Lorsque dans l’hiver, à l’heure du salut, la cathédrale se remplissait de la foule; que de vieux matelots à genoux, de jeunes femmes et des enfants lisaient, avec de petites bougies, dans leurs Heures; que la multitude, au moment de la bénédiction, répétait en chœur le Tantum ergo; que, dans l’intervalle de ces chants, les rafales de Noël frôlaient les vitraux de la basilique, ébranlaient les voûtes de cette nef que fit résonner la mâle poitrine de Jacques Cartier et de Duguay-Trouin, j’éprouvais un sentiment extraordinaire de religion. Je n’avais pas besoin que la Villeneuve me dît de joindre les mains pour invoquer Dieu par tous les noms que ma mère m’avait appris; je voyais les cieux ouverts, les anges offrant notre encens et nos vœux; je courbais mon front: il n’était point encore chargé de ces ennuis qui pèsent si horriblement sur nous, qu’on est tenté de ne plus relever la tête lorsqu’on l’a inclinée au pied des autels.

Tel marin, au sortir de ces pompes, s’embarquait tout fortifié contre la nuit, tandis que tel autre rentrait au port en se dirigeant sur le dôme éclairé de l’église: ainsi la religion et les périls étaient continuellement en présence, et leurs images se présentaient inséparables à ma pensée. À peine étais-je né, que j’ouïs parler de mourir: le soir, un homme allait avec une sonnette de rue en rue, avertissant les chrétiens de prier pour un de leurs frères décédé. Presque tous les ans, des vaisseaux se perdaient sous mes yeux, et, lorsque je m’ébattais le long des grèves, la mer roulait à mes pieds les cadavres d’hommes étrangers, expirés loin de leur patrie. Madame de Chateaubriand me disait, comme sainte Monique disait à son fils: Nihil longe est a Deo: «Rien n’est loin de Dieu.» On avait confié mon éducation à la Providence: elle ne m’épargnait pas les leçons.

Voué à la Vierge, je connaissais et j’aimais ma protectrice que je confondais avec mon ange gardien: son image, qui avait coûté un demi-sou à la bonne Villeneuve, était attachée avec quatre épingles à la tête de mon lit. J’aurais dû vivre dans ces temps où l’on disait à Marie: «Doulce dame du ciel et de la terre, mère de pitié, fontaine de tous biens, qui portastes Jésus-Christ en vos prétieulx flancz, belle très-doulce Dame, je vous mercye et vous prye.»

La première chose que j’ai sue par cœur est un cantique de matelot commençant ainsi:

Je mets ma confiance,
Vierge, en votre secours,
Servez-moi de défense,
Prenez soin de mes jours;
Et quand ma dernière heure
Viendra finir mon sort,
Obtenez que je meure
De la plus sainte mort.

J’ai entendu depuis chanter ce cantique dans un naufrage. Je répète encore aujourd’hui ces méchantes rimes avec autant de plaisir que des vers d’Homère; une madone coiffée d’une couronne gothique, vêtue d’une robe de soie bleue, garnie d’une frange d’argent, m’inspire plus de dévotion qu’une Vierge de Raphaël.

Du moins, si cette pacifique Étoile des mers avait pu calmer les troubles de ma vie! Mais je devais être agité, même dans mon enfance; comme le dattier de l’Arabe, à peine ma tige était sortie du rocher qu’elle fut battue du vent.

* * *

J’ai dit que ma révolte prématurée contre les maîtresses de Lucile commença ma mauvaise renommée; un camarade l’acheva.

Mon oncle, M. de Chateaubriand du Plessis, établi à Saint-Malo comme son frère, avait, comme lui, quatre filles et deux garçons[155]. De mes deux cousins (Pierre et Armand), qui formaient d’abord ma société, Pierre devint page de la reine, Armand fut envoyé au collège comme étant destiné à l’état ecclésiastique. Pierre, au sortir des pages, entra dans la marine et se noya à la côte d’Afrique. Armand, depuis longtemps enfermé au collège, quitta la France en 1790, servit pendant toute l’émigration, fit intrépidement dans une chaloupe vingt voyages à la côte de Bretagne, et vint enfin mourir pour le roi à la plaine de Grenelle, le vendredi saint de l’année 1809[156], ainsi que je l’ai déjà dit et que je le répéterai encore en racontant sa catastrophe[157].

Privé de la société de mes deux cousins, je la remplaçai par une liaison nouvelle.

Au second étage de l’hôtel que nous habitions, demeurait un gentilhomme nommé Gesril: il avait un fils et deux filles. Ce fils était élevé autrement que moi; enfant gâté, ce qu’il faisait était trouvé charmant: il ne se plaisait qu’à se battre, et surtout qu’à exciter des querelles dont il s’établissait le juge. Jouant des tours perfides aux bonnes qui menaient promener les enfants, il n’était bruit que de ses espiègleries que l’on transformait en crimes noirs. Le père riait de tout, et Joson n’était que plus chéri. Gesril devint mon intime ami et prit sur moi un ascendant incroyable: je profitai sous un tel maître, quoique mon caractère fût entièrement l’opposé de sien. J’aimais les jeux solitaires, je ne cherchais querelle à personne: Gesril était fou de plaisirs, de cohue, et jubilait au milieu des bagarres d’enfants. Quand quelque polisson me parlait, Gesril me disait: «Tu le souffres?» À ce mot, je croyais mon honneur compromis et je sautais aux yeux du téméraire; la taille et l’âge n’y faisaient rien. Spectateur du combat, mon ami applaudissait à mon courage, mais ne faisait rien pour me servir. Quelquefois il levait une armée de tous les sautereaux qu’il rencontrait, divisait ses conscrits en deux bandes, et nous escarmouchions sur la plage à coups de pierres.

Un autre jeu, inventé par Gesril, paraissait encore plus dangereux: lorsque la mer était haute et qu’il y avait tempête, la vague, fouettée au pied du château, du côté de la grande grève, jaillissait jusqu’aux grandes tours. À vingt pieds d’élévation au-dessus de la base d’une de ces tours, régnait un parapet en granit, étroit, glissant, incliné, par lequel on communiquait au ravelin qui défendait le fossé: il s’agissait de saisir l’instant entre deux vagues, de franchir l’endroit périlleux avant que le flot se brisât et couvrit la tour. Voici venir un montagne d’eau qui s’avançait en mugissant, laquelle, si vous tardiez d’une minute, pouvait ou vous entraîner, ou vous écraser contre le mur. Pas un de nous ne se refusait à l’aventure, mais j’ai vu des enfants pâlir avant de la tenter.

Ce penchant à pousser les autres à des rencontres dont il restait spectateur, induirait à penser que Gesril ne montra pas dans la suite un caractère fort généreux; c’est lui néanmoins qui, sur un plus petit théâtre, a peut-être effacé l’héroïsme de Régulus; il n’a manqué à sa gloire que Rome et Tite-Live. Devenu officier de marine, il fut pris à l’affaire de Quiberon; l’action finie et les Anglais continuant de canonner l’armée républicaine, Gesril se jette à la nage, s’approche des vaisseaux, dit aux Anglais de cesser le feu, leur annonce le malheur et la capitulation des émigrés. On le voulut sauver, en lui filant une corde et le conjurant de monter à bord: «Je suis prisonnier sur parole,» s’écrie-t-il du milieu des flots, et il retourne à terre à la nage: il fut fusillé avec Sombreuil et ses compagnons[158].

Gesril a été mon premier ami; tous deux mal jugés dans notre enfance, nous nous liâmes par l’instinct de ce que nous pouvions valoir un jour[159].

Deux aventures mirent fin à cette première partie de mon histoire, et produisirent un changement notable dans le système de mon éducation.

Nous étions un dimanche sur la grève, à l’ éventail de la porte Saint-Thomas et le long du Sillon; de gros pieux enfoncés dans le sable protègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J’étais le plus en pointe vers la mer, n’ayant devant moi qu’une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l’autre bout du côté de le terre.

Le flot arrivait, il faisait du vent; déjà les bonnes et les domestiques criaient: «Descendez, mademoiselle! descendez, monsieur!» Gesril attend une grosse lame: lorsqu’elle s’engouffre entre les pilotis, il pousse l’enfant assis auprès de lui; celui-là se renverse sur un autre; celui-ci sur un autre: toute la file s’abat comme des moines de cartes, mais chacun est retenu par son voisin; il n’y eut que la petite fille de l’extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai et qui, n’étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l’entraîne; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée; mais elle déclara que François l’avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de la maison: l’armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve défend vaillamment la porte et soufflette l’avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours: il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d’eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l’entrée de la nuit; mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, âgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont saint Aaron avait purgé son rocher.

Voici l’autre aventure:

J’allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d’eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l’extrémité d’un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: «Laisserons-nous passer ces gueux-là?» et aussitôt il leur crie: «À l’eau, canards!» Ceux-ci, en qualité de mousses, n’entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s’arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu’à notre corps de réserve, c’est-à-dire jusqu’à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l’œil: une pierre m’atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé: en pareil cas, j’étais mis en pénitence. Le coup que j’avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j’étais effrayé. Je m’allai cacher au second étage de la maison, chez Gesril, qui m’entortilla la tête d’une serviette. Cette serviette le mit en train: elle lui représenta une mitre; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand’messe avec lui et ses sœurs jusqu’à l’heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre: le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot; ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m’excusant; je n’en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible[160].

Je ne sais si ce ne fut point cette année que le comte d’Artois vint à Saint-Malo[161]: on lui donna le spectacle d’un combat naval. Du haut du bastion de la poudrière, je vis le jeune prince dans la foule au bord de la mer: dans son éclat et dans mon obscurité, que de destinées inconnues! Ainsi, sauf erreur de mémoire, Saint-Malo n’aurait vu que deux rois de France, Charles IX et Charles X.

Voilà le tableau de ma première enfance. J’ignore si la dure éducation que je reçus est bonne en principe, mais elle fut adoptée de mes proches sans dessein et par une suite naturelle de leur humeur. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a rendu mes idées moins semblables à celles des autres hommes; ce qu’il y a de plus sûr encore, c’est qu’elle a imprimé à mes sentiments un caractère de mélancolie née chez moi de l’habitude de souffrir à l’âge de la faiblesse, de l’imprévoyance et de la joie.

Dira-t-on que cette manière de m’élever m’aurait pu conduire à détester les auteurs de mes jours? Nullement; le souvenir de leur rigueur m’est presque agréable; j’estime et honore leurs grandes qualités. Quand mon père mourut, mes camarades au régiment de Navarre furent témoins de mes regrets. C’est de ma mère que je tiens la consolation de ma vie, puisque c’est d’elle que je tiens ma religion; je recueillais les vérités chrétiennes qui sortaient de sa bouche, comme Pierre de Langres étudiait la nuit dans une église, à la lueur de la lampe qui brûlait devant le Saint-Sacrement. Aurait-on mieux développé mon intelligence en me jetant plus tôt dans l’étude? J’en doute: ces flots, ces vents, cette solitude qui furent mes premiers maîtres, convenaient peut-être mieux à mes dispositions natives; peut-être dois-je à ces instituteurs sauvages quelques vertus que j’aurais ignorées. La vérité est qu’aucun système d’éducation n’est en soi préférable à un autre système; les enfants aiment-ils mieux leurs parents aujourd’hui qu’ils les tutoient et ne les craignent plus? Gesril était gâté dans la maison où j’étais gourmandé, nous avons été tous deux d’honnêtes gens et des fils tendres et respectueux. Telle chose que vous croyez mauvaise met en valeur les talents de votre enfant; telle chose qui vous semble bonne étoufferait ces mêmes talents. Dieu fait bien ce qu’il fait; c’est la Providence qui nous dirige, lorsqu’elle nous destine à jouer un rôle sur la scène du monde.

LIVRE II [162]

Billet de M. Pasquier. – Dieppe. – Changement de mon éducation. – Printemps en Bretagne. – Forêt historique. – Campagnes Pélagiennes. – Coucher de la lune sur la mer. – Départ pour Combourg. – Description du château. – Collège de Dol. – Mathématiques et langues. – Trait de mémoire. – Vacances à Combourg. – Vie de château en province. – Mœurs féodales. – Habitants de Combourg. – Secondes vacances à Combourg. – Régiment de Conti. – Camp à Saint-Malo. – Une abbaye. – Théâtre. – Mariage de mes deux sœurs aînées. – Retour au collège. – Révolution commencée dans mes idées. – Aventure de la pie. – Troisièmes vacances à Combourg. – Le charlatan. – Rentrée au collège. – Invasion de la France. – Jeux. – L’abbé de Chateaubriand. – Première communion. – Je quitte le collège de Dol. – Mission à Combourg. – Collège de Rennes. – Je retrouve Gesril. – Moreau. – Limoëlan. – Mariage de ma troisième sœur. – Je suis envoyé à Brest pour subir l’examen de garde de marine. – Le port de Brest. – Je retrouve encore Gesril. – Lapeyrouse. – Je reviens à Combourg.

Le 4 septembre 1812[163], j’ai reçu ce billet de M. Pasquier, préfet de police[164]:

CABINET DU PRÉFET: «M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand à prendre la peine de passer à son cabinet, soit aujourd’hui sur les quatre heures de l’après-midi, soit demain à neuf heures du matin.»

C’était un ordre de m’éloigner de Paris que M. le préfet de police voulait me signifier. Je me suis retiré à Dieppe, qui porta d’abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment: habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d’ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c’était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d’Arques, que mille débris accompagnent. On n’a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j’avais pour spectacle la mer; de la table où j’étais assis, je contemplais cette mer qui m’a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j’ai subi un si long exil: mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejetèrent en Europe et me reportèrent aux rivages de l’Afrique et de l’Asie. Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir.

Ma mère n’avait cessé de désirer qu’on me donnât une éducation classique. L’état de marin auquel on me destinait «ne serait peut-être pas de mon goût», disait-elle; il lui semblait bon à tout événement de me rendre capable de suivre une autre carrière. Sa piété la portait à souhaiter que je me décidasse pour l’Église. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j’apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d’effaroucher mon père; mais elle me les comptait faire enseigner, d’abord en secret, ensuite à découvert lorsque j’aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition: il fut convenu que j’entrerais au collège de Dol. Cette ville eut la préférence parce qu’elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg.

Pendant l’hiver très froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l’hôtel où nous demeurions[165]: je fus sauvé par ma sœur aînée, qui m’emporta à travers les flammes. M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui: il le fallut rejoindre au printemps.

Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d’hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

Au XII e siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Domnonée. Wace raconte qu’on y voyait l’homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d’or. Un document historique du XI e siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou[166]: elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue; «il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n’habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes.»

Aujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine: entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l’air d’une forêt et rappelle l’Angleterre; c’était le séjour des fées, et vous allez voir qu’en effet j’y ai rencontré une sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la renaissance: la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne: Péninsule spectatrice de l’Océan.[167].

Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments: l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine; la charrue et la barque, à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue: le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée j’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès[168].

Mais ce qu’il faut admirer en Bretagne, c’est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.

Établie par Dieu gouvernante de l’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui elle ne se retire pas solitaire: un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.

* * *

Je devais suivre mes sœurs jusqu’à Combourg: nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes sœurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j’écoutais de mes deux oreilles, je m’émerveillais à chaque tour de roue: premier pas d’un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l’homme ne faisait que changer de lieux! mais ses jours et son cœur changent.

Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol: passant devant la porte du collège où j’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peines écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d’indigentes avénières. Des charbonniers conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade; les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant.

J’ai été obligé de m’arrêter: mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude: et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?

Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes: je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai.

En sortant de l’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. À droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.

Quelques fenêtres grillées[169] apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, roide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l’ancien pont-levis; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis.

La voiture s’arrêta au pied du perron; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la famille[170] adoucit si fort son humeur pour le moment, qu’il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure[171].

De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l’étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d’un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s’ouvrait à chacune de ses extrémités; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d’épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l’une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l’étage supérieur: tel était ce corps de logis.

Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait d’une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine; il s’accroissait du vestibule, du perron et d’une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d’un plafond semé d’écussons coloriés et d’oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées étaient si profondes qu’elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l’édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés, dont les ramifications étaient inconnues; partout silence, obscurité et visage de pierre: voilà le château de Combourg.

Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu; s’il est cher, il n’est pas d’une bonne espèce.

À peine fus-je réveillé le lendemain que j’allai visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome[172] de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et, au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies: l’une à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés), s’appelait le petit Mail; l’autre, à gauche, le grand Mail: celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d’ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages[173]; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté.

Du côté opposé, au midi et à l’est, le paysage offrait un tout autre tableau: par les fenêtres de la grand’salle, on apercevait les maisons de Combourg[174], un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l’étang par la chaussée. Au bord de cette prairie, s’allongeait un hameau dépendant d’un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l’on voyait sa statue mortuaire, couchée sur le dos, en armure de chevalier. Depuis l’étang, le terrain s’élevant par degrés formait un amphithéâtre d’arbres, d’où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l’horizon, entre l’occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries, et allait, à diverses reprises, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d’après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château[175]? Je ne le crois pas; et cependant ma mémoire voit l’objet comme s’il était sous mes yeux; telle est dans les choses matérielles l’impuissance de la parole et la puissance du souvenir! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d’une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu’il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d’écho en écho pour retentir du bord d’un torrent au bord opposé?

Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s’étaient à peine écoulés que je vis arriver l’abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs.

Je n’étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d’une première stalle dans le chœur de la cathédrale. L’évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d’une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l’abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du Martyre[176]. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l’abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie: c’était un homme d’esprit, d’une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m’apprendre mon Bezout; l’abbé Égault, régent de troisième, devint mon maître de latin; j’étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n’y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n’avait pas même d’argent la semaine; je ne m’enrôlai point non plus dans une clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j’exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance: simple sous-lieutenant que j’étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d’où cela venait, n’était peut-être ma facilité à entrer dans l’esprit et à prendre les mœurs des autres. J’aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m’est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés[177]. Très peu sensible à l’esprit, il m’est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j’ai grand’peine à ne pas morguer; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j’en suis tout embarrassé[178].

Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s’éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j’apportai une clarté de conception qui étonnait l’abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j’attendais l’heure des leçons de latin avec une sorte d’impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d’un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l’abbé Égault m’appelait l’ Élégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

Quant à ma mémoire, en voici deux traits. J’appris par cœur mes tables de logarithmes: c’est-à-dire qu’un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa.

Après la prière du soir que l’on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d’en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourants de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n’être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j’avais eu le bonheur de gagner ce port et je m’y croyais en sûreté contre le principal; malheureusement, il signala ma manœuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d’un sermon; chacun s’endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal, qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup, m’apostrophant, il me demanda ce qu’il avait lu.

Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d’une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d’applaudissement s’éleva dans la chapelle: le principal m’appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu’à l’heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l’admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée.

Cette mémoire des mots, qui ne m’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j’aurai peut-être occasion de parler.

Une chose m’humilie: la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse s’il ne se souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d’un présent qui s’écoule sans cesse: il n’y aurait plus de passé. Ô misère de nous! notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.

* * *

J’allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée.

La terre de Combourg n’avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes: les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l’ancien ordre politique; les autres ne semblaient avoir été dans l’origine que des divertissements.

Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques: les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l’ Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d’une France qui n’est plus, regardaient ces jeux d’une France qui n’était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.

La Quintaine conservait la tradition des tournois: elle avait sans doute quelques rapports avec l’ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cange (voce Tana)[179]. On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu’à la valeur de deux moutons d’or à la couronne de 25 sols parisis chacun.

La foire appelée l’Angevine se tenait dans la prairie de l’Étang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour établir l’ordre et prêter force à la perception d’un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. À cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours: les maîtres dans la grande salle, au raclement d’un violon; les vassaux, dans la cour Verte, au nasillement d’une musette. On chantait, on poussait des huzzas, on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire; la foule vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l’an on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie.

Ainsi, j’ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l’Homme; pour avoir vu la milice bourgeoise d’un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales.

Les visiteurs que l’on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue: ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d’importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d’une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province; l’homme connu dédaigne l’homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu’ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.

Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes[180] qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l’entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière[181] père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux[182]. Le bonhomme s’avisa de vouloir être noble en 1789: il prenait bien son temps! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gesbert[183], le procureur fiscal Petit[184], le receveur Corvaisier[185], le chapelain l’abbé Chalmel[186], formaient la société de Combourg. Je n’ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres.

MM. du Petit-Bois[187], de Château d’Assie[188], de Tinténiac[189], un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari[190], de la femme extrêmement belle, d’une sœur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n’attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n’ont point perdu de vue les tours du château que j’ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu’ils faisaient lorsque j’allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j’écris cette page: je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l’homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l’abbé Sévin[191], celui-là même dont j’écoutais le prône, a montré la même incrédulité: il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m’avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j’étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd’hui sous les travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu’ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l’homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l’idée de la vengeance; je m’aurais voulu battre contre l’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né: dans le premier moment d’une offense, je la sens à peine; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s’augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j’en perds l’envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m’ont cru faire céder en m’opprimant se sont trompés; l’adversité est pour moi ce qu’était la terre pour Antée: je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m’avait enlevé dans ses bras, il m’eût étouffé.

* * *

Je retournai à Dol, à mon grand regret. L’année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s’établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti: l’un était le duc de Saint-Simon[192], et l’autre le marquis de Causans[193]. Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C’est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt[194], galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.

Quand j’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c’était que la société: je découvrais quelque chose de confus et de lointain; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j’avais des vertiges, comme lorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte: mon père y consentit.

Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg[195]. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d’argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit: j’étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, «on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, et l’on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu’il était plus léger que son camarade, pour faire le contrepoids.» ( Mémoires du président de Lamoignon. )

M. de La Morandais prit des chemins de traverse:

Moult volontiers, de grand’manière,
Alloit en bois et en rivière;
Car nulles gens ne vont en bois
Moult volontiers comme François.

Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d’un nombre suffisant de moines, venait d’être réunie à un chef-lieu de l’ordre. Nous n’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l’ancienne bibliothèque du prieur; nous mangeâmes quantité d’œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. À travers l’arcade d’un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m’a rappelé depuis le dépouillement de l’abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j’y trouvai le marquis de Causans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarein, un peu boiteuse, mais charmante[196]: cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd’hui M. Lacretelle l’aîné[197] Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? «À mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J’ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur.» J’ai peur d’être ce seigneur.

Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m’y déposa. Il me dit un soir: «Je te mène au spectacle: prends ton chapeau.» Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J’avais rencontré des marionnettes; je supposais qu’on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

J’arrive, le cœur palpitant, à une salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J’entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.

Le rideau était levé, la pièce commencée: on jouait le Père de famille.[198] J’aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l’arrivée du public: j’étais seulement étonné qu’ils parlassent si haut de leurs affaires et qu’on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d’autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se mit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j’eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j’aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l’art de Sophocle et de Molière.

La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux sœurs aînées: Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères: signal de la dispersion d’une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes sœurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château[199]. Elles pleuraient, ma mère pleurait; je fus étonné de cette douleur: je la comprends aujourd’hui. Je n’assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur. Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme.

Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d’idées que ces deux livres me causèrent est incroyable: un monde étrange s’éleva autour de moi. D’un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d’une nature ignorée dans un sexe où je n’avais vu qu’une mère et des sœurs; d’un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m’annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux: je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l’enfer l’explication d’un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d’une passion prématurée et les terreurs de la superstition.

Dès lors je sentis s’échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J’expliquais le quatrième livre de l’ Énéide et lisais le Télémaque; tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent; je devins sensible à l’harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l’Æneadum genitrix, hominum divûmque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Égault m’arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle: quand j’arrivai au Quam juvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de l’Enfant prodigue ne me quittaient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j’y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l’âme. Je m’endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l’écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l’euphonie racinienne.

Si j’ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du cœur mêlés aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j’ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur correctif dans les frayeurs qu’un autre livre m’inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m’avaient laissées des tableaux sans voile.

Ce qu’on dit d’un malheur, qu’il n’arrive jamais seul, on le peut dire des passions: elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l’honneur; exaltation de l’âme, qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption; sorte de principe réparateur placé auprès d’un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l’amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu’il impose.

Lorsque le temps était beau, les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au mont Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines: du haut de ce tertre isolé, l’œil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd’hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades étaient les prés qui environnaient un séminaire d’ Eudistes, d’Eudes, frère de l’historien Mézeray, fondateur de leur congrégation.

Un jour du mois de mai, l’abbé Égault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire: on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s’éloigna pour dire son bréviaire.

Des ormes bordaient le chemin: tout à la cime du plus grand brillait un nid de pie; nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses œufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l’aventure?

L’ordre était si sévère, le régent si près, l’arbre si haut! Toutes les espérances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J’hésite, puis la gloire l’emporte: je me dépouille de mon habit, j’embrasse l’orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.

Mes camarades, assemblés sous l’arbre, applaudissaient à mes efforts, me regardant, regardant l’endroit d’où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l’espoir des œufs, mourant de peur dans l’attente du châtiment. J’aborde au nid; la pie s’envole; je ravis les œufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j’y reste à califourchon. L’arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur; je demeure suspendu en l’air à cinquante pieds.

Tout à coup un cri: «Voici le préfet!» et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c’est l’usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n’y avait qu’un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c’était de me suspendre en dehors par les mains à l’une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l’arbre au-dessous de sa bifurcation. J’exécutai cette manœuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n’avais pas lâché mon trésor: j’aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j’en ai jeté tant d’autres. En dévalant le tronc, je m’écorchai les mains, je m’éraillai les jambes et la poitrine, et j’écrasai les œufs: ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m’avait point vu sur l’orme; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n’y eut pas moyen de lui dérober l’éclatante couleur d’or dont j’étais barbouillé: «Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet.»

Si cet homme m’eût annoncé qu’il commuait cette peine en celle de mort, j’aurais éprouvé un mouvement de joie. L’idée de la honte n’avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n’y a point de supplice que je n’eusse préféré à l’horreur d’avoir à rougir devant une créature vivante. L’indignation s’éleva dans mon cœur; je répondis à l’abbé Égault, avec l’accent non d’un enfant, mais d’un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l’anima; il m’appela rebelle et promit de faire un exemple. «Nous verrons,» répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.

Nous retournâmes au collège; le régent me fit entrer chez lui et m’ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l’abbé Égault qu’il m’avait appris le latin; que j’étais son écolier, son disciple, son enfant; qu’il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable; qu’il pouvait me mettre en prison, au pain et à l’eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums; que je lui saurais gré de cette clémence et l’en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m’épargner: il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu’il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m’allonge à travers le lit des coups de férule. Je m’entortille dans la couverture, et m’animant au combat, je m’écrie:

Macte animo, generose puer!

Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d’armistice: nous conclûmes un traité; je convins de m’en rapporter à l’arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j’avais repoussée. Quand l’excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de cœur et de reconnaissance, qu’il ne put s’empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet honneur devenu l’idole de ma vie, et auquel j’ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.

Les vacances où j’entrai dans ma douzième année furent tristes; l’abbé Leprince m’accompagna à Combourg. Je ne sortais qu’avec mon précepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux; je n’étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l’un de l’autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois; M. Leprince se tourna vers moi et me dit: «Quel chemin faut-il prendre?» je répondis sans hésiter: «Le soleil se couche; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour: marchons par là» M. Leprince raconta le soir la chose à mon père: le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts d’Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg: mes souvenirs se font écho.

L’abbé Leprince désirait que l’on me donnât un cheval; mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J’étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n’était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos,[200] et façonnés à secourir leur maître; c’était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j’aie mené la vie d’un Tartare, et, contre l’effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d’élégance que de solidité.

La fièvre tierce, dont j’avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d’orviétan passa dans le village; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans: il envoya chercher l’empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d’or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d’un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes.

Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l’affaire, car il prétendait que toute maladie venait d’indigestion, et que pour toute espèce de maux il fallait purger son homme jusqu’au sang.

Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. À chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétait mes cris et ajoutait après: « Che? monsou Lavandier! » Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village[201], qu’on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu’il m’arrachait.

On arrêta les effets de cette trop forte dose d’émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j’aie vu était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie: néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.

On me renvoya au collège à la fin de l’automne.

* * *

De Dieppe où l’injonction de la police m’avait obligé de me réfugier, on m’a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des Barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[202]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d’un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense!

Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n’était pas consacré à l’étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d’une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu’en perdant l’innocence, la même partout. Alors les passions, modifiées par les climats, les gouvernements et les mœurs, font les nations diverses; le genre humain cesse de s’entendre et de parler le même langage: c’est la société qui est la véritable tour de Babel.

Un matin, j’étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège; on me vint dire qu’on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux, des bas percés au talon: «Petit polisson, me dit-il, n’êtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg? – Oui, monsieur, répondis-je tout étourdi de l’apostrophe. – Et moi, reprit-il presque écumant, je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l’abbé de Chateaubriand de la Guerrande[203]: regardez-moi bien.» Le fier abbé met la main dans le gousset d’une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage, en marmottant ses matines d’un air furibond. J’ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outrecuidé répondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n’étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille; elle était odieuse dans mon père; mon frère la poussait jusqu’au ridicule; elle a un peu passé à son fils aîné. – Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m’en être complètement affranchi, bien que je l’aie soigneusement cachée.

* * *

L’époque de ma première communion approchait, moment où l’on décidait dans la famille de l’état futur de l’enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d’un fils qui, après s’être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère.

Ma piété paraissait sincère; j’édifiais tout le collège; mes regards étaient ardents; mes abstinences répétées allaient jusqu’à donner de l’inquiétude à mes maîtres. On craignait l’excès de ma dévotion; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur.

J’avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d’un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m’interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d’importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s’avoisinait, plus les questions du religieux étaient pressantes. «Ne me cachez-vous rien?» me disait-il. Je répondais: «Non, mon père. – N’avez-vous pas fait telle faute? – Non, mon père.» Et toujours: «Non, mon père.» Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu’au fond de l’âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel.

Je devais recevoir l’absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l’après-midi, nous partîmes pour le séminaire; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s’est depuis attaché à mon nom n’aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l’orgueil qu’elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion.

En arrivant à l’église, je me prosternai devant le sanctuaire et j’y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie, où m’attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor. «Eh bien, n’avez-vous rien oublié?» me dit l’homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l’absolution.

La foudre que le ciel eut lancée sur moi m’aurait causé moins d’épouvante, je m’écriai: «Je n’ai pas tout dit!» Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m’inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre; il m’embrasse et fond en larmes: «Allons, me dit-il, mon cher fils, du courage!»

Je n’aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l’on m’avait débarrassé du poids d’une montagne, on ne m’eût pas plus soulagé: je sanglotais de bonheur. J’ose dire que c’est de ce jour que j’ai été créé honnête homme; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords: quel doit donc être celui du crime, si j’ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d’un enfant! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes?

Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus: mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé; il aurait voulu retarder ma communion; mais j’allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu’elles étaient, la nature de mes penchants; c’est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions; il ne me cacha pas ce qu’il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. «Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif.» Il prononça, en levant la main, la formule de l’absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste; j’inclinai mon front pour la recevoir: ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m’allai précipiter dans le sein de ma mère qui m’attendait au pied de l’autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades; je marchais d’un pas léger, la tête haute, l’air radieux, dans tout le triomphe du repentir.

Le lendemain, jeudi saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j’ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du christianisme.[204] J’y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées: mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons; mais ce jour-là tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c’est que la Foi: la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l’autel m’était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l’hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m’occupât était la crainte de profaner le pain sacré.

Le pain que je vous propose
Sert aux anges d’aliment,
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
(Racine.)

Je conçus encore le courage des martyrs; j’aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J’aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d’instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre; en voyant le même cœur éprouver, dans l’intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l’innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir: notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu’elle a touchés. Je m’attendris encore aujourd’hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L’abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu; l’abbé Égault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j’ai vu mourir le bon principal, l’abbé Porcher, au commencement de la Révolution: il était instruit, doux et simple de cœur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.

* * *

Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j’en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l’évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j’aidai à la soutenir tandis qu’on la fixait sur sa base. Elle existe encore[205]: elle s’élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n’a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour; elle n’est plus saluée des enfants du château; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l’homme à sa maison. Heureux si ma vie s’était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n’eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix!

Je ne tardai pas à partir pour Rennes: j’y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l’examen de garde-marine.

M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l’abbé de Chateaugiron pour la seconde, l’abbé Germé pour la rhétorique, l’abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy[206] et Ginguené[207], sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny[208] avait aussi étudié à Rennes; j’héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée.

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées[209]: je m’y habituai cependant. À la fête du principal, nous avions des jours de congé; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions:

Ô Terpsichore, ô Polymnie,
Venez, venez remplir nos vœux;
La raison même vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l’ascendant que j’avais eu à Dol sur mes anciens compagnons: il m’en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d’une humeur hargneuse; on s’envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor: nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d’une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s’il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s’avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait, comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulut être mon second dans une affaire que j’eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution[210]. Je tombai sous mon adversaire, je refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest[211] allant à l’échafaud: «Je ne crie merci qu’à Dieu.»

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres: Moreau le général[212], et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd’hui prêtre en Amérique[213]. Il n’existe qu’un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan, pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d’éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m’empêcher de raconter un tour d’écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien: il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre:

D’animaux malfaisants, c’était un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier: le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l’entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s’arrête à la porte, écoute, regarde, n’aperçoit point de lumière[214] …………… «Qui est-ce qui a fait cela?» s’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d’étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard: «Qu’est-ce donc, monsieur le préfet?» Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous: nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau: Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea la tête dans cette taupinière, un porc accourut, et lui pensa manger la cervelle; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j’ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d’encre la figure d’un autre régicide, qui signait après lui l’arrêt de mort de Charles I er.

Quoique l’éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit: le grand nombre de mes maîtres, et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J’avançai dans l’étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j’ai toujours eu un penchant décidé: j’aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j’étais né avec des dispositions faciles: sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j’ai commencé par la poésie, avant d’en venir à la prose; les arts me transportaient; j’ai passionnément aimé la musique et l’architecture. Quoique prompt à m’ennuyer de tout, j’étais capable des plus petits détails; étant doué d’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l’objet qui m’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d’être achevée; il y a telle chose que j’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d’ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J’étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes; je dessinais passablement; j’aurais bien chanté, si l’on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au collège de Rennes: Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années: elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s’établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j’assistai à la noce[215]. J’y rencontrai cette comtesse de Tronjoli[216] qui se fit remarquer par son intrépidité à l’échafaud: cousine et intime amie du marquis de La Rouërie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille; je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m’ouvrait une nouvelle perspective; j’entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d’Éleusis, j’avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s’appeler baumes,[217] ainsi que les poésies de l’hiérophante?

* * *

Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j’éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n’avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J’eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d’escadre215], dont un des fils[219] officier très distingué d’artillerie dans les armées de Bonaparte, a épousé la fille unique[220] de ma sœur la comtesse de Farcy.

Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d’aspirant; je ne sais quel accident l’avait retardé. Je restai ce qu’on appelait soupirant, et, comme tel, exempt d’études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d’hôte d’aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector[221].

Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d’escrime, de dessin et de mathématiques.

Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l’extrémité de la péninsule armoricaine: après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes et des mondes inconnus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule: constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s’embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d’artillerie. Ici des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.

Mon esprit se remplissait d’idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le mât sur lequel j’étais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j’arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là ne voyant plus rien qu’une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l’eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l’oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m’apportait le son du canon d’un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.

Un jour, j’avais dirigé ma promenade vers l’extrémité extérieure du port, du côté de la mer: il faisait chaud; je m’étendis sur la grève et m’endormis. Tout à coup je suis réveillé par un bruit magnifique; j’ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée; les détonations de l’artillerie se succédaient; la rade était semée de navires: la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manœuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s’arrêtaient en jetant l’ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m’a jamais donné une plus haute idée de l’esprit humain; l’homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer: «Tu n’iras pas plus loin. Non procedes amplius. »

Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu’on apporte d’un autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l’honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d’Estaing, échappés aux coups de l’ennemi, devaient tomber sous ceux des Français!

Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu’un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou: c’était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d’un coup d’épée qu’il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque; je dirai plus tard en quelle occasion. L’apparition et le départ subit de Gesril me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie: il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée.

On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j’en puis parler comme d’un mal, quel qu’ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d’un autre mot pour m’exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j’eusse été plus heureux: celui qui, sans m’ôter l’esprit, fût parvenu à tuer ce qu’on appelle mon talent, m’aurait traité en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d’Hector, j’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu’ils avaient parcourus: l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse[222] dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.

Quoi qu’il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m’empêchait d’aller rejoindre les miens. J’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d’indépendance ne m’eût éloigné de tous les genres de service: j’ai en moi une impossibilité d’obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d’aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues.

Je m’étonne encore aujourd’hui qu’avec la frayeur que m’inspirait mon père, j’eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu’il y a d’aussi étonnant, c’est la manière dont je fus reçu. Je devais m’attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire: «Voilà une belle équipée!» Ma mère m’embrassa de tout son cœur en grognant, et ma Lucile avec un ravissement de joie.

LIVRE III [223]

Promenade. – Apparition de Combourg. – Collège de Dinan. – Broussais. – Je reviens chez mes parents. – Vie à Combourg. – Journées et soirées. – Mon donjon. – Passage de l’enfant à l’homme. – Lucile. – Premier souffle de la muse. Manuscrit de Lucile. – Dernières lignes écrites à la Vallée-aux-Loups. – Révélations sur le mystère de ma vie. – Fantôme d’amour. – Deux années de délire. – Occupations et chimères. – Mes joies de l’automne. – Incantation. – Tentation. – Maladie. – Je crains et refuse de m’engager dans l’état ecclésiastique. – Un moment dans ma ville natale. – Souvenir de la Villeneuve et des tribulations de mon enfance. – Je suis rappelé à Combourg. – Dernière entrevue avec mon père. – J’entre au service. – Adieux à Combourg.

Depuis la dernière date de ces Mémoires, Vallée-aux-Loups, janvier 1814, jusqu’à la date d’aujourd’hui, Montboissier, juillet 1817, trois ans et dix mois se sont passés. Avez-vous entendu tomber l’Empire? Non: rien n’a troublé le repos de ces lieux. L’Empire s’est abîmé pourtant; l’immense ruine s’est écroulée dans ma vie, comme ces débris romains renversés dans le cours d’un ruisseau ignoré. Mais à qui ne les compte pas, peu importent les événements: quelques années échappées des mains de l’Éternel feront justice de tous ces bruits par un silence sans fin.

Le livre précédent fut écrit sous la tyrannie expirante de Bonaparte et à la lueur des derniers éclairs de sa gloire: je commence le livre actuel sous le règne de Louis XVIII. J’ai vu de près les rois, et mes illusions politiques se sont évanouies, comme ces chimères plus douces dont je continue le récit. Disons d’abord ce qui me fait reprendre la plume: le cœur humain est le jouet de tout, et l’on ne saurait prévoir quelle circonstance frivole cause ses joies et ses douleurs. Montaigne l’a remarqué: «Il ne faut point de cause, dit-il, pour agiter notre âme: une resverie sans cause et sans subjet la régente et l’agite.»

Je suis maintenant à Montboissier, sur les confins de la Beauce et du Perche[224]. Le château de cette terre, appartenant à madame la comtesse de Colbert-Montboissier[225], a été vendu et démoli pendant la Révolution; il ne reste que deux pavillons, séparés par une grille et formant autrefois le logement du concierge. Le parc, maintenant à l’anglaise, conserve des traces de son ancienne régularité française: des allées droites, des taillis encadrés dans des charmilles, lui donnent un air sérieux; il plaît comme un ruine.

Hier au soir je me promenais seul; le ciel ressemblait à un ciel d’automne; un vent froid soufflait par intervalles. À la percée d’un fourré, je m’arrêtai pour regarder le soleil: il s’enfonçait dans des nuages au-dessus de la tour d’Alluye, d’où Gabrielle, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il y a deux cents ans. Que sont devenues Henri et Gabrielle? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront publiés.

Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d’une grive perchée sur la plus haute branche d’un bouleau. À l’instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel; j’oubliai les catastrophes dont je venais d’être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j’entendis si souvent siffler la grive. Quand je l’écoutais alors, j’étais triste de même qu’aujourd’hui; mais cette première tristesse était celle qui naît d’un désir vague de bonheur, lorsqu’on est sans expérience; la tristesse que j’éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l’oiseau dans les bois de Combourg m’entretenait d’une félicité que je croyais atteindre; le même chant dans le parc de Montboissier me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n’ai plus rien à apprendre; j’ai marché plus vite qu’un autre, et j’ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m’entraînent; je n’ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à les écrire et dans quel lieu les finirai-je? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois? Mettons à profit le peu d’instants qui me restent; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j’y touche encore: le navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s’éloigne et qui va bientôt disparaître.

J’ai dit mon retour à Combourg, et comment je fus accueilli par mon père, ma mère et ma sœur Lucile.

On n’a peut-être pas oublié que mes trois autres sœurs s’étaient mariées, et qu’elles vivaient dans les terres de leurs nouvelles familles, aux environs de Fougères. Mon frère, dont l’ambition commençait à se développer, était plus souvent à Paris qu’à Rennes. Il acheta d’abord une charge de maître des requêtes qu’il revendit afin d’entrer dans la carrière militaire[226]. Il entra dans le régiment de Royal-Cavalerie: il s’attacha au corps diplomatique et suivit le comte de La Luzerne à Londres, où il se rencontra avec André Chénier[227]; il était sur le point d’obtenir l’ambassade de Vienne, lorsque nos troubles éclatèrent; il sollicita celle de Constantinople; mais il eut un concurrent redoutable, Mirabeau, à qui cette ambassade fut promise pour prix de sa réunion au parti de la cour[228]. Mon frère avait donc à peu près quitté Combourg au moment où je vins l’habiter.

Cantonné dans sa seigneurie, mon père n’en sortait plus, pas même pendant la tenue des États. Ma mère allait tous les ans passer six semaines à Saint-Malo, au temps de Pâques; elle attendait ce moment comme celui de sa délivrance, car elle détestait Combourg. Un mois avant ce voyage, on en parlait comme d’une entreprise hasardeuse; on faisait des préparatifs: on laissait reposer les chevaux. La veille du départ, on se couchait à sept heures du soir, pour se lever à deux heures du matin. Ma mère, à sa grande satisfaction, se mettait en route à trois heures, et employait toute la journée pour faire douze lieues.

Lucile, reçue chanoinesse au chapitre de l’Argentière, devait passer dans celui de Remiremont; en attendant ce changement, elle restait ensevelie à la campagne.

Pour moi, je déclarai, après mon escapade de Brest, ma volonté d’embrasser l’état ecclésiastique: la vérité est que je ne cherchais qu’à gagner du temps, car j’ignorais ce que je voulais. On m’envoya au collège de Dinan achever mes humanités. Je savais mieux le latin que mes maîtres; mais je commençai à apprendre l’hébreu. L’abbé de Rouillac était principal du collège, et l’abbé Duhamel mon professeur[229].

Dinan, orné de vieux arbres, remparé de vieilles tours, est bâtie dans un site pittoresque, sur une haute colline au pied de laquelle coule la Rance, que remonte la mer; il domine des vallées à pentes agréablement boisées. Les eaux minérales de Dinan ont quelque renom. Cette ville, tout historique, et qui a donné le jour à Duclos[230], montrait parmi ses antiquités le cœur de Du Guesclin: poussière historique qui, dérobée pendant la Révolution, fut au moment d’être broyée par un vitrier pour servir à faire de la peinture; la destinait-on aux tableaux des victoires remportées sur les ennemis de la patrie?

M. Broussais, mon compatriote, étudiait avec moi à Dinan[231]; on menait les écoliers baigner tous les jeudis, comme les clercs sous le pape Adrien I er, ou tous les dimanches, comme les prisonniers sous l’empereur Honorius. Une fois, je pensais me noyer; une autre fois, M. Broussais fut mordu par d’ingrates sangsues, imprévoyantes de l’avenir[232]. Dinan était à égale distance de Combourg et de Plancoët. J’allais tour à tour voir mon oncle de Bedée à Monchoix, et ma famille à Combourg.

M. de Chateaubriand, qui trouvait économie à me garder, ma mère qui désirait ma persistance dans la vocation religieuse, mais qui se serait fait scrupule de me presser, n’insistèrent plus sur ma résidence au collège, et je me trouvai insensiblement fixé au foyer paternel.

Je me complairais encore à rappeler les mœurs de mes parents, ne me fussent-elles qu’un touchant souvenir; mais j’en reproduirai d’autant plus volontiers le tableau qui semblera calqué sur les vignettes des manuscrits du moyen âge: du temps présent au temps que je vais peindre, il y a des siècles.

* * *

À mon retour de Brest, quatre maîtres (mon père, ma mère, ma sœur et moi) habitaient le château de Combourg. Une cuisinière, une femme de chambre, deux laquais et un cocher composaient tout le domestique: un chien de chasse et deux vieilles juments étaient retranchés dans un coin de l’écurie. Ces douze êtres vivants disparaissaient dans un manoir où l’on aurait à peine aperçu cent chevaliers, leurs dames, leurs écuyers, leurs varlets, les destriers et la meute du roi Dagobert.

Dans tout le cours de l’année aucun étranger ne se présentait au château hormis quelques gentilshommes, le marquis de Montlouet[233], le comte de Goyon-Beaufort[234], qui demandaient l’hospitalité en allant plaider au Parlement. Ils arrivaient l’hiver, à cheval, pistolets aux arçons, couteau de chasse au côté, et suivis d’un valet également à cheval, ayant en croupe un portemanteau de livrée.

Mon père, toujours très cérémonieux, les recevait tête nue sur le perron, au milieu de la pluie et du vent. Les campagnards introduits racontaient leurs guerres de Hanovre, les affaires de leur famille et l’histoire de leur procès. Le soir, on les conduisait dans la tour du nord, à l’appartement de la reine Christine, chambre d’honneur occupée par un lit de sept pieds en tout sens, à doubles rideaux de gaze verte et de soie cramoisie, et soutenu par quatre amours dorés. Le lendemain matin, lorsque je descendais dans la grand’salle, et qu’à travers les fenêtres je regardais la campagne inondée ou couverte de frimas, je n’apercevais que deux ou trois voyageurs sur la chaussée solitaire de l’étang: c’étaient nos hôtes chevauchant vers Rennes.

Ces étrangers ne connaissaient pas beaucoup les choses de la vie; cependant notre vue s’étendait par eux à quelques lieues au delà de l’horizon de nos bois. Aussitôt qu’ils étaient partis, nous étions réduits, les jours ouvrables au tête-à-tête de famille, le dimanche à la société des bourgeois du village et des gentilshommes voisins.

Le dimanche, quand il faisait beau, ma mère, Lucile et moi, nous nous rendions à la paroisse à travers le petit Mail, le long d’un chemin champêtre; lorsqu’il pleuvait, nous suivions l’abominable rue de Combourg. Nous n’étions pas traînés, comme l’abbé de Marolles, dans un chariot léger que menaient quatre chevaux blancs, pris sur les Turcs en Hongrie[235]. Mon père ne descendait qu’une fois l’an à la paroisse pour faire ses Pâques; le reste de l’année, il entendait la messe à la chapelle du château. Placés dans le banc du seigneur, nous recevions l’encens et les prières en face du sépulcre de marbre noir de Renée de Rohan, attenant à l’autel: image des honneurs de l’homme; quelques grains d’encens devant un cercueil!

Les distractions du dimanche expiraient avec la journée: elles n’étaient pas même régulières. Pendant la mauvaise saison, des mois entiers s’écoulaient sans qu’aucune créature humaine frappât à la porte de notre forteresse. Si la tristesse était grande sur les bruyères de Combourg, elle était encore plus grande au château: on éprouvait, en pénétrant sous ses voûtes, la même sensation qu’en entrant à la chartreuse de Grenoble. Lorsque je visitai celle-ci en 1805, je traversai un désert, lequel allait toujours croissant; je crus qu’il se terminerait au monastère; mais on me montra, dans les murs mêmes du couvent, les jardins des Chartreux encore plus abandonnés que les bois. Enfin, au centre du monument, je trouvai, enveloppé dans les replis de toutes ces solitudes, l’ancien cimetière des cénobites; sanctuaire d’où le silence éternel, divinité du lieu, étendait sa puissance sur les montagnes et dans les forêts d’alentour.

Le calme morne du château de Combourg était augmenté par l’humeur taciturne et insociable de mon père. Au lieu de resserrer sa famille et ses gens autour de lui, il les avait dispersés à toutes les aires de vent de l’édifice. Sa chambre à coucher était placée dans la petite tour de l’est, et son cabinet dans la petit tour de l’ouest. Les meubles de ce cabinet consistaient en trois chaises de cuir noir et une table couverte de titres et de parchemins. Un arbre généalogique de la famille des Chateaubriand tapissait le manteau de la cheminée, et dans l’embrasure d’une fenêtre on voyait toutes sortes d’armes, depuis le pistolet jusqu’à l’espingole. L’appartement de ma mère régnait au-dessus de la grande salle, entre les deux petites tours: il était parqueté et orné de glaces de Venise à facettes. Ma sœur habitait un cabinet dépendant de l’appartement de ma mère. La femme de chambre couchait loin de là, dans le corps de logis des grandes tours. Moi, j’étais niché dans une espèce de cellule isolée, au haut de la tourelle de l’escalier qui communiquait de la cour intérieure aux diverses parties du château. Au bas de cet escalier, le valet de chambre de mon père et le domestique gîtaient dans des caveaux voûtés, et la cuisinière tenait garnison dans la grosse tour de l’ouest.

Mon père se levait à quatre heures du matin, hiver comme été: il venait dans la cour intérieure appeler et éveiller son valet de chambre, à l’entrée de l’escalier de la tourelle. On lui apportait un peu de café à cinq heures; il travaillait ensuite dans son cabinet jusqu’à midi. Ma mère et ma sœur déjeunaient chacune dans leur chambre, à huit heures du matin. Je n’avais aucune heure fixe, ni pour me lever, ni pour déjeuner; j’étais censé étudier jusqu’à midi: la plupart du temps je ne faisais rien.

À onze heures et demie, on sonnait le dîner que l’on servait à midi. La grand’salle était à la fois salle à manger et salon: on dînait et l’on soupait à l’une de ses extrémités du côté de l’est; après le repas, on se venait placer à l’autre extrémité du côté de l’ouest, devant une énorme cheminée. La grand’salle était boisée, peinte en gris blanc et ornée de vieux portraits depuis le règne de François I er jusqu’à celui de Louis XIV; parmi ces portraits, on distinguait ceux de Condé et de Turenne: un tableau, représentant Hector tué par Achille sous les murs de Troie, était suspendu au-dessus de la cheminée.

Le dîner fait, on restait ensemble, jusqu’à deux heures. Alors, si l’été, mon père prenait le divertissement de la pêche, visitait ses potagers, se promenait dans l’étendue du vol du chapon; si l’automne et l’hiver, il partait pour la chasse, ma mère se retirait dans la chapelle, où elle passait quelques heures en prière. Cette chapelle était un oratoire sombre, embelli de bons tableaux des plus grands maîtres, qu’on ne s’attendait guère à trouver dans un château féodal, au fond de la Bretagne. J’ai aujourd’hui en ma possession une Sainte Famille de l’Albane, peinte sur cuivre, tirée de cette chapelle: c’est tout ce qui me reste de Combourg.

Mon père parti et ma mère en prière, Lucile s’enfermait dans sa chambre; je regagnais ma cellule, ou j’allais courir les champs.

À huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s’asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait des chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit. Ma mère, Lucile et moi, nous regardions le ciel, les bois, les derniers rayons du soleil, les premières étoiles. À dix heures on rentrait et l’on se couchait.

Les soirées d’automne et d’hiver étaient d’une autre nature. Le souper fini et les quatre convives revenus de la table à la cheminée, ma mère se jetait, en soupirant, sur un vieux lit de jour de siamoise flambée, on mettait devant elle un guéridon avec une bougie. Je m’asseyais auprès du feu avec Lucile; les domestiques enlevaient le couvert et se retiraient. Mon père commençait alors une promenade qui ne cessait qu’à l’heure de son coucher. Il était vêtu d’une robe de ratine blanche, ou plutôt d’une espèce de manteau que je n’ai vu qu’à lui. Sa tête, demi-chauve, était couverte d’un grand bonnet blanc qui se tenait tout droit. Lorsqu’en se promenant il s’éloignait du foyer, la vaste salle était si peu éclairée par une seule bougie qu’on ne le voyait plus; on l’entendait seulement encore marcher dans les ténèbres: puis il revenait lentement vers la lumière et émergeait peu à peu de l’obscurité, comme un spectre, avec sa robe blanche, son bonnet blanc, sa figure longue et pâle. Lucile et moi nous échangions quelques mots à voix basse quand il était à l’autre bout de la salle; nous nous taisions quand il se rapprochait de nous. Il nous disait en passant: «De quoi parliez-vous?» Saisis de terreur, nous ne répondions rien; il continuait sa marche. Le reste de la soirée, l’oreille n’était plus frappée que du bruit mesuré de ses pas, des soupirs de ma mère et du murmure du vent[236].

Dix heures sonnaient à l’horloge du château: mon père s’arrêtait; le même ressort, qui avait soulevé le marteau de l’horloge, semblait avoir suspendu ses pas. Il tirait sa montre, la montait, prenait un grand flambeau d’argent surmonté d’une grande bougie, entrait un moment dans la petite tour de l’ouest, puis revenait, son flambeau à la main, et s’avançait vers sa chambre à coucher, dépendante de la petite tour de l’est. Lucile et moi, nous nous tenions sur son passage; nous l’embrassions en lui souhaitant une bonne nuit. Il penchait vers nous sa joue sèche et creuse sans nous répondre, continuait sa route et se retirait au fond de la tour, dont nous entendions les portes se refermer sur lui.

Le talisman était brisé; ma mère, ma sœur et moi, transformés en statues par la présence de mon père, nous recouvrions les fonctions de la vie. Le premier effet de notre désenchantement se manifestait par un débordement de paroles: si le silence nous avait opprimés, il nous le payait cher.

Ce torrent de paroles écoulé, j’appelais la femme de chambre, et je reconduisais ma mère et ma sœur à leur appartement. Avant de me retirer, elles me faisaient regarder sous les lits, dans les cheminées, derrière les portes, visiter les escaliers, les passages et les corridors voisins. Toutes les traditions du château, voleurs et spectres, leur revenaient en mémoire. Les gens étaient persuadés qu’un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques, et qu’on l’avait rencontré dans le grand escalier de la tourelle; sa jambe de bois se promenait aussi quelquefois seule avec un chat noir[237].

Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur: elles se mettaient au lit mourantes de peur; je me retirais au haut de ma tourelle; la cuisinière rentrait dans la grosse tour, et les domestiques descendaient dans leur souterrain.

La fenêtre de mon donjon s’ouvrait sur la cour intérieure; le jour, j’avais en perspective les créneaux de la courtine opposée, où végétaient des scolopendres et croissait un prunier sauvage. Quelques martinets, qui durant l’été s’enfonçaient en criant dans les trous des murs, étaient mes seuls compagnons. La nuit, je n’apercevais qu’un petit morceau de ciel et quelques étoiles. Lorsque la lune brillait et qu’elle s’abaissait à l’occident, j’en étais averti par ses rayons, qui venaient à mon lit au travers des carreaux losangés de la fenêtre. Des chouettes, voletant d’une tour à l’autre, passant et repassant entre la lune et moi, dessinaient sur mes rideaux l’ombre mobile de leurs ailes. Relégué dans l’endroit le plus désert, à l’ouverture des galeries, je ne perdais pas un murmure des ténèbres. Quelquefois le vent semblait courir à pas légers; quelquefois il laissait échapper des plaintes; tout à coup ma porte était ébranlée avec violence, les souterrains poussaient des mugissements, puis ces bruits expiraient pour recommencer encore. À quatre heures du matin, la voix du maître du château, appelant le valet de chambre à l’entrée des voûtes séculaires, se faisait entendre comme la voix du dernier fantôme de la nuit. Cette voix remplaçait pour moi la douce harmonie au son de laquelle le père de Montaigne éveillait son fils.

L’entêtement du comte de Chateaubriand à faire coucher un enfant seul au haut d’une tour pouvait avoir quelque inconvénient; mais il tourna à mon avantage. Cette manière violente de me traiter me laissa le courage d’un homme, sans m’ôter cette sensibilité d’imagination dont on voudrait aujourd’hui priver la jeunesse. Au lieu de chercher à me convaincre qu’il n’y avait point de revenants, on me força de les braver. Lorsque mon père me disait, avec un sourire ironique: «Monsieur le chevalier aurait-il peur?» il m’eût fait coucher avec un mort. Lorsque mon excellente mère me disait: «Mon enfant, tout n’arrive que par la permission de Dieu; vous n’avez rien à craindre des mauvais esprits, tant que vous serez bon chrétien;» j’étais mieux rassuré que par tous les arguments de la philosophie. Mon succès fut si complet que les vents de la nuit, dans ma tour déshabitée, ne servaient que de jouets à mes caprices et d’ailes à mes songes. Mon imagination allumée, se propageant sur tous les objets, ne trouvait nulle part assez de nourriture et aurait dévoré la terre et le ciel. C’est cet état moral qu’il faut maintenant décrire. Replongé dans ma jeunesse, je vais essayer de me saisir dans le passé, de me montrer tel que j’étais, tel peut-être que je regrette de n’être plus, malgré les tourments que j’ai endurés.

* * *

À peine étais-je revenu de Brest à Combourg, qu’il se fit dans mon existence une révolution; l’enfant disparut et l’homme se montra avec ses joies qui passent et ses chagrins qui restent.

D’abord, tout devint passion chez moi, en attendant les passions mêmes. Lorsque, après un dîner silencieux où je n’avais osé ni parler ni manger, je parvenais à m’échapper, mes transports étaient incroyables; je ne pouvais descendre le perron d’une seule traite: je me serais précipité. J’étais obligé de m’asseoir sur une marche pour laisser se calmer mon agitation; mais, aussitôt que j’avais atteint la Cour Verte et les bois, je me mettais à courir, à sauter, à bondir, à fringuer, à m’éjouir jusqu’à ce que je tombasse épuisé de forces, palpitant, enivré de folâtreries et de liberté.

Mon père me menait quant à lui à la chasse. Le goût de la chasse me saisit et je le portai jusqu’à la fureur; je vois encore le champ où j’ai tué mon premier lièvre. Il m’est souvent arrivé, en automne, de demeurer quatre ou cinq heures dans l’eau jusqu’à la ceinture, pour attendre au bord d’un étang des canards sauvages; même aujourd’hui, je ne suis pas de sang-froid lorsqu’un chien tombe en arrêt. Toutefois, dans ma première ardeur pour la chasse, il entrait un fonds d’indépendance; franchir les fossés, arpenter les champs, les marais, les bruyères, me trouver avec un fusil dans un lieu désert, ayant puissance et solitude, c’était ma façon d’être naturelle. Dans mes courses, je pointais si loin que, ne pouvant plus marcher, les gardes étaient obligés de me rapporter sur des branches entrelacées.

Cependant le plaisir de la chasse ne me suffisait plus; j’étais agité d’un désir de bonheur que je ne pouvais ni régler, ni comprendre; mon esprit et mon cœur s’achevaient de former comme deux temples vides, sans autels et sans sacrifices; on ne savait encore quel Dieu y serait adoré. Je croissais auprès de ma sœur Lucile; notre amitié était toute notre vie.

* * *

Lucile était grande et d’une beauté remarquable, mais sérieuse. Son visage pâle était accompagné de longs cheveux noirs; elle attachait souvent au ciel ou promenait autour d’elle des regards pleins de tristesse ou de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa physionomie avaient quelque chose de rêveur et de souffrant.

Lucile et moi nous nous étions inutiles. Quand nous parlions du monde, c’était de celui que nous portions au-dedans de nous et qui ressemblait bien peu au monde véritable. Elle voyait en moi son protecteur, je voyais en elle mon amie. Il lui prenait des accès de pensées noires que j’avais peine à dissiper: à dix-sept ans, elle déplorait la perte de ses jeunes années; elle se voulait ensevelir dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, blessure: une expression qu’elle cherchait, une chimère qu’elle s’était faite, la tourmentaient des mois entiers. Je l’ai souvent vue, un bras jeté sur sa tête, rêver immobile et inanimée; retirée vers son cœur, sa vie cessait de paraître au dehors; son sein même ne se soulevait plus. Par son attitude, sa mélancolie, sa vénusté, elle ressemblait à un Génie funèbre. J’essayais alors de la consoler, et, l’instant d’après, je m’abîmais dans des désespoirs inexplicables.

Lucile aimait à faire seule, vers le soir, quelque lecture pieuse: son oratoire de prédilection était l’embranchement des deux routes champêtres, marqué par une croix de pierre et par un peuplier dont le long style s’élevait dans le ciel comme un pinceau. Ma dévote mère, toute charmée, disait que sa fille lui représentait une chrétienne de la primitive Église, priant à ces stations appelées laures.

De la concentration de l’âme naissaient chez ma sœur des effets d’esprit extraordinaires: endormie, elle avait des songes prophétiques; éveillée, elle semblait lire dans l’avenir. Sur un palier de l’escalier de la grande tour, battait une pendule qui sonnait le temps au silence; Lucile, dans ses insomnies, allait s’asseoir sur une marche, en face de cette pendule: elle regardait le cadran à la lueur de sa lampe posée à terre. Lorsque les deux aiguilles, unies à minuit, enfantaient dans leur conjonction formidable l’heure des désordres et des crimes, Lucile entendait des bruits qui lui révélaient des trépas lointains. Se trouvant à Paris quelques jours avant le 10 août, et demeurant avec mes autres sœurs dans le voisinage du couvent des Carmes, elle jette les yeux sur une glace, pousse un cri et dit: «Je viens de voir entrer la mort.» Dans les bruyères de la Calédonie, Lucile eût été une femme céleste de Walter Scott, douée de la seconde vue; dans les bruyères armoricaines, elle n’était qu’une solitaire avantagée de beauté, de génie et de malheur.

* * *

La vie que nous menions à Combourg, ma sœur et moi, augmentait l’exaltation de notre âge et de notre caractère. Notre principal désennui consistait à nous promener côte à côte dans le grand Mail, au printemps sur un tapis de primevères, en automne sur un lit de feuilles séchées, en hiver sur une nappe de neige que brodait la trace des oiseaux, des écureuils et des hermines. Jeunes comme les primevères, tristes comme la feuille séchée, purs comme la neige nouvelle, il y avait harmonie entre nos récréations et nous.

Ce fut dans une de ces promenades que Lucile, m’entendant parler avec ravissement de la solitude, me dit: «Tu devrais peindre tout cela.» Ce mot me révéla la Muse; un souffle divin passa sur moi. Je me mis à bégayer des vers, comme si c’eût été ma langue naturelle; jour et nuit je chantais mes plaisirs, c’est-à-dire mes bois et mes vallons[238]; je composais une foule de petites idylles ou tableaux de la nature[239]. J’ai écrit longtemps en vers avant d’écrire en prose: M. de Fontanes prétendait que j’avais reçu les deux instruments.

Ce talent que me promettait l’amitié s’est-il jamais levé pour moi? Que de choses j’ai vainement attendues! Un esclave, dans l’ Agamemnon d’Eschyle, est placé en sentinelle au haut du palais d’Argos; ses yeux cherchent à découvrir le signal convenu du retour des vaisseaux; il chante pour solacier ses veilles, mais les heures s’envolent et les astres se couchent, et le flambeau ne brille pas. Lorsque, après maintes années, sa lumière tardive apparaît sur les flots, l’esclave est courbé sous le poids du temps; il ne lui reste plus qu’à recueillir des malheurs, et le chœur lui dit: «qu’un vieillard est une ombre errante à la clarté du jour»[240].

* * *

Dans les premiers enchantements de l’inspiration, j’invitai Lucile à m’imiter. Nous passions des jours à nous consulter mutuellement, à nous communiquer ce que nous avions fait, ce que nous comptions faire. Nous entreprenions des ouvrages en commun; guidés par notre instinct, nous traduisîmes les plus beaux et les plus tristes passages de Job et de Lucrèce sur la vie: le Tædet animam meam vitæ meæ, l’ Homo natus de muliere, le Tum porro puer, ut sævis projectus ab undis navita, etc. Les pensées de Lucile n’étaient que des sentiments: elles sortaient avec difficulté de son âme; mais quand elle parvenait à les exprimer, il n’y avait rien au-dessus. Elle a laissé une trentaine de pages manuscrites; il est impossible de les lire sans être profondément ému. L’élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité passionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec et du génie germanique[241].

L’Aurore.

«Quelle douce clarté vient éclairer l’Orient! Est-ce la jeune Aurore qui entr’ouvre au monde ses beaux yeux chargés des langueurs du sommeil? Déesse charmante, hâte-toi! quitte la couche nuptiale, prends la robe de pourpre; qu’une ceinture moelleuse la retienne dans ses nœuds; que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats: qu’aucun ornement ne profane tes belles mains faites pour entr’ouvrir les portes du jour. Mais tu te lèves déjà sur la colline ombreuse. Tes cheveux d’or tombent en boucles humides sur ton col de rose. De ta bouche s’exhale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la nature sourit à ta présence; toi seule verses des larmes, et les fleurs naissent.»

À la Lune.

«Chaste déesse! déesse si pure, que jamais même les roses de la pudeur ne se mêlent à tes tendres clartés, j’ose te prendre pour confidente de mes sentiments. Je n’ai point, non plus que toi, à rougir de mon propre cœur. Mais quelquefois le souvenir du jugement injuste et aveugle des hommes couvre mon front de nuages, ainsi que le tien. Comme toi, les erreurs et les misères de ce monde inspirent mes rêveries. Mais plus heureuse que moi, citoyenne des cieux, tu conserves toujours la sérénité; les tempêtes et les orages qui s’élèvent de notre globe glissent sur ton disque paisible. «Déesse aimable à ma tristesse, verse ton froid repos dans mon âme.»

L’Innocence.

«Fille du ciel, aimable innocence, si j’osais de quelques-uns de tes traits essayer une faible peinture, je dirais que tu tiens lieu de vertu à l’enfance, de sagesse au printemps de la vie, de beauté à la vieillesse et de bonheur à l’infortune; qu’étrangère à nos erreurs, tu ne verses que des larmes pures, et que ton sourire n’ai rien que de céleste. Belle innocence! mais quoi! les dangers t’environnent, l’envie t’adresse tous ses traits: trembleras-tu, modeste innocence? chercheras-tu à te dérober aux périls qui te menacent? Non, je te vois debout, endormie, la tête appuyée sur un autel.»

Mon frère accordait quelquefois de courts instants aux ermites de Combourg: Il avait coutume d’amener avec lui un jeune conseiller au parlement de Bretagne. M. de Malfilâtre[242], cousin de l’infortuné poète de ce nom. Je crois que Lucile, à son insu, avait ressenti une passion secrète pour cet ami de mon frère, et que cette passion étouffée était au fond de la mélancolie de ma sœur. Elle avait d’ailleurs la manie de Rousseau sans en avoir l’orgueil: elle croyait que tout le monde était conjuré contre elle. Elle vint à Paris en 1789, accompagnée de cette sœur Julie dont elle a déploré la perte avec une tendresse empreinte de sublime. Quiconque la connut l’admira, depuis M. de Malesherbes jusqu’à Chamfort. Jetée dans les cryptes révolutionnaires à Rennes[243], elle fut au moment d’être renfermée au château de Combourg, devenu cachot pendant la Terreur. Délivrée de prison[244], elle se maria à M. de Caud, qui la laissa veuve au bout d’un an[245]. Au retour de mon émigration, je revis l’amie de mon enfance: je dirai comment elle disparut, quand il plut à Dieu de m’affliger.

* * *

Revenu de Montboissier, voici les dernières lignes que je trace dans mon ermitage; il le faut abandonner tout rempli des beaux adolescents qui déjà dans leurs rangs pressés cachaient et couronnaient leur père. Je ne verrai plus le magnolia qui promettait sa rose à la tombe de ma Floridienne, le pin de Jérusalem et le cèdre du Liban consacrés à la mémoire de Jérôme, le laurier de Grenade, le platane de la Grèce, le chêne de l’Armorique, au pied desquels je peignis Blanca, chantai Cymodocée, inventai Velléda. Ces arbres naquirent et crûrent avec mes rêveries; elles en étaient les Hamadryades. Ils vont passer sous un autre empire: leur nouveau maître les aimera-t-il comme je les aimais? Il les laissera dépérir, il les abattra peut-être: je ne dois rien conserver sur la terre. C’est en disant adieu aux bois d’Aulnay que je vais rappeler l’adieu que je dis autrefois aux bois de Combourg: tous mes jours sont des adieux.

Le goût que Lucile m’avait inspiré pour la poésie fut de l’huile jetée sur le feu. Mes sentiments prirent un nouveau degré de force; il me passa par l’esprit des vanités de renommée; je crus un moment à mon talent, mais bientôt, revenu à une juste défiance de moi-même, je me mis à douter de ce talent, ainsi que j’en ai toujours douté. Je regardai mon travail comme une mauvaise tentation; j’en voulus à Lucile d’avoir fait naître en moi un penchant malheureux: je cessai d’écrire, et je me pris à pleurer ma gloire à venir, comme on pleurerait sa gloire passée.

Rentré dans ma première oisiveté, je sentis davantage ce qui manquait à ma jeunesse: je m’étais un mystère. Je ne pouvais voir une femme sans être troublé; je rougissais si elle m’adressait la parole. Ma timidité, déjà excessive avec tout le monde, était si grande avec une femme que j’aurais préféré je ne sais quel tourment à celui de demeurer seul avec cette femme: elle n’était pas plutôt partie, que je la rappelais de tous mes vœux. Les peintures de Virgile, de Tibulle et de Massillon se présentaient bien à ma mémoire: mais l’image de ma mère et de ma sœur, couvrant tout de sa pureté, épaississait les voiles que la nature cherchait à soulever; la tendresse filiale et fraternelle me trompait sur une tendresse moins désintéressée. Quand on m’aurait livré les plus belles esclaves du sérail, je n’aurais su que leur demander: le hasard m’éclaira.

Un voisin de la terre de Combourg était venu passer quelques jours au château avec sa femme, fort jolie. Je ne sais ce qui advint dans le village; on courut à l’une des fenêtres de la grand’salle pour regarder. J’y arrivai le premier, l’étrangère se précipitait sur mes pas, je voulus lui céder la place et je me tournai vers elle; elle me barra involontairement le chemin, et je me sentis pressé entre elle et la fenêtre. Je ne sus plus ce qui se passa autour de moi.

Dès ce moment, j’entrevis que d’aimer et d’être aimé d’une manière qui m’était inconnue devait être la félicité suprême. Si j’avais fait ce que font les autres hommes, j’aurais bientôt appris les peines et les plaisirs de la passion dont je portais le germe; mais tout prenait en moi un caractère extraordinaire. L’ardeur de mon imagination, ma timidité, la solitude, firent, qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même; faute d’objet réel, j’évoquai par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quitta plus. Je ne sais si l’histoire du cœur humain offre un autre exemple de cette nature.

* * *

Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues: elle avait la taille, les cheveux et le sourire de l’étrangère qui m’avait pressé contre son sein; je lui donnai les yeux de telle jeune fille du village, la fraîcheur de telle autre. Les portraits des grandes dames du temps de François I er, de Henri IV et de Louis XIV, dont le salon était orné, m’avaient fourni d’autres traits, et j’avais dérobé des grâces jusqu’aux tableaux des Vierges suspendus dans les églises.

Cette charmeresse me suivait partout invisible; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel; elle variait au gré de ma folie: Aphrodite sans voile, Diane vêtue d’azur et de rosée, Thalie au masque riant, Hébé à la coupe de la jeunesse, souvent elle devenait une fée qui me soumettait la nature. Sans cesse je retouchais ma toile; j’enlevais un appas à ma beauté pour le remplacer par un autre. Je changeais aussi mes parures; j’en empruntais à tous les pays, à tous les siècles, à tous les arts, à toutes les religions. Puis, quand j’avais fait un chef-d’œuvre, j’éparpillais de nouveau mes dessins et mes couleurs; ma femme unique se transformait en une multitude de femmes dans lesquelles j’idolâtrais séparément les charmes que j’avais adorés réunis.

Pygmalion fut moins amoureux de sa statue: mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait. Je montais à cheval comme Castor et Pollux; je jouais de la lyre comme Apollon; Mars maniait ses armes avec moins de force et d’adresse: héros de roman ou d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions! Les ombres des filles de Morven, les sultanes de Bagdad et de Grenade, les châtelaines des vieux manoirs; bains, parfums, danses, délices de l’Asie, tout m’était approprié par une baguette magique.

Voici venir une jeune reine, ornée de diamants et de fleurs (c’était toujours ma sylphide); elle me cherche à minuit, au travers des jardins d’orangers, dans les galeries d’un palais baigné des flots de la mer, au rivage embaumé de Naples ou de Messine, sous un ciel d’amour que l’astre d’Endymion pénètre de sa lumière; elle s’avance, statue animée de Praxitèle, au milieu des statues immobiles, des pâles tableaux et des fresques silencieusement blanchies par les rayons de la lune: le bruit léger de sa course sur les mosaïques des marbres se mêle au murmure insensible de la vague. La jalousie royale nous environne. Je tombe aux genoux de la souveraine des campagnes d’Enna; les ondes de soie de son diadème dénoué viennent caresser mon front, lorsqu’elle penche sur mon visage sa tête de seize années et que ses mains s’appuient sur mon sein palpitant de respect et de volupté.

Au sortir de ces rêves, quand je me retrouvais un pauvre petit Breton obscur, sans gloire, sans beauté, sans talents, qui n’attirerait les regards de personne, qui passerait ignoré, qu’aucune femme n’aimerait jamais, le désespoir s’emparait de moi: je n’osais plus lever les yeux sur l’image brillante que j’avais attachée à mes pas.

Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d’exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j’étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J’avais tous les symptômes d’une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j’étais distrait, triste, ardent, farouche. Mes jours s’écoulaient d’une manière sauvage, bizarre, insensée, et pourtant pleine de délices.

Au nord du château s’étendait une lande semée de pierres druidiques; j’allais m’asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant. La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l’étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes: j’aurais voulu jouir de ce spectacle avec l’idéal objet de mes désirs. Je suivais en pensée l’astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire, afin qu’il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l’univers.

Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l’insecte sur la pointe des herbes, l’alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: je reprenais le chemin du manoir, le cœur serré, le visage abattu.

Les jours d’orage, en été, je montais au haut de la grosse tour de l’ouest. Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l’éclair qui sillonnait la nue et marquait d’une flamme électrique les girouettes d’airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j’appelais la foudre, j’espérais qu’elle m’apporterait Armide.

Le ciel était-il serein, je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules. J’avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules: là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes; ma nymphe était à mes côtés. J’associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.

D’autres fois je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j’écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l’oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d’une voix, dans les frémissements d’une harpe, dans les sons veloutés ou liquides d’un cor ou d’un harmonica. Il serait trop long de raconter les beaux voyages que je faisais avec ma fleur d’amour; comment, main en main, nous visitions les ruines célèbres, Venise, Rome, Athènes, Jérusalem, Memphis, Carthage; comment nous franchissions les mers; comment nous demandions le bonheur aux palmiers d’Otahiti, aux bosquets embaumés d’Amboine et de Tidor; comment, au sommet de l’Himalaya, nous allions réveiller l’aurore; comment nous descendions les fleuves saints dont les vagues épandues entourent les pagodes aux boules d’or; comment nous dormions aux rives du Gange, tandis que le bengali, perché sur le mât d’une nacelle de bambou, chantait sa barcarolle indienne.

La terre et le ciel ne m’étaient plus rien; j’oubliais surtout le dernier; mais si je ne lui adressais plus mes vœux, il écoutait la voix de ma secrète misère: car je souffrais et les souffrances prient.

* * *

Plus la saison était triste, plus elle était en rapport avec moi; le temps des frimas, en rendant les communications moins faciles, isole les habitants des campagnes: on se sent mieux à l’abri des hommes.

Un caractère moral s’attache aux scènes de l’automne: ces feuilles qui tombent comme nos ans, ces fleurs qui se fanent comme nos heures, ces nuages qui fuient comme nos illusions, cette lumière qui s’affaiblit comme notre intelligence, ce soleil qui se refroidit comme nos amours, ces fleuves qui se glacent comme notre vie, ont des rapports secrets avec nos destinées.

Je voyais avec un plaisir indicible le retour de la saison des tempêtes, le passage des cygnes et des ramiers, le rassemblement des corneilles dans la prairie de l’étang, et leur perchée à l’entrée de la nuit sur les plus hauts chênes du grand Mail. Lorsque le soir élevait une vapeur bleuâtre au carrefour des forêts, que les complaintes ou les lais du vent gémissaient dans les mousses flétries, j’entrais en pleine possession des sympathies de ma nature. Rencontrais-je quelque laboureur au bout d’un guéret, je m’arrêtais pour regarder cet homme germé à l’ombre des épis parmi lesquels il devait être moissonné, et qui retournant la terre de sa tombe avec le soc de la charrue, mêlait ses sueurs brûlantes aux pluies glacées de l’automne: le sillon qu’il creusait était le monument destiné à lui survivre. Que faisait à cela mon élégante démone? Par sa magie, elle me transportait au bord du Nil, me montrait la pyramide égyptienne noyée dans le sable, comme un jour le sillon armoricain caché sous la bruyère: je m’applaudissais d’avoir placé les fables de ma félicité hors du cercle des réalités humaines.

Le soir, je m’embarquais sur l’étang, conduisant seul mon bateau au milieu des joncs et des larges feuilles flottantes du nénuphar. Là se réunissaient les hirondelles prêtes à quitter nos climats. Je ne perdais pas un seul de leur gazouillis: Tavernier enfant était moins attentif au récit d’un voyageur[246]. Elles se jouaient sur l’eau au tomber du soleil, poursuivaient les insectes, s’élançaient ensemble dans les airs, comme pour éprouver leurs ailes, se rabattaient à la surface du lac, puis se venaient suspendre aux roseaux que leur poids courbait à peine, et qu’elles remplissaient de leur ramage confus.

* * *

La nuit descendait; les roseaux agitaient leurs champs de quenouilles et de glaives, parmi lesquels la caravane emplumée, poules d’eaux, sarcelles, martins-pêcheurs, bécassines, se taisait; le lac battait ses bords; les grandes voix de l’automne sortaient des marais et des bois: j’échouais mon bateau au rivage et retournais au château. Dix heures sonnaient. À peine retiré dans ma chambre, ouvrant mes fenêtres, fixant mes regards au ciel, je commençais une incantation. Je montais avec ma magicienne sur les nuages: roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, j’allais, au gré des tempêtes, agiter la cime des forêts, ébranler le sommet des montagnes, ou tourbillonner sur les mers. Plongeant dans l’espace, descendant du trône de Dieu aux portes de l’abîme, les mondes étaient livrés à la puissance de mes amours. Au milieu du désordre des éléments, je mariais avec ivresse la pensée du danger à celle du plaisir. Les souffles de l’aquilon ne m’apportaient que les soupirs de la volupté; le murmure de la pluie m’invitait au sommeil sur le sein d’une femme. Les paroles que j’adressais à cette femme auraient rendu des sens à la vieillesse et réchauffé le marbre des tombeaux. Ignorant tout, sachant tout, à la fois vierge et amante, Ève innocente, Ève tombée, l’enchanteresse par qui me venait ma folie était un mélange de mystères et de passions: je la plaçais sur un autel et je l’adorais. L’orgueil d’être aimé d’elle augmentait encore mon amour. Marchait-elle, je me prosternais pour être foulé sous ses pieds, ou pour en baiser la trace. Je me troublais à son sourire; je tremblais au son de sa voix; je frémissais de désir si je touchais ce qu’elle avait touché. L’air exhalé de sa bouche humide pénétrait dans la moelle de mes os, coulait dans mes veines au lieu de sang.

Un seul de ses regards m’eût fait voler au bout de la terre; quel désert ne m’eût suffi avec elle! À ses côtés, l’antre des lions se fut changé en palais, et des millions de siècles eussent été trop courts pour épuiser les feux dont je me sentais embrasé.

À cette fureur se joignait une idolâtrie morale: par un autre jeu de mon imagination, cette Phryné qui m’enlaçait dans ses bras était aussi pour moi la gloire et surtout l’honneur; la vertu lorsqu’elle accomplit ses plus nobles sacrifices, le génie lorsqu’il enfante la pensée la plus rare, donneraient à peine une idée de cette autre sorte de bonheur. Je trouvais à la fois dans ma création merveilleuse toutes les blandices des sens et toutes les jouissances de l’âme. Accablé et comme submergé de ces doubles délices, je ne savais plus quelle était ma véritable existence; j’étais homme et n’étais pas homme; je devenais le nuage, le vent, le bruit; j’étais un pur esprit, un être aérien, chantant la souveraine félicité. Je me dépouillais de ma nature pour me fondre avec la fille de mes désirs, pour me transformer en elle, pour toucher plus intimement la beauté, pour être à la fois la passion reçue et donnée, l’amour et l’objet de l’amour.

Tout à coup, frappé de ma folie, je me précipitais sur ma couche; je me roulais dans ma douleur: j’arrosais mon lit de larmes cuisantes que personne ne voyait et qui coulaient, misérables, pour un néant.

* * *

Bientôt, ne pouvant plus rester dans ma tour, je descendais à travers les ténèbres, j’ouvrais furtivement la porte du perron comme un meurtrier, et j’allais errer dans le grand bois.

Après avoir marché à l’aventure, agitant mes mains, embrassant les vents qui m’échappaient ainsi que l’ombre, objet de mes poursuites, je m’appuyais contre le tronc d’un hêtre; je regardais les corbeaux que je faisais envoler d’un arbre pour se poser sur un autre, ou la lune se traînant sur la cime dépouillée de la futaie: j’aurais voulu habiter ce monde mort, qui réfléchissait la pâleur du sépulcre. Je ne sentais ni le froid, ni l’humidité de la nuit; l’haleine glaciale de l’aube ne m’aurait pas même tiré du fond de mes pensées, si à cette heure la cloche du village ne s’était fait entendre.

Dans la plupart des villages de la Bretagne, c’est ordinairement à la pointe du jour que l’on sonne pour les trépassés. Cette sonnerie se compose, de trois notes répétées, un petit air monotone, mélancolique et champêtre. Rien ne convenait mieux à mon âme malade et blessée que d’être rendue aux tribulations de l’existence par la cloche qui en annonçait la fin. Je me représentais le pâtre expiré dans sa cabane inconnue, ensuite déposé dans un cimetière non moins ignoré. Qu’était-il venu faire sur la terre? moi-même, que faisais-je dans ce monde[247]? Puisque enfin je devais passer, ne valait-il pas mieux partir à la fraîcheur du matin, arriver de bonne heure, que d’achever le voyage sous le poids et pendant la chaleur du jour? Le rouge du désir me montait au visage; l’idée de n’être plus me saisissait le cœur à la façon d’une joie subite. Au temps des erreurs de ma jeunesse, j’ai souvent souhaité ne pas survivre au bonheur: il y avait dans le premier succès un degré de félicité qui me faisait aspirer à la destruction.

De plus en plus garrotté à mon fantôme, ne pouvant jouir de ce qui n’existait pas, j’étais comme ces hommes mutilés qui rêvent des béatitudes pour eux insaisissables, et qui se créent un songe dont les plaisirs égalent les tortures de l’enfer. J’avais en outre le pressentiment des misères de mes futures destinées: ingénieux à me forger des souffrances, je m’étais placé entre deux désespoirs; quelquefois je ne me croyais qu’un être nul, incapable de s’élever au-dessus du vulgaire; quelquefois il me semblait sentir en moi des qualités qui ne seraient jamais appréciées. Un secret instinct m’avertissait qu’en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais.

Tout nourrissait l’amertume de mes goûts: Lucile était malheureuse; ma mère ne me consolait pas; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l’âge; la vieillesse roidissait son âme comme son corps; il m’épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l’apercevais assis sur le perron, on m’aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n’était néanmoins que différer mon supplice: obligé de paraître au souper, je m’asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front: la dernière lueur de la raison m’échappa.

Me voici arrivé à un moment où j’ai besoin de quelque force pour confesser ma faiblesse. L’homme qui attente à ses jours montre moins la vigueur de son âme que la défaillance de sa nature.

Je possédais un fusil de chasse dont la détente usée partait souvent au repos. Je chargeai ce fusil de trois balles, et je me rendis dans un endroit écarté du grand Mail. J’armai le fusil, introduisis le bout du canon dans ma bouche, je frappai la crosse contre terre; je réitérai plusieurs fois l’épreuve: le coup ne partit pas; l’apparition d’un garde suspendit ma résolution. Fataliste sans le vouloir et sans le savoir, je supposai que mon heure n’était pas arrivée, et je remis à un autre jour l’exécution de mon projet. Si je m’étais tué, tout ce que j’ai été s’ensevelissait avec moi; on ne saurait rien de l’histoire qui m’aurait conduit à ma catastrophe; j’aurais grossi la foule des infortunés sans nom, je ne me serais pas fait suivre à la trace de mes chagrins comme un blessé à la trace de son sang.

Ceux qui seraient troublés par ces peintures et tentés d’imiter ces folies, ceux qui s’attacheraient à ma mémoire par mes chimères, se doivent souvenir qu’ils n’entendent que la voix d’un mort. Lecteur, que je ne connaîtrai jamais, rien n’est demeuré: il ne reste de moi que ce que je suis entre les mains du Dieu vivant qui m’a jugé.

Une maladie, fruit de cette vie désordonnée, mit fin aux tourments par qui m’arrivèrent les premières inspirations de la Muse et les premières attaques des passions. Ces passions dont mon âme était surmenée, ces passions vagues encore, ressemblaient aux tempêtes de mer qui affluent de tous les points de l’horizon: pilote sans expérience, je ne savais de quel côté présenter la voile à des vents indécis. Ma poitrine se gonfla, la fièvre me saisit; on envoya chercher à Bazouges, petite ville éloignée de Combourg de cinq ou six lieues, un excellent médecin nommé Cheftel, dont le fils a joué un rôle dans l’affaire du marquis de La Rouërie[248]. Il m’examina attentivement, ordonna des remèdes et déclara qu’il était surtout nécessaire de m’arracher à mon genre de vie[249].

Je fus six semaines en péril. Ma mère vint un matin s’asseoir au bord de mon lit, et me dit: «Il est temps de vous décider; votre frère est à même de vous obtenir un bénéfice; mais, avant d’entrer au séminaire, il faut vous bien consulter, car si je désire que vous embrassiez l’état ecclésiastique, j’aime encore mieux vous voir homme du monde que prêtre scandaleux.»

D’après ce qu’on vient de lire, on peut juger si la proposition de ma pieuse mère tombait à propos. Dans les événements majeurs de ma vie, j’ai toujours su promptement ce que je devais éviter; un mouvement d’honneur me pousse. Abbé, je me parus ridicule. Évêque, la majesté du sacerdoce m’imposait et je reculais avec respect devant l’autel. Ferais-je, comme évêque, des efforts afin d’acquérir des vertus, ou me contenterais-je de cacher mes vices? Je me sentais trop faible pour le premier parti, trop franc pour le second. Ceux qui me traitent d’hypocrite et d’ambitieux me connaissent peu: je ne réussirai jamais dans le monde, précisément parce qu’il me manque une passion et un vice, l’ambition et l’hypocrisie. La première serait tout au plus chez moi de l’amour-propre piqué; je pourrais désirer quelquefois être ministre ou roi pour me rire de mes ennemis; mais au bout de vingt-quatre heures je jetterais mon portefeuille et ma couronne par la fenêtre.

Je dis donc à ma mère que je n’étais pas assez fortement appelé à l’état ecclésiastique. Je variais pour la seconde fois dans mes projets: je n’avais point voulu me faire marin, je ne voulais plus être prêtre. Restait la carrière militaire; je l’aimais: mais comment supporter la perte de mon indépendance et la contrainte de la discipline européenne? Je m’avisai d’une chose saugrenue: je déclarai que j’irais au Canada défricher des forêts, ou aux Indes chercher du service dans les armées des princes de ce pays.

Par un de ces contrastes qu’on remarque chez tous les hommes, mon père, si raisonnable d’ailleurs, n’était jamais trop choqué d’un projet aventureux. Il gronda ma mère de mes tergiversations, mais il se décida à me faire passer aux Indes. On m’envoya à Saint-Malo; on y préparait un armement pour Pondichéry.

* * *

Deux mois s’écoulèrent: je me retrouvai seul dans mon île maternelle: la Villeneuve y venait de mourir. En allant la pleurer au bord du lit vide et pauvre où elle expira, j’aperçus le petit chariot d’osier dans lequel j’avais appris à me tenir debout sur ce triste globe. Je me représentais ma vieille bonne, attachant du fond de sa couche ses regards affaiblis sur cette corbeille roulante: ce premier monument de ma vie en face de dernier monument de la vie de ma seconde mère, l’idée des souhaits de bonheur que la bonne Villeneuve adressait au ciel pour son nourrisson en quittant le monde, cette preuve d’un attachement si constant, si désintéressé, si pur, me brisaient le cœur de tendresse, de regrets et de reconnaissance.

Du reste, rien de mon passé à Saint-Malo: dans le port je cherchais en vain les navires aux cordes desquels je me jouais; ils étaient partis ou dépecés; dans la ville, l’hôtel où j’étais né avait été transformé en auberge. Je touchais presque à mon berceau et déjà tout un monde s’était écroulé. Étranger aux lieux de mon enfance, en me rencontrant on demandait qui j’étais, par l’unique raison que ma tête s’élevait de quelques lignes de plus au-dessus du sol vers lequel elle s’inclinera de nouveau dans peu d’années. Combien rapidement et que de fois nous changeons d’existence et de chimère! Des amis nous quittent, d’autres leur succèdent; nos liaisons varient: il y a toujours un temps où nous ne possédions rien de ce que nous possédons, un temps où nous n’avons rien de ce que nous eûmes. L’homme n’a pas une seule et même vie; il en a plusieurs mises bout à bout, et c’est sa misère.

Désormais sans compagnon, j’explorais l’arène qui vit mes châteaux de sable: campos ubi Troja fuit.[250] Je marchais sur la plage désertée de la mer. Les grèves abandonnées du flux m’offraient l’image de ces espaces désolés que les illusions laissent autour de nous lorsqu’elles se retirent. Mon compatriote Abailard[251] regardait comme moi ces flots, il y a huit cents ans, avec le souvenir de son Héloïse; comme moi il voyait fuir quelque vaisseau ( ad horizontis undas ), et son oreille était bercée ainsi que la mienne de l’unisonange des vagues. Je m’exposais au brisement de la lame en me livrant aux imaginations funestes que j’avais apportées des bois de Combourg. Un cap, nommé Lavarde, servait de terme à mes courses: assis sur la pointe de ce cap, dans les pensées les plus amères, je me souvenais que ces mêmes rochers servaient à cacher mon enfance, à l’époque des fêtes; j’y dévorais mes larmes, et mes camarades s’enivraient de joie. Je ne me sentais ni plus aimé, ni plus heureux. Bientôt j’allais quitter ma patrie pour émietter mes jours en divers climats. Ces réflexions me navraient à mort, et j’étais tenté de me laisser tomber dans les flots.

Une lettre me rappelle à Combourg: j’arrive, je soupe avec ma famille; monsieur mon père ne me dit pas un mot, ma mère soupire, Lucile paraît consternée; à dix heures on se retire. J’interroge ma sœur; elle ne savait rien. Le lendemain à huit heures du matin on m’envoie chercher. Je descends: mon père m’attendait dans son cabinet.

«Monsieur le chevalier, me dit-il, il faut renoncer à vos folies. Votre frère a obtenu pour vous un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre. Vous allez partir pour Rennes, et de là pour Cambrai. Voilà cent louis; ménagez-les. Je suis vieux et malade; je n’ai pas longtemps à vivre. Conduisez-vous en homme de bien et ne déshonorez jamais votre nom.»

Il m’embrassa. Je sentis ce visage ridé et sévère se presser avec émotion contre le mien: c’était pour moi le dernier embrassement paternel.

Le comte de Chateaubriand, homme redoutable à mes yeux, ne me parut dans ce moment que le père le plus digne de ma tendresse. Je me jetai sur sa main décharnée et pleurai. Il commençait d’être attaqué d’une paralysie; elle le conduisit au tombeau; son bras gauche avait un mouvement convulsif qu’il était obligé de contenir avec sa main droite. Ce fut en retenant ainsi son bras et après m’avoir remis sa vieille épée, que, sans me donner le temps de me reconnaître, il me conduisit au cabriolet qui m’attendait dans la Cour Verte. Il m’y fit monter devant lui. Le postillon partit, tandis que je saluais des yeux ma mère et ma sœur qui fondaient en larmes sur le perron.

Je remontai la chaussée de l’étang; je vis les roseaux de mes hirondelles, le ruisseau du moulin et la prairie: je jetai un regard sur le château. Alors, comme Adam après son péché, je m’avançai sur la terre inconnue: le monde était tout devant moi: and the world was all before him.[252]

Depuis cette époque, je n’ai revu Combourg que trois fois: après la mort de mon père, nous nous y trouvâmes en deuil, pour partager notre héritage et nous dire adieu. Une autre fois j’accompagnais ma mère à Combourg: elle s’occupait de l’ameublement du château; elle attendait mon frère, qui devait amener ma belle-sœur en Bretagne. Mon frère ne vint point; il eut bientôt avec sa jeune épouse, de la main du bourreau, un autre chevet que l’oreiller préparé des mains de ma mère. Enfin je traversai une troisième fois Combourg, en allant m’embarquer à Saint-Malo pour l’Amérique. Le château était abandonné, je fus obligé de descendre chez le régisseur. Lorsque, en errant dans le grand Mail, j’aperçus du fond d’une allée obscure le perron désert, la porte et les fenêtres fermées, je me trouvai mal[253]. Je regagnai avec peine le village; j’envoyai chercher mes chevaux et je partis au milieu de la nuit.

Après quinze années d’absence, avant de quitter de nouveau la France et de passer en Terre sainte, je courus embrasser à Fougères ce qui me restait de ma famille. Je n’eus pas le courage d’entreprendre le pèlerinage des champs où la plus vive partie de mon existence fut attachée. C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. Là, j’ai cherché un cœur qui pût entendre le mien; là, j’ai vu se réunir, puis se disperser ma famille. Mon père y rêva son nom rétabli, la fortune de sa maison renouvelée: autre chimère que le temps et les révolutions ont dissipée. De six enfants que nous étions, nous ne restons plus que trois: mon frère, Julie et Lucile ne sont plus, ma mère est morte de douleur, les cendres de mon père ont été arrachées de son tombeau.

Si mes ouvrages me survivent, si je dois laisser un nom, peut-être un jour, guidé par ces Mémoires, quelque voyageur viendra visiter les lieux que j’ai peints. Il pourra reconnaître le château; mais il cherchera vainement le grand bois: le berceau de mes songes a disparu comme ces songes. Demeuré seul debout sur son rocher, l’antique donjon pleure les chênes, vieux compagnons qui l’environnaient et le protégeaient contre la tempête. Isolé comme lui, j’ai vu comme lui tomber autour de moi la famille qui embellissait mes jours et me prêtait son abri: heureusement ma vie n’est pas bâtie sur la terre aussi solidement que les tours où j’ai passé ma jeunesse, et l’homme résiste moins aux orages que les monuments élevés par ses mains.

LIVRE IV [254]

Berlin. – Potsdam. – Frédéric. – Mon frère. – Mon cousin Moreau. – Ma sœur, la comtesse de Farcy. – Julie mondaine. – Dîner. – Pommereul. – M me de Chastenay. – Cambrai. – Le régiment de Navarre. – La Martinière. – Mort de mon père. – Regrets. – Mon père m’eut-il apprécié? – Retour en Bretagne. – Séjour chez ma sœur aînée. – Mon frère m’appelle à Paris. – Ma vie solitaire à Paris. – Présentation à Versailles. – Chasse avec le roi.

Il y a loin de Combourg à Berlin, d’un jeune rêveur à un vieux ministre. Je retrouve dans ce qui précède ces paroles: «Dans combien de lieux ai-je commencé à écrire ces Mémoires, et dans quel lieu les finirai-je?»

Près de quatre ans ont passé entre la date des faits que je viens de raconter et celle où je reprends ces Mémoires. Mille choses sont survenues; un second homme s’est trouvé en moi, l’homme politique: j’y suis fort peu attaché. J’ai défendu les libertés de la France, qui seules peuvent faire durer le trône légitime. Avec le Conservateur[255] j’ai mis M. de Villèle au pouvoir; j’ai vu mourir le duc de Berry et j’ai honoré sa mémoire[256]. Afin de tout concilier, je me suis éloigné; j’ai accepté l’ambassade de Berlin[257].

J’étais hier à Potsdam, caserne ornée, aujourd’hui sans soldats: j’étudiais le faux Julien dans sa fausse Athènes. On m’a montré à Sans-Souci la table où un grand monarque allemand mettait en petits vers français les maximes encyclopédiques; la chambre de Voltaire, décorée de singes et de perroquets de bois, le moulin que se fit un jeu de respecter celui qui ravageait des provinces, le tombeau du cheval César et des levrettes Diane, Amourette, Biche, Superbe et Pax. Le royal impie se plut à profaner même la religion des tombeaux en élevant des mausolées à ses chiens; il avait marqué sa sépulture auprès d’eux, moins par mépris des hommes que par ostentation du néant.

On m’a conduit au nouveau palais, déjà tombant. On respecte dans l’ancien château de Potsdam les taches de tabac, les fauteuils déchirés et souillés, enfin toutes les traces de la malpropreté du prince renégat. Ces lieux immortalisent à la fois la saleté du cynique, l’impudence de l’athée, la tyrannie du despote et la gloire du soldat.

Une seule chose a attiré mon attention: l’aiguille d’une pendule fixée sur la minute où Frédéric expira; j’étais trompé par l’immobilité de l’image: les heures ne suspendent point leur fuite; ce n’est pas l’homme qui arrête le temps, c’est le temps qui arrête l’homme. Au surplus, peu importe le rôle que nous avons joué dans la vie; l’éclat ou l’obscurité de nos doctrines, nos richesses ou nos misères, nos joies ou nos douleurs, ne changent rien à la mesure de nos jours. Que l’aiguille circule sur un cadran d’or ou de bois, que le cadran plus ou moins large remplisse le chaton d’une bague ou la rosace d’une basilique, l’heure n’a que la même durée.

Dans un caveau de l’église protestante, immédiatement au-dessous de la chaire du schismatique défroqué, j’ai vu le cercueil du sophiste à couronne. Ce cercueil est de bronze; quand on le frappe, il retentit. Le gendarme qui dort dans ce lit d’airain ne serait pas même arraché à son sommeil par le bruit de sa renommée; il ne se réveillera qu’au son de la trompette, lorsqu’elle l’appellera sur son dernier champ de bataille, en face du Dieu des armées.

J’avais un tel besoin de changer d’impression que j’ai trouvé du soulagement à visiter la Maison-de-Marbre. Le roi qui la fit construire m’adressa autrefois quelques paroles honorables, quand, pauvre officier, je traversai son armée. Du moins, ce roi partagea les faiblesses ordinaires des hommes; vulgaire comme eux, il se réfugia dans les plaisirs. Les deux squelettes se mettent-ils en peine aujourd’hui de la différence qui fut entre eux jadis, lorsque l’un était le grand Frédéric, et l’autre Frédéric-Guillaume[258]? Sans-Souci et la Maison-de-Marbre sont également des ruines sans maître.

À tout prendre, bien que l’énormité des événements de nos jours ait rapetissé les événements passés, bien que Rosbach, Lissa, Liegnitz, Torgau, etc., etc., ne soient plus que des escarmouches auprès des batailles de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de la Moskova, Frédéric souffre moins que d’autres personnages de la comparaison avec le géant enchaîné à Sainte-Hélène. Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront: le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume.

Les soirées sont longues à Berlin. J’habite un hôtel appartenant à madame la duchesse de Dino[259]. Dès l’entrée de la nuit, mes secrétaires m’abandonnent[260]. Quand il n’y a pas de fête à la cour pour le mariage du grand-duc et de la grande-duchesse Nicolas[261], je reste chez moi. Enfermé seul auprès d’un poêle à figure morne, je n’entends que le cri de la sentinelle de la porte de Brandebourg, et les pas sur la neige de l’homme qui siffle les heures. À quoi passerai-je mon temps? Des livres? je n’en ai guère: si je continuais mes Mémoires?

Vous m’avez laissé sur le chemin de Combourg à Rennes: je débarquai dans cette dernière ville chez un de mes parents. Il m’annonça, tout joyeux, qu’une dame de sa connaissance, allant à Paris, avait une place à donner dans sa voiture, et qu’il se faisait fort de déterminer cette dame à me prendre avec elle. J’acceptai, en maudissant la courtoisie de mon parent. Il conclut l’affaire et me présenta bientôt à ma compagne de voyage, marchande de modes, leste et désinvolte, qui se prit à rire en me regardant. À minuit les chevaux arrivèrent et nous partîmes.

Me voilà dans une chaise de poste, seul avec une femme, au milieu de la nuit. Moi, qui de ma vie n’avais regardé une femme sans rougir, comment descendre de la hauteur de mes songes à cette effrayante vérité? Je ne savais où j’étais; je me collais dans l’angle de la voiture de peur de toucher la robe de madame Rose. Lorsqu’elle me parlait, je balbutiais sans lui pouvoir répondre. Elle fut obligée de payer le postillon, de se charger de tout, car je n’étais capable de rien. Au lever du jour, elle regarda avec un nouvel ébahissement ce nigaud dont elle regrettait de s’être emberloquée.

Dès que l’aspect du paysage commença de changer et que je ne reconnus plus l’habillement et l’accent des paysans bretons, je tombai dans un abattement profond, ce qui augmenta le mépris que madame Rose avait de moi. Je m’aperçus du sentiment que j’inspirais, et je reçus de ce premier essai du monde une impression que le temps n’a pas complètement effacée. J’étais né sauvage et non vergogneux; j’avais la modestie de mes années, je n’en avais pas l’embarras. Quand je devinai que j’étais ridicule par mon bon côté, ma sauvagerie se changea en une timidité insurmontable. Je ne pouvais plus dire un mot: je sentais que j’avais quelque chose à cacher, et que ce quelque chose était une vertu; je pris le parti de me cacher moi-même pour porter en paix mon innocence.

Nous avancions vers Paris. À la descente de Saint-Cyr, je fus frappé de la grandeur des chemins et de la régularité des plantations. Bientôt nous atteignîmes Versailles: l’orangerie et ses escaliers de marbre m’émerveillèrent. Les succès de la guerre d’Amérique avaient ramené des triomphes au château de Louis XIV; la reine y régnait dans l’éclat de sa jeunesse et de la beauté: le trône, si près de sa chute, semblait n’avoir jamais été plus solide. Et moi, passant obscur, je devais survivre à cette pompe, je devais demeurer pour voir les bois de Trianon aussi déserts que ceux dont je sortais alors.

Enfin, nous entrâmes dans Paris. Je trouvais à tous les visages un air goguenard: comme le gentilhomme périgourdin, je croyais qu’on me regardait pour se moquer de moi. Madame Rose se fit conduire rue du Mail, à l’ Hôtel de l’Europe, et s’empressa de se débarrasser de son imbécile. À peine étais-je descendu de voiture, qu’elle dit au portier: «Donnez une chambre à ce monsieur. – Votre servante,» ajouta-t-elle, en me faisant une révérence courte. Je n’ai de mes jours revu madame Rose.

* * *

Une femme monta devant moi un escalier noir et roide, tenant une clef étiquetée à la main; un Savoyard me suivit portant ma petite malle. Arrivée au troisième étage, la servante ouvrit une chambre; le Savoyard posa la malade en travers sur les bras d’un fauteuil. La servante me dit: «Monsieur veut-il quelque chose?» – Je répondis: «Non.» Trois coups de sifflet partirent; la servante cria: «On y va!» sortit brusquement, ferma la porte et dégringola l’escalier avec le Savoyard. Quand je me vis seul enfermé, mon cœur se serra d’une si étrange sorte qu’il s’en fallut peu que je ne reprisse le chemin de la Bretagne. Tout ce que j’avais entendu dire de Paris me revenait dans l’esprit; j’étais embarrassé de cent manières. Je m’aurais voulu coucher, et le lit n’était point fait; j’avais faim, et je ne savais comment dîner. Je craignais de manquer aux usages: fallait-il appeler les gens de l’hôtel? fallait-il descendre? à qui m’adresser? Je me hasardai à mettre la tête à la fenêtre: je n’aperçus qu’une petite cour intérieure, profonde comme un puits, où passaient et repassaient des gens qui ne songeraient de leur vie au prisonnier du troisième étage. Je vins me rasseoir auprès de la sale alcôve où je me devais coucher, réduit à contempler les personnages du papier peint qui en tapissait l’intérieur. Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s’ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d’une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage. Madame Rose avait pourtant eu pitié du benêt, elle avait fait dire à mon frère, dont elle avait su l’adresse à Rennes, que j’étais arrivé à Paris. Mon frère m’embrassa. Mon cousin Moreau[262] était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr’ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons. «Allons, chevalier, s’écria-t-il, vous voilà à Paris; je vais vous mener chez madame de Chastenay?» Qu’était-ce que cette femme dont j’entendais prononcer le nom pour la première fois? Cette proposition me révolta contre mon cousin Moreau. «Le chevalier a sans doute besoin de repos, dit mon frère; nous irons voir madame de Farcy, puis il reviendra dîner et se coucher.»

Un sentiment de joie entra dans mon cœur: le souvenir de ma famille au milieu d’un monde indifférent me fut un baume. Nous sortîmes. Le cousin Moreau tempêta au sujet de ma mauvaise chambre, et enjoignit à mon hôte de me faire descendre au moins d’un étage. Nous montâmes dans la voiture de mon frère, et nous nous rendîmes au couvent qu’habitait madame de Farcy.

Julie se trouvait depuis quelque temps à Paris pour consulter les médecins. Sa charmante figure, son élégance et son esprit l’avaient bientôt fait rechercher. J’ai déjà dit qu’elle était née avec un vrai talent pour la poésie[263]. Elle est devenue une sainte, après avoir été une des femmes les plus agréables de son siècle: l’abbé Carron a écrit sa vie[264]. Ces apôtres qui vont partout à la recherche des âmes ressentent pour elles l’amour qu’un Père de l’Église attribue au Créateur: «Quand une âme arrive au ciel,» dit ce Père, avec la simplicité de cœur d’un chrétien primitif et la naïveté du génie grec, «Dieu la prend sur ses genoux et l’appelle sa fille».

Lucile a laissé une poignante lamentation: À la sœur que je n’ai plus. L’admiration de l’abbé Carron pour Julie explique et justifie les paroles de Lucile. Le récit du saint prêtre montre aussi que j’ai dit vrai dans la préface du Génie du christianisme, et sert de preuve à quelques parties de mes Mémoires.

Julie innocente se livra aux mains du repentir; elle consacra les trésors de ses austérités au rachat de ses frères; et, à l’exemple de l’illustre Africaine sa patronne, elle se fit martyre.

L’abbé Carron, l’auteur de la Vie des Justes, est cet ecclésiastique mon compatriote, le François de Paule de l’exil[265], dont la renommée, révélée par les affligés, perça même à travers la renommée de Bonaparte. La voix d’un pauvre vicaire proscrit n’a point été étouffée par les retentissements d’une révolution qui bouleversait la société; il parut être revenu tout exprès de la terre étrangère pour écrire les vertus de ma sœur: il a cherché parmi nos ruines, il a découvert une victime et une tombe oubliées.

Lorsque le nouvel hagiographe fait la peinture des religieuses cruautés de Julie, on croit entendre Bossuet dans le sermon sur la profession de foi de mademoiselle de La Vallière:

«Osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé? N’aura-t-on point pitié de cette complexion délicate? Au contraire! c’est à lui principalement que l’âme s’en prend comme à son plus dangereux séducteur; elle se met des bornes; resserrée de toutes parts, elle ne peut plus respirer que du côté du ciel.»

Je ne puis me défendre d’une certaine confusion en retrouvant mon nom dans les dernières lignes tracées par la main du vénérable historien de Julie[266]. Qu’ai-je affaire avec mes faiblesses auprès de si hautes perfections? Ai-je tenu tout ce que le billet de ma sœur m’avait fait promettre, lorsque je le reçus pendant mon émigration à Londres? Un livre suffit-il à Dieu? n’est-ce pas ma vie que je devrais lui présenter? Or, cette vie est-elle conforme au Génie du christianisme? Qu’importe que j’aie tracé des images plus ou moins brillantes de la religion, si mes passions jettent une ombre sur ma foi! Je n’ai pas été jusqu’au bout; je n’ai pas endossé le cilice: cette tunique de mon viatique aurait bu et séché mes sueurs. Mais, voyageur lassé, je me suis assis au bord du chemin: fatigué ou non, il faudra bien que je me relève, que j’arrive où ma sœur est arrivée.

Il ne manque rien à la gloire de Julie: l’abbé Carron a écrit sa vie; Lucile a pleuré sa mort.

* * *

Quand je retrouvai Julie à Paris, elle était dans la pompe de la mondanité; elle se montrait couverte de ces fleurs, parée de ces colliers, voilée de ces tissus parfumés que saint Clément défend aux premières chrétiennes. Saint Basile veut que le milieu de la nuit soit pour le solitaire ce que le matin est pour les autres, afin de profiter du silence de la nature. Ce milieu de la nuit était l’heure où Julie allait à des fêtes dont ses vers, accentués par elle avec une merveilleuse euphonie, faisaient la principale séduction.

Julie était infiniment plus jolie que Lucile; elle avait des yeux bleus caressants et des cheveux bruns à gaufrures ou à grandes ondes. Ses mains et ses bras, modèles de blancheur et de forme, ajoutaient par leurs mouvements gracieux quelque chose de plus charmant encore à sa taille charmante. Elle était brillante, animée, riait beaucoup sans affectation, et montrait en riant des dents perlées. Une foule de portraits de femmes du temps de Louis XIV ressemblaient à Julie, entre autres ceux des trois Mortemart; mais elle avait plus d’élégance que madame de Montespan.

Julie me reçut avec cette tendresse qui n’appartient qu’à une sœur. Je sentis protégé en étant serré dans ses bras, ses rubans, son bouquet de roses et ses dentelles. Rien ne remplace l’attachement, la délicatesse et le dévouement d’une femme; on est oublié de ses frères et de ses amis; on est méconnu de ses compagnons: on ne l’est jamais de sa mère, de sa sœur ou de sa femme. Quand Harold fut tué à la bataille d’Hastings, personne ne le pouvait indiquer dans la foule des morts; il fallut avoir recours à une jeune fille, sa bien-aimée. Elle vint, et l’infortuné prince fut retrouvé par Edith au cou de cygne: « Editha swanes-hales, quod sonat collum cycni.»

Mon frère me ramena à mon hôtel; il donna des ordres pour mon dîner et me quitta. Je dînai solitaire, je me couchai triste. Je passai ma première nuit à Paris à regretter mes bruyères et à trembler devant l’obscurité de mon avenir.

À huit heures, le lendemain matin, mon gros cousin arriva; il était déjà à sa cinquième ou sixième course. «Eh bien! chevalier, nous allons déjeuner; nous dînerons avec Pommereul, et ce soir je vous mène chez madame de Chastenay.» Ceci me parut un sort, et je me résignai. Tout se passa comme le cousin l’avait voulu. Après déjeuner, il prétendit me montrer Paris, et me traîna dans les rues les plus sales des environs du Palais-Royal, me racontant les dangers auxquels était exposé un jeune homme. Nous fûmes ponctuels au rendez-vous du dîner, chez le restaurateur. Tout ce qu’on servit me parut mauvais. La conversation et les convives me montrèrent un autre monde. Il fut question de la cour, des projets de finances, des séances de l’Académie, des femmes et des intrigues du jour, de la pièce nouvelle, des succès des acteurs, des actrices et des auteurs.

Plusieurs Bretons étaient au nombre des convives, entre autres le chevalier de Guer[267] et Pommereul. Celui-ci était un beau parleur, lequel a écrit quelques campagnes de Bonaparte, et que j’étais destiné à retrouver à la tête de la librairie[268].

Pommereul, sous l’Empire, a joui d’une sorte de renom par sa haine pour la noblesse. Quand un gentilhomme s’était fait chambellan, il s’écriait plein de joie: «Encore un pot de chambre sur la tête de ces nobles!» Et pourtant Pommereul prétendait, et avec raison, être gentilhomme. Il signait Pommereux, se faisant descendre de la famille Pommereux des Lettres de madame de Sévigné[269].

Mon frère, après le dîner, voulut me mener au spectacle, mais mon cousin me réclama pour madame de Chastenay, et j’allai avec lui chez ma destinée.

Je vis une belle femme qui n’était plus de la première jeunesse, mais qui pouvait encore inspirer un attachement. Elle me reçut bien, tâcha de me mettre à l’aise, me questionna sur ma province et sur mon régiment. Je fus gauche et embarrassé; je faisais des signes à mon cousin pour abréger la visite. Mais lui, sans me regarder, ne tarissait point sur mes mérites, assurant que j’avais fait des vers dans le sein de ma mère, et m’invitant à célébrer madame de Chastenay. Elle me débarrassa de cette situation pénible, me demanda pardon d’être obligée de sortir, et m’invita à revenir la voir le lendemain matin, avec un son de voix si doux que je promis involontairement d’obéir.

Je revins le lendemain seul chez elle: je la trouvai couchée dans une chambre élégamment arrangée. Elle me dit qu’elle était un peu souffrante, et qu’elle avait la mauvaise habitude de se lever tard. Je me trouvais pour la première fois au bord du lit d’une femme qui n’était ni ma mère ni ma sœur. Elle avait remarqué la veille ma timidité, elle la vainquit au point que j’osai m’exprimer avec une sorte d’abandon. J’ai oublié ce que je lui dis; mais il me semble que je vois encore son air étonné. Elle me tendit un bras demi-nu et la plus belle main du monde, en me disant avec un sourire: «Nous vous apprivoiserons.» Je ne baisai pas même cette belle main; je me retirai tout troublé. Je partis le lendemain pour Cambrai. Qui était cette dame de Chastenay[270]? Je n’en sais rien: elle a passé comme une ombre charmante dans ma vie.

* * *

Le courrier de la malle me conduisit à ma garnison. Un de mes beaux-frères, le vicomte de Chateaubourg (il avait épousé ma sœur Bénigne, restée veuve du comte de Québriac[271] ), m’avait donné des lettres de recommandation pour des officiers de mon régiment. Le chevalier de Guénan, homme de fort bonne compagnie, me fit admettre à une table où mangeaient des officiers distingués par leurs talents, MM. Achard, des Mahis, La Martinière[272]. Le marquis de Mortemart était colonel du régiment[273]; le comte d’Andrezel, major[274]; j’étais particulièrement placé sous la tutelle de celui-ci. Je les ai retrouvés tous dans la suite: l’un est devenu mon collègue à la chambre des pairs, l’autre s’est adressé à moi pour quelques services que j’ai été heureux de lui rendre. Il y a un plaisir triste à rencontrer des personnes que l’on a connues à diverses époques de la vie, et à considérer le changement opéré dans leur existence et dans la nôtre. Comme des jalons laissés en arrière, ils nous tracent le chemin que nous avons suivi dans le désert du passé.

Arrivé en habit bourgeois au régiment, vingt-quatre heures après j’avais pris l’habit de soldat; il me semblait l’avoir toujours porté. Mon uniforme était bleu et blanc, comme jadis la jaquette de mes vœux; j’ai marché sous les mêmes couleurs, jeune homme et enfant. Je ne subis aucune des épreuves à travers lesquelles les sous-lieutenants étaient dans l’usage de faire passer un nouveau venu; je ne sais pourquoi on n’osa se livrer avec moi à ces enfantillages militaires. Il n’y avait pas quinze jours que j’étais au corps, qu’on me traitait comme un ancien. J’appris facilement le maniement des armes et la théorie; je franchis mes grades de caporal et de sergent aux applaudissements de mes instructeurs. Ma chambre devint le rendez-vous des vieux capitaines comme des jeunes sous-lieutenants: les premiers me faisaient faire leurs campagnes, les autres me confiaient leurs amours.

La Martinière me venait chercher pour passer avec lui devant la porte d’une belle Cambrésienne qu’il adorait; cela nous arrivait cinq à six fois le jour. Il était très laid et avait le visage labouré par la petite vérole. Il me racontait sa passion en buvant de grands verres d’eau de groseille, que je payais quelquefois.

Tout aurait été à merveille sans ma folle ardeur pour la toilette; on affectait alors le rigorisme de la tenue prussienne: petit chapeau, petites boucles serrées à la tête, queue attachée roide, habit strictement agrafé. Cela me déplaisait fort; je me soumettais le matin à ces entraves, mais le soir, quand j’espérais n’être pas vu de mes chefs, je m’affublais d’un plus grand chapeau; le barbier descendait les boucles de mes cheveux et desserrait ma queue; je déboutonnais et croisais les revers de mon habit; dans ce tendre négligé, j’allais faire ma cour pour La Martinière, sous la fenêtre de sa cruelle Flamande. Voilà qu’un jour je me rencontre nez à nez avec M. d’Andrezel: «Qu’est-ce que cela, monsieur? me dit le terrible major: vous garderez trois jours les arrêts.» Je fus un peu humilié; mais je reconnus la vérité du proverbe, qu’à quelque chose malheur est bon; il me délivra des amours de mon camarade.

Auprès du tombeau de Fénelon, je relus Télémaque: je n’étais pas trop en train de l’historiette philanthropique de la vache et du prélat.

Le début de ma carrière amuse mes ressouvenirs. En traversant Cambrai avec le roi, après les Cent-Jours, je cherchai la maison que j’avais habitée et le café que je fréquentais: je ne les pus retrouver; tout avait disparu, hommes et monuments.

* * *

L’année même où je faisais à Cambrai mes premières armes; on apprit la mort de Frédéric II[275]; je suis ambassadeur auprès du neveu de ce grand roi, et j’écris à Berlin cette partie de mes Mémoires. À cette nouvelle importante pour le public succéda une autre nouvelle douloureuse pour moi: Lucile m’annonça que mon père avait été emporté d’une attaque d’apoplexie, le surlendemain de cette fête de l’Angevine, une des joies de mon enfance.

Parmi les pièces authentiques qui me servent de guide, je trouve les actes de décès de mes parents. Ces actes marquant aussi d’une façon particulière le décès du siècle, je les consigne ici comme une page d’histoire.

«Extrait du registre de décès de la paroisse de Combourg, pour 1786, où est écrit ce qui suit, folio 8, verso: «Le corps de haut et puissant messire René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg, seigneur de Gaugres, le Plessis-l’Épine, Boulet, Malestroit en Dol et autres lieux, époux de haute et puissante dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée de La Bouëtardais, dame comtesse de Combourg, âgé de soixante-neuf ans environ, mort en son château de Combourg, le six septembre, environ les huit heures du soir, a été inhumé le huit, dans le caveau de ladite seigneurie, placé dans le chasseau de notre église de Combourg, en présence de messieurs les gentilshommes, de messieurs les officiers de la juridiction et autres notables bourgeois soussignants. Signé au registre: le comte du Petitbois, de Monlouët, de Chateaudassy, Delaunay, Morault, Noury de Mauny, avocat; Hermer, procureur; Petit, avocat et procureur fiscal; Robion, Portal, Le Douarin, de Trevelec, recteur doyen de Dingé; Sévin, recteur.»

Dans le collationné délivré en 1812 par M. Lodin, maire de Combourg, les dix-neuf mots portant titres: haut et puissant messire, etc., sont biffés.

«Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, premier arrondissement du département d’Ille-et-Vilaine, pour l’an VI de la République, folio 35, recto, où est écrit ce qui suit: «Le douze prairial an VI [276]de la République française, devant moi, Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan, élu officier public le quatre floréal dernier [277], sont comparus Jean Baslé, jardinier, et Joseph Boulin, journalier, lesquels m’ont déclaré qu’Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au domicile de la citoyenne Gouyon, situé à La Ballue, en cette commune, ce jour à une heure après-midi. D’après cette déclaration, dont je me suis assuré de la vérité, j’ai rédigé le présent acte, que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Boulin ayant déclaré ne le savoir faire, de ce interpellé. «Fait en la maison commune lesdits jours et an. «Signé: Jean Baslé et Bourdasse.»

Dans le premier extrait, l’ancienne société subsiste: M. de Chateaubriand est un haut et puissant seigneur, etc., etc; les témoins sont des gentilshommes et de notables bourgeois; je rencontre parmi les signataires ce marquis de Montlouët, qui s’arrêtait l’hiver au château de Combourg, le curé Sévin, qui eut tant de peine à me croire l’auteur du Génie du christianisme, hôtes fidèles de mon père jusqu’à sa dernière demeure. Mais mon père ne coucha pas longtemps dans son linceul: il en fut jeté hors quand on jeta la vieille France à la voirie.

Dans l’extrait mortuaire de ma mère, la terre roule sur d’autres pôles: nouveau monde, nouvelle ère; le comput des années et les noms même des mois sont changés. Madame de Chateaubriand n’est plus qu’une pauvre femme qui habite au domicile de la citoyenne Gouyon; un jardinier, et un journalier qui ne sait pas signer, attestent seuls la mort de ma mère; de parents et d’amis, point; nulle pompe funèbre; pour tout assistant, la Révolution[278].

* * *

Je pleurai M. de Chateaubriand: sa mort me montra mieux ce qu’il valait; je ne me souvins ni de ses rigueurs ni de ses faiblesses. Je croyais encore le voir se promener le soir dans la salle de Combourg; je m’attendrissais à la pensée de ces scènes de famille. Si l’affection de mon père pour moi se ressentait de la sévérité du caractère, au fond elle n’en était pas moins vive. Le farouche maréchal de Montluc qui, rendu camard par des blessures effrayantes, était réduit à cacher, sous un morceau de suaire, l’horreur de sa gloire, cet homme de carnage se reproche sa dureté envers un fils qu’il venait de perdre.

«Ce pauvre garçon, disait-il, n’a rien veu de moy qu’une contenance refroignée et pleine de mespris; il a emporté cette créance, que je n’ay sceu n’y l’aymer, ni l’estimer selon son mérite. À qui garday-je à descouvrir cette singulière affection que je luy portay dans mon âme? Estoit-ce pas luy qui en devait avoir tout le plaisir et toute l’obligation? Je me suis contraint et gehenné pour maintenir ce vain masque, et y ay perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté, quant et quant, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais receu de moy que rudesse, ny senti qu’une façon tyrannique.

Ma volonté ne fut point portée bien froide envers mon père, et je ne doute point que, malgré sa façon tyrannique, il ne m’aimât tendrement: il m’eût, j’en suis sûr, regretté, la Providence m’appelant avant lui. Mais lui, restant sur la terre avec moi, eût-il été sensible au bruit qui s’est élevé de ma vie? Une renommée littéraire aurait blessé sa gentilhommerie; il n’aurait vu dans les aptitudes de son fils qu’une dégénération; l’ambassade même de Berlin, conquête de la plume, non de l’épée, l’eût médiocrement satisfait. Son sang breton le rendait d’ailleurs frondeur en politique, grand opposant des taxes et violent ennemi de la cour. Il lisait la Gazette de Leyde, le Journal de Francfort, le Mercure de France et l’ Histoire philosophique des deux Indes, dont les déclamations le charmaient; il appelait l’abbé Raynal un maître homme. En diplomatie il était antimusulman; il affirmait que quarante mille polissons russes passeraient sur le ventre des janissaires et prendraient Constantinople. Bien que turcophage, mon père avait nonobstant rancune au cœur contre les polissons russes, à cause de ses rencontres à Dantzick.

Je partage le sentiment de M. de Chateaubriand sur les réputations littéraires ou autres, mais par des raisons différentes des siennes. Je ne sache pas dans l’histoire une renommée qui me tente: fallût-il me baisser pour ramasser à mes pieds et à mon profit la plus grande gloire du monde, je ne m’en donnerais pas la fatigue. Si j’avais pétri mon limon, peut-être me fussé-je créé femme, en passion d’elles; ou si je m’étais fait homme, je me serais octroyé d’abord la beauté; ensuite, par précaution contre l’ennui mon ennemi acharné, il m’eût assez convenu d’être un artiste supérieur, mais inconnu, et n’usant de mon talent qu’au bénéfice de ma solitude. Dans la vie pesée à son poids léger, aunée à sa courte mesure, dégagée de toute piperie, il n’est que deux choses vraies: la religion avec l’intelligence, l’amour avec la jeunesse, c’est-à-dire l’avenir et le présent: le reste n’en vaut pas la peine.

Avec mon père finissait le premier acte de ma vie; les foyers paternels devenaient vides; je les plaignais, comme s’ils eussent été capables de sentir l’abandon et la solitude. Désormais j’étais sans maître et jouissant de ma fortune: cette liberté m’effraya. Qu’en allais-je faire? À qui la donnerais-je? Je me défiais de ma force: je reculais devant moi.

* * *

J’obtins un congé. M. d’Andrezel, nommé lieutenant-colonel du régiment de Picardie, quittait Cambrai: je lui servis de courrier. Je traversai Paris, où je ne voulus pas m’arrêter un quart d’heure; je revis les landes de ma Bretagne avec plus de joie qu’un Napolitain banni dans nos climats ne reverrait les rives de Portici, les campagnes de Sorrente. Ma famille se rassembla à Combourg; on régla les partages; cela fait, nous nous dispersâmes, comme des oiseaux s’envolent du nid paternel. Mon frère arrivé de Paris y retourna; ma mère se fixa à Saint-Malo; Lucile suivit Julie; je passai une partie de mon temps chez mesdames de Marigny, de Chateaubourg et de Farcy. Marigny, château de ma sœur aînée, à trois lieues de Fougères, était agréablement situé entre deux étangs parmi des bois, des rochers et des prairies[279]. J’y demeurai quelques mois tranquille; une lettre de Paris vint troubler mon repos.

Au moment d’entrer au service et d’épouser mademoiselle de Rosambo, mon frère n’avait point encore quitté la robe; par cette raison il ne pouvait monter dans les carrosses. Son ambition pressée lui suggéra l’idée de me faire jouir des honneurs de la cour afin de mieux préparer les voies à son élévation. Les preuves de noblesse avaient été faites pour Lucile lorsqu’elle fut reçue au chapitre de l’Argentière; de sorte que tout était prêt: le maréchal de Duras[119] devait être mon patron. Mon frère m’annonçait que j’entrais dans la route de la fortune; que déjà j’obtenais le rang de capitaine de cavalerie, rang honorifique et de courtoisie; qu’il serait aisé de m’attacher à l’ordre de Malte, au moyen de quoi je jouirais de gros bénéfices.

Cette lettre me frappa comme un coup de foudre: retourner à Paris, être présenté à la cour, – et je me trouvais presque mal quand je rencontrais trois ou quatre personnes inconnues dans un salon! Me faire comprendre l’ambition, à moi qui ne rêvais que de vivre oublié!

Mon premier mouvement fut de répondre à mon frère qu’étant l’aîné, c’était à lui de soutenir son nom; que, quant à moi, obscur cadet de Bretagne, je ne me retirerais pas du service, parce qu’il y avait des chances de guerre; mais que si le roi avait besoin d’un soldat dans son armée, il n’avait pas besoin d’un pauvre gentilhomme à sa cour.

Je m’empressai de lire cette réponse romanesque à madame de Marigny, qui jeta les hauts cris; on appela madame de Farcy, qui se moqua de moi; Lucile m’aurait bien voulu soutenir, mais elle n’osait combattre ses sœurs. On m’arracha ma lettre, et, toujours faible quand il s’agit de moi, je mandai à mon frère que j’allais partir.

Je partis en effet; je partis pour être présenté à la première cour de l’Europe, pour débuter dans la vie de la manière la plus brillante, et j’avais l’air d’un homme que l’on traîne aux galères ou sur lequel on va prononcer une sentence de mort.

* * *

J’entrai dans Paris par le chemin que j’avais suivi la première fois; j’allai descendre au même hôtel, rue du Mail: je ne connaissais que cela. Je fus logé à la porte de mon ancienne chambre, mais dans un appartement un peu plus grand et donnant sur la rue.

Mon frère, soit qu’il fût embarrassé de mes manières, soit qu’il eût pitié de ma timidité, ne me mena point dans le monde et ne me fit faire connaissance avec personne. Il demeurait rue des Fossés-Montmartre; j’allais tous les jours dîner chez lui à trois heures; nous nous quittions ensuite, et nous ne nous revoyions que le lendemain. Mon gros cousin Moreau n’était plus à Paris. Je passai deux ou trois fois devant l’hôtel de madame de Chastenay, sans oser demander au suisse ce qu’elle était devenue.

L’automne commençait. Je me levais à six heures; je passais au manège; je déjeunais. J’avais heureusement alors la rage du grec: je traduisais l’ Odyssée et la Cyropédie jusqu’à deux heures, en entremêlant mon travail d’études historiques. À deux heures je m’habillais, je me rendais chez mon frère; il me demandait ce que j’avais fait, ce que j’avais vu; je répondais: «Rien». Il haussait les épaules et me tournait le dos.

Un jour, on entend du bruit au dehors; mon frère court à la fenêtre et m’appelle: je ne voulus jamais quitter le fauteuil dans lequel j’étais étendu au fond de la chambre. Mon pauvre frère me prédit que je mourrais inconnu, inutile à moi et à ma famille.

À quatre heures, je rentrais chez moi: je m’asseyais derrière ma croisée. Deux jeunes personnes de quinze ou seize ans venaient à cette heure dessiner à la fenêtre d’un hôtel bâti en face, de l’autre côté de la rue. Elles s’étaient aperçues de ma régularité, comme moi de la leur. De temps en temps elles levaient la tête pour regarder leur voisin; je leur savais un gré infini de cette marque d’attention: elles étaient ma seule société à Paris.

Quand la nuit approchait, j’allais à quelque spectacle; le désert de la foule me plaisait, quoiqu’il m’en coûtât toujours un peu de prendre mon billet à la porte et de me mêler aux hommes. Je rectifiai les idées que je m’étais formées du théâtre à Saint-Malo. Je vis madame Saint-Huberti[280] dans le rôle d’Armide; je sentis qu’il avait manqué quelque chose à la magicienne de ma création. Lorsque je ne m’emprisonnais pas dans la salle de l’Opéra ou des Français, je me promenais de rue en rue ou le long des quais, jusqu’à dix ou onze heures du soir. Je n’aperçois pas encore aujourd’hui la file des réverbères de la place Louis XV à la barrière des Bons-Hommes sans me souvenir des angoisses dans lesquelles j’étais quand je suivis cette route pour me rendre à Versailles lors de ma présentation.

Rentré au logis, je demeurais une partie de la nuit la tête penchée sur mon feu qui ne me disait rien: je n’avais pas, comme les Persans, l’imagination assez riche pour me figurer que la flamme ressemblait à l’anémone, et la braise à la grenade. J’écoutais les voitures allant, venant, se croisant; leur roulement lointain imitait le murmure de la mer sur les grèves de ma Bretagne, ou du vent dans les bois de Combourg. Ces bruits du monde qui rappelaient ceux de la solitude réveillaient mes regrets; j’évoquais mon ancien mal, ou bien mon imagination inventait l’histoire des personnages que ces chars emportaient: j’apercevais des salons radieux, des bals, des amours, des conquêtes. Bientôt, retombé sur moi-même, je me retrouvais, délaissé dans une hôtellerie, voyant le monde par la fenêtre et l’entendant aux échos de mon foyer.

Rousseau croit devoir à sa sincérité, comme à l’enseignement des hommes, la confession des voluptés suspectes de sa vie; il suppose même qu’on l’interroge gravement et qu’on lui demande compte de ses péchés avec les donne pericolanti de Venise. Si je m’étais prostitué aux courtisanes de Paris, je ne me croirais pas obligé d’en instruire la postérité; mais j’étais trop timide d’un côté, trop exalté de l’autre, pour me laisser séduire à des filles de joie. Quand je traversais les troupeaux de ces malheureuses attaquant les passants pour les hisser à leurs entre-sols, comme les cochers de Saint-Cloud pour faire monter les voyageurs dans leurs voitures, j’étais saisi de dégoût et d’horreur. Les plaisirs d’aventure ne m’auraient convenu qu’aux temps passés.

Dans les XIV e, XV e, XVI e, et XVII e siècles, la civilisation imparfaite, les croyances superstitieuses, les usages étrangers et demi-barbares, mêlaient le roman partout: les caractères étaient forts, l’imagination puissante, l’existence mystérieuse et cachée. La nuit, autour des hauts murs des cimetières et des couvents, sous les remparts déserts de la ville, le long des chaînes et des fossés des marchés, à l’orée des quartiers clos, dans les rues étroites et sans réverbères, où des voleurs et des assassins se tenaient embusqués, où des rencontres avaient lieu tantôt à la lumière des flambeaux, tantôt dans l’épaisseur des ténèbres, c’était au péril de sa tête qu’on cherchait le rendez-vous donné par quelque Héloïse. Pour se livrer au désordre, il fallait aimer véritablement; pour violer les mœurs générales, il fallait faire de grands sacrifices. Non seulement il s’agissait d’affronter des dangers fortuits et de braver le glaive des lois, mais on était obligé de vaincre en soi l’empire des habitudes régulières, l’autorité de la famille, la tyrannie des coutumes domestiques, l’opposition de la conscience, les terreurs et les devoirs du chrétien. Toutes ces entraves doublaient l’énergie des passions.

Je n’aurais pas suivi en 1788 une misérable affamée qui m’eût entraîné dans son bouge sous la surveillance de la police; mais il est probable que j’eusse mis à fin, en 1606 une aventure du genre de celle qu’a si bien racontée Bassompierre.

«Il y avoit cinq ou six mois, dit le maréchal, que toutes les fois que je passois sur le Petit-Pont (car en ce temps-là le Pont-Neuf n’était point bâti), une belle femme, lingère à l’enseigne des Deux-Anges , me faisoit de grandes révérences et m’accompagnoit de la vue tant qu’elle pouvoit; et comme j’eus pris garde à son action, je la regardois aussi et la saluois avec plus de soin. «Il advint que lorsque j’arrivai de Fontainebleau à Paris, passant sur le Petit-Pont, dès qu’elle m’aperçut venir, elle se mit sur l’entrée de sa boutique et me dit, comme je passois: – Monsieur je suis votre servante. – Je lui rendis son salut, et, me retournant de temps en temps, je vis qu’elle me suivoit de la vue aussi longtemps qu’elle pouvoit.»

Bassompierre obtient un rendez-vous:

«Je trouvai, dit-il, une très-belle femme, âgée de vingt ans, qui étoit coiffée de nuit, n’ayant qu’une très fine chemise sur elle et une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Elle me plut bien fort. Je lui demandai si je ne pourrois pas la voir encore une autre fois. – Si vous voulez me voir une autre fois, me répondit-elle, ce sera chez une de mes tantes, qui se tient en la rue Bourg-l’Abbé, proche des Halles, auprès de la rue aux Ours, à la troisième porte du côté de la rue Saint-Martin; je vous y attendrai depuis dix heures jusqu’à minuit, et plus tard encore; je laisserai la porte ouverte. À l’entrée, il y a une petite allée que vous passerez vite, car la porte de la chambre de ma tante y répond, et trouverez un degré qui vous mènera à ce second étage. – Je vins à dix heures, et trouvai la porte qu’elle m’avoit marquée, et de la lumière bien grande, non-seulement au second étage, mais au troisième et au premier encore; mais la porte était fermée. Je frappai pour avertir de ma venue; mais j’ouïs une voix d’homme qui me demanda qui j’étois. Je m’en retournai à la rue aux Ours, et étant retourné pour la deuxième fois, ayant trouvé la porte ouverte, j’entrai jusques au second étage, où je trouvai que cette lumière étoit la paille du lit que l’on y brûloit, et deux corps nus étendus sur la table de la chambre. Alors, je me retirai bien étonné, et en sortant je rencontrai des corbeaux ( enterreurs de morts ) qui me demandèrent ce que je cherchois; et moi, pour les faire écarter, mis l’épée à la main et passai outre, m’en revenant à mon logis, un peu ému de ce spectacle inopiné.» [281]

Je suis allé, à mon tour, à la découverte, avec l’adresse donnée, il y deux cent quarante ans, par Bassompierre. J’ai traversé le Petit-Pont, passé les Halles, et suivi la rue Saint-Denis jusqu’à la rue aux Ours, à main droite; la première rue à main gauche, aboutissant rue aux Ours, est la rue Bourg-l’Abbé. Son inscription, enfumée comme par le temps et un incendie, m’a donné bonne espérance. J’ai retrouvé la troisième petite porte du côté de la rue Saint-Martin, tant les renseignements de l’historien sont fidèles. Là, malheureusement, les deux siècles et demi, que j’avais cru d’abord restés dans la rue, ont disparu. La façade de la maison est moderne; aucune clarté ne sortait ni du premier, ni du second, ni du troisième étage. Aux fenêtres de l’attique, sous le toit, régnait une guirlande de capucines et de pois de senteur; au rez-de-chaussée, une boutique de coiffeur offrait une multitude de tours de cheveux accrochés derrière les vitres.

Tout déconvenu, je suis entré dans ce musée des Éponines: depuis la conquête des Romains, les Gauloises ont toujours vendu leurs tresses blondes à des fronts moins parés; mes compatriotes bretonnes se font tondre encore à certains jours de foire et troquent le voile naturel de leur tête pour un mouchoir des Indes. M’adressant à un merlan, qui filait une perruque sur un peigne de fer: «Monsieur, n’auriez-vous pas acheté les cheveux d’une jeune lingère, qui demeurait à l’enseigne des Deux-Anges, près du Petit-Pont?» Il est resté sous le coup, ne pouvant dire ni oui, ni non. Je me suis retiré, avec mille excuses, à travers un labyrinthe de toupets.

J’ai ensuite erré de porte en porte: point de lingère de vingt ans, me faisant grandes révérences; point de jeune femme franche, désintéressée, passionnée, coiffée de nuit, n’ayant qu’une très fine chemise, une petite jupe de revesche verte, et des mules aux pieds, avec un peignoir sur elle. Une vieille grognon, prête à rejoindre ses dents dans la tombe, m’a pensé battre avec sa béquille: c’était peut-être la tante du rendez-vous.

Quelle belle histoire que cette histoire de Bassompierre! il faut comprendre une des raisons pour laquelle il avait été si résolument aimé. À cette époque, les Français se séparaient en deux classes distinctes, l’une dominante, l’autre demi-serve. La lingère pressait Bassompierre dans ses bras, comme un demi-dieu descendu au sein d’une esclave: il lui faisait l’illusion de la gloire, et les Françaises, seules de toutes les femmes, sont capables de s’enivrer de cette illusion.

Mais qui nous révélera les causes inconnues de la catastrophe? Était-ce la gentille grisette des Deux-Anges, dont le corps gisait sur la table avec un autre corps? Quel était l’autre corps? Celui du mari, ou de l’homme dont Bassompierre entendit la voix? La peste (car il y avait peste à Paris) ou la jalousie étaient-elles accourues dans la rue Bourg-l’Abbé avant l’amour? L’imagination se peut exercer à l’aise sur un tel sujet. Mêlez aux inventions du poète le chœur populaire, les fossoyeurs arrivant, les corbeaux et l’épée de Bassompierre, un superbe mélodrame sortira de l’aventure.

Vous admirerez aussi la chasteté et la retenue de ma jeunesse à Paris: dans cette capitale, il m’était loisible de me livrer à tous mes caprices, comme dans l’abbaye de Thélème où chacun agissait à sa volonté; je n’abusai pas néanmoins de mon indépendance: je n’avais de commerce qu’avec une courtisane âgée de deux cent seize ans, jadis éprise d’un maréchal de France, rival du Béarnais auprès de mademoiselle de Montmorency, et amant de mademoiselle d’Entragues, sœur de la marquise de Verneuil, qui parle si mal de Henri IV. Louis XVI, que j’allais voir, ne se doutait pas de mes rapports secrets avec sa famille.

Le jour fatal arriva; il fallut partir pour Versailles plus mort que vif. Mon frère m’y conduisit la veille de ma présentation et me mena chez le maréchal de Duras, galant homme dont l’esprit était si commun qu’il réfléchissait quelque chose de bourgeois sur ses belles manières: ce bon maréchal me fit pourtant une peur horrible.

* * *

Le lendemain matin, je me rendis seul au château. On n’a rien vu quand on n’a pas vu la pompe de Versailles, même après le licenciement de l’ancienne maison du roi: Louis XIV était toujours là.

La chose alla bien tant que je n’eus qu’à traverser les salles des gardes: l’appareil militaire m’a toujours plu et ne m’a jamais imposé. Mais quand j’entrai dans l’Œil-de-bœuf[282] et que je me trouvai au milieu des courtisans, alors commença ma détresse. On me regardait; j’entendais demander qui j’étais. Il se faut souvenir de l’ancien prestige de la royauté pour se pénétrer de l’importance dont était alors une présentation. Une destinée mystérieuse s’attachait au débutant; on lui épargnait l’air protecteur méprisant qui composait, avec l’extrême politesse, les manières inimitables du grand seigneur. Qui sait si ce débutant ne deviendra pas le favori du maître? On respectait en lui la domesticité future dont il pouvait être honoré. Aujourd’hui, nous nous précipitons dans le palais avec encore plus d’empressement qu’autrefois et, ce qu’il y a d’étrange, sans illusion: un courtisan réduit à se nourrir de vérités est bien près de mourir de faim.

Lorsqu’on annonça le lever de roi, les personnes non présentées se retirèrent; je sentis un mouvement de vanité: je n’étais pas fier de rester, j’aurais été humilié de sortir. La chambre à coucher du roi s’ouvrit; je vis le roi, selon l’usage, achever sa toilette, c’est-à-dire prendre son chapeau de la main du premier gentilhomme de service. Le roi s’avança allant à la messe; je m’inclinai; le maréchal de Duras me nomma: «Sire, le chevalier de Chateaubriand.» Le roi me regarda, me rendit mon salut, hésita, eut l’air de vouloir m’adresser la parole. J’aurais répondu d’une contenance assurée: ma timidité s’était évanouie. Parler au général de l’armée, au chef de l’État, me paraissait tout simple, sans que je me rendisse compte de ce que j’éprouvais. Le roi, plus embarrassé que moi, ne trouvant rien à me dire, passa outre. Vanité des destinées humaines! ce souverain que je voyais pour la première fois, ce monarque si puissant était Louis XVI à six ans de son échafaud! Et ce nouveau courtisan qu’il regardait à peine, chargé de démêler les ossements parmi les ossements, après avoir été sur preuves de noblesse présenté aux grandeurs du fils de saint Louis, le serait un jour à sa poussière sur preuves de fidélité! double tribut de respect à la double royauté du sceptre et de la palme! Louis XVI pouvait répondre à ses juges comme le Christ aux Juifs: «Je vous ai fait voir beaucoup de bonnes œuvres; pour laquelle me lapidez-vous?»

Nous courûmes à la galerie pour nous trouver sur le passage de la reine lorsqu’elle reviendrait de la chapelle. Elle se montra bientôt entourée d’un radieux et nombreux cortège; elle nous fit une noble révérence; elle semblait enchantée de la vie. Et ces belles mains, qui soutenaient alors avec tant de grâce le sceptre de tant de rois, devaient, avant d’être liées par le bourreau, ravauder les haillons de la veuve, prisonnière à la Conciergerie!

Si mon frère avait obtenu de moi un sacrifice, il ne dépendait pas de lui de me le faire pousser plus loin. Vainement il me supplia de rester à Versailles, afin d’assister le soir au jeu de la reine: «Tu seras, me dit-il, nommé à la reine, et le roi te parlera.» Il ne me pouvait pas donner de meilleures raisons pour m’enfuir. Je me hâtai de venir cacher ma gloire dans mon hôtel garni, heureux d’être échappé à la cour, mais voyant encore devant moi la terrible journée des carrosses, du 19 février 1787.

Le duc de Coigny[283] me fit prévenir que je chasserais avec le roi dans la forêt de Saint-Germain. Je m’acheminai de grand matin vers mon supplice, en uniforme de débutant, habit gris, veste et culottes rouges, manchettes de bottes, bottes à l’écuyère, couteau de chasse au côté, petit chapeau français à galon d’or. Nous nous trouvâmes quatre débutants au château de Versailles, moi, les deux messieurs de Saint-Marsault et le comte d’Hautefeuille[284]. Le duc de Coigny nous donna nos instructions: il nous avisa de ne pas couper la chasse, le roi s’emportant lorsqu’on passait entre lui et la bête. Le duc de Coigny portait un nom fatal à la reine. Le rendez-vous était au Val, dans la forêt de Saint-Germain, domaine engagé par la couronne au maréchal de Beauvau[285]. L’usage voulait que les chevaux de la première chasse à laquelle assistaient les hommes présentés fussent fournis des écuries du roi[286].

On bat aux champs: mouvement d’armes, voix de commandement. On crie: Le roi! Le roi sort, monte dans son carrosse: nous roulons dans les carrosses à la suite. Il y avait loin de cette course et de cette chasse avec le roi de France à mes courses et à mes chasses dans les landes de la Bretagne; et plus loin encore à mes courses et à mes chasses avec les sauvages de l’Amérique: ma vie devait être remplie de ces contrastes.

Nous arrivâmes au point de ralliement, où de nombreux chevaux de selle, tenus en main sous les arbres, témoignaient leur impatience. Les carrosses arrêtés dans la forêt avec les gardes; les groupes d’hommes et de femmes; les meutes à peine contenues par les piqueurs; les aboiements des chiens, le hennissement des chevaux, le bruit des cors, formaient une scène très animée. Les chasses de nos rois rappelaient à la fois les anciennes et les nouvelles mœurs de la monarchie, les rudes passe-temps de Clodion, de Chilpéric, de Dagobert, la galanterie de François I er, de Henri IV et de Louis XIV.

J’étais trop plein de mes lectures pour ne pas voir partout des comtesses de Chateaubriand, des duchesses d’Étampes, des Gabrielles d’Estrées, des La Vallière, des Montespan. Mon imagination prit cette chasse historiquement, et je me sentis à l’aise: j’étais d’ailleurs dans une forêt, j’étais chez moi.

Au descendu des carrosses, je présentai mon billet aux piqueurs. On m’avait destiné une jument appelée l’ Heureuse, bête légère, mais sans bouche, ombrageuse et pleine de caprices: assez vive image de ma fortune, qui chauvit sans cesse des oreilles. Le roi mis en selle partit; la chasse le suivit, prenant diverses routes. Je restai derrière à me débattre avec l’ Heureuse, qui ne voulait pas se laisser enfourcher par son nouveau maître; je finis cependant par m’élancer sur son dos: la chasse était déjà loin.

Je maîtrisai d’abord assez bien l’ Heureuse; forcée de raccourcir son galop, elle baissait le cou, secouait le mors blanchi d’écume, s’avançait de travers à petits bonds; mais lorsqu’elle approcha du lieu de l’action, il n’y eut plus moyen de la retenir. Elle allonge le chanfrein, m’abat la main sur le garrot, vient au grand galop donner dans une troupe de chasseurs, écartant tout sur son passage, ne s’arrêtant qu’au heurt du cheval d’une femme qu’elle faillit culbuter, au milieu des éclats de rire des uns, des cris de frayeur des autres. Je fais aujourd’hui d’inutiles efforts pour me rappeler le nom de cette femme, qui reçut poliment mes excuses. Il ne fut plus question que de l’ aventure du débutant.

Je n’étais pas au bout de mes épreuves. Environ une demi-heure après ma déconvenue, je chevauchais dans une longue percée à travers des parties de bois désertes; un pavillon s’élevait au bout: voilà que je me mis à songer à ces palais répandus dans les forêts de la couronne, en souvenir de l’origine des rois chevelus et de leurs mystérieux plaisirs: un coup de fusil part; l’ Heureuse tourne court, brosse tête baissée dans le fourré, et me porte juste à l’endroit où le chevreuil venait d’être abattu: le roi paraît.

Je me souvins alors, mais trop tard, des injonctions du duc de Coigny: la maudite Heureuse avait tout fait. Je saute à terre, d’une main poussant en arrière ma cavale, de l’autre tenant mon chapeau bas. Le roi regarde, et ne voit qu’un débutant arrivé avant lui aux fins de la bête; il avait besoin de parler; au lieu de s’emporter, il me dit avec un ton de bonhomie et un gros rire: «Il n’a pas tenu longtemps.» C’est le seul mot que j’aie jamais obtenu de Louis XVI. On vint de toutes parts; on fut étonné de me trouver causant avec le roi. Le débutant Chateaubriand fit du bruit par ses deux aventures; mais, comme il lui est toujours arrivé depuis, il ne sut profiter ni de la bonne ni de la mauvaise fortune.

Le roi força trois autres chevreuils. Les débutants ne pouvant courre que la première bête, j’allai attendre au Val avec mes compagnons le retour de la chasse.

Le roi revint au Val; il était gai et contait les accidents de la chasse. On reprit le chemin de Versailles. Nouveau désappointement pour mon frère: au lieu d’aller m’habiller pour me trouver au débotté, moment de triomphe et de faveur, je me jetai au fond de ma voiture et rentrai dans Paris plein de joie d’être délivré de mes honneurs et de mes maux. Je déclarai à mon frère que j’étais déterminé à retourner en Bretagne.

Content d’avoir fait connaître son nom, espérant amener un jour à maturité, par sa présentation, ce qu’il y avait d’avorté dans la mienne, il ne s’opposa pas au départ d’un esprit aussi biscornu[287].

Telle fut ma première vue de la ville et de la cour. La société me parut plus odieuse encore que je ne l’avais imaginé; mais si elle m’effraya, elle ne me découragea pas; je sentis confusément que j’étais supérieur à ce que j’avais aperçu. Je pris pour la cour un dégoût invincible; ce dégoût, ou plutôt ce mépris que je n’ai pu cacher, m’empêchera de réussir ou me fera tomber du plus haut point de ma carrière.

Au reste, si je jugeais le monde sans le connaître, le monde, à son tour, m’ignorait. Personne ne devina à mon début ce que je pouvais valoir, et quand je revins à Paris, on ne le devina pas davantage. Depuis ma triste célébrité, beaucoup de personnes m’ont dit: «Comme nous vous eussions remarqué, si nous vous avions rencontré dans votre jeunesse!» Cette obligeante prétention n’est que l’illusion d’une renommée déjà faite. Les hommes se ressemblent à l’extérieur; en vain Rousseau nous dit qu’il possédait deux petits yeux tout charmants: il n’en est pas moins certain, témoin ses portraits, qu’il avait l’air d’un maître d’école ou d’un cordonnier grognon.

Pour en finir avec la cour, je dirai qu’après avoir revu la Bretagne et m’être venu fixer à Paris avec mes sœurs cadettes, Lucile et Julie, je m’enfonçai plus que jamais dans mes habitudes solitaires. On me demandera ce que devint l’histoire de ma présentation. Elle resta là. – Vous ne chassâtes donc plus avec le roi? – Pas plus qu’avec l’empereur de la Chine. – Vous ne retournâtes donc plus à Versailles? – J’allai deux fois jusqu’à Sèvres; le cœur me faillit, et je revins à Paris. – Vous ne tirâtes donc aucun parti de votre position? – Aucun. – Que faisiez-vous donc? – Je m’ennuyais. – Ainsi, vous ne vous sentiez aucune ambition? – Si fait: à force d’intrigues et de soucis, j’arrivai à la gloire d’insérer dans l’ Almanach des Muses une idylle dont l’apparition me pensa tuer d’espérance et de crainte[288]. J’aurais donné tous les carrosses du roi pour avoir composé la romance: Ô ma tendre musette! ou: De mon berger volage.

Propre à tout pour les autres, bon à rien pour moi: me voilà.

LIVRE V [289]

Passage en Bretagne. – Garnison de Dieppe. – Retour à Paris avec Lucile et Julie. – Delisle de Sales. – Gens de lettres. – Portraits. – Famille Rosambo. – M. de Malesherbes. – Sa prédilection pour Lucile. – Apparition et changement de ma Sylphide. – Premiers mouvements politiques en Bretagne. – Coup d’œil sur l’histoire de la monarchie. – Constitution des États de Bretagne. – Tenue des États. – Revenu du roi en Bretagne. – Revenu particulier de la province. – Le Fouage. – J’assiste pour la première fois à une réunion politique. – Scène. – Ma mère retirée à Saint-Malo. – Cléricature. – Environs de Saint-Malo. – Le revenant. – Le malade. – États de Bretagne en 1789. – Insurrection. – Saint-Riveul, mon camarade de collège, est tué. – Année 1789. – Voyage de Bretagne à Paris. – Mouvement sur la route. – Aspect de Paris. – Renvoi de M. Necker. – Versailles. – Joie de la famille royale. – Insurrection générale. Prise de la Bastille. – Effet de la prise de la Bastille sur la cour. – Têtes de Foullon et de Bertier. – Rappel de M. Necker. – Séance du 4 août 1789. – Journée du 5 octobre. – Le roi est amené à Paris. – Assemblée constituante. – Mirabeau. – Séances de l’Assemblée nationale. – Robespierre. – Société. – Aspect de Paris. – Ce que je faisais au milieu de tout ce bruit. – Mes jours solitaires. – M lle Monet. – J’arrête avec M. de Malesherbes le plan de mon voyage en Amérique. – Bonaparte et moi sous-lieutenants ignorés. – Le marquis de la Rouërie. – Je m’embarque à Saint-Malo. – Dernières pensées en quittant la terre natale.

Tout ce qu’on vient de lire dans le livre précédent a été écrit à Berlin. Je suis revenu à Paris pour le baptême du duc de Bordeaux[290], et j’ai donné la démission de mon ambassade par fidélité politique à M. de Villèle sorti du ministère[291]. Rendu à mes loisirs, écrivons. À mesure que ces Mémoires se remplissent de mes années écoulées, ils me représentent le globe inférieur d’un sablier constatant ce qu’il y a de tombé de ma vie; quand tout le sable sera passé, je ne retournerais pas mon horloge de verre, Dieu m’en eût-il donné la puissance.

La nouvelle solitude dans laquelle j’entrai en Bretagne, après ma présentation, n’était plus celle de Combourg; elle n’était ni aussi entière, ni aussi sérieuse, et, pour tout dire, ni aussi forcée: il m’était loisible de la quitter; elle perdait de sa valeur. Une vieille châtelaine armoriée, un vieux baron blasonné, gardant dans un manoir féodal leur dernière fille et leur dernier fils, offraient ce que les Anglais appellent des caractères: rien de provincial, de rétréci dans cette vie, parce qu’elle n’était pas la vie commune.

Chez mes sœurs, la province se retrouvait au milieu des champs: on allait dansant de voisins en voisins, jouant la comédie dont j’étais quelquefois un mauvais acteur. L’hiver, il fallait subir à Fougères la société d’une petite ville, les bals, les assemblées, les dîners, et je ne pouvais pas, comme à Paris, être oublié.

D’un autre côté, je n’avais pas vu l’armée, la cour, sans qu’un changement se fût opéré dans mes idées: en dépit de mes goûts naturels, je ne sais quoi se débattant en moi contre l’obscurité me demandait de sortir de l’ombre. Julie avait la province en détestation; l’instinct du génie et de la beauté poussait Lucile sur un plus grand théâtre.

Je sentais donc dans mon existence, un malaise par qui j’étais averti que cette existence n’était pas ma destinée.

Cependant, j’aimais toujours la campagne, et celle de Marigny était charmante[292]. Mon régiment avait changé de résidence: le premier bataillon tenait garnison au Havre, le second à Dieppe; je rejoignis celui-ci: ma présentation faisait de moi un personnage. Je pris goût à mon métier; je travaillais à la manœuvre; on me confia des recrues que j’exerçais sur les galets au bord de la mer: cette mer a formé le fond du tableau dans presque toutes les scènes de ma vie.

La Martinière ne s’occupait à Dieppe ni de son homonyme Lamartinière,[293] ni du P. Simon, lequel écrivait contre Bossuet, Port-Royal et les Bénédictins[294], ni de l’anatomiste Pecquet, que madame de Sévigné appelle le petit Pecquet[295]; mais La Martinière était amoureux à Dieppe comme à Cambrai: il dépérissait aux pieds d’une forte Cauchoise, dont la coiffe et le toupet avaient une demi-toise de haut. Elle n’était pas jeune: par un singulier hasard, elle s’appelait Cauchie, petite-fille apparemment de cette Dieppoise, Anne Cauchie, qui en 1645 était âgée de cent cinquante ans.

C’était en 1647 qu’Anne d’Autriche, voyant comme moi la mer par les fenêtres de sa chambre, s’amusait à regarder les brûlots se consumer pour la divertir. Elle laissait les peuples qui avaient été fidèles à Henri IV garder le jeune Louis XIV; elle donnait à ces peuples des bénédictions infinies, malgré leur vilain langage normand.

On retrouvait à Dieppe quelques redevances féodales que j’avais vu payer à Combourg, il était dû au bourgeois Vauquelin trois têtes de porc ayant chacun une orange entre les dents, et trois sous marqués de la plus ancienne monnaie connue.

Je revins passer un semestre à Fougères. Là régnait une fille noble, appelée mademoiselle de La Belinaye[296], tante de cette comtesse de Tronjoli, dont j’ai déjà parlé. Une agréable laide, sœur d’un officier au régiment de Condé, attira mes admirations: je n’aurais pas été assez téméraire pour élever mes vœux jusqu’à la beauté; ce n’est qu’à la faveur des imperfections d’une femme que j’osais risquer un respectueux hommage.

Madame de Farcy, toujours souffrante, prit enfin la résolution d’abandonner la Bretagne. Elle détermina Lucile à la suivre; Lucile, à son tour, vainquit mes répugnances: nous prîmes la route de Paris; douce association des trois plus jeunes oiseaux de la couvée.

Mon frère était marié; il demeurait chez son beau-père, le président de Rosambo, rue de Bondy[297]. Nous convînmes de nous placer dans son voisinage: par l’entremise de M. Delisle de Sales, logé dans les pavillons de Saint-Lazare, au haut du faubourg Saint-Denis, nous arrêtâmes un appartement dans ces mêmes pavillons.

Madame de Farcy s’était accointée, je ne sais comment, avec Delisle de Sales[298], lequel avait été mis jadis à Vincennes pour des niaiseries philosophiques. À cette époque, on devenait un personnage quand on avait barbouillé quelques lignes de prose ou inséré un quatrain dans l’ Almanach des Muses. Delisle de Sales, très brave homme, très cordialement médiocre, avait un grand relâchement d’esprit, et laissait aller sous lui ses années; ce vieillard s’était composé une belle bibliothèque avec ses ouvrages, qu’il brocantait à l’étranger et que personne ne lisait à Paris. Chaque année, au printemps, il faisait ses remontes d’idées en Allemagne. Gras et débraillé, il portait un rouleau de papier crasseux que l’on voyait sortir de sa poche; il y consignait au coin des rues sa pensée du moment. Sur le piédestal de son buste en marbre, il avait tracé de sa main cette inscription, empruntée au buste de Buffon: Dieu, l’homme, la nature, il a tout expliqué. Delisle de Sales tout expliqué! Ces orgueils sont bien plaisants, mais bien décourageants. Qui se peut flatter d’avoir un talent véritable? Ne pouvons-nous pas être, tous tant que nous sommes, sous l’empire d’une illusion semblable à celle de Delisle de Sales? Je parierais que tel auteur qui lit cette phrase se croit un écrivain de génie, et n’est pourtant qu’un sot.

Si je me suis trop longuement étendu sur le compte du digne homme des pavillons de Saint-Lazare, c’est qu’il fut le premier littérateur que je rencontrai: il m’introduisit dans la société des autres.

La présence de mes deux sœurs me rendit le séjour de Paris moins insupportable; mon penchant pour l’étude affaiblit encore mes dégoûts. Delisle de Sales me semblait un aigle. Je vis chez lui Carbon Flins des Oliviers[299], qui tomba amoureux de madame de Farcy. Elle s’en moquait; il prenait bien la chose, car il se piquait d’être de bonne compagnie. Flins me fit connaître Fontanes, son ami, qui est devenu le mien.

Fils d’un maître des eaux et forêts de Reims, Flins avait reçu une éducation négligée; au demeurant, homme d’esprit et parfois de talent. On ne pouvait voir quelque chose de plus laid: court et bouffi, de gros yeux saillants, des cheveux hérissés, des dents sales, et malgré cela l’air pas trop ignoble. Son genre de vie, qui était celui de presque tous les gens de lettres de Paris à cette époque, mérite d’être raconté.

Flins occupait un appartement rue Mazarine, assez près de La Harpe, qui demeurait rue Guénégaud. Deux Savoyards, travestis en laquais par la vertu d’une casaque de livrée, le servaient; le soir, ils le suivaient, et introduisaient les visites chez lui le matin. Flins allait régulièrement au Théâtre-Français, alors placé à l’Odéon[300], et excellent surtout dans la comédie. Brizard venait à peine de finir[301]; Talma commençait[302]; Larive, Saint-Phal, Fleury, Molé, Dazincourt, Dugazon, Grandmesnil, mesdames Contat, Saint-Val[303], Desgarcins, Olivier[304], étaient dans toute la force du talent, en attendant mademoiselle Mars, fille de Monvel, prête à débuter au théâtre Montansier[305]. Les actrices protégeaient les auteurs et devenaient quelquefois l’occasion de leur fortune.

Flins qui n’avait qu’une petite pension de sa famille, vivait de crédit. Vers les vacances du Parlement, il mettait en gage les livrées de ses Savoyards, ses deux montres, ses bagues et son linge, payait avec le prêt ce qu’il devait, partait pour Reims, y passait trois mois, revenait à Paris, retirait, au moyen de l’argent que lui donnait son père, ce qu’il avait déposé au mont-de-piété, et recommençait le cercle de cette vie, toujours gai et bien reçu.

* * *

Dans le cours des deux années qui s’écoulèrent depuis mon établissement à Paris jusqu’à l’ouverture des états généraux, cette société s’élargit. Je savais par cœur les élégies du chevalier de Parny, et je les sais encore. Je lui écrivis pour lui demander la permission de voir un poète dont les ouvrages faisaient mes délices; il me répondit poliment: je me rendis chez lui rue de Cléry.

Je trouvai un homme assez jeune encore, de très bon ton, grand, maigre, le visage marqué de petite vérole[306]. Il me rendit ma visite; je le présentai à mes sœurs. Il aimait peu la société et il en fut bientôt chassé par la politique: il était alors du vieux parti. Je n’ai point connu d’écrivain qui fût plus semblable à ses ouvrages: poète et créole, il ne lui fallait que le ciel de l’Inde, une fontaine, un palmier et une femme. Il redoutait le bruit, cherchait à glisser dans la vie sans être aperçu, sacrifiait tout à sa paresse, et n’était trahi dans son obscurité que par ses plaisirs qui touchaient en passant sa lyre:

Que notre vie heureuse et fortunée
Coule en secret, sous l’aile des amours,
Comme un ruisseau qui, murmurant à peine,
Et dans son lit resserrant tous ses flots,
Cherche avec soin l’ombre des arbrisseaux,
Et n’ose pas se montrer dans la plaine.

C’est cette impossibilité de se soustraire à son indolence qui, de furieux aristocrate, rendit le chevalier de Parny misérable révolutionnaire, insultant la religion persécutée et les prêtres à l’échafaud, achetant son repos à tout prix, et prêtant à la muse qui chanta Éléonore le langage de ces lieux où Camille Desmoulins allait marchander ses amours.

L’auteur de l’ Histoire de la littérature italienne,[307] qui s’insinua dans la Révolution à la suite de Chamfort, nous arriva par ce cousinage que tous les Bretons ont entre eux. Ginguené vivait dans le monde sur la réputation d’une pièce de vers assez gracieuse, la Confession de Zulmé, qui lui valut une chétive place dans les bureaux de M. de Necker; de là sa pièce sur son entrée au contrôle général. Je ne sais qui disputait à Ginguené son titre de gloire, la Confession de Zulmé; mais dans le fait il lui appartenait.

Le poète rennais savait bien la musique et composait des romances. D’humble qu’il était, nous vîmes croître son orgueil, à mesure qu’il s’accrochait à quelqu’un de connu. Vers le temps de la convocation des états généraux, Chamfort l’employa à barbouiller des articles pour des journaux et des discours pour des clubs: il se fit superbe. À la première fédération il disait: «Voilà une belle fête; on devrait pour mieux l’éclairer brûler quatre aristocrates aux quatre coins de l’autel.» Il n’avait pas l’initiative de ces vœux; longtemps avant lui, le ligueur Louis Dorléans avait écrit dans son Banquet du comte d’Arète: «qu’il falloit attacher en guise de fagots les ministres protestants à l’arbre du feu de Saint-Jean et mettre le roy Henry IV dans le muids où l’on mettoit les chats.»

Ginguené eut une connaissance anticipée des meurtres révolutionnaires. Madame Ginguené prévint mes sœurs et ma femme du massacre qui devait avoir lieu aux Carmes, et leur donna asile: elle demeurait cul-de-sac Férou, dans le voisinage du lieu où l’on devait égorger.

Après la Terreur, Ginguené devint quasi chef de l’instruction publique; ce fut alors qu’il chanta l’Arbre de la liberté au Cadran-Bleu, sur l’air: Je l’ai planté, je l’ai vu naître. On le jugea assez béat de philosophie pour une ambassade auprès d’un de ces rois qu’on découronnait. Il écrivait de Turin à M. de Talleyrand qu’il avait vaincu un préjugé: il avait fait recevoir sa femme en pet-en-l’air à la cour[308]. Tombé de la médiocrité dans l’importance, de l’importance dans la niaiserie, et de la niaiserie dans le ridicule, il a fini ses jours littérateur distingué comme critique, et, ce qu’il y a de mieux, écrivain indépendant dans la Décade[309] la nature l’avait remis à la place d’où la société l’avait mal à propos tiré. Son savoir est de seconde main, sa prose lourde, sa poésie correcte et quelquefois agréable.

Ginguené avait un ami, le poète Le Brun[310]. Ginguené protégeait Le Brun, comme un homme de talent, qui connaît le monde, protège la simplicité d’un homme de génie; Le Brun, à son tour, répandait ses rayons sur les hauteurs de Ginguené. Rien n’était plus comique que le rôle de ces deux compères, se rendant, par un doux commerce, tous les services que se peuvent rendre deux hommes supérieurs dans des genres divers.

Le Brun était tout bonnement un faux monsieur de l’Empyrée; sa verve était aussi froide que ses transports étaient glacés. Son Parnasse, chambre haute dans la rue Montmartre, offrait pour tout meuble des livres entassés pêle-mêle sur le plancher, un lit de sangle dont les rideaux, formés de deux serviettes sales, pendillaient sur un tringle de fer rouillé, et la moitié d’un pot à l’eau accotée contre un fauteuil dépaillé. Ce n’est pas que Le Brun ne fût à son aise, mais il était avare et adonné à des femmes de mauvaise vie[311].

Au souper antique de M. de Vaudreuil, il joua le personnage de Pindare[312]. Parmi ses poésies lyriques, on trouve des strophes énergiques ou élégantes, comme dans l’ode sur le vaisseau le Vengeur et dans l’ode sur les Environs de Paris. Ses élégies sortent de sa tête, rarement de son âme; il a l’originalité recherchée, non l’originalité naturelle; il ne crée rien qu’à force d’art; il se fatigue à pervertir le sens des mots et à les conjoindre par des alliances monstrueuses. Le Brun n’avait de vrai talent que pour le satire; son épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie a joui d’un renom mérité. Quelques-unes de ces épigrammes sont à mettre auprès de celles de J.-B. Rousseau; La Harpe surtout l’inspirait. Il faut encore lui rendre une autre justice: il fut indépendant sous Bonaparte, et il reste de lui, contre l’oppresseur de nos libertés, des vers sanglants[313].

Mais, sans contredit, le plus bilieux des gens de lettres que je connus à Paris à cette époque était Chamfort[314]; atteint de la maladie qui a fait les Jacobins, il ne pouvait pardonner aux hommes le hasard de sa naissance. Il trahissait la confiance des maisons où il était admis; il prenait le cynisme de son langage pour la peinture des mœurs de la cour. On ne pouvait lui contester de l’esprit et du talent, mais de cet esprit et de ce talent qui n’atteignent point la postérité. Quand il vit que sous la Révolution il n’arrivait à rien, il tourna contre lui-même les mains qu’il avait levées sur la société. Le bonnet rouge ne parut plus à son orgueil qu’une autre espèce de couronne, le sans-culottisme qu’une sorte de noblesse, dont les Marat et les Robespierre étaient les grands seigneurs. Furieux de retrouver l’inégalité des rangs jusque dans le monde des douleurs et des larmes, condamné à n’être encore qu’un vilain dans la féodalité des bourreaux, il se voulut tuer pour échapper aux supériorités du crime; il se manqua: la mort se rit de ceux qui l’appellent et qui la confondent avec le néant[315].

Je n’ai connu l’abbé Delille[316] qu’en 1798 à Londres, et n’ai vu ni Rulhière, qui vit par madame d’Egmont et qui la fait vivre[317], ni Palissot[318], ni Beaumarchais[319], ni Marmontel[320]. Il en est ainsi de Chénier[321] que je n’ai jamais rencontré, qui m’a beaucoup attaqué, auquel je n’ai jamais répondu, et dont la place à l’Institut devait produire une des crises de ma vie.

Lorsque je relis la plupart des écrivains du XVIII e siècle, je suis confondu et du bruit qu’ils ont fait et de mes anciennes admirations. Soit que la langue ait avancé, soit qu’elle ait rétrogradé, soit que nous ayons marché vers la civilisation, ou battu en retraite vers la barbarie, il est certain que je trouve quelque chose d’usé, de passé, de grisaillé, d’inanimé, de froid dans les auteurs qui firent les délices de ma jeunesse. Je trouve même dans les plus grands écrivains de l’âge voltairien des choses pauvres de sentiment, de pensée et de style.

À qui m’en prendre de mon mécompte? J’ai peur d’avoir été le premier coupable; novateur né, j’aurai peut-être communiqué aux générations nouvelles la maladie dont j’étais atteint. Épouvanté, j’ai beau crier à mes enfants; «N’oubliez pas le français!» Ils me répondent comme le Limousin à Pantagruel: «qu’ils viennent de l’alme, inclyte et célèbre académie que l’on vocite Lutèce»[322].

Cette manière de gréciser et de latiniser notre langue n’est pas nouvelle, comme on le voit: Rabelais la guérit, elle reparut dans Ronsard; Boileau l’attaqua. De nos jours elle a ressuscité par la science; nos révolutionnaires, grands Grecs par nature, ont obligé nos marchands et nos paysans à apprendre les hectares, les hectolitres, les kilomètres, les millimètres, les décagrammes: la politique a ronsardisé.

J’aurais pu parler ici de M. de La Harpe, que je connus alors, et sur lequel je reviendrai; j’aurais pu ajouter à la galerie de mes portraits celui de Fontanes; mais, bien que mes relations avec cet excellent homme prissent naissance en 1789, ce ne fut qu’en Angleterre que je me liai avec lui d’une amitié toujours accrue par la mauvaise fortune, jamais diminuée par la bonne; je vous en entretiendrai plus tard dans toute l’effusion de mon cœur. Je n’aurai à peindre que des talents qui ne consolent plus la terre. La mort de mon ami est survenue au moment où mes souvenirs me conduisaient à retracer le commencement de sa vie[323]. Notre existence est d’une telle fuite, que si nous n’écrivons pas le soir l’événement du matin, le travail nous encombre et nous n’avons plus le temps de le mettre à jour. Cela ne nous empêche pas de gaspiller nos années, de jeter au vent ces heures qui sont pour l’homme les semences de l’éternité.

* * *

Si mon inclination et celle de mes deux sœurs m’avaient jeté dans cette société littéraire, notre position nous forçait d’en fréquenter une autre; la famille de la femme de mon frère fut naturellement pour nous le centre de cette dernière société.

Le président Le Peletier de Rosambo, mort depuis avec tant de courage[324], était, quand j’arrivai à Paris, un modèle de légèreté. À cette époque, tout était dérangé dans les esprits et dans les mœurs, symptôme d’une révolution prochaine. Les magistrats rougissaient de porter la robe et tournaient en moquerie la gravité de leurs pères. Les Lamoignon, les Molé, les Séguier, les d’Aguesseau voulaient combattre et ne voulaient plus juger. Les présidentes, cessant d’être de vénérables mères de famille, sortaient de leurs sombres hôtels pour devenir femmes à brillantes aventures. Le prêtre, en chaire, évitait le nom de Jésus-Christ et ne parlait que du législateur des chrétiens; les ministres tombaient les uns sur les autres; le pouvoir glissait de toutes les mains. Le suprême bon ton était d’être Américain à la ville, Anglais à la cour, Prussien à l’armée; d’être tout, excepté Français. Ce que l’on faisait, ce que l’on disait, n’était qu’une suite d’inconséquences. On prétendait garder des abbés commendataires, et l’on ne voulait point de religion; nul ne pouvait être officier s’il n’était gentilhomme, et l’on déblatérait contre la noblesse; on introduisait l’égalité dans les salons et les coups de bâton dans les camps.

M. de Malesherbes avait trois filles[325], mesdames de Rosambo, d’Aulnay, de Montboissier; il aimait de préférence madame de Rosambo, à cause de la ressemblance de ses opinions avec les siennes. Le président de Rosambo avait également trois filles, mesdames de Chateaubriand, d’Aunay, de Tocqueville[326], et un fils dont l’esprit brillant s’est recouvert de la perfection chrétienne[327]. M. de Malesherbes se plaisait au milieu de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Mainte fois, au commencement de la Révolution, je l’ai vu arriver chez madame de Rosambo, tout échauffé de politique, jeter sa perruque, se coucher sur le tapis de la chambre de ma belle-sœur, et se laisser lutiner avec un tapage affreux par les enfants ameutés. Ç’aurait été du reste un homme assez vulgaire dans ses manières, s’il n’eût eu certaine brusquerie qui le sauvait de l’air commun: à la première phrase qui sortait de sa bouche, on sentait l’homme d’un vieux nom et le magistrat supérieur. Ses vertus naturelles s’étaient un peu entachées d’affectation par la philosophie qu’il y mêlait. Il était plein de science, de probité et de courage; mais bouillant, passionné au point qu’il me disait un jour en parlant de Condorcet: «Cet homme a été mon ami; aujourd’hui, je ne me ferais aucun scrupule de le tuer comme un chien»[328]. Les flots de la Révolution le débordèrent, et sa mort a fait sa gloire. Ce grand homme serait demeuré caché dans ses mérites, si le malheur ne l’eût décelé à la terre. Un noble Vénitien perdit la vie en retrouvant ses titres dans l’éboulement d’un vieux palais.

Les franches façons de M. de Malesherbes m’ôtèrent toute contrainte. Il me trouva quelque instruction; nous nous touchâmes par ce premier point: nous parlions de botanique et de géographie, sujets favoris de ses conversations. C’est en m’entretenant avec lui que je conçus l’idée de faire un voyage dans l’Amérique du Nord, pour découvrir la mer vue par Hearne et depuis par Mackensie[329]. Nous nous entendions aussi en politique: les sentiments généreux du fond de nos premiers troubles allaient à l’indépendance de mon caractère; l’antipathie naturelle que je ressentais pour la cour ajoutait force à ce penchant. J’étais du côté de M. de Malesherbes et de madame de Rosambo, contre M. de Rosambo et contre mon frère, à qui l’on donna le surnom de l’enragé Chateaubriand. La Révolution m’aurait entraîné, si elle n’eût débuté par des crimes: je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste. N’ai-je pas rencontré en France toute cette race de Brutus au service de César et de sa police? Les niveleurs, régénérateurs, égorgeurs, étaient transformés en valets, espions, sycophantes, et moins naturellement encore en ducs, comtes et barons: quel moyen âge!

Enfin, ce qui m’attacha davantage à l’illustre vieillard, ce fut sa prédilection pour ma sœur: malgré la timidité de la comtesse Lucile, on parvint, à l’aide d’un peu de vin de Champagne, à lui faire jouer un rôle dans une petite pièce, à l’occasion de la fête de M. de Malesherbes; elle se montra si touchante que le bon et grand homme en avait la tête tournée. Il poussait plus que mon frère même à sa translation du chapitre d’Argentière à celui de Remiremont, où l’on exigeait les preuves rigoureuses et difficile des seize quartiers. Tout philosophe qu’il était, M. de Malesherbes avait à un haut degré les principes de la naissance[330].

Il faut étendre dans l’espace d’environ deux années cette peinture des hommes et de la société à mon apparition dans le monde, entre la clôture de la première assemblée de Notables, le 25 mai 1787, et l’ouverture des états généraux, le 5 mai 1789. Pendant ces deux années, mes sœurs et moi nous n’habitâmes constamment ni Paris, ni le même lieu dans Paris. Je vais maintenant rétrograder et ramener mes lecteurs en Bretagne.

Du reste, j’étais toujours affolé de mes illusions; si mes bois me manquaient, les temps passés, au défaut des lieux lointains, m’avaient ouvert une autre solitude. Dans le vieux Paris, dans les enceintes de Saint-Germain-des-Prés, dans les cloîtres des couvents, dans les caveaux de Saint-Denis, dans la Sainte-Chapelle, dans Notre-Dame, dans les petites rues de la Cité, à la porte obscure d’Héloïse, je revoyais mon enchanteresse; mais elle avait pris, sous les arches gothiques et parmi les tombeaux, quelque chose de la mort: elle était pâle, elle me regardait avec des yeux tristes; ce n’était plus que l’ombre ou les mânes du rêve que j’avais aimé.

* * *

Mes différentes résidences en Bretagne, dans les années 1787 et 1788, commencèrent mon éducation politique. On retrouvait dans les états de province le modèle des états généraux: aussi les troubles particuliers qui annoncèrent ceux de la nation éclatèrent-ils dans deux pays d’états, la Bretagne et le Dauphiné.

La transformation qui se développait depuis deux cents ans touchait à son terme: la France passée de la monarchie féodale à la monarchie des états généraux, de la monarchie des états généraux à la monarchie des parlements, de la monarchie des parlements à la monarchie absolue, tendait à la monarchie représentative, à travers la lutte de la magistrature contre la puissance royale.

Le parlement Maupeou, l’établissement des assemblées provinciales, avec le vote par tête, la première et la seconde assemblée des Notables, la Cour plénière, la formation des grands baillages, la réintégration civile des protestants, l’abolition partielle de la torture, celle des corvées, l’égale répartition du payement de l’impôt, étaient des preuves successives de la révolution qui s’opérait. Mais alors on ne voyait pas l’ensemble des faits: chaque événement paraissait un accident isolé. À toutes les périodes historiques, il existe un esprit principe. En ne regardant qu’un point, on n’aperçoit pas les rayons convergeant au centre de tous les autres points; on ne remonte pas jusqu’à l’agent caché qui donne la vie et le mouvement général, comme l’eau ou le feu dans les machines: c’est pourquoi au début des révolutions, tant de personnes croient qu’il suffirait de briser telle roue pour empêcher le torrent de couler ou la vapeur de faire explosion.

Le XVIII e siècle, siècle d’action intellectuelle, non d’action matérielle, n’aurait pas réussi à changer si promptement les lois, s’il n’eût rencontré son véhicule: les parlements, et notamment le parlement de Paris, devinrent les instruments du système philosophique. Toute opinion meurt impuissante ou frénétique, si elle n’est pas logée dans une assemblée qui la rend pouvoir, la munit d’une volonté, lui attache une langue et des bras. C’est et ce sera toujours par des corps légaux ou illégaux qu’arrivent et arriveront les révolutions.

Les parlements avaient leur cause à venger: la monarchie absolue leur avait ravi une autorité usurpée sur les états généraux. Les enregistrements forcés, les lits de justice, les exils, en rendant les magistrats populaires, les poussaient à demander des libertés dont au fond ils n’étaient pas sincères partisans. Ils réclamaient les états généraux, n’osant avouer qu’ils désiraient pour eux-mêmes la puissance législative et politique; ils hâtaient de la sorte la résurrection d’un corps dont ils avaient recueilli l’héritage, lequel, en reprenant la vie, les réduirait tout d’abord à leur propre spécialité, la justice. Les hommes se trompent presque toujours dans leur intérêt, qu’ils se meuvent par sagesse ou passion: Louis XVI rétablit les parlements qui le forcèrent à appeler les états généraux; les états généraux, transformés en assemblée nationale et bientôt en Convention, détruisirent le trône et les parlements, envoyèrent à la mort et les juges et le monarque de qui émanait la justice. Mais Louis XVI et les parlements en agirent de la sorte, parce qu’ils étaient, sans le savoir, les moyens d’une révolution sociale.

L’idée des états généraux était donc dans toutes les têtes, seulement on ne voyait pas où cela allait. Il était question, pour la foule, de combler un déficit que le moindre banquier aujourd’hui se chargerait de faire disparaître. Un remède si violent, appliqué à un mal si léger, prouve qu’on était emporté vers des régions politiques inconnues. Pour l’année 1786, seule année dont l’état financier soit bien avéré, la recette était de 412,924,000 livres, la dépense de 593,542,000 livres; déficit 180,018,000 livres, réduit à 140 millions, par 40,018,000 livres d’économie. Dans ce budget, la maison du roi est portée à l’immense somme de 37,200,000 livres: les dettes des princes, les acquisitions de châteaux et les déprédations de la cour étaient la cause de cette surcharge.

On voulait avoir les états généraux dans leur forme de 1614. Les historiens citent toujours cette forme, comme si, depuis 1614, on n’avait jamais ouï parler des états généraux, ni réclamer leur convocation. Cependant, en 1651, les ordres de la noblesse et du clergé, réunis à Paris, demandèrent les états généraux. Il existe un gros recueil des actes et des discours faits et prononcés alors. Le parlement de Paris, tout-puissant à cette époque, loin de seconder le vœu des deux premiers ordres, cassa leurs assemblées comme illégales; ce qui était vrai.

Et puisque je suis sur ce chapitre, je veux noter un autre fait grave échappé à ceux qui se sont mêlés et qui se mêlent d’écrire l’histoire de France, sans la savoir. On parle des trois ordres, comme constituant essentiellement les états dits généraux. Eh bien, il arrivait souvent que des bailliages ne nommaient des députés que pour un ou deux ordres. En 1614, le bailliage d’Amboise n’en nomma ni pour le clergé ni pour la noblesse: le bailliage de Châteauneuf-en-Thimerais n’en envoya ni pour le clergé ni pour le tiers état: Le Puy, La Rochelle, Le Lauraguais, Calais, la Haute-Marche, Châtellerault, firent défaut pour le clergé, et Montdidier et Roye pour la noblesse. Néanmoins, les états de 1614 furent appelés états généraux. Aussi les anciennes chroniques, s’exprimant d’une manière plus correcte, disent, en parlant de nos assemblées nationales, ou les trois états, ou les notables bourgeois, ou les barons et les évêques, selon l’occurrence, et elles attribuent à ces assemblées ainsi composées la même force législative. Dans les diverses provinces, souvent le tiers, tout convoqué qu’il était, ne députait pas, et cela par une raison inaperçue, mais fort naturelle. Le tiers s’était emparé de la magistrature, il en avait chassé les gens d’épée; il y régnait d’une manière absolue, excepté dans quelques parlements nobles, comme juge, avocat, procureur, greffier, clerc, etc.; il faisait les lois civiles et criminelles, et, à l’aide de l’usurpation parlementaire, il exerçait même le pouvoir politique. La fortune, l’honneur et la vie des citoyens relevaient de lui: tout obéissait à ses arrêts, toute tête tombait sous le glaive de ses justices. Quand donc il jouissait isolément d’une puissance sans bornes, qu’avait-il besoin d’aller chercher une faible portion de cette puissance dans des assemblées où il n’avait paru qu’à genoux?

Le peuple, métamorphosé en moine, s’était réfugié dans les cloîtres, et gouvernait la société par l’opinion religieuse; le peuple, métamorphosé en collecteur et en banquier, s’était réfugié dans la finance, et gouvernait la société par l’argent; le peuple, métamorphosé en magistrat, s’était réfugié dans les tribunaux, et gouvernait la société par la loi. Ce grand royaume de France, aristocrate dans ses parties ou ses provinces, était démocrate dans son ensemble, sous la direction de son roi, avec lequel il s’entendait à merveille et marchait presque toujours d’accord. C’est ce qui explique sa longue existence. Il y a toute une nouvelle histoire de France à faire, ou plutôt l’histoire de France n’est pas faite.

Toutes les grandes questions mentionnées ci-dessus étaient particulièrement agitées dans les années 1786, 1787 et 1788. Les têtes de mes compatriotes trouvaient dans leur vivacité naturelle, dans les privilèges de la province, du clergé et de la noblesse, dans les collisions du parlement et des états, abondante matière d’inflammation. M. de Calonne, un moment intendant de la Bretagne[331], avait augmenté les divisions en favorisant la cause du tiers état. M. de Montmorin[332] et M. de Thiard étaient des commandants trop faibles pour faire dominer le parti de la cour. La noblesse se coalisait avec le parlement, qui était noble; tantôt elle résistait à M. Necker[333], à M. de Calonne, à l’archevêque de Sens[334]; tantôt elle repoussait le mouvement populaire, que sa résistance première avait favorisé. Elle s’assemblait, délibérait, protestait; les communes ou municipalités s’assemblaient, délibéraient, protestaient en sens contraire. L’affaire particulière du fouage, en se mêlant aux affaires générales, avait accru les inimitiés. Pour comprendre ceci, il est nécessaire d’expliquer la constitution du duché de Bretagne.

Les états de Bretagne ont plus ou moins varié dans leur forme, comme tous les états de l’Europe féodale, auxquels ils ressemblaient.

Les rois de France furent substitués aux droits des ducs de Bretagne. Le contrat de mariage de la duchesse Anne, de l’an 1491, n’apporta pas seulement la Bretagne en dot à la couronne de Charles VIII et de Louis XII, mais il stipula une transaction, en vertu de laquelle fut terminé un différend qui remontait à Charles de Blois et au comte de Montfort. La Bretagne prétendait que les filles héritaient au duché; la France soutenait que la succession n’avait lieu qu’en ligne masculine; que celle-ci venant à s’éteindre, la Bretagne, comme grand fief, faisait retour à la couronne. Charles VIII et Anne, ensuite Anne et Louis XII, se cédèrent mutuellement leurs droits ou prétentions. Claude fille d’Anne et de Louis XII, qui devint femme de François I er, laissa en mourant le duché de Bretagne à son mari. François I er, d’après la prière des états assemblées à Vannes, unit, par édit publié à Nantes en 1532, le duché de Bretagne à la couronne de France, garantissant à ce duché ses libertés et privilèges.

À cette époque, les états de Bretagne étaient réunis tous les ans: mais en 1630 la réunion devint bisannuelle. Le gouverneur proclamait l’ouverture des états. Les trois ordres s’assemblaient selon les lieux, dans une église ou dans les salles d’un couvent. Chaque ordre délibérait à part: c’étaient trois assemblées particulières avec leurs diverses tempêtes, qui se convertissaient en ouragan général quand le clergé, la noblesse et le tiers venaient à se réunir. La cour soufflait la discorde, et dans ce champ resserré, comme dans une plus vaste arène, les talents, les vanités et les ambitions étaient en jeu.

Le père Grégoire de Rostrenen, capucin, dans la dédicace de son Dictionnaire français-breton,[335] parle de la sorte à nos seigneurs les états de Bretagne:

«S’il ne convenait qu’à l’orateur romain de louer dignement l’auguste assemblée du sénat de Rome, me convenait-il de hasarder l’éloge de votre auguste assemblée, qui nous retrace si dignement l’idée de ce que l’ancienne et la nouvelle Rome avaient de majestueux et de respectable?

Rostrenen prouve que le celtique est une de ces langues primitives que Gomer, fils aîné de Japhet, apporta en Europe, et que les Bas-Bretons, malgré leur taille, descendent des géants. Malheureusement, les enfants bretons de Gomer, longtemps séparés de la France, ont laissé dépérir une partie de leurs vieux titres: leurs chartes, auxquelles ils ne mettaient pas une assez grande importance comme les liant à l’histoire générale, manquent trop souvent de cette authenticité à laquelle les déchiffreurs de diplômes attachent de leur côté beaucoup trop de prix.

Le temps de la tenue des états en Bretagne était un temps de galas et de bals: on mangeait chez M. le commandant, on mangeait chez M. le président de la noblesse, on mangeait chez M. le président du clergé, on mangeait chez M. le trésorier des états, on mangeait chez M. l’intendant de la province, on mangeait chez M. le président du parlement; on mangeait partout: et l’on buvait! À de longues tables de réfectoires se voyaient assis des Du Guesclins laboureurs, des Duguay-Trouin matelots, portant au côté leur épée de fer à vieille garde ou leur petit sabre d’abordage. Tous les gentilshommes assistant aux états en personne ne ressemblaient pas mal à une diète de Pologne, de la Pologne à pied, non à cheval, diète de Scythes, non de Sarmates.

Malheureusement, on jouait trop. Les bals ne discontinuaient. Les Bretons sont remarquables par leurs danses et par les airs de ces danses. Madame de Sévigné a peint nos ripailles politiques au milieu des landes, comme ces festins des fées et des sorciers qui avaient lieu la nuit sur les bruyères:

«Vous aurez maintenant, écrit-elle, des nouvelles de nos états pour votre peine d’être Bretonne. M. de Chaulnes arriva dimanche au soir, au bruit de tout ce qui peut en faire à Vitré: le lundi matin il m’écrivit une lettre; j’y fis réponse par aller dîner avec lui. On mange à deux tables dans le même lieu: il y a quatorze couverts à chaque table: Monsieur en tient une, et Madame l’autre. La bonne chère est excessive, on remporte les plats de rôti tout entiers; et pour les pyramides de fruits, il faut faire hausser les portes. Nos pères ne prévoyaient pas ces sortes de machines, puisque même ils ne comprenaient pas qu’il fallût qu’une porte fût plus haute qu’eux… Après le dîner, MM. de Lomaria et Coëtlogon dansèrent avec deux Bretonnes des passe-pieds merveilleux et des menuets, d’un air que les courtisans n’ont pas à beaucoup près: ils y font des pas de Bohémiens et de Bas-Bretons avec une délicatesse et une justesse qui charment… C’est un jeu, une chère, une liberté jour et nuit qui attirent tout le monde. Je n’avais jamais vu les états; c’est une assez belle chose. Je ne crois pas qu’il y ait une province rassemblée qui ait aussi grand air que celle-ci; elle doit être bien pleine, du moins, car il n’y en a pas un seul à la guerre ni à la cour; il n’y a que le petit guidon (M. de Sévigné le fils) qui peut-être y reviendra un jour comme les autres… Une infinité de présents, des pensions, des réparations de chemins et de villes, quinze ou vingt grandes tables, un jeu continuel, des bals éternels, des comédies trois fois la semaine, une grande braverie: voilà les états. J’oublie trois ou quatre cents pipes de vin qu’on y boit.» [336]

Les Bretons ont de la peine à pardonner à madame de Sévigné ses moqueries. Je suis moins rigoureux; mais je n’aime pas qu’elle dise: «Vous me parlez bien plaisamment de nos misères; nous ne sommes plus si roués: un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement.» C’est pousser trop loin l’agréable langage de cour: Barère parlait avec la même grâce de la guillotine. En 1793, les noyades de Nantes s’appelaient des mariages républicains: le despotisme populaire reproduisait l’aménité de style du despotisme royal.

Les fats de Paris, qui accompagnaient aux états messieurs les gens du roi, racontaient que nous autres hobereaux nous faisions doubler nos poches de fer-blanc, afin de porter à nos femmes les fricassées de poulet de M. le commandant. On payait cher ces railleries. Un comte de Sabran était naguère resté sur la place, en échange de ses mauvais propos. Ce descendant des troubadours et des rois provençaux, grand comme un Suisse, se fit tuer par un petit chasse-lièvre du Morbihan, de la hauteur d’un Lapon[337]. Ce Ker ne le cédait point à son adversaire en généalogie: si saint Elzéar de Sabran était proche parent de Saint Louis, saint Corentin, grand-oncle du très noble Ker, était évêque de Quimper sous le roi Gallon II, trois cents ans avant Jésus-Christ[338].

* * *

Le revenu du roi, en Bretagne, consistait dans le don gratuit, variable selon les besoins; dans le produit du domaine de la couronne, qu’on pouvait évaluer de trois à quatre cent mille francs; dans la perception du timbre, etc.

La Bretagne avait ses revenus particuliers, qui lui servaient à faire face à ses charges: le grand et le petit devoir, qui frappaient les liquides et le mouvement des liquides, fournissant deux millions annuels; enfin, les sommes rentrant par le fouage. On ne se doute guère de l’importance du fouage dans notre histoire; cependant il fut à la révolution de France, ce que fut le timbre à la révolution des États-Unis.

Le fouage ( census pro singulis focis exactus ) était un cens, ou une espèce de taille, exigé par chaque feu sur les biens roturiers. Avec le fouage graduellement augmenté, se payaient les dettes de la province. En temps de guerre, les dépenses s’élevaient à plus de sept millions d’une session à l’autre, somme qui primait la recette. On avait conçu le projet de créer un capital des deniers provenus du fouage, et de le constituer en rentes au profit des fouagistes: le fouage n’eut plus alors été qu’un emprunt. L’injustice (bien qu’injustice légale au terme du droit coutumier) était de le faire porter sur la seule propriété routière. Les communes ne cessaient de réclamer; la noblesse, qui tenait moins à son argent qu’à ses privilèges, ne voulait pas entendre parler d’un impôt qui l’aurait rendue taillable. Telle était la question, quand se réunirent les sanglants états de Bretagne du mois de décembre 1788.

Les esprits étaient alors agités par diverses causes; l’assemblée des Notables, l’impôt territorial, le commerce des grains, la tenue prochaine des états généraux et l’affaire du collier, la Cour plénière et le Mariage de Figaro, les grands bailliages et Cagliostro et Mesmer, mille autres incidents graves ou futiles, étaient l’objet des controverses dans toutes les familles.

La noblesse bretonne, de sa propre autorité, s’était convoquée à Rennes pour protester contre l’établissement de la Cour plénière. Je me rendis à cette diète: c’est la première réunion politique où je me sois trouvé de ma vie. J’étais étourdi et amusé des cris que j’entendais. On montait sur les tables et sur les fauteuils; on gesticulait, on parlait tous à la fois. Le marquis de Trémargat, Jambe de bois[339], disait d’une voix de stentor: «Allons tous chez le commandant, M. de Thiard; nous lui dirons: La noblesse bretonne est à votre porte; elle demande à vous parler: «le roi même ne la refuserait pas!» À ce trait d’éloquence les bravos ébranlaient les voûtes de la salle. Il recommençait: «Le roi même ne la refuserait pas!» Les huchées et les trépignements redoublaient. Nous allâmes chez M. le comte de Thiard[340], homme de cour, poète érotique, esprit doux et frivole, mortellement ennuyé de notre vacarme; il nous regardait comme des houhous, des sangliers, des bêtes fauves; il brûlait d’être hors de notre Armorique et n’avait nulle envie de nous refuser l’entrée de son hôtel. Notre orateur lui dit ce qu’il voulut, après quoi nous vînmes rédiger cette déclaration: «Déclarons infâmes ceux qui pourraient accepter quelques places, soit dans l’administration nouvelle de la justice, soit dans l’administration des états, qui ne seraient pas avouées par les lois constitutives de la Bretagne.» Douze gentilshommes furent choisis pour porter cette pièce au roi: à leur arrivée à Paris, on les coffra à la Bastille, d’où ils sortirent bientôt en façon de héros[341]; ils furent reçus à leur retour avec des branches de laurier. Nous portions des habits avec de grands boutons de nacre semés d’hermine, autour desquels boutons était écrite en latin cette devise: «Plutôt mourir que de se déshonorer.» Nous triomphions de la cour dont tout le monde triomphait, et nous tombions avec elle dans le même abîme.

* * *

Ce fut à cette époque que mon frère, suivant toujours ses projets, prit le parti de me faire agréger à l’ordre de Malte. Il fallait pour cela me faire entrer dans la cléricature: elle pouvait m’être donnée par M. Cortois de Pressigny, évêque de Saint-Malo. Je me rendis donc dans ma ville natale, où mon excellente mère s’était retirée; elle n’avait plus ses enfants avec elle; elle passait le jour à l’église, la soirée à tricoter. Ses distractions étaient inconcevables: je la rencontrai un matin dans la rue, portant une de ses pantoufles sous son bras, en guise de livre de prières. De fois à autre pénétraient dans sa retraite quelques vieux amis, et ils parlaient du bon temps. Lorsque nous étions tête à tête, elle me faisait de beaux contes en vers, qu’elle improvisait. Dans un de ces contes le diable emportait une cheminée avec un mécréant, et le poète s’écriait:

Le diable en l’avenue
Chemina tant et tant,
Qu’on en perdit la vue
En moins d’une heur’ de temps.

«Il me semble, dis-je, que le diable ne va pas bien vite.»

Mais madame de Chateaubriand me prouva que je n’y entendais rien: elle était charmante, ma mère.

Elle avait une longue complainte sur le Récit véritable d’une cane sauvage, en la ville de Montfort-la-Cane-lez-Saint-Malo. Certain seigneur avait renfermé une jeune fille d’une grande beauté dans le château de Montfort, à dessein de lui ravir l’honneur. À travers une lucarne, elle apercevait l’église de Saint-Nicolas; elle pria le saint avec des yeux pleins de larmes, et elle fut miraculeusement transportée hors du château; mais elle tomba entre les mains des serviteurs du félon, qui voulurent en user avec elle comme ils supposaient qu’en avait fait leur maître. La pauvre fille éperdue, regardant de tous côtés pour chercher quelque secours, n’aperçut que des canes sauvages sur l’étang du château. Renouvelant sa prière à saint Nicolas, elle le supplia de permettre à ces animaux d’être témoins de son innocence, afin que si elle devait perdre la vie, et qu’elle ne pût accomplir les vœux qu’elle avait faits à saint Nicolas, les oiseaux les remplissent eux-mêmes à leur façon, en son nom et pour sa personne.

La fille mourut dans l’année: voici qu’à la translation des os de saint Nicolas, le 9 mai, une cane sauvage, accompagnée de ses petits canetons, vint à l’église de Saint-Nicolas. Elle y entra et voltigea devant l’image du bienheureux libérateur, pour lui applaudir par le battement de ses ailes; après quoi, elle retourna à l’étang, ayant laissé un de ses petits en offrande. Quelque temps après, le caneton s’en retourna sans qu’on s’en aperçut. Pendant deux cents ans et plus, la cane, toujours la même cane, est revenue, à jour fixe, avec sa couvée, dans l’église du grand saint Nicolas, à Montfort. L’histoire en a été écrite et imprimée en 1652; l’auteur remarque fort justement: «que c’est une chose peu considérable devant les yeux de Dieu, qu’une chétive cane sauvage; que néanmoins elle tient sa partie pour rendre hommage à sa grandeur; que la cigale de saint François était encore moins prisable, et que pourtant ses fredons charmaient le cœur d’un séraphin.» Mais madame de Chateaubriand suivait une fausse tradition: dans sa complainte, la fille renfermée à Montfort était une princesse, laquelle obtint d’être changée en cane, pour échapper à la violence de son vainqueur. Je n’ai retenu que ces vers d’un couplet de la romance de ma mère:

Cane la belle est devenue,
Cane la belle est devenue,
Et s’envola, par une grille,
Dans un étang plein de lentilles.

Comme madame de Chateaubriand était une véritable sainte, elle obtint de l’évêque de Saint-Malo la promesse de me donner la cléricature; il s’en faisait scrupule: la marque ecclésiastique donnée à un laïque et à un militaire lui paraissait une profanation qui tenait de la simonie. M. Cortois de Pressigny, aujourd’hui archevêque de Besançon et pair de France[342], est un homme de bien et de mérite. Il était jeune alors, protégé de la reine, et sur le chemin de la fortune, où il est arrivé plus tard par une meilleure voie: la persécution.

Je me mis à genoux, en uniforme, l’épée au côté, aux pieds du prélat; il me coupa deux ou trois cheveux sur le sommet de la tête; cela s’appela tonsure, de laquelle je reçuslettres en bonnes formes. Avec ces lettres, 200,000 livres de rentes pouvaient m’échoir, quand mes preuves de noblesse auraient été admises à Malte: abus, sans doute, dans l’ordre ecclésiastique, mais chose utile dans l’ordre politique de l’ancienne constitution. Ne valait-il pas mieux qu’une espèce de bénéfice militaire s’attachât à l’épée d’un soldat qu’à la mantille d’un abbé, lequel aurait mangé sa grasse prieurée sur les pavés de Paris?

La cléricature, à moi conférée pour les raisons précédentes, a fait dire, par des biographes mal informés, que j’étais d’abord entré dans l’Église.

Ceci se passait en 1788[343]. J’avais des chevaux, je parcourais la campagne, ou je galopais le long des vagues, mes gémissantes et anciennes amies; je descendais de cheval, et je me jouais avec elles; toute la famille aboyante de Scylla sautait à mes genoux pour me caresser: Nunc cada latrantis Scyllæ. Je suis allé bien loin admirer les scènes de la nature: je m’aurais pu contenter de celles que m’offrait mon pays natal.

Rien de plus charmant que les environs de Saint-Malo, dans un rayon de cinq à six lieues. Les bords de la Rance, en remontant cette rivière depuis son embouchure jusqu’à Dinan, mériteraient seuls d’attirer les voyageurs; mélange continuel de rochers et de verdure, de grèves et de forêts, de criques et de hameaux, d’antiques manoirs de la Bretagne féodale et d’habitations modernes de la Bretagne commerçante. Celles-ci ont été construites en un temps où les négociants de Saint-Malo étaient si riches que, dans leurs jours de goguette, ils fricassaient des piastres, et les jetaient toutes bouillantes au peuple par les fenêtres. Ces habitations sont d’un grand luxe. Bonnaban, château de MM. de la Saudre, est en partie de marbre apporté de Gênes, magnificence dont nous n’avons pas même l’idée à Paris[344]. La Briantais[345], Le Bosq, le Montmarin[346], La Balue[347], le Colombier[348], sont ou étaient ornés d’orangeries, d’eaux jaillissantes et de statues. Quelquefois les jardins descendent en pente au rivage derrière les arcades d’un portique de tilleuls, à travers une colonnade de pins, au bout d’une pelouse; par-dessus les tulipes d’un parterre, la mer présente ses vaisseaux, son calme et ses tempêtes.

Chaque paysan, matelot et laboureur, est propriétaire d’une petite bastide blanche avec un jardin; parmi les herbes potagères, les groseilliers, les rosiers, les iris, les soucis de ce jardin, on trouve un plant de thé de Cayenne, un pied de tabac de Virginie, une fleur de la Chine, enfin quelque souvenir d’une autre rive et d’un autre soleil: c’est l’itinéraire et la carte du maître du lieu. Les tenanciers de la côte sont d’une belle race normande; les femmes grandes, minces, agiles, portent des corsets de laine grise, des jupons courts de callomandre et de soie rayée, des bas blancs à coins de couleur. Leur front est ombragé d’une large coiffe de basin ou de batiste, dont les pattes se relèvent en forme de béret, ou flottent en manière de voile. Une chaîne d’argent à plusieurs branches pend à leur côté gauche. Tous les matins, au printemps, ces filles du Nord, descendant de leurs barques, comme si elles venaient encore envahir la contrée, apportent au marché des fruits dans des corbeilles, et des caillebottes dans des coquilles; lorsqu’elles soutiennent d’une main sur leur tête des vases noirs remplis de lait ou de fleurs, que les barbes de leurs cornettes blanches accompagnent leurs yeux bleus, leur visage rose, leurs cheveux blonds emperlés de rosée, les Valkyries de l’Edda dont la plus jeune est l’ Avenir, ou les Canéphores d’Athènes, n’avaient rien d’aussi gracieux. Ce tableau ressemble-t-il encore? Ces femmes, sans doute, ne sont plus; il n’en reste que mon souvenir.

* * *

Je quittai ma mère et j’allai voir mes sœurs aînées aux environs de Fougères. Je demeurai un mois chez madame de Chateaubourg. Ses deux maisons de campagne, Lascardais[349] et Le Plessis[350], près de Saint-Aubin-du-Cormier, célèbre par sa tour et par sa bataille, étaient situées dans un pays de roches, de landes et de bois. Ma sœur avait pour régisseur M. Livoret, jadis jésuite[351], auquel il était arrivé une étrange aventure.

Quand il fut nommé régisseur à Lascardais, le comte de Chateaubourg, le père, venait de mourir: M. Livoret, qui ne l’avait pas connu, fut installé gardien du castel. La première nuit qu’il y coucha seul, il vit entrer dans son appartement un vieillard pâle, en robe de chambre, en bonnet de nuit, portant une petite lumière. L’apparition s’approche de l’âtre, pose son bougeoir sur la cheminée, rallume le feu et s’assied dans un fauteuil. M. Livoret tremblait de tout son corps. Après deux heures de silence, le vieillard se lève, reprend sa lumière, et sort de la chambre en fermant la porte.

Le lendemain, le régisseur conta son aventure aux fermiers, qui, sur la description de la lémure, affirmèrent que c’était leur vieux maître. Tout ne finit pas là: si M. Livoret regardait derrière lui dans une forêt, il apercevait le fantôme; s’il avait à franchir un échalier dans un champ, l’ombre se mettait à califourchon sur l’échalier. Un jour, le misérable obsédé s’étant hasardé à lui dire: «Monsieur de Chateaubourg, laissez-moi;» le revenant répondit: «Non.» M. Livoret, homme froid et positif, très peu brillant d’imaginative, racontait tant qu’on voulait son histoire, toujours de la même manière et avec la même conviction.

Un peu plus tard, j’accompagnai en Normandie un brave officier atteint d’une fièvre cérébrale. On nous logea dans une maison de paysan; une vieille tapisserie, prêtée par le seigneur du lieu, séparait mon lit de celui du malade. Derrière cette tapisserie on saignait le patient; en délassement de ses souffrances, on le plongeait dans des bains de glace; il grelottait dans cette torture, les ongles bleus, le visage violet et grincé, les dents serrées, la tête chauve, une longue barbe descendant de son menton pointu et servant de vêtement à sa poitrine nue, maigre et mouillée.

Quand le malade s’attendrissait, il ouvrait un parapluie, croyant se mettre à l’abri de ses larmes: si le moyen était sûr contre les pleurs, il faudrait élever une statue à l’auteur de la découverte.

Mes seuls bons moments étaient ceux où je m’allais promener dans le cimetière de l’église du hameau, bâtie sur un tertre. Mes compagnons étaient les morts, quelques oiseaux et le soleil qui se couchait. Je rêvais à la société de Paris, à mes premières années, à mon fantôme, à ces bois de Combourg dont j’étais si près par l’espace, si loin par le temps; je retournais à mon pauvre malade: c’était un aveugle conduisant un aveugle.

Hélas! un coup, une chute, une peine morale raviront à Homère, à Newton, à Bossuet, leur génie, et ces hommes divins, au lieu d’exciter une pitié profonde, un regret amer et éternel, pourraient être l’objet d’un sourire! Beaucoup de personnes que j’ai connues et aimées ont vu se troubler leur raison auprès de moi, comme si je portais le germe de la contagion. Je ne m’explique le chef-d’œuvre de Cervantes et sa gaieté cruelle que par une réflexion triste: en considérant l’être entier, en pesant le bien et le mal, on serait tenté de désirer tout accident qui porte à l’oubli, comme un moyen d’échapper à soi-même: un ivrogne joyeux est une créature heureuse. Religion à part, le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie.

Je ramenai mon compatriote parfaitement guéri.

* * *

Madame Lucile et madame de Farcy, revenues avec moi en Bretagne, voulaient retourner à Paris; mais je fus retenu par les troubles de la province. Les états étaient semoncés pour la fin de décembre (1788). La commune de Rennes, et après elle les autres communes de Bretagne, avaient pris un arrêté qui défendait à leurs députés de s’occuper d’aucune affaire avant que la question des fouages n’eût été réglée.

Le comte de Boisgelin[352], qui devait présider l’ordre de la noblesse, se hâta d’arriver à Rennes. Les gentilhommes furent convoqués par lettres particulières, y compris ceux qui, comme moi, étaient encore trop jeunes pour avoir voix délibérative. Nous pouvions être attaqués, il fallait compter les bras autant que les suffrages: nous nous rendîmes à notre poste.

Plusieurs assemblées se tinrent chez M. de Boisgelin avant l’ouverture des états. Toutes les scènes de confusion auxquelles j’avais assisté se renouvelèrent. Le chevalier de Guer, le marquis de Trémargat, mon oncle le comte de Bedée, qu’on appelait Bedée l’artichaut, à cause de sa grosseur, par opposition à un autre Bedée, long et effilé, qu’on nommait Bedée l’asperge, cassèrent plusieurs chaises en grimpant dessus pour pérorer. Le marquis de Trémargat, officier de marine, à jambe de bois, faisait beaucoup d’ennemis à son ordre: on parlait un jour d’établir une école militaire où seraient élevés les fils de la pauvre noblesse; un membre du tiers s’écria: «Et nos fils qu’auront-ils? – L’hôpital,» repartit Trémargat: mot qui, tombé dans la foule, germa promptement.

Je m’aperçus au milieu de ces réunions d’une disposition de mon caractère que j’ai retrouvée depuis dans la politique et dans les armes: plus mes collègues ou mes camarades s’échauffaient, plus je me refroidissais; je voyais mettre le feu à la tribune ou au canon avec indifférence: je n’ai jamais salué la parole ou le boulet.

Le résultat de nos délibérations fut que la noblesse traiterait d’abord des affaires générales, et ne s’occuperait du fouage qu’après la solution des autres questions; résolution directement opposée à celle du tiers. Les gentilshommes n’avaient pas grande confiance dans le clergé, qui les abandonnait souvent, surtout quand il était présidé par l’évêque de Rennes[353], personnage patelin, mesuré, parlant avec un léger zézaiement qui n’était pas sans grâce, et se ménageant des chances à la cour. Un journal, la Sentinelle du Peuple, rédigé à Rennes par un écrivailleur arrivé de Paris[354], fomentait les haines.

Les états se tinrent dans le couvent des Jacobins, sur la place du Palais. Nous entrâmes, avec les dispositions qu’on vient de voir, dans la salle des séances; nous n’y fûmes pas plutôt établis, que le peuple nous assiégea. Les 25, 26, 27 et 28 janvier 1789 furent des jours malheureux. Le comte de Thiard avait peu de troupes; chef indécis et sans vigueur, il se remuait et n’agissait point. L’école de droit de Rennes, à la tête de laquelle était Moreau, avait envoyé quérir les jeunes gens de Nantes; ils arrivaient au nombre de quatre cents et le commandant, malgré ses prières, ne les put empêcher d’envahir la ville. Des assemblées, en sens divers, au Champ-Montmorin[355] et dans les cafés, en étaient venues à des collisions sanglantes.

Las d’être bloqués dans notre salle, nous prîmes la résolution de saillir dehors, l’épée à la main; ce fut un assez beau spectacle. Au signal de notre président, nous tirâmes nos épées tous à la fois, au cri de: Vive la Bretagne! et, comme une garnison sans ressources, nous exécutâmes une furieuse sortie, pour passer sur le ventre des assiégeants. Le peuple nous reçut avec des hurlements, des jets de pierres, des bourrades de bâtons ferrés et des coups de pistolet. Nous fîmes une trouée dans la masse de ses flots qui se refermaient sur nous. Plusieurs gentilshommes furent blessés, traînés, déchirés, chargées de meurtrissures et de contusions. Parvenus à grande peine à nous dégager, chacun regagna son logis.

Des duels s’ensuivirent entre les gentilshommes, les écoliers de droit et leurs amis de Nantes. Un de ces duels eut lieu publiquement sur la place Royale; l’honneur en resta au vieux Keralieu[356], officier de marine, attaqué, qui se battit avec une incroyable vigueur, aux applaudissements de ses jeunes adversaires.

Un autre attroupement s’était formé. Le comte de Montboucher[357] aperçut dans la foule un étudiant nommé Ulliac, auquel il dit: «Monsieur, ceci nous regarde.» On se range en cercle autour d’eux; Montboucher fait sauter l’épée d’Ulliac et la lui rend: on s’embrasse et la foule se disperse.

Du moins, la noblesse bretonne ne succomba pas sans honneur. Elle refusa de députer aux états généraux, parce qu’elle n’était pas convoquée selon les lois fondamentales de la constitution de la province; elle alla rejoindre en grand nombre l’armée des princes, se fit décimer à l’armée de Condé, ou avec Charette dans les guerres vendéennes. Eût-elle changé quelque chose à la majorité de l’Assemblée nationale, au cas de sa réunion à cette assemblée? Cela n’est guère probable: dans les grandes transformations sociales, les résistances individuelles, honorables pour les caractères, sont impuissantes contre les faits. Cependant, il est difficile de dire ce qu’aurait pu produire un homme du génie de Mirabeau, mais d’une opinion opposée, s’il s’était rencontré dans l’ordre de la noblesse bretonne.

Le jeune Boishue et Saint-Riveul, mon camarade de collège avaient péri avant ces rencontres, en se rendant à la chambre de la noblesse; le premier fut en vain défendu par son père, qui lui servit de second[358].

Lecteur, je t’arrête: regarde couler les premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre. Le ciel a voulu qu’elles sortissent des veines d’un compagnon de mon enfance. Supposons ma chute au lieu de celle de Saint-Riveul; on eût dit de moi, en changeant seulement le nom, ce que l’on dit de la victime par qui commence la grande immolation: «Un gentilhomme nommé Chateaubriand, fut tué en se rendant à la salle des États.» Ces deux mots auraient remplacé ma longue histoire. Saint-Riveul eût-il joué mon rôle sur la terre? était-il destiné au bruit ou au silence?

Passe maintenant, lecteur; franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde, dont tu sors, du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras.

* * *

L’année 1789, si fameuse dans notre histoire et dans l’histoire de l’espèce humaine, me trouva dans les landes de ma Bretagne; je ne pus même quitter la province qu’assez tard, et n’arrivai à Paris qu’après le pillage de la maison Reveillon[359], l’ouverture des états généraux, la constitution du tiers état en Assemblée nationale, le serment du Jeu de Paume, la séance royale du 23 juin, et la réunion du clergé et de la noblesse au tiers état.

Le mouvement était grand sur ma route: dans les villages, les paysans arrêtaient les voitures, demandaient les passeports, interrogeaient les voyageurs. Plus on approchait de la capitale, plus l’agitation croissait. En traversant Versailles, je vis des troupes casernées dans l’orangerie, des trains d’artillerie parqués dans les cours; la salle provisoire de l’Assemblée nationale élevée sur la place du Palais, et des députés allant et venant parmi des curieux, des gens du château et des soldats.

À Paris, les rues étaient encombrées d’une foule qui stationnait à la porte des boulangers; les passants discouraient au coin des bornes; les marchands, sortis de leurs boutiques, écoutaient et racontaient des nouvelles devant leurs portes; au Palais-Royal s’aggloméraient des agitateurs: Camille Desmoulins commençait à se distinguer dans les groupes.

À peine fus-je descendu, avec madame de Farcy et madame Lucile, dans un hôtel garni de la rue de Richelieu, qu’une insurrection éclate: le peuple se porte à l’Abbaye, pour délivrer quelques gardes-françaises arrêtés par ordre de leurs chefs[360]. Les sous-officiers d’un régiment d’artillerie caserné aux Invalides se joignent au peuple. La défection commence dans l’armée.

La cour tantôt cédant, tantôt voulant résister, mélange d’entêtement et de faiblesse, de bravacherie et de peur, se laisse morguer par Mirabeau qui demande l’éloignement des troupes, et elle ne consent pas à les éloigner: elle accepte l’affront et n’en détruit pas la cause. À Paris, le bruit se répand qu’une armée arrive par l’égoût Montmartre, que des dragons vont forcer les barrières. On recommande de dépaver les rues, de monter les pavés au cinquième étage, pour les jeter sur les satellites du tyran: chacun se met à l’œuvre. Au milieu de ce brouillement, M. Necker reçoit l’ordre de se retirer. Le ministère changé se compose de MM. de Breteuil, de La Galaizière, du maréchal de Broglie, de La Vauguyon, de La Porte et de Foullon. Ils remplaçaient MM. de Montmorin, de La Luzerne, de Saint-Priest et de Nivernais.

Un poète breton, nouvellement débarqué, m’avait prié de le mener à Versailles. Il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d’eau au milieu du renversement des empires: les barbouilleurs de papier ont surtout cette faculté de s’abstraire dans leur manie pendant les plus grands événements; leur phrase ou leur strophe leur tient lieu de tout.

Je menai mon Pindare à l’heure de la messe dans la galerie de Versailles. L’Œil-de-Bœuf était rayonnant: le renvoi de M. Necker avait exalté les esprits; on se croyait sûr de la victoire: peut-être Sanson[361] et Simon[362], mêlés dans la foule, étaient spectateurs des joies de la famille royale.

La reine passa avec ses deux enfants; leur chevelure blonde semblait attendre des couronnes: madame la duchesse d’Angoulême, âgée de onze ans, attirait les yeux par un orgueil virginal; belle de la noblesse du rang et de l’innocence de la jeune fille, elle semblait dire comme la fleur d’oranger de Corneille, dans la Guirlande de Julie:

J’ai la pompe de ma naissance.

Le petit Dauphin marchait sous la protection de sa sœur, et M. Du Touchet suivait son élève; il m’aperçut et me montra obligeamment à la reine. Elle me fit, en me jetant un regard avec un sourire, ce salut gracieux qu’elle m’avait déjà fait le jour de ma présentation. Je n’oublierai jamais ce regard qui devait s’éteindre sitôt. Marie-Antoinette, en souriant, dessina si bien la forme de sa bouche, que le souvenir de ce sourire (chose effroyable!) me fit reconnaître la mâchoire de la fille des rois, quand on découvrit la tête de l’infortunée dans les exhumations de 1815[363].

Le contre-coup du coup porté dans Versailles retentit à Paris. À mon retour, je rebroussai le cours d’une multitude qui portait les bustes de M. Necker et de M. le duc d’Orléans, couverts de crêpes. On criait: «Vive Necker! vive le duc d’Orléans!» et parmi ces cris on en entendait un plus hardi et plus imprévu: «Vive Louis XVII!» Vive cet enfant dont le nom même eût été oublié dans l’inscription funèbre de sa famille, si je ne l’avais rappelé à la Chambre des pairs![364] – Louis XVI abdiquant, Louis XVII placé sur le trône, M. le duc d’Orléans déclaré régent, que fût-il arrivé?

Sur la place Louis XV, le prince de Lambesc, à la tête de Royal-Allemand, refoule le peuple dans le jardin des Tuileries et blesse un vieillard: soudain le tocsin sonne. Les boutiques des fourbisseurs sont enfoncées, et trente mille fusils enlevés aux Invalides. On se pourvoit de piques, de bâtons, de fourches, de sabres, de pistolets; on pille Saint-Lazare, on brûle les barrières. Les électeurs de Paris prennent en main le gouvernement de la capitale, et, dans une nuit, soixante mille citoyens sont organisés, armés, équipés en gardes nationales.

Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur: si l’on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launey[365], arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l’Hôtel de Ville; le prévôt des marchands, Flesselles[366], a la tête cassée d’un coup de pistolet: c’est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient, avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent; on en envoya à tous les niais d’importance dans les quatre parties du monde. Que de fois j’ai manqué ma fortune! Si, moi, spectateur, je me fusse inscrit sur le registre des vainqueurs, j’aurais une pension aujourd’hui.

Les experts accoururent à l’autopsie de la Bastille. Des cafés provisoires s’établirent sous des tentes; on s’y pressait, comme à la foire Saint-Germain ou à Longchamp; de nombreuses voitures défilaient ou s’arrêtaient au pied des tours, dont on précipitait les pierres parmi des tourbillons de poussière. Des femmes élégamment parées, des jeunes gens à la mode, placés sur différents degrés des décombres gothiques, se mêlaient aux ouvriers demi-nus qui démolissaient les murs, aux acclamations de la foule. À ce rendez-vous se rencontraient les orateurs les plus fameux, les gens de lettres les plus connus, les peintres les plus célèbres, les acteurs et les actrices les plus renommés, les danseuses les plus en vogue, les étrangers les plus illustres, les seigneurs de la cour et les ambassadeurs de l’Europe: la vieille France était venue là pour finir, la nouvelle pour commencer.

Tout événement, si misérable ou si odieux qu’il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu’il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté: ce qu’il fallait voir dans la prise de la Bastille (et ce que l’on ne vit pas alors), c’était, non l’acte violent de l’émancipation d’un peuple, mais l’émancipation même, résultat de cet acte.

On admira ce qu’il fallait condamner, l’accident, et l’on n’alla pas chercher dans l’avenir les destinées accomplies d’un peuple, le changement des mœurs, des idées, des pouvoirs politiques, une rénovation de l’espèce humaine, dont la prise de la Bastille ouvrait l’ère, comme un sanglant jubilé. La colère brutale faisait des ruines, et sous cette colère était cachée l’intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice.

Mais la nation, qui se trompa sur la grandeur du fait matériel, ne se trompa pas sur la grandeur du fait moral: la Bastille était à ses yeux le trophée de sa servitude; elle lui semblait élevée à l’entrée de Paris, en face des seize piliers de Montfaucon, comme le gibet de ses libertés.[367] En rasant une forteresse d’État, le peuple crut briser le joug militaire, et prit l’engagement tacite de remplacer l’armée qu’il licenciait: on sait quels prodiges enfanta le peuple devenu soldat.

* * *

Réveillé au bruit de la chute de la Bastille comme au bruit avant-coureur de la chute du trône, Versailles avait passé de la jactance à l’abattement. Le roi accourt à l’Assemblée nationale, prononce un discours dans le fauteuil même du président; il annonce l’ordre donné aux troupes de s’éloigner, et retourne à son palais au milieu des bénédictions; parades inutiles! les partis ne croient point à la conversion des partis contraires: la liberté qui capitule, ou le pouvoir qui se dégrade, n’obtient point merci de ses ennemis.

Quatre-vingts députés partent de Versailles, pour annoncer la paix à la capitale; illuminations. M. Bailly[368] est nommé maire de Paris, M. de La Fayette[369] commandant de la garde nationale: je n’ai connu le pauvre, mais respectable savant, que par ses malheurs. Les révolutions ont des hommes pour toutes leurs périodes; les uns suivent ces révolutions jusqu’au bout, les autres les commencent, mais ne les achèvent pas.

Tout se dispersa; les courtisans partirent pour Bâle, Lausanne, Luxembourg et Bruxelles. Madame de Polignac[370] rencontra, en fuyant, M. Necker qui rentrait. Le comte d’Artois[371], ses fils[372], les trois Condés[373], émigrèrent; ils entraînèrent le haut clergé et une partie de la noblesse. Les officiers, menacés par leurs soldats insurgés, cédèrent au torrent qui les charriait hors. Louis XVI demeura seul devant la nation avec ses deux enfants et quelques femmes, la reine, Mesdames[374] et Madame Élisabeth[375], Monsieur,[376] qui resta jusqu’à l’évasion de Varennes, n’était pas d’un grand secours à son frère: bien que, en opinant dans l’assemblée des Notables pour le vote par tête, il eût décidé le sort de la Révolution, la Révolution s’en défiait; lui, Monsieur, avait peu de goût pour le roi, ne comprenait pas la reine, et n’était pas aimé d’eux.

Louis XVI vint à l’Hôtel de Ville le 17: cent mille hommes, armés comme les moines de la Ligue, le reçurent. Il est harangué par MM. Bailly, Moreau de Saint-Méry[377] et Lally-Tolendal[378], qui pleurèrent: le dernier est resté sujet aux larmes. Le roi s’attendrit à son tour: il mit à son chapeau une énorme cocarde tricolore; on le déclara, sur place, honnête homme, père des Français, roi d’un peuple libre, lequel peuple se préparait, en vertu de sa liberté, à abattre la tête de cet honnête homme, son père et son roi.

Peu de jours après ce raccommodement, j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons; nous entendons crier: «Fermez les portes! fermez les portes!» Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique: c’étaient les têtes de MM. Foullon[379] et Bertier[380]. Tout le monde se retira des fenêtres; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer: «Brigands! m’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté?» Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

Rappelé au ministère le 25 juillet, inauguré, accueilli par des fêtes, M. Necker, troisième successeur de Turgot, après Calonne et Taboureau[381] fut bientôt dépassé par les événements, et tomba dans l’impopularité. C’est une des singularités du temps qu’un aussi grave personnage eût été élevé au poste de ministre par le savoir-faire d’un homme aussi médiocre et aussi léger que le marquis de Pezay[382]. Le Compte rendu,[383] qui substitua en France le système de l’emprunt à celui de l’impôt, remua les idées: les femmes discutaient de dépenses et de recettes; pour la première fois, on croyait ou l’on croyait voir quelque chose dans la machine à chiffres. Ces calculs, peints d’une couleur à la Thomas[384], avaient établi la première réputation du directeur général des finances. Habile teneur de caisse, mais économiste sans expédient; écrivain noble, mais enflé; honnête homme, mais sans haute vertu, le banquier était un de ces anciens personnages d’avant-scène qui disparaissent au lever de la toile, après avoir expliqué la pièce au public. M. Necker est le père de madame de Staël: sa vanité ne lui permettait guère de penser que son vrai titre au souvenir de la postérité serait la gloire de sa fille.

La monarchie fut démolie à l’instar de la Bastille, dans la séance du soir de l’Assemblée nationale du 4 août. Ceux qui, par haine du passé, crient aujourd’hui contre la noblesse, oublient que ce fut un membre de cette noblesse, le vicomte de Noailles[385], soutenu par le duc d’Aiguillon[386] et par Mathieu de Montmorency[387], qui renversa l’édifice, objet des préventions révolutionnaires. Sur la motion du député féodal, les droits féodaux, les droits de chasse, de colombier et de garenne, les dîmes et champarts, les privilèges des ordres, des villes et des provinces, les servitudes personnelles, les justices seigneuriales, la vénalité des offices, furent abolis. Les plus grands coups portés à l’antique constitution de l’État le furent par des gentilhommes. Les patriciens commencèrent la Révolution, les plébéiens l’achevèrent: comme la vieille France avait dû sa gloire à la noblesse française, la jeune France lui doit sa liberté, si liberté il y a pour la France.

Les troupes campées aux environs de Paris avaient été renvoyées, et, par un de ces conseils contradictoires qui tiraillaient la volonté du roi, on appela le régiment de Flandre à Versailles. Les gardes du corps donnèrent un repas aux officiers de ce régiment[388]; les têtes s’échauffèrent; la reine parut au milieu du banquet avec le Dauphin; on porta la santé de la famille royale; le roi vint à son tour; la musique militaire joue l’air touchant et favori: Ô Richard! ô mon roi[389]! À peine cette nouvelle s’est-elle répandue à Paris, que l’opinion opposée s’en empare; on s’écrie que Louis refuse sa sanction à la déclaration des droits, pour s’enfuir à Metz avec le comte d’Estaing[390], Marat propage cette rumeur: il écrivait déjà l’Ami du peuple.[391]

Le 5 octobre arrive. Je ne fus point témoin des événements de cette journée. Le récit en parvint de bonne heure, le 6, dans la capitale. On nous annonce en même temps une visite du roi. Timide dans les salons, j’étais hardi sur les places publiques: je me sentais fait pour la solitude ou pour le forum. Je courus aux Champs-Élysées: d’abord parurent des canons, sur lesquels des harpies, des larronnesses, des filles de joie montées à califourchon, tenaient les propos les plus obscènes et faisaient les gestes les plus immondes. Puis, au milieu d’une horde de tout âge et de tout sexe, marchaient à pied les gardes du corps, ayant changé de chapeaux, d’épées et de baudriers avec les gardes nationaux: chacun de leurs chevaux portait deux ou trois poissardes, sales bacchantes ivres et débraillées. Ensuite venait la députation de l’Assemblée nationale; les voitures du roi suivaient: elles roulaient dans l’obscurité poudreuse d’une forêt de piques et de baïonnettes. Des chiffonniers en lambeaux, des bouchers, tablier sanglant aux cuisses, couteaux nus à la ceinture, manches de chemises retroussées, cheminaient aux portières; d’autres ægipans noirs étaient grimpés sur l’impériale; d’autres, accrochés au marchepied des laquais, au siège des cochers. On tirait des coups de fusil et de pistolet; on criait: Voici le boulanger, la boulangère et le petit mitron! Pour oriflamme, devant le fils de Saint-Louis, des hallebarbes suisses élevaient en l’air deux têtes de gardes du corps, frisées et poudrées par un perruquier de Sèvres.

L’astronome Bailly déclara à Louis XVI, dans l’Hôtel de Ville, que le peuple humain, respectueux et fidèle, venait de conquérir son roi, et le roi de son côté, fort touché et fort content, déclara qu’il était venu à Paris de son plein gré: indignes faussetés de la violence et de la peur qui déshonoraient alors tous les partis et tous les hommes. Louis XVI n’était pas faux: il était faible; la faiblesse n’est pas une fausseté, mais elle en tient lieu et elle en remplit les fonctions; le respect que doivent inspirer la vertu et le malheur du roi saint et martyr rend tout jugement humain presque sacrilège.

* * *

Les députés quittèrent Versailles et tinrent leur première séance le 19 octobre, dans une des salles de l’archevêché. Le 9 novembre ils se transportèrent dans l’enceinte du Manège, près des Tuileries. Le reste de l’année 1789 vit les décrets qui dépouillèrent le clergé, détruisirent l’ancienne magistrature et créèrent les assignats, l’arrêté de la commune de Paris pour le premier comité des recherches, et le mandat des juges pour la poursuite du marquis de Favras[392].

L’Assemblée constituante, malgré ce qui peut lui être reproché, n’en reste pas moins la plus illustre congrégation populaire qui jamais ait paru chez les nations, tant par la grandeur de ses transactions que par l’immensité de leurs résultats. Il n’y a si haute question politique qu’elle n’ait touchée et convenablement résolue. Que serait-ce si elle s’en fût tenue aux cahiers des états généraux et n’eût pas essayé d’aller au delà! Tout ce que l’expérience et l’intelligence humaine avaient conçu, découvert et élaboré pendant trois siècles, se trouve dans ces cahiers. Les abus divers de l’ancienne monarchie y sont indiqués et les remèdes proposés; tous les genres de liberté sont réclamés, même la liberté de la presse; toutes les améliorations demandées, pour l’industrie, les manufactures, le commerce, les chemins, l’armée, l’impôt, les finances, les écoles, l’éducation publique, etc. Nous avons traversé sans profit des abîmes de crimes et des tas de gloire; la République et l’Empire n’ont servi à rien: l’Empire a seulement réglé la force brutale des bras que la République avait mis en mouvement; il nous a laissé la centralisation, administration vigoureuse que je crois un mal, mais qui peut-être pouvait seule remplacer les administrations locales alors qu’elles étaient détruites et que l’anarchie avec l’ignorance étaient dans toutes les têtes. À cela près, nous n’avons pas fait un pas depuis l’Assemblée constituante: ses travaux sont comme ceux du grand médecin de l’antiquité, lesquels ont à la fois reculé et posé les bornes de la science. Parlons de quelques membres de cette Assemblée, et arrêtons-nous à Mirabeau qui les résume et les domine tous.

* * *

Mêlé par les désordres et les hasards de sa vie aux plus grands événements et à l’existence des repris de justice, des ravisseurs et des aventuriers, Mirabeau, tribun de l’aristocratie, député de la démocratie, avait du Gracchus et du don Juan, du Catilina et du Gusman d’Alfarache, du cardinal de Richelieu et du cardinal de Retz, du roué de la Régence et du sauvage de la Révolution; il avait de plus du Mirabeau, famille florentine exilée, qui gardait quelque chose de ces palais armés et de ses grands factieux célébrés par Dante; famille naturalisée française, où l’esprit républicain du moyen âge de l’Italie et l’esprit féodal de notre moyen âge se trouvaient réunis dans une succession d’hommes extraordinaires.

La laideur de Mirabeau, appliquée sur le fond de beauté particulière à sa race, produisait une sorte de puissante figure du Jugement dernier de Michel-Ange, compatriote des Arrighetti. Les sillons creusés par la petite vérole sur le visage de l’orateur avaient plutôt l’air d’escarres laissées par la flamme. La nature semblait avoir moulé sa tête pour l’empire ou pour le gibet, taillé ses bras pour étreindre une nation ou pour enlever une femme. Quand il secouait sa crinière en regardant le peuple, il l’arrêtait; quand il levait sa patte et montrait ses ongles, la plèbe courait furieuse. Au milieu de l’effroyable désordre d’une séance, je l’ai vu à la tribune, sombre, laid et immobile: il rappelait le chaos de Milton, impassible et sans forme au centre de sa confusion.

Mirabeau tenait de son père[393] et de son oncle[394] qui, comme Saint-Simon, écrivaient à la diable des pages immortelles. On lui fournissait des discours pour la tribune: il en prenait ce que son esprit pouvait amalgamer à sa propre substance. S’il les adoptait en entier, il les débitait mal; on s’apercevait qu’ils n’étaient pas de lui par des mots qu’il y mêlait d’aventure, et qui le révélaient. Il tirait son énergie de ses vices; ces vices ne naissaient pas d’un tempérament frigide, ils portaient sur des passions profondes, brûlantes, orageuses. Le cynisme des mœurs ramène dans la société, en annihilant le sens moral, une sorte de barbares; ces barbares de la civilisation, propres à détruire comme les Goths, n’ont pas la puissance de fonder comme eux: ceux-ci étaient les énormes enfants d’une nature vierge, ceux-là sont les avortons monstrueux d’une nature dépravée.

Deux fois j’ai rencontré Mirabeau à un banquet, une fois chez la nièce de Voltaire, la marquise de Villette[395], une autre fois au Palais-Royal, avec des députés de l’opposition que Chapelier[396] m’avait fait connaître: Chapelier est allé à l’échafaud, dans le même tombereau que mon frère et M. de Malesherbes. Mirabeau parla beaucoup, et surtout beaucoup de lui. Ce fils des lions, lion lui-même à la tête de chimère, cet homme si positif dans les faits, était tout roman, tout poésie, tout enthousiasme par l’imagination et le langage; on reconnaissait l’amant de Sophie, exalté dans ses sentiments et capable de sacrifice. «Je la trouvai, dit-il, cette femme adorable;… je sus ce qu’était son âme, cette âme formée des mains de la nature dans un moment de magnificence.»

Mirabeau m’enchanta de récits d’amour, de souhaits de retraite dont il bigarreait des discussions arides. Il m’intéressait encore par un autre endroit: comme moi, il avait été traité sévèrement par son père, lequel avait gardé, comme le mien, l’inflexible tradition de l’autorité paternelle absolue.

Le grand convive s’étendit sur la politique étrangère, et ne dit presque rien de la politique intérieure; c’était pourtant ce qui l’occupait; mais il laissa échapper quelques mots d’un souverain mépris contre ces hommes se proclamant supérieurs, en raison de l’indifférence qu’ils affectent pour les malheurs et les crimes. Mirabeau était né généreux, sensible à l’amitié, facile à pardonner les offenses. Malgré son immoralité, il n’avait pu fausser sa conscience; il n’était corrompu que pour lui, son esprit droit et ferme ne faisait pas du meurtre une sublimité de l’intelligence; il n’avait aucune admiration pour des abattoirs et des voiries.

Cependant Mirabeau ne manquait pas d’orgueil; il se vantait outrageusement; bien qu’il se fût constitué marchand de drap pour être élu par le tiers état (l’ordre de la noblesse ayant eu l’honorable folie de le rejeter), il était épris de sa naissance: oiseau hagard, dont le nid fut entre quatre tourelles, dit son père. Il n’oubliait pas qu’il avait paru à la cour, monté dans les carrosses et chassé avec le roi. Il exigeait qu’on le qualifiât du titre de comte; il tenait à ses couleurs, et couvrit ses gens de livrée quand tout le monde la quitta. Il citait à tout propos et hors de propos son parent, l’amiral de Coligny. Le Moniteur l’ayant appelé Riquet[397]: «Savez-vous, dit-il avec emportement au journaliste, qu’avec votre Riquet, vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours?» Il répétait cette plaisanterie impudente et si connue: «Dans une autre famille, mon frère le vicomte serait l’homme d’esprit et le mauvais sujet; dans ma famille, c’est le sot et l’homme de bien.» Des biographes attribuent ce mot au vicomte, se comparant avec humilité aux autres membres de la famille.

Le fond des sentiments de Mirabeau était monarchique: il a prononcé ces belles paroles: «J’ai voulu guérir les Français de la superstition de la monarchie et y substituer son culte.» Dans une lettre, destinée à être mise sous les yeux de Louis XVI, il écrivait: «Je ne voudrais pas avoir travaillé seulement à une vaste destruction.» C’est cependant ce qui lui est arrivé: le ciel, pour nous punir de nos talents mal employés, nous donne le repentir de nos succès.

Mirabeau remuait l’opinion avec deux leviers: d’un côté, il prenait son point d’appui dans les masses dont il s’était constitué le défenseur en les méprisant; de l’autre, quoique traître à son ordre, il en soutenait la sympathie par des affinités de caste et des intérêts communs. Cela n’arriverait pas au plébéien, champion des classes privilégiées, il serait abandonné de son parti sans gagner l’aristocratie, de sa nature ingrate et ingagnable, quand on n’est pas né dans ses rangs. L’aristocratie ne peut d’ailleurs improviser un noble, puisque la noblesse est fille du temps.

Mirabeau a fait école. En s’affranchissant des liens moraux, on a rêvé qu’on se transformait en homme d’État. Ces imitations n’ont produit que de petits pervers: tel qui se flatte d’être corrompu et voleur n’est que débauché et fripon; tel qui se croit vicieux n’est que vil; tel qui se vante d’être criminel n’est qu’infâme.

Trop tôt pour lui, trop tard pour elle, Mirabeau se vendit à la cour, et la cour l’acheta. Il mit en enjeu sa renommée devant une pension et une ambassade: Cromwell fut au moment de troquer son avenir contre un titre et l’ordre de la Jarretière. Malgré sa superbe, Mirabeau ne s’évaluait pas assez haut. Maintenant que l’abondance du numéraire et des places a élevé le prix des consciences, il n’y a pas de sautereau dont l’acquêt ne coûte des centaines de mille francs et les premiers honneurs de l’État. La tombe délia Mirabeau de ses promesses, et le mit à l’abri des périls que vraisemblablement il n’aurait pu vaincre; sa vie eût montré sa faiblesse dans le bien; sa mort l’a laissé en possession de sa force dans le mal.

En sortant de notre dîner, on discutait des ennemis de Mirabeau; je me trouvais à côté de lui et n’avais pas prononcé un mot. Il me regarda en face avec ses yeux d’orgueil, de vice et de génie, et, m’appliquant sa main sur l’épaule, il me dit: «Ils ne me pardonneront jamais ma supériorité!» Je sens encore l’impression de cette main, comme si Satan m’eût touché de sa griffe de feu.

Lorsque Mirabeau fixa ses regards sur un jeune muet, eut-il un pressentiment de mes futuritions? pensa-t-il qu’il comparaîtrait un jour devant mes souvenirs? J’étais destiné à devenir l’historien de hauts personnages: ils ont défilé devant moi sans que je me sois appendu à leur manteau pour me faire traîner avec eux à la postérité.

Mirabeau a déjà subi la métamorphose qui s’opère parmi ceux dont la mémoire doit demeurer; porté du Panthéon à l’égoût, et reporté de l’égoût au Panthéon, il s’est élevé de toute la hauteur du temps qui lui sert aujourd’hui de piédestal. On ne voit plus le Mirabeau réel, mais le Mirabeau idéalisé, le Mirabeau tel que le font les peintres, pour le rendre le symbole ou le mythe de l’époque qu’il représente: il devient ainsi plus faux et plus vrai. De tant de réputations, de tant d’acteurs, de tant d’événements, de tant de ruines, il ne restera que trois hommes, chacun d’eux attaché à chacune des trois grandes époques révolutionnaires, Mirabeau pour l’aristocratie, Robespierre pour la démocratie, Bonaparte pour le despotisme; la monarchie n’a rien: la France a payé cher trois renommées que ne peut avouer la vertu.

* * *

Les séances de l’Assemblée nationale offraient un intérêt dont les séances de nos chambres sont loin d’approcher. On se levait de bonne heure pour trouver place dans les tribunes encombrées. Les députés arrivaient en mangeant, causant, gesticulant; ils se groupaient dans les diverses parties de la salle, selon leurs opinions. Lecture du procès-verbal; après cette lecture, développement du sujet convenu, ou motion extraordinaire. Il ne s’agissait pas de quelque article insipide de loi; rarement une destruction manquait d’être à l’ordre du jour. On parlait pour ou contre; tout le monde improvisait bien ou mal. Les débats devenaient orageux; les tribunes se mêlaient à la discussion, applaudissaient et glorifiaient, sifflaient et huaient les orateurs. Le président agitait sa sonnette; les députés s’apostrophaient d’un banc à l’autre. Mirabeau le jeune prenait au collet son compétiteur; Mirabeau l’aîné criait: «Silence aux trente voix!» Un jour, j’étais placé derrière l’opposition royaliste; j’avais devant moi un gentilhomme dauphinois, noir de visage, petit de taille, qui sautait de fureur sur son siège, et disait à ses amis: «Tombons, l’épée à la main, sur ces gueux-là.» Il montrait le côté de la majorité. Les dames de la Halle, tricotant dans les tribunes, l’entendirent, se levèrent et crièrent toutes à la fois, leurs chausses à la main, l’écume à la bouche: «À la lanterne!» Le vicomte de Mirabeau[398], Lautrec[399] et quelques jeunes nobles voulaient donner l’assaut aux tribunes.

Bientôt ce fracas était étouffé par un autre: des pétitionnaires, armés de piques, paraissaient à la barre: «Le peuple meurt de faim, disaient-ils; il est temps de prendre des mesures contre les aristocrates et de s’élever à la hauteur des circonstances.» Le président assurait ces citoyens de son respect: «On a l’œil sur les traîtres, répondait-il, et l’Assemblée fera justice.» Là-dessus, nouveau vacarme; les députés de droite s’écriaient qu’on allait à l’anarchie; les députés de gauche répliquaient que le peuple était libre d’exprimer sa volonté, qu’il avait le droit de se plaindre des fauteurs du despotisme, assis jusque dans le sein de la représentation nationale: ils désignaient ainsi leurs collègues à ce peuple souverain, qui les attendait au réverbère.

Les séances du soir l’emportaient en scandales sur les séances du matin: on parle mieux et plus hardiment à la lumière des lustres. La salle du manège était alors une véritable salle de spectacle, où se jouait un des plus grands drames du monde. Les premiers personnages appartenaient encore à l’ancien ordre de choses: leurs terribles remplaçants, cachés derrière eux, parlaient peu ou point. À la fin d’une discussion violente, je vis monter à la tribune un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison, ou comme un notaire de village soigneux de sa personne. Il fit un rapport long et ennuyeux; on ne l’écouta pas; je demandai son nom: c’était Robespierre. Les gens à souliers étaient prêts à sortir des salons, et déjà les sabots heurtaient à la porte.

* * *

Lorsque, avant la Révolution, je lisais l’histoire des troubles publics chez divers peuples, je ne concevais pas comment on avait pu vivre en ces temps-là; je m’étonnais que Montaigne écrivît si gaillardement dans un château dont il ne pouvait faire le tour sans courir le risque d’être enlevé par des bandes de ligueurs ou de protestants.

La Révolution m’a fait comprendre cette possibilité d’existence. Les moments de crise produisent un redoublement de vie chez les hommes. Dans une société qui se dissout et se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui. Les passions et les caractères en liberté se montrent avec une énergie qu’ils n’ont point dans la cité bien réglée. L’infraction des lois, l’affranchissement des devoirs, des usages et des bienséances, les périls même, ajoutent à l’intérêt de ce désordre. Le genre humain en vacances se promène dans la rue, débarrassé de ses pédagogues, rentré pour un moment dans l’état de nature, et ne recommençant à sentir la nécessité du frein social que lorsqu’il porte le joug des nouveaux tyrans enfantés par la licence.

Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et 1790 qu’en la comparant à l’architecture du temps de Louis XII et de François I er, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l’assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins: seulement, les débris dont je parle étaient vivants et variaient sans cesse. Dans tous les coins de Paris, il y avait des réunions littéraires, des sociétés politiques et des spectacles; les renommées futures erraient dans la foule sans être connues, comme les âmes au bord du Léthé, avant d’avoir joui de la lumière. J’ai vu le maréchal Gouvion-Saint-Cyr remplir un rôle, sur le théâtre du Marais[400], dans la Mère coupable de Beaumarchais[401]. On se transportait du club des Feuillants au club des Jacobins, des bals et des maisons de jeu aux groupes du Palais-Royal, de la tribune de l’Assemblée nationale à la tribune en plein vent. Passaient et repassaient dans les rues des députations populaires, des piquets de cavalerie, des patrouilles d’infanterie. Auprès d’un homme en habit français, tête poudrée, épée au côté, chapeau sous le bras, escarpins et bas de soie, marchait un homme, cheveux coupés et sans poudre, portant le frac anglais et la cravate américaine. Aux théâtres, les acteurs publiaient les nouvelles; le parterre entonnait des couplets patriotiques. Des pièces de circonstances attiraient la foule: un abbé paraissait sur la scène; le peuple lui criait: «Calotin! calotin!» et l’abbé répondait; «Messieurs, vive la nation!» On courait entendre chanter Mandini et sa femme, Viganoni et Rovedino à l’ Opera-Buffa,[402] après avoir entendu hurler Ça ira, on allait admirer madame Dugazon, madame Saint-Aubin, Carline[403], la petite Olivier[404], mademoiselle Contat, Molé, Fleury, Talma débutant, après avoir vu pendre Favras.

Les promenades au boulevard du Temple et à celui des Italiens, surnommé Coblentz, les allées du jardin des Tuileries, étaient inondées de femmes pimpantes: trois jeunes filles de Grétry y brillaient, blanches et roses comme leur parure: elles moururent bientôt toutes trois. «Elle s’endormit pour jamais, dit Grétry en parlant de sa fille aînée, assise sur mes genoux, aussi belle que pendant sa vie.» Une multitude de voitures sillonnaient les carrefours où barbotaient les sans-culottes, et l’on trouvait la belle madame de Buffon[405], assise seule dans un phaéton du duc d’Orléans, stationné à la porte de quelque club.

L’élégance et le goût de la société aristocratique se retrouvaient à l’hôtel de La Rochefoucauld, aux soirées de mesdames de Poix, d’Hénin, de Simiane, de Vaudreuil, dans quelques salons de la haute magistrature, restés ouverts. Chez M. Necker, chez M. le comte de Montmorin, chez les divers ministres, se rencontraient (avec madame de Staël[406], la duchesse d’Aiguillon, mesdames de Beaumont[407] – et de Sérilly[408] ) toutes les nouvelles illustrations de la France, et toutes les libertés des nouvelles mœurs. Le cordonnier, en uniforme d’officier de la garde nationale, prenait à genoux la mesure de votre pied; le moine, qui le vendredi traînait sa robe noire ou blanche, portait le dimanche le chapeau rond et l’habit bourgeois; le capucin, rasé, lisait le journal à la guinguette, et dans un cercle de femmes folles paraissait une religieuse gravement assise: c’était une tante ou une sœur mise à la porte de son monastère. La foule visitait ces couvents ouverts au monde, comme les voyageurs parcourent à Grenade, les salles abandonnées de l’Alhambra, ou comme ils s’arrêtent à Tibur, sous les colonnes du temple de la Sibylle.

Du reste, force duels et amours, liaisons de prison et fraternité de politique, rendez-vous mystérieux parmi des ruines, sous un ciel serein, au milieu de la paix et de la poésie de la nature; promenades écartées, silencieuses, solitaires, mêlées de serments éternels et de tendresses indéfinissables, au sourd fracas d’un monde qui fuyait, au bruit lointain d’une société croulante qui menaçait de sa chute ces félicités placées au pied des événements. Quand on s’était perdu de vue vingt-quatre heures, on n’était pas sûr de se retrouver jamais. Les uns s’engageaient dans les routes révolutionnaires, les autres méditaient la guerre civile; les autres partaient pour l’Ohio, où ils se faisaient précéder de plans de châteaux à bâtir chez les sauvages; les autres allaient rejoindre les princes: tout cela allègrement, sans avoir souvent un sou dans sa poche: les royalistes affirmant que la chose finirait un de ces matins par un arrêt du parlement, les patriotes, tout aussi légers dans leurs espérances, annonçant le règne de la paix et du bonheur avec celui de la liberté. On chantait:

La sainte chandelle d’Arras,
Le flambeau de la Provence,
S’ils ne nous éclairent pas,
Mettent le feu dans la France;
On ne peut pas les toucher,
Mais on espère les moucher.

Et voilà comme on jugeait Robespierre et Mirabeau! «Il est aussi peu en la puissance de toute faculté terrienne, dit l’Estoile, d’engarder le peuple françois de parler, que d’enfouir le soleil en terre ou l’enfermer dedans un trou.»

Le palais des Tuileries, grande geôle remplie de condamnés, s’élevait au milieu de ces fêtes de la destruction. Les sentenciés jouaient aussi en attendant la charrette, la tonte, la chemise rouge qu’on avait mise à sécher, et l’on voyait à travers les fenêtres les éblouissantes illuminations du cercle de la reine.

Des milliers de brochures et de journaux pullulaient; les satires et les poèmes, les chansons des Actes des Apôtres,[409] répondaient à l’ Ami du peuple ou au Modérateur du club monarchien, rédigé par Fontanes[410]; Mallet du Pan[411], dans la partie politique du Mercure, était en opposition avec la Harpe et Chamfort dans la partie littéraire du même journal. Champcenetz, le marquis de Bonnay, Rivarol, Mirabeau le cadet (le Holbein d’épée, qui leva sur le Rhin la légion des hussards de la Mort), Honoré Mirabeau l’aîné, s’amusaient à faire, en dînant, des caricatures et le Petit Almanach des grands hommes[412]: Honoré allait ensuite proposer la loi martiale ou la saisie des biens du clergé. Il passait la nuit chez madame Le Jay[413] après avoir déclaré qu’il ne sortirait de l’Assemblée nationale que par la puissance des baïonnettes. Égalité consultait le diable dans les carrières de Montrouge, et revenait au jardin de Monceau présider les orgies dont Laclos[414] était l’ordonnateur. Le futur régicide ne dégénérait point de sa race: double prostitué, la débauche le livrait épuisé à l’ambition. Lauzun[415], déjà fané, soupait dans sa petite maison à la barrière du Maine avec des danseuses de l’Opéra, entre-caressées de MM. de Noailles, de Dillon, de Choiseul, de Narbonne, de Talleyrand, et de quelques autres élégances du jour dont il nous reste deux ou trois momies.

La plupart des courtisans, célèbres par leur immoralité, à la fin du règne de Louis XV et pendant le règne de Louis XVI, étaient enrôlés sous le drapeau tricolore: presque tous avaient fait la guerre d’Amérique et barbouillé leurs cordons des couleurs républicaines. La Révolution les employa tant qu’elle se tint à une médiocre hauteur; ils devinrent même les premiers généraux de ses armées. Le duc de Lauzun, le romanesque amoureux de la princesse Czartoriska, le coureur de femmes sur les grands chemins, le Lovelace qui avait celle-ci et puis qui avait celle-là, selon le noble et chaste jargon de la cour, le duc de Lauzun, devenu duc de Biron, commandant pour la Convention dans la Vendée: quelle pitié! Le baron de Besenval[416], révélateur menteur et cynique des corruptions de la haute société, mouche du coche des puérilités de la vieille monarchie expirante, ce lourd baron compromis dans l’affaire de la Bastille, sauvé par M. Necker et par Mirabeau, uniquement parce qu’il était Suisse: quelle misère! Qu’avaient à faire de pareils hommes avec de pareils événements? Quand la Révolution eut grandi, elle abandonna avec dédain les frivoles apostats du trône: elle avait eu besoin de leurs vices, elle eut besoin de leurs têtes: elle ne méprisait aucun sang, pas même celui de la du Barry.

* * *

L’année 1790 compléta les mesures ébauchées de l’année 1780. Le bien de l’Église, mis d’abord sous la main de la nation, fut confisqué, la constitution civile du clergé décrétée, la noblesse abolie.

Je n’assistais pas à la fédération de juillet 1790: une indisposition assez grave me retenait au lit; mais je m’étais fort amusé auparavant aux brouettes du Champ de Mars. Madame de Staël a merveilleusement décrit cette scène[417]. Je regretterai toujours de n’avoir pas vu M. de Talleyrand dire la messe servie par l’abbé Louis[418], comme de ne l’avoir pas vu, le sabre au côté, donner audience à l’ambassadeur du Grand Turc.

Mirabeau déchut de sa popularité dans l’année 1790; ses liaisons avec la Cour étaient évidentes. M. Necker résigna le ministère et se retira, sans que personne eût envie de le retenir[419]. Mesdames, tantes du roi, partirent pour Rome avec un passe-port de l’Assemblée nationale[420]. Le duc d’Orléans, revenu d’Angleterre, se déclara le très humble et très obéissant serviteur du roi. Les sociétés des Amis de la Constitution, multipliées sur le sol, se rattachaient à Paris à la société mère, dont elles recevaient les inspirations et exécutaient les ordres.

La vie publique rencontrait dans mon caractère des dispositions favorables: ce qui se passait en commun m’attirait, parce que dans la foule je regardais ma solitude et n’avais point à combattre ma timidité. Cependant les salons, participant du mouvement universel, étaient un peu moins étrangers à mon allure, et j’avais, malgré moi, fait des connaissances nouvelles.

La marquise de Villette s’était trouvée sur mon chemin. Son mari[421], d’une réputation calomniée, écrivait, avec Monsieur, frère du roi, dans le Journal de Paris. Madame de Villette, charmante encore, perdit une fille de seize ans, plus charmante que sa mère, et pour laquelle le chevalier de Parny fit ces vers dignes de l’ Anthologie:

Au ciel elle a rendu sa vie,
Et doucement s’est endormie,
Sans murmurer contre ses lois:
Ainsi le sourire s’efface,
Ainsi meurt sans laisser de trace
Le chant d’un oiseau dans les bois.

Mon régiment, en garnison à Rouen, conserva sa discipline assez tard. Il eut un engagement avec le peuple au sujet de l’exécution du comédien Bordier[422], qui subit le dernier arrêt de la puissance parlementaire; pendu la veille, héros le lendemain, s’il eût vécu vingt-quatre heures de plus. Mais, enfin, l’insurrection se mit parmi les soldats de Navarre. Le marquis de Mortemart émigra; les officiers le suivirent. Je n’avais ni adopté ni rejeté les nouvelles opinions; aussi peu disposé à les attaquer qu’à les servir, je ne voulus ni émigrer ni continuer la carrière militaire: je me retirai.

Dégagé de tous liens, j’avais, d’une part, des disputes assez vives avec mon frère et le président de Rosambo; de l’autre, des discussions non moins aigres avec Ginguené, La Harpe et Chamfort. Dès ma jeunesse, mon impartialité politique ne plaisait à personne. Au surplus, je n’attachais d’importance aux questions soulevées alors que par des idées générales de liberté et de dignité humaines; la politique personnelle m’ennuyait; ma véritable vie était dans des régions plus hautes.

Les rues de Paris, jour et nuit encombrées de peuple, ne me permettaient plus mes flâneries. Pour retrouver le désert, je me réfugiais au théâtre: je m’établissais au fond d’une loge, et laissais errer ma pensée aux vers de Racine, à la musique de Sacchini, ou aux danses de l’Opéra. Il faut que j’aie vu intrépidement vingt fois de suite, aux Italiens[423], la Barbe-bleue et le Sabot perdu,[424] m’ennuyant pour me désennuyer, comme un hibou dans un trou de mur; tandis que la monarchie tombait, je n’entendais ni le craquement des voûtes séculaires, ni les miaulements du vaudeville, ni la voix tonnante de Mirabeau à la tribune, ni celle de Colin qui chantait à Babet sur le théâtre:

Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige,
Quand la nuit est longue, on l’abrège.

M. Monet, directeur des mines, et sa jeune fille, envoyés par madame Ginguené, venaient quelquefois troubler ma sauvagerie: mademoiselle Monet se plaçait sur le devant de la loge; je m’asseyais moitié content, moitié grognant, derrière elle. Je ne sais si elle me plaisait, si je l’aimais; mais j’en avais bien peur. Quand elle était partie, je la regrettais, en étant plein de joie de ne la voir plus. Cependant j’allais quelquefois, à la sueur de mon front, la chercher chez elle, pour l’accompagner à la promenade: je lui donnais le bras, et je crois que je serrais un peu le sien.

Une idée me dominait, l’idée de passer aux États-Unis: il fallait un but utile à mon voyage; je me proposais de découvrir (ainsi que je l’ai dit dans ces Mémoires et dans plusieurs de mes ouvrages) le passage au nord-ouest de l’Amérique. Ce projet n’était pas dégagé de ma nature poétique. Personne ne s’occupait de moi; j’étais alors, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu; nous partions, l’un et l’autre, de l’obscurité à la même époque, moi pour chercher ma renommée dans la solitude, lui sa gloire parmi les hommes. Or, ne m’étant attaché à aucune femme, ma sylphide obsédait encore mon imagination. Je me faisais une félicité de réaliser avec elle mes courses fantastiques dans les forêts du Nouveau Monde. Par l’influence d’une autre nature, ma fleur d’amour, mon fantôme sans nom des bois de l’Armorique, est devenue Atala sous les ombrages de la Floride.

M. de Malesherbes me montait la tête sur ce voyage, j’allais le voir le matin; le nez collé sur des cartes, nous comparions les différents dessins de la coupole arctique; nous supputions les distances du détroit de Behring au fond de la baie d’Hudson; nous lisions les divers récits des navigateurs et voyageurs anglais, hollandais, français, russes, suédois, danois; nous nous enquérions des chemins à suivre par terre pour attaquer le rivage de la mer polaire; nous devisions des difficultés à surmonter, des précautions à prendre contre la rigueur du climat, les assauts des bêtes et le manque de vivres. Cet homme illustre me disait: «Si j’étais plus jeune, je partirai avec vous, je m’épargnerais le spectacle que m’offrent ici tant de crimes, de lâchetés et de folies. Mais à mon âge il faut mourir où l’on est. Ne manquez pas de m’écrire par tous les vaisseaux, de me mander vos progrès et vos découvertes: je les ferai valoir auprès des ministres. C’est bien dommage que vous ne sachiez pas la botanique!» Au sortir de ces conversations, je feuilletais Tournefort, Duhamel, Bernard de Jussieu, Grew, Jacquin, le Dictionnaire de Rousseau, les Flores élémentaires; je courais au Jardin du Roi, et déjà je me croyais un Linné[425].

Enfin, au mois de janvier 1791, je pris sérieusement mon parti. Le chaos augmentait: il suffisait de porter un nom aristocrate pour être exposé aux persécutions: plus votre opinion était consciencieuse et modérée, plus elle était suspecte et poursuivie. Je résolus donc de lever mes tentes: je laissai mon frère et mes sœurs à Paris et m’acheminai vers la Bretagne.

Je rencontrai, à Fougères, le marquis de la Rouërie: je lui demandai une lettre pour le général Washington. Le colonel Armand (nom qu’on donnait au marquis en Amérique) s’était distingué dans la guerre de l’indépendance américaine. Il se rendit célèbre, en France, par la conspiration royaliste qui fit des victimes si touchantes dans la famille des Desilles[426]. Mort en organisant cette conspiration, il fut exhumé, reconnu, et causa le malheur de ses hôtes et de ses amis. Rival de La Fayette et de Lauzun, devancier de La Rochejaquelin, le marquis de la Rouërie avait plus d’esprit qu’eux; il s’était plus souvent battu que le premier; il avait enlevé des actrices à l’Opéra, comme le second; il serait devenu le compagnon d’armes du troisième. Il fourrageait les bois, en Bretagne, avec un major américain[427], et accompagné d’un singe assis sur la croupe de son cheval. Les écoliers de droit de Rennes l’aimaient, à cause de sa hardiesse d’action et de sa liberté d’idées: il avait été un des douze gentilshommes bretons mis à la Bastille. Il était élégant de taille et de manières, brave de mine, charmant de visage, et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue.

Je choisis Saint-Malo pour m’embarquer, afin d’embrasser ma mère. Je vous ai dit au troisième livre de ces Mémoires, comment je passai par Combourg, et quels sentiments m’oppressèrent. Je demeurai deux mois à Saint-Malo, occupé des préparatifs de mon voyage, comme jadis de mon départ projeté pour les Indes.

Je fis marché avec un capitaine nommé Dujardin[428]: Il devait transporter à Baltimore l’abbé Nagot, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice, et plusieurs séminaristes, sous la conduite de leur chef[429]. Ces compagnons de voyage m’auraient mieux convenu quatre ans plus tôt: de chrétien zélé que j’avais été, j’étais devenu un esprit fort, c’est-à-dire un esprit faible. Ce changement dans mes opinions religieuses s’était opéré par la lecture des livres philosophiques. Je croyais, de bonne foi, qu’un esprit religieux était paralysé d’un côté, qu’il y avait des vérités qui ne pouvaient arriver jusqu’à lui, tout supérieur qu’il pût être d’ailleurs. Ce benoît orgueil me faisait prendre le change; je supposais dans l’esprit religieux cette absence d’une faculté qui se trouve précisément dans l’esprit philosophique: l’intelligence courte croit tout voir, parce qu’elle reste les yeux ouverts; l’intelligence supérieure consent à fermer les yeux, parce qu’elle aperçoit tout en dedans. Enfin, une chose m’achevait: le désespoir sans cause que je portais au fond du cœur.

Une lettre de mon frère a fixé dans ma mémoire la date de mon départ: il écrivait de Paris à ma mère, en lui annonçant la mort de Mirabeau. Trois jours après l’arrivée de cette lettre, je rejoignis en rade le navire sur lequel mes bagages étaient chargés[430]. On leva l’ancre, moment solennel parmi les navigateurs. Le soleil se couchait quand le pilote côtier nous quitta, après nous avoir mis hors des passes. Le temps était sombre, la brise molle, et la houle battait lourdement les écueils à quelques encablures du vaisseau.

Mes regards restaient attachés sur Saint-Malo. Je venais d’y laisser ma mère tout en larmes. J’apercevais les clochers et les dômes des églises où j’avais prié avec Lucile, les murs, les remparts, les forts, les tours, les grèves où j’avais passé mon enfance avec Gesril et mes camarades de jeux; j’abandonnais ma patrie déchirée, lorsqu’elle perdait un homme que rien ne pouvait remplacer. Je m’éloignais également incertain des destinées de mon pays et des miennes: qui périrait de la France ou de moi? Reverrai-je jamais cette France et ma famille?

Le calme nous arrêta avec la nuit au débouquement de la rade; les feux de la ville et les phares s’allumèrent: ces lumières qui tremblaient sous mon toit paternel semblaient à la fois me sourire et me dire adieu, en m’éclairant parmi les rochers, les ténèbres de la nuit et l’obscurité des flots.

Je n’emportais que ma jeunesse et mes illusions; je désertais un monde dont j’avais foulé la poussière et compté les étoiles, pour un monde de qui la terre et le ciel m’étaient inconnus. Que devait-il m’arriver si j’atteignais le but de mon voyage? Égaré sur les rives hyperboréennes, les années de discorde qui ont écrasé tant de générations avec tant de bruit seraient tombées en silence sur ma tête; la société eût renouvelé sa face, moi absent. Il est probable que je n’aurais jamais eu le malheur d’écrire; mon nom serait demeuré ignoré, ou il ne s’y fût attaché qu’une de ces renommées paisibles au-dessous de la gloire, dédaignées de l’envie et laissées au bonheur. Qui sait si j’eusse repassé l’Atlantique, si je ne me serais point fixé dans les solitudes, à mes risques et périls explorées et découvertes, comme un conquérant au milieu de ses conquêtes!

Mais non! je devais rentrer dans ma patrie pour y changer de misères, pour y être toute autre chose que ce que j’avais été. Cette mer, au giron de laquelle j’étais né, allait devenir le berceau de ma seconde vie: j’étais porté par elle, dans mon premier voyage, comme dans le sein de ma nourrice, dans les bras de la confidente de mes premiers pleurs et de mes premiers plaisirs.

Le jusant, au défaut de la brise, nous entraîna au large, les lumières du rivage diminuèrent peu à peu et disparurent. Épuisé de réflexions, de regrets vagues, d’espérances plus vagues encore, je descendis à ma cabine: je me couchai, balancé dans mon hamac au bruit de la lame qui caressait le flanc du vaisseau. Le vent se leva; les voiles déferlées qui coiffaient les mâts s’enflèrent, et quand je montai sur le tillac le lendemain matin, on ne voyait plus la terre de France.

Ici changent mes destinées: «Encore à la mer! Again to sea! » (Byron.)

LIVRE VI [431]

Prologue. – Traversée de l’océan. – Francis Tulloch. – Christophe Colomb. – Camoëns. – Les Açores. – Île Graciosa. – Jeux marins. – Île Saint-Pierre. – Côtes de la Virginie. – Soleil couchant. – Péril. – J’aborde en Amérique. – Baltimore. – Séparation des passagers. – Tulloch. – Philadelphie. – Le général Washington. – Parallèle de Washington et de Bonaparte. – Voyage de Philadelphie à New-York et à Boston. – Mackenzie. – Rivière du nord. – Chant de la passagère. – M. Swift. – Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. – M. Violet. – Mon accoutrement sauvage. – Chasse. – Le carcajou et le renard canadien. – Rate musquée. – Chiens pêcheurs. – Insectes. – Montcalm et Wolfe. – Campement au bord du lac des Onondagas. – Arabes. – Course botanique. – L’Indienne et la vache. – Un Iroquois. – Sachem des Onondagas. – Velly et les Franks. – Cérémonie de l’hospitalité. – Anciens grecs. – Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. – Abeilles, défrichements. – Hospitalité. – Lit. – Serpent à sonnettes enchanté. – Cataracte de Niagara. – Serpent à sonnettes. – Je tombe au bord de l’abîme. – Douze jours dans une hutte. – Changement de mœurs chez les sauvages. – Naissance et mort. – Montaigne. – Chant de la couleuvre. – Pantomime d’une petite Indienne, original de Mila . – Incidences. – Ancien Canada. – Population indienne. – Dégradation des mœurs. – Vraie civilisation répandue par la religion. – Fausse civilisation introduite par le commerce. – Coureurs de bois. – Factoreries. – Chasses. – Métis ou Bois-brûlés. – Guerres des compagnies. – Mort des langues indiennes. – Anciennes possessions françaises en Amérique. – Regrets. – Manie du passé. – Billet de Francis Conyngham. – Manuscrit original en Amérique. – Lacs du Canada. – Flotte de canots indiens. – Ruines de la nature. – Vallée du tombeau. – Destinée des fleuves. – Fontaine de Jouvence. – Muscogulges et siminoles. – Notre camp. – Deux Floridiennes. – Ruines sur l’Ohio. – Quelles étaient les demoiselles Muscogulges. – Arrestation du roi à Varennes. – J’interromps mon voyage pour repasser en Europe. – Dangers pour les États-Unis. – Retour en Europe. – Naufrage.

Trente et un ans après m’être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l’Amérique, je m’embarquais pour Londres, avec un passe-port conçu en ces termes: «Laissez passer, disait ce passe-port, laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du roi près Sa Majesté Britannique, etc.» Point de signalement; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort[432]. Un officier vient, de la part du commandant, m’offrir une garde d’honneur. Descendu à Shipwright-Inn,[433] le maître et les garçons de l’auberge me reçoivent bras pendants et tête nue. Madame la mairesse m’invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing[434], attaché à mon ambassade, m’attendait. Un dîner d’énormes poissons et de monstrueux quartiers de bœuf restaure monsieur l’ambassadeur, qui n’a point d’appétit et qui n’était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l’air de huzzas. L’officier revient et pose, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du roi mon maître, je me mets en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu’emportent quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivent dans d’autres carrosses; des courriers à ma livrée accompagnent le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John Bull et des équipages qui nous croisent. À Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouve un village tout neuf. Bientôt m’apparaît l’immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnais les rues, j’aborde l’hôtel de l’ambassade, Portland-Place. Le chargé d’affaires, M. le comte Georges de Caraman[435], les secrétaires d’ambassade, M. le vicomte de Marcellus[436], M. le baron E. de Cazes, M. de Bourqueney[437], les attachés à l’ambassade, m’accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valet de pied de l’hôtel, sont assemblés sur le trottoir. On me présente les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.

Le 17 mai de l’an de grâce 1793, je débarquais pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s’aperçut que je passais; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l’ Alien-bill. Mon signalement portait en anglais: «François de Chateaubriand, officier français à l’armée des émigrés (French officer in the emigrant army), taille de cinq pieds quatre pouces (five feet four inches high), mince (thin shape), favoris et cheveux bruns (brown hair and fits).» Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé; je relayai aux plus chétives tavernes; j’entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait; j’allai loger, à six schellings par mois, sous le lattis d’un grenier que m’avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d’une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.

Ah! Monseigneur , que votre vie,
D’honneurs aujourd’hui, si remplie,
Diffère de ces heureux temps!

Cependant une autre obscurité m’enténèbre à Londres. Ma place politique met à l’ombre ma renommée littéraire; il n’y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préfère l’ambassadeur de Louis XVIII à l’auteur du Génie du christianisme. Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j’aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes[438] auprès de George IV[439], succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs est de laisser ma voiture au coin d’un square, et d’aller à pied parcourir les ruelles que j’avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d’une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j’aurai du pain le lendemain, moi dont trois ou quatre services couvrent aujourd’hui la table. À toutes ces portes étroites et indigentes qui m’étaient autrefois ouvertes, je ne rencontre que des visages étrangers. Je ne vois plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits. Je n’aperçois plus ces prêtres martyrs portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais ont été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées: Regent’s-Park occupe, auprès de Portland-Place, les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d’un de mes greniers, a disparu dans l’enceinte d’une fabrique. Quand je me rends chez lord Liverpool[440], j’ai de la peine à retrouver l’espace vide de l’échafaud de Charles I er; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, se sont avancées avec l’oubli sur des événements mémorables.

Que je regrette, au milieu des insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlai mes peines à celles d’une colonie d’infortunés! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité! Que sont devenus mes frères en émigration? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées: ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis; ils sont moins heureux dans leur patrie qu’ils ne l’étaient sur la terre étrangère. N’avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier du labeur, pour s’éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d’Amstead et de Primrose-Hill. À des chapelles, ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la reine, tout émus d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel: toutes ces choses sont de véritables félicités!

Quand je rentre en 1822, au lieu d’être reçu par mon ami, tremblant de froid, qui m’ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, – je passe à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui vont aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J’arrive, tout criblé sur ma route des mots: Monseigneur, Mylord, Votre Excellence, Monsieur l’Ambassadeur, à un salon tapissé d’or et de soie.

– Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi! Trêve de ces Mylords! Que voulez-vous que je fasse de vous? Allez rire à la chancellerie, comme si je n’étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade? Pensez-vous que je sois assez bête pour me croire changé de nature parce que j’ai changé d’habit? Le marquis de Londonderry[441] va venir, dites-vous; le duc de Wellington[442] m’a demandé; M. Canning[443] me cherche; lady Jersey[444] m’attend à dîner avec M. Brougham[445], lady Gwydir m’espère, à dix heures, dans sa loge à l’Opéra; lady Mansfield[446] à minuit, à Almack’s[447].

Miséricorde! où me fourrer? qui me délivrera? qui m’arrachera à ces persécutions? Revenez beaux jours de ma misère et de ma solitude! Ressuscitez, compagnons de mon exil! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d’une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous.

Voilà ce que j’éprouve, ce que je me dis dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n’échappe à la tristesse qui m’assiège sous mon toit qu’en me saturant d’une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n’est point changé; les arbres seulement ont grandi; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n’est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j’aime à voire courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remonte l’allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire.

C’est dans ce parc de Kensington que j’ai médité l’ Essai historique; que, relisant le journal de mes courses d’outre-mer, j’en ai tiré les amours d’ Atala; c’est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René. Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l’ Essai historique et dans les Natchez. Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d’argent pour en acheter le papier, et que j’en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.

Ces lieux de mes premières inspirations me font sentir leur puissance; ils reflètent sur le présent la douce lumière des souvenirs: je me sens en train de reprendre la plume. Tant d’heures sont perdues dans les ambassades! Le temps ne me vaut pas plus ici qu’à Berlin pour continuer mes Mémoires, édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désirent aller le matin à des pique-niques et le soir au bal: très volontiers! Les gens, Peter, Valentin, Lewis, vont à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs; j’en suis charmé[448]. On me laisse la clef de la porte extérieure: monsieur l’ambassadeur est commis à la garde de sa maison; si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti; me voilà seul: mettons-nous à l’œuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j’esquissais à Londres les Natchez et Atala; j’en suis précisément dans mes Mémoires à l’époque de mes voyages en Amérique: cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans, comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau Monde: le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu; mais, pour peu que je reste ici quelque mois, j’aurai le plaisir d’arriver de la cataracte du Niagara à l’armée des princes en Allemagne, et de l’armée des princes à ma retraite en Angleterre. L’ambassadeur du roi de France peut raconter l’histoire de l’émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.

* * *

Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l’immense houle de l’ouest nous annonça l’Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n’ont jamais navigué de se faire une idée des sentiments qu’on éprouve, lorsque du bord d’un vaisseau on n’aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l’abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l’absence de la terre: on laisse sur le rivage les passions des hommes; entre le monde que l’on quitte et celui que l’on cherche, on n’a pour amour et pour patrie que l’élément sur lequel on est porté. Plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n’est pas la langue ordinaire: c’est une langue telle que la parlent l’Océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d’eau, parmi des créatures dont le vêtement, les goûts, les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochthones; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l’oiseau. On ne voit point sur leur front les soucis de la société; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l’âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l’écueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire; ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille; après avoir juré cent fois qu’ils ne s’exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s’en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une maîtresse orageuse et infidèle.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n’est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux: depuis leur enfance jusqu’à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage; ils n’ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s’anime pour le marinier: une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu’on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut déchirée sur la côte du Labrador; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.

L’ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.

Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance; il n’était que d’un seul jet; il est beaucoup plus fort depuis qu’il est composé de deux pièces.

Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.

Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes: on vient de jeter le loch; le navire file dix nœuds.

Le ciel est clair à midi: on a pris hauteur; on est à telle latitude.

On a fait le point: il y a tant de lieues gagnées en bonne route.

La déclinaison de l’aiguille est de tant de degrés: on s’est élevé au nord.

Le sable des sabliers passe mal: on aura de la pluie.

On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau: on essuiera un grain.

Des poissons volants se sont montrés au sud: le temps va se calmer.

Une éclaircie s’est formée à l’ouest dans les nuages: c’est le pied du vent; demain, le vent soufflera de ce côté.

L’eau a changé de couleur; on a vu flotter du bois et des goëmons; on a aperçu des mouettes et des canards; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues: il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n’est pas bon de l’accoster la nuit.

Dans l’épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré, qui survit à tous les autres; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d’une ferme au milieu de ses poules.

Sous les ponts habite un chat; peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustache de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis; il a fait deux fois le tour du monde et s’est sauvé d’un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le vitchoura du second capitaine.

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai: le matelot a mené une vie errante, le laboureur n’a jamais quitté son champ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l’avenir en creusant leurs sillons. À l’un, l’alouette, le rouge-gorge, le rossignol; à l’autre, la procellaria, le courlis, l’alcyon, – leurs prophètes. Ils se retirent le soir, celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière; frêles demeures, où l’ouragan qui les ébranle n’agite point des consciences tranquilles.

If the wind tempestuous is blowing,
Still no danger they descry;
The guiltless heart its boon bestowing,
Soothes them with its Lullaby, etc., etc.
«Si le vent souffle orageux, ils n’aperçoivent aucun danger; le cœur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l’enfant do; dodo, l’enfant do , etc.

Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie: peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots, attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage; peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l’on ne retrouvera jamais, ainsi qu’il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l’Océan.

Le vaisseau seul est un spectacle: sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé, il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main du cavalier. L’élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire, soit qu’il vogue penché par un autan contraire, soit qu’il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l’homme. Tantôt la lame et son écume brisent et rejaillissent contre la carène; tantôt l’onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles, achèvent la beauté de ce palais de Neptune: les plus basses voiles, déployées dans leur largeur, s’arrondissent comme de vastes cylindres; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d’une sirène. Animé d’un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d’une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l’Océan, le long duquel on n’aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n’a pour bornes que les vagues, pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n’est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuellement à l’horizon avec la longue-vue; on se dirige les uns vers les autres. Les équipages et les passagers s’empressent sur le pont. Les deux bâtiments s’approchent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d’arrière, se hèlent avec le porte-voix: «Le nom du navire? De quel port? Le nom du capitaine? D’où vient-il? Combien de jours de traversée? La latitude et la longitude? À Dieu, va!» On lâche les ris; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire: les uns vont chercher le soleil de l’Asie, les autres le soleil de l’Europe, qui les verront également mourir. Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l’Océan; on se fait un signe de loin: à Dieu, va! Le port commun est l’Éternité.

Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse?

Le maître de l’équipage de mon vaisseau malouin était un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l’Inde, sous le bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d’Estaing; il s’était trouvé à une multitude d’affaires. Appuyé sur l’avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu’un vétéran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossé des Invalides, Pierre, en mâchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l’effet des détonations de l’artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affûts, les canons, les pièces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nègres, des colons. Je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goût les fruits; si les ananas étaient meilleurs que les pêches, les palmiers plus beaux que les chênes. Il m’expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais: le palmier était un grand chou, la robe d’un Indien celle de ma grand’mère; les chameaux ressemblaient à un âne bossu; tous les peuples de l’Orient, et notamment les Chinois, étaient des poltrons et des voleurs. Villeneuve était de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l’éloge de l’incomparable beauté de notre patrie.

La cloche interrompait nos conversations; elle réglait les Quarts, l’heure de l’habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, à un signal, l’équipage, rangé sur le pont, dépouillait la chemise bleue pour en revêtir une autre qui séchait dans les haubans. La chemise quittée était immédiatement lavée dans des baquets, où cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnées.

Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l’un après l’autre, régulièrement et sans fraude, leur cuiller d’étain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n’avaient pas faim vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d’eau-de-vie, leur portion de biscuit ou de viande salée à leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l’arrière du vaisseau, et l’on dînait à la vue d’une mer bleue, tachetée çà et là de marques blanches par les écorchures de la brise.

Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste: à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve.

Les passagers, à bord d’un vaisseau, offrent une société différente de celle de l’équipage: ils appartiennent à un autre élément; leurs destinées sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos; ceux-là retournent à leur patrie, ceux-ci la quittent; d’autres naviguent pour s’instruire des mœurs des peuples, pour étudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaître dans cette hôtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d’apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiés. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nées du sang anglais et du sang indien, qui joignent à la beauté de Clarisse la délicatesse de Sacontala, alors se forment des chaînes que nouent et dénouent les vents parfumés de Ceylan, douces comme eux, comme eux légères.

* * *

Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l’artillerie: peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L’abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l’officier anglican, en fit un catholique: il emmenait son néophyte à Baltimore.

Je m’accointai avec Tulloch: comme j’étais alors profond philosophe, je l’invitais à revenir chez ses parents[449]. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d’admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l’officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence: Tuta æquora silent.[450] Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d’étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l’infini dans le ciel et sur les flots! Jamais Dieu ne m’a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j’avais l’immensité sur ma tête et l’immensité sous mes pieds.

Des vents d’ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai, nous n’étions qu’à la hauteur des Açores. Le 6, vers les 8 heures du matin, nous eûmes connaissance de l’île du Pic; ce volcan domina longtemps des mers non naviguées: inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour.

Il y a quelque chose de magique à voir s’élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d’un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l’avait guidé vers l’Amérique; la lueur du foyer d’un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l’Écriture donne au Créateur quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon: vidit Deus quod esset bonum. Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois est celle que Giustiniani[451], publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume: Cæli enarrant gloriam Dei.

Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu’en 1498 il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe; une nature nouvelle apparaît; le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre, se lève: on découvre la patrie du soleil, le lieu d’où il sort chaque matin «comme un époux ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas;[452] » on voit à nu ce sage et brillant Orient, dont l’histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d’Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l’Arabie et les mers de la Grèce. L’Europe lui envoya un poète pour le saluer: le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l’Inde: Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur; il ne leur laissa que leurs richesses.

Lorsque Gonzalo Villo, aïeul maternel de Camoëns, découvrit une partie de l’archipel des Açores, il aurait dû, s’il eût prévu l’avenir, se réserver une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils.

Nous ancrâmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d’eau. L’île Graciosa, devant laquelle nous étions mouillés, nous présentait ses collines un peu renflées dans leurs contours comme les ellipses d’une amphore étrusque: elle étaient drapées de la verdure des blés, et elles exhalaient une odeur fromentacée agréable, particulière aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formées de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassées les unes sur les autres. Une abbaye, monument d’un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d’un tertre; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L’île entière avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extérieure. Au fond du tableau, le cône du volcan du Pic, planté sur une coupole de nuages, perçait, par delà Graciosa, la perspective aérienne.

Il fut décidé que j’irais à terre avec Tulloch et le second capitaine; on mit la chaloupe en mer: elle nagea au rivage dont nous étions à environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la côte; une prame s’avança vers nous. Aussitôt qu’elle fût à portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous répondîmes dans ces quatre langues. L’alarme régnait, notre vaisseau était le premier bâtiment d’un grand port qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous étalions la marée. D’une autre part, les insulaires voyaient pour la première fois le pavillon tricolore; ils ne savaient si nous sortions d’Alger ou de Tunis: Neptune n’avait point reconnu ce pavillon si glorieusement porté par Cybèle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu’on disait, la joie fut extrême. Les moines nous recueillirent dans le bateau, et nous ramâmes gaiement vers Santa-Cruz: nous y débarquâmes avec quelque difficulté, à cause d’un ressac assez violent.

Toute l’île accourut. Quatre ou cinq alguazils, armés de piques rouillées, s’emparèrent de nous. L’uniforme de Sa Majesté m’attirant les honneurs, je passai pour l’homme important de la députation. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, où Son Excellence, vêtue d’un méchant habit vert, autrefois galonné d’or, nous donna une audience solennelle: il nous permit le ravitaillement.

Nos religieux nous menèrent à leur couvent, édifice à balcons commode et bien éclairé. Tulloch avait trouvé un compatriote: le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri corps et biens sur Graciosa. Sauvé seul du naufrage, ne manquant pas d’intelligence, il se montra docile aux leçons des catéchistes; il apprit le portugais et quelques mots de latin; sa qualité d’Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logé, vêtu et nourri à l’autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d’aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien métier: ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de rencontrer quelqu’un qui l’entendit; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l’île.

Les maisons des villages, bâties en planches et en pierres, s’enjolivaient de galeries extérieures qui donnaient un air propre à ces cabanes, parce qu’il y régnait beaucoup de lumière. Les paysans, presque tous vignerons, étaient à moitié nus et bronzés par le soleil; les femmes, petites, jaunes comme des mulâtresses, mais éveillées, étaient naïvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaînes.

Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L’eau était rare, mais, partout où sourdait une fontaine, croissait un figuier et s’élevait un oratoire avec un portique peint à fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l’île et quelques portions de la mer. C’est sur un de ces figuiers que je vis s’abattre une compagnie de sarcelles bleues, non palmipèdes. L’arbre n’avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchâssés comme des cristaux. Quand il fut orné des oiseaux cérulés[453] qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d’une pourpre éclatante, tandis que l’arbre semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d’azur.

Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois; il est certain que des monnaies phéniciennes ont été déterrées dans l’île de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordèrent les premiers à cette île trouvèrent, dit-on, une statue équestre, le bras droit étendu et montrant du doigt l’Occident, si toutefois cette statue n’est pas la gravure d’invention qui décore les anciens portulans[454].

J’ai supposé, dans le manuscrit des Natchez, que Chactas, revenant d’Europe, prit terre à l’île de Corvo, et qu’il rencontra la statue mystérieuse[455]. Il exprime ainsi les sentiments qui m’occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition: «J’approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l’écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus; la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique; l’alcyon, perché sur le casque du colosse, y jetait par intervalles, des voix langoureuses; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d’airain du coursier, et lorsqu’on approchait l’oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses.»

Un bon souper nous fut servi chez les religieux après notre course; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l’Europe. Le vaisseau s’était trouvé en danger par la levée d’un fort sud-est. On vira l’ancre; mais, engagée dans des roches, on la perdit, comme on s’y attendait. Nous appareillâmes: le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores[456].

Fac pelagus me scire probes, quo carbasa laxo.
«Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles.»

C’est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume-le-Breton, mon compatriote[457]. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes; mais à travers le monde idéal de mes rêveries m’apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât; j’y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m’y asseyais dominant les vagues.

L’espace tendu d’un double azur avait l’air d’une toile préparée pour recevoir les futures créations d’un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines des échappées de vue sur les déserts de l’Océan: ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l’Écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l’espace étroit et borné, faute d’un point de saillie; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d’une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l’horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L’étendue se révélait surtout lorsqu’une brume, rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l’immensité même.

Descendu de l’aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d’un biscuit de vaisseau, d’un peu de sucre et d’un citron; ensuite je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre: je n’avais qu’à déployer mon bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

Le vent nous força d’anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d’une bruine froide et pâle.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers: quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême: même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et, quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique. Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots: le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme; il est vêtu, lors même qu’il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l’équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d’en bas: il commence à descendre le long des haubans, pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un sceau, le remplit d’eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n’ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts: père Tropique vous poursuit; cela finit au moyen d’un large pourboire: jeux d’Amphitrite, qu’Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d’Ulysse; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d’Hercule; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus; ses côtés perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l’île: nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu’on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part; j’attendis qu’une rafale, arrachant le brouillard, me montra le lieu que j’habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l’île et un îlot allongé, l’ île aux Chiens. Le port, surnommé le Barachois, creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l’île: quelques-uns, détachés, surplombent le littoral; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l’embarcadère. L’église, la cure, le magasin aux vivres, sont placés au même lieu; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d’obligeance et de politesse. Il cultivait sur un glacis quelques légumes d’Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu’il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d’héliotrope s’exhalait d’un petit carré de fèves en fleurs; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum changé d’aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l’absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête: comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes; elle nous séparait de la terre natale! Le gouverneur était inquiet; il appartenait à l’opinion battue; il s’ennuyait d’ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d’affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s’enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l’avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j’étais allé seul au Cap-à-l’Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m’assis au ressaut d’une roche, les pieds pendant sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne; elle avait les jambes nues, quoiqu’il fit froid, et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée; par-dessus ce mouchoir elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l’entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps elle se baissait et cueillait les feuilles d’une plante aromatique qu’on appelle dans l’île thé naturel. D’une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu’elle tenait de l’autre main. Elle m’aperçut: sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d’elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

Nous restâmes quelques minutes sans parler; enfin, je fus le plus courageux et je dis: «Que cueillez-vous là? la saison des lucets et des atocas est passée». Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit: «Je cueillais du thé.» Elle me présenta son panier. «Vous portez ce thé à votre père et à votre mère? – Mon père est à la pêche avec Guillaumy. – Que faites-vous l’hiver dans l’île? – Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, ou nous chantons des cantiques; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. – Votre père va bientôt revenir? – Oh! non: le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. – Mais Guillaumy reviendra? – Oh! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m’apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. – Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier? – Oh! non.»

Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d’une sapinière. Elle chantait d’une voix sonore un cantique des Missions:

Tout brûlant d’une ardeur immortelle,
C’est vers Dieu que tendent mes désirs.

Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête; elle avait l’air d’être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s’assit au gouvernail; on l’eût prit pour la Fortune: elle s’éloigna de moi.

Oh! oui, oh! non, Guillaumy, l’image du jeune matelot sur une vergue, au milieu des vents, changeaient en terre de délices l’affreux rocher de Saint-Pierre:

L’isole di Fortuna, ora vedete [458].

Nous passâmes quinze jours dans l’île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l’intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge vers l’anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d’un mica rouge et verdâtre, se rembourre d’un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.

De petits lacs s’alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie, du Courval, du Pain-de-Sucre, du Kergariou, de la Tête-Galante. Ces flaques sont connues sous le nom des Étangs-du-Savoyard, du Cap-Noir, du Ravenel, du Colombier, du Cap-à-l’Aigle. Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l’onde.

La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. En changeant de localité, des races de plantes s’éteignent: les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne: les autres, nourries dans l’atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l’Océan. À Saint-Pierre, le myrtille marécageux ( vaccinium fugilinosium ) est réduit à l’état de traînasses; il sera bientôt enterré dans l’ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d’humus. Plante voyageuse, j’ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.

La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d’amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d’un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne, à l’instar des fougères; puis, se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève; mais il n’y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n’y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.

Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté ( alectoria trichodes ): les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours: on croirait voir les sentiers rustiques des environs d’une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés; le voyageur ne se rassure qu’au bruit non moins triste de la mer; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.

La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles I er du Labrador; quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions: le soir, le soleil, touchant la terre semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l’aurore: on ne sait si l’on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L’amour amène alors l’Esquimau sur le rocher de glace où l’attendait sa compagne: ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre ne sont ni sans pompe ni sans félicité.

* * *

Après avoir embarqué des vivres et remplacé l’ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales avait succédé le plus beau ciel; nous ne voyions pas la terre, mais l’odeur des forêts de pins arrivait jusqu’à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m’envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.

Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine; la cloche de la prière sonna: j’allai mêler mes vœux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d’arrière avec les passagers; l’aumônier, un livre à la main, un peu en avant d’eux, près du gouvernail; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac: nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes: on eût dit, par les balancements de la poupe, que l’astre radieux changeait à chaque instant d’horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l’ensemble dans le Génie du christianisme,[459] mes sentiments religieux s’harmonisaient avec la scène; mais, hélas! quand j’y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi: ce n’était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots, dans la magnificence de ses œuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle; j’aurais vendu l’éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu’elle palpitait derrière ce voile de l’univers qui la cachait à mes yeux. Oh! que n’était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon cœur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois, il ne s’en fallut guère qu’un accident ne mit un terme à mes desseins et à mes songes.

La chaleur nous accablait; le vaisseau, dans un calme plat, sans voiles et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis: brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n’eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d’abord à merveille, et plusieurs passagers m’imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau; mais quand je vins à tourner la tête, je m’aperçus que le courant l’entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un grelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse qu’elle retardait mon retour en épuisant mes forces. J’avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m’emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d’équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva; le vaisseau, gouvernant un peu, s’approcha de moi; je me pus emparer de la corde; mais les compagnons de ma témérité s’étaient accrochés à cette corde; quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l’extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l’air à un même nombre de pieds, comme des poissons au bout d’une ligne; à la dernière immersion, je me sentis prêt à m’évanouir; un roulis de plus, et c’en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort: si je m’étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres!

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le cœur me battit quand le capitaine me la montra: l’Amérique! Elle était à peine déclinée par la cime de quelques érables sortant de l’eau. Les palmiers de l’embouchure du Nil m’indiquèrent depuis le rivage de l’Égypte de la même manière. Un pilote vint à bord; nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent, peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l’arrivée de Christophe Colomb; la domination des monarchies de l’Europe ébranlée dans ce nouveau monde: la vieille société finissant dans la jeune Amérique; une république d’un genre inconnu annonçant un changement dans l’esprit humain; la part que mon pays avait eue à ces événements; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts; les États-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes; enfin mes propres destins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d’une nouvelle nature; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts; lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l’étroit empire d’une civilisation étrangère: telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux-moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison où nous arrivâmes au bout d’une demi-heure tenait de la ferme d’un Anglais et de la case d’un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient les herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans, presque nue, d’une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l’enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des œufs, du lait, et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine: ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore: en approchant, les eaux se rétrécirent; elles étaient lisses et immobiles: nous avions l’air de remonter un fleuve indolent bordé d’avenues. Baltimore s’offrit à nous comme au fond d’un lac. En regard de la ville, s’élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n’atterris que le lendemain. J’allai loger à l’auberge avec mes bagages; les séminaristes se retirèrent à l’établissement préparé pour eux, d’où ils se sont dispersés en Amérique.

Qu’est devenu Francis Tulloch? La lettre suivante m’a été remise à Londres, le 12 du mois d’avril 1822:

Trente ans s’étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l’ époch de notre voyage à Baltimore, il est très possible que vous ayez oublié jusqu’à mon nom; mais à juger d’après les sentiments de mon cœur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n’est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir. Presque en face l’un de l’autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m’empresserai de vous prouver, autant qu’il me sera possible, que je suis toujours, comme j’ai toujours été, votre fidèle et dévoué, Franc. Tulloch. P. S. – Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres, m’est devant les yeux; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m’est si cher, que je ne puis vous écrire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance. Vendredi, 12 avril. Portland Place, nº 30.

Ainsi, Tulloch était à Londres; il ne s’est point fait prêtre, il s’est marié; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires, et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d’une alliance et d’une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi; la porte de sa maison était en face de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d’autres amis je ne rencontrerai plus! L’homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes: il n’y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu’ils passent; lorsqu’il en fait la revue et qu’il les nomme, ils répondent: «Présents!» Aucun ne manque à l’appel.

* * *

Baltimore, comme toutes les autres métropoles des États-Unis, n’avait pas l’étendue qu’elle a maintenant, c’était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les mœurs et la société avaient une grande affinité avec les mœurs et la société de l’Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d’adieu. J’arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pensylvanie. À quatre heures du matin, j’y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau Monde.

La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat: presque point d’arbres, fermes éparses, villages clair-semés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l’étang de Combourg.

En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantées, se coupant à l’angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l’est à l’ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe: on n’en parle pas en Amérique; ses rives sont basses et peu pittoresques.

À l’époque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s’étendait pas encore jusqu’à la Shuylkill; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons.

L’aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des États-Unis, ce sont les grandes œuvres de l’architecture; la Réformation jeune d’âge, qui ne sacrifie point à l’imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l’antique religion catholique a couronné l’Europe. Aucun monument, à Philadelphie, à New-York, à Boston, une pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits: l’œil est attristé de ce niveau.

Descendu d’abord à l’auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français émigrés avec d’autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté: rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.

Un homme, débarqué comme moi aux États-Unis, plein d’enthousiasme pour les peuples classiques, un colon qui cherchait partout la rigidité des premières mœurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l’inégalité des fortunes, l’immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. À Philadelphie j’aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L’apparence du peuple était agréable: les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.

À cette heure de ma vie, j’admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l’époque du monde où nous étions parvenus: je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté, fille des mœurs dans une société naissante; mais j’ignorais la liberté fille des lumières et d’une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité: Dieu veuille qu’elle soit durable! On n’est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d’avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Lorsque j’arrivai à Philadelphie, le général Washington n’y était pas; je fus obligé de l’attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d’après mes idées d’alors, était nécessairement Cincinnatus; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l’an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu’un rustre, piquant ses bœufs de l’aiguillon et tenant le manche de sa charrue? Mais quand j’allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines, était le palais du président des États-Unis[460]: point de gardes, pas même de valets. Je frappai; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui; elle me répondit qu’il y était. Je répliquai que j’avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu’elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement: « Walk in, sir; entrez, monsieur» et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises: elle m’introduisit dans un parloir où elle me pria d’attendre le général.

Je n’étais pas ému; la grandeur de l’âme ou celle de la fortune ne m’imposent point: j’admire la première sans en être écrasé; la seconde m’inspire plus de pitié que de respect: visage d’homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le général entra: d’une grande taille, d’un air calme et froid plutôt que noble, il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence; il l’ouvrit, courut à la signature qu’il lut tout haut avec exclamation: «Le colonel Armand!» C’est ainsi qu’il l’appelait et qu’avait signé le marquis de la Rouërie.

Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m’écoutait avec une sorte d’étonnement; je m’en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité: «Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l’avez fait. – Well, well, young man!, Bien, bien, jeune homme,» s’écria-t-il en me tendant la main. Il m’invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je n’eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n’étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l’ai déjà remarqué, étaient des jouets assez niais qu’on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des États-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l’Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille, il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu’elle dévasta l’église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l’ai jamais revu; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d’un monde. Washington est descendu dans la tombe[461] avant qu’un peu de bruit se soit attaché à mes pas; j’ai passé devant lui comme l’être le plus inconnu; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité; mon nom n’est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire: heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi! je m’en suis senti échauffé le reste de ma vie: il y a une vertu dans les regards d’un grand homme.

* * *

Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des États-Unis et l’empereur des Français se présente naturellement à mon esprit; d’autant mieux qu’au moment où je trace ces lignes, Washington lui-même n’est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s’arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon[462]; moi je m’arrête au début de ma course dans la Pensylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J’aurais pu ne m’occuper d’eux qu’à l’époque où je rencontrai Napoléon; mais si je venais à toucher ma tombe avant d’avoir atteint dans ma chronique l’année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j’aurais à dire des deux mandataires de la Providence? Je me souviens de Castelnau: ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. À la dernière page du livre VII e, il dit à son fils: «Je traiterai de ce fait au VIII e livre,» et le VIII e livre des Mémoires de Castelnau n’existe pas: cela m’avertit de profiter de la vie[463].

Washington n’appartient pas, comme Bonaparte, à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne; il n’est point placé sur un vaste théâtre; il n’est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou: il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d’Arbelle et de Pharsale; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d’autres avec leurs débris; il ne fait point dire aux rois à sa porte:

Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie [464].

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington; il agit avec lenteur; on dirait qu’il se sent chargé de la liberté de l’avenir et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce: ce sont celles de son pays; il ne se permet pas de jouer de ce qui ne lui appartient pas; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir! Cherchez les bois où brilla l’épée de Washington: qu’y trouvez-vous? Des tombeaux? Non; un monde! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

* * *

Bonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain: il combat avec fracas sur une vieille terre; il ne veut créer que sa renommée; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera vite; il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire; mais en écrasant l’anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses œuvres: Washington élève une nation à l’indépendance; magistrat en repos, il s’endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance: empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Il expire: cette nouvelle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n’arrête ni n’étonne le passant: qu’avaient à pleurer les citoyens?

La république de Washington subsiste; l’empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie; nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Washington a été le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque; il a secondé, au lieu de le contrarier, le mouvement des esprits; il a voulu ce qu’il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé: de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cette homme qui frappe peu, parce qu’il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays: sa gloire est le patrimoine de la civilisation; sa renommée s’élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd’hui le rang occupé par lui, s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avait d’héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire!

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains; son génie appartenait à l’âge moderne: son ambition était des vieux jours; il ne s’aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d’un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l’avenir, tantôt il reculait vers le passé; et, soit qu’il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu’un moyen de puissance; aucune sympathie ne s’établit entre leur bonheur et le sien: il avait promis de les délivrer, il les enchaîna; il s’isola d’eux, ils s’éloignèrent de lui. Les rois d’Égypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles; ces grands tombeaux s’élèvent comme l’éternité dans la solitude: Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.

* * *

J’étais impatient de continuer mon voyage. Ce n’étaient pas les Américains que j’étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d’accord avec l’ordre habituel de mes idées; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n’avais rien de préparé que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest, on ignorait si l’Amérique septentrionale s’étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d’Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearn avait découvert la mer à l’embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich[465].

Sur la côte de l’océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l’Amérique septentrionale; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu’on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie n’était qu’une chaîne d’îles extrêmement serrées. L’amirauté d’Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n’avait point encore fait son second voyage.

Aux États-Unis, en 1791, on commençait à s’entretenir de la course de Mackenzie: parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom.

Cette découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord; mais je me serais fait scrupule d’altérer le plan arrêté entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l’ouest, de manière à intersecter la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l’Amérique, descendre à l’Est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les États-Unis par la baie d’Hudson, le Labrador et le Canada.

Quels moyens avais-je d’exécuter cette prodigieuse pérégrination? aucun. La plupart des voyageurs français ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, à l’aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des individus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres, au profit des États-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l’Amérique des conquêtes que j’avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j’aurais eu l’honneur d’imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d’une colonie sur l’océan Pacifique, d’enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d’empêcher cette rivale de s’ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J’ai consigné ces projets dans l’ Essai historique, publié à Londres en 1796[466], et ces projets étaient tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j’avais devancé par mes vœux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques.

Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J’entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d’un second et plus long voyage. J’en écrivis en ce sens à M. de Malesherbes, et, en attendant l’avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet, si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j’y cherchais, le monde polaire, j’y rencontrai une nouvelle muse.

Un stage-coach, semblable à celui qui m’avait amené de Baltimore, me conduisit de Philadelphie à New-York, ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d’être ce qu’elle est aujourd’hui, loin de ce qu’elle sera dans quelques années; car les États-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J’allai en pèlerinage à Boston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J’ai vu les champs de Lexington; j’y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir aux saintes lois de la patrie.[467] Mémorable exemple de l’enchaînement des choses humaines! un bill de finances, passé dans le Parlement d’Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782, et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l’Europe en 1789!

* * *

Je m’embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps: à l’aspect d’un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s’écria: «Voilà l’endroit où Asgill[468] fut arrêté.» On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d’ Asgill. Nous étions entre des montagnes; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d’un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l’intérêt de Washington et de la généreuse intervention d’une reine infortunée, ajoutait un charme au romantique de la scène. L’ami que j’ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d’Asgill, quand Bonaparte se disposait à monter au trône où s’était assise Marie-Antoinette[469]. Les officiers américains semblaient touchés du chant de la Pensylvanienne: le souvenir des troubles passés de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment présent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d’eux.

Arrivé à Albany, j’allai chercher un M. Swift, pour lequel on m’avait donné une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec des tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l’Angleterre aux États-Unis; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m’avoir entendu, M. Swift me fit des objections très raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, américains, espagnols, où je serais forcé de passer, un voyage de cette importance; que, quand j’aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j’arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim: il me conseilla de commencer par m’acclimater, m’invita à apprendre le sioux, l’iroquois et l’esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la baie d’Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l’assistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission.

Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m’en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsbourg: à Pittsbourg, je descendrais l’Ohio et je recueillerais des notions utiles à mes futurs projets. J’avais toujours dans la tête mon premier plan de route.

M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J’achetai deux chevaux et je quittai Albany.

Tout le pays qui s’étend aujourd’hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara est habité et défriché; le canal de New-York le traverse; mais alors une grande partie de ce pays était déserte.

Lorsque après avoir passé le Mohawk, j’entrai dans des bois qui n’avaient jamais été abattus, je fus pris d’une sorte d’ivresse d’indépendance: j’allais d’arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant: «Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d’hommes.» Et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou.

Hélas! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière! tout à coup je vins m’énaser contre un hangar. Sous ce hangar s’offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j’aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche, et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c’était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d’ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau[470], pendant la guerre d’Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d’enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s’étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours: «Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses.» Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers; en effet, je n’ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l’instrument fatal; il criait aux Iroquois: À vos places! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons[471].

N’était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l’ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois? J’avais grande envie de rire, mais j’étais cruellement humilié.

* * *

J’achetai des Indiens un habillement complet: deux peaux d’ours, l’une pour demi-toge, l’autre pour lit. Je joignis à mon nouvel accoutrement la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert; je portais la barbe longue: j’avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m’invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou.

Cette race d’animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarquâmes avant le jour pour remonter une rivière sortant du bois où l’on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens: une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flotille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontrâmes pas le carcajou; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil lorsqu’ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant, comme chacun le sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain que le rat se change en caille, la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment notre table. On accoutume les chiens à plonger; quand ils ne vont pas à la chasse, ils vont à la pêche: ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu’au fond de l’eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions servait aux femmes pour les apprêts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l’abri de la fumée, dont le nuage flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement de la piqûre des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies: diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.

* * *

M. Violet m’offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d’une des six nations iroquoises. J’arrivai d’abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp: une rivière sortait du lac; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l’un de l’autre, deux piquets fourchus; nous suspendîmes horizontalement dans l’endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l’autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d’oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp: ils ne s’en éloignèrent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivaquais dans les sables du désert du Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l’Arabie, avaient l’air d’écouter les contes du scheick, et de prendre part à l’histoire d’Antar et du cheval de Job[472].

Il n’était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j’allai flâner dans les environs. Il y avait peu d’oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels; à la couleur du mâle, je reconnus le passereau blanc, passer nivalis des ornithologistes. J’entendis aussi l’orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l’ exclamateur m’avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses; à mi-côte s’élevait une méchante cabane; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J’aime les petits abris: « A chico pajarillo chico nidillo, à petit oiseau, petit nid.» Je m’assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j’entendis des voix dans le vallon: trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s’avança vers l’animal effrayé et l’appelait. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l’Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis la rampe de la côte, traversai le vallon et, montant la colline parallèle, j’arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu’on m’avait appris: « Siegoh! Je suis venu!» l’Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d’usage: « Vous êtes venu », ne répondit rien. Alors je caressai la vache: le visage jaune et attristé de l’Indien ne laissa paraître des signes d’attendrissement. J’étais ému de ces mystérieuses relations de l’infortune: il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n’ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s’avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j’avais épuisé mon indien: «Elle est bien maigre!» L’Indienne repartit en mauvais anglais: «Elle mange fort peu, she eats very little. – On l’a chassée rudement», repris-je. Et la femme répondit: «Nous sommes accoutumées à cela toutes deux, both.» Je repris: «Cette prairie n’est donc pas à vous?» Elle répondit: «Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n’ai point d’enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie.»

Je n’avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes, mon hôtesse me dit beaucoup de chose que je ne compris point; c’étaient sans doute des souhaits de prospérité; s’ils n’ont pas été entendus du ciel, ce n’est pas la faute de celle qui priait, mais l’infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n’ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa, où m’attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique: le lac, uni comme une glace sans tain, n’avait pas une ride; la rivière baignait en murmurant notre presqu’île, que les calycanthes parfumaient de l’odeur de la pomme. Le weep-poor-will répétait son chant: nous l’entendions, tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l’oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m’appelait. Pleure, pauvre William! weep, poor Will!

* * *

Le lendemain, j’allai rendre visite au sachem des Onondagas; j’arrivai à son village à dix heures du matin. Aussitôt je fus environné de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mêlée de phrases anglaises et de quelques mots français; ils faisaient grand bruit, et avaient l’air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis à Coron, en débarquant sur le sol de la Grèce. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux; leurs cabanes sont remplies d’ustensiles achetés, d’un côté, à Québec, à Montréal, à Niagara, à Détroit, et, de l’autre, aux marchés des États-Unis.

Quand on parcourut l’intérieur de l’Amérique septentrionale, on trouva dans l’état de nature, parmi les diverses nations sauvages, les différentes formes de gouvernement connues des peuples civilisés. L’Iroquois appartenait à une race qui semblait destinée à conquérir les races indiennes, si des étrangers n’étaient venus épuiser ses veines et arrêter son génie. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu, lorsque pour la première fois on en usa contre lui; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s’il les eût entendus toute sa vie; il n’eut pas l’air d’y faire plus d’attention qu’à un orage. Aussitôt qu’il se put procurer un mousquet, il s’en servit mieux qu’un Européen. Il n’abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau de scalpe, l’arc et la flèche; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache: il semblait n’avoir jamais assez d’armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l’Europe et de l’Amérique, la tête ornée de panaches, les oreilles découpées, le visage bariolé de diverses couleurs, les bras tatoués et pleins de sang, ce champion du Nouveau Monde devint aussi redoutable à voir qu’à combattre, sur le rivage qu’il défendit pied à pied contre les envahisseurs.

Le sachem des Onondagas était un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot; sa personne gardait la tradition des anciens temps du désert.

Les relations anglaises ne manquent jamais d’appeler le sachem indien the old gentleman. Or, le vieux gentilhomme est tout nu; il a une plume ou une arête de poisson passée dans ses narines, et couvre quelquefois sa tête, rase et ronde comme un fromage, d’un chapeau bordé à trois cornes, en signe d’honneur européen. Velly ne peint pas l’histoire avec la même vérité? Le cheftain franc Khilpérick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infundens acido comam butyro, se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrée ou un sayon de peau de bête; il est représenté par Velly comme un prince magnifique jusqu’à l’ostentation dans ses meubles et dans ses équipages, voluptueux jusqu’à la débauche, croyant à peine en Dieu, dont les ministres étaient le sujet de ses railleries.

Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français; mon guide savait l’iroquois: la conversation fut facile. Entre autres choses, le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, il l’avait toujours estimée. Il se plaignit des Américains; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n’eût pas augmenté le lot des Anglais.

Les femmes nous servirent un repas. L’hospitalité est la dernière vertu restée aux sauvages au milieu de la civilisation européenne; on sait quelle était autrefois cette hospitalité; le foyer avait la puissance de l’autel.

Lorsqu’une tribu était chassée de ses bois, ou lorsqu’un homme venait demander l’hospitalité, l’étranger commençait ce qu’on appelait la danse du suppliant; l’enfant touchait le seuil de la porte et disait: «Voici l’étranger!» Et le chef répondait: «Enfant, introduis l’homme dans la hutte.» L’étranger, entrant sous la protection de l’enfant, s’allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation: «L’étranger a retrouvé une mère et une femme; le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant.»

Ces usages semblent empruntés des Grecs: Thémistocle, chez Admète, embrasse les pénates et le jeune fils de son hôte (j’ai peut-être foulé à Mégare l’âtre de la pauvre femme sous lequel fut cachée l’urne cinéraire de Phocion[473] ); et Ulysse, chez Alcinoüs, implore Arété: «Noble Arété, fille de Rhexénor, après avoir souffert des maux cruels, je me jette à vos pieds…[474] » En achevant ces mots, le héros s’éloigne et va s’asseoir sur la cendre du foyer.

Je pris congé du vieux sachem. Il s’était trouvé à la prise de Québec. Dans les honteuses années du règne de Louis XV, l’épisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvée à la Tour de Londres.

Montcalm, chargé sans secours de défendre le Canada contre des forces souvent rafraîchies et le quadruple des siennes, lutte avec succès pendant deux années; il bat lord Loudon et le général Abercromby. Enfin la fortune l’abandonne; blessé sous les murs de Québec, il tombe, et deux jours après il rend le dernier soupir: ses grenadiers l’enterrent dans le trou creusé par une bombe, fosse digne de l’honneur de nos armes! Son noble ennemi Wolfe meurt en face de lui; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d’expirer sur quelques drapeaux français.

* * *

Nous voilà, mon guide et moi, remontés à cheval. Notre route, devenue plus pénible, était à peine tracée par des abatis d’arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la foison des eaux.

On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par les abeilles: avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l’industrie et de la civilisation qu’elles annoncent. Étrangères à l’Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n’ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l’usage; elles ne se sont servies de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés.

Les défrichements sur les deux bords de la route que je parcourais offraient un curieux mélange de l’état de nature et de l’état civilisé. Dans le coin d’un bois qui n’avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bête fauve, on rencontrait une terre labourée; on apercevait du même point de vue le wigwuam d’un Indien et l’habitation d’un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappelaient la propreté des fermes hollandaises; d’autres n’étaient qu’à demi terminées et n’avaient pour toit que le ciel.

J’étais reçu dans ces demeures, ouvrages d’un matin; j’y trouvais souvent une famille avec les élégances de l’Europe; des meubles d’acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d’un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paisiello[475], ou un cantabile de Cimarosa[476], le tout à la vue du désert, et quelquefois au murmure d’une cascade.

Dans les terrains les meilleurs s’établissaient des bourgades. La flèche d’un nouveau clocher s’élançait du sein d’une vieille forêt. Comme les mœurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n’y avait pas trace d’habitants, j’apercevais l’enseigne d’une auberge qui brandillait à une branche d’arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens se rencontraient à ces caravansérails: la première fois que je m’y reposai, je jurai que ce serait la dernière.

Il arriva qu’en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l’aspect d’un lit immense, bâti en rond autour d’un poteau: chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d’une roue ou les bâtons d’un éventail. Après quelque hésitation, je m’introduisis dans cette machine, parce que je n’y voyais personne. Je commençais à m’assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi; c’était la jambe de mon grand Hollandais; je n’ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautais dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J’allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune: cette compagne de la couche du voyageur n’avait rien du moins que d’agréable, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee, nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d’Indiens passa la rivière avec nous. Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l’air d’une caravane. C’est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d’une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée; de la flûte, une lyre; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice.

* * *

Nous avançâmes vers Niagara. Nous n’en étions plus qu’à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d’un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivaquer. Nous profitâmes de leur établissement: chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs.

La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c’est-à-dire entrecoupée par quelques mots de ma part, et par beaucoup de gestes; ensuite chacun s’endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j’allai m’asseoir à l’écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau.

La lune se montrait à la cime des arbres: une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l’Orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L’astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel: tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d’une chaîne de montagnes couronnées de neige. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C’est dans ces nuits que m’apparut une muse inconnue: je recueillis quelques-uns de ses accents; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s’armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant: les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche jusqu’à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêt.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d’arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d’envoyer le Hollandais au fort de Niagara chercher un permis afin d’entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le cœur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis: je le conserve encore; il est signé: le capitaine Gordon. N’est-il pas singulier que j’aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem? «Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre: le premier s’appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804.» ( Itinéraire.[477] )

Je restai deux jours dans le village indien, d’où j’écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s’occupaient de différents ouvrages; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d’un gros hêtre pourpre. L’herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d’un mouvement presque insensible; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient et s’ils n’avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues: il nous fallut autant d’heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. À six milles de distance, une colonne de vapeur m’indiquait déjà le lieu du déversoir. Le cœur me battait d’une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d’un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m’avançais incessamment, le guide me saisit par le bras: il m’arrêta au rez même de l’eau, qui passait avec la vélocité d’une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc; son silence avant sa chute faisait contraste avec le fracas de sa chute même. L’Écriture compare souvent un peuple aux grandes eaux; c’était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l’agonie, allait se précipiter dans l’abîme de l’éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j’avais une envie involontaire de m’y jeter. Tantôt je portais mes regards en amont, sur le rivage; tantôt en aval, sur l’île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

Après un quart d’heure de perplexité et d’une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l’Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j’en ai faites[478]. Aujourd’hui, de grands chemins passent à la cataracte; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pensées qui m’agitaient à la vue d’un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j’ai été obligé d’inventer des personnages pour la décorer; j’ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j’ai placé des souvenirs d’Atala et de René au bord de la cataracte de Niagara, comme l’expression de sa tristesse. Qu’est-ce qu’une cascade qui tombe éternellement à l’aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n’est là avec ses destinées et ses malheurs? S’enfoncer dans cette solitude d’eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle! Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul! Donnez à l’âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l’onde, tout va devenir ravissement: le voyage de jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du cœur sa plus profonde tendresse. J’ai assis Velléda sur les grèves de l’Armorique, Cymodocée sous les portiques d’Athènes, Blanca dans les salles de l’Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait: j’ai laissé des songes partout où j’ai traîné ma vie.

J’ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leur isards; je n’ai pas remonté le Nil assez haut pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides; je ne parle pas des zones d’azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète;

Et præceps Anio ac Tiburni lucus.
«Et l’Anio rapide et le bois sacré de Tibur». [479]

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d’infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux à la vue de quelque merveille de la nature et recevaient le martyre en achevant leur cantique d’admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l’Amérique et les consacrèrent de leur sang; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Thèbes et présenté les armes à l’Andalousie: tout le génie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels.

Je tenais la bride de mon cheval entortillée à mon bras; un serpent à sonnettes vint à bruire dans les buissons. Le cheval effrayé se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dégager mon bras des rênes; le cheval, toujours plus effarouché, m’entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittent la terre; accroupi sur le bord de l’abîme, il ne s’y tenait plus qu’à force de reins. C’en était fait de moi, lorsque l’animal, étonné lui-même du nouveau péril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon âme aurait-elle porté au tribunal suprême les sacrifices, les bonnes œuvres, les vertus des pères Jogues et Lallemant[480], ou des jours vides et de misérables chimères?

Ce ne fut pas le seul danger que je courus à Niagara: une échelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inférieur; elle était alors rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m’aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d’un rocher presque à pic. Malgré les rugissements de l’eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n’offrait plus rien pour m’accrocher; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s’ouvrir sous le poids de mon corps: Il y a peu d’hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha prise; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d’un roc où j’aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal; j’étais à un demi-pied de l’abîme et je n’y avais pas roulé: mais lorsque le froid et l’humidité commencèrent à me pénétrer, je m’aperçus que je n’en étais pas quitte à si bon marché: j’avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d’en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n’avais qu’une fracture simple: deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison[481].

* * *

Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J’y vis passer des tribus qui descendaient de Détroit ou des pays situés au midi et à l’orient du lac Érié. Je m’enquis de leurs coutumes; j’obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes mœurs, car ces mœurs elles-mêmes n’existent plus. Cependant, au commencement de la guerre de l’indépendance américaine, les sauvages mangeaient encore les prisonniers ou plutôt les tués: un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec le cuiller à pot, en retira une main.

La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu’elles ne s’en vont point à la venvole comme la partie de la vie qui les sépare; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l’honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple: car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l’enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand’mère. Cette coutume, en apparence risible, est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille; elle communique une espèce d’immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.

En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l’attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, la mnémonique des lettres et des arts; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes, des obélisques; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés: les noms sont entaillés dans l’airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.

Rien de tout cela aux peuples de la solitude: leur nom n’est point écrit sur les arbres; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants; la crosse de leur labour ne fait qu’effleurer la terre, et n’a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s’évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n’ont donc qu’un seul monument: la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères, vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu’à leurs dieux; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.

Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu’à cet âge), chanta quelque chose de fort agréable. N’était-ce point le couplet cité par Montaigne?

«Couleuvre, arreste-toy; arreste-toy, couleuvre, à fin que ma sœur tire sur le patron de ta peincture la façon et l’ouvrage d’un riche cordon, que je puisse donner à ma mie: ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les aultres serpens.»

L’auteur des Essais vit à Rouen des Iroquois qui, selon lui, étaient des personnages très sensés: «Mais quoi, ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses!»

Si jamais je publie les stromates ou bigarrures de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d’Alexandrie[482], on y verra Mila[483].

* * *

Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Lafitau, Charlevoix et les Lettres édifiantes: le XVI e siècle et le commencement du XVII e étaient encore le temps de la grande imagination et des mœurs naïves: la merveille de l’une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Champlain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que «proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, où fait résidence un monstre épouvantable que les sauvages appellent Gougou.» Le Canada avait son géant comme le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous.

La population sauvage de l’Amérique septentrionale, en n’y comprenant ni les Mexicains ni les Esquimaux, ne s’élève pas aujourd’hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Rocheuses; des voyageurs ne la portent même qu’à cent cinquante mille. La dégradation des mœurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses; l’instruction répandue par les jésuites du Canada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes: on aperçoit, au travers de fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées; la plupart des sauvages portent des croix en guise d’ornements, et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l’honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s’étaient fortement attachés à nous; qu’ils ne cessent de nous regretter, et qu’une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l’arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé et où nous lui avons confié des tombeaux.

Quand l’Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère: c’est un mendiant à la porte d’un comptoir, ce n’est plus un sauvage dans sa forêt.

Enfin, il s’est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés, à cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pères et de leurs mères, ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries; ils entretiennent les rivalités des compagnies anglaises de la Baie d’Hudson et du Nord-Ouest, et des compagnies américaines, Fur Colombian-American Company, Missouri’s fur Company et autres: ils font eux-mêmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

La grande guerre de l’indépendance américaine est seule connue. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts d’une poignée de marchands. La compagnie de la Baie d’Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk, un terrain au bord de la rivière Rouge; l’établissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des Bois-brûlés, en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d’Hudson. La colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément à l’époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l’éclat et par l’obscurité, les malheurs de l’espèce humaine étaient les mêmes.

Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l’histoire: la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s’est accompli et s’accomplit encore en Europe, même sous nos yeux; un poète prussien, au banquet de l’ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l’an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays: personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense, cent noix vides. Aujourd’hui, le bas breton, le basque, le gaëlique, meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs.

Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigènes s’éteignit vers l’an 1676. Un pêcheur disait à des voyageurs: «Je ne connais guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans; tout ce qui est jeune n’en sait plus un mot.»

Des peuplades de l’Orénoque n’existent plus; il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d’Agrippine qui gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois dira, du haut d’un clocher en ruine, à des peuples étrangers à nos successeurs: «Agréez ces derniers efforts d’une voix qui vous fut connue: vous mettrez fin à tous ces discours.»

Soyez donc Bossuet, pour qu’en dernier résultat votre chef-d’œuvre survive, dans la mémoire d’un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes!

* * *

En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l’étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd’hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

De l’Acadie et du Canada à la Louisiane, de l’embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississipi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confédération des treize premiers États unis: les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-Ouest, du Missouri, de l’Orégon et d’Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux États-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l’Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l’Océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c’est-à-dire plus des deux tiers de l’Amérique septentrionale, reconnaîtraient les lois de la France.

J’ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles que j’exprime ici; la manie de s’en tenir au passé, manie que je ne cesse de combattre, n’aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince; mais elle pourrait bien renverser le trône. L’immobilité politique est impossible; force est d’avancer avec l’intelligence humaine. Respectons la majesté du temps; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères; toutefois n’essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n’ont plus rien de notre nature réelle, et, si nous prétendions les saisir, ils s’évanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d’Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l’an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l’empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Évangiles écrit en lettres d’or; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d’or; il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d’or. Il était revêtu des habits impériaux. Sur sa tête, qu’une chaîne d’or forçait à rester droite, était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme; il tomba en poussière.

Nous possédions outre mer de vastes contrées: elles offraient un asile à l’excédent de notre population, un marché à notre commerce, un aliment à notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers où le genre humain recommence: les langues anglaise, portugaise, espagnole, servent en Afrique, en Asie, dans l’Océanie, dans les îles de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l’interprétation de la pensée de plusieurs millions d’hommes; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV: elle n’y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique[484].

Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du roi de France sur les forêts canadiennes? Celui qui hier me faisait écrire ce billet:

Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822. «Monsieur le vicomte, «J’ai les ordres du roi d’inviter Votre Excellence à venir dîner et coucher ici jeudi 6 courant. «Le très humble et très obéissant serviteur, Francis Conyngham» [485].

Il était dans ma destinée d’être tourmenté par les princes. Je m’interromps; je repasse l’Atlantique; je remets mon bras cassé à Niagara; je me dépouille de ma peau d’ours: je reprends mon habit doré; je me rends du wigwaum d’un Iroquois à la royale loge de Sa Majesté Britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes; je laisse mes hôtes aux oreilles découvertes et la petite sauvage à la perle; souhaitant à lady Conyngham[486], la gentillesse de Mila, avec cet âge qui n’appartient encore qu’au plus jeune printemps, qu’à ces jours qui précèdent le mois de mai, et que nos poètes gaulois appelaient l’ avrillée.

* * *

La tribu de la petite fille à la perle partit; mon guide, le Hollandais, refusa de m’accompagner au delà de la cataracte; je le payai et je m’associai avec des trafiquants qui partaient pour descendre l’Ohio; je jetai, avant de partir, un coup d’œil sur les lacs du Canada. Rien n’est triste comme l’aspect de ces lacs. Les plaines de l’Océan et de la Méditerranée ouvrent des chemins aux nations, et leurs bords sont ou furent habités par des peuples civilisés, nombreux et puissants; les lacs du Canada ne présentent que la nudité de leurs eaux, laquelle va rejoindre une terre dévêtue: solitudes qui séparent d’autres solitudes. Des rivages sans habitants regardent des mers sans vaisseaux; vous descendez des flots déserts sur des grèves désertes.

Le lac Érié a plus de cent lieues de circonférence. Les nations riveraines furent exterminées par les Iroquois, il y a deux siècles. C’est une chose effrayante que de voir les Indiens s’aventurer dans des nacelles d’écorce sur ce lac renommé par ses tempêtes, où fourmillaient autrefois des myriades de serpents. Ces Indiens suspendent leurs manitous à la poupe des canots, et s’élancent au milieu des tourbillons entre les vagues soulevées. Les vagues, de niveau avec l’orifice des canots, semblent prêtes à les engloutir. Les chiens des chasseurs, les pattes appuyées sur le bord, poussent des abois, tandis que leurs maîtres, gardant un silence profond, frappent les flots en cadence avec leurs pagaies. Les canots s’avancent à la file: à la proue du premier se tient debout un chef qui répète la diphtongue oah: o sur une note sourde et longue, ah sur un ton aigu et bref. Dans le dernier canot est un autre chef, debout encore, manœuvrant une rame en forme de gouvernail. Les autres guerriers sont assis sur leurs talons au fond des cales. À travers le brouillard et les vents, on n’aperçoit que les plumes dont la tête des Indiens est ornée, le cou tendu des dogues hurlants, et les épaules des deux sachems, pilote et augure: on dirait les dieux de ces lacs.

Les fleuves du Canada sont sans histoire dans l’ancien monde; autre est la destinée du Gange, de l’Euphrate, du Nil, du Danube et du Rhin. Quels changements n’ont-ils point vus sur leurs bords! que de sueur et de sang les conquérants ont répandus pour traverser dans leur cours ces ondes qu’un chevrier franchit d’un pas à leur source!

* * *

Partis des lacs du Canada, nous vînmes à Pittsbourg, au confluent du Kentucky et de l’Ohio; là, le paysage déploie une pompe extraordinaire. Ce pays si magnifique s’appelle pourtant Kentucky, du nom de sa rivière qui signifie rivière de sang. Il doit ce nom à sa beauté: pendant plus de deux siècles, les nations du parti des Chérokis et du parti des nations iroquoises s’en disputèrent les chasses.

Les générations européennes seront-elles plus vertueuses et plus libres sur ces bords que les générations américaines exterminées? Des esclaves ne laboureront-ils point la terre sous le fouet de leurs maîtres, dans ces déserts de la primitive indépendance de l’homme? Des prisons et des gibets ne remplaceront-ils point la cabane ouverte et le haut tulipier où l’oiseau pend sa couvée? La richesse du sol ne fera-t-elle point naître de nouvelles guerres? Le Kentucky cessera-t-il d’être la terre de sang, et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l’Ohio que les monuments de la nature?

Le Wabach, la grande Cyprière, la Rivière-aux-Ailes ou Cumberland, le Chéroki ou Tennessee, les Bancs-Jaunes passés, on arrive à une langue de terre souvent noyée dans les grandes eaux; là s’opère le confluent de l’Ohio et du Mississipi par les 36° 51′ de latitude. Les deux fleuves s’opposant une résistance égale ralentissent leurs cours; ils dorment l’un auprès de l’autre sans se confondre pendant quelques milles dans le même chenal, comme deux grands peuples divisés d’origine, puis réunis pour ne plus former qu’une seule race; comme deux illustres rivaux, partageant la même couche après une bataille; comme deux époux, mais de sang ennemi, qui d’abord ont peu de penchant à mêler dans le lit nuptial leurs destinées.

Et moi aussi, tel que les puissantes urnes des fleuves, j’ai répandu le petit cours de ma vie, tantôt d’un côté de la montagne, tantôt de l’autre; capricieux dans mes erreurs, jamais malfaisant; préférant les vallons pauvres aux riches plaines, m’arrêtant aux fleurs plutôt qu’aux palais. Du reste, j’étais si charmé de mes courses, que je ne pensais presque plus au pôle. Une compagnie de trafiquants, venant de chez les Creeks, dans les Florides, me permit de la suivre.

Nous nous acheminâmes vers les pays connus alors sous le nom général des Florides, et où s’étendent aujourd’hui les États de l’Alabama, de la Géorgie, de la Caroline du Sud, du Tennessee. Nous suivions à peu près des sentiers que lie maintenant la grande route des Natchez à Nashville par Jackson et Florence, et qui rentre en Virginie par Knoxville et Salem: pays dans ce temps peu fréquenté et dont cependant Bartram avait exploré les lacs et les sites. Les planteurs de la Géorgie et des Florides maritimes venaient jusque chez les diverses tribus des Creeks acheter des chevaux et des bestiaux demi-sauvages, multipliés à l’infini dans les savanes que percent ces puits au bord desquels j’ai fait reposer Atala et Chactas. Ils étendaient même leur course jusqu’à l’Ohio.

Nous étions poussés par un vent frais. L’Ohio, grossi de cent rivières, tantôt allait se perdre dans les lacs qui s’ouvraient devant nous, tantôt dans les bois. Des îles s’élevaient au milieu des lacs. Nous fîmes voile vers une des plus grandes: nous l’abordâmes à huit heures du matin.

Je traversai une prairie semée de jacobées à fleurs jaunes, d’alcées à panaches roses et d’obélarias dont l’aigrette est pourpre.

Une ruine indienne frappa mes regards. Le contraste de cette ruine et de la jeunesse de la nature, ce monument des hommes dans un désert, causait un grand saisissement. Quel peuple habita cette île? Son nom, sa race, le temps de son passage? Vivait-il, alors que le monde au sein duquel il était caché existait ignoré des trois autres parties de la terre? Le silence de ce peuple est peut-être contemporain du bruit de quelques grandes nations tombées à leur tour dans le silence[487].

Des anfractuosités sablonneuses, des ruines ou des tumulus, sortaient des pavots à fleurs roses pendant au bout d’un pédoncule incliné d’un vert pâle. La tige et la fleur ont un arôme qui reste attaché aux doigts lorsqu’on touche à la plante. Le parfum qui survit à cette fleur est une image du souvenir d’une vie passée dans la solitude.

J’observai la nymphéa: elle se préparait à cacher son lis blanc dans l’onde, à la fin du jour; l’ arbre triste, pour déclore le sien, n’attendait que la nuit: l’épouse se couche à l’heure où la courtisane se lève.

L’œnothère pyramidale, haute de sept à huit pieds, à feuilles blondes dentelées d’un vert noir, a d’autres mœurs et une autre destinée: sa fleur jaune commence à s’entr’ouvrir le soir, dans l’espace de temps que Vénus met à descendre sous l’horizon; elle continue de s’épanouir aux rayons des étoiles; l’aurore la trouve dans tout son éclat; vers la moitié du matin elle se fane; elle tombe à midi. Elle ne vit que quelques heures; mais elle dépêche ces heures sous un ciel serein, entre les souffles de Vénus et de l’Aurore; qu’importe alors la brièveté de la vie?

Un ruisseau s’enguirlandait de dionées; une multitude d’éphémères bourdonnaient alentour. Il y avait aussi des oiseaux-mouches et des papillons qui, dans leurs plus brillants affiquets, joutaient d’éclat avec la diaprure du parterre. Au milieu de ces promenades et de ces études, j’étais souvent frappé de leur futilité. Quoi! la Révolution, qui pesait déjà sur moi et me chassait dans les bois, ne m’inspirait rien de plus brave? Quoi! c’était pendant les heures du bouleversement de mon pays que je m’occupais de descriptions et de plantes, de papillons et de fleurs? L’individualité humaine sert à mesurer la petitesse des plus grands événements. Combien d’hommes sont indifférents à ces événements! De combien d’autres seront-ils ignorés! La population générale du globe est évaluée de onze à douze cents millions; il meurt un homme par seconde; ainsi, à chaque minute de notre existence, de nos sourires, de nos joies, soixante hommes expirent, soixante familles gémissent et pleurent. La vie est une peste permanente. Cette chaîne de deuil et de funérailles qui nous entortille ne se brise point, elle s’allonge: nous en formerons nous-mêmes un anneau. Et puis, magnifions l’importance de ces catastrophes, dont les trois quarts et demi du monde n’entendront jamais parler! Haletons après une renommée qui ne volera pas à quelques lieues de notre tombe! Plongeons-nous dans l’océan d’une félicité dont chaque minute s’écoule entre soixante cercueils incessamment renouvelés!

Nom nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est
Quæ non audierit mixtos vagitibus ægris
Ploratus, mortis comites et funeris atri.
«Aucun jour n’a suivi la nuit, aucune nuit n’a été suivie de l’aurore, qui n’ait entendu des pleurs mêlés à des vagissements douloureux, compagnons de la mort et des noires funérailles.

* * *

Les sauvages de la Floride racontent qu’au milieu d’un lac est une île où vivent les plus belles femmes du monde. Les Muscogulges en ont tenté maintes fois la conquête; mais cet Éden fuit devant les canots, naturelle image de ces chimères qui se retirent devant nos désirs.

Cette contrée renfermait aussi une fontaine de Jouvence: qui voudrait revivre?

Peu s’en fallut que ces fables ne prissent à mes yeux une espèce de réalité. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous vîmes sortir d’une baie une flottille de canots, les uns à la rame, les autres à la voile. Ils abordèrent notre île. Ils formaient deux familles de Creeks, l’une siminole, l’autre muscogulge, parmi lesquelles se trouvaient des Chérokis et des Bois-brûlés. Je fus frappé de l’élégance de ces sauvages qui ne ressemblaient en rien à ceux du Canada.

Les Siminoles et les Muscogulges sont assez grands, et, par un contraste extraordinaire, leurs mères, leurs épouses et leurs filles sont la plus petite race de femmes connue en Amérique.

Les Indiennes qui débarquèrent auprès de nous, issues d’un sang mêlé de chéroki et de castillan, avaient la taille élevée. Deux d’entre elles ressemblaient à des créoles de Saint-Domingue et de l’Île-de-France, mais jaunes et délicates comme des femmes du Gange. Ces deux Floridiennes, cousines du côté paternel, m’ont servi de modèles, l’une pour Atala, l’autre pour Céluta: elles surpassaient seulement les portraits que j’en ai faits par cette vérité de nature variable et fugitive, par cette physionomie de race et de climat que je n’ai pu rendre. Il y avait quelque chose d’indéfinissable dans ce visage ovale, dans ce teint ombré que l’on croyait voir à travers une fumée orangée et légère, dans ces cheveux si noirs et si doux, dans ces yeux si longs, à demi cachés sous le voile de deux paupières satinées qui s’entr’ouvraient avec lenteur; enfin, dans la double séduction de l’Indienne et de l’Espagnole.

La réunion à nos hôtes changea quelque peu nos allures; nos agents de traite commencèrent à s’enquérir des chevaux: il fut résolu que nous irions nous établir dans les environs des haras.

La plaine de notre camp était couverte de taureaux, de vaches, de chevaux, de bisons, de buffles, de grues, de dindes, de pélicans: ces oiseaux marbraient de blanc, de noir et de rose le fond vert de la savane.

Beaucoup de passions agitaient nos trafiquants et nos chasseurs: non des passions de rang, d’éducation, de préjugés, mais des passions de la nature, pleines, entières, allant directement à leur but, ayant pour témoins un arbre tombé au fond d’une forêt inconnue, un vallon inretrouvable, un fleuve sans nom. Les rapports des Espagnols et des femmes creekes faisaient le fond des aventures: les Bois-brûlés jouaient le rôle principal dans ces romans. Une histoire était célèbre, celle d’un marchand d’eau-de-vie séduit et ruiné par une fille peinte (une courtisane). Cette histoire, mise en vers siminoles sous le nom de Tabamica, se chantait au passage des bois[488]. Enlevées à leur tour par les colons, les Indiennes mouraient bientôt délaissées à Pensacola: leurs malheurs allaient grossir les Romanceros et se placer auprès des complaintes de Chimène.

* * *

C’est une mère charmante que la terre; nous sortons de son sein: dans l’enfance, elle nous tient à ses mamelles gonflées de lait et de miel; dans la jeunesse et l’âge mur, elle nous prodigue ses eaux fraîches, ses moissons et ses fruits; elle nous offre en tous lieux l’ombre, le bain, la table et le lit; à notre mort, elle nous rouvre ses entrailles, jette sur notre dépouille une couverture d’herbes et de fleurs, tandis qu’elle nous transforme secrètement dans sa propre substance, pour nous reproduire sous quelque forme gracieuse. Voilà ce que je me disais, en m’éveillant lorsque mon premier regard rencontrait le ciel, dôme de ma couche.

Les chasseurs étant partis pour les opérations de la journée, je restais avec les femmes et les enfants. Je ne quittai plus mes deux sylvaines: l’une était fière, et l’autre triste. Je n’entendais pas un mot de ce qu’elles me disaient, elles ne me comprenaient pas; mais j’allais chercher l’eau pour leur coupe, les sarments pour leur feu, les mousses pour leur lit. Elles portaient la jupe courte et les grosses manches tailladées à l’espagnole, le corset et le manteau indiens. Leurs jambes nues étaient losangées de dentelles de bouleau. Elles nattaient leurs cheveux avec des bouquets ou des filaments de joncs; elles se maillaient de chaînes et de colliers de verre. À leurs oreilles pendaient des graines empourprées; elles avaient une jolie perruche qui parlait: oiseau d’Armide; elles l’agrafaient à leur épaule en guise d’émeraude, ou la portaient chaperonnée sur la main comme les grandes dames du X e siècle portaient l’épervier. Pour s’affermir le sein et les bras, elles se frottaient avec l’apoya ou souchet d’Amérique. Au Bengale, les bayadères mâchent le bétel, et, dans le Levant, les almées sucent le mastic de Chio; les Floridiennes broyaient, sous leurs dents d’un blanc azuré, des larmes de liquidambar et des racines de libanis, qui mêlaient la fragrance de l’angélique, du cédrat et de la vanille. Elles vivaient dans une atmosphère de parfums émanés d’elles, comme des orangers et des fleurs dans les pures effluences de leur feuilles et de leur calice. Je m’amusais à mettre sur leur tête quelque parure: elles se soumettaient, doucement effrayées; magiciennes, elles croyaient que je leur faisais un charme. L’une d’elles, la fière, priait souvent; elle me paraissait demi-chrétienne. L’autre chantait avec une voix de velours, poussant à la fin de chaque phrase un cri qui troublait. Quelquefois elles se parlaient vivement: je croyais démêler des accents de jalousie, mais la triste pleurait, et le silence revenait.

Faible que j’étais, je cherchais des exemples de faiblesse, afin de m’encourager. Camoëns n’avait-il pas aimé dans les Indes une esclave noire de Barbarie, et moi, ne pouvais-je pas en Amérique offrir des hommages à deux jeunes sultanes jonquilles? Camoëns n’avait-il pas adressé des Endechas, ou des stances, à Barbaru escrava? Ne lui avait-il pas dit:

Aquella captiva
Que me tem captivo,
Porque nella vivo,
Já naõ quer que viva.
Eu nunqua vi rosa,
Em suaves mólhos,
Que para meus olhos
Fosse mais formosa.
Pretidaõ de amor,
Taõ doce a figura,
Que a neve lhe jura
Que trocára a còr.
Léda mansidaõ,
Que o siso acompanha:
Bem parece estranha,
Mas Barbara naõ.
«Cette captive qui me tient captif, parce que je vis en elle, n’épargne pas ma vie. Jamais rose, dans de suaves bouquets, ne fut à mes yeux plus charmante

. . . . . . . . . . . . . . . .

Sa chevelure noire inspire l’amour; sa figure est si douce que la neige a envie de changer de couleur avec elle; sa gaieté est accompagnée de réserve: c’est une étrangère; une barbare, non.

On fit une partie de pêche. Le soleil approchait de son couchant. Sur le premier plan paraissaient des sassafras, des tulipiers, des catalpas et des chênes dont les rameaux étalaient des écheveaux de mousse blanche. Derrière ce premier plan s’élevait le plus charmant des arbres, le papayer, qu’on eût pris pour un style d’argent ciselé, surmonté d’une urne corinthienne. Au troisième plan dominaient les baumiers, les magnolias et les liquidambars.

Le soleil tomba derrière ce rideau: un rayon glissant à travers le dôme d’une futaie scintillait comme une escarboucle enchâssée dans le feuillage sombre; la lumière divergeant entre les troncs et les branches projetait sur les gazons des colonnes croissantes et des arabesques mobiles. En bas, c’étaient des lilas, des azaléas, des lianes annelées, aux gerbes gigantesques; en haut, des nuages, les uns fixes, promontoires ou vieilles tours, les autres flottants, fumées de rose ou cardées de soie. Par des transformations successives, on voyait dans ces nues s’ouvrir des gueules de four, s’amonceler des tas de braise, couler des rivières de lave: tout était éclatant, radieux, doré, opulent, saturé de lumière.

Après l’insurrection de la Morée, en 1770, des familles grecques se réfugièrent à la Floride: elles se purent croire encore dans ce climat de l’Ionie, qui semble s’être amolli avec les passions des hommes: à Smyrne, le soir, la nature dort comme une courtisane fatiguée d’amour.

À notre droite étaient des ruines appartenant aux grandes fortifications trouvées sur l’Ohio, à notre gauche un ancien camp de sauvages; l’île où nous étions, arrêtée dans l’onde et reproduite par un mirage, balançait devant nous sa double perspective. À l’orient, la lune reposait sur des collines lointaines; à l’occident, la voûte du ciel était fondue en une mer de diamants et de saphirs, dans laquelle le soleil, à demi plongé, paraissait se dissoudre. Les animaux de la création veillaient; la terre, en adoration, semblait encenser le ciel, et l’ambre exhalé de son sein retombait sur elle en rosée, comme la prière redescend sur celui qui prie.

Quitté de mes compagnes je me reposai au bord d’un massif d’arbres: son obscurité, glacée de lumière, formait la pénombre où j’étais assis. Des mouches luisantes brillaient parmi les arbrisseaux encrêpés, et s’éclipsaient lorsqu’elles passaient dans les irradiations de la lune. On entendait le bruit du flux et reflux du lac, les sauts du poisson d’or, et le cri rare de la cane plongeuse. Mes yeux étaient fixés sur les eaux; je déclinais peu à peu vers cette somnolence connue des hommes qui courent les chemins du monde: nul souvenir distinct ne me restait; je me sentais vivre et végéter avec la nature dans une espèce de panthéisme. Je m’adossai contre le tronc d’un magnolia et je m’endormis; mon repos flottait sur un fond vague d’espérance.

Quand je sortis de ce Léthé, je me trouvais entre deux femmes; les odalisques étaient revenues; elles n’avaient pas voulu me réveiller; elles s’étaient assises en silence à mes côtés; soit qu’elles feignissent le sommeil, soit qu’elles fussent réellement assoupies, leurs têtes étaient tombées sur mes épaules.

Une brise traversa le bocage et nous inonda d’une pluie de roses de magnolia. Alors la plus jeune des Siminoles se mit à chanter: quiconque n’est pas sûr de sa vie se garde de l’exposer ainsi jamais! on ne peut savoir ce que c’est que la passion infiltrée avec la mélodie dans le sein d’un homme. À cette voix une voix rude et jalouse répondit: un Bois-brûlé appelait les deux cousines; elles tressaillirent, se levèrent: l’aube commençait à poindre.

Aspasie de moins, j’ai retrouvé cette scène aux rivages de la Grèce: monté aux colonnes du Parthénon avec l’aurore, j’ai vu le Cythéron, le mont Hymette, l’Acropolis de Corinthe, les tombeaux, les ruines, baignés dans une rosée de lumière dorée, transparente, volage, que réfléchissaient les mers, que répandaient comme un parfum les zéphyrs de Salamine et de Délos.

Nous achevâmes au rivage notre navigation sans paroles. À midi, le camp fut levé pour examiner les chevaux que les Creeks voulaient vendre et les trafiquants acheter. Femmes et enfants, tous étaient convoqués comme témoins, selon la coutume dans les marchés solennels. Les étalons de tous les âges et de tous les poils, les poulains et les juments avec des taureaux, des vaches et des génisses, commencèrent à fuir et à galoper autour de nous. Dans cette confusion, je fus séparés des Creeks. Un groupe épais de chevaux et d’hommes s’aggloméra à l’orée d’un bois. Tout à coup, j’aperçois de loin mes deux Floridiennes; des mains vigoureuses les asseyaient sur les croupes de deux barbes que montaient à cru un Bois-brûlé et un Siminole. Ô Cid! que n’avais-je ta rapide Babieça pour les rejoindre! Les cavales prennent leur course, l’immense escadron les suit. Les chevaux ruent, sautent, bondissent, hennissent au milieu des cornes des buffles et des taureaux, leurs soles se choquent en l’air, leurs queues et leurs crinières volent sanglantes. Un tourbillon d’insectes dévorants enveloppe l’orbe de cette cavalerie sauvage. Mes Floridiennes disparaissent comme la fille de Cérès, enlevée par le dieu des enfers.

Voilà comme tout avorte dans mon histoire, comme il ne me reste que des images de ce qui a passé si vite: je descendrai aux champs Élysées avec plus d’ombres qu’homme n’en a jamais emmené avec soi. La faute en est à mon organisation: je ne sais profiter d’aucune fortune; je ne m’intéresse à quoi que ce soit de ce qui intéresse les autres. Hors en religion, je n’ai aucune croyance. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de mon sceptre ou de ma houlette? Je me serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la propriété et de l’infortune. Tout me lasse: je remorque avec peine mon ennui avec mes jours, et je vais partout bâillant ma vie.

* * *

Ronsard nous peint Marie Stuart prête à partir pour l’Écosse, après la mort de François II.

De tel habit vous estiez accoustrée,
Partant, hélas! de la belle contrée
(Dont aviez eu le sceptre dans la main),
Lorsque, pensive et baignant vostre sein
Du beau crystal de vos larmes roulées,
Triste, marchiez par les longues allées
Du grand jardin de ce royal chasteau
Qui prend son nom de la source d’une eau.

Ressemblais-je à Marie Stuart se promenant à Fontainebleau, quand je me promenai dans ma savane après mon veuvage? Ce qu’il y a de certain, c’est que mon esprit, sinon ma personne, était enveloppé d’ un crespe long, subtil et délié, comme dit encore Ronsard, ancien poète de la nouvelle école.

Le diable ayant emporté les demoiselles muscogulges, j’appris du guide qu’un Bois-brûlé, amoureux d’une des deux femmes, avait été jaloux de moi et qu’il s’était résolu, avec un Siminole, frère de l’autre cousine, de m’enlever Atala et Céluta. Les guides les appelaient sans façon des filles peintes, ce qui choquait ma vanité. Je me sentais d’autant plus humilié que le Bois-brûlé, mon rival préféré, était un maringouin maigre, laid et noir, ayant tous les caractères des insectes qui, selon la définition des entomologistes du grand Lama, sont des animaux dont la chair est à l’intérieur et les os à l’extérieur. La solitude me parut vide après ma mésaventure. Je reçus mal ma sylphide généreusement accourue pour consoler un infidèle, comme Julie lorsqu’elle pardonnait à Saint-Preux ses Floridiennes de Paris. Je me hâtai de quitter le désert, où j’ai ranimé depuis les compagnes endormies de ma nuit. Je ne sais si je leur ai rendu la vie qu’elles me donnèrent; du moins, j’ai fait de l’une vierge, et de l’autre une chaste épouse, par expiation.

Nous repassâmes les montagnes Bleues, et nous rapprochâmes des défrichements européens vers Chillicothi. Je n’avais recueilli aucune lumière sur le but principal de mon entreprise; mais j’étais escorté d’un monde de poésie:

Comme une jeune abeille aux roses engagée,
Ma muse revenait de son butin chargée.

J’avisai au bord d’un ruisseau une maison américaine, ferme à l’un de ses pignons, moulin à l’autre. J’entrai demander le vivre et le couvert et fus bien reçu.

Mon hôtesse me conduisit par une échelle dans une chambre au-dessus de l’axe de la machine hydraulique. Ma petite croisée, festonnée de lierre et de cobées à cloches d’iris, ouvrait sur le ruisseau qui coulait, étroit et solitaire, entre deux épaisses bordures de saules, d’aunes, de sassafras, de tamarins et de peupliers de la Caroline. La roue moussue tournait sous ces ombrages en laissant retomber de longs rubans d’eau. Des perches et des truites sautaient dans l’écume du remous; des bergeronnettes volaient d’une rive à l’autre, et des espèces de martins-pêcheurs agitaient au-dessus du courant leurs ailes bleues.

N’aurais-je pas bien été là avec la triste, supposée fidèle, rêvant assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux, écoutant le bruit de la cascade, les révolutions de la roue, le roulement de la meule, le sassement du blutoir, les battements égaux du traquet, respirant la fraîcheur de l’onde et l’odeur de l’effleurage des orges perlées?

La nuit vint, je descendis à la chambre de la ferme. Elle n’était éclairée que par des feurres de maïs et des coques de faséoles qui flambaient au foyer. Les fusils du maître, horizontalement couchés au porte-armes, brillaient au reflet de l’âtre. Je m’assis sur un escabeau dans le coin de la cheminée, auprès d’un écureuil qui sautait alternativement du dos d’un gros chien sur la tablette d’un rouet. Un petit chat prit possession de mon genou pour regarder ce jeu. La meunière coiffa le brasier d’une large marmite, dont la flamme embrassa le fond noir comme une couronne d’or radiée. Tandis que les patates de mon souper ébouillaient sous ma garde, je m’amusai à lire à la lueur du feu, en baissant la tête, un journal anglais tombé à terre entre mes jambes: j’aperçus, écrits en grosses lettres, ces mots: Flight of the king (Fuite du roi). C’était le récit de l’évasion de Louis XVI et de l’arrestation de l’infortuné monarque à Varennes[489]. Le journal racontait aussi les progrès de l’émigration et réunion des officiers de l’armée sous le drapeau des princes français.

Une conversion subite s’opéra dans mon esprit: Renaud vit sa faiblesse au miroir de l’honneur dans les jardins d’Armide; sans être le héros du Tasse, la même glace m’offrit mon image au milieu d’un verger américain. Le fracas des armes, le tumulte du monde retentit à mon oreille sous le chaume d’un moulin caché dans des bois inconnus. J’interrompis brusquement ma course, et je me dis: «Retourne en France.»

Ainsi, ce qui me parut un devoir renversa mes premiers desseins, amena la première de ces péripéties dont ma carrière a été marquée. Les Bourbons n’avaient pas besoin qu’un cadet de Bretagne revint d’outre-mer leur offrir son obscur dévouement, pas plus qu’ils n’ont eu besoin de ses services quand il est sorti de son obscurité. Si, continuant mon voyage, j’eusse allumé ma pipe avec le journal qui a changé ma vie, personne ne se fût aperçu de mon absence; ma vie était alors aussi ignorée et ne pesait pas plus que la fumée de mon calumet. Un simple démêlé entre moi et ma conscience me jeta sur le théâtre du monde. J’eusse pu faire ce que j’aurais voulu, puisque j’étais seul témoin du débat; mais de tous les témoins, c’est celui aux yeux duquel je craindrais le plus de rougir.

Pourquoi les solitudes de l’Érié, de l’Ontario, se présentent-elles aujourd’hui à ma pensée avec un charme que n’a point à ma mémoire le brillant spectacle du Bosphore? C’est qu’à l’époque de mon voyage aux États-Unis, j’étais plein d’illusions; les troubles de la France commençaient en même temps que commençait mon existence; rien n’était achevé en moi, ni dans mon pays. Ces jours me sont doux, parce qu’ils me rappellent l’innocence des sentiments inspirés par la famille et les plaisirs de la jeunesse.

Quinze ans plus tard, après mon voyage au Levant, la République, grossie de débris et de larmes, s’était déchargée comme un torrent du déluge dans le despotisme. Je ne me berçais plus de chimères: mes souvenirs, prenant désormais leur source dans la société et dans des passions, étaient sans candeur. Déçu dans mes deux pèlerinages en Occident et en Orient, je n’avais point découvert le passage au pôle, je n’avais point enlevé la gloire des bords du Niagara où je l’étais allé chercher, et je l’avais laissée assise sur les ruines d’Athènes.

Parti pour être voyageur en Amérique, revenu pour être soldat en Europe, je ne fournis jusqu’au bout ni l’une ni l’autre de ces carrières: un mauvais génie m’arracha le bâton et l’épée, et me mit la plume à la main. Il y a de cette heure quinze autres années, qu’étant à Sparte, et contemplant le ciel pendant la nuit, je me souvenais des pays qui avaient déjà vu mon sommeil paisible ou troublé: parmi les bois de l’Allemagne, dans les bruyères de l’Angleterre, dans les champs de l’Italie, au milieu des mers, dans les forêts canadiennes, j’avais déjà salué les mêmes étoiles que je voyais briller sur la patrie d’Hélène et de Ménélas. Mais que me servirait de me plaindre aux astres, immobiles témoins de mes destinées vagabondes? Un jour leur regard ne se fatiguera plus à me poursuivre; maintenant, indifférent à mon sort, je ne demanderai pas à ces astres de l’incliner par une plus douce influence, ni de me rendre ce que le voyageur laisse de sa vie dans les lieux où il passe.

Si je revoyais aujourd’hui les États-Unis, je ne les reconnaîtrais plus; là où j’ai laissé des forêts, je trouverais des champs cultivés; là où je me suis frayé un sentier à travers les halliers, je voyagerais sur de grandes routes; aux Natchez, au lieu de la hutte de Céluta, s’élève une ville d’environ cinq mille habitants; Chactas pourrait être aujourd’hui député au Congrès. J’ai reçu dernièrement une brochure imprimée chez les Chérokis, laquelle m’est adressée dans l’intérêt de ces sauvages, comme au défenseur de la liberté de la presse.

Il y a chez les Muscogulges, les Siminoles, les Chickasas, une cité d’Athènes, une autre de Marathon, une autre de Carthage, une autre de Memphis, une autre de Sparte, une autre de Florence; on trouve un comté de la Colombie et un comté de Marengo: la gloire de tous les pays a placé un nom dans ces mêmes déserts où j’ai rencontré le père Aubry et l’obscure Atala. Le Kentucky montre un Versailles; un territoire appelé Bourbon a pour capitale un Paris.

Tous les exilés, tous les opprimés qui se sont retirés en Amérique y ont porté la mémoire de leur patrie.

…. Falsi Simæntis ad undam
Libabat cineri Andromache. [490]

Les États-Unis offrent dans leur sein, sous la protection de la liberté, une image et un souvenir de la plupart des lieux célèbres de l’antiquité et de la moderne Europe: dans son jardin de la campagne de Rome, Adrien avait fait répéter les monuments de son empire.

Trente-trois grandes routes sortent de Washington, comme autrefois les voies romaines partaient du Capitole; elles aboutissent, en se ramifiant, à la circonférence des États-Unis, et tracent une circulation de 25,747 milles. Sur un grand nombre de ces routes, les postes sont montées. On prend la diligence pour l’Ohio ou pour Niagara, comme de mon temps on prenait un guide ou un interprète indien. Ces moyens de transport sont doubles: des lacs et des rivières existent partout, liés ensemble par des canaux; on peut voyager le long des chemins de terre sur des chaloupes à rames et à voiles, ou sur des coches d’eau, ou sur des bateaux à vapeur. Le combustible est inépuisable, puisque des forêts immenses couvrent des mines de charbon à fleur de terre.

La population des États-Unis s’est accrue de dix ans en dix ans, depuis 1790 jusqu’en 1820, dans la proportion de trente-cinq individus sur cent. On présume qu’en 1830 elle sera de douze millions huit cent soixante quinze mille âmes. En continuant à doubler tous les vingt-cinq ans, elle serait en 1855 de vingt-cinq millions sept cent cinquante mille âmes, et vingt-cinq ans plus tard, en 1880, elle dépasserait cinquante millions[491].

Cette sève humaine fait fleurir de toutes parts le désert. Les lacs du Canada, naguère sans voiles, ressemblent aujourd’hui à des docks où des frégates, des corvettes, des cutters, des barques, se croisent avec les pirogues et les canots indiens, comme les gros navires et les galères se mêlent aux pinques, aux chaloupes et aux caïques dans les eaux de Constantinople.

Le Mississipi, le Missouri, l’Ohio, ne coulent plus dans la solitude; des trois-mâts les remontent; plus de deux cents bateaux à vapeur en vivifient les rivages.

Cette immense navigation intérieure, qui suffirait seule à la prospérité des États-Unis, ne ralentit point leurs expéditions lointaines. Leurs vaisseaux courent toutes les mers, se livrent à toutes les espèces d’entreprises, promènent le pavillon étoilé du couchant le long de ces rivages de l’aurore qui n’ont jamais connu que la servitude.

Pour achever ce tableau surprenant, il se faut représenter des villes comme Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Charlestown, Savanah, La Nouvelle-Orléans, éclairées la nuit, remplies de chevaux et de voitures, ornées de cafés, de musées, de bibliothèques, de salles de danse et de spectacle, offrant toutes les jouissances du luxe.

Toutefois, il ne faut pas chercher aux États-Unis ce qui distingue l’homme des autres êtres de la création, ce qui est son extrait d’immortalité et l’ornement de ses jours: les lettres sont inconnues dans la nouvelle République, quoiqu’elles soient appelées par une foule d’établissements. L’Américain a remplacé les opérations intellectuelles par les opérations positives; ne lui imputez point à infériorité sa médiocrité dans les arts, car ce n’est pas de ce côté qu’il a porté son attention. Jeté par différentes causes sur un sol désert, l’agriculture et le commerce ont été l’objet de ses soins; avant de penser, il faut vivre; avant de planter des arbres, il faut les abattre afin de labourer.

Les colons primitifs, l’esprit rempli de controverses religieuses, portaient, il est vrai, la passion de la dispute jusqu’au sein des forêts; mais il fallait qu’ils marchassent d’abord à la conquête du désert la hache sur l’épaule, n’ayant pour pupitre, dans l’intervalle de leurs labeurs, que l’orme qu’ils équarrissaient. Les Américains n’ont point parcouru les degrés de l’âge des peuples; ils ont laissé en Europe leur enfance et leur jeunesse; les paroles naïves du berceau leur ont été inconnues; ils n’ont joui des douceurs du foyer qu’à travers le regret d’une patrie qu’ils n’avaient jamais vue, dont ils pleuraient l’éternelle absence et le charme qu’on leur avait raconté.

Il n’y a dans le nouveau continent ni littérature classique, ni littérature romantique, ni littérature indienne: classique, les Américains n’ont point de modèles; romantique, les Américains n’ont point de moyen âge; indienne, les Américains méprisent les sauvages et ont horreur des bois comme d’une prison qui leur était destinée.

Ainsi, ce n’est donc pas la littérature à part, la littérature proprement dite, que l’on trouve en Amérique, c’est la littérature appliquée, servant aux divers usages de la société; c’est la littérature d’ouvriers, de négociants, de marins, de laboureurs. Les Américains ne réussissent guère que dans la mécanique et dans les sciences, parce que les sciences ont un côté matériel: Franklin et Fulton se sont emparés de la foudre et de la vapeur au profit des hommes. Il appartenait à l’Amérique de doter le monde de la découverte par laquelle aucun continent ne pourra désormais échapper aux recherches du navigateur.

La poésie et l’imagination, partage d’un très petit nombre de désœuvrés, sont regardées aux États-Unis comme des puérilités du premier et du dernier âge de la vie: les Américains n’ont point eu d’enfance, ils n’ont point encore de vieillesse.

De ceci, il résulte que les hommes engagés dans les études sérieuses ont dû nécessairement appartenir aux affaires de leur pays afin d’en acquérir la connaissance, et qu’ils ont dû de même se trouver acteurs dans leur révolution. Mais une chose triste est à remarquer: la dégénération prompte du talent, depuis les premiers hommes des troubles américains jusqu’aux hommes de ces derniers temps; et cependant ces hommes se touchent. Les anciens présidents de la République ont un caractère religieux, simple, élevé, calme, dont on ne trouve aucune trace dans nos fracas sanglants de la République et de l’Empire. La solitude dont les Américains étaient environnés a réagi sur leur nature; ils ont accompli en silence leur liberté.

Le discours d’adieu du général Washington au peuple des États-Unis pourrait avoir été prononcé par les personnages les plus graves de l’antiquité:

«Les actes publics, dit le général, prouvent jusqu’à quel point les principes que je viens de rappeler m’ont guidé lorsque je me suis acquitté des devoirs de ma place. Ma conscience me dit du moins que je les ai suivis. Bien qu’en repassant les actes de mon administration je n’aie connaissance d’aucune faute d’intention, j’ai un sentiment trop profond de mes défauts pour ne pas penser que probablement j’ai commis beaucoup de fautes. Quelles qu’elles soient, je supplie avec ferveur le Tout-Puissant d’écarter ou de dissiper les maux qu’elles pourraient entraîner. J’emporterai aussi avec moi l’espoir que mon pays ne cessera jamais de les considérer avec indulgence, et qu’après quarante-cinq années de ma vie dévouées à son service avec zèle et droiture, les torts d’un mérite insuffisant tomberont dans l’oubli, comme je tomberai bientôt moi-même dans la demeure du repos.»

Jefferson, dans son habitation de Monticello, écrit, après la mort de l’un de ses deux enfants:

La perte que j’ai éprouvée est réellement grande. D’autres peuvent perdre ce qu’ils ont en abondance; mais moi, de mon strict nécessaire, j’ai à déplorer la moitié. Le déclin de mes jours ne tient plus que par le faible fil d’une vie humaine. Peut-être suis-je destiné à voir rompre ce dernier lien de l’affection d’un père!

La philosophie, rarement touchante, l’est ici au souverain degré. Et ce n’est pas là la douleur oiseuse d’un homme qui ne s’était mêlé de rien: Jefferson mourut le 4 juillet 1826, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la cinquante-quatrième de l’indépendance de son pays. Ses restes reposent, recouverts d’une pierre, n’ayant pour épitaphe que ces mots: Thomas Jefferson, Auteur de la Déclaration d’indépendance.[492]

Périclès et Démosthène avaient prononcé l’oraison funèbre des jeunes Grecs tombés pour un peuple qui disparut bientôt après eux: Brackenridge[493], en 1817, célébrait la mort des jeunes Américains dont le sang a fait naître un peuple.

On a une galerie nationale des portraits des Américains distingués, en quatre volumes in-octavo, et, ce qu’il y a de plus singulier, une biographie contenant la vie de plus de cent principaux chefs indiens. Logan, chef de la Virginie, prononça devant lord Dunmore ces paroles: «Au printemps dernier, sans provocation aucune, le colonel Crasp égorgea tous les parents de Logan: il ne coule plus une seule goutte de mon sang dans les veines d’aucune créature vivante. C’est là ce qui m’a appelé à la vengeance. Je l’ai cherchée; j’ai tué beaucoup de monde. Est-il quelqu’un qui viendra maintenant pleurer la mort de Logan? Personne.»

Sans aimer la nature, les Américains se sont appliqués à l’étude de l’histoire naturelle. Towsend, parti de Philadelphie, a parcouru à pied les régions qui séparent l’Atlantique de l’océan Pacifique, en consignant dans son journal ses nombreuses observations. Thomas Say[494], voyageur dans les Florides et aux montagnes Rocheuses, a donné un ouvrage sur l’entomologie américaine. Wilson[495], tisserand, devenu auteur, a laissé des peintures assez finies.

Arrivés à la littérature proprement dite, quoiqu’elle soit peu de chose, il y a pourtant quelques écrivains à citer parmi les romanciers et les poètes. Le fils d’un quaker, Brown[496], est l’auteur de Wieland, lequel Wieland est la source et le modèle des romans de la nouvelle école. Contrairement à ses compatriotes, «j’aime mieux, assurait Brown, errer parmi les forêts que de battre le blé». Wieland, le héros du roman, est un puritain à qui le ciel a recommandé de tuer sa femme:

«Je t’ai amenée ici, lui dit-il, pour accomplir les ordres de Dieu: c’est par moi que tu dois périr, et je saisis ses deux bras. Elle poussa plusieurs cris perçants et voulut se dégager. – Wieland, ne suis-je pas ta femme? et tu veux me tuer; me tuer, moi, oh! non, oh! grâce! grâce! – Tant que sa voix eut un passage, elle cria ainsi grâce et secours.»

Wieland étrangle sa femme et éprouve d’ineffables délices auprès du cadavre expiré. L’horreur de nos inventions modernes est ici surpassée. Brown s’était formé à la lecture de Caleb Williams,[497] et il imitait dans Wieland une scène d’ Othello.

À cette heure, les romanciers américains, Cooper[498], Washington Irving[499], sont forcés de se réfugier en Europe pour y trouver des chroniques et un public. La langue des grands écrivains de l’Angleterre s’est créolisée, provincialisée, barbarisée, sans avoir rien gagné en énergie au milieu de la nature vierge; on a été obligé de dresser des catalogues des expressions américaines.

Quant aux poètes américains, leur langage a de l’agrément, mais ils s’élèvent peu au-dessus de l’ordre commun. Cependant, l’ Ode à la brise du soir, le Lever du soleil sur la montagne, le Torrent, et quelques autres poésies, méritent d’être parcourues. Halleck[500] a chanté Botzaris expirant, et Georges Hill a erré parmi les ruines de la Grèce: «Ô Athènes! dit-il, c’est donc toi, reine solitaire, reine détrônée!….. Parthénon, roi des temples, tu as vu les monuments tes contemporains laisser au temps dérober leurs prêtres et leurs dieux.»

Il me plaît, à moi, voyageur aux rivages de la Hellade et de l’Atlantide, d’entendre la voix indépendante d’une terre inconnue à l’antiquité gémir sur la liberté perdue du vieux monde.

* * *

Mais l’Amérique conservera-t-elle la forme de son gouvernement? Les États ne se diviseront-ils pas? Un député de la Virginie n’a-t-il pas déjà soutenu la thèse de la liberté antique avec des esclaves, résultat du paganisme, contre un député de Massachusetts, défendant la cause de la liberté moderne sans esclaves, telle que le christianisme l’a faite?

Les États du nord et du midi ne sont-ils pas opposés d’esprit et d’intérêts? Les États de l’ouest, trop éloignés de l’Atlantique, ne voudront-ils pas avoir un régime à part? D’un côté, le lien fédéral est-il assez fort pour maintenir l’union et contraindre chaque État à s’y resserrer? D’un autre côté, si l’on augmente le pouvoir de la présidence, le despotisme n’arrivera-t-il pas avec les gardes et les privilèges du dictateur?

L’isolement des États-Unis leur a permis de naître et de grandir: il est douteux qu’ils eussent pu vivre et croître en Europe. La Suisse fédérale subsiste au milieu de nous: pourquoi? parce qu’elle est petite, pauvre, cantonnée au giron des montagnes, pépinière de soldats pour les rois, but de promenade pour les voyageurs.

Séparée de l’ancien monde, la population des États-Unis habite encore la solitude; ses déserts ont été sa liberté: mais déjà les conditions de son existence s’altèrent.

L’existence des démocraties du Mexique, de la Colombie, du Pérou, du Chili, de Buenos-Ayres, toutes troublées qu’elles sont, est un danger. Lorsque les États-Unis n’avaient auprès d’eux que les colonies d’un royaume transatlantique, aucune guerre sérieuse n’était probable, maintenant des rivalités ne sont-elles pas à craindre? que de part et d’autre on coure aux armes, que l’esprit militaire s’empare des enfants de Washington, un grand capitaine pourra surgir au trône: la gloire aime les couronnes.

J’ai dit que les États du nord, du midi et de l’ouest étaient divisés d’intérêts; chacun le sait: ces États rompant l’union, les réduira-t-on par les armes? Alors, quel ferment d’inimitiés répandu dans le corps social! Les États dissidents maintiendront-ils leur indépendance? Alors quelles discordes n’éclateront pas parmi ces États émancipés! Ces républiques d’outre-mer, désengrenées, ne formeraient plus que des unités débiles de nul poids dans la balance sociale, ou elles seraient successivement subjuguées par l’une d’entre elles. (Je laisse de côté le grave sujet des alliances et des interventions étrangères.) Le Kentucky, peuplé d’une race d’hommes plus rustique, plus hardie et plus militaire, semblerait destiné à devenir l’État conquérant. Dans cet état qui dévorerait les autres, le pouvoir d’un seul ne tarderait pas à s’élever sur la ruine du pouvoir de tous.

J’ai parlé du danger de la guerre, je dois rappeler les dangers d’une longue paix. Les États-Unis, depuis leur émancipation, ont joui, à quelques mois près, de la tranquillité la plus profonde: tandis que cent batailles ébranlaient l’Europe, ils cultivaient leurs champs en sûreté. De là un débordement de population et de richesses, avec tous les inconvénients de la surabondance des richesses et des populations.

Si des hostilités survenaient chez un peuple imbelliqueux, saurait-on résister? Les fortunes et les mœurs consentiraient-elles à des sacrifices? Comment renoncer aux usances câlines, au confort, au bien-être indolent de la vie? La Chine et l’Inde, endormies dans leur mousseline, ont constamment subi la domination étrangère. Ce qui convient à la complexion d’une société libre, c’est un état de paix modéré par la guerre, et un état de guerre attrempé[501] de paix. Les Américains ont déjà porté trop longtemps de suite la couronne d’olivier: l’arbre qui la fournit n’est pas naturel à leur rive.

L’esprit mercantile commence à les envahir; l’intérêt devient chez eux le vice national. Déjà, le jeu des banques des divers États s’entrave, et des banqueroutes menacent la fortune commune. Tant que la liberté produit de l’or, une république industrielle fait des prodiges; mais quand l’or est acquis ou épuisé, elle perd son amour de l’indépendance non fondé sur un sentiment moral, mais provenu de la soif du gain et de la passion de l’industrie.

De plus, il est difficile de créer une patrie parmi des États qui n’ont aucune communauté de religion et d’intérêts, qui, sortis de diverses sources en des temps divers, vivent sur un sol différent et sous un différent soleil. Quel rapport y a-t-il entre un Français de la Louisiane, un Espagnol des Florides, un Allemand de New-York, un Anglais de la Nouvelle-Angleterre, de la Virginie, de la Caroline, de la Géorgie, tous réputés Américains? Celui-là léger et duelliste; celui-là catholique, paresseux et superbe; celui-là luthérien, laboureur et sans esclaves; celui-là anglican et planteur avec des nègres; celui-là puritain et négociant; combien faudra-t-il de siècles pour rendre ces éléments homogènes?

Une aristocratie chrysogène[502] est prête à paraître avec l’amour des distinctions et la passion des titres. On se figure qu’il règne un niveau général aux États-Unis: c’est une complète erreur. Il y a des sociétés qui se dédaignent et ne se voient point entre elles; il y a des salons où la morgue des maîtres surpasse celle d’un prince allemand à seize quartiers. Ces nobles plébéiens aspirent à la caste, en dépit du progrès des lumières qui les a fait égaux et libres. Quelques-uns d’entre eux ne parlent que de leurs aïeux, fiers barons, apparemment bâtards et compagnons de Guillaume le Bâtard. Ils étalent les blasons de chevalerie de l’ancien monde, ornés des serpents, des lézards et des perruches du monde nouveau. Un cadet de Gascogne abordant avec la cape et le parapluie au rivage républicain, s’il a soin de se surnommer marquis, est considéré sur les bateaux à vapeur.

L’énorme inégalité des fortunes menace encore plus sérieusement de tuer l’esprit d’égalité. Tel Américain possède un ou deux millions de revenu; aussi les Yankees de la grande société ne peuvent-ils déjà plus vivre comme Franklin: le vrai gentleman, dégoûté de son pays neuf, vient en Europe chercher du vieux; on le rencontre dans les auberges, faisant comme les Anglais, avec l’extravagance ou le spleen, des tours en Italie. Ces rôdeurs de la Caroline ou de la Virginie achètent des ruines d’abbayes en France, et plantent, à Melun, des jardins anglais avec des arbres américains. Naples envoie à New-York ses chanteurs et ses parfumeurs, Paris ses modes et ses baladins, Londres ses grooms et ses boxeurs: joies exotiques qui ne rendent pas l’Union plus gaie. On s’y divertit en se jetant dans la cataracte du Niagara, aux applaudissements de cinquante mille planteurs, demi-sauvages que la mort a bien de la peine à faire rire.

Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’en même temps que déborde l’inégalité des fortunes et qu’une aristocratie commencera, la grande impulsion égalitaire au dehors oblige les possesseurs industriels ou fonciers à cacher leur luxe, à dissimuler leurs richesses, de crainte d’être assommés par leurs voisins. On ne reconnaît point la puissance exécutive; on chasse à volonté les autorités locales que l’on a choisies, et on leur substitue des autorités nouvelles. Cela ne trouble point l’ordre; la démocratie pratique est observée, et l’on se rit des lois posées par la même démocratie en théorie. L’esprit de famille existe peu; aussitôt que l’enfant est en état de travailler, il faut, comme l’oiseau emplumé, qu’il vole de ses propres ailes. De ces générations émancipées dans un hâtif orphelinage et des émigrations qui arrivent de l’Europe, il se forme des compagnies nomades qui défrichent les terres, creusent des canaux et portent leur industrie partout sans s’attacher au sol; elles commencent des maisons dans le désert où le propriétaire passager restera à peine quelques jours.

Un égoïsme froid et dur règne dans les villes; piastres et dollars, billets de banque et argent, hausse et baisse des fonds, c’est tout l’entretien; on se croirait à la Bourse ou au comptoir d’une grande boutique. Les journaux, d’une dimension immense, sont remplis d’expositions d’affaires ou de caquets grossiers. Les Américains subiraient-ils, sans le savoir, la loi d’un climat où la nature végétale parait avoir profité aux dépens de la nature vivante, loi combattue par des esprits distingués, mais que la réfutation n’a pas tout à fait mise hors d’examen? On pourrait s’enquérir si l’Américain n’a pas été trop usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisé.

En somme, les États-Unis donnent l’idée d’une colonie et non d’une patrie-mère: ils n’ont point de passé, les mœurs s’y sont faites par les lois. Ces citoyens du Nouveau-Monde ont pris rang parmi les nations au moment que les idées politiques entraient dans une phase ascendante: cela explique pourquoi ils se transforment avec une rapidité extraordinaire. La société permanente semble devenir impraticable chez eux, d’un côté par l’extrême ennui des individus, de l’autre par l’impossibilité de rester en place, et par la nécessité de mouvement qui les domine: car on n’est jamais bien fixe là où les pénates sont errants. Placé sur la route des océans, à la tête des opinions progressives aussi neuves que son pays, l’Américain semble avoir reçu de Colomb plutôt la mission de découvrir d’autres univers que de les créer.

* * *

Revenu du désert à Philadelphie, comme je l’ai déjà dit, et ayant écrit sur le chemin à la hâte ce que je viens de raconter, comme le vieillard de La Fontaine, je ne trouvai point les lettres de change que j’attendais; ce fut le commencement des embarras pécuniaires où j’ai été plongé le reste de ma vie. La fortune et moi nous nous sommes pris en grippe aussitôt que nous nous sommes vus. Selon Hérodote[503], certaines fourmis de l’Inde ramassaient des tas d’or; d’après Athénée, le soleil avait donné à Hercule un vaisseau d’or pour aborder à l’île d’Érythia, retraite des Hespérides: bien que fourmi, je n’ai pas l’honneur d’appartenir à la grande famille indienne, et, bien que navigateur, je n’ai jamais traversé l’eau que dans une barque de sapin. Ce fut un bâtiment de cette espèce qui me ramena d’Amérique en Europe. Le capitaine me donna mon passage à crédit. Le 10 de décembre 1791, je m’embarquai avec plusieurs de mes compatriotes, qui, pour divers motifs, retournaient comme moi en France. La désignation du navire était le Havre.

Un coup de vent d’ouest nous prit au débouquement de la Delaware, et nous chassa en dix-sept jours à l’autre bord de l’Atlantique. Souvent à mât et à corde, à peine pouvions-nous mettre à la cape. Le soleil ne se montra pas une seule fois. Le vaisseau, gouvernant à l’estime, fuyait devant la lame. Je traversai l’Océan au milieu des ombres; jamais il ne m’avait paru si triste. Moi-même, plus triste, je revenais trompé dès mon premier pas dans la vie: «On ne bâtit point de palais sur la mer», dit le poète persan Feryd-Eddin. J’éprouvais je ne sais quelle pesanteur de cœur, comme à l’approche d’une grande infortune. Promenant mes regards sur les flots, je leur demandais ma destinée, ou j’écrivais, plus gêné de leur mouvement qu’occupé de leur menace.

Loin de calmer, la tempête augmentait à mesure que nous approchions de l’Europe, mais d’un souffle égal; il résultait de l’uniformité de sa rage une sorte de bonace furieuse dans le ciel hâve et la mer plombée. Le capitaine, n’ayant pu prendre hauteur, était inquiet; il montait dans les haubans, regardait les divers points de l’horizon avec une lunette. Une vigie était placée sur le beaupré, une autre dans le petit hunier du grand mât. La lame devenait courte et la couleur de l’eau changeait, signes des approches de la terre: de quelle terre? Les matelots bretons ont ce proverbe: «Celui qui voit Belle-Isle, voit son île; celui qui voit Groie, voit sa joie; celui qui voit Ouessant, voit son sang.»

J’avais passé deux nuits à me promener sur le tillac, au glapissement des ondes dans les ténèbres, au bourdonnement du vent dans les cordages, et sous les sauts de la mer qui couvrait et découvrait le pont: c’était tout autour de nous une émeute de vagues. Fatigué des chocs et des heurts, à l’entrée de la troisième nuit, je m’allai coucher. Le temps était horrible; mon hamac craquait et blutait aux coups du flot qui, crevant sur le navire, en disloquait la carcasse. Bientôt j’entends courir d’un bout du pont à l’autre et tomber des paquets de cordages: j’éprouve le mouvement que l’on ressent lorsqu’un vaisseau vire de bord. Le couvercle de l’échelle de l’entrepont s’ouvre; une voix effrayée appelle le capitaine: cette voix, au milieu de la nuit et de la tempête, avait quelque chose de formidable. Je prête l’oreille; il me semble ouïr des marins discutant sur le gisement d’une terre. Je me jette en bas de mon branle; une vague enfonce le château de poupe, inonde la chambre du capitaine, renverse et roule pêle-mêle tables, lits, coffres, meubles et armes; je gagne le tillac à demi noyé.

En mettant la tête hors de l’entrepont, je fus frappé d’un spectacle sublime. Le bâtiment avait essayé de virer de bord; mais, n’ayant pu y parvenir, il s’était affalé sous le vent. À la lueur de la lune écornée, qui émergeait des nuages pour s’y replonger aussitôt, on découvrait sur les deux bords du navire, à travers une brume jaune, des côtes hérissées de rochers. La mer boursouflait ses flots comme des monts[504] dans le canal où nous nous trouvions engouffrés; tantôt ils s’épanouissaient en écumes et en étincelles; tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus; l’instant d’après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant, comme à l’échappée d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était aussi alarmant qu’un certain murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit.

Éclairés d’un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l’habitacle de la boussole, une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche sans nous en apercevoir; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l’île de Guernesey et celle d’Aurigny. Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux afin de le sauver.

Il y avait parmi l’équipage des matelots français; un d’entre eux, au défaut d’aumônier, entonna ce cantique à Notre-Dame de Bon-Secours, premier enseignement de mon enfance; je le répétai à la vue des côtes de la Bretagne, presque sous les yeux de ma mère. Les matelots américains-protestants se joignaient de cœur aux chants de leurs camarades français-catholiques: le danger apprend aux hommes leur faiblesse et unit leurs vœux. Passagers et marins, tous étaient sur le pont, qui accroché aux manœuvres, qui au bordage, qui au cabestan, qui au bec des ancres pour n’être pas balayé de la lame ou versé à la mer par le roulis. Le capitaine criait: «Une hache! une hache!» pour couper les mâts; et le gouvernail, dont le timon avait été abandonné, allait, tournant sur lui-même, avec un bruit rauque.

Un essai restait à tenter: la sonde ne marquait plus que quatre brassées sur un banc de sable qui traversait le chenal; il était possible que la lame nous fit franchir le banc et nous portât dans une eau profonde: mais qui oserait saisir le gouvernail et se charger du salut commun? Un faux coup de barre, nous étions perdus.

Un de ces hommes qui jaillissent des événements et qui sont les enfants spontanés du péril, se trouva: un matelot de New-York s’empare de la place désertée du pilote. Il me semble encore le voir en chemise, en pantalon de toile, les pieds nus, les cheveux épars et diluviés[505], tenant le timon dans ses fortes serres, tandis que, la tête tournée, il regardait à la poupe l’onde qui devait nous sauver ou nous perdre. Voici venir cette lame embrassant la largeur de la passe, roulant haut sans se briser, ainsi qu’une mer envahissant les flots d’une autre mer: de grands oiseaux blancs, au vol calme, la précèdent comme les oiseaux de la mort. Le navire touchait et talonnait; il se fit un silence profond; tous les visages blêmirent. La houle arrive: au moment où elle nous attaque, le matelot donne le coup de barre; le vaisseau, près de tomber sur le flanc, présente l’arrière, et la lame, qui paraît nous engloutir, nous soulève. On jette la sonde; elle rapporte vingt-sept brasses. Un huzza monte jusqu’au ciel et nous y joignons le cri de: Vive le roi! il ne fut point entendu de Dieu pour Louis XVI; il ne profita qu’à nous.

Dégagés des deux îles, nous ne fûmes pas hors de danger; nous ne pouvions parvenir à nous élever au-dessus de la côte de Granville. Enfin la marée retirante nous emporta, et nous doublâmes le cap de La Hougue. Je n’éprouvai aucun trouble pendant ce demi-naufrage et ne sentis point de joie d’être sauvé[506]. Mieux vaut déguerpir de la vie quand on est jeune que d’en être chassé par le temps. Le lendemain, nous entrâmes au Havre. Toute la population était accourue pour nous voir. Nos mâts de hune étaient rompus, nos chaloupes emportées, le gaillard d’arrière rasé, et nous embarquions l’eau à chaque tangage. Je descendis à la jetée. Le 2 de janvier 1792, je foulai de nouveau le sol natal qui devait encore fuir sous mes pas. J’amenais avec moi, non des Esquimaux des régions polaires, mais deux sauvages d’une espèce inconnue: Chactas et Atala.

APPENDICE

I.La tombe du Grand-Bé

Au mois d’août 1828, le maire de Saint-Malo, M. de Bizien, écrivit à Chateaubriand pour le prier d’appuyer auprès du Gouvernement la demande de la ville, relative à l’établissement d’un bassin à flot. L’auteur du Génie du christianisme, en même temps qu’il se mettait à leur disposition, sollicitait de ses concitoyens la concession, «à la pointe occidentale du Grand-Bé, d’un petit coin de terre tout juste suffisant pour contenir son cercueil». La réponse du maire au grand poète fut peut-être un peu trop administrative: «Je ne crois pas, disait-il, qu’il soit difficile d’obtenir la concession d’une portion de terrain dans le flanc occidental de cette île, et si votre seigneurie le juge à propos, j’informerai en son nom M. le commandant du génie à Saint-Malo de son désir en le priant de le faire connaître à M. le ministre de la guerre auprès duquel votre S. terminerait aisément, je crois, cette affaire.» – Il ne pouvait convenir à Chateaubriand de courir les bureaux de la guerre et de faire des démarches auprès du ministre. L’affaire en resta là. Elle fut reprise trois ans plus tard, en 1831, par un jeune poète, M. Hippolyte La Morvonnais. Sur sa requête, le Conseil municipal décida de demander à l’État les quelques pieds de terre nécessaire à la sépulture du grand écrivain; il se chargerait de plus des frais de la tombe. Au maire, M. Hovius, qui lui avait transmis la délibération du Conseil, Chateaubriand répondit par la lettre suivante:

Il me serait impossible de vous exprimer l’émotion que j’ai éprouvée en recevant la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Avant d’entrer dans quelques détails, je m’empresse d’abord, Monsieur, de satisfaire au devoir de la reconnaissance, en vous priant d’offrir mes remerciements les plus sincères à MM. les membres du conseil municipal et d’agréer vous-même dans ces remerciements la part qui vous est si justement due. Je n’avais jamais prétendu et je n’aurais jamais osé espérer, Monsieur, que ma ville natale se chargeât des frais de ma tombe. Je ne demandais qu’à acheter un morceau de terre de vingt pieds de long sur douze de large, à la pointe occidentale du Grand-Bé. J’aurais entouré cet espace d’un mur à fleur de terre, lequel aurait été surmonté d’une simple grille de fer peu élevée, pour servir non d’ornement, mais de défense à mes cendres. Dans l’intérieur je ne voulais placer qu’un socle de granit taillé dans les rochers de la grève. Ce socle aurait porté une petite croix de fer. Du reste, point d’inscription, ni nom, ni date. La croix dira que l’homme reposant à ses pieds était un chrétien: cela suffira à ma mémoire. Je ne suis revenu, Monsieur, que momentanément en France; il est probable que je mourrai en terre étrangère [507]. Si la ville qui m’a vu naître m’octroie le terrain dont je sollicitais la concession, ou si elle maintient la résolution si glorieuse pour moi, de s’occuper de ces soins funèbres, j’ordonnerai par mon testament de rapporter mon cercueil auprès de mon berceau, quel que soit le lieu où il plaise à la Providence de disposer de ma vie. Dans le cas où mes concitoyens persisteraient dans leur dessein généreux, je les supplie de ne rien changer à mon plan de sépulture et de faire bénir par le curé de Saint-Malo le lieu de mon repos, après l’avoir préparé. Je ne puis, Monsieur, que vous renouveler, en finissant cette lettre, l’assurance de ma profonde reconnaissance, et vous prier encore d’offrir mes remerciements aux personnes dont je transcris ici les noms avec un respect tout religieux: MM. Bossinot, Boishamon, Dupuy-Fromy, Egault, Delastelle, Villalard, Béhier, Lebreton-de-Blessin, Choesnet, Lanuel, Fontan, Bossinot-Ponphily, Michel-Villeblanche, Michel père, Gaultier, Sereldes-Forges, Dujardin-Pinte-de-Vin, Blaize, Lachambre, Bourdet, de Seguinville, Chapel, Heurtault, Pothier.

Chateaubriand et la ville sont d’accord; les choses vont donc pouvoir marcher vite… Mais, si elles marchaient vite, à quoi servirait l’Administration? à quoi serviraient les Bureaux? Huit années se passeront avant que l’affaire aboutisse. Besoin sera que M. La Morvonnais fasse encore démarches sur démarches, mette en mouvement des députés, et non des moindres, M. Eugène Janvier et M. de Lamartine. Ce dernier lui écrivait:

Personne ne sera plus fier que moi d’avoir porté ma pierre au tombeau de notre plus grand poète. Le peu de poésie qui est dans mon âme y a découlé de la sienne: mon hommage n’est que de la reconnaissance et de la tendresse pour cette grande individualité de notre temps qui fera, je l’espère, attendre longtemps notre prévoyance. Je serai à Paris dans huit jours et je demanderai audience au ministre pour lui exposer vos motifs: j’espère qu’il se montrera digne de les entendre.

Enfin, en 1839, le département de la guerre consentit à céder «les quelques pieds de terre», – non sans faire d’ailleurs d’expresses réserves et spécifier que l’érection du tombeau de M. de Chateaubriand ne devait être considéré que comme une simple «tolérance». Voici la déclaration que le maire de Saint-Malo était obligé de signer:

L’an mil huit cent trente-neuf, le vendredi dix-sept mai, nous soussigné Louis-François Hovius, maire de Saint-Malo, dûment autorisé par le conseil municipal, en vertu de sa délibération du trois août mil huit cent trente-six, dont l’expédition a été adressée à M. le chef du Génie le huit septembre mil huit cent trente-sept, reconnaissons, conformément à la lettre de M. le Ministre de la guerre en date du vingt-et-un janvier mil huit cent trente-six, que c’est par tolérance du département de la guerre qu’un tombeau a été érigé pour M. de Chateaubriand sur l’île du Grand-Bé, et que cette construction ne pourra jamais faire acquérir à la commune aucun droit de propriété sur cette île qui appartient au département de la guerre, et que ceux de ce dernier sur tout le terrain sont maintenus dans leur plénitude.

Pendant tout ce temps, je l’ai dit, M. La Morvonnais était resté sur la brèche. Son zèle et son pieux dévouement ne devaient pas rester sans récompenses. Le 15 mai 1836, il recevait de Chateaubriand la lettre qu’on va lire:

Paris, le 15 mai 1836. Enfin, Monsieur, j’aurai un tombeau et je vous le devrai, ainsi qu’à mes bienveillants compatriotes! Vous savez, Monsieur, que je ne veux que quelques pieds de sable, une pierre du rivage sans ornement et sans inscription, une simple croix de fer et une petite grille pour empêcher les animaux de me déterrer. Maintenant, Monsieur, il faut que je vous avoue ma faiblesse. Tous les ans, je fais le projet d’aller revoir le lieu de ma naissance, et tous les ans, le courage me manque. Je crains les souvenirs, plus ils me sont chers, plus ils me font mal. Je tâcherai cependant, Monsieur, de faire un effort et d’aller visiter quelque jour mon dernier asile. Je suis charmé que Saint-Malo ait enfin obtenu le bassin à flot auquel je m’étais intéressé pendant mon ministère. Le projet du bassin entre la ville et le Grand-Bé me plairait, surtout parce qu’il accroîtrait la ville de ce côté. Offrez, je vous prie, à toutes les personnes qui se sont intéressées à ma tombe, mes remerciements les plus sincères. Recevez en particulier, Monsieur, ceux que j’ai l’honneur de vous offrir. J’espère que vous voudrez bien quelquefois me donner de vos nouvelles et m’apprendre aussi un peu le progrès du monument: le temps me presse, et j’aimerais à apprendre bientôt que mon lit est préparé. Ma route a été longue, et je commence à avoir sommeil. Chateaubriand.

À quelques mois de là, M. La Morvonnais écrivit au grand poète, de Combourg même, que bientôt il allait donner le premier coup de bêche à sa tombe. Chateaubriand lui répondit:

Paris, 15 août 1836. J’ai ouvert avec émotion une lettre timbrée de Combourg , et j’ai trouvé, Monsieur, qu’elle était de vous et qu’il s’agissait de mon tombeau. Mille grâces à vous, Monsieur, et Dieu soit loué! La chose est donc finie! tout est bien pourvu que je sois sur un point solitaire de l’île, au soleil couchant, et aussi avancé vers la pleine mer que le génie militaire le permettra. Quand ma cendre recevrait, avec le sable donc elle sera chargée, quelques boulets, il n’y aurait pas de mal: Je suis un vieux soldat. Pour ce qui est de la pierre qui doit me recouvrir, j’avais pensé qu’elle pourrait être prise dans le rivage; mais s’il y a quelques objections, on peut la prendre partout où l’on voudra: Je cherche surtout le bon marché, afin d’éviter à ma ville natale les frais dont elle veut bien se charger. Vous savez, Monsieur, qu’il ne faut aucun travail de l’art, aucune inscription, aucun nom, aucune date sur la pierre qui doit porter une petite croix de fer, seule marque de mon naufrage ou de mon passage en ce monde. Autour de cette pierre un mur à fleur de sable, muni d’une grille de fer, suffira pour défendre mes restes contre les animaux sauvages et domestiques. Je ne connais personne, Monsieur, qui mieux que vous et les hommes qui ont eu la bonté de s’occuper de cette affaire de mort, puisse prendre la peine d’inaugurer ma tombe. Le cippe posé et l’enceinte fermée, je désire que M. le curé de Saint-Malo bénisse le lieu de mon futur repos; car avant tout, je veux être enterré en terre sainte; un jour, Monsieur, comme vous me survivrez longues années, vous voudrez quelquefois vous reposer sur ma tombe au bord des vagues, et le soleil couchant vous fera mes adieux. Voilà, Monsieur, les dernières explications que vous désiriez, je les ai dictées à mon secrétaire avec le regret de ne pouvoir les écrire moi-même, ayant une douleur assez vive à la main droite. Si vous avez l’extrême bonté de me tenir au courant du travail et de m’en annoncer la fin, je vous en aurai beaucoup d’obligation. La nuit me presse , comme dit Horace, et je n’ai guère le temps d’attendre.

En 1838, Hippolyte La Morvonnais publia la Thébaïde des Grèves et en fit hommage à Chateaubriand, qui lui répondit en ces termes:

Je commence par vous demander pardon, Monsieur, d’être obligé de dicter cette lettre à Pilorge, mon secrétaire, parce que le long voyage que je viens d’achever [508], quoiqu’il m’ait fait du bien, ne m’a pourtant point guéri de la goutte que j’ai à la main droite. Je vous remercie mille fois, Monsieur, des peines que vous vous êtes données. Tout devait être difficile dans ma vie, même mon tombeau. Je suis presque affligé de la croix massive de granit; j’aurais préféré une petite croix de fer, un peu épaisse seulement, pour qu’elle résiste mieux à la rouille: mais enfin, si la croix de pierre n’est pas trop élevée, je ne serai pas aperçu de trop loin, et je resterai dans l’obscurité de ma fosse de sable, ce qui surtout est mon but. J’espère aussi que la grille de fer n’aura que la hauteur nécessaire pour empêcher les chiens de venir gratter et ronger mes os. Je tiens avant tout à la bénédiction du lieu sur lequel votre piété et vos espérances chrétiennes ont bien voulu veiller. Le bruit qu’on a fait dans les journaux de mes dispositions dernières est parvenu jusqu’à M me de Chateaubriand: vous jugez, Monsieur, combien elle en a été troublée. S’il était donc possible qu’il ne fut plus question de ma tombe, à laquelle le public ne peut prendre aucun intérêt, et que vous eussiez la bonté de faire achever le monument dans le plus grand silence, vous me rendriez un vrai service. J’ai déjà fait part de mes inquiétudes à M. L…, de Dinan, qui m’a envoyé de fort beaux vers sur un sujet qui nécessairement est fort pénible à ma femme. Vos vers, Monsieur, n’ont point cet inconvénient. J’ai déjà parcouru le volume Aux amis inconnus . [509]J’y ai retrouvé la tristesse de nos grèves natives et ce charme qui m’a toujours rendu si chers les souvenirs et les vents. J’envie votre sort, Monsieur; je voudrais dans votre Thébaïde , parmi les rochers au bord des flots, entendre à la fin de ma vie Ce chant qui m’endormait à l’aube de mes jours [510]. Je n’ai point encore eu l’honneur de voir le bienveillant compatriote que vous m’annoncez. Agréez, je vous prie, Monsieur, avec l’expression de ma reconnaissance, la nouvelle assurance de ma considération très distinguée. Chateaubriand. Paris, le 4 septembre 1838.

On a parfois reproché à Chateaubriand d’avoir trop «soigné» son tombeau. Les lettres qu’on vient de lire, d’un sentiment si chrétien, répondent suffisamment à ce reproche, et certes Alfred de Vigny, le noble poète, avait tort de s’y associer, lorsqu’il écrivait à la vicomtesse du Plessis, sa petite-cousine:

Chateaubriand n’a-t-il pas assez soigné d’avance son tombeau? N’est-il pas vrai qu’il en a été le saule pleureur toute sa vie? Il lui faisait de tendre visites sur le bord de la mer , et l’un de ses plus naïfs admirateurs me disait un jour, comme un trait d’originalité charmant: «Monsieur, il est allé cet été, tout seul, voir son rocher de Saint-Malo, et il n’est pas allé faire visite à sa sœur âgée, pauvre et malade, qui demeure quelque part sur cette route-là. On me contait cela dans la voiture noire où je suivais ce pauvre Ballanche qui fut son Pylade.» [511]

C’est un conte macabre qu’Alfred de Vigny répétait là à sa petite-cousine. La vérité est que pas une seule fois, en son vivant, Chateaubriand n’a fait visite à son tombeau. Il était de notoriété à Saint-Malo, en 1848, à l’époque de ses funérailles, qu’il n’avait pas revu sa ville natale depuis 1792. M. Charles Cunat, le savant et consciencieux archiviste de Saint-Malo, écrivait en 1850, dans ses Recherches sur plusieurs des circonstances relatives aux origines, à la naissance et à l’enfance de M. de Chateaubriand:

«Peu de temps après son mariage (19 mars 1792), Chateaubriand partit pour Paris avec sa femme et ses sœurs Lucile et Julie. Depuis cette époque, il ne revit plus sa ville natale , quoiqu’il en eût manifesté maintes fois le désir: il remettait ce voyage d’année en année.»

Quant à sa sœur, M me de Marigny, qui habitait Dinan, où elle est morte au couvent de la Sagesse, le 18 juillet 1860, Chateaubriand ne l’oubliait point, et il ne cessa de lui écrire jusqu’à la fin, lui qui, dans ses dernières années, n’écrivait plus à personne. J’ai sous les yeux quelques-unes de ces lettres de Chateaubriand à sa sœur, écrites parfois à peu de jours de distance, l’une par exemple à la date du 9 septembre 1845, et l’autre à la date du 15 du même mois. De cette correspondance j’extrairai seulement la lettre suivante, où il est parlé de la tombe du Grand-Bé; elle est signée de ce prénom de François, qui rappelait au frère et à la sœur les lointaines années de Combourg:

Paris, le 15 mars 1834. J’ai porté, chère sœur, ta lettre et la lettre qu’elle renfermait à Louis [512], il ne comprend grand’chose à l’affaire, mais il te répond aujourd’hui même. Chaque année je forme le projet d’aller t’embrasser, toi et mes parents, d’aller revoir avant de mourir notre pauvre Bretagne, et chaque année vient une bouffée de vent qui me pousse ailleurs. Tu étais souffrante en m’écrivant, et je t’écris, extrêmement souffrant moi-même. Tu sais que j’ai pris mes précautions, et la ville de Saint-Malo m’accorde une petite place sur le Grand-Bé pour ma sépulture. La ville a la bonté d’élever mon tombeau à ses frais; tu vois que je ne renonce pas à notre patrie. Chère amie, je désire beaucoup cependant te revoir de mon vivant et t’embrasser comme je t’aime. Dis mille choses à Caroline [513]et à toute notre famille. Ton frère, François.

II.Le manuscrit de 1826

Sous ce titre: Esquisse d’un maître: souvenirs d’enfance et de jeunesse de Chateaubriand,[514] M me Charles Lenormant a publié, en 1874, le texte primitif des trois premiers livres de Mémoires d’outre-tombe, d’après un manuscrit qui porte la date de 1826. Ce manuscrit, ainsi que j’ai déjà eu occasion de le dire dans l’ Introduction de l’édition actuelle, est à peu près tout entier de la main de M me Récamier qui se fit seulement aider dans sa copie (pour un quart environ) par Charles Lenormant. Nous avons là le premier jet, l’expression spontanée la plus pure et la plus simple de la pensée de son auteur. Cette rédaction première, Chateaubriand, depuis 1826, l’a profondément remaniée. Il y a beaucoup ajouté; il y a fait aussi des suppressions, dont quelques-unes sont regrettables. C’est ainsi que, dans sa version dernière, il a fait disparaître tout le début du livre premier. Et pourtant ces pages, littérairement très belles, avaient en outre l’avantage de bien indiquer le dessein de leur auteur, et quels sentiments l’animaient au moment où il entreprenait d’écrire les Mémoires de sa vie[515]. Le lecteur sera heureux de trouver ici ces pages supprimées:

Je me suis souvent dit: Je n’écrirai point les mémoires de ma vie, je ne veux point imiter ces hommes qui, conduits par la vanité et le plaisir qu’on trouve naturellement à parler de soi, révèlent au monde des secrets inutiles, des faiblesses qui ne sont pas les leurs, et compromettent la paix des familles. Après ces belles réflexions, me voilà écrivant les premières lignes de mes mémoires. Pour ne pas rougir à mes propres yeux, et pour me faire illusion, voici comment je pallie mon inconséquence. D’abord je n’entreprends ces mémoires qu’avec le dessein formel de ne disposer d’aucun nom que du mien propre dans tout ce qui concerne ma vie privée; j’écris principalement pour rendre compte de moi à moi-même. Je n’ai jamais été heureux, je n’ai jamais atteint le bonheur, que j’ai poursuivi avec une persévérance qui tient à l’ardeur naturelle de mon âme; personne ne sait quel était le bonheur que je cherchais, personne n’a connu entièrement le fond de mon cœur: la plupart des sentiments y sont restés ensevelis ou ne se sont montrés dans mes ouvrages que comme appliqués à des êtres imaginaires. Aujourd’hui que je regrette encore mes chimères sans les poursuivre, que parvenu au sommet de la vie, je descends vers la tombe, je veux, avant de mourir, remonter vers mes belles années, expliquer mon inexplicable cœur, voir enfin ce que je pourrai dire, lorsque ma plume sans contrainte s’abandonnera à tous mes souvenirs. En rentrant au sein de ma famille qui n’est plus, en rappelant des illusions passées, des amitiés évanouies, j’oublierai le monde au milieu duquel je vis et auquel je suis si parfaitement étranger. Ce sera de plus un moyen agréable pour moi d’interrompre des études pénibles, et quand je me sentirai las de tracer les tristes vérités de l’histoire, je me reposerai en écrivant l’histoire de mes songes. Je considère ensuite que, ma vie appartenant au public par un côté, je n’aurais pu échapper à tous les faiseurs de mémoires, à tous les biographes marchands, qui couchent le soir sur le papier ce qu’ils ont entendu dire le matin dans les antichambres. J’ai eu des succès littéraires, j’ai attaqué toutes les erreurs de mon temps, j’ai démasqué des hommes, blessé une multitude d’intérêts; je dois donc avoir réuni contre moi la double phalange des ennemis littéraires et politiques. Ils ne manqueront pas de me peindre à leur manière; et ne l’ont-ils pas déjà fait! Dans un siècle où les plus grands crimes commis ont dû faire naître les haines les plus violentes, dans un siècle corrompu, où les bourreaux ont un intérêt à noircir les victimes, où les plus grandes calomnies sont celles que l’on répand avec le plus de légèreté, tout homme qui a joué un rôle dans la société doit, pour la défense de sa mémoire, laisser un monument par lequel on puisse le juger. Mais avec cette idée, je vais peut-être me montrer meilleur que je ne suis? J’en serai peut-être tenté? À présent, je ne le crois pas, je suis résolu à dire toute la vérité. Comme j’entreprends d’ailleurs l’histoire de mes idées et de mes sentiments, plutôt que l’histoire de ma vie, je n’aurai pas autant de raisons de mentir. Au reste, si je me fais illusion sur moi, ce sera de bonne foi, et par cela même on verra encore la vérité au fond de mes préventions personnelles.

III

Le comte Louis de Chateaubriand et son frère Christian

Geoffroy-Louis, comte de Chateaubriand, neveu du grand écrivain et arrière-petit-fils de Malesherbes, naquit à Paris le 13 février 1790. Il était le fils aîné de Jean-Baptiste-Auguste de Chateaubriand, comte de Combourg, et d’Aline-Thérèse Le Peletier de Rosambo, fille de Louis Le Peletier de Rosambo, président à mortier au Parlement de Paris, et de Marguerite de Lamoignon de Malesherbes. En 1812, à l’âge de vingt-deux ans, il épousa M lle Henriette-Félicité-Zélie d’Orglandes, qui en avait à peine dix-sept. Le mariage eut lieu au château du Ménil, près de Mantes, chez M me de Rosambo, tante de M lle d’Orglandes. Chateaubriand composa en l’honneur des jeunes époux ce gracieux épithalame:

L’autel est prêt; la foule t’environne:
Belle Zélie, il réclame ta foi.
Viens; de ton front est la blanche couronne
Moins virginale et moins pure que toi.
J’ai quelquefois peint la grâce ingénue
Et la pudeur sous ses voiles nouveaux:
Ah! si mes yeux plus tôt t’avaient connue
On aurait moins critiqué mes tableaux.
Mon cher Louis, chez la race étrangère
Tu n’iras point t’égarer comme moi:
À qui la suit la fortune est légère;
Il faut l’attendre et l’enfermer chez soi.
Cher orphelin, image de ta mère
Au Ciel pour toi je demande ici-bas
Les jours heureux retranchés à ton père
Et les enfants que ton oncle n’a pas.
Fais de l’honneur l’idole de ta vie:
Rends tes aïeux fiers de leur rejeton,
Et ne permets qu’à la seule Zélie
Pour un moment de rougir à ton nom.

Mais la prose allait mieux que les vers au chantre des Martyrs. À peu de temps de là, il écrivait à sa jeune nièce cette charmante lettre:

Oui, ma chère nièce, je ferai tout ce que vous voudrez cette année, et si vous y mettez un peu de soin, je suis assez vieux pour radoter de vous toute ma vie. Il y a toutefois une condition à notre traité: c’est que vous rendrez Louis heureux. Plusieurs dames de Chateaubriand ont été célèbres de diverses manières. L’une mourut de joie en revoyant son mari qu’on avait cru tué par les Sarrasins en Terre-Sainte; l’autre séduisit le cœur d’un grand roi; une troisième fut mère ou aïeule de ce duc de Montausier, si connu par l’austérité de ses vertus. Vous êtes belle comme cette haute dame qui charma le cœur de François I er ; vous serez sage comme la femme du chevalier de Palestine et comme la mère de Montausier. Voilà un petit conte qui sent tout à fait son oncle, et qui vous annonce tout ce que vous aurez à souffrir. Songez que je suis le plus proche parent de Louis; il n’a point de père, je n’ai point d’enfant, vous ne pouvez éviter d’être ma fille.

Le comte Louis de Chateaubriand embrassa la carrière militaire et fit, en qualité de colonel au 4 e chasseurs, la campagne d’Espagne en 1823. Le 23 décembre de cette même année, une ordonnance du roi Louis XVIII l’institua héritier présomptif de la pairie de son oncle, l’auteur du Génie du christianisme. En 1830, après avoir suivi jusqu’à Cherbourg Charles X partant pour l’exil, il quitta l’armée, en même temps que son oncle se retirait de la Chambre des pairs. Lors des journées de juin 1848, il se montra un des plus énergiques volontaires de l’ordre, au service duquel il mit son épée. Peu de jours après, le 18 juillet, il avait l’honneur, comme chef de la famille, de ramener à Saint-Malo le cercueil de Chateaubriand. En 1870, à quatre-vingts ans, il s’enferma dans Paris et se fit inscrire au nombre des défenseurs de la capitale assiégée. Il mourût au château de Malesherbes le 14 octobre 1873, survivant de peu à sa femme, morte le 27 septembre précédent. Selon le mot de son oncle, le comte Louis de Chateaubriand avait fait de l’honneur l’idole de sa vie.

Il avait eu un fils et cinq filles, dont Anne-Louise (baronne de Baudry), Louise-Françoise (marquise d’Espeuilles), Marie-Antoinette-Clémentine (comtesse de Beaufort) et Marie-Adélaïde-Louise-Henriette (baronne de Carayon-Latour). – Son fils, Marie-Christian-Camille-Geoffroy, né le 25 janvier 1828, mort au château de Combourg le 8 novembre 1889, n’a laissé que deux filles: Marie-Louise-Mélanie, née en 1858 d’un premier mariage avec Joséphine-Marie-Mélanie Rogniat, qui a épousé en 1881 Gérard-Louis-Marie, comte de la Tour du Pin; et Georgette-Marie-Sybille, née en 1876 d’un second mariage avec Françoise-Marie-Antoinette Bernou de Rochetaillée.

Le château et le parc de Combourg appartiennent aujourd’hui, pour la nue-propriété, à M lle Sybille de Chateaubriand, et, pour l’usufruit, à sa mère, M me la comtesse Geoffroy de Chateaubriand.

Christian-Antoine de Chateaubriand, frère cadet du comte Louis, était né à Paris le 21 avril 1791, Chevau-léger garde du Roi le 1 er mai 1814, il suivit Louis XVIII à Gand. Lieutenant en second de la garde royale le 10 octobre 1815, il fut breveté capitaine le 1 er juillet 1818 et fit la campagne d’Espagne en 1823. Démissionnaire le 5 mars 1824, il entra dans la compagnie de Jésus à Rome le 30 avril de la même année. Il est mort dans la maison de Chieri le 27 mai 1843. D’une lettre qu’a bien voulu m’écrire un des Pères de la Compagnie, j’extrais ces lignes: «Le P. Christian de Chateaubriand jouit parmi nous d’une réputation de grande vertu. Il s’était exilé en Italie pour un motif d’humilité.»

IV

Le comte René de Chateaubriand, armateur

Le père de Chateaubriand – comme on l’a vudans le texte desMémoires – ne pouvait compter que sur un chétif avoir. Tout au plus devait-il lui échoir, à la mort de sa mère, une rente de quelques centaines de livres. Au retour de Dantzick, il passa aux îles d’Amérique avec son frère, M. de Chateaubriand du Plessis, afin d’y chercher fortune. Il en revint avec un pécule modeste encore, mais qu’il saura faire fructifier.

Marié en 1755 et retenu au port par ses devoirs de chef de famille, puisqu’il ne peut plus être marin, il sera armateur. Aussi bien, le commerce de mer ne déroge pas, surtout en Bretagne, surtout à Saint-Malo. En 1757, le navire la Villegenie, armé par MM. Petel et Leyritz, était en partance pour Saint-Domingue. René de Chateaubriand y prit un grand nombre d’actions. Le fort intérêt qu’elles représentaient lui permit d’obtenir pour son frère, M. du Plessis, le commandement du navire. On était alors au début de la guerre de Sept-Ans. Au péril de mer se venait donc ajouter le péril de guerre; mais, en cas d’heureuse issue du voyage, les bénéfices étaient considérables. Malgré les nombreux vaisseaux de guerre anglais qui couvraient les mers, le Villegenie effectua avec succès sa double traversée. Son retour en France avait lieu au lendemain de l’expédition du duc de Marlborough qui, au mois de juin 1758, avait incendié dans le port même de Saint-Malo plus de soixante navires de commerce, parmi lesquels plusieurs étaient richement chargés. Cette première opération fut donc pour M. de Chateaubriand un vrai coup de fortune.

Encouragé par ce succès, il n’hésita pas en 1759, à armer le même navire pour son compte et à son risque exclusif. Commandée, comme la première fois, par M. du Plessis, cette seconde expédition, aussi heureuse que la précédente, fut plus fructueuse encore.

En janvier 1760, la guerre durant toujours, René de Chateaubriand arma trois corsaires: le Vautour, l’ Amaranthe et la Villegenie, ce dernier toujours commandé par son frère. Après avoir pris aux Anglais quelques navires marchands, la Villegenie fut capturée par le vaisseau de guerre l’ Antilope; mais au tour que venaient de lui jouer les Anglais, M. de Chateaubriand répondit en vrai Malouin: il arma deux nouveaux corsaires, le Jean-Baptiste – qui portait le nom de son fils aîné – et la Providence.

Le traité de Paris (10 février 1763) ayant mis fin aux hostilités entre la France et l’Angleterre, la paix donna un nouveau développement aux opérations commerciales de M. de Chateaubriand. Outre le Jean-Baptiste, il arma pour Terre-Neuve le Paquet d’Afrique, l’ Apolline (du nom de sa femme) et l’ Amaranthe. Ce fut à bord de ce dernier navire que son frère reprit la navigation. En 1764, le Jean-Baptiste partit pour Saint-Domingue, et l’ Amaranthe pour les côtes de Guinée, pendant que l’ Apolline et le Paquet d’Afrique retournaient à Terre-Neuve. Il continua ses entreprises d’armement jusqu’en 1772; à partir de cette époque, il se retira peu à peu des affaires. En 1775, il ne mit plus en mer qu’un seul navire, le Saint-René, qu’il expédia à l’île de France et à l’île Bourbon sous le commandement de M. Benoît Giron. Le voyage du Saint-René mit fin à la carrière commerciale de M. de Chateaubriand[516]. Son but était atteint. La fortune de la famille était relevée. Le 3 mai 1761, il avait pu acquérir de très haut et très puissant seigneur Emmanuel-Félicité de Durfort, duc de Duras, et de très haute et très puissante dame Louise-Françoise-Maclovie-Céleste de Coëtquen, duchesse de Duras, le château et la terre de Combourg, qui avait été le principal domaine de ses ancêtres. Sur l’acte de baptême de sa fille Julie-Marie-Agathe (la future comtesse de Farcy), le 2 septembre 1763, il put signer: René de Chateaubriand, chevalier, comte de Combourg. Le petit cadet de Bretagne, qui avait eu pour tout héritage une rente de 416 livres, était, lorsqu’il mourut, en 1786, comte de Combourg, baron d’Aubigné, seigneur de Gaugres, du Plessis-l’Épine, du Boulet, de Malestroit-en-Dol et autres lieux.

V.Chateaubriand et le collège de Dinan

Au mois de décembre 1832, Chateaubriand publia son Mémoire sur la captivité de M me la duchesse de Berry. Cet écrit, qui se terminait par la fameuse apostrophe: «Illustre captive de Blaye, Madame!… Votre fils est mon Roi! » eut un immense retentissement et valut à son auteur des lettres sans nombre. L’une d’elles lui venait d’un de ses anciens camarades ducollège de Dinan, M. Lecourt de la Villethassetz, ancien juge de paix à Ploubalay (Côtes-du-Nord), démissionnaire à la suite des journées de Juillet, Chateaubriand lui répondit, le 1 er février 1833:

Vous me rappelez, Monsieur, des souvenirs bien chers. Je m’occupais précisément de mes Mémoires, qui ne paraîtront qu’après ma mort, lorsque votre lettre est venue jeter un rayon de lumière sur les obscures années de ma jeunesse, et faire revivre des images presque effacées par le temps. François regrette Francillon , ses petits camarades et les heures de l’enfance qui ne portent ni le poids du passé, ni les inquiétudes de l’avenir. Hélas! mes chères bruyères de Bretagne, je ne les reverrai jamais! Mais si je meurs en terre étrangère, comme la chose est probable, j’ai demandé et obtenu que mes os fussent rapportés dans ma patrie, et j’entends par patrie cette pauvre Armorique où j’ai été le compagnon de vos jeux. Convenez, Monsieur, que nous étions des polissons bien heureux, à Dinan, et que la gloire (si gloire il y a), et ses prétentailles, et nos vieilles années, et tout ce que nous avons vu, ne valent pas une partie de barres au bord de la Rance. Je ne sais pas si vous étiez là un jour que j’ai pensé me noyer en apprenant à nager dans cette rivière? Vous seriez venu à mon enterrement, et vous auriez pour jamais oublié mon nom: voilà comme la Providence dispose de chaque homme. Dans ce temps-là, Monsieur, je vous aurais écrit de ma propre main: aujourd’hui j’ai la goutte à cette ancienne jeune main que vous avez serrée, et je suis obligé de dicter ma lettre. Mais, Monsieur, vous n’y perdrez rien, car je n’ai jamais pu apprendre à écrire, et c’est toujours comme si je barbouillais la matière d’un thème latin sous la dictée de l’abbé Duhamel. Sans plus de façon, Monsieur le juge de paix démissionnaire après expérience, ma seigneurie, qui n’a point prêté serment et qui n’a trahi personne, vous renouvelle toutes ses amitiés de collège, bien supérieures à la considération très distinguée avec laquelle j’aurais l’honneur d’être, Votre très humble et très obéissant serviteur, Chateaubriand.

VI.Récits de la veillée

Aprèsavoir dit que «les gens du château étaient persuadés qu’un certain comte de Combourg, à jambe de bois, mort depuis trois siècles, apparaissait à certaines époques», Chateaubriand ajoute: « Ces récits occupaient tout le temps du coucher de ma mère et de ma sœur: elles se mettaient au lit mourantes de peur…» Ces récits, on les cherche en vain dans l’édition de 1849 et dans les éditions suivantes, et cependant ils avaient charmé tous les auditeurs des lectures de 1834. Sainte-Beuve écrivait, dans son article du 15 avril 1834:

«Le coup de dix heures arrêtant brusquement sa marche, le père se retire dans son donjon. Alors, il y a un court moment d’explosion de paroles et d’allégement. Madame de Chateaubriand elle-même y cède, et elle entame une de ces merveilleuses histoires de revenants et de chevaliers, comme celle du sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac, dont le poète nous reproduit la légende dans une langue créée, inouïe.» [517]

Jules Janin disait de son côté, dans la Revue de Paris:

«Onze heures venues, le vieux seigneur remontait dans sa chambre; on prêtait l’oreille et on l’entendait marcher là-haut: son pied faisait gémir les vieilles solives; puis enfin tout se taisait, et alors la mère, le fils, la sœur, poussaient un cri de joie… Ils se racontaient des histoires de revenants. Parmi ces histoires, il y en a une que M. de Chateaubriand raconte dans ses Mémoires, et qui sera un jour citée comme un modèle de narration.

«Voici quelques lambeaux de cette histoire, voici le pâle squelette du revenant de M. de Chateaubriand:

«La nuit, à minuit, un vieux moine, dans sa cellule, entend frapper à sa porte. Une voix plaintive l’appelle; le moine hésite à ouvrir. À la fin il se lève, il ouvre: c’est un pèlerin qui demande l’hospitalité. Le moine donne un lit au pèlerin et il se repose sur le sien; mais à peine est-il endormi que tout à coup il voit le pèlerin au bord de son lit qui lui fait signe de le suivre. Ils sortent ensemble. La porte de l’église s’ouvre et se referme derrière eux. Le prêtre, à l’autel, célébrait les saints mystères. Arrivé au pied de l’autel, le pèlerin ôte son capuchon et montre au moine une tête de mort: «Tu m’as donné une place à tes côtés, dit le pèlerin; à mon tour, je te donne une place sur mon lit de cendres!» [518]

Qui retrouvera le manuscrit de 1834? Qui nous rendra ces merveilleuses histoires, la légende du Moine et du Pèlerin, et celle du Sire de Beaumanoir et de Jehan de Tinténiac? À leur défaut, voici du moins deux histoires de revenants et de voleurs que la copie de 1826 nous a très heureusement conservées:

Deux faits mieux prouvés venaient mêler, pour ma mère et pour Lucile, la crainte des voleurs à celle des revenants et de la nuit. Il y avait quelques années que mes quatre sœurs, alors fort jeunes, se trouvaient seules à Combourg avec mon père. Une nuit, elles étaient occupées à lire ensemble la mort de Clarisse; déjà tout effrayées des détails de cette mort, elles entendent distinctement des pas d’homme dans l’escalier de la tour qui conduisait à leur appartement. Il était une heure du matin. Épouvantées, elles éteignent la lumière et se précipitent dans leurs lits. On approche, on arrive à la porte de leur chambre, on s’arrête un moment comme pour écouter, ensuite on s’engage dans un escalier dérobé qui communiquait à la chambre de mon père; quelque temps après on revient, on traverse de nouveau l’antichambre, et le bruit des pas s’éloigne, s’évanouit dans la profondeur du château. Mes sœurs n’osaient parler de l’aventure le lendemain, car elles craignaient que le revenant ou le voleur ne fût mon père lui-même qui avait voulu les surprendre. Il les mit à l’aise en leur demandant si elles n’avaient rien entendu. Il raconta qu’on était venu à la porte de l’escalier secret de sa chambre et qu’on l’eût ouverte sans un coffre qui se trouvait par hasard devant cette porte. Éveillé en sursaut, il avait pris ses pistolets; mais, le bruit cessant, il avait cru s’être trompé et il s’était rendormi. Il est probable qu’on avait voulu l’assassiner. Les soupçons tombèrent sur un de ses domestiques. Il est certain qu’un homme à qui le château eût été inconnu, n’aurait pas pu trouver l’escalier dérobé par où l’on descendait dans la chambre de mon père. Une autre fois, dans une soirée du mois de décembre, mon père écrivait auprès du feu dans la grande salle. On ouvre une porte derrière lui; il tourne la tête et aperçoit un homme qui le regardait avec des yeux hagards et étincelants. Mon père tire du feu de grosses pincettes dont on se servait pour remuer les quartiers d’arbres dans le foyer; armé de ces tenailles rougies, il se lève: l’homme s’effraye, sort de la salle, traverse la cour intérieure, se précipite sur le perron et s’échappe à travers la nuit.

VII.Le cousin Moreau et sa mère

Vers 1866 – ou, pour être tout à fait exact, en 1867 – M. Alexandre Dumas fils a publié avec grand succès, un roman intitulé l’ Affaire Clémenceau. Se doutait-il qu’un siècle auparavant, en 1766, au plus fort de la querelle de La Chalotais et du duc d’Aiguillon, une autre «affaire Clémenceau» avait été lancée à Rennes, et que le roman chalotiste avait fait plus de tapage que le sien? Le livre d’Alexandre Dumas avait pour second titre: Mémoire à consulter. Or, j’ai sous les yeux quelques-uns des nombreux écrits publiés à Rennes et à Paris sur l’affaire de 1766, et l’un d’eux a de même pour titre: Mémoire à consulter pour le sieur Clémenceau. Je vais essayer de résumer aussi brièvement que possible ce Mémoire oublié, qui dut intéresser tout particulièrement la mère de Chateaubriand, puisqu’aussi bien, nous le savons, elle s’était «jetée avec ardeur dans l’affaire La Chalotais», et qu’elle retrouvait, parmi les personnages dont il était question dans le Mémoire à consulter,sa propre sœur et l’un de ses neveux.

Un Normand en résidence à Rennes, le sieur Bouquerel, avait écrit à M. de Saint-Florentin[519] une lettre anonyme fort injurieuse. Soupçonné d’en être l’auteur, arrêté et conduit à la Bastille, il avoua que la lettre était de sa main. Comme ce Bouquerel paraissait avoir eu des relations avec M. de La Chalotais, on résolut de joindre son affaire à celle du procureur général, et il fut ramené à Rennes. Il devait y être incarcéré aux Cordeliers, couvent voisin du Palais du Parlement; mais les préparatifs nécessaires pour le recevoir n’étant pas complètement terminés, on le déposa, pour une nuit, dans l’hôpital de Saint-Méen, maison de force semblable à celle de Charenton.

Le supérieur de Saint-Méen était un prêtre du nom de Clémenceau. Il avait été jésuite dans sa jeunesse, mais depuis 1740, c’est-à-dire depuis plus de vingt-cinq ans, il était sorti de la «Société». Il garda, durant une nuit, l’accusé Bouquerel, et quand celui-ci, transféré aux Cordeliers, demanda à se confesser, ce fut M. Clémenceau que l’autorité militaire fit venir.

Aux Cordeliers, le supérieur de Saint-Méen fut en rapports avec un officier de dragons du nom de des Fourneaux, qui se trouvait préposé à la garde de Bouquerel. C’était un homme très brave, qui avait sauvé son colonel sur le champ de bataille. Dans une affaire, il avait reçu, disait-on, quatorze coups de sabre sur la tête. Il en avait gardé l’esprit un peu faible, et il perdit tout son sang-froid, quand il se vit en présence d’un prisonnier comme Bouquerel, lequel, depuis son entrée aux Cordeliers, avait des accès de folie réels ou simulés. M. Clémenceau lui demanda s’il voulait se charger de la malle de Bouquerel et d’une bourse trouvée sur lui. Des Fourneaux refusa et le prêtre dut alors s’adresser à l’intendant, qui l’autorisa à déposer l’argent et la malle au greffe criminel du Parlement.

Voilà les faits tels qu’ils furent racontés par Clémenceau et admis par le Parlement qui, après enquête, les reconnut vrais. De ces faits très simples allait sortir tout un roman.

Très inquiet d’être le gardien d’un homme dont l’affaire avait de la connexité avec le procès La Chalotais, M. des Fourneaux prétexta sa mauvaise santé, et il obtint qu’on le débarrassât de Bouquerel. Il n’en resta pas moins obsédé de terreur, à la pensée qu’il avait attiré sur sa tête la haine des partisans de Bouquerel et celle de tous les Chalotistes. Son régiment ayant quitté Rennes pour prendre ses quartiers à Blain, il fit là une grave maladie. Dans un accès de fièvre chaude, il courut chez une dame Roland de Lisle, et lui tint les propos les plus extravagants, disant qu’il était Jésus-Christ, et parlant en même temps d’un prisonnier d’État menacé d’empoisonnement.

Sur ces entrefaites vint de Blain à Rennes un jeune homme de dix-huit ans, Annibal Moreau, fils d’un procureur au Parlement et soldat au même régiment que des Fourneaux. Il raconta à sa mère la maladie du lieutenant et en fit, peut-être sans en avoir conscience, une véritable légende. Des Fourneaux, disait-il, avait dans son délire souvent parlé de poison; il s’était dit circonvenu pour tuer un prisonnier; enfin, pendant sa convalescence, un jour qu’il entendait lire le Tableau des Assemblées,[520] il avait frémi au nom de M. Clémenceau. Annibal Moreau, qui ne savait rien de Bouquerel, pas même son existence, s’était dit que le prisonnier dont le souvenir torturait des Fourneaux devait être M. de La Chalotais; de là à supposer que l’empoisonnement dont parlait son officier avait dû être conseillé par «l’ex-jésuite» Clémenceau, il n’y avait qu’un pas, et ce pas Annibal l’avait franchi.

Les Moreau confièrent leurs soupçons à leurs amis, qui en parlèrent à d’autres. M me Moreau, d’ailleurs, ne se faisait pas faute d’embellir les récits de son fils. Elle racontait que M. des Fourneaux, alors qu’il résidait à Rennes, lui avait un jour demandé une fiole de lait qui pût servir de contre-poison. Les imaginations s’enflammèrent sur ce sujet, et le gros public, épris de scènes dramatiques et d’émotions violentes, eut vite fait de voir «l’ex-jésuite» Clémenceau se dressant devant des Fourneaux pour le tenter, une fiole de poison dans une main, une bourse pleine d’or dans l’autre.

La poire était mûre: il ne restait plus aux Chalotistes qu’à la cueillir. Ils avaient précisément sous la main l’homme qu’il leur fallait, un procureur du nom de Canon, ancien clerc de M. Moreau et très avant dans l’intimité de M me Moreau, homme de mœurs suspectes, de fortune mal aisée, friand de scandales et doué d’une imagination hardie. Il reprit à son compte tous les récits d’Annibal Moreau et de sa mère et en déposa en justice, les exagérant encore, les dénaturant au besoin. Il prétendit tenir des Moreau que le projet d’empoisonnement de La Chalotais avait été l’un des objets des «assemblées secrètes», et jamais ils n’avaient rien dit de semblable. Mais Canon croyait essentiel de lier l’affaire des assemblées à l’affaire Clémenceau, pour que les menées des Jésuites en parussent mieux combinées, selon un plan plus vigoureux. Très satisfait du reste de son rôle, enivré du bruit qui se faisait autour de son nom, il se plaisait à répéter et à faire sien le vers du poète:

Victrix causa Diis placuit, sed victa Canoni .

Une instruction fut ouverte. Le malheureux des Fourneaux subit de nombreux interrogatoires et fut confronté avec les principaux témoins. Il déclara n’avoir jamais parlé d’un ecclésiastique lui présentant du poison et de l’or. Il soutint aux Moreau qu’il ne les avait jamais entretenus d’aucune tentative faite sur lui pour le corrompre; il n’avait jamais, dit-il, prononcé devant eux le nom de La Chalotais. Aussi bien, toute la légende créée à son sujet s’évanouissait, aux yeux des gens non prévenus, devant le seul fait que des Fourneaux avait été le gardien non pas de La Chalotais, mais de Bouquerel; devant cet autre fait également certain que La Chalotais était dans la prison de Saint-Malo, quand des Fourneaux était à Rennes. Cependant, grâce aux intrigues des Chalotistes et aux nombreux partisans qu’ils comptaient dans le Parlement, le procès dura très longtemps. Ce fut seulement le 3 mai 1768 que la Cour rendit son arrêt. Jean Canon fut banni à perpétuité «hors du royaume». Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau, et Annibal Moreau, son fils, furent condamnés «en mille livres de dommages et intérêts, par forme de réparation civile au sieur Clémenceau seulement, applicables à l’hôpital de Saint-Méen; ladite somme supportable, savoir: six cents livres par Canon, deux cents livres par Annibal Moreau, et deux cents livres par ladite de Bedée»[521].

L’innocence de M. Clémenceau était proclamée par arrêt. Elle n’était douteuse pour aucune personne de bonne foi. Dans le camp de La Chalotais, on n’en continua pas moins à dire et à écrire que le «complot du poison» avait réellement existé. Des pamphlets chalotistes, cet inepte et grossier mensonge a passé dans les livres de nos historiens.

Dans le dispositif de l’arrêt du 5 mai 1768, le lecteur n’aura pas été sans remarquer cette ligne: «Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau…» La dame Moreau, qui fut si déplorablement mêlée à l’affaire Clémenceau, n’était rien moins, en effet, que la tante propre de Chateaubriand, une sœur de sa mère, celle-là même dont il dit dans ses Mémoires: «Une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage.» Fille d’Ange-Annibal de Bedée, seigneur de la Boüétardais, et de Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel du Boisteilleul, Julie-Angélique-Hyacinthe de Bedée avait épousé, le 14 avril 1744, «noble Me Jean-François Moreau, procureur au Parlement, noble échevin de la ville et communauté de Rennes». Leur fils Annibal était donc le cousin germain de Chateaubriand. Seul de tous les personnages de l’affaire Clémenceau, il vivra, grâce aux Mémoires où son glorieux parent a tracé de lui cet inoubliable portrait: «Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s’ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d’une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage… Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr’ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons».

VIII.M. de Malesherbes

Un des chapitres de l’ Essai sur les Révolutions (Seconde partie, chapitre XVII) a pour titre: M. de Malesherbes. Exécution de Louis XVI. Sur cet exécrable attentat, sur ce crime que la postérité, faisant écho à Joseph de Maistre, appellera, comme lui, Le Grand Crime[522], Chateaubriand a des paroles éloquentes, celle-ci, par exemple: «Fions-nous en à la postérité, dont la voix tonnante gronde déjà dans l’avenir; à la postérité qui, juge incorruptible des âges écoulés, s’apprête à traîner au supplice la mémoire pâlissante des hommes de mon siècle.» Dans une note de ce chapitre, le jeune émigré, le beau-frère de la petite-fille de Malesherbes, parle en ces termes du défenseur de Louis XVI:

Ce que l’on sent trop n’est pas trop toujours ce que l’on exprime le mieux, et je ne puis parler aussi dignement que je l’aurais désiré du défenseur de Louis XVI. L’alliance qui unissait ma famille à la sienne me procurait souvent le bonheur d’approcher de lui. Il me semblait que je devenais plus fort et plus libre en présence de cet homme vertueux qui, au milieu de la corruption des cours, avait su conserver dans un rang élevé l’intégrité du cœur et le courage du patriote. Je me rappellerai longtemps la dernière entrevue que j’eus avec lui. C’était un matin: je le trouvai par hasard seul chez sa petite-fille. Il se mit à me parler de Rousseau avec une émotion que je ne partageais que trop. Je n’oublierai jamais le vénérable vieillard voulant bien condescendre à me donner des conseils, et me disant: «J’ai tort de vous entretenir de ces choses-là; je devrais plutôt vous engager à modérer cette chaleur d’âme qui a fait tant de mal à votre ami (J. S.). J’ai été comme vous, l’injustice me révoltait; j’ai fait autant de bien que j’ai pu, sans compter sur la reconnaissance des hommes. Vous êtes jeune, vous verrez bien des choses; moi j’ai peu de temps à vivre.» Je supprime ce que l’épanchement d’une conversation intime et l’indulgence de son caractère lui faisait alors ajouter. De toutes ses prédictions une seule s’est accomplie, je ne suis rien, et il n’est plus. Le déchirement de cœur que j’éprouvai en le quittant me semblait dès lors un pressentiment que je ne le reverrais jamais. M. de Malesherbes aurait été grand si sa taille épaisse ne l’avait empêché de le paraître. Ce qu’il y avait de très étonnant en lui, c’était l’énergie avec laquelle il s’exprimait dans une vieillesse avancée. Si vous le voyiez assis sans parler, avec ses yeux un peu enfoncés, ses gros sourcils grisonnants et son air de bonté, vous l’eussiez pris pour un de ces augustes personnages peints de la main de Le Sueur. Mais si on venait à toucher la corde sensible, il se levait comme l’éclair, ses yeux à l’instant s’ouvraient et s’agrandissaient: aux paroles chaudes qui sortaient de sa bouche, à son air expressif et animé, il vous aurait semblé voir un jeune homme dans toute l’effervescence de l’âge; mais à sa tête chenue, à ses mots un peu confus, faute de dents pour les prononcer, vous reconnaissiez le septuagénaire. Ce contraste redoublait les charmes que l’on trouvait dans sa conversation, comme on aime ces feux qui brûlent au milieu des neiges et des glaces de l’hiver. M. de Malesherbes a rempli l’Europe du bruit de son nom; mais le défenseur de Louis XVI n’a pas été moins admirable aux autres époques de sa vie que dans les derniers instants qui l’ont si glorieusement couronnée. Patron des gens de lettres, le monde lui doit l’ Émile , et l’on sait que c’est le seul homme de cour, le maréchal de Luxembourg excepté, que Jean-Jacques ait sincèrement aimé. Plus d’une fois il brisa les portes des bastilles; lui seul refusa de plier son caractère aux vices des grands, et sortit par des places où tant d’autres avaient laissé leur vertu. Quelques-uns lui ont reproché de donner dans ce qu’on appelle les principes du jour . Si par principes du jour on entend haine des abus, M. de Malesherbes fut certainement coupable. Quant à moi, j’avouerai que s’il n’eût été qu’un bon et franc gentilhomme, prêt à se sacrifier pour le roi, son maître, et à en appeler à son épée plutôt qu’à sa raison, je l’eusse sincèrement estimé, mais j’aurais laissé à d’autres le soin de faire son éloge. Je me propose d’écrire la vie de M. de Malesherbes, pour laquelle je rassemble depuis longtemps des matériaux. Cet ouvrage embrassera ce qu’il y a de plus intéressant dans le règne de Louis XV et de Louis XVI. Je montrerai l’illustre magistrat mêlé dans toutes les affaires des temps. On le verra patriote à la cour, naturaliste à Malesherbes, philosophe à Paris. On le suivra au conseil des rois et dans la retraite du sage. On le verra écrivant d’un côté aux ministres sur des matières d’état, de l’autre entretenant une correspondance de cœur avec Rousseau sur la botanique. Enfin, je le ferai voir disgracié par la cour pour son intégrité, et voulant porter sa tête sur l’échafaud avec son souverain.

IX.La cléricature de Chateaubriand

Il est parfaitement exact que Chateaubriand, en vue d’obtenir son agrégation à l’ordre de Malte, s’est fait donner par l’évêque de Saint-Malo la première tonsure cléricale (Voirci-dessus ). Sur un registre de l’ancien évêché de Saint-Malo, destiné à enregistrer les dispenses, démissions, lettres d’ordre, synodes, délibérations du clergé du diocèse et généralement les expéditions quelconques du secrétariat de l’évêché, on trouve à la date du 16 décembre 1788, cette mention: Lettre de tonsure pour M. de Chateaubriand. Suit le texte de la lettre:

Gabriel Cortois de Pressigny miseratione divina et sanctæ sedis apostolicæ gratia Episcopus Macloviensis, etc. Notum facimus quod nos die datæ præsentium in sacello palatii nostri dilectum nostrum nobilem Franciscum-Augustum-Renatum de Chateaubriand, filium Renati-Augusti et dame Apollinæ-Joannæ-Suzannæ de Bedée conjugum, ex parochia et civitate Macloviensi laïcum de legitimo matrimonio procreatum, examinatum capacem et idoneum repertum, ad primam tonsuram clericalem promovendum duximus et promovimus. Datum maclovii sub signo sigilloque nostris et secretarii nostri suscriptione, anno Domini millesimo septingentesima octogesimo die vero decembris decima sexta. G. Epus Macloviensis. De Mandato. Met, secrét.

Voici la traduction:

Gabriel Cortois de Pressigny, par la miséricorde divine et la grâce du Saint-Siège apostolique, évêque de Saint-Malo, etc. Nous faisons connaître que le jour de la date de ces présentes lettres nous avons promu et nous promouvons à la première tonsure cléricale, dans la chapelle de notre palais, notre cher fils noble François-Auguste-René de Chateaubriand, fils de René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, son épouse, laïque de la ville, et paroisse de Saint-Malo, procréé de légitime mariage, examiné et trouvé capable et idoine. Donné à Saint-Malo sous notre seing et notre sceau et sous la signature de notre secrétaire, l’an du Seigneur mil sept cent quatre-vingt-huit, le 16 e jour de décembre. Signé: G., évêque de Saint-Malo. Par Mandement: Met, secrétaire.

X.Le baron Billing et l’ambassade de Londres

En 1834, à l’époque où, dans le salon de madame Récamier, eurent lieu les lectures des Mémoires, le baron de Billing était chargé d’affaires de France à Naples. C’est de cette ville qu’après avoir lu, dans la Revue de Paris, le premier article de Jules Janin, il lui écrivit pour lui signaler un de ces actes de générosité dont Chateaubriand fut coutumier toute sa vie, aux jours de sa détresse comme aux heures de sa prospérité. Parce qu’il a plu à Chateaubriand de toujours se taire sur ces actes-là, ce nous est peut-être une raison d’en faire connaître au moins quelques-uns. Par l’anecdote qu’elle rappelle, par les détails qu’elle contient, la lettre de M. Billing est, d’ailleurs, comme une page tombée des Mémoires; il sied, je crois, de la leur restituer.

Voici cette lettre.

Naples, ce 30 avril 1834. Monsieur Jules JANIN, à PARIS, Vous nous avez donné, dans la Revue de Paris , un admirable article sur M. de Chateaubriand; vous nous en promettez un second, et c’est à cette occasion que je vous adresse la présente lettre….. Vous savez donc que, par un bonheur inespéré, lors de son ambassade à Londres, M. de Chateaubriand voulut bien non seulement m’honorer d’un intérêt, dont j’ai plus tard éprouvé les effets, mais qu’il daigna m’accorder quelque part dans sa confiance. Connaissant ma longue habitude du pays où il venait représenter la France, il avait coutume de remettre entre mes mains, souvent même presque sans examen, les lettres qu’il recevait de l’intérieur de l’Angleterre. Un jour, parmi celles qui composaient cette correspondance pour ainsi dire quotidienne, il s’en trouva une dont l’écriture, la forme même, excitèrent particulièrement mon attention; un certain parfum de femme me fit hésiter longtemps d’en pénétrer le contenu, car je craignais quelque distraction de la part de celui dont la tête, comme celle du père Aubry, n’avait pas toujours été chauve. Enfin, il me sembla que ce papier respirait une odeur de pureté et d’innocence. Je l’ouvris: c’était une de ces lettres charmantes telle que Clarisse l’aurait écrite avant d’avoir rencontré Lovelace. Elle était adressée à M. de Chateaubriand par une jeune femme qu’il avait connue enfant, qu’il avait entièrement perdue de vue depuis lors, mais qui néanmoins (heureux privilège du génie!) conservait encore le nom poétique, dont il l’avait baptisée en badinant. Elle lui rappelait ces jours charmants de sa joyeuse enfance et lui racontait comment, depuis cette époque, elle avait grandi et venait de contracter avec un jeune Clergyman une union qui faisait la félicité de son existence. Elle lui demandait la grâce de paraître devant lui pour lui présenter son mari, mais surtout pour remercier, au nom de ses vieux parents, l’ambassadeur du puissant roi de France, des bienfaits dont l’auteur pauvre, et alors ignoré, de l’ Essai sur les Révolutions , les avait jadis comblés: «Vous ne pouvez avoir oublié, disait-elle, que sachant mes parents dans la détresse, vous avez compati à des maux que vous éprouviez vous-même, au point d’abandonner généreusement à vos humbles hôtes tout le produit de l’ouvrage que vous veniez de mettre au jour!» Quand je rapportai cette lettre à M. de Chateaubriand, et que je lui demandai quel était le jour que je devais indiquer à cette jeune femme pour qu’elle accomplit le devoir dont elle avait à s’acquitter envers lui, sa physionomie se couvrit de cette confusion enfantine que vous lui connaissez: il était confus que même l’un de ses plus sincères admirateurs eût surpris un nouveau trait de son admirable caractère! Je n’oublierai jamais, monsieur, cette entrevue qui eut lieu peu de jours après, où la jeune Anglaise, pleine de cette chaste assurance de la vertu, remplissant un devoir, portait des yeux calmes et confiants sur le timide représentant d’un grand empire, rougissant de cette sorte de flagrante delicto , où il se trouvait pris. Puis, le mari de la jeune femme, sérieux comme son saint ministère, appelant gravement la bénédiction divine sur le bienfaiteur de la famille de sa femme. Enfin, M. de Chateaubriand, homme alors puissant et entouré des pompes diplomatiques, troublé, éperdu, balbutiant quelques mots d’anglais, de cette voix dont je n’ai retrouvé l’harmonie que dans la bouche de Canning et dans celle de mademoiselle Mars; pour étouffer ce souvenir du bien qu’il avait fait, alors que pauvre, obscur, isolé, il avait généreusement secouru une famille plus pauvre, plus obscure, plus isolée encore que lui! Je ne sais, monsieur, si ce petit incident inaperçu dans un drame admirable, par une distraction bien naturelle à M. de Chateaubriand, n’aura pas été omis des Mémoires , dont il est si fort question, en ce moment, dans le monde; mais il m’a semblé que c’était surtout à vous qu’il appartenait de réparer cet oubli. Quel parti, si vous le voulez bien, ne saurez-vous pas tirer de tout ce que cette anecdote renferme, à mon gré, de touchant! Pour mon compte, je serais trop heureux si en la voyant figurer dans le prochain article que nous attendons de vous, j’avais, en la tirant de l’oubli, témoigné à l’homme illustre qui en est l’objet combien la reconnaissance que sa conduite envers moi m’a inspirée, est plus vive aux jours de ce que le monde appelle son infortune, qu’alors qu’il était assis parmi les puissants de la terre! Recevez, monsieur, l’assurance de mon dévouement et de mes sentiments tout particuliers. A. Billing.

XI.Francis Tulloch

Il y a de tout dans l’ Essai sur les Révolutions, «cette tour de Babel», comme l’appelle quelque part Chateaubriand[523]. Les Trente Tyrans d’Athènes y coudoient les membres du Comité de salut public et du Comité de sûreté générale. Critias y donne la main à Marat, et Tallien y donne la réplique à Théramènes. Aux massacres d’Eleusine répondent les massacres de Septembre. La campagne de 1792 fait suite à la campagne de l’an III de la soixante-douzième olympiade, et la campagne de 1794 est comme un décalque de la campagne de l’an 479 avant notre ère. Voici pêle-mêle la bataille de Marathon et celle de Jemmapes, le combat de Salamine et celui de Maubeuge, la victoire de Platée et la victoire de Fleurus. Voici, accouplés à tout bout de champ, Miltiade et Dumouriez, Mardonius et le prince de Cobourg, Darius et l’empereur Léopold, Agis et Louis XVI, Pisistrate et Robespierre, Lycurque et Saint-Just, le second chant de Tyrtée et l’Hymne des Marseillais, Épiménide et M. de Flins! Au milieu de ce chaos, traversé par des éclairs de génie, il y a des pages de Mémoires; l’une d’elles est relative à ce Francis Tulloch, que Chateaubriand rencontra sur le navire qui le transportait en Amérique. Cette page, qui confirme d’ailleurs pleinementle récit desMémoires d’Outre-tombe, est des plus intéressantes, et il me semble bien qu’elle a ici sa place marquée. Racontant, au chapitre LIV de sa seconde partie, son voyage aux Açores, Chateaubriand s’exprime en ces termes:

Manquant d’eau et de provisions fraîches, et nous trouvant au printemps de 1791 par la hauteur des Açores, il fut résolu que nous y relâcherions. Dans le vaisseau sur lequel je passais alors en Amérique, il y avait plusieurs prêtres français qui émigraient à Baltimore, sous la conduite du supérieur de St…, M. N… (l’abbé Nagot). Parmi ces prêtres se trouvaient quelques étrangers, en particulier M. T… (Francis Tulloch), jeune Anglais d’une excellente famille, qui s’était nouvellement converti à la religion romaine.

Et ici, en note, vient l’histoire du jeune Anglais et de ses relations avec le futur auteur du Génie du christianisme, qui, passionnément épris, à cette date, des idées philosophiques de Rousseau, cherche à le mettre en garde contre «les prêtres» et s’efforce de le détacher de «la religion romaine». L’épisode est curieux. On va le lire:

L’histoire de ce jeune homme est trop singulière pour n’être pas racontée, surtout écrivant en Angleterre, où elle peut intéresser plusieurs. J’invite le lecteur à la parcourir avant de continuer la lecture du chapitre. M. T… était né d’une mère écossaise et d’un père anglais, ministre, je crois, de W. (quoique j’aie fait en vain des démarches pour trouver celui-ci, et que je puis d’ailleurs avoir oublié les vrais noms). Il servait dans l’artillerie, où son mérite l’eût sans doute bientôt fait distinguer. Peintre, musicien, mathématicien, parlant plusieurs langues, il réunissait aux avantages d’une taille élevée et d’une figure charmante les talents utiles et ceux qui nous font rechercher de la société. M. N…, supérieur de Saint…, étant venu à Londres, je crois, en 1790, pour ses affaires, fit la connaissance de T… À l’esprit rusé d’un vieux prêtre, M. N… joignait cette chaleur d’âme qui fait aisément des prosélytes parmi des hommes d’une imagination aussi vive que celle de T… Il fut donc résolu que celui-ci passerait à Paris, renverrait de là sa commission au duc de Richmond, embrasserait la religion romaine, et, entrant dans les ordres, suivrait M. N… en Amérique. La chose fut exécutée; et T…, en dépit des lettres de sa mère, qui lui tiraient des larmes, s’embarqua pour le Nouveau-Monde. Un de ces hasards qui décident de notre destinée m’amena sur le même vaisseau où se trouvait ce jeune homme. Je ne fus pas longtemps sans découvrir cette âme, si mal assortie avec celles qui l’environnaient; et j’avoue que je ne pouvais cesser de m’étonner de la chance singulière qui jetait un Anglais, riche et bien né, parmi une troupe de prêtres catholiques. T…, de son côté, s’aperçut que je l’entendais; il me recherchait, mais il craignait M. N…, qui marquait de moi une juste défiance, et redoutait une trop grande intimité entre moi et son disciple. Cependant notre voyage se prolongeait, et nous n’avions pu encore nous ouvrir l’un à l’autre. Une nuit, enfin, nous restâmes seuls sur le gaillard, et T… me conta son histoire. Je lui représentai que, s’il croyait la religion romaine meilleure que la protestante, je n’avais rien à dire à cet égard; mais que d’abandonner sa patrie, sa famille, sa fortune, pour aller courir à l’autre bout du monde avec un séminaire de prêtres, me paraissait une insigne folie dont il se repentirait amèrement. Je l’engageai à rompre avec M. N…: comme il lui avait confié son argent, et qu’il craignait de ne pouvoir le ravoir, je lui dis que nous partagerions ma bourse; que mon dessein était de voyager chez les sauvages aussitôt que j’aurais remis mes lettres de recommandation au général Washington; que, s’il voulait m’accompagner dans cette intéressante caravane, nous reviendrons ensemble en Europe; que je passerais par amitié pour lui en Angleterre, et que j’aurais le plaisir de le ramener moi-même au sein de sa famille. Je me chargeai en même temps d’écrire à sa mère, et de lui annoncer cette heureuse nouvelle. T….. me promit tout, et nous nous liâmes d’une tendre amitié. T… était comme moi, épris de la nature. Nous passions les nuits entières à causer sur le pont, lorsque tout dormait dans le vaisseau, qu’il ne restait plus que quelques matelots de quart; que, toutes les voiles étant pliées, nous roulions au gré d’une lame sourde et lente, tandis qu’une mer immense s’étendait autour de nous dans les ombres, et répétait l’illumination magnifique d’un ciel chargé d’étoiles. Nos conversations alors n’étaient peut-être pas tout à fait indignes du grand spectacle que nous avions sous les yeux; et il nous échappait de ces pensées qu’on aurait honte d’énoncer dans la société, mais qu’on serait trop heureux de pouvoir saisir et écrire. Ce fut dans une de ces belles nuits, qu’étant à environ cinquante lieues des côtes de la Virginie, et cinglant sous une légère brise de l’ouest, qui nous apportait l’odeur aromatique de la terre, il composa, pour une romance française, un air qui exhalait le sentiment entier de la scène qui l’inspira. J’ai conservé ce morceau précieux, et lorsqu’il m’arrive de le répéter dans les circonstances présentes, il fait naître en moi des émotions que peu de gens pourraient comprendre. Avant cette époque, le vent nous ayant forcés de nous élever considérablement dans le Nord, nous nous étions trouvés dans la nécessité de faire une seconde relâche à l’île de Saint-Pierre [524]. Durant les quinze jours que nous passâmes à terre, T… et moi nous allions courir dans les montagnes de cette île affreuse; nous nous perdions au milieu des brouillards dont elle est sans cesse couverte. L’imagination sensible de mon ami se plaisait à ces scènes sombres et romantiques: quelquefois, errant au milieu des nuages et des bouffées de vent, en entendant les mugissements d’une mer que nous ne pouvions découvrir, égarés sur une bruyère laineuse et morte, au bord d’un torrent rouge qui roulait entre des rochers, T… s’imaginait être le barde de Cona; et, en sa qualité de demi-Écossais, il se mettait à déclamer des passages d’ Ossian pour lesquels il improvisait des airs sauvages, qui m’ont plus d’une fois rappelé le « ’t was like the memory of joys that are past, pleasing and mournful to the soul .» Je suis bien fâché de n’avoir pas noté quelques-uns de ces chants extraordinaires, qui auraient étonné les amateurs et les artistes. Je me souviens que nous passâmes toute une après-midi à élever quatre grosses pierres en mémoire d’un malheureux célébré dans un petit épisode à la manière d’Ossian [525]. Nous nous rappelions alors Rousseau s’amusant à lever des rochers dans son île, pour regarder ce qui était dessous: si nous n’avions pas le génie de l’auteur de l’ Émile , nous avions du moins sa simplicité. D’autres fois nous herborisions. Mais je prévis dès lors que T… m’échapperait. Nos prêtres se mirent alors à faire des processions et voilà mon ami qui se monte la tête, court se placer dans les rangs, et se met à chanter avec les autres. J’écrivis aussi de Saint-Pierre à la mère de T… Je ne sais si ma lettre lui aura été remise, comme le gouverneur me l’avait promis; je désire qu’elle ait été perdue, puisque j’y donnais des espérances qui n’ont pas été réalisées. Arrivé à Baltimore, sans me dire adieu, sans paraître sensible à notre ancienne liaison, à ce que j’avais fait pour lui (m’étant attiré la haine des prêtres), T… me quitta un matin et je ne l’ai jamais revu depuis. J’essayai, mais en vain, de lui parler; le malheureux était circonvenu, et il se laissa aller. J’ai été moins touché de l’ingratitude de ce jeune homme que de son sort: depuis ma retraite en Angleterre, j’ai fait de vaines recherches pour découvrir sa famille. Je n’avais d’autre envie que d’apprendre qu’il était heureux, et de me retirer; car, quand je le connus, je n’étais pas alors ce que je suis: je rendais alors des services, et ce n’est pas ma manière de rappeler des liaisons passés avec des riches, lorsque je suis tombé dans l’infortune. Je me suis présenté chez l’évêque de Londres et, sur les registres qu’on m’a permis de feuilleter, je n’ai pu trouver le nom du ministre T… Il faut que je l’orthographie mal. Tout ce que je sais, c’est que T… avait un frère et que deux de ses sœurs étaient placées à la cour. J’ai peu trouvé d’hommes dont le cœur fût mieux en harmonie avec le mien que celui de T…; cependant mon ami avait dans les yeux une arrière pensée que je ne lui aurais pas voulu.

Lorsque Chateaubriand publia, en 1826, une nouvelle édition de l’Essai, il fit suivre la note qu’on vient de lire des lignes suivantes:

Il n’y a de passable dans cette note que mes descriptions comme voyageur. Il fallait bien, au reste, puisque j’étais philosophe, que j’eusse tous les caractères de ma secte: la fureur du propagandisme et le penchant à calomnier les prêtres. J’ai été plus heureux comme ambassadeur que je ne l’avais été comme émigré. J’ai retrouvé à Londres, en 1822, M. T…, il ne s’est point fait prêtre: il est resté dans le monde; il s’est marié; il est devenu vieux comme moi; il n’a plus d’arrière-pensée dans les yeux: son roman, ainsi que le mien, est fini.

XII.Journal de voyage

Dans son Voyage en Amérique ( Œuvres complètes, tome VI), Chateaubriand a donné quelques fragments de son Journal de route. Ce sont de simples notes, mais où se révèle déjà le grand peintre qu’il sera plus tard. «Rien, dit Sainte-Beuve ( Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, t. I, p. 126), rien ne rend mieux l’impression vraie, toute pure, à sa source; ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet.»

Voici quelques-unes de ces notes.

Le ciel est pur sur ma tête, l’onde limpide sous mon canot qui fuit devant une légère brise. À ma gauche sont des collines taillées à pic et flanquées de rochers d’où pendent des convolvulus à fleurs blanches et bleues, des festons de bignonias, de longs graminées, des plantes saxatiles de toutes les couleurs; à ma droite règnent de vastes prairies. À mesure que le canot avance, s’ouvrent de nouvelles scènes et de nouveaux points de vue; tantôt ce sont des vallées solitaires et riantes, tantôt des collines nues; ici c’est une forêt de cyprès dont on aperçoit les portiques sombres; là c’est un bois léger d’érables, où le soleil se joue comme à travers une dentelle. Liberté primitive, je te retrouve enfin! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarrassé que du choix des ombrages. Me voilà tel que le Tout-Puissant m’a créé, souverain de la nature, porté triomphant sur les eaux, tandis que les habitants des fleuves accompagnent ma course, que les peuples de l’air me chantent leurs hymnes, que les bêtes de la terre me saluent, que les forêts courbent leur cime sur mon passage. Est-ce sur le front de l’homme de la société, ou sur le mien, qu’est gravé le sceau immortel de notre origine? Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois; gagnez votre pain à la sueur de votre front, ou dévorez le pain du pauvre; égorgez-vous pour un mot, pour un maître; doutez de l’existence de Dieu, ou adorez-le sous des formes superstitieuses: moi j’irai errant dans mes solitudes; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée; je serai libre comme la nature; je ne reconnaîtrai de souverain que celui qui alluma la flamme des soleils, et qui d’un seul coup de sa main fit rouler tous les mondes.

Sept heures du soir.

Nous nous sommes levés de grand matin pour partir à la fraîcheur; les bagages ont été rembarques; nous avons déroulé notre voile. Des deux côtés nous avions de hautes terres chargées de forêts; le feuillage offrait toutes les nuances imaginables: l’écarlate fuyant sur le rouge, le jaune foncé sur l’or brillant, le brun ardent sur le brun léger; le vert, le blanc, l’azur, lavés en mille teintes plus ou moins faibles, plus ou moins éclatantes. Près de nous c’était toute la variété du prisme; loin de nous, dans les détours de la vallée, les couleurs se mêlaient et se perdaient dans des fonds veloutés. Les arbres harmonisaient ensemble leurs formes; les uns se déployaient en éventail, d’autres s’élevaient en cônes, d’autres s’arrondissaient en boule, d’autres étaient taillés en pyramide: mais il faut se contenter de jouir de ce spectacle sans chercher à le décrire.

Midi.

Il est impossible de remonter plus haut en canot: il faut maintenant changer notre manière de voyager; nous allons tirer notre canot à terre, prendre nos provisions, nos armes, nos fourrures pour la nuit, et pénétrer dans les bois.

Trois heures.

Qui dira le sentiment qu’on éprouve en entrant dans ces forêts aussi vieilles que le monde, et qui seules donnent une idée de la création telle qu’elle sortit des mains de Dieu? Le jour, tombant d’en haut à travers un voile de feuillage, répand dans la profondeur du bois une demi-lumière changeante et mobile qui donne aux objets une grandeur fantastique. Partout il faut franchir des arbres abattus, sur lesquels s’élèvent d’autres générations d’arbres. Je cherche en vain une issue dans ces solitudes; trompé par un jour plus vif, j’avance à travers les herbes, les mousses, les lianes, et l’épais humus composé des débris des végétaux; mais je n’arrive qu’à une clairière formée par quelques pins tombés. Bientôt la forêt redevient plus sombre; l’œil n’aperçoit que des troncs de chênes et de noyers qui se succèdent les uns aux autres, et qui semblent se serrer en s’éloignant: l’idée de l’infini se présente à moi.

Six heures.

J’avais entrevu de nouveau une clarté et j’avais marché vers elle. Me voilà au point de lumière: triste champ plus mélancolique que les forêts qui l’environnent! Ce champ est un ancien cimetière indien. Que je me repose un instant dans cette double solitude de la mort et de la nature: est-il un asile où j’aimasse mieux dormir pour toujours.

Sept heures.

Ne pouvant sortir de ces bois, nous y avons campé. La réverbération de notre bûcher s’étend au loin; éclairé en dessous par la lueur scarlatine, le feuillage parait ensanglanté, les troncs des arbres les plus proches s’élèvent comme des colonnes de granit rouge, mais les plus distants, atteints à peine de la lumière, ressemblent, dans l’enfoncement du bois, à de pâles fantômes rangés en cercle au bord d’une nuit profonde.

Minuit.

Le feu commence à s’éteindre, le cercle de sa lumière se rétrécit. J’écoute; un calme formidable pèse sur ces forêts; on dirait que des silences succèdent à des silences. Je cherche vainement à entendre dans un tombeau universel quelque bruit qui décèle la vie. D’où vient ce soupir? d’un de mes compagnons: il se plaint, bien qu’il sommeille. Tu vis, donc, tu souffres: voilà l’homme.

Minuit et demie.

Le repos continue: mais l’arbre décrépit se rompt: il tombe. Les forêts mugissent; mille voix s’élèvent. Bientôt les bruits s’affaiblissent; ils meurent dans des lointains presque imaginaires; le silence envahit de nouveau le désert.

Une heure du matin.

Voici le vent: il court sur la cime des arbres; il les secoue en passant sur ma tête. Maintenant c’est comme le flot de la mer qui se brise tristement sur le rivage. Les bruits ont réveillé les bruits. La forêt est toute harmonie, Est-ce les sons graves de l’orgue que j’entends, tandis que des sons plus légers errent dans les voûtes de verdure? Un court silence succède: la musique aérienne recommence; partout de douces plaintes, des murmures qui renferment eux-mêmes d’autres murmures; chaque feuille parle un langage différent, chaque brin d’herbe rend une note particulière. Une voix extraordinaire retentit: c’est celle de cette grenouille qui imite les mugissements du taureau. De toutes les parties de la forêt les chauves-souris accrochées aux feuilles élèvent leurs chants monotones: on croit ouïr des glas continus, ou le tintement funèbre d’une cloche. Tout nous ramène à quelque idée de la mort, parce que cette idée est au fond de la vie.