C’est à Rome, en 1803, que Chateaubriand conçut la première pensée des Martyrs, et depuis cette époque il ne cessa d’y travailler. Après de longues études et de savantes recherches, il s’embarqua et alla voir les sites qu’il voulait peindre. Il commença ses courses aux ruines de Sparte et ne les finit qu’aux débris de Carthage, passant par Argos, Corinthe, Athènes, Constantinople, Jérusalem et Memphis.
L’ouvrage parut au mois de mars 1809 et fut aussitôt violemment attaqué. Outre que la presse était alors aux gages de la police, laquelle avait ses raisons pour n’aimer pas l’ennemi de César, les bons amis n’étaient pas fâchés de faire expier à Chateaubriand ses succès et sa gloire. Un moment, il put croire que son livre était tombé. Si les Martyrs depuis se sont relevés, il ne me paraît pas pourtant qu’on leur ait rendu pleine justice.
Le tort des Martyrs est d’avoir été entrepris à l’origine pour démontrer une thèse. L’auteur avait avancé, dans le Génie du Christianisme, que la Religion chrétienne était plus favorable que le Paganisme au développement des caractères et au jeu des passions dans l’Épopée; il avait dit encore que le merveilleux de cette religion pouvait peut-être lutter contre le merveilleux emprunté de la Mythologie: ce sont ces opinions plus ou moins combattues qu’il avait voulu appuyer par un exemple. Il devait donc arriver qu’il écrirait parfois, non pour plaire, mais pour prouver, que ses récits tendraient souvent à être des démonstrations, et c’était là un malheur: le poète ou le romancier doit écrire seulement pour chanter ou pour raconter – ad narrandum non ad probandum.
Son sujet présentait d’ailleurs un écueil contre lequel son génie même devait se briser. Il lui fallait faire un Ciel, un Purgatoire et un Enfer chrétiens; mais une telle œuvre, la plus grande qui se puisse tenter, ne peut naître et s’épanouir que dans l’atmosphère d’un siècle de foi, tel que celui de Dante et de Saint Louis, quand les Anges et les Démons sont, pour le poète et ses contemporains, non des figures abstraites, mais des réalités vivantes. En l’an de grâce 1809, ni Chateaubriand ni personne ne pouvait refaire la Divine Comédie. Dans le Ciel, dans l’Enfer et surtout dans le Purgatoire des Martyrs, il y a des traits admirables, mais nous restons froids devant le Démon de la Fausse Sagesse et celui de la Volupté, devant l’Ange de l’Amitié et celui des Saintes Amours.
J’ai dit les défauts. Il faudrait bien des pages pour indiquer seulement les beautés du livre. Je me bornerai à dire qu’ici encore Chateaubriand a été un initiateur. Il a été le premier en France, et cela dans les Martyrs, à avoir le sentiment profond de l’histoire. C’est la lecture de son poème, celle surtout du sixième livre, de ce combat des Romains contre les Francs, si vrai, si vivant et si nouveau, c’est cette lecture qui a éveillé la vocation historique d’Augustin Thierry, alors élève au collège de Blois. On sait la belle page où l’auteur des Récits mérovingiens a consigné ce souvenir de sa studieuse jeunesse. J’en rappelle ici les dernières lignes:
… L’impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé: «Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l’épée…» Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi, mon attention ne s’y arrêta pas; je l’oubliai même durant plusieurs années; mais lorsque, après d’inévitables tâtonnements pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans. Voilà ma dette envers l’écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l’ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration; il n’en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgile: «Tu duca, tu signore, e tu maestro.» [59]
C’est également à Chateaubriand et aux Martyrs qu’est dû l’avènement du pittoresque dans notre littérature, l’introduction de la couleur locale. Pour la première fois, la description pittoresque était appliquée aux choses anciennes pour les reconstituer dans leur frappante réalité et les faire revivre. Ce n’est pas seulement le fameux sixième livre, qui est incomparable de pittoresque, de pénétration et de fidélité historique. À l’exception des livres purement épiques – le Ciel, le Purgatoire et l’Enfer – l’ouvrage tout entier offre les mêmes qualités et mérite les mêmes éloges. Tout, dans ces admirables tableaux, tout est vu avec la netteté, rendu avec la sûreté merveilleuse du maître des peintres[60].
Mais à côté du peintre et de l’historien il y avait aussi le poète, il y avait le chantre d’Eudore et de Cymodocée. Nous avons vu tout à l’heure que René arrachait des pleurs à M. Nisard. Les Martyrs ont fait pleurer Lacordaire. L’orateur de Notre-Dame, celui qui a été, avec Chateaubriand, le plus éloquent apologiste du Christianisme au XIX e siècle, écrivait en 1858, dans ses Lettres à un jeune homme sur la vie chrétienne:
«Il y a peu d’années, les Martyrs de M. de Chateaubriand me tombèrent sous la main; je ne les avais pas lus depuis ma première jeunesse. Il me prit fantaisie d’éprouver l’impression que j’en ressentirais, et si l’âge avait affaibli en moi les échos de cette poésie qui m’avait autrefois transporté. À peine eus-je ouvert le livre et laissé mon cœur à sa merci, que les larmes me vinrent aux yeux avec une abondance qui ne m’était pas ordinaire.»
Chateaubriand n’avait pu voir Sparte, Athènes, Jérusalem sans faire quelques réflexions. Ces réflexions ne pouvaient entrer dans le sujet d’une épopée; il les publia en 1811 sous le titre d’ Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris.
Les récits de voyages forment une des branches importantes de la littérature au XIX e siècle. Je crains de me répéter, et pourtant force m’est bien de dire qu’ici encore c’est Chateaubriand qui a ouvert la voie. Son Itinéraire est une œuvre complètement originale. Le Voyage du jeune Anacharsis en Grèce, de l’abbé Barthélemy, et le Voyage en Égypte et en Syrie, du philosophe Volney, l’avaient bien précédé, mais ils étaient conçus sur un tout autre plan. Le Voyage du jeune Anacharsis était le journal d’un érudit, qui avait tenu registre, pendant trente ans, de toutes ses impressions de lectures; ce n’était pas le journal d’un touriste qui note ses impressions personnelles; l’abbé Barthélemy n’avait jamais vu la Grèce. M. Chassebœuf de Volney avait bien visité l’Égypte et la Syrie, mais il s’était borné à donner, dans des vues d’ensemble, les résultats généraux de ses observations. Il est fermé à tout ce qui est couleur, lumière, émotion, poésie. Il a peur de tout ce qui est charme, évite avec soin de se mettre en scène, et ne nous montre nulle part l’homme, le voyageur.
Chateaubriand, au contraire, nous donne son Journal de route; il nous initie à ses aventures, à ses joies et à ses ennuis; on ne le lit pas, on le suit; c’est plus qu’un guide, c’est un compagnon. L’illusion est d’autant plus facile, que le pinceau du grand artiste, réunissant à la vigueur et à l’éclat dont ses premières œuvres étaient empreintes une sobriété et une mesure qui leur avaient quelquefois manqué, met véritablement sous nos yeux les paysages, les monuments, le ciel et la lumière de l’Orient. Et ce ne sont pas les lieux seulement qui revivent sous son pinceau, ce sont encore les plus grands souvenirs de la religion et de l’histoire. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est, en même temps que l’œuvre d’un voyageur et d’un peintre, celle d’un pèlerin, d’un historien et d’un poète. Telle est la perfection, tel est l’art ou plutôt le naturel exquis avec lequel ces inspirations diverses se combinent entre elles, que le livre de Chateaubriand forme un tout harmonieux, un ensemble achevé. L’ Itinéraire demeurera l’un des plus rares chefs-d’œuvre de la littérature française; en l’écrivant, Chateaubriand a créé un genre et il en a, du même coup, donné le modèle.
Vingt-cinq ans plus tard, Lamartine, à son tour, fera le même voyage; il repassera sur les pas du pèlerin de 1807, et il dira de l’auteur de l’ Itinéraire: «Ce grand écrivain et ce grand poète n’a fait que passer sur cette terre de prodiges, mais il a imprimé pour toujours le sceau du génie sur cette terre que tant de siècles ont remuée; il est allé à Jérusalem en pèlerin et en chevalier, la Bible, l’Évangile et les Croisades à la main»[61].
En revenant de Jérusalem, Chateaubriand avait traversé l’Espagne. C’est à Grenade, sous les portiques déserts de l’Alhambra et dans les jardins enchantés du Généralife, qu’il conçut l’idée d’un des plus charmants écrits de son âge mûr, les Aventures du dernier Abencerage. Publiée seulement en 1827, cette nouvelle fut composée à la Vallée-aux-loups, à la même époque que l’ Itinéraire. Bien qu’antérieure de plusieurs années à l’époque du romantisme, elle est une des perles les plus fines de l’écrin romantique. C’est dans les Abencerages que se trouve cette romance si pleine de mélancolie, de douceur et de simplicité:
Combien j’ai douce souvenance
Du joli lieu de ma naissance!
Ma sœur, qu’ils étaient beaux les jours
De France!
Ô mon Pays, sois mes amours
Toujours!
Gracieuse inspiration, suave et touchante complainte, une de ces humbles pièces comme la Chute des Feuilles, de Millevoye, ou la Pauvre Fille, de Soumet, qui vivront peut-être plus longtemps que les Odes les plus superbes, et pour lesquelles, à certaines heures, on donnerait toutes les Tristesses d’Olympio.
L’Empire cependant s’écroulait. Chateaubriand avait prévu sa chute, et c’est pourquoi, dès les premiers jours d’avril 1814, il était en mesure de publier sa brochure: De Buonaparte et des Bourbons. A-t-elle eu pour effet de briser entre les mains de l’Empereur une arme dont il pouvait encore se servir avec succès pour le salut de la patrie? On l’a dit souvent, on le répète encore; mais rien n’est moins exact. Lorsque parurent, dans le Journal des Débats du 4 avril, les premiers extraits de l’écrit de Chateaubriand qui devait être mis en vente le lendemain, la déchéance de Napoléon avait été votée par le Sénat, par le conseil municipal de Paris, par les membres du Corps législatif présents dans la capitale. Le maréchal Marmont avait signé la veille avec le prince de Schwarzenberg, la convention d’Essonne (3 avril); et le matin même, à Fontainebleau, les maréchaux Lefebvre, Oudinot, Ney, Macdonald, Berthier, avaient arraché à l’Empereur son abdication. Il ne dépendait donc plus de lui, à ce moment, de changer la situation, de reprendre victorieusement l’offensive, de rejeter loin de Paris et de la France les ennemis qu’il y avait lui-même et lui seul attirés.
À cette date du 4 avril, la question n’était plus entre Napoléon et les coalisés; la victoire, seul arbitre qu’il eût jamais reconnu, s’était prononcée contre lui, et l’arrêt était sans appel. Il ne s’agissait plus que de savoir si le trône d’où il allait descendre, appartiendrait à son fils ou au frère de Louis XVI. La brochure de Chateaubriand, jetée dans l’un des plateaux de la balance où se pesaient alors les destinées de la France, contribua à la faire pencher du côté des Bourbons. Elle valut, pour leur cause, selon l’expression de Louis XVIII, plus qu’une armée.
Sans doute, il y avait, dans ce violent réquisitoire, des allégations erronées, des attaques sans fondement, des invectives sans justice; mais ces exagérations, ces erreurs, n’étaient-elles pas inévitables après tant d’années de compression, de silence et, il faut bien le dire, de mensonge? Après tout, ce que la terrible brochure renfermait de plus accusateur et de plus amer sur la dureté de l’Empire, le ravage annuel et les reprises croissantes de la conscription, les tyrannies locales et l’oppression publique, n’excédait en rien – le mot est de Villemain – le grief et la plainte de la France à cette époque[62]. Le Sénat lui-même venait de résumer, dans son décret de déchéance, ces griefs et ces plaintes de la France; mais il ne pouvait pas lui appartenir d’être l’organe et le vengeur de la conscience publique à l’heure où elle recouvrait enfin la faculté de se faire entendre. Cet honneur revenait de droit à l’homme qui, dix ans auparavant, le 21 mars 1804, avait seul répondu par sa démission à l’attentat de Vincennes.