Billet de M. Pasquier. – Dieppe. – Changement de mon éducation. – Printemps en Bretagne. – Forêt historique. – Campagnes Pélagiennes. – Coucher de la lune sur la mer. – Départ pour Combourg. – Description du château. – Collège de Dol. – Mathématiques et langues. – Trait de mémoire. – Vacances à Combourg. – Vie de château en province. – Mœurs féodales. – Habitants de Combourg. – Secondes vacances à Combourg. – Régiment de Conti. – Camp à Saint-Malo. – Une abbaye. – Théâtre. – Mariage de mes deux sœurs aînées. – Retour au collège. – Révolution commencée dans mes idées. – Aventure de la pie. – Troisièmes vacances à Combourg. – Le charlatan. – Rentrée au collège. – Invasion de la France. – Jeux. – L’abbé de Chateaubriand. – Première communion. – Je quitte le collège de Dol. – Mission à Combourg. – Collège de Rennes. – Je retrouve Gesril. – Moreau. – Limoëlan. – Mariage de ma troisième sœur. – Je suis envoyé à Brest pour subir l’examen de garde de marine. – Le port de Brest. – Je retrouve encore Gesril. – Lapeyrouse. – Je reviens à Combourg.

Le 4 septembre 1812[163], j’ai reçu ce billet de M. Pasquier, préfet de police[164]:

CABINET DU PRÉFET: «M. le préfet de police invite M. de Chateaubriand à prendre la peine de passer à son cabinet, soit aujourd’hui sur les quatre heures de l’après-midi, soit demain à neuf heures du matin.»

C’était un ordre de m’éloigner de Paris que M. le préfet de police voulait me signifier. Je me suis retiré à Dieppe, qui porta d’abord le nom de Bertheville, et fut ensuite appelé Dieppe, il y a déjà plus de quatre cents ans, du mot anglais deep, profond (mouillage). En 1788, je tins garnison ici avec le second bataillon de mon régiment: habiter cette ville, de brique dans ses maisons, d’ivoire dans ses boutiques, cette ville à rues propres et à belle lumière, c’était me réfugier auprès de ma jeunesse. Quand je me promenais, je rencontrais les ruines du château d’Arques, que mille débris accompagnent. On n’a point oublié que Dieppe fut la patrie de Duquesne. Lorsque je restais chez moi, j’avais pour spectacle la mer; de la table où j’étais assis, je contemplais cette mer qui m’a vu naître, et qui baigne les côtes de la Grande-Bretagne, où j’ai subi un si long exil: mes regards parcouraient les vagues qui me portèrent en Amérique, me rejetèrent en Europe et me reportèrent aux rivages de l’Afrique et de l’Asie. Salut, ô mer, mon berceau et mon image! Je te veux raconter la suite de mon histoire: si je mens, tes flots, mêlés à tous mes jours, m’accuseront d’imposture chez les hommes à venir.

Ma mère n’avait cessé de désirer qu’on me donnât une éducation classique. L’état de marin auquel on me destinait «ne serait peut-être pas de mon goût», disait-elle; il lui semblait bon à tout événement de me rendre capable de suivre une autre carrière. Sa piété la portait à souhaiter que je me décidasse pour l’Église. Elle proposa donc de me mettre dans un collège où j’apprendrais les mathématiques, le dessin, les armes et la langue anglaise; elle ne parla point du grec et du latin, de peur d’effaroucher mon père; mais elle me les comptait faire enseigner, d’abord en secret, ensuite à découvert lorsque j’aurais fait des progrès. Mon père agréa la proposition: il fut convenu que j’entrerais au collège de Dol. Cette ville eut la préférence parce qu’elle se trouvait sur la route de Saint-Malo à Combourg.

Pendant l’hiver très froid qui précéda ma réclusion scolaire, le feu prit à l’hôtel où nous demeurions[165]: je fus sauvé par ma sœur aînée, qui m’emporta à travers les flammes. M. de Chateaubriand, retiré dans son château, appela sa femme auprès de lui: il le fallut rejoindre au printemps.

Le printemps, en Bretagne, est plus doux qu’aux environs de Paris, et fleurit trois semaines plus tôt. Les cinq oiseaux qui l’annoncent, l’hirondelle, le loriot, le coucou, la caille et le rossignol, arrivent avec des brises qui hébergent dans les golfes de la péninsule armoricaine. La terre se couvre de marguerites, de pensées, de jonquilles, de narcisses, d’hyacinthes, de renoncules, d’anémones, comme les espaces abandonnés qui environnent Saint-Jean-de-Latran et Sainte-Croix-de-Jérusalem, à Rome. Des clairières se panachent d’élégantes et hautes fougères; des champs de genêts et d’ajoncs resplendissent de leurs fleurs qu’on prendrait pour des papillons d’or. Les haies, au long desquelles abondent la fraise, la framboise et la violette, sont décorées d’aubépines, de chèvrefeuille, de ronces dont les rejets bruns et courbés portent des feuilles et des fruits magnifiques. Tout fourmille d’abeilles et d’oiseaux; les essaims et les nids arrêtent les enfants à chaque pas. Dans certains abris, le myrte et le laurier-rose croissent en pleine terre, comme en Grèce; la figue mûrit comme en Provence; chaque pommier, avec ses fleurs carminées, ressemble à un gros bouquet de fiancée de village.

Au XII e siècle, les cantons de Fougères, Rennes, Bécherel, Dinan, Saint-Malo et Dol, étaient occupés par la forêt de Brécheliant; elle avait servi de champ de bataille aux Francs et aux peuples de la Domnonée. Wace raconte qu’on y voyait l’homme sauvage, la fontaine de Berenton et un bassin d’or. Un document historique du XI e siècle, les Usemens et coutumes de la forêt de Brécilien, confirme le roman de Rou[166]: elle est, disent les Usemens, de grande et spacieuse étendue; «il y a quatre châteaux, fort grand nombre de beaux étangs, belles chasses où n’habitent aucunes bêtes vénéneuses, ni nulles mouches, deux cents futaies, autant de fontaines, nommément la fontaine de Belenton, auprès de laquelle le chevalier Pontus fit ses armes.»

Aujourd’hui, le pays conserve des traits de son origine: entrecoupé de fossés boisés, il a de loin l’air d’une forêt et rappelle l’Angleterre; c’était le séjour des fées, et vous allez voir qu’en effet j’y ai rencontré une sylphide. Des vallons étroits sont arrosés par de petites rivières non navigables. Ces vallons sont séparés par des landes et par des futaies à cépées de houx. Sur les côtes, se succèdent phares, vigies, dolmens, constructions romaines, ruines de châteaux du moyen âge, clochers de la renaissance: la mer borde le tout. Pline dit de la Bretagne: Péninsule spectatrice de l’Océan.[167].

Entre la mer et la terre s’étendent des campagnes pélagiennes, frontières indécises des deux éléments: l’alouette de champ y vole avec l’alouette marine; la charrue et la barque, à un jet de pierre l’une de l’autre, sillonnent la terre et l’eau. Le navigateur et le berger s’empruntent mutuellement leur langue: le matelot dit les vagues moutonnent, le pâtre dit des flottes de moutons. Des sables de diverses couleurs, des bancs variés de coquillages, des varechs, des franges d’une écume argentée, dessinent la lisière blonde ou verte des blés. Je ne sais plus dans quelle île de la Méditerranée j’ai vu un bas-relief représentant les Néréides attachant des festons au bas de la robe de Cérès[168].

Mais ce qu’il faut admirer en Bretagne, c’est la lune se levant sur la terre et se couchant sur la mer.

Établie par Dieu gouvernante de l’abîme, la lune a ses nuages, ses vapeurs, ses rayons, ses ombres portées comme le soleil; mais comme lui elle ne se retire pas solitaire: un cortège d’étoiles l’accompagne. À mesure que sur mon rivage natal elle descend au bout du ciel, elle accroît son silence qu’elle communique à la mer; bientôt elle tombe à l’horizon, l’intersecte, ne montre plus que la moitié de son front qui s’assoupit, s’incline et disparaît dans la molle intumescence des vagues. Les astres voisins de leur reine, avant de plonger à sa suite, semblent s’arrêter, suspendus à la cime des flots. La lune n’est pas plutôt couchée, qu’un souffle venant du large brise l’image des constellations, comme on éteint les flambeaux après une solennité.

* * *

Je devais suivre mes sœurs jusqu’à Combourg: nous nous mîmes en route dans la première quinzaine de mai. Nous sortîmes de Saint-Malo au lever du soleil, ma mère, mes quatre sœurs et moi, dans une énorme berline à l’antique, panneaux surdorés, marchepieds en dehors, glands de pourpre aux quatre coins de l’impériale. Huit chevaux parés comme les mulets en Espagne, sonnettes au cou, grelots aux brides, housses et franges de laine de diverses couleurs, nous traînaient. Tandis que ma mère soupirait, mes sœurs parlaient à perdre haleine, je regardais de mes deux yeux, j’écoutais de mes deux oreilles, je m’émerveillais à chaque tour de roue: premier pas d’un Juif errant qui ne se devait plus arrêter. Encore si l’homme ne faisait que changer de lieux! mais ses jours et son cœur changent.

Nos chevaux reposèrent à un village de pêcheurs sur la grève de Cancale. Nous traversâmes ensuite les marais et la fiévreuse ville de Dol: passant devant la porte du collège où j’allais bientôt revenir, nous nous enfonçâmes dans l’intérieur du pays.

Durant quatre mortelles lieues, nous n’aperçûmes que des bruyères guirlandées de bois, des friches à peines écrêtées, des semailles de blé noir, court et pauvre, et d’indigentes avénières. Des charbonniers conduisant des files de petits chevaux à crinière pendante et mêlée; des paysans à sayons de peau de bique, à cheveux longs, pressaient des bœufs maigres avec des cris aigus et marchaient à la queue d’une lourde charrue, comme des faunes labourant. Enfin, nous découvrîmes une vallée au fond de laquelle s’élevait, non loin d’un étang, la flèche de l’église d’une bourgade; les tours d’un château féodal montaient dans les arbres d’une futaie éclairée par le soleil couchant.

J’ai été obligé de m’arrêter: mon cœur battait au point de repousser la table sur laquelle j’écris. Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m’accablent de leur force et de leur multitude: et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?

Descendus de la colline, nous guéâmes un ruisseau; après avoir cheminé une demi-heure, nous quittâmes la grande route, et la voiture roula au bord d’un quinconce, dans une allée de charmilles dont les cimes s’entrelaçaient au-dessus de nos têtes: je me souviens encore du moment où j’entrai sous cet ombrage et de la joie effrayée que j’éprouvai.

En sortant de l’obscurité du bois, nous franchîmes une avant-cour plantée de noyers, attenante au jardin et à la maison du régisseur; de là nous débouchâmes, par une porte bâtie, dans une cour de gazon, appelée la Cour Verte. À droite étaient de longues écuries et un bouquet de marronniers; à gauche, un autre bouquet de marronniers. Au fond de la cour, dont le terrain s’élevait insensiblement, le château se montrait entre deux groupes d’arbres. Sa triste et sévère façade présentait une courtine portant une galerie à mâchicoulis, denticulée et couverte. Cette courtine liait ensemble deux tours inégales en âge, en matériaux, en hauteur et en grosseur, lesquelles tours se terminaient par des créneaux surmontés d’un toit pointu, comme un bonnet posé sur une couronne gothique.

Quelques fenêtres grillées[169] apparaissaient çà et là sur la nudité des murs. Un large perron, roide et droit, de vingt-deux marches, sans rampes, sans garde-fou, remplaçait sur les fossés comblés l’ancien pont-levis; il atteignait la porte du château, percée au milieu de la courtine. Au-dessus de cette porte on voyait les armes des seigneurs de Combourg, et les taillades à travers lesquelles sortaient jadis les bras et les chaînes du pont-levis.

La voiture s’arrêta au pied du perron; mon père vint au-devant de nous. La réunion de la famille[170] adoucit si fort son humeur pour le moment, qu’il nous fit la mine la plus gracieuse. Nous montâmes le perron; nous pénétrâmes dans un vestibule sonore, à voûte ogive, et de ce vestibule dans une petite cour intérieure[171].

De cette cour, nous entrâmes dans le bâtiment regardant au midi sur l’étang, et jointif des deux petites tours. Le château entier avait la figure d’un char à quatre roues. Nous nous trouvâmes de plain-pied dans une salle jadis appelée la salle des Gardes. Une fenêtre s’ouvrait à chacune de ses extrémités; deux autres coupaient la ligne latérale. Pour agrandir ces quatre fenêtres, il avait fallu excaver des murs de huit à dix pieds d’épaisseur. Deux corridors à plan incliné, comme le corridor de la grande Pyramide, partaient des deux angles extérieurs de la salle et conduisaient aux petites tours. Un escalier, serpentant dans l’une de ces tours, établissait des relations entre la salle des Gardes et l’étage supérieur: tel était ce corps de logis.

Celui de la façade de la grande et de la grosse tour, dominant le nord, du côté de la Cour Verte, se composait d’une espèce de dortoir carré et sombre, qui servait de cuisine; il s’accroissait du vestibule, du perron et d’une chapelle. Au-dessus de ces pièces était le salon des Archives, ou des Armoiries, ou des Oiseaux, ou des Chevaliers, ainsi nommé d’un plafond semé d’écussons coloriés et d’oiseaux peints. Les embrasures des fenêtres étroites et tréflées étaient si profondes qu’elles formaient des cabinets autour desquels régnait un banc de granit. Mêlez à cela, dans les diverses parties de l’édifice, des passages et des escaliers secrets, des cachots et des donjons, un labyrinthe de galeries couvertes et découvertes, des souterrains murés, dont les ramifications étaient inconnues; partout silence, obscurité et visage de pierre: voilà le château de Combourg.

Un souper servi dans la salle des Gardes, et où je mangeai sans contrainte, termina pour moi la première journée heureuse de ma vie. Le vrai bonheur coûte peu; s’il est cher, il n’est pas d’une bonne espèce.

À peine fus-je réveillé le lendemain que j’allai visiter les dehors du château, et célébrer mon avènement à la solitude. Le perron faisait face au nord-ouest. Quand on était assis sur le diazome[172] de ce perron, on avait devant soi la Cour Verte, et, au delà de cette cour, un potager étendu entre deux futaies: l’une à droite (le quinconce par lequel nous étions arrivés), s’appelait le petit Mail; l’autre, à gauche, le grand Mail: celle-ci était un bois de chênes, de hêtres, de sycomores, d’ormes et de châtaigniers. Madame de Sévigné vantait de son temps ces vieux ombrages[173]; depuis cette époque, cent quarante années avaient été ajoutées à leur beauté.

Du côté opposé, au midi et à l’est, le paysage offrait un tout autre tableau: par les fenêtres de la grand’salle, on apercevait les maisons de Combourg[174], un étang, la chaussée de cet étang sur laquelle passait le grand chemin de Rennes, un moulin à eau, une prairie couverte de troupeaux de vaches et séparée de l’étang par la chaussée. Au bord de cette prairie, s’allongeait un hameau dépendant d’un prieuré fondé en 1149 par Rivallon, seigneur de Combourg, et où l’on voyait sa statue mortuaire, couchée sur le dos, en armure de chevalier. Depuis l’étang, le terrain s’élevant par degrés formait un amphithéâtre d’arbres, d’où sortaient des campaniles de villages et des tourelles de gentilhommières. Sur un dernier plan de l’horizon, entre l’occident et le midi, se profilaient les hauteurs de Bécherel. Une terrasse bordée de grands buis taillés circulait au pied du château de ce côté, passait derrière les écuries, et allait, à diverses reprises, rejoindre le jardin des bains qui communiquait au grand Mail.

Si, d’après cette trop longue description, un peintre prenait son crayon, produirait-il une esquisse ressemblant au château[175]? Je ne le crois pas; et cependant ma mémoire voit l’objet comme s’il était sous mes yeux; telle est dans les choses matérielles l’impuissance de la parole et la puissance du souvenir! En commençant à parler de Combourg, je chante les premiers couplets d’une complainte qui ne charmera que moi; demandez au pâtre du Tyrol pourquoi il se plaît aux trois ou quatre notes qu’il répète à ses chèvres, notes de montagne, jetées d’écho en écho pour retentir du bord d’un torrent au bord opposé?

Ma première apparition à Combourg fut de courte durée. Quinze jours s’étaient à peine écoulés que je vis arriver l’abbé Porcher, principal du collège de Dol; on me remit entre ses mains, et je le suivis malgré mes pleurs.

Je n’étais pas tout à fait étranger à Dol; mon père en était chanoine, comme descendant et représentant de la maison de Guillaume de Chateaubriand, sire de Beaufort, fondateur en 1529 d’une première stalle dans le chœur de la cathédrale. L’évêque de Dol était M. de Hercé, ami de ma famille, prélat d’une grande modération politique, qui, à genoux, le crucifix à la main, fut fusillé avec son frère l’abbé de Hercé, à Quiberon, dans le Champ du Martyre[176]. En arrivant au collège, je fus confié aux soins particuliers de M. l’abbé Leprince, qui professait la rhétorique et possédait à fond la géométrie: c’était un homme d’esprit, d’une belle figure, aimant les arts, peignant assez bien le portrait. Il se chargea de m’apprendre mon Bezout; l’abbé Égault, régent de troisième, devint mon maître de latin; j’étudiais les mathématiques dans ma chambre, le latin dans la salle commune.

Il fallut quelque temps à un hibou de mon espèce pour s’accoutumer à la cage d’un collège et régler sa volée au son d’une cloche. Je ne pouvais avoir ces prompts amis que donne la fortune, car il n’y avait rien à gagner avec un pauvre polisson qui n’avait pas même d’argent la semaine; je ne m’enrôlai point non plus dans une clientèle, car je hais les protecteurs. Dans les jeux, je ne prétendais mener personne, mais je ne voulais pas être mené: je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave, et tel je suis demeuré.

Il arriva pourtant que je devins assez vite un centre de réunion; j’exerçai dans la suite, à mon régiment, la même puissance: simple sous-lieutenant que j’étais, les vieux officiers passaient leurs soirées chez moi et préféraient mon appartement au café. Je ne sais d’où cela venait, n’était peut-être ma facilité à entrer dans l’esprit et à prendre les mœurs des autres. J’aimais autant chasser et courir que lire et écrire. Il m’est encore indifférent de deviser des choses les plus communes, ou de causer des sujets les plus relevés[177]. Très peu sensible à l’esprit, il m’est presque antipathique, bien que je ne sois pas une bête. Aucun défaut ne me choque, excepté la moquerie et la suffisance que j’ai grand’peine à ne pas morguer; je trouve que les autres ont toujours sur moi une supériorité quelconque, et si je me sens par hasard un avantage, j’en suis tout embarrassé[178].

Des qualités que ma première éducation avait laissées dormir s’éveillèrent au collège. Mon aptitude au travail était remarquable, ma mémoire extraordinaire. Je fis des progrès rapides en mathématiques où j’apportai une clarté de conception qui étonnait l’abbé Leprince. Je montrai en même temps un goût décidé pour les langues. Le rudiment, supplice des écoliers, ne me coûta rien à apprendre; j’attendais l’heure des leçons de latin avec une sorte d’impatience, comme un délassement de mes chiffres et de mes figures de géométrie. En moins d’un an, je devins fort cinquième. Par une singularité, ma phrase latine se transformait si naturellement en pentamètre que l’abbé Égault m’appelait l’ Élégiaque, nom qui me pensa rester parmi mes camarades.

Quant à ma mémoire, en voici deux traits. J’appris par cœur mes tables de logarithmes: c’est-à-dire qu’un nombre étant donné dans la proportion géométrique, je trouvais de mémoire son exposant dans la proportion arithmétique, et vice versa.

Après la prière du soir que l’on disait en commun à la chapelle du collège, le principal faisait une lecture. Un des enfants, pris au hasard, était obligé d’en rendre compte. Nous arrivions fatigués de jouer et mourants de sommeil à la prière; nous nous jetions sur les bancs, tâchant de nous enfoncer dans un coin obscur, pour n’être pas aperçus et conséquemment interrogés. Il y avait surtout un confessionnal que nous nous disputions comme une retraite assurée. Un soir, j’avais eu le bonheur de gagner ce port et je m’y croyais en sûreté contre le principal; malheureusement, il signala ma manœuvre et résolut de faire un exemple. Il lut donc lentement et longuement le second point d’un sermon; chacun s’endormit. Je ne sais par quel hasard je restai éveillé dans mon confessionnal. Le principal, qui ne me voyait que le bout des pieds, crut que je dodinais comme les autres, et tout à coup, m’apostrophant, il me demanda ce qu’il avait lu.

Le second point du sermon contenait une énumération des diverses manières dont on peut offenser Dieu. Non seulement je dis le fond de la chose, mais je repris les divisions dans leur ordre, et répétai presque mot à mot plusieurs pages d’une prose mystique, inintelligible pour un enfant. Un murmure d’applaudissement s’éleva dans la chapelle: le principal m’appela, me donna un petit coup sur la joue et me permit, en récompense, de ne me lever le lendemain qu’à l’heure du déjeuner. Je me dérobai modestement à l’admiration de mes camarades et je profitai bien de la grâce accordée.

Cette mémoire des mots, qui ne m’est pas entièrement restée, a fait place chez moi à une autre sorte de mémoire plus singulière, dont j’aurai peut-être occasion de parler.

Une chose m’humilie: la mémoire est souvent la qualité de la sottise; elle appartient généralement aux esprits lourds, qu’elle rend plus pesants par le bagage dont elle les surcharge. Et néanmoins, sans la mémoire, que serions-nous? Nous oublierions nos amitiés, nos amours, nos plaisirs, nos affaires; le génie ne pourrait rassembler ses idées; le cœur le plus affectueux perdrait sa tendresse s’il ne se souvenait plus; notre existence se réduirait aux moments successifs d’un présent qui s’écoule sans cesse: il n’y aurait plus de passé. Ô misère de nous! notre vie est si vaine qu’elle n’est qu’un reflet de notre mémoire.

* * *

J’allai passer le temps des vacances à Combourg. La vie de château aux environs de Paris ne peut donner une idée de la vie de château dans une province reculée.

La terre de Combourg n’avait pour tout domaine que des landes, quelques moulins et les deux forêts, Bourgouët et Tanoërn, dans un pays où le bois est presque sans valeur. Mais Combourg était riche en droits féodaux; ces droits étaient de diverses sortes: les uns déterminaient certaines redevances pour certaines concessions, ou fixaient des usages nés de l’ancien ordre politique; les autres ne semblaient avoir été dans l’origine que des divertissements.

Mon père avait fait revivre quelques-uns de ces derniers droits, afin de prévenir la prescription. Lorsque toute la famille était réunie, nous prenions part à ces amusements gothiques: les trois principaux étaient le Saut des poissonniers, la Quintaine, et une foire appelée l’ Angevine. Des paysans en sabots et en braies, hommes d’une France qui n’est plus, regardaient ces jeux d’une France qui n’était plus. Il y avait prix pour le vainqueur, amende pour le vaincu.

La Quintaine conservait la tradition des tournois: elle avait sans doute quelques rapports avec l’ancien service militaire des fiefs. Elle est très bien décrite dans du Cange (voce Tana)[179]. On devait payer les amendes en ancienne monnaie de cuivre, jusqu’à la valeur de deux moutons d’or à la couronne de 25 sols parisis chacun.

La foire appelée l’Angevine se tenait dans la prairie de l’Étang, le 4 septembre de chaque année, jour de ma naissance. Les vassaux étaient obligés de prendre les armes, ils venaient au château lever la bannière du seigneur; de là ils se rendaient à la foire pour établir l’ordre et prêter force à la perception d’un péage dû aux comtes de Combourg par chaque tête de bétail, espèce de droit régalien. À cette époque, mon père tenait table ouverte. On ballait pendant trois jours: les maîtres dans la grande salle, au raclement d’un violon; les vassaux, dans la cour Verte, au nasillement d’une musette. On chantait, on poussait des huzzas, on tirait des arquebusades. Ces bruits se mêlaient aux mugissements des troupeaux de la foire; la foule vaguait dans les jardins et les bois, et du moins une fois l’an on voyait à Combourg quelque chose qui ressemblait à de la joie.

Ainsi, j’ai été placé assez singulièrement dans la vie pour avoir assisté aux courses de la Quintaine et à la proclamation des Droits de l’Homme; pour avoir vu la milice bourgeoise d’un village de Bretagne et la garde nationale de France, la bannière des seigneurs de Combourg et le drapeau de la révolution. Je suis comme le dernier témoin des mœurs féodales.

Les visiteurs que l’on recevait au château se composaient des habitants de la bourgade et de la noblesse de la banlieue: ces honnêtes gens furent mes premiers amis. Notre vanité met trop d’importance au rôle que nous jouons dans le monde. Le bourgeois de Paris rit du bourgeois d’une petite ville; le noble de cour se moque du noble de province; l’homme connu dédaigne l’homme ignoré, sans songer que le temps fait également justice de leurs prétentions, et qu’ils sont tous également ridicules ou indifférents aux yeux des générations qui se succèdent.

Le premier habitant du lieu était un M. Potelet, ancien capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes[180] qui redisait de grandes histoires de Pondichéry. Comme il les racontait les coudes appuyés sur la table, mon père avait toujours envie de lui jeter son assiette au visage. Venait ensuite l’entrepositaire des tabacs, M. Launay de La Billardière[181] père de famille qui comptait douze enfants, comme Jacob, neuf filles et trois garçons, dont le plus jeune, David, était mon camarade de jeux[182]. Le bonhomme s’avisa de vouloir être noble en 1789: il prenait bien son temps! Dans cette maison, il y avait force joie et beaucoup de dettes. Le sénéchal Gesbert[183], le procureur fiscal Petit[184], le receveur Corvaisier[185], le chapelain l’abbé Chalmel[186], formaient la société de Combourg. Je n’ai pas rencontré à Athènes des personnages plus célèbres.

MM. du Petit-Bois[187], de Château d’Assie[188], de Tinténiac[189], un ou deux autres gentilshommes, venaient, le dimanche, entendre la messe à la paroisse, et dîner ensuite chez le châtelain. Nous étions plus particulièrement liés avec la famille Trémaudan, composée du mari[190], de la femme extrêmement belle, d’une sœur naturelle et de plusieurs enfants. Cette famille habitait une métairie, qui n’attestait sa noblesse que par un colombier. Les Trémaudan vivent encore. Plus sages et plus heureux que moi, ils n’ont point perdu de vue les tours du château que j’ai quitté depuis trente ans; ils font encore ce qu’ils faisaient lorsque j’allais manger le pain bis à leur table; ils ne sont point sortis du port dans lequel je ne rentrerai plus. Peut-être parlent-ils de moi au moment même où j’écris cette page: je me reproche de tirer leur nom de sa protectrice obscurité. Ils ont douté longtemps que l’homme dont ils entendaient parler fût le petit chevalier. Le recteur ou curé de Combourg, l’abbé Sévin[191], celui-là même dont j’écoutais le prône, a montré la même incrédulité: il ne se pouvait persuader que le polisson, camarade des paysans, fût le défenseur de la religion; il a fini par le croire, et il me cite dans ses sermons, après m’avoir tenu sur ses genoux. Ces dignes gens, qui ne mêlent à mon image aucune idée étrangère, qui me voient tel que j’étais dans mon enfance et dans ma jeunesse, me reconnaîtraient-ils aujourd’hui sous les travestissements du temps? Je serais obligé de leur dire mon nom avant qu’ils me voulussent presser dans leurs bras.

Je porte malheur à mes amis. Un garde-chasse, appelé Raulx, qui s’était attaché à moi, fut tué par un braconnier. Ce meurtre me fit une impression extraordinaire. Quel étrange mystère dans le sacrifice humain! Pourquoi faut-il que le plus grand crime et la plus grande gloire soient de verser le sang de l’homme? Mon imagination me représentait Raulx tenant ses entrailles dans ses mains et se traînant à la chaumière où il expira. Je conçus l’idée de la vengeance; je m’aurais voulu battre contre l’assassin. Sous ce rapport je suis singulièrement né: dans le premier moment d’une offense, je la sens à peine; mais elle se grave dans ma mémoire; son souvenir, au lieu de décroître, s’augmente avec le temps; il dort dans mon cœur des mois, des années entières, puis il se réveille à la moindre circonstance avec une force nouvelle, et ma blessure devient plus vive que le premier jour. Mais si je ne pardonne point à mes ennemis, je ne leur fais aucun mal; je suis rancunier et ne suis point vindicatif. Ai-je la puissance de me venger, j’en perds l’envie; je ne serais dangereux que dans le malheur. Ceux qui m’ont cru faire céder en m’opprimant se sont trompés; l’adversité est pour moi ce qu’était la terre pour Antée: je reprends des forces dans le sein de ma mère. Si jamais le bonheur m’avait enlevé dans ses bras, il m’eût étouffé.

* * *

Je retournai à Dol, à mon grand regret. L’année suivante, il y eut un projet de descente à Jersey, et un camp s’établit auprès de Saint-Malo. Des troupes furent cantonnées à Combourg; M. de Chateaubriand donna, par courtoisie, successivement asile aux colonels des régiments de Touraine et de Conti: l’un était le duc de Saint-Simon[192], et l’autre le marquis de Causans[193]. Vingt officiers étaient tous les jours invités à la table de mon père. Les plaisanteries de ces étrangers me déplaisaient; leurs promenades troublaient la paix de mes bois. C’est pour avoir vu le colonel en second du régiment de Conti, le marquis de Wignacourt[194], galoper sous des arbres, que des idées de voyage me passèrent pour la première fois par la tête.

Quand j’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste; je cherchais à deviner ce que c’était que la société: je découvrais quelque chose de confus et de lointain; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j’avais des vertiges, comme lorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.

Une chose me charmait pourtant, la parade. Tous les jours, la garde montante défilait, tambour et musique en tête, au pied du perron, dans la Cour Verte. M. de Causans proposa de me montrer le camp de la côte: mon père y consentit.

Je fus conduit à Saint-Malo par M. de La Morandais, très bon gentilhomme, mais que la pauvreté avait réduit à être régisseur de la terre de Combourg[195]. Il portait un habit de camelot gris, avec un petit galon d’argent au collet, une têtière ou morion de feutre gris à oreilles, à une seule corne en avant. Il me mit à califourchon derrière lui, sur la croupe de sa jument Isabelle. Je me tenais au ceinturon de son couteau de chasse, attaché par-dessus son habit: j’étais enchanté. Lorsque Claude de Bullion et le père du président de Lamoignon, enfants, allaient en campagne, «on les portait tous les deux sur un même âne, dans des paniers, l’un d’un côté, l’autre de l’autre, et l’on mettait un pain du côté de Lamoignon, parce qu’il était plus léger que son camarade, pour faire le contrepoids.» ( Mémoires du président de Lamoignon. )

M. de La Morandais prit des chemins de traverse:

Moult volontiers, de grand’manière,
Alloit en bois et en rivière;
Car nulles gens ne vont en bois
Moult volontiers comme François.

Nous nous arrêtâmes pour dîner à une abbaye de bénédictins qui, faute d’un nombre suffisant de moines, venait d’être réunie à un chef-lieu de l’ordre. Nous n’y trouvâmes que le père procureur, chargé de la disposition des biens meubles et de l’exploitation des futaies. Il nous fit servir un excellent dîner maigre, à l’ancienne bibliothèque du prieur; nous mangeâmes quantité d’œufs frais, avec des carpes et des brochets énormes. À travers l’arcade d’un cloître, je voyais de grands sycomores qui bordaient un étang. La cognée les frappait au pied, leur cime tremblait dans l’air, et ils tombaient pour nous servir de spectacle. Des charpentiers, venus de Saint-Malo, sciaient à terre des branches vertes, comme on coupe une jeune chevelure, ou équarrissaient des troncs abattus. Mon cœur saignait à la vue de ces forêts ébréchées et de ce monastère déshabité. Le sac général des maisons religieuses m’a rappelé depuis le dépouillement de l’abbaye qui en fut pour moi le pronostic.

Arrivé à Saint-Malo, j’y trouvai le marquis de Causans; je parcourus sous sa garde les rues du camp. Les tentes, les faisceaux d’armes, les chevaux au piquet, formaient une belle scène avec la mer, les vaisseaux, les murailles et les clochers lointains de la ville. Je vis passer, en habit de hussard, au grand galop sur un barbe, un de ces hommes en qui finissait un monde, le duc de Lauzun. Le prince de Carignan, venu au camp, épousa la fille de M. de Boisgarein, un peu boiteuse, mais charmante[196]: cela fit grand bruit, et donna matière à un procès que plaide encore aujourd’hui M. Lacretelle l’aîné[197] Mais quel rapport ces choses ont-elles avec ma vie? «À mesure que la mémoire de mes privés amis, dit Montaigne, leur fournit la chose entière, ils reculent si arrière leur narration, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté; s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire ou le malheur de leur jugement. J’ai vu des récits bien plaisans devenir très ennuyeux en la bouche d’un seigneur.» J’ai peur d’être ce seigneur.

Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m’y déposa. Il me dit un soir: «Je te mène au spectacle: prends ton chapeau.» Je perds la tête; je descends droit à la cave pour chercher mon chapeau qui était au grenier. Une troupe de comédiens ambulants venait de débarquer. J’avais rencontré des marionnettes; je supposais qu’on voyait au théâtre des polichinelles beaucoup plus beaux que ceux de la rue.

J’arrive, le cœur palpitant, à une salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J’entre par des corridors noirs, non sans un certain mouvement de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.

Le rideau était levé, la pièce commencée: on jouait le Père de famille.[198] J’aperçois deux hommes qui se promenaient sur le théâtre en causant, et que tout le monde regardait. Je les pris pour les directeurs des marionnettes, qui devisaient devant la cahute de madame Gigogne, en attendant l’arrivée du public: j’étais seulement étonné qu’ils parlassent si haut de leurs affaires et qu’on les écoutât en silence. Mon ébahissement redoubla lorsque d’autres personnages, arrivant sur la scène, se mirent à faire de grands bras, à larmoyer, et lorsque chacun se mit à pleurer par contagion. Le rideau tomba sans que j’eusse rien compris à tout cela. Mon frère descendit au foyer entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timidité me faisait un supplice, j’aurais voulu être au fond de mon collège. Telle fut la première impression que je reçus de l’art de Sophocle et de Molière.

La troisième année de mon séjour à Dol fut marquée par le mariage de mes deux sœurs aînées: Marianne épousa le comte de Marigny, et Bénigne le comte de Québriac. Elles suivirent leurs maris à Fougères: signal de la dispersion d’une famille dont les membres devaient bientôt se séparer. Mes sœurs reçurent la bénédiction nuptiale à Combourg le même jour, à la même heure, au même autel, dans la chapelle du château[199]. Elles pleuraient, ma mère pleurait; je fus étonné de cette douleur: je la comprends aujourd’hui. Je n’assiste pas à un baptême ou à un mariage sans sourire amèrement ou sans éprouver un serrement de cœur. Après le malheur de naître, je n’en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme.

Cette même année commença une révolution dans ma personne comme dans ma famille. Le hasard fit tomber entre mes mains deux livres bien divers, un Horace non châtié et une histoire des Confessions mal faites. Le bouleversement d’idées que ces deux livres me causèrent est incroyable: un monde étrange s’éleva autour de moi. D’un côté, je soupçonnai des secrets incompréhensibles à mon âge, une existence différente de la mienne, des plaisirs au delà de mes jeux, des charmes d’une nature ignorée dans un sexe où je n’avais vu qu’une mère et des sœurs; d’un autre côté, des spectres traînant des chaînes et vomissant des flammes m’annonçaient les supplices éternels pour un seul péché dissimulé. Je perdis le sommeil; la nuit, je croyais voir tour à tour des mains noires et des mains blanches passer à travers mes rideaux: je vins à me figurer que ces dernières mains étaient maudites par la religion, et cette idée accrut mon épouvante des ombres infernales. Je cherchais en vain dans le ciel et dans l’enfer l’explication d’un double mystère. Frappé à la fois au moral et au physique, je luttais encore avec mon innocence contre les orages d’une passion prématurée et les terreurs de la superstition.

Dès lors je sentis s’échapper quelques étincelles de ce feu qui est la transmission de la vie. J’expliquais le quatrième livre de l’ Énéide et lisais le Télémaque; tout à coup je découvris dans Didon et dans Eucharis des beautés qui me ravirent; je devins sensible à l’harmonie de ces vers admirables et de cette prose antique. Je traduisis un jour à livre ouvert l’Æneadum genitrix, hominum divûmque voluptas de Lucrèce avec tant de vivacité, que M. Égault m’arracha le poème et me jeta dans les racines grecques. Je dérobai un Tibulle: quand j’arrivai au Quam juvat immites ventos audire cubantem, ces sentiments de volupté et de mélancolie semblèrent me révéler ma propre nature. Les volumes de Massillon qui contenaient les sermons de la Pécheresse et de l’Enfant prodigue ne me quittaient plus. On me les laissait feuilleter, car on ne se doutait guère de ce que j’y trouvais. Je volais de petits bouts de cierges dans la chapelle pour lire la nuit ces descriptions séduisantes des désordres de l’âme. Je m’endormais en balbutiant des phrases incohérentes, où je tâchais de mettre la douceur, le nombre et la grâce de l’écrivain qui a le mieux transporté dans la prose l’euphonie racinienne.

Si j’ai, dans la suite, peint avec quelque vérité les entraînements du cœur mêlés aux syndérèses chrétiennes, je suis persuadé que j’ai dû ce succès au hasard qui me fit connaître au même moment deux empires ennemis. Les ravages que porta dans mon imagination un mauvais livre eurent leur correctif dans les frayeurs qu’un autre livre m’inspira, et celles-ci furent comme alanguies par les molles pensées que m’avaient laissées des tableaux sans voile.

Ce qu’on dit d’un malheur, qu’il n’arrive jamais seul, on le peut dire des passions: elles viennent ensemble, comme les muses ou comme les furies. Avec le penchant qui commençait à me tourmenter, naquit en moi l’honneur; exaltation de l’âme, qui maintient le cœur incorruptible au milieu de la corruption; sorte de principe réparateur placé auprès d’un principe dévorant, comme la source inépuisable des prodiges que l’amour demande à la jeunesse et des sacrifices qu’il impose.

Lorsque le temps était beau, les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au mont Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines: du haut de ce tertre isolé, l’œil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd’hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades étaient les prés qui environnaient un séminaire d’ Eudistes, d’Eudes, frère de l’historien Mézeray, fondateur de leur congrégation.

Un jour du mois de mai, l’abbé Égault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire: on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s’éloigna pour dire son bréviaire.

Des ormes bordaient le chemin: tout à la cime du plus grand brillait un nid de pie; nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses œufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l’aventure?

L’ordre était si sévère, le régent si près, l’arbre si haut! Toutes les espérances se tournent vers moi; je grimpais comme un chat. J’hésite, puis la gloire l’emporte: je me dépouille de mon habit, j’embrasse l’orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.

Mes camarades, assemblés sous l’arbre, applaudissaient à mes efforts, me regardant, regardant l’endroit d’où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l’espoir des œufs, mourant de peur dans l’attente du châtiment. J’aborde au nid; la pie s’envole; je ravis les œufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j’y reste à califourchon. L’arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur; je demeure suspendu en l’air à cinquante pieds.

Tout à coup un cri: «Voici le préfet!» et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c’est l’usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n’y avait qu’un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c’était de me suspendre en dehors par les mains à l’une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l’arbre au-dessous de sa bifurcation. J’exécutai cette manœuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n’avais pas lâché mon trésor: j’aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j’en ai jeté tant d’autres. En dévalant le tronc, je m’écorchai les mains, je m’éraillai les jambes et la poitrine, et j’écrasai les œufs: ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m’avait point vu sur l’orme; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n’y eut pas moyen de lui dérober l’éclatante couleur d’or dont j’étais barbouillé: «Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet.»

Si cet homme m’eût annoncé qu’il commuait cette peine en celle de mort, j’aurais éprouvé un mouvement de joie. L’idée de la honte n’avait point approché de mon éducation sauvage: à tous les âges de ma vie, il n’y a point de supplice que je n’eusse préféré à l’horreur d’avoir à rougir devant une créature vivante. L’indignation s’éleva dans mon cœur; je répondis à l’abbé Égault, avec l’accent non d’un enfant, mais d’un homme, que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l’anima; il m’appela rebelle et promit de faire un exemple. «Nous verrons,» répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.

Nous retournâmes au collège; le régent me fit entrer chez lui et m’ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l’abbé Égault qu’il m’avait appris le latin; que j’étais son écolier, son disciple, son enfant; qu’il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable; qu’il pouvait me mettre en prison, au pain et à l’eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums; que je lui saurais gré de cette clémence et l’en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m’épargner: il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu’il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit; il m’allonge à travers le lit des coups de férule. Je m’entortille dans la couverture, et m’animant au combat, je m’écrie:

Macte animo, generose puer!

Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi; il parla d’armistice: nous conclûmes un traité; je convins de m’en rapporter à l’arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j’avais repoussée. Quand l’excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de cœur et de reconnaissance, qu’il ne put s’empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat qui me fit rendre cet honneur devenu l’idole de ma vie, et auquel j’ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.

Les vacances où j’entrai dans ma douzième année furent tristes; l’abbé Leprince m’accompagna à Combourg. Je ne sortais qu’avec mon précepteur; nous faisions au hasard de longues promenades. Il se mourait de la poitrine; il était mélancolique et silencieux; je n’étais guère plus gai. Nous marchions des heures entières à la suite l’un de l’autre sans prononcer une parole. Un jour, nous nous égarâmes dans les bois; M. Leprince se tourna vers moi et me dit: «Quel chemin faut-il prendre?» je répondis sans hésiter: «Le soleil se couche; il frappe à présent la fenêtre de la grosse tour: marchons par là» M. Leprince raconta le soir la chose à mon père: le futur voyageur se montra dans ce jugement. Maintes fois, en voyant le soleil se coucher dans les forêts d’Amérique, je me suis rappelé les bois de Combourg: mes souvenirs se font écho.

L’abbé Leprince désirait que l’on me donnât un cheval; mais dans les idées de mon père, un officier de marine ne devait savoir manier que son vaisseau. J’étais réduit à monter à la dérobée deux grosses juments de carrosse ou un grand cheval pie. La Pie n’était pas, comme celle de Turenne, un de ces destriers nommés par les Romains desultorios equos,[200] et façonnés à secourir leur maître; c’était un Pégase lunatique qui ferrait en trottant, et qui me mordait les jambes quand je le forçais à sauter des fossés. Je ne me suis jamais beaucoup soucié de chevaux, quoique j’aie mené la vie d’un Tartare, et, contre l’effet que ma première éducation aurait dû produire, je monte à cheval avec plus d’élégance que de solidité.

La fièvre tierce, dont j’avais apporté le germe des marais de Dol, me débarrassa de M. Leprince. Un marchand d’orviétan passa dans le village; mon père, qui ne croyait point aux médecins, croyait aux charlatans: il envoya chercher l’empirique, qui déclara me guérir en vingt-quatre heures. Il revint le lendemain, habit vert galonné d’or, large tignasse poudrée, grandes manchettes de mousseline sale, faux brillants aux doigts, culotte de satin noir usé, bas de soie d’un blanc bleuâtre, et souliers avec des boucles énormes.

Il ouvre mes rideaux, me tâte le pouls, me fait tirer la langue, baragouine avec un accent italien quelques mots sur la nécessité de me purger, et me donne à manger un petit morceau de caramel. Mon père approuvait l’affaire, car il prétendait que toute maladie venait d’indigestion, et que pour toute espèce de maux il fallait purger son homme jusqu’au sang.

Une demi-heure après avoir avalé le caramel, je fus pris de vomissements effroyables; on avertit M. de Chateaubriand, qui voulait faire sauter le pauvre diable par la fenêtre de la tour. Celui-ci épouvanté, met habit bas, retrousse les manches de sa chemise en faisant les gestes les plus grotesques. À chaque mouvement, sa perruque tournait en tous sens; il répétait mes cris et ajoutait après: « Che? monsou Lavandier! » Ce monsieur Lavandier était le pharmacien du village[201], qu’on avait appelé au secours. Je ne savais, au milieu de mes douleurs, si je mourrais des drogues de cet homme ou des éclats de rire qu’il m’arrachait.

On arrêta les effets de cette trop forte dose d’émétique, et je fus remis sur pied. Toute notre vie se passe à errer autour de notre tombe; nos diverses maladies sont des souffles qui nous approchent plus ou moins du port. Le premier mort que j’aie vu était un chanoine de Saint-Malo; il gisait expiré sur son lit, le visage distors par les dernières convulsions. La mort est belle, elle est notre amie: néanmoins, nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.

On me renvoya au collège à la fin de l’automne.

* * *

De Dieppe où l’injonction de la police m’avait obligé de me réfugier, on m’a permis de revenir à la Vallée-aux-Loups, où je continue ma narration. La terre tremble sous les pas du soldat étranger, qui dans ce moment même envahit ma patrie; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des Barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[202]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe, à la paix de mes plus jeunes souvenirs. Que le passé d’un homme est étroit et court, à côté du vaste présent des peuples et de leur avenir immense!

Les mathématiques, le grec et le latin occupèrent tout mon hiver au collège. Ce qui n’était pas consacré à l’étude était donné à ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux. Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Espagnol, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d’une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu’en perdant l’innocence, la même partout. Alors les passions, modifiées par les climats, les gouvernements et les mœurs, font les nations diverses; le genre humain cesse de s’entendre et de parler le même langage: c’est la société qui est la véritable tour de Babel.

Un matin, j’étais très animé à une partie de barres dans la grande cour du collège; on me vint dire qu’on me demandait. Je suivis le domestique à la porte extérieure. Je trouve un gros homme, rouge de visage, les manières brusques et impatientes, le ton farouche, ayant un bâton à la main, portant une perruque noire mal frisée, une soutane déchirée retroussée dans ses poches, des souliers poudreux, des bas percés au talon: «Petit polisson, me dit-il, n’êtes-vous pas le chevalier de Chateaubriand de Combourg? – Oui, monsieur, répondis-je tout étourdi de l’apostrophe. – Et moi, reprit-il presque écumant, je suis le dernier aîné de votre famille, je suis l’abbé de Chateaubriand de la Guerrande[203]: regardez-moi bien.» Le fier abbé met la main dans le gousset d’une vieille culotte de panne, prend un écu de six francs moisi, enveloppé dans un papier crasseux, me le jette au nez et continue à pied son voyage, en marmottant ses matines d’un air furibond. J’ai su depuis que le prince de Condé avait fait offrir à ce hobereau-vicaire le préceptorat du duc de Bourbon. Le prêtre outrecuidé répondit que le prince, possesseur de la baronnie de Chateaubriand, devait savoir que les héritiers de cette baronnie pouvaient avoir des précepteurs, mais n’étaient les précepteurs de personne. Cette hauteur était le défaut de ma famille; elle était odieuse dans mon père; mon frère la poussait jusqu’au ridicule; elle a un peu passé à son fils aîné. – Je ne suis pas bien sûr, malgré mes inclinations républicaines, de m’en être complètement affranchi, bien que je l’aie soigneusement cachée.

* * *

L’époque de ma première communion approchait, moment où l’on décidait dans la famille de l’état futur de l’enfant. Cette cérémonie religieuse remplaçait parmi les jeunes chrétiens la prise de la robe virile chez les Romains. Madame de Chateaubriand était venue assister à la première communion d’un fils qui, après s’être uni à son Dieu, allait se séparer de sa mère.

Ma piété paraissait sincère; j’édifiais tout le collège; mes regards étaient ardents; mes abstinences répétées allaient jusqu’à donner de l’inquiétude à mes maîtres. On craignait l’excès de ma dévotion; une religion éclairée cherchait à tempérer ma ferveur.

J’avais pour confesseur le supérieur du séminaire des Eudistes, homme de cinquante ans, d’un aspect rigide. Toutes les fois que je me présentais au tribunal de la pénitence, il m’interrogeait avec anxiété. Surpris de la légèreté de mes fautes, il ne savait comment accorder mon trouble avec le peu d’importance des secrets que je déposais dans son sein. Plus le jour de Pâques s’avoisinait, plus les questions du religieux étaient pressantes. «Ne me cachez-vous rien?» me disait-il. Je répondais: «Non, mon père. – N’avez-vous pas fait telle faute? – Non, mon père.» Et toujours: «Non, mon père.» Il me renvoyait en doutant, en soupirant, en me regardant jusqu’au fond de l’âme, et moi, je sortais de sa présence, pâle et défiguré comme un criminel.

Je devais recevoir l’absolution le mercredi saint. Je passai la nuit du mardi au mercredi en prières, et à lire avec terreur le livre des Confessions mal faites. Le mercredi, à trois heures de l’après-midi, nous partîmes pour le séminaire; nos parents nous accompagnaient. Tout le vain bruit qui s’est depuis attaché à mon nom n’aurait pas donné à madame de Chateaubriand un seul instant de l’orgueil qu’elle éprouvait comme chrétienne et comme mère, en voyant son fils prêt à participer au grand mystère de la religion.

En arrivant à l’église, je me prosternai devant le sanctuaire et j’y restai comme anéanti. Lorsque je me levai pour me rendre à la sacristie, où m’attendait le supérieur, mes genoux tremblaient sous moi. Je me jetai aux pieds du prêtre; ce ne fut que de la voix la plus altérée que je parvins à prononcer mon Confiteor. «Eh bien, n’avez-vous rien oublié?» me dit l’homme de Jésus-Christ. Je demeurai muet. Ses questions recommencèrent, et le fatal non, mon père, sortit de ma bouche. Il se recueillit, il demanda des conseils à Celui qui conféra aux apôtres le pouvoir de lier et de délier les âmes. Alors, faisant un effort, il se prépare à me donner l’absolution.

La foudre que le ciel eut lancée sur moi m’aurait causé moins d’épouvante, je m’écriai: «Je n’ai pas tout dit!» Ce redoutable juge, ce délégué du souverain Arbitre, dont le visage m’inspirait tant de crainte, devient le pasteur le plus tendre; il m’embrasse et fond en larmes: «Allons, me dit-il, mon cher fils, du courage!»

Je n’aurai jamais un tel moment dans ma vie. Si l’on m’avait débarrassé du poids d’une montagne, on ne m’eût pas plus soulagé: je sanglotais de bonheur. J’ose dire que c’est de ce jour que j’ai été créé honnête homme; je sentis que je ne survivrais jamais à un remords: quel doit donc être celui du crime, si j’ai pu tant souffrir pour avoir tu les faiblesses d’un enfant! Mais combien elle est divine cette religion qui se peut emparer ainsi de nos bonnes facultés! Quels préceptes de morale suppléeront jamais à ces institutions chrétiennes?

Le premier aveu fait, rien ne me coûta plus: mes puérilités cachées, et qui auraient fait rire le monde, furent pesées au poids de la religion. Le supérieur se trouva fort embarrassé; il aurait voulu retarder ma communion; mais j’allais quitter le collège de Dol et bientôt entrer au service dans la marine. Il découvrit avec une grande sagacité, dans le caractère même de mes juvéniles, tout insignifiantes qu’elles étaient, la nature de mes penchants; c’est le premier homme qui ait pénétré le secret de ce que je pouvais être. Il devina mes futures passions; il ne me cacha pas ce qu’il croyait voir de bon en moi, mais il me prédit aussi mes maux à venir. «Enfin, ajouta-t-il, le temps manque à votre pénitence; mais vous êtes lavé de vos péchés par un aveu courageux, quoique tardif.» Il prononça, en levant la main, la formule de l’absolution. Cette seconde fois, ce bras foudroyant ne fit descendre sur ma tête que la rosée céleste; j’inclinai mon front pour la recevoir: ce que je sentais participait de la félicité des anges. Je m’allai précipiter dans le sein de ma mère qui m’attendait au pied de l’autel. Je ne parus plus le même à mes maîtres et à mes camarades; je marchais d’un pas léger, la tête haute, l’air radieux, dans tout le triomphe du repentir.

Le lendemain, jeudi saint, je fus admis à cette cérémonie touchante et sublime dont j’ai vainement essayé de tracer le tableau dans le Génie du christianisme.[204] J’y aurais pu retrouver mes petites humiliations accoutumées: mon bouquet et mes habits étaient moins beaux que ceux de mes compagnons; mais ce jour-là tout fut à Dieu et pour Dieu. Je sais parfaitement ce que c’est que la Foi: la présence réelle de la victime dans le saint sacrement de l’autel m’était aussi sensible que la présence de ma mère à mes côtés. Quand l’hostie fut déposée sur mes lèvres, je me sentis comme tout éclairé en dedans. Je tremblais de respect, et la seule chose matérielle qui m’occupât était la crainte de profaner le pain sacré.

Le pain que je vous propose
Sert aux anges d’aliment,
Dieu lui-même le compose
De la fleur de son froment.
(Racine.)

Je conçus encore le courage des martyrs; j’aurais pu dans ce moment confesser le Christ sur le chevalet ou au milieu des lions.

J’aime à rappeler ces félicités qui précédèrent de peu d’instants dans mon âme les tribulations du monde. En comparant ces ardeurs aux transports que je vais peindre; en voyant le même cœur éprouver, dans l’intervalle de trois ou quatre années, tout ce que l’innocence et la religion ont de plus doux et de plus salutaire, et tout ce que les passions ont de plus séduisant et de plus funeste, on choisira des deux joies; on verra de quel côté il faut chercher le bonheur et surtout le repos.

Trois semaines après ma première communion, je quittai le collège de Dol. Il me reste de cette maison un agréable souvenir: notre enfance laisse quelque chose d’elle-même aux lieux embellis par elle, comme une fleur communique un parfum aux objets qu’elle a touchés. Je m’attendris encore aujourd’hui en songeant à la dispersion de mes premiers camarades et de mes premiers maîtres. L’abbé Leprince, nommé à un bénéfice auprès de Rouen, vécut peu; l’abbé Égault obtint une cure dans le diocèse de Rennes, et j’ai vu mourir le bon principal, l’abbé Porcher, au commencement de la Révolution: il était instruit, doux et simple de cœur. La mémoire de cet obscur Rollin me sera toujours chère et vénérable.

* * *

Je trouvai à Combourg de quoi nourrir ma piété, une mission; j’en suivis les exercices. Je reçus la confirmation sur le perron du manoir, avec les paysans et les paysannes, de la main de l’évêque de Saint-Malo. Après cela, on érigea une croix; j’aidai à la soutenir tandis qu’on la fixait sur sa base. Elle existe encore[205]: elle s’élève devant la tour où est mort mon père. Depuis trente années elle n’a vu paraître personne aux fenêtres de cette tour; elle n’est plus saluée des enfants du château; chaque printemps elle les attend en vain; elle ne voit revenir que les hirondelles, compagnes de mon enfance, plus fidèles à leur nid que l’homme à sa maison. Heureux si ma vie s’était écoulée au pied de la croix de la mission, si mes cheveux n’eussent été blanchis que par le temps qui a couvert de mousse les branches de cette croix!

Je ne tardai pas à partir pour Rennes: j’y devais continuer mes études et clore mon cours de mathématiques, afin de subir ensuite à Brest l’examen de garde-marine.

M. de Fayolle était principal du collège de Rennes. On comptait dans ce Juilly de la Bretagne trois professeurs distingués, l’abbé de Chateaugiron pour la seconde, l’abbé Germé pour la rhétorique, l’abbé Marchand pour la physique. Le pensionnat et les externes étaient nombreux, les classes fortes. Dans les derniers temps, Geoffroy[206] et Ginguené[207], sortis de ce collège, auraient fait honneur à Sainte-Barbe et au Plessis. Le chevalier de Parny[208] avait aussi étudié à Rennes; j’héritai de son lit dans la chambre qui me fut assignée.

Rennes me semblait une Babylone, le collège un monde. La multitude des maîtres et des écoliers, la grandeur des bâtiments, du jardin et des cours, me paraissaient démesurées[209]: je m’y habituai cependant. À la fête du principal, nous avions des jours de congé; nous chantions à tue-tête à sa louange de superbes couplets de notre façon, où nous disions:

Ô Terpsichore, ô Polymnie,
Venez, venez remplir nos vœux;
La raison même vous convie.

Je pris sur mes nouveaux camarades l’ascendant que j’avais eu à Dol sur mes anciens compagnons: il m’en coûta quelques horions. Les babouins bretons sont d’une humeur hargneuse; on s’envoyait des cartels pour les jours de promenade, dans les bosquets du jardin des Bénédictins, appelé le Thabor: nous nous servions de compas de mathématiques attachés au bout d’une canne, ou nous en venions à une lutte corps à corps plus ou moins félone ou courtoise, selon la gravité du défi. Il y avait des juges du camp qui décidaient s’il échéait gage, et de quelle manière les champions mèneraient des mains. Le combat ne cessait que quand une des deux parties s’avouait vaincue. Je retrouvai au collège mon ami Gesril, qui présidait, comme à Saint-Malo, à ces engagements. Il voulut être mon second dans une affaire que j’eus avec Saint-Riveul, jeune gentilhomme qui devint la première victime de la Révolution[210]. Je tombai sous mon adversaire, je refusai de me rendre et payai cher ma superbe. Je disais, comme Jean Desmarest[211] allant à l’échafaud: «Je ne crie merci qu’à Dieu.»

Je rencontrai à ce collège deux hommes devenus depuis différemment célèbres: Moreau le général[212], et Limoëlan, auteur de la machine infernale, aujourd’hui prêtre en Amérique[213]. Il n’existe qu’un portrait de Lucile, et cette méchante miniature a été faite par Limoëlan, devenu peintre pendant les détresses révolutionnaires. Moreau était externe, Limoëlan, pensionnaire. On a rarement trouvé à la même époque, dans une même province, dans une même petite ville, dans une même maison d’éducation, des destinées aussi singulières. Je ne puis m’empêcher de raconter un tour d’écolier que joua au préfet de semaine mon camarade Limoëlan.

Le préfet avait coutume de faire sa ronde dans les corridors, après la retraite, pour voir si tout était bien: il regardait à cet effet par un trou pratiqué dans chaque porte. Limoëlan, Gesril, Saint-Riveul et moi nous couchions dans la même chambre:

D’animaux malfaisants, c’était un fort bon plat.

Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le trou avec du papier: le préfet poussait le papier et nous surprenait sautant sur nos lits et cassant nos chaises.

Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher et à éteindre la lumière. Bientôt nous l’entendons se lever, aller à la porte, et puis se remettre au lit. Un quart d’heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied. Comme avec raison nous lui étions suspects, il s’arrête à la porte, écoute, regarde, n’aperçoit point de lumière[214] …………… «Qui est-ce qui a fait cela?» s’écrie-t-il en se précipitant dans la chambre. Limoëlan d’étouffer de rire et Gesril de dire en nasillant, avec son air moitié niais, moitié goguenard: «Qu’est-ce donc, monsieur le préfet?» Voilà Saint-Riveul et moi à rire comme Limoëlan et à nous cacher sous nos couvertures.

On ne put rien tirer de nous: nous fûmes héroïques. Nous fûmes mis tous quatre en prison au caveau: Saint-Riveul fouilla la terre sous une porte qui communiquait à la basse-cour; il engagea la tête dans cette taupinière, un porc accourut, et lui pensa manger la cervelle; Gesril se glissa dans les caves du collège et mit couler un tonneau de vin; Limoëlan démolit un mur, et moi, nouveau Perrin Dandin, grimpant dans un soupirail, j’ameutai la canaille de la rue par mes harangues. Le terrible auteur de la machine infernale, jouant cette niche de polisson à un préfet de collège, rappelle en petit Cromwell barbouillant d’encre la figure d’un autre régicide, qui signait après lui l’arrêt de mort de Charles I er.

Quoique l’éducation fût très religieuse au collège de Rennes, ma ferveur se ralentit: le grand nombre de mes maîtres, et de mes camarades multipliait les occasions de distraction. J’avançai dans l’étude des langues; je devins fort en mathématiques, pour lesquelles j’ai toujours eu un penchant décidé: j’aurais fait un bon officier de marine ou de génie. En tout j’étais né avec des dispositions faciles: sensible aux choses sérieuses comme aux choses agréables, j’ai commencé par la poésie, avant d’en venir à la prose; les arts me transportaient; j’ai passionnément aimé la musique et l’architecture. Quoique prompt à m’ennuyer de tout, j’étais capable des plus petits détails; étant doué d’une patience à toute épreuve, quoique fatigué de l’objet qui m’occupait, mon obstination était plus forte que mon dégoût. Je n’ai jamais abandonné une affaire quand elle a valu la peine d’être achevée; il y a telle chose que j’ai poursuivie quinze et vingt ans de ma vie, aussi plein d’ardeur le dernier jour que le premier.

Cette souplesse de mon intelligence se retrouvait dans les choses secondaires. J’étais habile aux échecs, adroit au billard, à la chasse, au maniement des armes; je dessinais passablement; j’aurais bien chanté, si l’on eût pris soin de ma voix. Tout cela, joint au genre de mon éducation, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai point senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encore moins la morgue et l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs.

Je passai deux ans au collège de Rennes: Gesril le quitta dix-huit mois avant moi. Il entra dans la marine. Julie, ma troisième sœur, se maria dans le cours de ces deux années: elle épousa le comte de Farcy, capitaine au régiment de Condé, et s’établit avec son mari à Fougères, où déjà habitaient mes deux sœurs aînées, mesdames de Marigny et de Québriac. Le mariage de Julie eut lieu à Combourg, et j’assistai à la noce[215]. J’y rencontrai cette comtesse de Tronjoli[216] qui se fit remarquer par son intrépidité à l’échafaud: cousine et intime amie du marquis de La Rouërie, elle fut mêlée à sa conspiration. Je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille; je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère. Chaque pas dans la vie m’ouvrait une nouvelle perspective; j’entendais la voix lointaine et séduisante des passions qui venaient à moi; je me précipitais au-devant de ces sirènes, attiré par une harmonie inconnue. Il se trouva que, comme le grand prêtre d’Éleusis, j’avais des encens divers pour chaque divinité. Mais les hymnes que je chantais, en brûlant ces encens, pouvaient-ils s’appeler baumes,[217] ainsi que les poésies de l’hiérophante?

* * *

Après le mariage de Julie, je partis pour Brest. En quittant le grand collège de Rennes, je ne sentis point le regret que j’éprouvai en sortant du petit collège de Dol; peut-être n’avais-je plus cette innocence qui nous fait un charme de tout; le temps commençait à la déclore. J’eus pour mentor dans ma nouvelle position un de mes oncles maternels, le comte Ravenel de Boisteilleul, chef d’escadre215], dont un des fils[219] officier très distingué d’artillerie dans les armées de Bonaparte, a épousé la fille unique[220] de ma sœur la comtesse de Farcy.

Arrivé à Brest, je ne trouvai point mon brevet d’aspirant; je ne sais quel accident l’avait retardé. Je restai ce qu’on appelait soupirant, et, comme tel, exempt d’études régulières. Mon oncle me mit en pension dans la rue de Siam, à une table d’hôte d’aspirants, et me présenta au commandant de la marine, le comte Hector[221].

Abandonné à moi-même pour la première fois, au lieu de me lier avec mes futurs camarades, je me renfermai dans mon instinct solitaire. Ma société habituelle se réduisit à mes maîtres d’escrime, de dessin et de mathématiques.

Cette mer que je devais rencontrer sur tant de rivages baignait à Brest l’extrémité de la péninsule armoricaine: après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes et des mondes inconnus; mon imagination se jouait dans ces espaces. Souvent, assis sur quelque mât qui gisait le long du quai de Recouvrance, je regardais les mouvements de la foule: constructeurs, matelots, militaires, douaniers, forçats, passaient et repassaient devant moi. Des voyageurs débarquaient et s’embarquaient, des pilotes commandaient la manœuvre, des charpentiers équarrissaient des pièces de bois, des cordiers filaient des câbles, des mousses allumaient des feux sous des chaudières d’où sortaient une épaisse fumée et la saine odeur du goudron. On portait, on reportait, on roulait de la marine aux magasins, et des magasins à la marine, des ballots de marchandises, des sacs de vivres, des trains d’artillerie. Ici des charrettes s’avançaient dans l’eau à reculons pour recevoir des chargements; là, des palans enlevaient des fardeaux, tandis que des grues descendaient des pierres, et que des cure-môles creusaient des atterrissements. Des forts répétaient des signaux, des chaloupes allaient et venaient, des vaisseaux appareillaient ou rentraient dans les bassins.

Mon esprit se remplissait d’idées vagues sur la société, sur ses biens et ses maux. Je ne sais quelle tristesse me gagnait; je quittais le mât sur lequel j’étais assis; je remontais le Penfeld, qui se jette dans le port; j’arrivais à un coude où ce port disparaissait. Là ne voyant plus rien qu’une vallée tourbeuse, mais entendant encore le murmure confus de la mer et la voix des hommes, je me couchais au bord de la petite rivière. Tantôt regardant couler l’eau, tantôt suivant des yeux le vol de la corneille marine, jouissant du silence autour de moi, ou prêtant l’oreille aux coups de marteau du calfat, je tombais dans la plus profonde rêverie. Au milieu de cette rêverie, si le vent m’apportait le son du canon d’un vaisseau qui mettait à la voile, je tressaillais et des larmes mouillaient mes yeux.

Un jour, j’avais dirigé ma promenade vers l’extrémité extérieure du port, du côté de la mer: il faisait chaud; je m’étendis sur la grève et m’endormis. Tout à coup je suis réveillé par un bruit magnifique; j’ouvre les yeux, comme Auguste pour voir les trirèmes dans les mouillages de la Sicile, après la victoire sur Sextus Pompée; les détonations de l’artillerie se succédaient; la rade était semée de navires: la grande escadre française rentrait après la signature de la paix. Les vaisseaux manœuvraient sous voile, se couvraient de feux, arboraient des pavillons, présentaient la poupe, la proue, le flanc, s’arrêtaient en jetant l’ancre au milieu de leur course, ou continuaient à voltiger sur les flots. Rien ne m’a jamais donné une plus haute idée de l’esprit humain; l’homme semblait emprunter dans ce moment quelque chose de Celui qui a dit à la mer: «Tu n’iras pas plus loin. Non procedes amplius. »

Tout Brest accourut. Des chaloupes se détachent de la flotte et abordent au môle. Les officiers dont elles étaient remplies, le visage brûlé par le soleil, avaient cet air étranger qu’on apporte d’un autre hémisphère, et je ne sais quoi de gai, de fier, de hardi, comme des hommes qui venaient de rétablir l’honneur du pavillon national. Ce corps de la marine, si méritant, si illustre, ces compagnons des Suffren, des Lamothe-Piquet, des du Couëdic, des d’Estaing, échappés aux coups de l’ennemi, devaient tomber sous ceux des Français!

Je regardais défiler la valeureuse troupe, lorsqu’un des officiers se détache de ses camarades et me saute au cou: c’était Gesril. Il me parut grandi, mais faible et languissant d’un coup d’épée qu’il avait reçu dans la poitrine. Il quitta Brest le soir même pour se rendre dans sa famille. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis, peu de temps avant sa mort héroïque; je dirai plus tard en quelle occasion. L’apparition et le départ subit de Gesril me firent prendre une résolution qui a changé le cours de ma vie: il était écrit que ce jeune homme aurait un empire absolu sur ma destinée.

On voit comment mon caractère se formait, quel tour prenaient mes idées, quelles furent les premières atteintes de mon génie, car j’en puis parler comme d’un mal, quel qu’ait été ce génie, rare ou vulgaire, méritant ou ne méritant pas le nom que je lui donne, faute d’un autre mot pour m’exprimer. Plus semblable au reste des hommes, j’eusse été plus heureux: celui qui, sans m’ôter l’esprit, fût parvenu à tuer ce qu’on appelle mon talent, m’aurait traité en ami.

Lorsque le comte de Boisteilleul me conduisait chez M. d’Hector, j’entendais les jeunes et les vieux marins raconter leurs campagnes et causer des pays qu’ils avaient parcourus: l’un arrivait de l’Inde, l’autre de l’Amérique; celui-là devait appareiller pour faire le tour du monde, celui-ci allait rejoindre la station de la Méditerranée, visiter les côtes de la Grèce. Mon oncle me montra La Pérouse[222] dans la foule, nouveau Cook dont la mort est le secret des tempêtes. J’écoutais tout, je regardais tout, sans dire une parole; mais la nuit suivante, plus de sommeil: je la passais à livrer en imagination des combats, ou à découvrir des terres inconnues.

Quoi qu’il en soit, en voyant Gesril retourner chez ses parents, je pensai que rien ne m’empêchait d’aller rejoindre les miens. J’aurais beaucoup aimé le service de la marine, si mon esprit d’indépendance ne m’eût éloigné de tous les genres de service: j’ai en moi une impossibilité d’obéir. Les voyages me tentaient, mais je sentais que je ne les aimerais que seul, en suivant ma volonté. Enfin, donnant la première preuve de mon inconstance, sans en avertir mon oncle Ravenel, sans écrire à mes parents, sans en demander permission à personne, sans attendre mon brevet d’aspirant, je partis un matin pour Combourg où je tombai comme des nues.

Je m’étonne encore aujourd’hui qu’avec la frayeur que m’inspirait mon père, j’eusse osé prendre une pareille résolution, et ce qu’il y a d’aussi étonnant, c’est la manière dont je fus reçu. Je devais m’attendre aux transports de la plus vive colère, je fus accueilli doucement. Mon père se contenta de secouer la tête comme pour dire: «Voilà une belle équipée!» Ma mère m’embrassa de tout son cœur en grognant, et ma Lucile avec un ravissement de joie.