Sicut nubes… quasi naves… velut umbra (Job. [46])
Paris, 1 er décembre 1833.
Comme il m’est impossible de prévoir le moment de ma fin; comme à mon âge les jours accordés à l’homme ne sont que des jours de grâce, ou plutôt de rigueur, je vais, dans la crainte d’être surpris, m’expliquer sur un travail destiné à tromper pour moi l’ennui de ces heures dernières et délaissées, que personne ne veut, et dont on ne sait que faire.
Les Mémoires à la tête desquels on lira cette préface embrassent et embrasseront le cours entier de ma vie; ils ont été commencés dès l’année 1811 et continués jusqu’à ce jour. Je raconte dans ce qui est achevé et raconterai dans ce qui n’est encore qu’ébauché mon enfance, mon éducation, ma jeunesse, mon entrée au service, mon arrivée à Paris, ma présentation à Louis XVI, les premières scènes de la Révolution, mes voyages en Amérique, mon retour en Europe, mon émigration en Allemagne et en Angleterre, ma rentrée en France sous le Consulat, mes occupations et mes ouvrages sous l’empire, ma course à Jérusalem, mes occupations et mes ouvrages sous la restauration, enfin l’histoire complète de cette restauration et de sa chute.
J’ai rencontré presque tous les hommes qui ont joué de mon temps un rôle grand ou petit à l’étranger et dans ma patrie. Depuis Washington jusqu’à Napoléon, depuis Louis XVIII jusqu’à Alexandre, depuis Pie VII jusqu’à Grégoire XVI, depuis Fox, Burke, Pitt, Sheridan, Londonderry, Capo-d’Istrias, jusqu’à Malesherbes, Mirabeau, etc.; depuis Nelson, Bolivar, Méhémet, pacha d’Égypte jusqu’à Suffren, Bougainville, Lapeyrouse, Moreau, etc. J’ai fait partie d’un triumvirat qui n’avait point eu d’exemple: trois poètes opposés d’intérêts et de nations se sont trouvés, presque à la fois, ministres des Affaires étrangères, moi en France, M. Canning en Angleterre, M. Martinez de la Rosa en Espagne. J’ai traversé successivement les années vides de ma jeunesse, les années si remplies de l’ère républicaine, des fastes de Bonaparte et du règne de la légitimité.
J’ai exploré les mers de l’Ancien et du Nouveau-Monde, et foulé le sol des quatre parties de la terre. Après avoir campé sous la hutte de l’Iroquois et sous la tente de l’Arabe, dans les wigwuams des Hurons, dans les débris d’Athènes, de Jérusalem, de Memphis, de Carthage, de Grenade, chez le Grec, le Turc et le Maure, parmi les forêts et les ruines; après avoir revêtu la casaque de peau d’ours du sauvage et le cafetan de soie du mameluck, après avoir subi la pauvreté, la faim, la soif et l’exil, je me suis assis, ministre et ambassadeur, brodé d’or, bariolé d’insignes et de rubans, à la table des rois, aux fêtes des princes et des princesses, pour retomber dans l’indigence et essayer de la prison.
J’ai été en relation avec une foule de personnages célèbres dans les armes, l’Église, la politique, la magistrature, les sciences et les arts. Je possède des matériaux immenses, plus de quatre mille lettres particulières, les correspondances diplomatiques de mes différentes ambassades, celles de mon passage au ministère des Affaires étrangères, entre lesquelles se trouvent des pièces à moi particulières, uniques et inconnues. J’ai porté le mousquet du soldat, le bâton du voyageur, le bourdon du pèlerin: navigateur, mes destinées ont eu l’inconstance de ma voile; alcyon, j’ai fait mon nid sur les flots.
Je me suis mêlé de paix et de guerre; j’ai signé des traités, des protocoles, et publié chemin faisant de nombreux ouvrages. J’ai été initié à des secrets de partis, de cour et d’état; j’ai vu de près les plus rares malheurs, les plus hautes fortunes, les plus grandes renommées. J’ai assisté à des sièges, à des congrès, à des conclaves, à la réédification et à la démolition des trônes. J’ai fait de l’histoire, et je pouvais l’écrire. Et ma vie solitaire, rêveuse, poétique, marchait au travers de ce monde de réalités, de catastrophes, de tumulte, de bruit, avec les fils de mes songes, Chactas, René, Eudore, Aben-Hamet, avec les filles de mes chimères, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, Cymodocée. En dedans et à côté de mon siècle, j’exerçais peut-être sur lui, sans le vouloir et sans le chercher, une triple influence religieuse, politique et littéraire.
Je n’ai plus autour de moi que quatre ou cinq contemporains d’une longue renommée. Alfieri, Canova et Monti ont disparu; de ses jours brillants, l’Italie ne conserve que Pindemonte et Manzoni. Pellico a usé ses belles années dans les cachots du Spielberg; les talents de la patrie de Dante sont condamnés au silence, ou forcés de languir en terre étrangère; lord Byron et M. Canning sont morts jeunes; Walter Scott nous a laissés; Gœthe nous a quittés rempli de gloire et d’années. La France n’a presque plus rien de son passé si riche, elle commence une autre ère: je reste pour enterrer mon siècle, comme le vieux prêtre qui, dans le sac de Béziers, devait sonner la cloche avant de tomber lui-même, lorsque le dernier citoyen aurait expiré.
Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes.
Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le consulat et l’empire, ma vie a été littéraire; depuis la restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.
Dans mes trois carrières successives, je me suis toujours proposé une grande tâche: voyageur, j’ai aspiré à la découverte du monde polaire; littérateur, j’ai essayé de rétablir la religion sur ses ruines; homme d’état, je me suis efforcé de donner au peuple le vrai système monarchique représentatif avec ses diverses libertés: j’ai du moins aidé à conquérir celle qui les vaut, les remplace, et tient lieu de toute constitution, la liberté de la presse. Si j’ai souvent échoué dans mes entreprises, il y a eu chez moi faillance de destinée. Les étrangers qui ont succédé dans leurs desseins furent servis par la fortune; ils avaient derrière eux des amis puissants et une patrie tranquille. Je n’ai pas eu ce bonheur.
Des auteurs modernes français de ma date, je suis quasi le seul dont la vie ressemble à ses ouvrages: voyageur, soldat, poète, publiciste, c’est dans les bois que j’ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j’ai peint la mer, dans les camps que j’ai parlé des armes, dans l’exil que j’ai appris l’exil, dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées, que j’ai étudié les princes, la politique, les lois et l’histoire. Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort. Dans l’Italie et l’Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance, les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d’Ercilla, de Cervantes!
En France nos anciens poètes et nos anciens historiens chantaient et écrivaient au milieu des pèlerinages et des combats: Thibault, comte de Champagne, Villehardouin, Joinville, empruntent les félicités de leur style des aventures de leur carrière; Froissard va chercher l’histoire sur les grands chemins, et l’apprend des chevaliers et des abbés, qu’il rencontre, avec lesquels il chevauche. Mais, à compter du règne de François I er, nos écrivains ont été des hommes isolés dont les talents, pouvaient être l’expression de l’esprit, non des faits de leur époque. Si j’étais destiné à vivre, je représenterais dans ma personne, représentée dans mes mémoires, les principes, les idées, les événements, les catastrophes, l’épopée de mon temps, d’autant plus que j’ai vu finir et commencer un monde, et que les caractères opposés de cette fin et de ce commencement se trouvent mêlés dans mes opinions. Je me suis rencontré entre les deux siècles comme au confluent de deux fleuves; j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles.
Les Mémoires, divisés en livres et en parties, sont écrits à différentes dates et en différents lieux: ces sections amènent naturellement des espèces de prologues qui rappellent les accidents survenus depuis les dernières dates, et peignent les lieux où je reprends le fil de ma narration. Les événements variés et les formes changeantes de ma vie entrent ainsi les uns dans les autres: il arrive que, dans les instants de mes prospérités, j’ai à parler du temps de mes misères, et que dans mes jours de tribulation, je retrace mes jours de bonheur. Les divers sentiments de mes âges divers, ma jeunesse pénétrant dans ma vieillesse, la gravité de mes années d’expérience attristant mes années légères, les rayons de mon soleil, depuis son aurore jusqu’à son couchant, se croisant et se confondant comme les reflets épars de mon existence, donnent une sorte d’unité indéfinissable à mon travail; mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau; mes souffrances deviennent des plaisirs, mes plaisirs des douleurs, et l’on ne sait si ces Mémoires sont l’ouvrage d’une tête brune ou chenue.
Je ne dis point ceci pour me louer, car je ne sais si cela est bon, je dis ce qui est, ce qui est arrivé, sans que j’y songeasse, par l’inconstance même des tempêtes déchaînées contre ma barque, et qui souvent ne m’ont laissé pour écrire tel ou tel fragment de ma vie que l’écueil de mon naufrage.
J’ai mis à composer ces Mémoires une prédilection toute paternelle, je désirerais pouvoir ressusciter à l’heure des fantômes pour en corriger les épreuves: les morts vont vite.
Les notes qui accompagnent le texte sont de trois sortes: les premières, rejetées à la fin des volumes, comprennent les éclaircissements et pièces justificatives; les secondes, au bas des pages, sont de l’époque même du texte; les troisièmes, pareillement au bas des pages, ont été ajoutées depuis la composition de ce texte, et portent la date du temps et du lieu où elles ont été écrites. Un an ou deux de solitude dans un coin de la terre suffiraient à l’achèvement de mes Mémoires; mais je n’ai eu de repos que durant les neuf mois où j’ai dormi la vie dans le sein de ma mère: il est probable que je ne retrouverai ce repos avant-naître, que dans les entrailles de notre mère commune après-mourir.
Plusieurs de mes amis m’ont pressé de publier à présent une partie de mon histoire; je n’ai pu me rendre à leur vœu. D’abord, je serais, malgré moi, moins franc et moins véridique; ensuite, j’ai toujours supposé que j’écrivais assis dans mon cercueil. L’ouvrage a pris de là un certain caractère religieux que je ne lui pourrais ôter sans préjudice; il m’en coûterait d’étouffer cette voix lointaine qui sort de la tombe et que l’on entend dans tout le cours du récit. On ne trouvera pas étrange que je garde quelques faiblesses, que je sois préoccupé de la fortune du pauvre orphelin, destiné à rester après moi sur la terre. Si Minos jugeait que j’ai assez souffert dans ce monde pour être au moins dans l’autre une Ombre heureuse, un peu de lumière des Champs-Élysées, venant éclairer mon dernier tableau, servirait à rendre moins saillants les défauts du peintre; la vie me sied mal; la mort m’ira peut-être mieux.