En présentant au public, pour la première fois, une édition des Mémoires d’Outre-tombe conforme au plan et aux divisions de l’auteur, nous avons la confiance que les lecteurs, ayant enfin sous les yeux son livre, tel qu’il l’a conçu et exécuté, partageront l’enthousiasme qu’il excita, il y a un demi-siècle, chez tous ceux qui furent admis aux lectures de l’Abbaye-au-Bois.
Il réunit, en effet, à un degré rare, ces qualités maîtresses: d’une part, l’unité, la proportion, la beauté de l’ordonnance; – d’autre part, la souplesse, la vigueur, la grâce et l’éclat du style.
Quelques mots sur ce dernier point.
Parce que Chateaubriand a revu son ouvrage jusqu’à ses dernières années, et que sa main, affaiblie par l’âge, y a fait en quelques endroits des retouches malheureuses, on s’est plu à y voir une œuvre de vieillesse et de déclin, comparable à la dernière toile du Titien, à ce Christ au Tombeau que l’on montre à Venise, à l’Académie des beaux-arts, et que le peintre, âgé de quatre-vingt-dix-neuf ans, a signé d’une main tremblante, senescente manu. Rien de moins exact. Chateaubriand a commencé ses Mémoires au mois d’octobre 1811, au lendemain de la publication de l’ Itinéraire, c’est-à-dire à l’heure où son talent, en pleine vigueur, conservait encore la fraîcheur et la grâce de la jeunesse. De 1811 à 1814, il écrit les premiers livres, l’histoire de son enfance, sa vie sur les landes et les grèves bretonnes, au fond du vieux manoir de Combourg, auprès de sa sœur Lucile, sous l’œil sévère de son père, ce grand vieillard dont il a tracé un portrait inoubliable. La Restauration, en le jetant dans la vie politique, en l’obligeant à se mesurer avec les faits et à en tenir compte, à prouver et à convaincre, au lieu de peindre seulement et de charmer, révèle chez lui des dons nouveaux et de nouvelles qualités de style. Il se trouve que ce poète est un historien et un polémiste; il écrit les Réflexions politiques, la Monarchie selon la Charte, les articles du Conservateur, les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry. Certes, ce n’est pas à ce moment que son talent baisse et que son génie décline. C’est à ce moment pourtant que prend place la rédaction d’une partie considérable des Mémoires. Le tableau des premiers mouvements de la Révolution, le voyage en Amérique, l’émigration, les combats à l’armée des princes et, jusqu’à la rentrée en France en 1800, la vie de l’exilé à Londres, les années de misère et d’étude, de deuil et d’espérance, qui préparaient et annonçaient déjà l’avenir du poète, pareilles à cette aube obscure, et pourtant pleine de promesses, qui précède l’éclat du jour naissant et de la gloire prochaine: ces belles pages ont été écrites en 1821 et 1822, à Berlin et à Londres, dans les moments de loisir que laissaient à l’auteur les travaux et les fêtes de ses deux ambassades. Le récit de l’ambassade de Rome a été composé à Rome même, en 1828 et 1829; il est contemporain par conséquent de ces admirables dépêches diplomatiques qui sont restées des modèles du genre. Donc, ici encore, il ne saurait être question de déclin et d’affaiblissement littéraire. Ce qui vient ensuite, – la révolution de Juillet, le voyage à Prague et le voyage à Venise, les rêveries au Lido et sur les grands chemins de Bohême, les considérations sur l’ Avenir du monde, – tout cela est de la même date que les Études historiques et les célèbres brochures sur La Restauration et la monarchie élective, sur le Bannissement de Charles X et de sa famille, et sur la Captivité de M me la duchesse de Berry. Le génie de l’écrivain avait encore toute sa coloration et toute sa trempe: l’éclair jaillissait encore de l’épée de Roland.
Reste, il est vrai, la partie des Mémoires qui va de 1800 à 1828, et qui a été écrite de 1836 à 1839. Cette partie est-elle inférieure aux autres? En 1836, Chateaubriand avait soixante-huit ans, l’âge précisément auquel M. Guizot commença d’écrire ses Mémoires, le plus parfait de ses ouvrages. En 1839, l’auteur du Génie du Christianisme avait soixante et onze ans, l’âge auquel Malherbe, dans l’une de ses plus belles odes, s’écriait avec une confiance que justifiait sa pièce même:
Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages;
Mon esprit seulement, exempt de sa rigueur,
À de quoi témoigner en ses derniers ouvrages
Sa première vigueur. [34]
Chateaubriand se pouvait rendre le même témoignage. Il écrivait alors et faisait paraître le Congrès de Vérone.[35]
Ce livre n’est pas autre chose qu’un fragment des Mémoires: l’auteur s’était résolu à le détacher de son œuvre et à le publier séparément, parce que cet épisode, en raison des développements qu’il avait reçus sous sa plume, aurait dérangé l’économie de ses Mémoires et leur eût enlevé ce caractère d’harmonieuse proportion qu’il voulait avant tout leur conserver. Tant vaut le Congrès de Vérone, au point de vue du style – le seul qui nous occupe en ce moment – tant vaut nécessairement toute la partie des Mémoires d’Outre-tombe, composée à la même date, écrite avec la même encre. Or, voici comme un excellent juge, Alexandre Vinet, appréciait le style du Congrès de Vérone:
Ce livre est une belle œuvre d’historien et de politique; mais quand elle ferait, sous ces deux rapports, moins d’honneur à M. de Chateaubriand, quel honneur ne fait-elle pas à son talent d’écrivain? Nous ne croyons pas que, dans aucun de ses ouvrages, il ait répandu plus de beautés, ni des beautés plus vraies et plus diverses. La verve et la perfection de la forme ne sont point ici aux dépens l’une de l’autre; toutes les deux sont à la fois portées au plus haut degré, et semblent dériver l’une de l’autre. Le style propre à M. de Chateaubriand ne nous a jamais paru plus accompli que dans cette dernière production; nous devrions dire les styles, car il y en a plusieurs, et dans chacun il est presque également parfait. L’homme d’État dans ses éloquentes dépêches, l’historien-poète dans ses vivants tableaux, le peintre des mœurs dans ses sarcasmes mordants et altiers, se disputent le prix et nous laissent indécis dans l’admiration… On a l’air de croire que l’auteur d’ Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé, depuis lors, d’être en voie de progrès; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque «de sa plus verte nouveauté…» Ce talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l’ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir, et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière [36].
À l’appui de ses éloges, Alexandre Vinet fait de nombreuses citations. Il se trouve que toutes sont empruntées à des passages des Mémoires d’Outre-tombe que Chateaubriand avait intercalés dans le texte du Congrès de Vérone. N’est-ce pas là la preuve, une preuve décisive, que la portion des Mémoires écrite de 1836 à 1839, la seule qui aurait pu causer quelque inquiétude littéraire, ne le cède en rien aux autres parties de l’ouvrage?