Vers 1866 – ou, pour être tout à fait exact, en 1867 – M. Alexandre Dumas fils a publié avec grand succès, un roman intitulé l’ Affaire Clémenceau. Se doutait-il qu’un siècle auparavant, en 1766, au plus fort de la querelle de La Chalotais et du duc d’Aiguillon, une autre «affaire Clémenceau» avait été lancée à Rennes, et que le roman chalotiste avait fait plus de tapage que le sien? Le livre d’Alexandre Dumas avait pour second titre: Mémoire à consulter. Or, j’ai sous les yeux quelques-uns des nombreux écrits publiés à Rennes et à Paris sur l’affaire de 1766, et l’un d’eux a de même pour titre: Mémoire à consulter pour le sieur Clémenceau. Je vais essayer de résumer aussi brièvement que possible ce Mémoire oublié, qui dut intéresser tout particulièrement la mère de Chateaubriand, puisqu’aussi bien, nous le savons, elle s’était «jetée avec ardeur dans l’affaire La Chalotais», et qu’elle retrouvait, parmi les personnages dont il était question dans le Mémoire à consulter,sa propre sœur et l’un de ses neveux.

Un Normand en résidence à Rennes, le sieur Bouquerel, avait écrit à M. de Saint-Florentin[519] une lettre anonyme fort injurieuse. Soupçonné d’en être l’auteur, arrêté et conduit à la Bastille, il avoua que la lettre était de sa main. Comme ce Bouquerel paraissait avoir eu des relations avec M. de La Chalotais, on résolut de joindre son affaire à celle du procureur général, et il fut ramené à Rennes. Il devait y être incarcéré aux Cordeliers, couvent voisin du Palais du Parlement; mais les préparatifs nécessaires pour le recevoir n’étant pas complètement terminés, on le déposa, pour une nuit, dans l’hôpital de Saint-Méen, maison de force semblable à celle de Charenton.

Le supérieur de Saint-Méen était un prêtre du nom de Clémenceau. Il avait été jésuite dans sa jeunesse, mais depuis 1740, c’est-à-dire depuis plus de vingt-cinq ans, il était sorti de la «Société». Il garda, durant une nuit, l’accusé Bouquerel, et quand celui-ci, transféré aux Cordeliers, demanda à se confesser, ce fut M. Clémenceau que l’autorité militaire fit venir.

Aux Cordeliers, le supérieur de Saint-Méen fut en rapports avec un officier de dragons du nom de des Fourneaux, qui se trouvait préposé à la garde de Bouquerel. C’était un homme très brave, qui avait sauvé son colonel sur le champ de bataille. Dans une affaire, il avait reçu, disait-on, quatorze coups de sabre sur la tête. Il en avait gardé l’esprit un peu faible, et il perdit tout son sang-froid, quand il se vit en présence d’un prisonnier comme Bouquerel, lequel, depuis son entrée aux Cordeliers, avait des accès de folie réels ou simulés. M. Clémenceau lui demanda s’il voulait se charger de la malle de Bouquerel et d’une bourse trouvée sur lui. Des Fourneaux refusa et le prêtre dut alors s’adresser à l’intendant, qui l’autorisa à déposer l’argent et la malle au greffe criminel du Parlement.

Voilà les faits tels qu’ils furent racontés par Clémenceau et admis par le Parlement qui, après enquête, les reconnut vrais. De ces faits très simples allait sortir tout un roman.

Très inquiet d’être le gardien d’un homme dont l’affaire avait de la connexité avec le procès La Chalotais, M. des Fourneaux prétexta sa mauvaise santé, et il obtint qu’on le débarrassât de Bouquerel. Il n’en resta pas moins obsédé de terreur, à la pensée qu’il avait attiré sur sa tête la haine des partisans de Bouquerel et celle de tous les Chalotistes. Son régiment ayant quitté Rennes pour prendre ses quartiers à Blain, il fit là une grave maladie. Dans un accès de fièvre chaude, il courut chez une dame Roland de Lisle, et lui tint les propos les plus extravagants, disant qu’il était Jésus-Christ, et parlant en même temps d’un prisonnier d’État menacé d’empoisonnement.

Sur ces entrefaites vint de Blain à Rennes un jeune homme de dix-huit ans, Annibal Moreau, fils d’un procureur au Parlement et soldat au même régiment que des Fourneaux. Il raconta à sa mère la maladie du lieutenant et en fit, peut-être sans en avoir conscience, une véritable légende. Des Fourneaux, disait-il, avait dans son délire souvent parlé de poison; il s’était dit circonvenu pour tuer un prisonnier; enfin, pendant sa convalescence, un jour qu’il entendait lire le Tableau des Assemblées,[520] il avait frémi au nom de M. Clémenceau. Annibal Moreau, qui ne savait rien de Bouquerel, pas même son existence, s’était dit que le prisonnier dont le souvenir torturait des Fourneaux devait être M. de La Chalotais; de là à supposer que l’empoisonnement dont parlait son officier avait dû être conseillé par «l’ex-jésuite» Clémenceau, il n’y avait qu’un pas, et ce pas Annibal l’avait franchi.

Les Moreau confièrent leurs soupçons à leurs amis, qui en parlèrent à d’autres. M me Moreau, d’ailleurs, ne se faisait pas faute d’embellir les récits de son fils. Elle racontait que M. des Fourneaux, alors qu’il résidait à Rennes, lui avait un jour demandé une fiole de lait qui pût servir de contre-poison. Les imaginations s’enflammèrent sur ce sujet, et le gros public, épris de scènes dramatiques et d’émotions violentes, eut vite fait de voir «l’ex-jésuite» Clémenceau se dressant devant des Fourneaux pour le tenter, une fiole de poison dans une main, une bourse pleine d’or dans l’autre.

La poire était mûre: il ne restait plus aux Chalotistes qu’à la cueillir. Ils avaient précisément sous la main l’homme qu’il leur fallait, un procureur du nom de Canon, ancien clerc de M. Moreau et très avant dans l’intimité de M me Moreau, homme de mœurs suspectes, de fortune mal aisée, friand de scandales et doué d’une imagination hardie. Il reprit à son compte tous les récits d’Annibal Moreau et de sa mère et en déposa en justice, les exagérant encore, les dénaturant au besoin. Il prétendit tenir des Moreau que le projet d’empoisonnement de La Chalotais avait été l’un des objets des «assemblées secrètes», et jamais ils n’avaient rien dit de semblable. Mais Canon croyait essentiel de lier l’affaire des assemblées à l’affaire Clémenceau, pour que les menées des Jésuites en parussent mieux combinées, selon un plan plus vigoureux. Très satisfait du reste de son rôle, enivré du bruit qui se faisait autour de son nom, il se plaisait à répéter et à faire sien le vers du poète:

Victrix causa Diis placuit, sed victa Canoni .

Une instruction fut ouverte. Le malheureux des Fourneaux subit de nombreux interrogatoires et fut confronté avec les principaux témoins. Il déclara n’avoir jamais parlé d’un ecclésiastique lui présentant du poison et de l’or. Il soutint aux Moreau qu’il ne les avait jamais entretenus d’aucune tentative faite sur lui pour le corrompre; il n’avait jamais, dit-il, prononcé devant eux le nom de La Chalotais. Aussi bien, toute la légende créée à son sujet s’évanouissait, aux yeux des gens non prévenus, devant le seul fait que des Fourneaux avait été le gardien non pas de La Chalotais, mais de Bouquerel; devant cet autre fait également certain que La Chalotais était dans la prison de Saint-Malo, quand des Fourneaux était à Rennes. Cependant, grâce aux intrigues des Chalotistes et aux nombreux partisans qu’ils comptaient dans le Parlement, le procès dura très longtemps. Ce fut seulement le 3 mai 1768 que la Cour rendit son arrêt. Jean Canon fut banni à perpétuité «hors du royaume». Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau, et Annibal Moreau, son fils, furent condamnés «en mille livres de dommages et intérêts, par forme de réparation civile au sieur Clémenceau seulement, applicables à l’hôpital de Saint-Méen; ladite somme supportable, savoir: six cents livres par Canon, deux cents livres par Annibal Moreau, et deux cents livres par ladite de Bedée»[521].

L’innocence de M. Clémenceau était proclamée par arrêt. Elle n’était douteuse pour aucune personne de bonne foi. Dans le camp de La Chalotais, on n’en continua pas moins à dire et à écrire que le «complot du poison» avait réellement existé. Des pamphlets chalotistes, cet inepte et grossier mensonge a passé dans les livres de nos historiens.

Dans le dispositif de l’arrêt du 5 mai 1768, le lecteur n’aura pas été sans remarquer cette ligne: «Julie-Angélique de Bedée, épouse de Jean-François Moreau…» La dame Moreau, qui fut si déplorablement mêlée à l’affaire Clémenceau, n’était rien moins, en effet, que la tante propre de Chateaubriand, une sœur de sa mère, celle-là même dont il dit dans ses Mémoires: «Une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage.» Fille d’Ange-Annibal de Bedée, seigneur de la Boüétardais, et de Bénigne-Jeanne-Marie de Ravenel du Boisteilleul, Julie-Angélique-Hyacinthe de Bedée avait épousé, le 14 avril 1744, «noble Me Jean-François Moreau, procureur au Parlement, noble échevin de la ville et communauté de Rennes». Leur fils Annibal était donc le cousin germain de Chateaubriand. Seul de tous les personnages de l’affaire Clémenceau, il vivra, grâce aux Mémoires où son glorieux parent a tracé de lui cet inoubliable portrait: «Un bruit lointain de voix se fait entendre, augmente, approche; ma porte s’ouvre: entrent mon frère et un de mes cousins, fils d’une sœur de ma mère qui avait fait un assez mauvais mariage… Mon cousin Moreau était un grand et gros homme, tout barbouillé de tabac, mangeant comme un ogre, parlant beaucoup, toujours trottant, soufflant, étouffant, la bouche entr’ouverte, la langue à moitié tirée, connaissant toute la terre, vivant dans les tripots, les antichambres et les salons».