Hachette, Le Rayon fantastique n°27, 1954
Illustration de René Caillé
Titre original : « Needle », 1950
Traduit de l’américain par Pierre-André Gruénais
I
NAUFRAGE
Les zones d’ombre sont en général de bons endroits pour se dissimuler, même sur la Terre. Une frange de pénombre peut évidemment exister à l’endroit où s’arrête la grande lumière crue.
En dehors de la Terre, là où n’existe aucune atmosphère pour diffuser les ondes lumineuses, la transition entre la lumière et l’ombre est nette. L’ombre elle-même de la Terre, par exemple, est un cône sombre d’un million et demi de kilomètres de long dont la pointe se trouve dans le prolongement du soleil. Ces ténèbres recèlent les germes d’une invisibilité encore plus parfaite que toutes celles que l’on peut imaginer, car les seules lumières qui y pénètrent proviennent des étoiles et des rais faiblement renvoyés par la mince atmosphère qui entoure la Terre.
Le Chasseur savait qu’il se trouvait dans l’ombre d’une planète, bien que n’ayant jamais entendu parler de la Terre. Il s’en était aperçu au moment où sa vitesse devenait inférieure à celle de la lumière. Très en avant de lui il avait découvert un carré noir entouré de rouge. Dans l’ombre où il était plongé seuls ses instruments de bord permettaient encore de détecter l’engin fugitif. Mais, brusquement, il constata que l’autre vaisseau était visible à l’œil nu, et aussitôt la légère inquiétude qui le tenaillait prit corps.
Il n’avait pas encore compris pourquoi le fuyard diminuait de vitesse. C’était peut-être dans le faible espoir de voir son poursuivant le dépasser suffisamment pour ne plus être à la portée des instruments de détection. Et sans cesse la décélération s’accentuait. L’engin fugitif continuait à se maintenir en ligne droite avec le monde qui se dessinait vaguement au-delà. Dans ces conditions il était extrêmement dangereux de chercher à rattraper trop vite le fuyard. Subitement, une immense lueur rouge signala que le premier engin venait d’entrer dans une atmosphère. La planète était donc beaucoup plus petite et infiniment plus proche que le Chasseur ne l’avait cru.
Le poursuivant comprit immédiatement la signification de ce formidable éclat rouge. De toute la puissance de ses générateurs, il fit un effort intense pour s’écarter le plus possible de la planète. En même temps, il fit glisser le restant de son corps dans la salle de contrôle pour protéger d’une sorte de coussin de gélatine le périt afin de le soustraire aux effets de la terrible décélération. Il se rendit compte sur-le-champ que ce ne serait pas suffisant. Il avait à peine eu le temps de se demander si la créature qui fuyait devant lui allait vraiment courir le risque de s’écraser avec son navire que déjà les premières vagues de l’enveloppe d’air qui entourait le monde vinrent freiner son piqué désespéré. Aussitôt les plaques de métal de la coque devinrent d’un rouge presque orangé sous l’effet de la chaleur.
Comme les engins plongeaient tout droit vers le cône d’ombre qu’ils allaient bientôt traverser, le fugitif redeviendrait invisible, une fois sa coque refroidie. Le Chasseur fit un ultime effort pour conserver les yeux fixés sur les instruments qui indiqueraient la marche de l’autre. Il fit bien, car le cylindre étincelant s’évanouit brusquement dans un énorme nuage de vapeur d’eau, voilant entièrement la surface sombre de la planète. Une fraction de seconde plus tard le vaisseau du Chasseur pénétra à son tour dans la masse vaporeuse et au même instant fut secoué par une terrible embardée faisant de sa course rectiligne une vrille inquiétante. Le pilote comprit qu’une des plaques de direction venait de lâcher, arrachée sans doute par la chaleur intense qui n’avait pu se dissiper. Pour l’instant il ne pouvait rien y faire. Il remarqua que l’autre engin venait de s’arrêter brusquement comme s’il était entré dans un mur. Mais il le vit repartir, beaucoup plus doucement d’ailleurs, et le pilote comprit que quelques secondes à peine le séparaient du même obstacle.
Sa supposition était exacte. Bien qu’ayant rentré au dernier moment les plaques de direction qui existaient encore, le navire du Chasseur continuait sa vrille et vint s’écraser presque à plat sur de l’eau. Sous le choc la coque s’ouvrit en deux d’un bout à l’autre comme une coquille d’œuf. Bien que toute son énergie cinétique eût été absorbée sur-le-champ, l’engin ne s’arrêta pas tout de suite. Il continua sa course beaucoup plus lentement, un peu comme une feuille morte qui tombe mollement, et le Chasseur sentit que ce qui restait de son engin allait s’immobiliser quelques secondes plus tard sur ce qui devait être le fond d’un lac ou de la mer.
« Au moins, se dit-il en lui-même, comme il commençait à reprendre ses esprits, mon fugitif doit être dans la même situation. » Il comprenait maintenant pourquoi l’autre machine s’était arrêtée brusquement pour amorcer ensuite un long mouvement de descente. Si le premier engin était entré percutant dans l’eau, le résultat devait être le même et leurs machines à tous deux dans le même état.
Avec d’infinies précautions le Chasseur tâta autour de lui et découvrit que la salle de contrôle qui avait été autrefois une pièce cylindrique de cinquante centimètres de diamètre sur soixante centimètres de long, n’était plus à présent qu’un mince espace compris entre deux plaques déchiquetées. Les soudures des plaques de métal de deux centimètres d’épaisseur composant la coque avaient cédé, ou plutôt s’étaient arrachées suivant une ligne de moindre résistance, car à l’origine l’ensemble se présentait sous la forme d’une seule enveloppe tubulaire en métal. Les parties hautes et basses s’étaient écrasées, et se touchaient presque à un ou deux centimètres près. À chaque bout de la pièce les cloisons étaient éventrées, ce qui prouvait que même cet alliage extrêmement résistant n’était pas à toute épreuve.
Le périt n’existait plus. Il avait été non seulement écrasé par l’affaissement des parois, mais le corps semi-liquide du Chasseur avait transmis la force de l’impact comme une presse hydraulique.
Tous les organes intérieurs du périt qui servait de support vivant au Chasseur étaient anéantis et, s’apercevant de cela, le Chasseur se retira lentement de l’intérieur de la petite créature. Il n’essaya pas de jeter hors du vaisseau ce qui restait du périt, car il pensait que, par la suite, il serait peut-être obligé de s’en servir comme nourriture. Cette idée lui fut fort déplaisante, le comportement du Chasseur à l’égard de l’animal étant semblable à celui d’un homme envers son chien fidèle. Toutefois le périt était beaucoup plus utile que n’importe quel animal domestique, avec ses mains délicates dont il avait appris à se servir au commandement, un peu comme le fait un éléphant avec sa trompe en obéissant aux ordres de son cornac.
Le Chasseur décida de poursuivre son exploration et fit passer par l’une des fentes de la coque un mince pseudopode qui avait la consistance de la gelée. Il savait déjà que le navire reposait dans l’eau salée, mais il ignorait à quelle profondeur, tout en ne la supposant pas très grande. Dans le monde où il était habitué à vivre, il aurait pu calculer avec beaucoup de précision la distance qui le séparait de la surface en se basant sur la pression qu’il ressentait. Mais celle-ci dépendait du poids d’une certaine quantité d’eau, et il n’avait pas eu le temps de demander des renseignements sur l’ordre de grandeur de la gravité de cette planète avant l’accident.
Dehors il faisait noir. Quand il parvint à modeler un œil en partant de ses propres tissus, car à présent il était séparé du périt, il ne découvrit rien aux alentours. Néanmoins, il s’aperçut brusquement qu’autour de lui la pression n’était pas constante. Elle croissait et décroissait avec une certaine régularité, et l’eau transmettait à sa substance éminemment sensible la pression des ondes à hautes fréquences qui pouvaient être des sons. En écoutant attentivement, il estima finalement qu’il devait se trouver tout près de la surface d’une étendue d’eau suffisamment vaste pour que des vagues très hautes puissent déferler. Une terrible tempête devait faire rage. Au cours de sa chute catastrophique il n’avait pourtant remarqué aucun trouble atmosphérique, mais cette constatation ne signifiait pas grand-chose, car il avait passé trop peu de temps dans l’atmosphère pour pouvoir déceler un vent même fort.
Tâtant dans la vase autour de l’épave de l’engin avec d’autres pseudopodes, il découvrit à son grand soulagement que la planète était habitée. Il en était déjà presque sûr, mais cette confirmation le remplit d’aise. L’eau contenait assez d’oxygène dissous pour subvenir à ses besoins, à condition qu’il ne cherchât pas à s’étendre trop. En conséquence il devait certainement exister de l’oxygène en grande quantité au-dessus de l’eau. Mieux valait, estimait-il, avoir des preuves palpables de l’existence d’êtres vivants. Il fut également très satisfait de découvrir un certain nombre de petits mollusques bivalves qu’il jugea, après essai, tout à fait comestibles. Comprenant que la nuit baignait cette portion de la planète, il décida de remettre à plus tard ses investigations.
Il reporta donc son attention sur les restes de son vaisseau. Il ne s’attendait évidemment pas à puiser des encouragements dans ce qu’il allait découvrir. Il éprouva même un triste sentiment de dénuement en constatant l’étendu des destructions. Les éléments extrêmement solides de la salle des machines avaient changé de forme sous le choc. Le poste de pilotage qui semblait à toute épreuve était aplati et tordu. On ne trouvait plus aucune trace des tubes de quartz contenant des gaz rares. Ils avaient dû être pulvérisés, entraînés par l’eau. Aucune créature vivante ayant une forme définie et un corps solide n’aurait pu espérer sortir sauve d’un tel accident. Cette idée lui redonna un peu de courage. D’autre part, il avait fait de son mieux pour protéger le périt et ce n’était vraiment pas de sa faute si ses soins s’étaient révélés insuffisants.
Assuré que rien d’utilisable ne subsistait du vaisseau, le Chasseur estima qu’il n’y avait rien à faire pour l’instant. Il lui était impossible d’entreprendre un travail quelconque tant qu’il n’aurait pas plus d’oxygène à sa disposition. Pour cela, il lui fallait gagner l’air libre.
Il s’installa alors dans le vague abri qu’offrait la cabine dévastée et attendit que la tempête s’apaisât et que le jour se levât. Dans une eau calme, à travers laquelle on apercevait une vague lueur, il estima pouvoir atteindre le rivage sans encombre. Les ondes sonores ne pouvaient provenir que de vagues se brisant sur une plage ou sur des rochers. De toute façon, la terre n’était pas loin.
Il demeura immobile plusieurs heures et pensa brusquement que son accident s’était peut-être produit sur une planète offrant toujours le même côté au soleil. À la réflexion il jugea cette éventualité impossible, car dans ce cas, le côté de l’ombre aurait certainement été trop froid pour que l’eau pût y demeurer à l’état liquide. Il lui sembla beaucoup plus probable que la lumière du jour fût à demi cachée par des nuages d’orage.
Depuis que le vaisseau s’était enfoncé dans la vase, l’épave n’avait pas bougé. Les troubles qui se passaient à la surface se manifestaient en poussées sous-marines que le Chasseur percevait, mais qui n’étaient pas assez fortes pour ébranler la masse de métal à demi enfouie. Certain, à présent, que la coque se trouvait solidement fixée, le naufragé sursauta brusquement lorsqu’il sentit trembler son abri, sous le choc d’un coup puissant.
Il étendit aussitôt un tentacule pour se rendre compte de ce qui se passait et fit naître un œil à l’extrémité. L’obscurité était encore trop profonde pour découvrir quoi que ce fût et il préféra se cantonner dans les explorations tactiles. Des vibrations produites par le frottement d’une substance rugueuse s’approchaient de lui, et soudain quelque chose de vivant frappa un de ses tentacules. Extrêmement sensible au toucher, l’extrémité du pseudopode s’accrocha dans une bouche, qui semblait extraordinairement fournie en dents coupantes.
La réaction du Chasseur fut immédiate. Il transforma aussitôt la portion de lui-même en contact avec ces dents pointues en un corps semi-liquide n’offrant plus aucune prise. En même temps il envoya un peu plus de son corps dans le tentacule le plus proche de l’étrange créature qu’il avait sentie.
Sa décision extrêmement rapide aurait pu le mettre dans une situation particulièrement périlleuse, étant donné la taille du visiteur inattendu. Il abandonna cependant l’épave du vaisseau et envoya les deux kilos de gelée qui composaient son corps vers la créature vivante qui pourrait certainement lui être très utile.
Le squale, un énorme requin-marteau de plus de trois mètres de long, avait sans doute été surpris, car on le sentait furieux ; mais comme tous ses congénères, il n’avait pas assez d’intelligence pour avoir peur. Ses mâchoires horribles cherchaient à se refermer sur ce qui avait paru être tout d’abord une substance solide, agréable à dévorer, mais qui, à présent, n’avait pas plus de consistance que l’eau environnante. Le Chasseur ne fit rien pour éviter son étau, car des blessures de cette sorte ne pouvaient le toucher. En revanche, il déploya des efforts désespérés pour que la partie de son corps qui se trouvait déjà dans la gueule du requin ne soit pas avalée. Il ne voulait pas courir le risque d’être mis en contact avec les sucs gastriques, son être, dépourvu de peau, ne lui permettant pas de résister à leurs effets, même temporairement. Pendant que le requin s’agitait de plus en plus, il envoya des pseudopodes en exploration le long de la peau rugueuse et sale. Un instant plus tard, il découvrit les cinq fentes respiratoires s’ouvrant de chaque côté de la tête du squale. C’était plus qu’il ne lui en fallait, et il ne poussa pas plus loin ses investigations. Avec une rapidité et une précision acquises de longue date, il s’y glissa.
Le Chasseur était un métazoaire, une créature multicellulaire comme l’homme ou les oiseaux, en dépit de son manque apparent de structure. Pourtant chaque cellule de son corps était infiniment plus petite que celle de la plupart des créatures terrestres, à peu près de la taille de la plus grande des molécules de protéine. Il lui était possible de développer un membre complet avec muscles et nerfs sensitifs en partant de ses propres tissus. L’ensemble de son corps était assez minuscule pour se glisser à travers les vaisseaux capillaires de toutes créatures organisées sans entraver notablement la circulation sanguine. Il n’éprouva donc aucune difficulté à se glisser à l’intérieur du corps, comparativement énorme, du requin.
Pour l’instant, il évita les nerfs et les vaisseaux sanguins et passa dans les interstices viscéraux qu’il rencontra près des muscles. Le squale se calma immédiatement dès que ce qu’il avait dans la gueule cessa d’envoyer des messages tactiles à son cerveau minuscule. En fait, le requin n’avait aucune mémoire de ce qui se passait la minute précédente. Pour le Chasseur qui avait réussi à se loger, ce n’était que le début d’une période d’activité particulièrement complexe. Le plus important, en premier lieu, était l’oxygène. Les surfaces de son corps renfermaient encore assez du précieux élément pour maintenir quelques minutes de vie tout au moins. Mais, à présent, il était à même de renouveler ses réserves, puisqu’il se trouvait dans le corps d’un animal consumant également de l’oxygène. Le chasseur envoya rapidement des prolongements microscopiques entre les cellules composant l’enveloppe des vaisseaux sanguins et put ainsi dérober les précieuses particules d’oxygène véhiculées par le sang. Il lui en fallait d’ailleurs très peu ; dans son propre monde, il avait habité durant des années dans le corps d’une créature vivant d’oxygène et ce avec le plein consentement de cette créature. Il avait d’ailleurs largement payé la dette contractée envers cet être qui lui permettait ainsi d’exister.
La seconde nécessité était de voir. Son hôte involontaire possédait vraisemblablement des yeux et, sa provision d’oxygène assurée, le Chasseur se mit à leur recherche. Il aurait pu évidemment faire passer une partie de son corps à travers la peau du requin pour installer un organe de vision, mais il risquait de réveiller la sensibilité du squale et, d’autre part, les lentilles toutes faites étaient, en général, supérieures à celles qu’il réalisait lui-même. Ses recherches furent soudainement interrompues. Le choc avait dû se produire très près de la terre, car la rencontre avec le requin avait eu lieu dans des eaux peu profondes. Les squales fréquentent, en général, les eaux troublées et on expliquait difficilement comment celui-ci avait pu s’approcher si près des brisants. Pendant que le monstre luttait avec le Chasseur, il avait dérivé rapidement vers la plage. Maintenant que son attention n’était plus fixée sur l’intrus qui était venu le déranger, le requin s’efforçait de regagner les eaux profondes. Après l’établissement du système permettant de dérober l’oxygène au sang du requin, celui-ci déploya une activité démesurée qui devait se traduire par une série d’événements qui éveillèrent l’attention du Chasseur.
Le système respiratoire des poissons fonctionne dans des conditions particulièrement précaires. L’oxygène dissous dans l’eau ne se présente jamais sous une très forte concentration et les poissons, même les plus puissants, n’emmagasinent jamais assez de gaz pour en avoir en réserve. Le Chasseur n’en empruntait guère pour demeurer en vie, mais il essayait à son tour de se constituer une provision personnelle du précieux élément. Comme le requin se servait au maximum de ses forces, la consommation en oxygène finit par dépasser la production. Ce fait eut bientôt deux conséquences. Tout d’abord la force physique du monstre diminua de plus en plus et la teneur en oxygène du sang devint de plus en plus faible. En conséquence, le Chasseur augmenta sans s’en rendre compte l’emprunt qu’il faisait dans le sang, fermant ainsi un cercle vicieux qui ne pouvait avoir qu’une issue.
Le Chasseur comprit ce qui allait se passer, bien ayant la mort du requin, mais ne fit rien pour y remédier, bien qu’il eût pu, sans dommage pour lui, diminuer de beaucoup sa consommation d’oxygène. Il lui aurait été également possible d’abandonner le corps du requin mais il n’avait aucunement l’intention de flotter à la ronde, sans défense, pour se trouver à la merci de la première créature assez rapide pour l’avaler tout entier.
Il demeura donc sur place en continuant à absorber le gaz vital, ayant compris qu’il était inutile de permettre au poisson de s’éloigner de la plage, qu’à tout prix il fallait atteindre. À présent il avait situé très exactement le requin sur l’échelle des êtres évolués, et n’éprouvait pas plus de regrets à l’idée de le tuer que n’aurait pu en avoir un homme.
Le monstre mit longtemps à mourir, bien que son sort se révélât très rapidement sans espoir. Lorsque le squale eut cessé de lutter, le Chasseur se remit à la recherche des yeux et finit par les trouver. Il déposa une mince pellicule de son corps autour des cellules rétiniennes, avec l’idée qu’un moment viendrait où il ferait assez jour pour y voir. Comme le squale, immobile à présent, annonçait une tendance fâcheuse à couler, le Chasseur se mit en devoir de lancer d’autres tentacules afin de saisir la moindre bulle d’air que la tempête aurait apportée. Grâce au bioxyde de carbone qu’il produisait lui-même, il finit par accumuler assez de gaz dans la cavité abdominale du squale pour retrouver toute son énergie. Il lui fallait, d’ailleurs, très peu de gaz, mais un certain temps lui fut nécessaire pour le récolter, étant trop minuscule pour en produire rapidement un gros volume.
Le bruit des brisants était maintenant beaucoup plus fort, et il put distraire un moment son attention de la tâche qu’il avait entreprise, pour se rendre compte que sa supposition était exacte : le requin flottait vers la côte. Les vagues imposaient au requin un mouvement assez gênant de haut en bas, qui d’ailleurs n’avait aucun effet sur le Chasseur. Il souhaitait, cependant, se déplacer dans le plan horizontal. Malheureusement, le mouvement était très lent dans ce sens-là et ce ne fut qu’une fois parvenu dans les eaux plus calmes, qu’il prit de l’amplitude.
Il attendit assez longtemps avant que son navire d’un nouveau genre bougeât moins et il craignait à tout moment d’être emporté, une fois de plus, vers les eaux profondes. Il n’en fut rien, et peu à peu le bruit des vagues et la force des embruns déferlants sur le requin diminuèrent notablement. Le Chasseur supposa que la tempête se calmait et il vit que la marée changeait de sens, ce qui n’avait aucune importance, du moins pour lui.
Au moment où l’aube naissante, jointe aux éclaircies qui s’ouvraient dans le ciel, laissa passer assez de clarté pour distinguer les environs, le corps du requin était bien au-delà de l’atteinte des plus fortes vagues. Hors de l’eau, les yeux du requin ne pourraient plus être d’aucune utilité, mais le chasseur découvrit que la surface focale de vision se trouvait à l’intérieur même de l’œil et il construisit une nouvelle rétine pour son seul usage, à l’endroit voulu. Les lentilles des yeux se révélèrent insuffisantes, mais il modifia leur rayon de courbure à l’aide d’une partie de son corps et fut bientôt à même d’observer ce qui se passait à l’extérieur sans s’exposer lui-même à être découvert.
Dans les déchirures qui existaient à présent parmi les nuages, on apercevait encore quelques étoiles très brillantes se détachant sur le fond de plus en plus grisâtre à mesure que le jour se levait. Les espaces dégagés se multiplièrent entre les nuées et lorsque le soleil apparut, le ciel était presque clair, bien que le vent soufflât avec violence.
Son poste d’observation n’était pas des meilleurs, cependant il pouvait apercevoir une vaste portion d’horizon autour de lui. D’un côté, la plage s’étendait jusqu’à une ligne d’arbres minces et élancés surmontés de larges bouquets de feuilles qui s’agitaient comme des plumes. Il ne pouvait voir plus loin, étant trop bas sur l’eau, bien que la végétation ne fût pas trop touffue pour arrêter les regards. De l’autre côté, on apercevait une autre plage, jonchée de débris, au-delà de laquelle on entendait le rugissement des vagues. D’où il se trouvait, le Chasseur ne pouvait pas apercevoir l’océan mais il était aisé d’en découvrir la direction. Vers la droite se trouvait une petite étendue d’eau qui, estima-t-il, devait être un lagon empli par la tempête et qui se vidait, à présent, de son trop-plein par une étroite ouverture qui ne laissait pas entrer les vagues. Ceci expliquait la situation du requin qui avait dû être projeté dans cette mare et abandonné là par le reflux.
À plusieurs reprises, le Chasseur avait entendu des cris rauques qui provenaient des nombreux oiseaux que l’on apercevait dans le ciel. Cette constatation lui fut très agréable. Selon toute apparence, il existait sur cette planète d’autres créatures plus évoluées que les poissons. Et, par là même, il pourrait, avec un peu de chance, se glisser dans un être plus à sa convenance. Le mieux serait certainement de découvrir une créature pourvue d’intelligence, car en général, elles étaient plus aptes que les autres à se défendre. En outre, il aurait ainsi plus de possibilités de voyager loin, ce qui faciliterait la recherche, à présent indispensable, du pilote de l’autre engin. Pourtant, le Chasseur savait très bien que de sérieuses difficultés pouvaient s’élever en cherchant à entrer dans le corps d’un être intelligent nullement préparé à l’idée de symbiose.
Pour l’avenir, il n’avait plus qu’à s’en remettre au hasard. Mais s’il existait des êtres intelligents sur cette planète, ils pouvaient très bien ne pas vouloir admettre son point de vue. Et même, dans le cas contraire, le Chasseur risquait de ne pas les découvrir assez tôt pour tirer un parti intéressant de la situation. Mieux valait attendre plusieurs jours si cela était nécessaire, afin d’observer le mode d’existence qui était de règle en ces lieux. Par la suite, il pourrait dresser un plan pour se glisser dans la créature qui conviendrait le mieux à ses besoins. Le temps n’était pas d’une importance vitale, car il était à peu près certain que celui qu’il poursuivait n’avait pas plus de chance que lui de quitter cette planète. Sans aucun doute, une préparation lente et soigneuse donnerait de bons résultats.
Le soleil montait à l’horizon et le vent décroissait peu à peu pour ne plus être qu’une faible brise ; il commençait à faire chaud et le Chasseur s’aperçut très rapidement des modifications chimiques qui se produisaient dans la chair du requin. Elles étaient si prononcées que des visiteurs ne tarderaient pas à apparaître, si les créatures, vivant sur cette planète, étaient douées d’un sens olfactif suffisamment développé. Le Chasseur aurait très bien pu stopper net les progrès de la décomposition en détruisant, purement et simplement, les bactéries qui en étaient la cause. Mais il n’était pas particulièrement affamé, et d’autre part, il ne redoutait nullement de voir apparaître des êtres nouveaux. Tout au contraire !
II
L’ABRI
Les premiers visiteurs furent des mouettes. Elles descendirent lentement, une à une, et commencèrent à déchiqueter le corps du requin. Le Chasseur se cacha dans le ventre du squale et n’essaya pas de faire partir les oiseaux même lorsqu’ils commencèrent à piquer les yeux du poisson, ce qui allait le priver de tout contact visible avec le monde extérieur. Si des créatures intelligentes apparaissaient, il en serait prévenu de toute façon et, dans le cas contraire, mieux valait encore la compagnie des mouettes que la solitude.
Les oiseaux voraces restèrent là, en toute tranquillité, jusqu’au milieu de l’après-midi. Ils ne réussirent d’ailleurs pas à entamer notablement le corps du requin, car la peau rugueuse était à l’épreuve de leurs becs. Ils firent pourtant tout ce qu’ils pouvaient, et lorsque, brusquement, tous s’envolèrent, le Chasseur comprit qu’un élément nouveau venait d’apparaître dans le voisinage. En toute hâte, il fit glisser suffisamment de tissus par une fente respiratoire pour pouvoir y placer un œil et regarda lentement autour de lui.
Il découvrit immédiatement la raison de la fuite des mouettes. Dans la direction des arbres, que l’on apercevait au loin, des créatures énormes approchaient. C’étaient des bipèdes et, grâce à ses connaissances, le Chasseur jugea immédiatement que le plus gros pesait au moins soixante kilos, ce qui était énorme pour un être vivant de l’air. Une rapide estimation permit au Chasseur de conclure qu’il pourrait ajouter son propre poids et son propre besoin d’oxygène à une telle créature, sans que celle-ci s’en aperçût. En avant des nouveaux arrivants, une créature plus petite et dotée de quatre membres courait vers le requin mort en poussant des cris perçants qui semblaient ne jamais devoir finir. Le Chasseur estima que le quadrupède devait peser une vingtaine de kilos et il enregistra soigneusement cette découverte, car il pouvait en avoir besoin par la suite.
Les quatre bipèdes couraient aussi, mais beaucoup moins vite que le plus petit animal. À mesure qu’ils approchaient, le Chasseur, toujours caché, les examinait avec plus d’attention et ce qu’il découvrait lui plaisait infiniment. Les bipèdes semblaient pouvoir se déplacer assez rapidement et l’importance de leur crâne laissait supposer chez eux une grande intelligence, en admettant évidemment que cette race eût son cerveau logé à cet endroit. Leur peau semblait démunie de moyen de protection, ce qui promettait un passage facile par les pores. Ralentissant le pas, ils s’arrêtèrent à côté du corps du requin. Ils donnèrent alors une autre manifestation d’intelligence en échangeant des sons articulés, qui, sans aucun doute, étaient des paroles. Le Chasseur fut enchanté au-delà de tout espoir. Il n’avait pas osé espérer qu’un hôte aussi parfait parût si rapidement.
Il restait évidemment de nombreux problèmes à résoudre, car on pouvait affirmer, sans risques de se tromper, que ces créatures n’étaient pas habituées à la symbiose, du moins telle que la pratiquait la race du Chasseur. Il était certain de n’avoir jamais vu, auparavant, de semblables créatures et, pourtant, il connaissait tous les êtres avec lesquels ses semblables étaient en rapport. Si les nouveaux arrivants apercevaient le Chasseur, ils feraient certainement le nécessaire pour éviter son contact, et même, toute tentative immédiate du Chasseur pourrait faire naître un état de choses grandement préjudiciable à une coopération future. Pour le moment, mieux valait employer des moyens détournés.
Les quatre bipèdes restèrent quelques instants à regarder le requin tout en parlant entre eux. Puis ils s’éloignèrent sur la plage. Le Chasseur eut la vague impression, en examinant leur réaction, qu’ils trouvaient le spectacle plutôt déplaisant. Le quadrupède, en revanche, resta un peu plus longtemps à examiner le cadavre de plus près. Il ne remarqua pas l’œil étrange qui suivait tous ses mouvements. Un appel des autres créatures attira finalement son attention, et le Chasseur le suivit de son regard. À sa grande surprise, il vit que les autres venaient d’entrer dans l’eau et nageaient avec une facilité étonnante. Il nota ce nouveau fait en leur faveur. Bien qu’ayant regardé avec soin, il n’avait remarqué aucune trace de fentes respiratoires, ce qui laissait supposer que ces créatures possédaient une réserve considérable d’oxygène, car elles pouvaient rester sous l’eau assez longtemps. Le Chasseur songea immédiatement à en tirer parti. Dans l’eau il pourrait sans doute s’approcher très facilement d’elles.
D’après leur comportement, il était aisé de deviner que les bipèdes ne devaient pas très bien voir sous l’eau, en admettant même qu’ils le pussent, car ils faisaient constamment émerger leur tête au-dessus de la surface pour s’orienter. Le quadrupède avait encore moins de chance de voir approcher le Chasseur, car il ne mettait jamais la tête sous l’eau.
Ses observations poussèrent le Chasseur à agir tout de suite. Un pseudopode minuscule fut envoyé rapidement vers le fond de l’eau pour prendre appui sur le sable. L’œil demeura à sa place jusqu’au moment où le corps, semblable à de la gelée, eut franchi la distance qui séparait du fond le cadavre du requin. Un autre œil se forma alors à la surface de l’eau et le Chasseur ramassa le reste de son corps pour former une masse compacte, juste en dessous. L’opération avait duré plusieurs minutes, car le passage à travers les grains de sable n’avait guère été agréable.
L’eau très claire rendait inutile la garde d’un œil au-dessus de la surface. La masse de gelée s’allongea rapidement pour présenter l’apparence d’un long fuseau possédant un œil à l’avant, et qui nagea vers les autres aussi rapidement qu’il le put. En un sens, se disait-il, il est vraiment plus facile de voir sous l’eau. En effet, il pouvait se servir d’une lentille d’air qu’il rendait concave à l’aide d’une pellicule de son corps, ce qui lui fournissait un moyen de vision remarquablement transparent.
Il avait décidé de s’approcher le plus possible des bipèdes, avec l’espoir que sa venue ne serait pas remarquée et que les efforts qu’il ferait alors pour entrer dans le corps de l’un d’eux passeraient inaperçus. Malheureusement, les nageurs déplacèrent beaucoup d’eau, et le Chasseur s’aperçut très vite que seul un hasard extraordinaire pouvait le servir, car les créatures qu’il surveillait nageaient beaucoup plus rapidement que lui. En examinant de près la situation, il découvrit à côté de lui un large animal fait entièrement de gelée et présentant certaines analogies avec lui. Il s’aperçut également que de nombreuses créatures semblables peuplaient les eaux où il se trouvait. Selon toute évidence les bipèdes ne devaient pas considérer ces animaux transparents comme dangereux puisqu’ils se baignaient tout près d’eux.
Le Chasseur modifia donc sur-le-champ la forme de son corps et son mode de locomotion, afin de prendre l’apparence d’une méduse et s’approcha encore plus lentement de l’endroit où s’ébattaient les bipèdes. Sa couleur était légèrement différente de celle des autres animaux transparents, mais, à vrai dire, ceux-ci n’étaient pas tous identiques et l’apparence avait certainement beaucoup plus d’importance que la teinte. Son raisonnement était certainement juste, car il parvint presque à toucher l’un des bipèdes sans attirer son attention. Il étendit un tentacule, mais découvrit ainsi que le tégument multicolore couvrant une partie du corps des bipèdes était artificiel. Avant même qu’il ait eu le temps d’avancer davantage, le nageur s’était éloigné ! La conduite du bipède ne dénotait aucune frayeur, et le Chasseur décida d’essayer de nouveau. Cette tentative se termina comme la première.
Il se tourna successivement vers les autres créatures qui se trouvaient autour de lui, mais toujours ce fut l’échec. Pouvait-on imputer au hasard une telle répétition dans l’insuccès ? Il s’éloigna donc un peu pour observer ce qui se passait, afin d’en découvrir la raison. Cinq minutes lui suffirent pour comprendre que si ces créatures ne craignaient pas les méduses, elles évitaient du moins de les toucher. Il n’avait pas été heureux dans le choix de son camouflage.
Robert Kinnaird s’écartait des méduses sans même y penser ; il avait appris à nager à l’âge de cinq ans, et depuis neuf ans avait assez souvent senti sur lui les picotements que donnait leur contact, pour ne pas les rechercher. Lorsque le Chasseur l’avait touché pour la première fois, il était très occupé à jouer avec l’un de ses camarades, et bien qu’il se fût éloigné rapidement en remarquant la masse gélatineuse à côté de lui, il n’y avait attaché aucune importance. Cependant son attention avait été suffisamment éveillée pour qu’il s’efforçât de ne plus s’approcher de ce qu’il prenait pour une méduse.
Quand le Chasseur comprit enfin la raison de son échec, les jeunes gens cessèrent de nager et regagnèrent la plage. Très ennuyé, il les regarda quitter l’eau, mais continua à les observer pendant qu’ils couraient sur le sable. Ces créatures bizarres ne restaient donc jamais en place ? Comment aurait-il la chance d’entrer en contact avec un de ces êtres qui semblaient ne pas pouvoir demeurer immobiles ? Le Chasseur ne pouvait que les surveiller et réfléchir.
Sur la plage, les garçons finirent par se calmer, à présent que le sel avait séché sur leur peau bronzée. L’un d’eux s’assit par terre face à l’océan et demanda brusquement :
« Bob, à quelle heure tes parents doivent-ils apporter le panier aux provisions ? »
Avant de répondre, Robert Kinnaird se laissa tomber à plat ventre sur la plage.
« Ma mère a dit vers quatre heures et demie. Tu ne penses donc qu’à manger ? »
Le garçon roux qui avait posé la première question marmonna quelques mots incompréhensibles et s’allongea sur le dos, le regard fixé sur le ciel d’un bleu sans nuance. Un autre garçon déclara alors, au bout de quelques minutes :
« C’est quand même dommage que tu sois obligé de partir demain. J’aimerais bien partir avec toi.
— Au fond ce n’est pas si triste, répondit Robert d’une voix lente. Je vais retrouver un tas de camarades à l’école, et puis là-bas, au moins, je pourrai faire du ski et patiner. De toute façon, je reviendrai ici l’été prochain. »
La conversation s’arrêta là et les garçons se laissèrent rôtir par le soleil en attendant Mme Kinnaird qui devait apporter le pique-nique d’adieu. Robert était le plus près de l’eau, car il voulait rester en plein soleil. Les autres avaient préféré regagner la douce ombre des palmiers. Robert, qui pourtant était déjà très bronzé, voulait profiter jusqu’au dernier moment du soleil des tropiques, qui allait lui manquer pendant plus de dix mois. L’air était chaud et Robert venait de se dépenser comme un fou pendant plus d’une demi-heure. Peu à peu, il sentit le sommeil le gagner.
Le Chasseur observait la scène avec de plus en plus d’intérêt. Ces créatures énervées avaient-elles enfin décidé de se calmer ? Les apparences permettaient de le croire. Les quatre bipèdes étaient étendus sur le sable dans des positions diverses qu’ils trouvaient sans doute confortables. L’autre animal s’était couché non loin de là, la tête posée sur ses pattes. La conversation cessa brusquement, et le Chasseur décida de courir sa chance. Il se déplaça rapidement vers le bord de la plage.
Le garçon le plus proche se tenait à plus de dix mètres de l’eau. Dans sa position actuelle le Chasseur ne pouvait continuer à surveiller la scène tout en se déplaçant sous le sable vers le corps, immobile maintenant, qu’il avait choisi. Sans aucun doute, il devait transformer son apparence et, une fois encore, les méduses lui servirent de modèle. On en comptait un certain nombre qui gisaient inertes sur le sable. Le Chasseur pourrait peut-être ne pas éveiller l’attention s’il se déplaçait lentement pour se rapprocher de l’endroit où il s’enfoncerait dans le sable et déclencherait son attaque.
Le Chasseur faisait sans doute preuve d’excès de précautions, car aucun des bipèdes ne se trouvait sur son chemin et tous semblaient profondément endormis.
Sur une terre inconnue on ne fait jamais trop attention, et le Chasseur ne regretta pas les vingt minutes qu’il mit à se déplacer du bord de l’eau jusqu’à trois mètres à peine de Robert Kinnaird. Le trajet fut évidemment assez pénible, car le corps sans enveloppe du Chasseur était beaucoup plus exposé aux rayons brûlants du soleil que celui des méduses dont il avait pris la forme. Il supporta pourtant les brûlures et parvint à une distance qui lui parut suffisante.
Si un passant avait par hasard jeté les yeux sur la grosse méduse qui se trouvait apparemment immobile à quelques centimètres du jeune garçon, il n’aurait pas manqué de remarquer que la taille de l’animal diminuait étrangement. Le rétrécissement très accentué n’avait en lui-même rien de très étonnant, tous les êtres gélatineux risquent de subir ce sort sous l’effet des rayons d’un soleil trop ardent. Les bras minuscules de la méduse devinrent de plus en plus petits jusqu’à ne plus avoir que l’épaisseur d’un fil de toile d’araignée. La diminution portait non seulement sur l’épaisseur, mais également sur le diamètre de la bête jusqu’à ce qu’il ne demeurât à peu près rien. Jusqu’au bout, un curieux petit noyau se maintint au centre en conservant sa forme, tandis que le corps lui-même s’évanouissait tout autour. Ce dernier vestige visible disparut à son tour et l’on ne vit plus rien, à l’exception d’un léger creux dans le sable. Un observateur attentif aurait vu que cette trace pouvait être suivie jusqu’à la mer.
Le Chasseur conserva l’usage de son œil pendant la fouille sous le sable. Mais en dernier ressort il dut rentrer l’appendice qu’il traînait derrière lui, et avança avec d’infinies précautions. Finalement il fut en présence de la chair vivante. Robert était allongé sur le ventre et avait enfoui ses doigts de pied dans le sable ; ainsi le Chasseur pouvait opérer sans émerger de la surface. Cette découverte faite, il fit disparaître son œil et retira la dernière partie de son corps restée au soleil, avec un immense soulagement, car son être tout entier se trouva alors à l’ombre.
Il ne fit aucun essai pour aller plus loin avant que son corps tout entier ne fût redevenu compact de nouveau contre le pied à demi enfoui. Il entoura le membre avec d’infinies précautions sur plusieurs centimètres carrés. Et alors, il commença la pénétration en poussant les cellules ultra-microscopiques de son être à travers les pores de la peau qui se trouvaient juste sous les ongles. Des milliers d’ouvertures s’offraient à lui pour pénétrer dans cet organisme à l’écorce si grossière.
Le jeune garçon était endormi et n’esquissa même pas un geste. Le Chasseur travaillait aussi vite que possible, car sa position aurait été particulièrement dangereuse si le pied avait brusquement remué avant qu’il n’ait eu le temps d’y pénétrer complètement.
Aussi vivement que le lui permettait l’extrême prudence qu’il déployait, le Chasseur se coula doucement le long des os, du tendon du pied, et de la cheville pour remonter le long du muscle de la cuisse en demeurant en dehors de l’artère fémorale et en traversant à plusieurs reprises les petits canaux de l’os. Il passa de nombreux vaisseaux sanguins, s’insinua à travers le péritoine sans le blesser au passage. Finalement, les deux kilos de cet organisme extra-terrestre se trouvèrent rassemblés dans la cavité abdominale, sans avoir causé la moindre blessure au garçon et sans même le déranger dans son sommeil. Alors, le Chasseur se reposa. Venant de l’atmosphère extérieure, il avait accumulé une énorme réserve d’oxygène, ce qui lui permettrait d’attendre un certain temps avant de vivre sur son abri involontaire. Il souhaitait avoir la possibilité de rester sans bouger une journée entière, afin de pouvoir observer le cycle du processus physiologique, que son hôte réalisait d’une manière certainement très différente de tous les êtres que le Chasseur avait eu l’occasion de connaître jusqu’à ce jour. Pour l’instant le bipède était endormi, mais il y avait peu de chance qu’un tel état durât. Ces créatures semblaient, en effet, déborder d’activité.
Bob fut éveillé, en même temps que les autres garçons, par la voix de sa mère qui s’était approchée en silence, avait étendu une nappe à l’ombre et préparé le repas avant de signaler sa présence. Et ce fut alors que retentit l’éternelle formule magique : « À table ! » Bien que les enfants le lui aient demandé avec une insistance affectueuse, elle ne resta pas pour le repas et s’éloigna peu après à travers les palmiers en direction de la route qui conduisait à sa maison.
« Tâche d’être de retour avant la nuit ! cria-t-elle à Bob en se retournant à demi à la lisière des arbres. N’oublie pas que tu as tes valises à faire et qu’il faut te lever tôt demain matin. »
La bouche pleine, Bob acquiesça d’un signe de tête, et fit vivement face à toutes les provisions sympathiques apportées par sa mère.
Le repas fini, les garçons restèrent un moment à bavarder, puis firent la sieste sous les arbres. Ils retournèrent ensuite à l’eau pour reprendre les jeux et les plongeons du matin avec peut-être encore plus d’entrain. S’apercevant brusquement que la nuit des tropiques allait les envelopper d’un moment à l’autre, ils se hâtèrent de rassembler leurs affaires, de plier la nappe et de se mettre en route pour rentrer chez eux. Ils ne disaient plus rien à présent, en proie à la gaucherie naturelle de leur âge devant la séparation des fins de vacances. Des adultes auraient sans doute fait montre de plus d’émotion ou au contraire d’un détachement bien simulé. Leurs adieux furent brefs, et chacun promit « d’écrire dès que possible ».
Bob rentra donc seul chez lui en proie à un étrange mélange de regrets et de plaisirs en songeant à l’avenir. En entrant dans la maison de ses parents, c’est ce dernier sentiment qui avait pris le dessus et il pensait déjà avec impatience au jour proche où il retrouverait ses camarades d’école, quittés depuis plus de deux mois. Il se mit à siffler un air joyeux.
Grâce à l’aide toujours bienveillante de sa mère, Bob acheva rapidement sa valise et neuf heures venaient à peine de sonner qu’il était déjà au lit et presque endormi.
Comme il l’espérait, le Chasseur put rester au calme pendant plusieurs heures et il n’avait pas encore bougé que Bob dormait profondément. Néanmoins, il lui était impossible de rester ainsi un jour entier. Même s’il ne bougeait pas d’un pouce, le simple fait de vivre nécessitait une certaine quantité d’énergie et par conséquent d’oxygène. Il s’aperçut que ses réserves diminuaient et qu’il allait être forcé de trouver une source d’oxygène avant que le besoin ne s’en fît trop cruellement sentir.
Le Chasseur savait que son hôte dormait. Il prit malgré tout les mêmes précautions qu’auparavant. Il se trouvait pour l’instant sous le diaphragme et ne voulait pas monter plus haut de crainte de déranger le cœur qu’il entendait battre juste au-dessus de lui.
De cet endroit, il lui fut très facile de découvrir une grosse artère qu’il put traverser sans difficulté. À sa grande satisfaction il constata que les globules rouges pouvaient lui fournir assez d’oxygène pour ses besoins sans que la masse totale de sang qui circulait dans l’artère s’en trouvât diminuée. Son présent comportement était très différent de celui qui avait présidé à sa courte visite dans le corps du requin. En effet, le Chasseur en était venu à considérer Robert comme le compagnon permanent qu’il élirait durant son séjour sur la Terre. Ses gestes étaient dictés par une loi très stricte de son ancien monde, loi qui remontait à des temps si éloignés qu’elle était devenue une sorte d’instinct :
« Tu ne gêneras point ton hôte. »
III
HORS DE JEU
« Tu ne gêneras point ton hôte. »
La très grande majorité des êtres de l’espèce du Chasseur n’avaient jamais eu la moindre intention de transgresser cette loi, car ils vivaient en bonne amitié avec les créatures qui leur servaient de refuge. Les quelques individus faisant exception à cette règle étaient regardés par leurs semblables comme un objet de mépris qu’il fallait exterminer. C’était précisément un de ceux-ci que le Chasseur poursuivait lorsqu’il était venu s’écraser sur la Terre. Il lui fallait absolument retrouver le fugitif pour protéger sa race d’une invasion possible de ces créatures irresponsables qui finissaient toujours par se regrouper.
« Tu ne gêneras point ton hôte. » Dès l’instant de son arrivée, le Chasseur avait remarqué les réactions des globules blancs circulant dans le sang généreux du jeune garçon. Jusqu’à présent, il avait réussi à éviter tout contact avec ces globules en s’abstenant de pénétrer à l’intérieur des vaisseaux transportant du sang rouge. Cependant, il y avait aussi des globules blancs dans le système lymphatique et dans les autres tissus. Leur dangereuse présence l’obligeait à une très grande prudence. Son corps cellulaire n’était pas immunisé contre le pouvoir d’absorption des globules blancs, et il avait réussi à se préserver de tout accident sérieux en fuyant constamment devant ces globules. Il savait très bien qu’une telle situation ne pourrait pas se prolonger indéfiniment. Tout d’abord, il serait certainement obligé de porter son attention sur d’autres sujets. En outre il se verrait forcé, tôt ou tard, de combattre, si cette situation se prolongeait. S’il luttait, le nombre des globules blancs augmenterait évidemment, occasionnant par là une maladie quelconque à son hôte. Donc il n’y avait qu’une solution : faire la paix avec les leucocytes. Les membres de sa race avaient mis au point depuis longtemps une technique générale permettant de résoudre ce problème. Néanmoins il fallait faire très attention dans les cas particuliers et à plus forte raison avec des inconnus. En procédant par tâtonnements, le Chasseur s’efforça de déterminer aussi rapidement que possible la nature chimique de la substance qui permettait aux globules blancs de différencier les corps étrangers de ceux qui se trouvaient normalement dans le corps humain. Après de longs et prudents efforts, il exposa successivement chacune des cellules de son être afin de trouver la source de la substance chimique. Des molécules nouvelles se formèrent à la surface de ses nombreuses cellules et il s’aperçut avec un vif soulagement, que les leucocytes ne l’importunaient plus. Il pouvait donc se servir en toute tranquillité de tous les vaisseaux sanguins grands ou petits pour lancer des explorations de tous côtés.
« Tu ne gêneras point ton hôte. »
Il avait autant besoin de nourriture que d’oxygène. Il aurait pu évidemment dévorer avec une satisfaction réelle les tissus les plus variés qui l’entouraient, mais la loi lui imposait de faire un choix. En dehors de lui-même, il existait certainement d’autres corps étrangers dans cet organisme, et très logiquement il décida d’en faire son menu, car en les faisant disparaître, il éliminerait ainsi les menaces qui pouvaient peser sur la santé de son hôte, et par là même il assurait sa propre tranquillité. L’identification des autres intrus ne devait pas être difficile. Tout ce que les leucocytes attaqueraient devait devenir immédiatement la proie toute désignée du Chasseur. Aussi minces que puissent être ses besoins, les microbes locaux ne suffiraient probablement pas à le nourrir pendant longtemps et il se verrait dans l’obligation de se tapir à un endroit quelconque du tube digestif. Il n’en résulterait aucun dommage pour son hôte, sauf une très légère augmentation de l’appétit.
Durant plusieurs heures, l’exploration se poursuivit en même temps que les assimilations nécessaires. Le Chasseur sentit que son hôte venait de s’éveiller et commençait à bouger. Cependant il n’avait fait aucun effort pour aller voir ce qui se passait à l’extérieur. Le Chasseur avait un problème particulièrement difficile à résoudre et bien qu’il ait pu trouver très rapidement le moyen de triompher des leucocytes, son pouvoir d’attention et de réflexion était très limité, contrairement aux apparences. Son triomphe sur les leucocytes avait été, à vrai dire, une action automatique, un peu comme celle d’un homme qui continue une conversation en montant un escalier.
Grâce aux filaments issus de sa chair, filaments beaucoup plus fins que les neurones, le Chasseur construisit peu à peu un réseau très serré dans tout le corps de Bob. Par l’intermédiaire de ce filet, le Chasseur en vint peu à peu à découvrir le but et l’emploi ordinaire de tous les muscles, glandes et organes sensoriels. Durant cette période, la plus grande partie de son être demeura dans la cavité abdominale, et ce n’est que soixante-douze heures après son entrée dans le corps qu’il sentit sa position assez solide pour reporter son attention sur ce qui se passait au-dehors.
Comme dans le cas du requin, il se mit en devoir d’occuper l’espace qui existait derrière les cellules rétiniennes du garçon. Le Chasseur était à même de tirer meilleur parti des yeux de Bob que Bob lui-même. L’œil humain, en effet, ne perçoit les détails des objets que si leur image se forme sur une surface de plus d’un millimètre sur la rétine. Le Chasseur, en revanche, pouvait se servir de toute la surface, ce qui lui donnait un champ de vision considérablement plus large. Il pouvait donc voir des objets que Bob ne voulait pas regarder. Cette possibilité se révélait très appréciable, en effet la plupart des spectacles qui devaient l’intéresser au plus au point étaient beaucoup trop familiers aux humains pour attirer l’attention de Bob.
Le Chasseur pouvait entendre vaguement à l’intérieur du corps humain, mais il estima beaucoup plus utile d’établir un contact direct avec les os de l’oreille moyenne. À présent, entendant aussi bien et voyant mieux que son hôte, il était prêt à pousser son enquête sur cette planète où le sort l’avait jeté. « Il n’y a plus de raison, songea-t-il, pour retarder encore les recherches et la destruction du criminel issu de ma propre race qui erre à présent en liberté. » Il commença à regarder et à écouter. Le Chasseur avait toujours considéré sa recherche comme une simple routine, car d’autres problèmes similaires s’étaient déjà présentés à lui auparavant. Il avait vaguement espéré, qu’en jetant un regard hors du corps de Bob, il découvrirait presque aussitôt son fugitif qu’il ferait disparaître par les moyens ordinaires, sans se souvenir que tout son équipement gisait à présent au fond de la mer. Ce point de vue était excusable chez un navigateur de l’Espace, mais ne pouvait certainement pas s’appliquer à un détective. Il avait commis l’erreur de considérer la planète comme un monde très limité et de penser que ses recherches seraient pratiquement terminées dès qu’il en aurait exploré une partie. Sa déception fut rude lorsqu’il hasarda un regard vers l’extérieur, le premier depuis sa rencontre avec Bob Kinnaird. L’image dessinée sur leurs rétines communes représentait l’intérieur d’un objet cylindrique ayant de vagues analogies avec son engin inter-spacial. Plusieurs rangées de sièges étaient occupées par des êtres humains. Sur le côté se trouvaient des hublots à travers lesquels Bob regardait. Les suppositions qui avaient germé dans l’esprit du Chasseur se trouvèrent immédiatement confirmées par ce qui s’offrait à sa vue dans l’encadrement du hublot. Ils se trouvaient à bord d’un avion volant à très haute altitude, à une vitesse et dans une direction que le Chasseur n’était pas en mesure d’estimer. Se mettre tout de suite à la recherche du fugitif ? Peut-être, mais il lui fallait tout d’abord découvrir le continent où celui-ci s’était réfugié.
Le vol dura encore plusieurs heures et le Chasseur abandonna rapidement l’essai qu’il faisait d’essayer de se souvenir des points de repère aperçus en dessous.
Un ou deux endroits, cependant, se fixèrent dans son esprit, qui pourraient éventuellement lui donner l’indication de la direction prise par l’appareil. Il lui fallait surtout se souvenir du temps écoulé plutôt que de l’endroit où il se trouvait. Et lorsqu’il serait plus familiarisé avec le mode de vie des humains, il se promettait de découvrir où se trouvait son hôte au moment où il avait pénétré à l’intérieur.
Même sans points de repère, le paysage était intéressant à voir. Pour un étranger, cette planète semblait offrir des aperçus toujours nouveaux : montagnes, plaines, rivières et lacs étaient visibles presque en même temps et laissaient parfois la place à des forêts et des prairies. Le regard portait à des kilomètres à travers un ciel limpide comme du cristal ou bien se voyait arrêté de temps à autre par d’énormes nuages cotonneux. La machine qui les transportait valait également que l’on s’y arrêtât un instant. Le Chasseur ne pouvait pas en voir beaucoup par le hublot de Robert, mais le peu qu’il apercevait lui semblait très révélateur. Une aile de métal s’allongeait à partir du cylindre dans lequel ils se trouvaient. Les renflements contenaient certainement les moteurs devant lesquels quelque chose paraissait tourner à une grande vitesse. L’appareil, selon toute vraisemblance, était symétrique et le Chasseur estima qu’il y avait quatre moteurs. Il ne parvenait pas à juger de la quantité d’énergie gaspillée par ces moteurs en chaleur et en bruit, car selon lui la cabine était insonorisée et pressurisée. Dans son ensemble, la machine laissait supposer que cette race avait atteint un stade assez avancé dans le domaine des réalisations mécaniques, et une nouvelle idée germa dans l’esprit du Chasseur : pourquoi n’essaierait-il pas d’entrer en rapport avec son hôte afin de lui demander de l’aider dans ses recherches ? Il y avait là une possibilité à étudier de très près.
Avant que l’appareil ne commençât à amorcer les virages qui devaient lui faire perdre de la hauteur, le Chasseur eut tout loisir pour y réfléchir. Au moment de la descente, ils entrèrent dans un gros nuage et le Chasseur ne put voir où il se trouvait avant de toucher le sol. Il nota d’ailleurs, à ce moment-là, que les humains devaient posséder des facultés dont les siens étaient dépourvus, à moins que leurs instruments n’aient été particulièrement perfectionnés, car la descente à travers le brouillard s’effectua aussi doucement que le vol en ligne droite. Subitement à travers une éclaircie, le Chasseur découvrit une vaste ville construite auprès d’un port qui paraissait très actif. Le bruit des moteurs devint plus aigu et deux grosses roues descendirent lentement sous les ailes. L’appareil entra bientôt en contact avec une longue piste dure située non loin du port.
Une fois à terre, Robert se retourna pour jeter un coup d’œil sur l’appareil, et le Chasseur put avoir alors une idée plus exacte des dimensions et de l’allure générale de l’avion. Il ne savait rien de la puissance développée par les quatre gros moteurs, mais comprit malgré tout en voyant l’air chaud qui montait au-dessus d’eux, qu’ils n’avaient rien de commun avec les convertisseurs employés par les siens et leurs alliés. Le jeune garçon prit ensuite un autobus qui fit le tour du port pour gagner la ville. Il fit quelques pas, puis entra dans un cinéma. Le Chasseur apprécia pleinement le film. Sa persistance rétinienne étant à peu près la même que celle de l’œil humain, il vit véritablement un film et non pas une suite d’images séparées. Il faisait encore grand jour lorsqu’ils quittèrent la salle obscure et Bob se dirigea vers la station des autobus.
Le voyage s’annonça comme devant être très long. Le véhicule sortit bientôt de la ville et traversa plusieurs agglomérations plus petites. Le soleil était presque couché lorsqu’ils descendirent.
Un petit chemin de traverse bordé de part et d’autre de pelouses soigneusement entretenues s’élevait doucement au flanc d’un coteau au sommet duquel se dressaient quelques maisons. Robert prit ses bagages et s’engagea sur le chemin. Le Chasseur espérait que ce voyage était enfin terminé, car il se trouvait déjà trop loin de l’endroit où avait disparu le fugitif qu’il poursuivait.
Pour le garçon, le retour à l’école, le choix d’une chambre et la rencontre de vieux camarades n’avaient rien d’extraordinaire. Mais, en revanche, le Chasseur se trouva vivement intéressé par tous les mouvements de son hôte et par le spectacle nouveau qui s’offrait à ses yeux.
Il n’avait pas l’intention de se livrer, pour l’instant du moins, à une étude détaillée de la race humaine, mais une vague impression lui annonçait que sa mission serait beaucoup plus compliquée cette fois et qu’il serait sans doute obligé de se servir de toutes les connaissances et découvertes qu’il serait à même de faire. Il ne savait pas encore qu’il se trouvait à présent dans l’endroit idéal pour apprendre ce qu’il ignorait.
Il regarda et écouta avec beaucoup d’attention pendant que Bob allait dans sa chambre déposer sa valise, et faisait un tour dans la maison pour retrouver les amis de l’année passée. Le Chasseur essayait de donner un sens au flot de mots qui ne cessait de s’écouler de la bouche de tous. Mais cette tâche se révéla particulièrement difficile, car la plupart des conversations roulaient sur les événements des vacances passées et en général les mots n’évoquaient rien pour lui. Il apprit pourtant les noms de famille des diverses personnes que Bob rencontra ce soir-là.
Au bout de quelques heures, il décida que le problème le plus urgent était de s’attaquer au langage. Pour l’instant il ne pouvait strictement rien faire concernant la réalisation de sa mission, et espérait qu’en comprenant mieux ce qui se disait autour de lui, il finirait bien par apprendre à quelle date son hôte avait l’intention de retourner à l’endroit de leur rencontre. Jusqu’à ce jour, le Chasseur était purement et simplement hors du jeu et ne pouvait rien faire pour essayer de parvenir à détruire le fugitif qu’il avait perdu de vue.
Le Chasseur passa donc les heures de sommeil de Robert à se souvenir des quelques mots appris, en s’efforçant d’en tirer quelques règles grammaticales et de mettre sur pied un système lui permettant d’en apprendre davantage le plus rapidement possible. Il peut sembler étrange qu’un être totalement incapable de contrôler ses déplacements pût penser à faire des projets, mais il faut se souvenir de la grandeur extraordinaire de son angle de vision. Il était capable de déterminer dans une certaine mesure ce qu’il voyait, et par là même, sentait qu’il devait parvenir à choisir ce qu’il y avait d’intéressant à découvrir.
Il aurait été infiniment plus simple pour lui de contrôler les mouvements de son hôte par un moyen quelconque ou d’interpréter et d’influencer les innombrables réactions qui traversaient son système nerveux. Dans le passé il contrôlait le périt, indirectement du moins, car les petites créatures avaient été dressées à répondre aux influx envoyés à leurs muscles, un peu comme un cheval est habitué à répondre à la pression des rênes. Le peuple d’où venait le Chasseur se servait des périts pour accomplir les actions que leurs corps semi-liquides ne pouvaient faire par manque de force. Ils s’en servaient également pour aller dans les endroits où ils n’auraient pu se rendre seuls, tels que l’intérieur du petit bolide qui avait conduit le Chasseur sur la Terre. Malheureusement Robert Kinnaird n’était pas un périt et on ne pouvait pas le traiter comme tel. Pour l’instant, il n’y avait aucun espoir d’influencer ses actes et s’il restait une chance d’y parvenir, il faudrait faire appel à la raison du garçon, plutôt que de songer à une solution de force. Le Chasseur était donc un peu dans la situation du spectateur de cinéma qui souhaiterait changer l’intrigue du film.
Les classes commencèrent le lendemain de leur arrivée. Le Chasseur comprit immédiatement quel en était le but, tout en trouvant particulièrement obscurs la plupart des sujets traités. Bob suivait les cours de français, de physique, de latin et d’anglais, et, de ces quatre matières, la physique se révéla la plus utile pour permettre au Chasseur de se familiariser avec le langage courant. On comprend très facilement pourquoi.
Bien que le Chasseur ne fût pas un savant, il possédait quelques connaissances scientifiques. On ne peut quand même pas diriger une machine inter-spaciale sans savoir un peu comment elle marche ! Les principes élémentaires de la physique sont toujours les mêmes. Si les signes conventionnels de représentation adoptés par les auteurs des livres de Bob étaient différents de ceux en vigueur chez le peuple du Chasseur, il était néanmoins facile de comprendre les graphiques. Ceux-ci sont en général accompagnés d’explications écrites qui furent la clef ouvrant au Chasseur la compréhension d’un grand nombre de mots. Le rapport qui existait entre le langage écrit et parlé fut également révélé au Chasseur au cours d’une classe de physique pendant laquelle le professeur se servit de courbes abondamment pourvues de lettres pour expliquer un problème de mécanique. L’élève invisible comprit brusquement le rapport entre les sons et les lettres. Quelques jours plus tard, il était à même de se représenter l’écriture de tous les nouveaux mots entendus, sauf évidemment de ceux dont la transcription revêtait une de ces formes bizarres si courantes dans la plupart des langues.
Il apprit à lire de plus en plus vite, car plus le Chasseur connaissait de mots, plus il pouvait en deviner d’autres d’après le contexte. Vers le début de décembre, deux mois après la rentrée des classes, le vocabulaire du Chasseur était à peu près celui que peut posséder un enfant de dix ans assez intelligent, quoique certains mots ne fussent pas très précis dans son esprit. Il connaissait beaucoup trop de termes scientifiques et avait des trous dans les domaines moins spécialisés. De plus, le sens qu’il donnait à de nombreux termes était en général beaucoup trop savant alors qu’on les employait souvent dans des acceptions différentes. Par exemple il croyait que le mot « travail » signifiait simplement : force, temps, distance.
Bientôt, il avait atteint un stade où les mots avaient un sens profond pour lui et il prit de plus en plus l’habitude d’essayer de comprendre une expression qu’il ignorait encore, d’après les phrases précédentes, ce qui le conduisait souvent à commettre des erreurs, car il ignorait tout du langage figuré. Vers la fin du mois, alors que l’étrange petit être avait totalement oublié la raison de sa venue sur la Terre (tant était grand son plaisir d’apprendre), une interruption se produisit brusquement dans son éducation. Le Chasseur se rendit compte qu’il ne devait s’en prendre qu’à sa propre négligence, ce qui le ramena à un sens plus étroit de son devoir. Robert Kinnaird faisait partie de l’équipe de football de l’école. Profondément intéressé comme il l’était par la bonne santé physique de son hôte, le Chasseur désapprouvait ce jeu, bien qu’il se rendît compte que les muscles des humains devaient avoir une certaine activité. Le match final de la saison se jouait vers la mi-décembre et personne n’était plus heureux que le Chasseur de voir se terminer la saison de football. Et pourtant il s’était réjoui trop tôt.
Au moment le plus important de la partie, Bob glissa malencontreusement et se foula assez sérieusement la cheville pour être obligé de rester au lit durant plusieurs jours. Le Chasseur se sentit un peu responsable de cet accident, car s’il avait pu le prévoir deux ou trois secondes plus tôt, il aurait resserré le réseau de ses propres tissus qui existait autour des articulations et des tendons du jeune garçon. Sa force physique n’était évidemment pas démesurée et son intervention n’aurait peut-être servi à rien, néanmoins il regrettait de n’avoir pas tenté quelque chose. À présent que l’accident était arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Le danger d’infection n’était même pas à craindre puisque la peau n’avait pas été atteinte.
Le repos forcé de Bob rappela le Chasseur à ses devoirs envers son hôte et aussi à ses obligations de policier. Et une fois de plus, il passa en revue tout ce qu’il avait appris et tout ce qui pouvait avoir un rapport quelconque avec le devoir qui lui restait à accomplir. À sa grande surprise, il vit qu’au fond les données les plus élémentaires lui manquaient. Il ne savait même pas où se trouvait le jeune garçon lorsqu’il l’avait choisi pour domicile.
Peu après, il apprit tout à fait par hasard, à la suite d’une remarque adressée à Bob par l’un de ses amis, que l’endroit où Bob avait passé ses vacances était une île. Cette information éclairait l’affaire d’un jour nouveau, car si le fugitif était tombé à la même place que le Chasseur, il devait s’y trouver encore. S’il avait réussi à quitter l’île on pourrait toujours retrouver le moyen qu’il avait emprunté. Le Chasseur se souvenait encore avec trop de précision de son aventure avec le requin pour admettre que l’autre ait pu réussir à s’éloigner dans un poisson. D’autre part il n’avait jamais entendu parler d’une créature à sang chaud et à poumons qui puisse vivre dans l’eau. Dans toutes les conversations de Bob et dans ses lettres, il n’avait jamais été question de baleine ou de phoque.
Si le fugitif était entré, lui aussi, dans un corps humain, ce dernier n’avait pu quitter l’île par ses propres moyens, il serait sans doute facile de retrouver une trace du bateau ou de l’avion qui l’avait emmené. Ses pensées étaient assurément réconfortantes et le Chasseur ne devait pas en avoir d’autres aussi agréables pendant un certain temps.
Pour pouvoir revenir sur l’île en question, le premier point était de savoir où elle se trouvait. Bob recevait fréquemment des lettres de ses parents, mais il fallut quelque temps au Chasseur pour s’en rendre compte. En effet il éprouvait beaucoup de difficultés à lire l’écriture manuscrite et, d’autre part, il ignorait les relations qui existaient entre Bob et les personnes envoyant les lettres. Il n’éprouvait aucun scrupule à prendre connaissance du courrier de Bob, mais avait simplement du mal à le lire. Bob écrivait également à ses parents, à intervalles un peu plus irréguliers il est vrai, mais ils n’étaient pas ses seuls correspondants. Ce ne fut que vers la fin de janvier que le Chasseur s’aperçut que la plupart des lettres reçues ou envoyées par le jeune garçon provenaient ou allaient à la même adresse.
Cette découverte s’expliqua d’elle-même lorsque le jeune garçon reçut une machine à écrire comme cadeau de Noël. Il était difficile d’affirmer que ses parents avaient voulu lui faire ainsi un reproche discret, mais en tout cas le Chasseur lut beaucoup plus facilement tout le courrier. Il s’aperçut très vite que la plupart des lettres étaient adressées à M. et Mme Arthur Kinnaird. Ses observations précédentes l’avaient mis au courant de l’habitude qui existait chez les humains de conserver le même nom de père en fils. En outre, la formule de politesse ne permettait aucun doute sur les liens qui unissaient le jeune garçon et les destinataires des lettres. On pouvait supposer à juste titre que Bob passerait l’été avec ses parents.
Où se trouvait l’île, comment s’y rendait-on ? Le Chasseur n’en savait toujours rien. Cependant, il pouvait affirmer d’après la longueur du trajet aérien qu’elle se situait à une grande distance de l’école où il vivait en ce moment avec Bob. Ce dernier y retournerait vraisemblablement au cours des prochaines vacances, mais alors le fugitif aurait plus de cinq mois pour se mettre définitivement à l’abri. Trop de temps avait déjà été perdu !
Une énorme mappemonde trônait au milieu de la grande salle de la bibliothèque du collège, dont les murs étaient couverts d’une multitude de cartes géographiques. Malheureusement Robert n’accordait jamais qu’un coup d’œil distrait aux cartes et à la mappemonde. Le Chasseur se sentait devenir fou en passant chaque jour si près de ce qu’il voulait voir, sans jamais y parvenir. À mesure que le temps passait, l’envie se faisait de plus en plus forte en lui, d’agir sur les petits muscles qui commandaient la direction du regard de son hôte. Cette idée pouvait être très dangereuse, mais, bien que remarquablement intelligent, le Chasseur était malgré tout à la merci d’une émotion très puissante qui le ferait agir un peu malgré lui.
Le Chasseur se maîtrisa, du moins partiellement, car il parvint à conserver le contrôle de ses actes, mais à mesure que sa patience s’émoussait à ce petit jeu, il en vint à examiner sous un jour de plus en plus favorable ce qui a priori semblait une idée complètement folle. Pourquoi ne pas entrer en communication avec son hôte et se servir du concours d’un être humain ? « Après tout, se dit le Chasseur, je ne veux quand même pas passer le reste de mes jours à regarder le monde avec les yeux de Bob, d’autant plus que ce dernier promet de vivre longtemps et que rien ne prouve qu’un jour ou l’autre je m’approcherai de l’endroit où vit le fugitif, ni que je pourrai faire quelque chose pour le retrouver. »
À l’heure actuelle, le fugitif pouvait parfaitement paraître en public et adresser un pied de nez au Chasseur sans courir le moindre risque. Que pouvait donc faire le petit détective pour retourner la situation ?
Avec les êtres dont les compatriotes du Chasseur se servaient normalement comme hôtes, les rapports finissaient par atteindre une rapidité de compréhension étonnante. L’association se faisait avec le plein consentement de l’hôte qui fournissait la nourriture, la mobilité et la force musculaire pendant que de leur côté, les microbes s’engageaient à protéger l’hôte contre toutes sortes de maladies et d’atteintes à son intégrité physique. Les deux êtres faisaient apport de leur intelligence pour le plus grand bien de l’association ainsi créée qui devenait souvent une camaraderie et une amitié très forte. Les conditions de l’entente bien spécifiées, le moindre changement effectué sur les organes sensoriels de l’hôte pouvait être considéré comme un moyen de communication de la pensée. Au bout de quelques années d’association, un nombre infini de signaux, absolument imperceptibles aux autres, permettaient aux deux associés de développer la rapidité de leurs rapports à un point tel que cela pouvait être considéré comme de la télépathie.
Bob ne possédait évidemment pas la formation qui le prédisposerait à une telle symbiose, mais le Chasseur avait toujours la possibilité d’agir sur ses sens. Il était certain qu’une grosse émotion naîtrait chez le jeune garçon lorsqu’il apprendrait pour la première fois qu’il avait en lui un étranger. De ce côté, le Chasseur pouvait empêcher des catastrophes. Sa propre race pratiquait la symbiose depuis si longtemps que ses semblables en étaient venus à publier les problèmes que pouvait soulever l’établissement de relations avec une créature non encore habituée à cette pratique. Une fois sa décision prise, le Chasseur ne pensa plus qu’au moment où les circonstances favoriseraient la réalisation de son projet.
Les moyens d’y parvenir existaient déjà. D’une part, le filet protecteur que le Chasseur avait tissé dans tout le corps de Bob et, d’autre part, la machine à écrire. À l’instar des muscles qu’il recouvrait, le réseau pouvait être contracté, avec moins de puissance il est vrai. Si par hasard Bob s’asseyait devant sa machine sans but bien précis, le Chasseur pourrait alors le faire frapper sur quelques touches suivant sa volonté. Les chances de réussite dépendaient pour une large mesure des réactions du jeune garçon lorsqu’il s’apercevrait que ses doigts remuaient sans qu’il le veuille. Le Chasseur décida que, sans faire preuve d’un optimisme exagéré, son projet pouvait être mené à bien.
IV-V
LE SIGNAL
Deux jours après que le Chasseur eut pris la décision de communiquer avec Bob, l’occasion se présenta enfin de mettre ce projet à exécution. C’était un samedi soir, et l’après-midi même, l’équipe de l’école avait gagné un match de hockey. Au grand soulagement du Chasseur, Bob avait terminé la partie sans être blessé et la maîtrise de son jeu lui avait permis de connaître un certain succès personnel. Le retard qu’il avait dans sa correspondance avec ses parents, joint à la gloire sportive qu’il avait connue l’après-midi, poussa Bob à écrire chez lui. Sitôt après le dîner, il monta dans sa chambre et se lança dans la description des événements de la journée avec une précision et une rapidité remarquables. Il ne s’arrêta jamais assez longtemps pour permettre au Chasseur de le prendre sous sa direction, mais une fois la lettre achevée et l’enveloppe fermée, Bob songea à la narration qu’il devait remettre à son professeur à la fin de la semaine. Ce n’était pas son genre, pas plus que celui de ses camarades d’ailleurs, de faire ses devoirs très longtemps d’avance ; heureusement la machine à écrire était ouverte et le récent match de hockey lui fournissait un sujet parfait qu’il pourrait traiter sans aucune difficulté. Il se sentait même capable d’être lyrique dans ce domaine qui lui tenait particulièrement au cœur. Il introduisit une feuille blanche dans la machine et, comme toujours, marqua son nom, la date, le genre du devoir et se mit à réfléchir.
Le Chasseur ne perdit pas de temps. Il savait depuis longtemps quelle serait la teneur de son premier message. La lettre du début du premier mot était juste sous l’index de la main gauche du jeune garçon et le réseau tendu par le Chasseur se contracta aussi fort que possible sur le muscle et le tendon qui faisait mouvoir ce doigt. Obéissant à l’influx, le doigt s’abaissa, mais la pression n’avait pas été assez puissante pour que le caractère de la machine vînt frapper le papier. Le Chasseur savait très bien qu’il n’était pas aussi fort que les muscles humains, mais il n’imaginait pas que sa faiblesse pût être si grande. Et pourtant, lorsque Bob tapait à la machine, il paraissait frapper les touches sans faire le moindre effort. Le Chasseur envoya un peu plus de matière de son propre corps dans le réseau nerveux qui mettait en marche le petit muscle du doigt. Il s’y reprit à plusieurs reprises et le résultat fut toujours le même : la touche s’enfonçait assez pour faire avancer le chariot, mais aucune lettre n’apparaissait.
Bob se rendit compte, soudain, de ce qui se passait. Il savait par expérience que des muscles surmenés et rendus à l’inaction entraînaient des mouvements involontaires. Mais, pour l’instant, il n’avait rien fait de particulièrement pénible. Il ôta vivement sa main du clavier et le Chasseur, affolé, porta ses efforts sur les autres phalanges. Les doigts de la main droite de Robert commencèrent alors à remuer comme secoués par un énervement subit. Le garçon regarda sa main, terrifié. Il était plus ou moins prêt à supporter la douleur physique, car quiconque joue au football ou au hockey doit s’attendre à la rencontrer un jour, mais en revanche le moindre désordre nerveux attaquait fortement son moral.
Il serra violemment les poings et, à son grand soulagement, le tremblement cessa. Le Chasseur savait très bien qu’il ne pouvait lutter contre les muscles ainsi crispés. Néanmoins, lorsque les doigts se relâchèrent quelques minutes plus tard, le détective fit un nouvel essai, s’attaquant cette fois aux muscles du bras et de la poitrine pour essayer de faire revenir la main vers la machine à écrire. Avec un cri de terreur, Bob se dressa d’un bond en renversant sa chaise contre le lit. Le Chasseur avait pu envoyer une plus grande partie de son corps dans le réseau qui entourait ces muscles plus gros et le garçon avait nettement perçu la traction involontaire de son bras. Très inquiet, il demeura quelques instants immobile en se demandant ce qu’il allait faire.
Une règle très stricte de l’école obligeait tous les élèves à se rendre à l’infirmerie pour signaler la moindre blessure ou le premier symptôme de maladie. Si Bob s’était coupé ou foulé un nerf, il aurait sans hésitation suivi cette prescription, mais la simple idée de reconnaître qu’il souffrait de troubles nerveux lui semblait honteuse et il éprouvait une certaine répugnance à en parler. Il décida finalement d’attendre, avec l’espoir que tout irait mieux le lendemain matin. Il rangea sa machine à écrire, prit un livre et s’installa pour lire. Tout d’abord il se sentit très mal à l’aise, mais à mesure que le temps passait sans que son système musculaire se livrât à de nouvelles manifestations intempestives, il se calma peu à peu et fut bientôt pris par sa lecture. Cette quiétude n’était évidemment pas partagée par son compagnon invisible.
Déçu, le Chasseur avait relâché son effort dès que le garçon s’était éloigné de la machine à écrire, mais il n’avait pas l’intention de renoncer à son projet. Il avait toutefois appris qu’il pouvait influencer le comportement du garçon sans lui causer de dommage physique. Comme les interventions sur les muscles du jeune homme amenaient des réactions si fortes, le Chasseur songea à employer d’autres méthodes. Il possédait une connaissance superficielle de la psychologie des différentes races connues, mais il se trompa complètement en cherchant à analyser la cause des réactions de son hôte.
Ses semblables vivaient dans d’autres êtres depuis tant de générations que le problème de l’établissement des relations avait été oublié depuis longtemps, un peu comme les humains ne s’étonnent plus de pouvoir faire du feu. Actuellement, les enfants de l’autre race grandissaient en sachant très bien qu’ils trouveraient un compagnon de l’espèce du Chasseur avant d’entrer dans l’adolescence. Le Chasseur fit donc fausse route en analysant les réactions d’une personne non habituée à ces pratiques.
Il attribua l’inquiétude de Bob aux méthodes qu’il avait employées, alors que la seule raison était sa présence. En conséquence, il se lança dans la dernière chose à faire. Il attendit que son hôte se fût un peu remis du choc de sa première tentative, et rapidement essaya sa chance de nouveau. Cette fois-ci, il s’attaqua aux cordes vocales de Bob. Leur structure était semblable à celle qu’il avait déjà eu l’occasion de connaître, et le Chasseur se mit à altérer mécaniquement leur tension comme il l’avait fait pour les muscles. Il n’espérait évidemment pas parvenir à former des mots, ce qui aurait impliqué le contrôle du diaphragme, de la langue, des mâchoires et des lèvres en même temps que des cordes vocales. Cependant, en appliquant son effort au moment où son hôte exhalait de l’air, il pouvait certainement produire des sons à sa volonté. Ne pouvant contrôler le débit sonore que de temps à autre, il ne fallait pas songer à former ainsi un message compréhensible. Mais il tenait, par là même, à prouver que les troubles vocaux n’étaient pas fortuits et résultaient d’une volonté arrêtée.
Il pouvait se servir d’éclats de voix pour représenter des nombres et réussir ainsi à former des séries : un, deux, assez espacés puis un, deux, plus rapprochés et ainsi de suite. En entendant cela, personne ne songerait à croire que ces bruits pouvaient avoir une origine naturelle. À présent, le jeune garçon était calme et absorbé par sa lecture. On n’entendait que sa respiration régulière.
Le Chasseur réussit au-delà de ce qu’aurait pu espérer tout être humain mis au courant d’un tel projet. Bob achevait justement de bâiller lorsque l’intervention du Chasseur se produisit. Le jeune garçon ne contrôlait naturellement pas sa respiration. Le Chasseur, très occupé à préparer une émission de quatre cris rauques, venait d’en réaliser deux lorsque le garçon reprît sa respiration. Une expression de terreur extrême se peignit alors sur son visage. Il essaya de contrôler sa respiration en exhalant doucement. Mais le Chasseur, totalement absorbé par son travail, poursuivit ses opérations sans se demander pourquoi le jeune garçon avait modifié son débit respiratoire. Au bout de quelques secondes seulement, le Chasseur s’aperçut que son hôte était encore plus troublé qu’auparavant.
Reconnaissant une fois de plus son échec, le Chasseur ne poursuivit pas plus loin la réalisation de son plan, sachant très bien que dans l’état de panique intense où se trouvait son hôte celui-ci échappait à tout contrôle. Sans chercher à comprendre la raison de son échec, il se lança aussitôt dans un autre essai pour entrer en communication. Cette troisième méthode consistait à couper la lumière arrivant sur la rétine de son hôte pour ne laisser parvenir qu’un mince ruban lumineux prenant successivement la forme des lettres de l’alphabet. Il mit cette méthode en action sans s’apercevoir qu’à cet instant précis Robert Kinnaird descendait quatre à quatre un escalier assez sombre menant à l’infirmerie.
Le résultat prévisible, vu les circonstances, ne frappa l’esprit du Chasseur qu’au moment où Bob manqua une marche et tomba en avant en essayant vainement de s’accrocher à la rampe.
Heureusement, le Chasseur recouvrit très vite le sens de ses responsabilités. Avant que le corps de Bob n’ait pu toucher un seul obstacle, le Chasseur avait renforcé de son corps toutes les articulations et les tendons afin d’éviter un dommage sérieux. Toutefois une des pointes de métal qui tenait le tapis de caoutchouc recouvrant l’escalier entra profondément dans le bras du jeune garçon et y fit une longue estafilade. Le Chasseur fut immédiatement sur place et pas une goutte de sang ne s’échappa. Bob ressentit la douleur et regardant la blessure qui venait d’être refermée par une légère couche de chair invisible, pensa que c’était une simple égratignure.
Bob parla à l’infirmière de ses troubles nerveux, mais elle ne put lui dire grand-chose et lui conseilla de revenir le lendemain matin pour voir le médecin. Elle examina le bras de Bob et lui dit :
« C’est cicatrisé maintenant. Vous auriez du venir plus tôt…
— Mais cela s’est produit il y a cinq minutes. Je suis tombé dans l’escalier en venant vous voir et je n’aurais pas pu vous montrer mon bras plus vite. Tant mieux si c’est déjà refermé. »
Miss Rand leva légèrement les sourcils. Elle était infirmière dans cette école depuis plus de quinze ans et croyait avoir vu toutes les formes possibles de maladies et d’accidents. Ce qui l’étonnait pour l’instant, c’était que le jeune garçon avait l’air tout à fait sincère et que de plus, il n’avait aucun motif de tricher.
« Évidemment, certaines personnes possèdent un sang se coagulant très vite », se dit-elle en regardant de nouveau le bras d’un peu plus près.
Pas de doute, la plaie était tout à fait récente. On voyait encore le mince petit filet de sang fraîchement coagulé, formant une ligne sombre. Elle gratta doucement avec le bout de son doigt et ne sentit pas la surface douce et sèche qu’elle s’attendait à trouver, ni même le sang un peu collant qui vient de sécher. Elle éprouva l’impression désagréable d’avoir touché quelque chose de visqueux.
Le Chasseur ne pouvait, sans aucun doute, lire dans l’esprit des autres et n’avait pas prévu un tel geste. L’aurait-il pu, qu’il aurait été empêché de retirer son propre corps de l’épiderme de Robert. Dans l’état actuel des choses il faudrait certainement un jour ou deux pour que la blessure pût se refermer d’elle-même assez solidement pour supporter les efforts de tension du bras. Coûte que coûte il lui fallait rester en place au risque de trahir sa présence.
Par les yeux de son hôte, le Chasseur, assez mal à l’aise, vit Miss Rand retirer vivement sa main et se pencher pour examiner la blessure. Elle aperçut alors le petit film presque invisible et transparent qui couvrait la blessure. Elle en tira sur-le-champ des conclusions normales, mais tout à fait fausses. Pour elle la blessure n’était pas aussi récente que Robert l’avait déclaré et il s’était soigné lui-même avec le premier produit qui lui était tombé sous la main, probablement de la colle cellulosique. Il n’avait pas voulu le dire pour ne pas risquer une punition.
Elle n’avait naturellement aucun moyen de savoir que cette accusation était portée à tort, mais ne voulant pas envenimer les choses elle préféra ne rien dire. Elle prit une petite bouteille d’alcool, en imbiba du coton et essaya de faire disparaître le corps étranger.
Seul le manque de cordes vocales obligea le Chasseur à conserver le silence, sinon il aurait laissé échapper un hurlement de douleur. Son corps dépourvu d’épiderme s’offrait sans aucune protection à l’action déshydratante de l’alcool. Les rayons du soleil l’avaient gêné auparavant, mais à présent l’alcool lui faisait le même effet que de l’acide sulfurique concentré sur un être humain. Les cellules qui protégeaient la blessure de Bob furent tuées sur le coup et en se desséchant formèrent une poudre brune qu’un simple souffle aurait dispersé. L’infirmière aurait été vivement intéressée par cette transformation si elle avait pris la peine de regarder de plus près.
Elle n’en eut pas le temps. Sous le choc de la douleur soudaine, le Chasseur relâcha tout le contrôle musculaire qu’il exerçait dans cette région afin de tenir la blessure fermée. L’infirmière vit brusquement apparaître sous ses yeux une longue blessure très nette de cinq centimètres de long et d’un centimètre d’épaisseur qui se mit à saigner abondamment. Sa surprise fut égale à celle de Bob, mais elle se reprit très vite et appliqua une compresse qu’elle entoura d’une longue bande. Elle fut un peu étonnée de parvenir à arrêter si facilement le sang.
Robert Kinnaird se coucha tard ce soir-là.
Le jeune garçon était fatigué, mais il avait beaucoup de mal à s’endormir. Les effets de l’anesthésie locale que le docteur avait pratiquée pour poser deux agrafes sur sa blessure commençait à se dissiper et il sentait une douleur de plus en plus grande lui parcourir le bras. Il avait presque oublié la raison qui, à l’origine, l’avait poussé à se rendre à l’infirmerie, mais à présent que tout le remue-ménage s’était apaisé, il pouvait réfléchir plus calmement. Les troubles n’avaient pas reparu et peut-être ne se manifesteraient-ils plus jamais. S’il en était ainsi, pourquoi en parler au docteur qui ne pourrait rien faire ?
Le Chasseur avait également eu le temps de faire une revue rapide des événements. Au moment ou l’anesthésique avait été injecté, il avait complètement délaissé le bras pour reporter toute son attention sur son propre problème.
Il avait finalement compris que la moindre altération d’un des organes des sens ou de toute autre fonction de son hôte entraînait des troubles émotifs sérieux. Il se demandait même si la simple révélation de sa présence ne serait pas nuisible à sa tranquillité.
D’autre part, si le Chasseur s’en tenait à des moyens agissant sur une partie seulement du corps humain, le garçon ne comprendrait jamais que l’on cherchait à communiquer avec lui. L’idée même de symbiose entre deux formes de vie très évoluées était totalement inconnue de la race humaine, et le Chasseur en venait finalement à se demander ce qu’il fallait faire dans un tel cas. Il se trouvait ridicule de ne pas avoir compris cela plus tôt.
Mais alors que faire ? Comment pourrait-il entrer en conversation avec Robert Kinnaird ou tout autre être humain, par l’extérieur ? Il ne pouvait pas parler, n’ayant pas d’appareil vocal et même en tâchant de donner à sa forme une réplique des organes permettant à l’homme de parler, il n’était pas sûr d’arriver à un résultat. Il pouvait écrire si le crayon n’était pas trop lourd, mais quelle chance avait-il d’y parvenir ? En voyant une masse gélatineuse de deux kilos traçant des signes sur un papier, quel être humain aurait assez de patience pour attendre les résultats ou même en voudrait croire ses yeux ?
Pourtant, il y avait peut-être un moyen. Pendant le sommeil de Bob il pouvait très bien quitter son corps, composer un message écrit et revenir à son point de départ avant le réveil de son hôte. En effet, personne ne pourrait le voir dans le noir et de plus Robert Kinnaird était certainement de tous les habitants de cette planète, celui qui avait le plus de chances de prendre au sérieux un tel message. Sa révélation n’entraînerait peut-être pas des réactions trop violentes, car Robert Kinnaird avait déjà eu l’occasion de constater les possibilités du Chasseur.
Bien que comportant quelques dangers, l’idée semblait excellente. Cependant, un bon policier ne recule jamais devant les risques, et le Chasseur adopta ce plan. Ce projet bien arrêté dans son esprit, le Chasseur put de nouveau surveiller ce qui se passait autour de lui.
Il pouvait toujours voir à l’extérieur, car le jeune garçon conservait les yeux ouverts. Il devait être éveillé. Le Chasseur se vit donc obligé d’attendre, ce qui mit sa patience à une rude épreuve. Pourquoi donc Bob mettait-il si longtemps à s’endormir ? Le Chasseur était au moins en partie responsable de ce retard. Minuit venait de sonner et le Chasseur avait beaucoup de mal à freiner son impatience, lorsque le rythme de la respiration et du cœur indiqua sans risque d’erreur que le jeune garçon venait de sombrer dans le sommeil. Le moment était venu. Il quitta le corps de Bob comme il y était entré, par les pores de l’épiderme. La manœuvre s’accomplit sans encombre et le détective passa à travers les draps et le matelas pour atteindre le plancher.
Bien que la fenêtre fût ouverte, on ne voyait rien. En effet la nuit était très noire, mais il réussit pourtant à distinguer la silhouette de la table sur laquelle il savait trouver ce qu’il lui faudrait pour écrire. Il se déplaçait en coulant le long du parquet, et, quelques instants plus tard, se retrouva parmi les livres et les papiers encombrant le bureau. Un bloc était posé sur le coin de la table, et tout à côté des crayons s’offraient à lui. Après avoir essayé l’un d’eux, le Chasseur s’aperçut très vite qu’il était trop long et trop lourd pour ses forces. Heureusement, il trouva un remède sur-le-champ. L’un des crayons était un portemine que le Chasseur avait vu fonctionner à plusieurs reprises et il parvint à en retirer la mine. Il se trouva donc en possession d’un fin bâton de graphite, assez tendre pour laisser des traces visibles même sous la faible pression que le Chasseur pouvait y appliquer.
Il se mit aussitôt à l’œuvre et dessina lentement, mais très nettement, ce qu’il voulait marquer. Ne pas voir ce qu’il faisait ne le gênait nullement, car il avait disposé son corps sur toute la feuille et sentait très bien la position de la mine et la trace qu’elle laissait. Il avait longuement réfléchi à ce qu’il voulait dire, mais se demandait si ses phrases seraient assez persuasives :
Bob, ces simples mots ont pour but de m’excuser des ennuis que je vous ai causés hier soir. Je dois vous avouer que je suis responsable de l’action sur vos muscles et de votre voix. Je n’ai ni la place, ni le temps de vous dire qui je suis et où je me trouve, mais je puis toujours vous entendre parler. Si vous désirez que j’essaie de nouveau d’entrer en communication avec vous, dites-le-moi simplement. J’emploierai la méthode qui vous plaira le mieux. Détendez-vous et je peux commander vos muscles à votre place comme je l’ai fait hier soir. Vous pouvez également fixer une surface très claire et je ferai apparaître des images devant vos yeux. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour vous donner les preuves de ce que j’avance, je vous demande simplement de m’aider à le faire. Ceci est très important pour chacun de nous. Je vous en prie, laissez-moi essayer de nouveau.
Le Chasseur songea un instant à signer la lettre, mais il ne sut comment. En fait il n’avait pas de nom. « Le Chasseur » n’était qu’un surnom qu’on lui avait donné à cause de sa profession. Dans l’esprit des anciens compagnons de sa race, il était simplement l’ami de Jenver, sous-chef de la police. Il estima que pour l’instant l’emploi de ce titre n’était pas souhaitable. Il laissa donc le message sans signature et se demanda alors où il allait pouvoir le laisser. Il ne voulait pas que le compagnon de chambre de Bob pût le voir avant lui. Mieux valait emmener ce papier jusqu’au lit et le placer sur les couvertures.
Le Chasseur s’attela donc à cette tâche après avoir réussi à détacher la feuille du bloc. En traversant la chambre il eut une idée meilleure et abandonna le papier sur l’une des chaussures de Bob. Puis il regagna sans encombre l’intérieur du corps de son hôte. Le Chasseur n’avait pas besoin de sommeil, car le système circulatoire du jeune garçon était largement suffisant pour subvenir à ses besoins métaboliques.
Pour la première fois, le Chasseur regretta de ne pouvoir s’assoupir, car le sommeil aurait été le meilleur moyen d’occuper les heures d’attente.
Enfin, la sonnerie du réveil retentit dans le couloir. Bien que ce fût dimanche, les élèves n’étaient pas autorisés à rester couchés. Au début les gestes du jeune garçon se firent très lents puis se souvenant brusquement que c’était son tour, Bob bondit pieds nus jusqu’à la fenêtre, la ferma et revint aussi vite sur son lit où il commença à s’habiller. Son voisin de lit préféra rester sous ses couvertures jusqu’à ce que la chambre se fût un peu réchauffée, et tournant le dos à Robert, il ne vit pas la fugitive expression de surprise sur le visage de Kinnaird lorsque celui-ci découvrit la feuille de papier soigneusement roulée dans l’une de ses chaussures.
Il prit la note, la parcourut rapidement et l’enfouit dans l’une de ses poches. Sa première pensée fut de croire que quelqu’un, vraisemblablement son camarade, lui avait fait une blague. Il décida immédiatement de ne pas donner à son auteur la satisfaction de paraître surpris. Toute la matinée, le Chasseur se sentait peu à peu devenir fou devant l’indifférence du jeune garçon, qui pourtant n’avait pas oublié la note. Bob attendait simplement d’être seul afin de pouvoir la lire tranquillement. Dès qu’il le put, il remonta dans sa chambre et se mit en devoir de déchiffrer cette écriture inconnue. Sa première réaction fut semblable à celle du matin, ce ne pouvait être qu’une blague. Et soudain une question se posa à son esprit : qui, diable, pouvait être au courant des troubles ressentis la veille ? L’infirmière le savait, évidemment, mais sans aucun doute, ni elle ni le docteur ne se seraient laissés aller à lui jouer un tel tour, pas plus d’ailleurs qu’ils n’auraient raconté cette histoire à quelqu’un d’autre. Plusieurs explications étaient peut-être possibles, mais la plus simple pour l’instant était de vérifier la véracité de la note. Il regarda dans le couloir, dans son placard et sous le lit, dans la crainte de se laisser attraper par une blague préparée par ses copains. Puis il s’assit sur son lit et, fixant le mur blanc faisant face à la fenêtre il déclara à haute voix :
« Alors, vas-y, montre-moi tes ombres chinoises ! »
Le Chasseur obéit à l’invite.
C’est toujours un plaisir rare que de pouvoir produire des cataclysmes au prix d’efforts négligeables. Le Chasseur ressentait à présent cette impression agréable. Son seul travail consistait à épaissir d’une fraction de millimètre la portion de son corps semi-transparent entourant déjà la pupille de son hôte. Il lui suffisait de recouvrir les nerfs sensitifs qui aboutissaient là afin d’intercepter, suivant une forme donnée, la lumière reçue. Habitué depuis longtemps à cette pratique, il n’avait à déployer aucun effort, mais les résultats produits furent extraordinaires. Le regard fixe, Bob bondit sur ses pieds. Il cligna de l’œil à plusieurs reprises, se frotta les paupières mais la vision persistait et il lisait toujours le mot « Merci » qui semblait projeté sur le mur à travers un brouillard. Plus il regardait, mieux il lisait et il s’aperçut que le mot avait tendance à s’élargir aux extrémités. Toutes les lettres ne se trouvaient pas au point focal, endroit où la rétine humaine donne la vision la plus nette, et lorsqu’il tourna les yeux pour mieux voir, le mot suivit son regard. Il se souvint alors des taches de couleur qu’il lui arrivait de voir dans le noir sans jamais les distinguer clairement.
« Qui… qui êtes-vous ? Où êtes-vous et comment… ? »
Sa voix s’évanouit brusquement, car les questions l’assaillaient en si grand nombre qu’il ne pouvait les exprimer assez vite.
« Asseyez-vous calmement et regardez. Je vais essayer de vous expliquer. »
La phrase traversa le champ visuel de Bob. Le Chasseur avait déjà employé cette méthode auparavant pour d’autres langues écrites et quelques minutes lui suffirent pour découvrir la vitesse à laquelle Bob pouvait lire. Une fois ce point fixé il conserva toujours la même rapidité dans le débit, car s’il accélérait ou ralentissait le remplacement des lettres, le regard du jeune garçon se posait ailleurs.
« Comme je le dis dans ma note, il m’est très difficile d’expliquer qui je suis. Ma tâche correspond à peu près à celle qui incombe à vos policiers. Je ne possède pas de nom, du moins au sens que vous entendez par là. Vous pouvez imaginer que je m’appelle le Détective ou le Chasseur. Je ne suis pas originaire de ce monde, mais y suis venu par hasard en poursuivant un criminel appartenant à mon propre peuple. Je le cherche toujours. Son engin et le mien furent détruits à notre arrivée sur cette planète et les circonstances m’obligèrent à abandonner l’endroit de notre accident avant d’avoir pu me lancer dans de nouvelles recherches. Ce fugitif représente une menace sérieuse, tant pour votre peuple, que pour le mien. Je vous demande, en conséquence, de m’aider à le retrouver.
— Mais d’ou venez-vous donc ? Quelle sorte de créature êtes-vous ? Comment pouvez-vous faire apparaître ces lettres sous mes yeux ?
— Tout vient à point à qui sait attendre. »
Les connaissances assez limitées du Chasseur lui faisaient particulièrement apprécier les proverbes et les phrases toutes faites.
« Nous venons d’une planète satellite d’une étoile que je pourrais vous montrer, mais dont j’ignore le nom dans votre langue. Je ne suis pas un être comme vous et crains que vos connaissances en biologie soient trop limitées pour que je puisse vous donner une explication satisfaisante. Toutefois, vous connaissez sans doute la différence qui existe entre un protozoaire et un virus. De même que les grosses cellules nucléaires qui forment votre corps ont évolué à partir du protozoaire, les miennes ont leur origine dans la plus petite des créatures vivantes et que vous appelez virus. Vous savez déjà tout cela, car dans le cas contraire je ne pourrais évidemment pas employer votre propre appellation. Mais peut-être vos connaissances sont-elles un peu vagues sur cette question ?
— Non, répliqua Bob à voix haute, mais je croyais que les virus étaient en fait des éléments liquides.
— Dans l’ordre de grandeur qui est le mien cette distinction est absolument minime. En fait mon corps n’a pas de forme définie et si vous pouviez m’apercevoir vous songeriez immédiatement à une amibe. Bien que d’après vos mesures je sois infiniment petit, mon corps renferme des milliers de fois plus de cellules que le vôtre.
— Pourquoi ne vous montrez-vous pas ? Et tout d’abord, où êtes-vous ? »
Le Chasseur négligea de répondre à cette question, et reprit :
« À cause de notre structure minuscule et sans consistance, nous trouvons souvent dangereux et peu pratique de nous déplacer et de travailler seuls. C’est pourquoi, nous avons acquis l’habitude de nous adjoindre des créatures beaucoup plus grandes que nous. En réalité, nous vivons dans leur corps. Nous sommes à même de le faire, sans nuire le moins du monde à l’être qui nous porte, car nous sommes capables de nous glisser dans le moindre espace libre et, de plus, nous nous rendons utiles en détruisant les germes de maladies et autres organismes nuisibles qui peuvent se glisser dans le corps. Ainsi notre allié jouit-il d’une santé nettement plus florissante que si nous n’existions pas.
— C’est passionnant cette histoire. Croyez-vous pouvoir faire de même avec les créatures vivant sur cette Terre ? Quels sont donc ces êtres qui vous servent de domicile ? »
Cette question était exactement celle que le Chasseur voulait s’entendre poser et il commença à répondre point par point à tout ce que Bob avait demandé.
« L’organisme n’était pas très différent de… » Il n’alla pas plus loin, car la mémoire de Bob venait de lui suggérer une nouvelle idée.
« Attendez ! attendez…, reprit le jeune homme, je crois comprendre où vous voulez en venir. Vous ne vous servez pas des autres animaux comme une monture ordinaire, vous vous associez à eux. Et ces troubles d’hier soir… c’est donc pour cela que ma blessure s’est refermée si vite ? Pourquoi n’avez-vous pas tenu bon ? »
Très heureux de la tournure des événements, le Chasseur lui raconta ce qui s’était passé. Le jeune garçon avait compris beaucoup plus rapidement que le Chasseur ne l’espérait ; de plus, il semblait réagir favorablement. On le sentait plus intéressé qu’effrayé. À la demande de Bob, le Chasseur agit sur les muscles comme il l’avait fait la veille au soir, mais refusa de se montrer. Il était trop content des résultats acquis pour courir le risque de se montrer au grand jour.
En réalité, il avait eu une chance inouïe de choisir un tel hôte. Un garçon plus jeune, ayant fait moins d’études, n’aurait pu comprendre la situation et se serait effrayé. Un adulte aurait couru chez le premier psychiatre. Tandis que Bob était assez apte à comprendre, au moins partiellement, les révélations du Chasseur et encore assez jeune pour ne pas s’imaginer que toute cette histoire n’était qu’un phénomène subjectif.
De toute façon, Bob écoutait, ou plutôt regardait attentivement, pendant que le Chasseur le mettait au courant des événements qui l’avaient amené pour la première fois sur la Terre. Il exposa les données du problème qui le préoccupait et les raisons pour lesquelles Bob devait l’aider à le résoudre. Le garçon comprit parfaitement ce qu’on attendait de lui. Il imaginait facilement les ravages que son invité involontaire aurait pu commettre s’il n’avait été doté d’un sens moral très strict. La simple idée qu’une créature similaire et précisément dépourvue de ce sens moral se trouvait actuellement en liberté parmi la race humaine, le fit tressaillir de peur.
VI
LE PROBLEME N°1
Avant même que le Chasseur n’ait eu le temps d’en parler, Bob en arriva immédiatement aux considérations pratiques. Il déclara d’un air songeur :
« Je suppose que vous avez envie de retourner à l’endroit où vous m’avez trouvé afin de vous remettre à la recherche de votre petit copain. Tout d’abord, êtes-vous sûr qu’il a pu prendre pied sur la plage ?
— Je ne le saurai que si je retrouve ses traces. Vous avez parlé d’île. J’espérais qu’il n’y en avait qu’une à cet endroit. Combien y en a-t-il donc ?
— Je n’en sais rien, mais l’archipel est très fourni. La plus proche de celle où habitent mes parents est située au nord-est à cinquante kilomètres. Elle est également habitée. »
Le Chasseur réfléchit un moment. À l’instant où il avait perdu le contrôle de son appareil, sa ligne de vol était exactement la même que celle du fugitif qu’il poursuivait. Et autant qu’il pouvait s’en souvenir ils avaient piqué ensemble vers le sol et, malgré la vrille amorcée, l’autre n’avait pu s’éloigner beaucoup. Leurs points de chute ne pouvaient guère être distants que de trois à cinq kilomètres, expliqua-t-il à Bob.
« S’il a pu gagner le rivage, il y a de fortes chances pour que ce soit sur mon île, et s’il s’y trouve encore les recherches se limiteront à cent soixante personnes. Êtes-vous certain qu’il a pu se glisser dans un corps humain ou faudra-t-il examiner tous les êtres vivants ? Cependant, je présume qu’il s’est tourné d’abord vers un être humain.
— Autant que je puisse le savoir, vous représentez l’espèce la plus intelligente sur cette Terre et mon peuple s’est aperçu depuis longtemps qu’une créature très évoluée est un hôte de choix.
— Il nous faudra donc chercher parmi tous les gens que nous rencontrerons. C’est un peu comme si nous avions à découvrir une aiguille dans une botte de foin. »
Le Chasseur avait déjà lu cette expression quelque part et en comprit parfaitement le sens.
« C’est à peu près cela, reprit le Chasseur, sauf que l’aiguille elle-même est camouflée en brindille de foin. »
Il fut interrompu à cet instant par l’arrivée du camarade de chambre de Bob et ils n’eurent plus l’occasion ce jour-là de reprendre leur conversation. Au cours de l’après-midi, Bob vit le docteur pour son bras et, comme le Chasseur ne possédait aucun pouvoir guérisseur miraculeux, le médecin estima que la cicatrisation était normale.
« Aucun signe d’infection n’est visible, dit le médecin, malgré votre petite plaisanterie. Avec quoi avez-vous donc essayé de vous soigner ?
— Je n’y ai pas touché, répondit le jeune garçon. Cela s’est passé pendant que je venais à l’infirmerie et j’ai cru que c’était une simple égratignure jusqu’au moment où l’infirmière a voulu la nettoyer à l’alcool. » Il vit nettement que le docteur ne le croyait pas, mais estimait inutile de poursuivre plus avant la discussion.
Rien n’avait été précisé avec le Chasseur sur la question de garder secrète sa présence, mais le jeune garçon estima que si cette histoire se répandait, en admettant même qu’on la crût réelle, leurs chances de succès pouvaient s’en trouver sérieusement diminuées. Aussi laissa-t-il le docteur lui faire un petit speech sur les microbes et il s’en alla dès qu’il le put.
Peu après le dîner il trouva enfin une occasion pour demander au Chasseur :
« Quelles sont vos intentions au sujet du retour dans l’île ou nous nous sommes rencontrés ? Normalement je ne dois y revenir qu’à la mi-juin, dans plus de six mois. Votre fugitif aurait donc largement le temps de se mettre à l’abri ou de disparaître. Avez-vous envie d’attendre qu’il se soit bien caché ou avez-vous songé à un prétexte qui nous permettrait d’y aller plus tôt ? »
Le Chasseur avait une réponse toute prête, qui devait le renseigner davantage sur la personnalité réelle de son hôte qu’il connaissait encore mal. Il répondit, toujours par le même procédé :
« Tous mes mouvements dépendent entièrement des vôtres, vous quitter serait perdre le fruit des efforts développés depuis plus de cinq mois. Évidemment, je connais votre langue, ce qui pourrait m’être d’un précieux secours, mais je suis persuadé que la recherche d’une nouvelle association avec un de vos semblables serait un travail de longue haleine. Vous êtes le seul être humain sur l’aide duquel je puisse compter. Il est exact qu’il vaut mieux que je retourne dans l’île le plus tôt possible. Je sais très bien que vous n’êtes pas libre de faire tout ce que vous voulez, mais si vous pouviez trouver un moyen de m’emmener là-bas ce serait certainement préférable. Vous pouvez juger mieux que moi de la réalisation de nos projets. Tout ce que je puis faire c’est vous renseigner sur les actes et la nature de celui que je poursuis. »
Bob ne répondit pas tout de suite. Plus il y songeait, plus il trouvait la situation passionnante. Évidemment, il serait obligé de manquer plusieurs mois de classe, mais on pouvait toujours s’arranger pour rattraper le temps perdu. Si le Chasseur avait dit vrai, la recherche du fugitif devait passer avant tout et Robert ne voyait pas pour quelles raisons son nouveau compagnon le tromperait.
Disparaître purement et simplement n’était même pas à envisager. Il fallait découvrir un prétexte valable afin de pouvoir quitter l’école.
Seule la maladie ou un accident lui permettraient de parvenir à ses fins.
Très ému par tous ces événements, il essaya de se distraire par une partie de ping-pong, mais le problème l’occupait à un point tel que le jeu se transforma très rapidement en une défaite lamentable. Il se fit battre à plate couture alors qu’il était considéré comme un très bon joueur de l’école.
Lorsqu’il retourna dans sa chambre, son camarade s’y trouvait déjà, ce qui excluait toute conversation jusqu’à l’extinction des feux. Et même après, Bob ne voulait pas courir le risque de voir son voisin de lit se réveiller en pleine nuit pour découvrir qu’il parlait tout seul. En outre, il ne pourrait pas voir très nettement les réponses du Chasseur dans le noir.
Le lendemain, un lundi, les classes se déroulèrent comme d’habitude et il ne put être seul qu’après le déjeuner. Il prit quelques livres sous le bras et se mit désespérément à la recherche d’une salle de classe vide. Et là, parlant à mi-voix afin de ne pas attirer l’attention des gens qui pouvaient passer dans le couloir, il donna libre cours à toutes les idées qu’il avait emmagasinées depuis la veille. Il commença pourtant par un autre sujet.
« Il me faut absolument trouver un autre moyen pour vous parler, déclara-t-il. Vous pouvez toujours me parler si je ne suis pas occupé à regarder autre chose, mais il m’est impossible de vous dire le moindre mot si je ne suis pas seul, à moins de passer pour un fou. J’ai eu une idée hier soir et n’ai pas trouvé depuis l’occasion de vous la communiquer.
— Le problème de la conversation n’est pas difficile à résoudre, répondit le Chasseur. Vous n’aurez qu’à parler en un murmure presque inaudible, sans même entrouvrir les lèvres, car je peux interpréter très aisément les mouvements de vos cordes vocales et de votre langue. J’aurais d’ailleurs dû y penser plus tôt, mais je n’avais jusqu’alors accordé aucune attention particulière à la nécessité où nous sommes de conserver le secret. Je vais d’ailleurs commencer dès maintenant. Mais dites-moi bien vite quelle était cette idée qui vous préoccupait tant ?
— Je ne vois pas le moyen de retourner chez moi à moins de feindre une maladie et de me faire accorder un congé de convalescence. Je ne peux pas espérer tromper les médecins, mais vous pouvez certainement faire naître chez moi assez de symptômes pour qu’ils n’y comprennent plus rien. Qu’en pensez-vous ? »
Le Chasseur hésita un long moment avant de répondre :
« C’est évidemment possible, mais votre proposition ne m’enchante pas. Vous ne pouvez pas comprendre à quel point est ancrée chez nous notre répugnance à faire quoi que ce soit qui pût mettre en danger la santé de notre hôte. En cas de nécessité, et avec un être dont la structure physique est entièrement connue, je pourrais à la rigueur, en dernier ressort, accepter votre plan. Mais dans votre cas, je ne suis pas sûr qu’un mal permanent ne résulterait pas de mon intervention.
— Vous vivez dans mon corps depuis plus de cinq mois, m’avez-vous dit, et j’ai l’impression que vous me connaissez suffisamment, objecta Robert.
— Je connais votre structure, mais ignore tout de vos réactions aux diverses maladies. Vous représentez pour moi une espèce entièrement nouvelle sur laquelle je ne possède que des données uniques : les vôtres. J’ignore pendant combien de temps vos cellules peuvent subsister sans nourriture ou oxygène ; quelle est la dose limite de concentration acide que votre sang peut supporter ; quelles relations existent entre votre système circulatoire et votre système nerveux. Je pourrais, bien entendu, essayer de trouver une réponse à toutes ces questions ; mais je ne suis pas certain de pouvoir y parvenir sans vous rendre sérieusement malade ou même vous tuer. Je pourrais toujours faire quelques tentatives dans le domaine que vous proposez, mais je m’y refuse absolument. D’autre part, sur quoi vous basez-vous pour affirmer que l’on vous renverrait chez vous si vous êtes malade ? Ne vous soignerait-on pas ici ? »
Bob conserva le silence pendant plusieurs minutes. Il n’avait pas songé à cette dernière éventualité.
« Je n’en sais rien, admit-il finalement. Nous devons trouver quelque chose qui entraîne à coup sûr une longue convalescence. » Cette idée peu agréable le fit tressaillir. « Je persiste à croire que vous pourriez faire quelque chose dans ce domaine sans avoir de remords. »
Le Chasseur admit volontiers que c’était en son pouvoir, mais qu’il se refusait toujours à agir sur le déroulement normal de la vie physique de son hôte. Il promit cependant d’y réfléchir et conseilla au jeune garçon d’en faire autant, tout en lui demandant de trouver une autre idée.
Tout en étant peu au courant de la psychologie humaine, le Chasseur devinait que Bob n’abandonnerait pas son idée avant d’être convaincu qu’elle était impossible à réaliser. Le jeune garçon y tenait et ne pouvait pas comprendre pourquoi elle répugnait tant aux sentiments du Chasseur.
Comme prévu, les procédés de conversation se développèrent au cours des jours suivants. Le Détective était à présent capable d’interpréter les mouvements de la langue et des cordes vocales du garçon, même lorsque celui-ci conservait les lèvres presque serrées et parlait dans un murmure imperceptible. Le mode de réponse était relativement aisé : il suffisait que les occupations de Bob lui permissent de tourner les yeux vers un endroit assez clair. En même temps, ils se mirent d’accord sur un certain nombre d’abréviations et leurs échanges gagnèrent en rapidité. Mais, ni l’un ni l’autre ne trouvèrent l’idée de génie qui permettrait à Bob de quitter l’école.
Au cours de cette période, un observateur aurait trouvé assurément très drôle la situation, s’il avait pu surveiller les rapports entre Bob et le Chasseur, et surtout, ce qui se passait dans les bureaux des dirigeants de l’école. D’un côté, le Chasseur et son hôte s’efforçaient de découvrir un moyen de quitter l’école et de l’autre les directeurs s’étonnaient du brusque changement de leur élève. Ils ne manquaient pas de faire remarquer à quel point ses notes étaient moins bonnes et plusieurs professeurs estimèrent que mieux vaudrait pendant quelque temps renvoyer le jeune homme chez ses parents.
La simple présence du Chasseur, ou plutôt la connaissance que Bob en avait, entraînait ainsi une situation qui devait les conduire normalement à la réalisation de leurs vœux. Le jeune garçon ne souffrait d’aucune atteinte physique, mais les problèmes qui le préoccupaient et les conversations qu’il tenait avec le Chasseur amenaient chez lui un comportement qui ne manquait pas d’inquiéter ses éducateurs.
On consulta le docteur, qui déclara que le jeune homme était en parfaite santé. Il examina une fois de plus la cicatrice du bras, craignant qu’une complication insoupçonnée pût être responsable de l’état général, mais ne trouva rien. Le rapport médical n’apporta donc aucun élément d’appréciation aux professeurs. De jeune garçon sociable et agréable, que tout le monde avait aimé, Bob était devenu un être solitaire, renfermé et souvent même désagréable.
On demanda alors au docteur d’avoir un nouvel entretien avec Bob ; mais la conversation n’apporta aucun élément nouveau. Le médecin eut seulement l’impression qu’un problème très sérieux occupait l’esprit de Bob et que celui-ci n’avait aucune envie d’en faire part à autrui. En fin de compte il recommanda le repos de l’élève dans sa famille, pour quelques mois. C’était tellement plus simple ainsi !
Le directeur écrivit à M. Kinnaird pour le mettre au courant de la situation et l’informer que, s’il n’y voyait aucune objection, Bob rentrerait immédiatement dans sa famille jusqu’à la prochaine année scolaire.
Le père de Bob n’attachait pas beaucoup d’importance aux théories du docteur, car il croyait bien connaître son fils quoique ne l’ayant vu qu’assez rarement au cours des dernières années. Il acquiesça cependant à la proposition du directeur. Après tout, si son fils ne se portait pas bien en pension, c’était du temps perdu. L’île comptait un excellent médecin et une très bonne école, quoi que en dise Mme Kinnaird. On pourrait donc lui faire donner quelques leçons afin qu’il ne perdît pas complètement son année. En plus de toutes ces raisons, M. Kinnaird était ravi de la possibilité qui s’offrait à lui de voir son fils. Il envoya un télégramme autorisant le retour de Bob et se prépara à l’accueillir.
Ce serait peu de dire que Robert et le Chasseur furent surpris à l’annonce de cette nouvelle : ils tombèrent des nues. Sans mot dire, ils regardaient tous deux le directeur, M. Raylance, qui avait fait venir Bob dans son bureau pour le mettre au courant de son proche départ. Le Chasseur, de son côté, essayait vainement de lire les quelques papiers posés sur son bureau.
Au bout de quelques instants seulement, Bob recouvra l’usage de la parole.
« Mais pourquoi, monsieur ? Il est arrivé quelque chose à la maison ?
— Non. Tout va fort bien là-bas. Nous croyons simplement que dans votre intérêt il est préférable que vous passiez quelques mois chez vous. C’est tout. Vous avez dû vous rendre compte que vos notes n’étaient pas les mêmes ces derniers temps ? »
Cette simple remarque permit au Chasseur de comprendre ce qui se passait. Et il se morigéna de ne pas y avoir pensé plus tôt. Mais Bob ne réalisa pas tout de suite le motif de cette décision.
« Vous voulez dire, monsieur, que je suis renvoyé ? Je ne croyais pas en être déjà là… et il n’y a que quelques jours que…
— Mais non, mon petit, il n’est nullement question de cela. » Le directeur ne comprit pas ce que signifiait la dernière remarque de Bob. « Nous avons simplement remarqué que vous aviez beaucoup changé ces derniers temps et le docteur estime qu’un peu de repos vous sera salutaire. Nous serons toujours très heureux de vous accueillir l’année prochaine et si vous le désirez nous pouvons vous envoyer un résumé des cours qui guidera les professeurs que vous pourrez avoir là-bas. Vous serez à même, ainsi, de travailler à votre guise durant tout l’été et je ne doute pas que l’année prochaine il vous sera possible de suivre vos camarades dans la classe supérieure. Vous êtes d’accord, je suppose, à moins que vous n’ayez pas envie de retourner chez vous », ajouta-t-il en souriant.
Bob esquissa un vague sourire avant de répondre : « Non, monsieur, je suis toujours très content de revoir mes parents, enfin je voulais dire… » Il s’arrêta, un peu embarrassé à la recherche d’une phrase atténuant l’effet de ses dernières paroles.
M. Ray lance se mit à rire un peu trop fort.
« Ne vous en faites pas, Bob, je comprends très bien ce que vous voulez dire. Allez faire vos valises et dire au revoir à vos amis. Je vais essayer de vous avoir une place dans l’avion de demain. Je regrette beaucoup que vous nous quittiez et vous nous manquerez énormément dans l’équipe de hockey. De toute façon, la saison est presque terminée et vous nous reviendrez pour les matches de l’année prochaine. Bonne chance, mon petit ! »
Ils se serrèrent la main et Bob quitta la pièce sans bien savoir ce qu’il faisait. Il ne dit rien au Chasseur. D’ailleurs c’était inutile puisque ce dernier avait assisté à l’entretien. Bob avait depuis longtemps abandonné l’habitude d’accorder une importance quelconque aux faits et gestes des grandes personnes pour la simple raison qu’elles étaient plus âgées que lui. Cependant, il s’efforça de découvrir s’il n’existait pas de motifs cachés derrière la décision du directeur. Finalement, il estima que mieux valait prendre les événements comme ils venaient et il abandonna la suite au Chasseur.
Il serait peut-être hasardeux d’affirmer que celui-ci était satisfait du travail accompli. C’était un bon détective, qui ne s’était jamais attribué les succès dus à l’intelligence, et à la puissance physique de son hôte. Bien sûr Bob n’était pas Jenver, mais il était arrivé à se sentir très attaché au jeune garçon.
Au cours du voyage, Bob parla avec le Chasseur toutes les fois que l’occasion se présentait, mais leurs entretiens portaient uniquement sur les événements du parcours. Ils ne parlèrent affaires qu’au moment où l’avion survolait le Pacifique, car Bob avait admis sans presque y songer que le Chasseur prendrait la direction de toutes les opérations dès qu’ils atteindraient l’endroit de leur rencontre.
« Mais, dites-moi, Chasseur, comment allez-vous vous y prendre pour retrouver le charmant ami que vous cherchez ? Et dans ce cas que ferez-vous ? Avez-vous un moyen de venir à bout de lui sans que l’hôte qui l’a adopté en subisse les conséquences ? »
Cette question eut l’effet d’un coup de fouet. Pour une fois, le Chasseur s’estima heureux que son mode de langage fût moins rapide que celui de Bob. Pendant quelques secondes il se demanda si, par hasard, il n’avait pas oublié quelque part la masse de tissus qui lui servait normalement de cerveau.
Sans aucun doute, celui qu’il poursuivait avait eu le temps de se cacher et devait à présent avoir élu domicile dans le corps d’un être humain comme lui-même l’avait fait. Quoi de plus normal ? En temps ordinaire, un fugitif de cette espèce que ni la vue, ni le son, ni l’odeur, ni le toucher ne pouvaient révéler, était décelé à l’aide des tests physiques, chimiques, et biologiques qui étaient mis en œuvre avec ou sans le consentement de la créature qui servait d’hôte. Le Chasseur était très au courant de tous ces tests et dans certains cas, il pouvait s’en servir si rapidement qu’il parvenait à dire si un représentant de son propre peuple était présent dans un organisme suspect, avant même que l’autre n’ait eu le temps de s’en apercevoir. Bob avait déclaré que cent soixante personnes habitaient l’île. Quelques jours suffiraient pour les passer au crible, mais il ne pouvait pas appliquer les tests indispensables : tout son matériel et son équipement avaient disparu avec l’engin qu’il avait amené sur la Terre. En admettant qu’il pût retrouver l’épave, il ne pouvait quand même pas supposer que ses instruments et les bouteilles contenant les produits chimiques aient pu supporter le choc et cinq mois d’immersion dans l’eau salée !
Il était seul. Jamais un policier n’avait été aussi perdu dans un monde inconnu, loin de ses laboratoires et de l’aide si précieuse que ses semblables lui avaient toujours apportée. Ses compatriotes ignoraient absolument où il se trouvait parmi les cent milliards de soleils qui rayonnaient dans la voie lactée…
Il se souvint alors que Bob lui avait déjà posé cette même question les jours précédents et qu’il avait toujours réussi à ne pas y répondre sous un prétexte quelconque. Mais à présent la situation était claire : ils se lançaient effectivement à la recherche d’une aiguille dans une meule de foin. De plus l’aiguille, mortellement empoisonnée, avait réussi à se glisser dans l’une des minuscules brindilles de la meule.
La question de Bob demeura sans réponse.
VII
LE PLATEAU…
Le gros appareil les amena de Seattle à Honolulu puis à Apia. De là, un avion plus petit les conduisit jusqu’à Tahiti et à Papeete. Vingt-cinq heures après avoir quitté Boston, Bob put montrer au Chasseur le pétrolier ravitaillant les petites îles des alentours, et sur lequel ils accompliraient la dernière partie de leur voyage. Le navire était aisément reconnaissable à sa silhouette particulière et devait faire ce service depuis longtemps.
Robert était le seul passager, et il prit place avec ses valises sur une allège qui le conduisit au navire.
Le Chasseur se rendit compte que ce bateau avait été construit beaucoup plus pour porter de lourdes charges que pour la vitesse. Il était très large pour sa longueur et le milieu était occupé par les réservoirs qui dépassaient à peine de quelques mètres la ligne de flottaison. L’avant et l’arrière étaient beaucoup plus hauts, et reliés entre eux par une passerelle surplombant les cales. De là, des échelles permettaient de descendre sur le pont pour accéder aux vannes et aux treuils. Un énorme marin au visage tanné regardait Bob qui grimpait l’échelle de pilote. Le commandant grommelait des paroles incompréhensibles, car des expériences passées lui avaient appris qu’il était impossible d’empêcher le garçon de se promener partout, et il n’allait plus vivre que dans la crainte de voir celui-ci se rompre les os. Il n’avait nulle envie de déposer chez M. Kinnaird un enfant avec des fractures multiples.
« Hé, monsieur Teroa ! hurla Bob en mettant le pied sur le pont, vous croyez que vous pourrez me supporter de nouveau pendant un jour ? »
Le capitaine sourit avant de répondre :
« Il faudra bien ! Au fond on a vu pire que vous dans le genre nuisible. »
Très étonné, Bob ouvrit de grands yeux et demanda en employant cette fois le pidgin mi-français mi-polynésien qui était de rigueur dans les îles :
« Vous n’allez pas me dire que quelqu’un vous a embêté plus que moi, car alors, il faudrait me présenter ce génie !
— Vous le connaissez très bien, ou plutôt vous les connaissez. Mon fils Charlie et le jeune Hay sont venus à bord il y a quelques mois. Ils ont réussi à se cacher jusqu’au moment où il était trop tard pour les renvoyer à terre. Il a fallu que je leur explique à quoi tout servait.
— Que voulaient-ils donc ?
— Faire un tour en mer, je suppose.
— Pourtant ils doivent bien connaître votre bateau depuis le temps.
— C’est pire que cela ! Charlie voulait absolument prouver qu’il pouvait se rendre utile, il avait envie de commencer à apprendre le métier. Hay, de son côté, désirait visiter le musée de la marine à Papeete sans être accompagné d’un tas de gens âgés qui l’obligeaient toujours à regarder ce qui ne l’intéressait pas. J’étais très embêté, mais il a bien fallu les garder à bord.
— Je ne savais pas que Norman se passionnait pour l’histoire naturelle. Ce doit être tout récent et je finirai bien par savoir pourquoi. Il est vrai que je suis parti depuis cinq mois et il a pu se mettre à étudier ce qu’il voulait.
— Tiens, c’est vrai ! Je ne vous attendais pas si tôt. Qu’est-ce qui s’est passé ? On vous a viré de l’école ? »
La dernière phrase était accompagnée d’un sourire bienveillant qui lui enlevait tout côté désagréable.
Bob fit une grimace. Il n’avait pas songé à inventer une histoire, mais il estimait à juste titre que les motifs avancés par le médecin de l’école ne convaincraient personne.
« Le toubib de l’école a dit que cela me ferait du bien de passer quelques mois à la maison, déclara-t-il. Il ne m’a pas dit pourquoi, et autant que je puisse m’en rendre compte, je me porte très bien. Est-ce que Charlie a réussi à décrocher le boulot qu’il voulait ? »
Bob savait parfaitement ce que l’on allait lui répondre, mais il tenait surtout à changer de sujet de conversation.
« Aussi bizarre que cela puisse paraître, dit alors le commandant, il va l’avoir, mais je crois que vous feriez mieux de ne pas lui en parler encore. Il fera sûrement un bon marin. Je me suis dit que puisqu’il était décidé à se lancer dans ce fichu métier, mieux valait ne pas le perdre de vue. J’ai demandé à le prendre à bord et je crois que cela va marcher. N’allez pas vous imaginer que vous pourrez en faire autant en vous cachant simplement dans la cale ! » Et le marin accompagna ces derniers mots d’une bourrade amicale.
Sur le moment, Bob avait complètement oublié le problème capital qui le préoccupait tant. Il était plongé dans ses pensées et se demandait ce qu’avaient pu faire ses camarades de l’île pendant son absence. Bien qu’il y passât en général peu de temps, Bob considérait l’île comme le véritable centre de sa vie et pour le moment il n’était plus qu’un jeune garçon de quinze ans, heureux de retrouver des paysages connus où tant de souvenirs l’attendaient.
Accoudé au plat-bord, Bob fixait le ciel bleu et s’aperçut soudain que le Chasseur cherchait à lui dire quelque chose. La question du Chasseur était en parfaite harmonie avec l’état d’âme de Bob et il n’aurait pas pu choisir un moment plus propice pour la poser. Le Chasseur avait longuement réfléchi et il avait conclu que d’autres données lui étaient indispensables pour essayer de retrouver le fugitif. Son hôte était certainement à même de le renseigner sur certains points.
« Bob, pouvez-vous me donner un peu plus de détails sur l’île où nous allons débarquer ? Sur sa forme par exemple, sa superficie et également sur les gens qui y vivent ? Je crois que notre travail va consister tout d’abord à essayer de reconstruire l’enchaînement des événements qui ont entouré l’arrivée sur cette Terre de celui que nous cherchons. Il faudra commencer par reconstituer tous ses actes avant de vouloir le dénicher. Lorsque je connaîtrai mieux l’endroit où tout s’est déroulé, il sera plus facile de découvrir où il a pu s’échapper.
— D’accord, répondit Bob qui ne demandait qu’à aider le Chasseur. Je vais dessiner rapidement une carte, cela vaudra mieux que de longues explications. J’ai du papier dans mes affaires. »
Il quitta la rambarde et pour la première fois depuis qu’il prenait ce bateau il ne sentit pas les vibrations qui secouaient le navire au moment où les Diesels se mettaient en route.
Ce qui lui servait de cabine était une toute petite pièce située à l’arrière du navire, et ne comportant qu’une couchette devant laquelle on avait posé ses bagages. Manifestement, le navire n’avait pas été prévu pour transporter des passagers.
Sous le crayon du jeune garçon, l’île prenait la forme d’un L majuscule. Le port se trouvait à l’intérieur de l’angle ouvert vers le nord. La barrière de récifs qui entourait l’île était presque circulaire, et le lagon s’étendait sur une vaste surface, en particulier au nord. À en croire le dessin, deux passages devaient permettre de franchir les récifs. Bob expliqua que la face ouest était la plus fréquentée et que récemment on l’avait agrandie en faisant sauter les coraux à la dynamite, afin que le pétrolier pût y entrer à n’importe quelle heure.
« On est obligé d’entretenir constamment le chenal en faisant sauter les récifs, qui d’ailleurs laissent passer les petits bateaux. Le lagon est peu profond, à peine quatre mètres dans l’ensemble, et l’eau y est toujours tiède. C’est même pourquoi l’on a construit les réservoirs dans ce coin-là. »
Il montrait en même temps un certain nombre de petits carrés qu’il avait dessinés tout près du lagon.
Le Chasseur eut envie de demander à quoi servaient ces réservoirs, mais il préféra attendre que Bob eût fini son exposé.
« C’est ici », et le garçon montrait une des branches du L, « qu’habitent la plupart des gens. C’est la partie la plus basse de l’île, le seul endroit où l’on peut voir des deux côtés à la fois. On trouve une trentaine de maisons dans ce coin-là, toutes entourées de grands jardins, et assez espacées les unes des autres. Rien de semblable à ce que vous avez vu en ville.
— Vous habitez également là ?
— Non. » Le crayon dessina alors une ligne longeant l’île sur presque toute sa longueur, très près du lagon. « Cette route va de chez Norman Hay qui habite près de l’extrémité nord-ouest jusqu’aux hangars qui se trouvent au milieu de l’autre branche. Les deux côtés de l’île possèdent une chaîne de collines qui s’abaissent au centre, là où se trouvent les maisons. Beaucoup de gens vivent également au nord de ces monts. En partant de la maison de Hay et en descendant la route on passe devant la maison de Hugh Colby, de Shorty Malmstrom, de Ken Rice et l’on arrive chez moi. Actuellement cette extrémité de l’île n’est guère fréquentée, et la nature a repris ses droits, sauf aux abords immédiats des maisons. Le sol est fissuré dans ce coin-là et très difficile à travailler. Tout ce qui est nécessaire pour alimenter les réservoirs, pousse à l’autre bout où la terre est meilleure. Nous vivons, en fait, presque dans la jungle, et de chez moi l’on n’aperçoit pas la route. Pourtant la maison de mes parents est celle des cinq qui en est la plus proche. Si votre petit copain a décidé de se cacher dans ce coin-là, loin des hommes, je me demande comment nous pourrons le retrouver.
— Quelle est la largeur de l’île ?
— La branche nord-ouest a près de cinq kilomètres de long et l’autre trois. La chaussée qui s’étend en arrière du port vers le milieu du lagon doit avoir cinq cents mètres, ou peut-être un peu plus, mettons près d’un kilomètre. Il y a à peu près la même distance jusqu’à l’autre route pavée qui passe au milieu du village, à environ trois kilomètres du petit chemin qui conduit chez moi. »
Le crayon de Bob allait d’un point à un autre de la carte sans raison bien précise, car il s’animait à mesure qu’il parlait. Le Chasseur suivait tous les mouvements avec un grand intérêt et estima que le moment était venu de demander une explication au sujet des réservoirs auxquels le jeune garçon avait fait allusion à plusieurs reprises.
« On les appelle des réservoirs de culture, expliqua Bob ; ils contiennent des bactéries qui, en dévorant toutes les plantes qu’on y verse, finissent par produire une sorte d’huile. C’est là tout le secret de l’affaire. On colle tout ce qu’on peut trouver dans le réservoir, puis l’on pompe l’huile qui finit par monter à la surface. De temps à autre il faut enlever les saletés qui se trouvent au fond et je vous assure que c’est un drôle de travail.
« Depuis des années les gens se plaignaient du danger que constituait le pétrole, qui d’après eux coulait dans la mer. N’importe qui aurait pu leur dire que les flammes qu’ils apercevaient sur les marais étaient simplement produites par les gaz provenant des herbes qui pourrissaient. En fin de compte quelqu’un fut assez astucieux pour éclaircir le mystère et un biologiste venu spécialement découvrit une bactérie permettant d’obtenir de l’huile au lieu de ces gaz des marais, perdus pour tout le monde. Tous les détritus de l’île ne furent bientôt plus suffisants pour alimenter les cinq réservoirs. Tout ce qui pousse sur l’extrémité nord-est de l’île est périodiquement coupé pour alimenter ceux-ci. Les détritus que l’on en retire sont employés comme engrais. Ils dégagent une odeur épouvantable, mais heureusement cette partie se trouve sous le vent. Des tuyaux relient les réservoirs au point de chargement.
— Personne ne vit au sud des collines ?
— Non. La branche de l’île où habitent mes parents est la plus exposée au vent, et je vous assure que lorsque je parle de vent ce n’est pas une petite histoire. Vous aurez peut-être l’occasion de voir ce qu’est un véritable cyclone. L’autre versant est en général plus ou moins couvert de ce fameux engrais et personne n’a envie de s’y installer, croyez-moi. »
Le Chasseur venait d’avoir une idée qu’il supposait excellente. Il ne savait pas encore s’il serait possible de la mettre en pratique, mais ses connaissances en biologie l’amenaient tout naturellement à songer à des améliorations auxquelles les hommes n’avaient pas pensé.
Bob se lança dans une description enthousiaste de ses promenades passées, et le Chasseur apprit à connaître la barrière de récifs et comment l’on parvenait à passer à travers l’entrelacs des coraux. En résumé il sut tout ce qu’il était possible de connaître sans avoir réellement parcouru l’île.
Lorsqu’ils remontèrent sur le pont, on apercevait au loin le sommet de la montagne surplombant Tahiti. Bob ne perdit d’ailleurs pas une seule minute à contempler le spectacle. Il se dirigea vers un panneau et descendit dans la salle des machines. Un seul homme était de service, et dès qu’il aperçut le garçon il étendit la main vers le téléphone comme pour appeler à l’aide, mais n’acheva pas son geste et dit en riant :
« Vous voilà encore ! Ne vous approchez pas des turbines avec ces chaussures-là. Je n’ai pas envie d’aller vous dérouler de l’arbre de couche. Vous ne connaissez pas encore par cœur tout ce qu’il y a à voir ici ? »
Bob obéit et resta sur la passerelle qui courait tout autour de la salle bruyante. Son regard ne quittait pas les cadrans qui s’étageaient devant le mécanicien. Il savait ce que signifiaient certains d’entre eux, et le marin lui expliqua l’emploi des autres. Leur mystérieux pouvoir d’attraction s’évanouissait au fur et à mesure qu’il en découvrait l’usage. Et le jeune garçon recommença à rôder autour des machines. Un autre mécanicien venait d’entrer pour surveiller la marche des immenses turbines. Il écoutait attentivement le doux bruissement du métal en s’efforçant de déceler la fuite d’huile, ou le mauvais joint qui risquait de tout arrêter sans le moindre avertissement. Bob, très intéressé, le regardait faire. Il savait jusqu’à quel point il pouvait rester là sans être considéré comme un gêneur et sa visite se renouvela plusieurs fois pendant la traversée.
À un certain moment il se trouvait tout près du puits de l’arbre de couche pendant que le mécanicien surveillait un coussinet. Le voisinage était évidemment dangereux. Le Chasseur ne s’aperçut pas immédiatement que son hôte risquait un accident. Il était habitué à voir des machines beaucoup moins grosses et dont toutes les parties mobiles étaient soigneusement protégées. Il aperçut les bielles et les pistons travaillant à peu près à l’air libre, mais ne songea pas un instant au danger que cela présentait, lorsqu’un chapelet d’injures jaillit du tumulte de l’arbre d’hélice. À l’instant même Bob retira brusquement sa main et le Chasseur ressentit en même temps que son hôte la brusque douleur causée par une traînée d’huile bouillante sur la peau du jeune garçon. Dans la demi-obscurité, le mécanicien avait versé une quantité trop grande de lubrifiant sur le palier qu’il surveillait. Le trop-plein s’était échappé de tous côtés avec les résultats douloureux que l’on connaît.
Le mécanicien sortit en reculant de sa position incommode en donnant libre cours à sa colère. L’huile l’avait brûlé à plusieurs endroits, mais dès qu’il vit Bob il lui demanda, très inquiet :
« Tu es blessé, petit ? »
Il savait très bien ce qui se passerait s’il arrivait un accident à Bob pendant que celui-ci était avec lui. Le commandant avait donné des ordres particulièrement stricts pour préciser ce qui était permis ou défendu à l’enfant. Bob avait également d’excellentes raisons pour ne pas ébruiter l’affaire et il tint sa main derrière son dos en répondant de son air le plus naturel :
« Non, pas du tout, mais que vous est-il arrivé ?
— Tu trouveras du baume pour les brûlures dans la petite armoire là-bas. Ce n’est pas grave, mais ça cuit. Je vais m’en coller une bonne couche. Pas la peine d’embêter les autres là-haut. »
Bob lui décocha une grimace en guise de réponse et alla chercher la pommade. Il aida le mécanicien à se soigner et quitta la salle des machines pour regagner sa cabine. La douleur se faisait plus intense. Dès qu’il fut seul et certain de pouvoir lire la réponse en toute tranquillité, il demanda au Chasseur :
« Je croyais que vous pouviez me protéger des blessures ? Regardez ce que vous avez pu faire à mon ancienne coupure. » Et il indiquait la longue cicatrice que l’on distinguait à peine encore sur son bras.
« Je me suis contenté d’empêcher tout épanchement de sang et j’ai détruit les bactéries dangereuses, répliqua le Chasseur, mais une brûlure est très différente d’une coupure. Pour vous empêcher de souffrir il faudrait couper les nerfs.
— Eh bien, coupez-les, car cela me fait mal.
— Je vous ai déjà dit que jamais je ne ferais quoi que ce soit qui pût vous diminuer physiquement. Les cellules nerveuses se reconstituent très lentement, et je ne veux pas vous priver de votre sens du toucher. La douleur est un avertissement tout à fait naturel. Je ne guéris rien, je me contente simplement d’arrêter toute perte de sang et toute infection. Quoi que vous puissiez penser, je ne possède pas de pouvoir magique. J’ai pu empêcher que cette brûlure ne fasse une grosse cloque en m’opposant à une fuite du plasma et croyez-moi, vous auriez souffert davantage autrement. Mais je ne puis en faire plus. D’ailleurs, même si j’avais le pouvoir de vous épargner de souffrir, je n’en userais pas. Il faut que vous conserviez l’habitude de faire attention à vous. J’ai assez à faire en m’occupant des petites blessures que vous pourrez recevoir. J’attendais toujours l’occasion de vous le dire et j’en profite à présent pour insister sur ce point. Vous devez faire attention comme si je n’existais pas. Autrement vous agiriez un peu comme une personne qui se refuse à observer le code de la route pour la simple raison que son garagiste lui répare gratuitement sa voiture. »
Le Chasseur avait pourtant fait autre chose, mais il n’en parla pas. En effet, une brûlure grave cause le plus souvent une forte commotion. Dans ce cas les vaisseaux sanguins de l’abdomen se relâchent, entraînant une diminution de pression dans le sang et la victime devient pâle et frise souvent l’évanouissement. Prévoyant cela, le Chasseur était intervenu au moment même de l’accident en resserrant les vaisseaux sanguins comme il l’avait fait précédemment autour des muscles de Bob et en synchronisant ses efforts avec le rythme des battements du cœur. Son hôte n’avait donc pas ressenti les nausées qui accompagnent en général de tels accidents. En même temps, le Chasseur avait entouré de ses propres tissus la chair brûlée pour empêcher toute perte de plasma.
C’était la première fois que Bob s’était adressé à son compagnon invisible sur un ton désagréable. Heureusement le jeune garçon avait assez d’équilibre pour comprendre que le Chasseur avait raison et pour dissimuler le léger ennui qu’il ressentait malgré tout devant le refus du Chasseur.
« Au moins, se dit-il, en secouant sa main qui le brûlait toujours, je ne risque pas de complications. »
Cet incident obligeait malgré tout Bob à modifier l’idée qu’il s’était faite de cette vie commune avec le Chasseur. Il avait cru que la période durant laquelle allaient se poursuivre les recherches ouvrait pour lui une vie paradisiaque. Il ne s’était jamais préoccupé sérieusement des petites blessures que l’on pouvait avoir, ni des rhumes et autres ennuis, mais il estimait que l’existence aurait été bien plus agréable s’il n’avait plus à y songer. Les piqûres de moustiques et de mouches lui étaient particulièrement désagréables, et il avait eu plusieurs fois envie de demander au Chasseur ce qu’il pouvait faire pour le protéger de ces sales bêtes, mais à présent il n’osait plus en parler. Mieux valait attendre et aborder ce sujet plus tard.
La nuit était particulièrement calme. Bob demeura assez tard sur le pont et de temps à autre allait échanger quelques mots avec l’homme de veille à la barre. Vers minuit, il quitta la passerelle et resta quelque temps encore accoudé à l’arrière pour regarder le sillage argenté que laissait le navire.
Au cours de la nuit, le vent fraîchit et au réveil la mer était assez forte. Le Chasseur eut l’occasion de rechercher les causes et la nature du mal de mer et arriva à la conclusion qu’il ne pouvait rien y faire sans porter gravement atteinte au sens de l’équilibre de son hôte. Heureusement pour Bob, le vent se calma au bout de quelques heures et les vagues devinrent moins agressives. Le navire avait à peine effleuré la zone de la tempête.
Dès qu’il put se mêler de nouveau aux membres de l’équipage, Bob oublia aussitôt ses ennuis passés. Il savait que peu après midi l’on apercevrait son île à l’horizon. Au cours des quelques heures qui lui restaient il courut du pont à la passerelle, pour repartir aussi vite vers les machines, faisant le tour de tous les amis qu’il comptait à bord et frôlant des dangers qu’il ne soupçonnait même pas.
VIII
MISE EN SCENE
Dans la terminologie géographique, l’île était classée dans les « Terres hautes » parce que la montagne sous-marine qui la formait s’élevait au-dessus de la surface de l’eau, au lieu d’en approcher simplement et de servir ainsi de base aux coraux, comme c’était le cas pour de nombreuses îles. En dépit de cette classification, le point culminant de l’île ne dépassait pas trente mètres. Il fallut donc que le navire arrivât presqu’au port pour que Bob pût montrer quelque chose à son compagnon invisible.
Le Chasseur estima qu’il était temps d’examiner sérieusement la situation, et il projeta devant les yeux de Bob :
« Je me suis rendu compte que ce voyage vous amusait beaucoup, mais nous allons débarquer bientôt et, si cela ne vous ennuie pas, j’aimerais revoir votre carte. »
Le Chasseur n’avait évidemment aucun moyen d’exprimer la moindre émotion dans son écriture, mais Bob sentit que ses mots dénotaient un grand sérieux.
« D’accord », répondit Bob en se dirigeant vers sa cabine. Dès que la feuille de papier fut posée devant lui, le détective alla droit à la question :
« Bob, avez-vous réfléchi à ce que nous allons faire pour attraper le fugitif que je poursuis ? Vous m’avez posé cette question il y a quelque temps et je n’ai jamais répondu.
— Oui ! Sur le moment cela m’a paru étonnant. Mais tout est si étrange avec vous, du moins pour moi. Il vous sera sans doute possible de découvrir votre petit copain par un moyen ou un autre. S’il est caché comme vous, vous ne pourrez certainement pas le voir. Avez-vous un moyen quelconque qui vous permette de le détecter ?
— Ne vendez pas la peau de l’ours », répondit le Chasseur qui ne se donna pas la peine d’expliquer le sens de sa phrase et qui précisa : « Je n’ai aucun appareil avec moi. N’oubliez pas que je suis seul sur votre planète. Que feriez-vous si vous étiez dans mon cas ? »
Bob réfléchit un long moment avant de dire :
« Si vous pouvez entrer dans un corps, je suppose que vous êtes à même de découvrir si l’un de vos semblables s’y trouve déjà. »
La phrase était plus affirmative qu’interrogative. Néanmoins, le Chasseur émit le signe bref que Bob avait appris à considérer comme un accord.
« Combien vous faudrait-il de temps pour vous en rendre compte ? continua Bob. Pourriez-vous passer dans la peau de quelqu’un d’autre assez rapidement, pendant que je lui serre la main, par exemple ?
— Non, il faut plusieurs minutes pour entrer dans un corps comme le vôtre, sans attirer l’attention. Les pores de votre peau sont larges, mais je suis quand même plus gros. Si vous lâchiez la main de l’autre personne avant que je ne vous aie complètement quitté, ma position serait des plus précaires. Je pourrais évidemment vous quitter la nuit et m’atteler à la tâche pendant que tout le monde dort. Ma vitesse est extrêmement limitée et je ne saurais que faire si j’entrais dans le corps où se trouve mon fugitif. Je serais sans doute obligé de le faire en dernier ressort mais avant de faire un essai sur quelqu’un, je voudrais être tout à fait sûr du terrain sur lequel je m’engage. Il faut que vous m’aidiez.
— Je ne connais rien à vos méthodes habituelles, répondit Bob lentement. Je ne vois pas le moyen de rester assez longtemps auprès de tous les gens qui habitent l’île. Nous pourrions cependant essayer de retrouver les traces de votre collègue en partant de l’endroit où il est arrivé sur la Terre. Puis nous tâcherions de localiser les personnes qui ont pu lui donner refuge. Qu’en pensez-vous ?
— Ce n’est pas une mauvaise idée. Nous pourrions reconstituer sa marche possible. Il y a peu de chance pour que nous trouvions des preuves apparentes de sa situation actuelle, néanmoins je crois pouvoir estimer sans grand risque d’erreur ce qu’il a pu faire dans telle ou telle situation. Dans ce cas il me faudra beaucoup de renseignements afin d’avoir une vue très nette de l’ensemble. Vous devrez me dire tout ce que vous voyez et moi, je vous ferai part de mes découvertes. Tout d’abord, nous devons trouver l’endroit où l’appareil du fugitif s’est écrasé. Voulez-vous me montrer sur la carte le lieu où vous étiez ce jour-là ? »
Bob indiqua de son doigt un point sur la carte. À l’extrémité nord-ouest de l’île, au bout de la plus longue branche du L, la terre s’effilait pour se terminer brusquement dans la mer. De là le récif de corail s’étendait tout d’abord vers le nord pour s’incurver vers l’est et revenir vers le sud comme pour fermer complètement le lagon. Bob montrait la partie est de la péninsule.
« Ici, précisa-t-il, on trouve la seule plage de l’île. C’est l’unique endroit où le rivage n’est pas protégé par les récifs. Au sud de ce petit cap on trouve une centaine de mètres de côte avant que le récif ne réapparaisse pour protéger le rivage des brisants. Mes camarades et moi aimons beaucoup y aller et c’est là que nous nous baignions le jour de votre arrivée. Je revois très bien le requin qui s’était échoué. »
Le Chasseur expliqua à son tour :
« Peu de temps avant que nous atteignions l’atmosphère de la Terre, je poursuivais le fugitif en me guidant sur mon appareil automatique de contrôle. Je m’étais écarté de quelques mètres de sa ligne de vol, lorsque je compris que j’arrivais au voisinage d’une planète. Je repris la direction en main, car j’estimais dangereuse une telle rencontre. Nous étions à ce moment sur la même ligne. En admettant même que votre atmosphère ait pu amener quelques perturbations dans notre trajectoire, je ne crois pas que nos points de chute puissent être éloignés de plus d’un ou de deux kilomètres l’un de l’autre. J’en suis d’autant plus sûr que je surveillais le fugitif sur mon écran, dont le champ visuel est limité à dix degrés. Je suis donc persuadé qu’il n’est pas tombé très loin du rivage. Savez-vous si la profondeur de l’eau augmente rapidement autour de l’île ?
— Je l’ignore, mais je sais que de grands navires s’approchent fréquemment très près du récif.
— C’est bien ce que je pensais et je suis tombé à un endroit où il y avait peu d’eau. Nous pouvons donc affirmer qu’il s’est écrasé dans un rayon de deux kilomètres autour de ce point. »
Le Chasseur fit passer une ombre sur la rétine de Bob de telle façon qu’il ne vît plus qu’une surface très limitée, située à quelque distance de la plage. Puis il reprit :
« Je crois qu’il est inutile de procéder à des recherches au-delà de ce cercle. Il n’est certainement pas tombé sur la plage, car j’ai vu dans mes instruments qu’il coulait lentement après le premier choc. Je suis également à peu près certain qu’il n’a pas échoué dans le lagon puisque vous m’affirmez que l’eau est peu profonde. Il est arrivé avec une telle force dans l’eau, qu’il a dû immédiatement couler au fond ; et d’après le temps qu’il a mis pour descendre il devait y avoir au moins quinze mètres d’eau, sinon davantage.
« Nous pouvons donc baser nos recherches sur la certitude qu’il est tombé à l’ouest de l’île, à l’intérieur d’une circonférence de deux kilomètres de rayon et dont le centre serait à proximité de votre plage. J’admets que ce n’est pas une certitude absolue, mais cela nous donne au moins un point de départ. Avez-vous d’autres idées sur la question ?
— Je voudrais simplement vous demander combien de temps, selon vous, il lui a fallu pour gagner le rivage.
— Sur ce point vous en savez autant que moi. S’il a eu autant de chance que moi, quelques heures lui ont suffi. En revanche, s’il s’est trouvé dans des eaux très profondes avec encore moins d’oxygène que moi, il peut très bien avoir mis plusieurs jours ou même des semaines à se traîner sur le fond, car n’oubliez pas qu’il devait faire très attention, sachant que je n’étais pas loin. Personnellement je n’aurais jamais attaqué de requin, ni ne me serais hasardé à quitter le fond si je n’avais pas été absolument sûr d’être très près de la côte.
— Comment a-t-il pu savoir qu’il fallait prendre une direction donnée plutôt qu’une autre ? Peut-être est-il toujours en train de ramper sous l’eau ?
— C’est possible, mais avec la tempête qu’il faisait cette nuit-là, il a pu déterminer, aussi facilement que moi, la direction des brisants. Et si, d’autre part, le sol est aussi abrupt que vous le supposez il a pu trouver là une indication supplémentaire. Je ne crois pas que ce problème lui ait été difficile à résoudre. Étant donné que c’est un lâche – et cette réputation est bien établie – il est fort possible qu’il soit resté quelque temps dans l’épave de son engin.
— Donc avant de nous lancer dans d’autres recherches, il nous faudra explorer le récif sur un ou deux kilomètres de chaque côté de la plage, afin de voir s’il a laissé des traces. C’est bien ce que vous voulez dire ? Et en admettant qu’il ait réussi à gagner l’île, que croyez-vous qu’il ait fait ? Comme vous ?
— Vous avez raison quant aux recherches à effectuer, mais il est difficile de dire ce qu’il a pu faire en arrivant sur la plage. Sans aucun doute il a cherché à découvrir un hôte, mais toute la question est de savoir s’il a attendu que quelqu’un passe près de lui ou s’il est parti en exploration pour réaliser son projet. S’il a pris pied en un endroit d’où l’on aperçoit des constructions ou tout autre signe de vie, il s’est certainement dirigé vers ce point en partant du principe que tôt ou tard des créatures intelligentes finiraient par apparaître. Je suis à peu près sûr de ce que j’avance dans ce domaine et c’est pourquoi je tiens à connaître très exactement les lieux et les circonstances du drame afin de pouvoir deviner ses actes. »
Bob approuva d’un signe de tête et conserva le silence quelques instants avant de demander :
« Quelle sorte de traces espérez-vous découvrir sur la plage ? Et si par hasard vous ne trouvez rien, que ferons-nous ?
— Je ne sais pas. »
À quelle question le Chasseur avait-il répondu ? Bob aurait voulu le savoir, mais il décida d’attendre d’autres explications. Il était ennuyé de se rendre compte que les méthodes envisagées ne promettaient guère de bons résultats. Il réfléchit pendant quelques minutes et brusquement une idée lui vint.
« Chasseur, vous souvenez-vous que le jour de votre arrivée, vous n’avez pu vous approcher de moi qu’à l’instant où je m’étais couché sur le sable ? Il y a de fortes chances pour qu’il en ait été de même de votre fugitif. Vous m’avez dit vous-même que plusieurs minutes étaient nécessaires pour pénétrer dans le corps d’un homme et votre ennemi intime n’avait certainement aucune envie d’être découvert. On arrive donc à restreindre le champ des investigations en ne retenant comme suspects que les gens qui sont allés s’étendre tout près de l’eau au cours des derniers mois. Il n’y a aucune maison dans le voisinage immédiat de la mer. La plus proche est celle de Hay. Par ailleurs, peu de gens viennent pique-niquer dans ce coin-là, comme nous le faisions, mes camarades et moi. Qu’en pensez-vous ?
— C’est une idée à ne pas négliger. Mais vous ne devez pas oublier que celui que je poursuis peut se rendre dans toute l’île en prenant le temps nécessaire. En outre, tous les humains dorment à un moment ou à un autre, et bien qu’il pût ignorer ce fait, il a certainement fini par s’en apercevoir. De toute façon votre idée est bonne et quiconque s’est endormi sur la plage peut être considéré comme suspect. »
Le navire venait de ralentir et se présentait devant la passe s’ouvrant à l’ouest dans les récifs. Le Chasseur eut l’impression que la barrière de corail était un endroit bien curieux pour procéder à des recherches. En admettant même que le fugitif ait voulu y rester caché, la vie n’avait pas dû être drôle pour lui. De longues traînées de récifs apparaissaient à peine au-dessus de l’eau, on les devinait plutôt grâce aux brisants. En quelques rares endroits les coraux étaient plus élevés et avaient recueilli assez de terre pour nourrir des plantes, voire deux ou trois palmiers.
Le navire s’engagea dans l’étroit passage, et le Chasseur comprit que des traces seraient difficiles à relever sur ces rochers. À en juger par le peu de continuité que présentaient les récifs, une personne à pied ne pouvait guère aller loin. La navigation dans ces parages devait être extrêmement dangereuse, car les vagues déferlaient sans interruption sur les coraux, et entraînaient toute embarcation s’approchant trop près. Le gros navire même, avec sa masse énorme et la place qu’il avait pour gouverner, prenait grand soin de rester au centre du chenal balisé.
À l’intérieur du lagon, le Chasseur remarqua que le commandant faisait très attention à ne pas s’écarter des bouées. Il se souvint de ce que Bob lui avait dit au sujet du peu de profondeur de l’eau.
Entre les récifs et l’île proprement dite on apercevait de grosses constructions carrées. Le Chasseur présuma qu’il s’agissait des réservoirs dont Bob lui avait parlé. Ils avaient cent à deux cents mètres de long, mais les murailles de béton s’élevaient à peine de cinq à six mètres au-dessus de l’eau. Le plus proche était malheureusement encore trop éloigné pour que l’on pût en distinguer les détails. Cependant le Chasseur avait constaté que les toits des réservoirs étaient faits en grande partie de plaques de verre. À chaque extrémité de petites constructions étaient reliées entre elles par des passerelles aboutissant toutes à une plateforme, d’où partait un petit escalier donnant accès au chenal.
Le navire approchait doucement de l’appontement. Des filins voltigèrent en l’air et des mains s’empressèrent de les ramasser pour tirer à bord d’énormes tuyaux. Le ronronnement des pompes annonça que la production en huile de la semaine commençait à se déverser dans les cales du navire. Il fallut qu’on les appelât de la passerelle pour que Bob et son ami invisible se détachent du spectacle qui s’offrait à eux. C’était Teroa qui hurlait du haut de son perchoir :
« Bob, faut-il vous donner un coup de main pour vous aider à porter vos affaires à terre ?
— Je veux bien, je vous remercie », hurla Bob en guise de réponse. Avant de quitter le plat-bord, il jeta un rapide coup d’œil autour de lui et esquissa un vague sourire. Puis il se dirigea en toute hâte sur la petite passerelle pour gagner l’arrière. À demi caché par un coin de l’appontement, on apercevait la jetée qui reliait le quai à la terre ferme.
Une Jeep s’engageait à toute vitesse sur la jetée, et Bob savait très bien qui était au volant. En un temps record, les bagages furent descendus sur le quai, mais la Jeep avait pourtant réussi à faire le tour de deux pompes et à venir s’arrêter près des marches quelques instants avant que Bob ne descendît à terre avec le commandant. Bob sauta sur le quai et courut à toutes jambes vers l’homme qui se tenait près de la voiture. Le Chasseur surveillait la scène avec intérêt et beaucoup de sympathie.
Les visages humains lui étaient assez familiers à présent. Il remarqua immédiatement la ressemblance existant entre Bob et son père. Bob n’était évidemment pas aussi grand, mais on retrouvait les mêmes cheveux noirs et les yeux bleus, le même nez droit et un peu fort, la bouche souriante et la même forme de menton.
L’accueil de Bob se manifesta avec une exubérance naturelle à son âge. Son père aussi était heureux, mais on sentait chez lui une certaine gravité que le jeune garçon ne remarqua pas, mais qui n’échappa pas au Chasseur. Celui-ci comprit que la tâche la plus urgente était de convaincre M. Kinnaird que son fils n’était pas malade, afin que sa liberté d’action ne se trouvât pas réduite par les soins dont on voudrait sans doute l’entourer. Le Chasseur décida de garder cette idée présente à l’esprit.
Bob submergeait son père sous un flot de questions en demandant des nouvelles de la population entière de l’île. La première réaction du Chasseur fut de critiquer la conduite de son hôte, car ce n’était pas encore le moment de commencer, l’enquête ; mais il se rendit compte très vite que le jeune garçon n’y pensait pas. Il essayait simplement de savoir ce qui s’était passé au cours de ses cinq mois d’absence. Le détective cessa donc de s’inquiéter d’une démarche qu’il jugeait prématurée et écouta avec attention les réponses de M. Kinnaird, dans l’espoir d’y découvrir quelques renseignements précieux. Le Chasseur habitait depuis assez longtemps dans le corps d’un être humain pour éprouver une légère déception lorsque le père de Bob répondit en riant :
« Comme tu y vas, mon garçon ! Je ne sais pas ce que tout le monde a fait ici depuis ton départ. Si cela t’intéresse tant, tu n’auras qu’à demander autour de toi. Il faut que j’attende la fin du chargement et tu ferais mieux de prendre la Jeep pour porter tes bagages à la maison. J’ai l’impression que ta mère ne s’évanouira pas d’inquiétude en te voyant. Tu as l’air en forme. Tu as le temps de monter là-haut, car tes camarades ne sortiront pas tout de suite de l’école. Attends une minute. »
M. Kinnaird fouilla dans la boîte à outils pour en retirer une ou deux clefs dont il pouvait avoir besoin.
« Ah ! c’est vrai, je n’y pensais plus ! Il va falloir aller, moi aussi, à l’école. J’avais complètement oublié que, cette fois-ci, je ne revenais pas en vacances. »
Bob eut tout à coup un air si sérieux, que son père ne put s’empêcher de rire, sans comprendre évidemment la cause de l’état d’âme de son fils, qui d’ailleurs très vite reprit ses esprits et lança d’un air joyeux :
« D’accord, papa, j’emmène tout ça à la maison et je te reverrai pour le déjeuner.
— Je veux bien, à condition que tu ramènes la Jeep ici dès que tu n’en auras plus besoin. Autre chose, inutile de recommencer tes remarques au sujet de mon besoin d’exercice ! »
Bob, qui à présent avait retrouvé toute sa bonne humeur, répondit en s’éloignant :
« Je ne te parlerai pas de ton petit ventre jusqu’au moment où nous irons nous baigner. »
Les valises furent rapidement chargées et Bob se mit au volant. La Jeep roula sur la jetée qui menait au rivage et là, prit une route pavée qui s’enfonçait perpendiculairement à l’intérieur de l’île. Au bout de cinq cents mètres, la voiture rejoignit la route principale traversant l’île de bout en bout.
En atteignant le croisement, le Chasseur vit que d’autres dépôts s’étendaient sur le côté opposé. Il était intrigué par la masse de béton blanc d’un réservoir construit sur la colline alors que les autres réservoirs étaient dans l’eau.
À la bifurcation des chemins, commençaient aussi à apparaître les maisons d’habitation. La plupart étaient bâties du côté de la mer. Une seule se trouvait de l’autre côté, entourée d’un vaste jardin. On l’apercevait à droite, juste avant de s’engager sur la grand-route. Un jeune garçon, grand et mince, au visage bronzé, travaillait dans le jardin. En le voyant, Bob tourna brusquement son volant et lança un sifflement aigu. Le jardinier se redressa et courut jusqu’à la route.
« Bob ! Je ne savais pas que tu devais revenir si tôt. Qu’est-ce qui t’arrive, petit ? »
Charles Teroa n’avait que trois ans de plus que Bob, mais ayant terminé ses études, il prenait toujours un ton condescendant pour s’adresser à ses camarades plus jeunes. Bob avait cessé de se formaliser de cette habitude, d’autant que pour l’instant il avait assez d’arguments pour clore le bec à l’autre.
« Je n’ai rien fait de plus extraordinaire que toi, répondit Bob, du moins si j’en crois ce que m’a dit ton père. »
Le jeune Teroa esquissa une vague grimace avant de répondre :
« Papa n’aurait pas dû t’en parler. Enfin on s’est bien amusés.
— Crois-tu vraiment qu’ils allaient engager quelqu’un qui dort la moitié de la journée ? »
Bob se mordit les lèvres, se souvenant brusquement qu’on lui avait demandé de ne pas parler de ce défaut qui s’était manifesté durant la traversée.
Teroa débordait d’indignation :
« Qu’est-ce que tu veux dire par dormir toute la journée ? Je ne me suis jamais couché lorsqu’il y avait du travail à faire. » Il jeta un coup d’œil vers une petite pelouse que l’on apercevait à l’ombre des grands arbres. « Regarde, tu ne crois pas que ce serait le meilleur endroit du monde pour dormir alors que je travaille en plein soleil ? Je retourne même à l’école.
— Pas possible !
— Mais si ! Je prends des cours de navigation avec M. Dennis. Cela pourra me servir lorsque j’essaierai la prochaine fois. »
Bob leva les sourcils :
« La prochaine fois ? Eh bien, tu ne te décourages pas facilement. Et quand as-tu l’intention de recommencer ?
— Je ne sais pas encore. Je te le dirai lorsque je serai prêt. Pourquoi me demandes-tu cela ? As-tu l’intention de venir avec moi ?
— Sûrement pas. Je n’ai aucune envie d’aller travailler sur un navire, mais on ne sait jamais après tout. Parle-m’en lorsque tu seras décidé. Je me sauve, il faut que j’aille déposer mes bagages à la maison, que je ramène la Jeep à papa et que je sois à l’école avant la sortie des copains. »
Teroa, qui s’était accoudé sur le capot, recula d’un pas, puis dit :
« C’est dommage que l’on ne soit pas comme ces petites bêtes que l’on étudiait au cours d’histoire naturelle et qui se divisent en deux autant de fois qu’elles le veulent. J’ai toujours rêvé d’être comme cela pour mieux profiter de la vie. »
Bob, en général, avait l’esprit prompt et cette fois-ci encore il réussit à dissimuler le choc que venait de lui causer la réponse de Charles Teroa. Il prit congé, mit le moteur en route, fit une marche arrière savante et s’éloigna rapidement. Durant un kilomètre la route était bordée de maisons et de jardins. Bob n’ouvrit pas la bouche, sauf en passant devant une construction assez basse qu’il indiqua comme étant l’école. Quelques minutes plus tard, il ralentit et arrêta l’auto sur un des bas-côtés de la route. À cet endroit les arbres dissimulaient tout le reste de l’île et personne n’aurait pu savoir qu’une voiture était arrêtée là.
Le moteur venait à peine de stopper que Bob demanda d’une voix inquiète :
« Chasseur, je n’avais jamais pensé à cela, mais la remarque de Charlie me fait réfléchir. Vous m’aviez dit que votre race était assez semblable à celle des amibes. Jusqu’à quel point leur ressemblez-vous ? Enfin, est-ce que l’un de vous peut se multiplier ? Est-ce que par hasard nous aurions à rechercher plusieurs fugitifs ? »
Le Chasseur ne comprit pas sur-le-champ les phrases un peu embarrassées du jeune garçon et ce ne fut qu’au bout de quelques minutes qu’il demanda :
« Vous voulez savoir, je suppose, si notre ami à pu se diviser en deux comme le font les amibes ? Ce n’est pas possible au sens où vous l’entendez, car nous sommes des êtres un peu plus compliqués, malgré tout. Il pourrait évidemment essayer de créer une descendance en séparant une portion de sa propre chair, afin d’en faire un nouvel individu. Pour y parvenir complètement il lui faudrait un certain temps, au moins une de vos années. Sans aucun doute, il pourrait y arriver très facilement, mais j’ai de bonnes raisons de croire qu’il ne fera rien dans ce domaine. En admettant qu’il le fasse pendant qu’il se trouve dans le corps de son hôte, la jeune créature ainsi créée n’aurait pas plus d’expérience qu’un nouveau-né chez vous, et dans sa recherche aveugle pour une bonne nourriture, elle finirait certainement par tuer le corps qui la protège, ou tout au moins lui causerait de graves dégâts. Nos connaissances en biologie sont, sans aucun doute, beaucoup plus développées que les vôtres, mais ces connaissances ne sont pas innées. Notre éducation porte surtout sur la façon de savoir se comporter avec un hôte et il faut plusieurs années pour y parvenir.
« Si malgré tout notre ennemi se reproduit, il le fera dans une intention purement égoïste, espérant par là que l’être créé dans ces conditions sera rapidement attrapé et que grâce à cette substitution, il aurait de plus fortes chances d’échapper à nos poursuites.
« Votre question était pertinente et j’avoue ne pas y avoir songé auparavant. Sans aucun doute l’être que nous poursuivons n’hésiterait pas à lancer un appât à sa place, s’il croyait pouvoir mieux s’en tirer. Son premier soin a dû être de trouver un endroit pour se cacher, et si l’être humain qu’il a choisi pour domicile lui donne satisfaction, je ne pense pas qu’il voudrait courir le risque de le détruire dans le simple dessein d’échapper à d’éventuelles recherches.
— Eh bien, j’aime mieux ça, soupira Bob. Pendant un instant j’ai cru que durant ces cinq derniers mois toute une tribu avait eu le temps de se développer ! »
Il appuya sur le démarreur et ne parla plus pendant la dernière partie du trajet. La maison des parents de Robert s’élevait à quelque distance de la route, au bout d’une large avenue entièrement plantée d’arbres. C’était une grande bâtisse à deux étages et qui semblait avoir été posée en plein milieu de la jungle. Autour, la végétation exubérante avait été à peine coupée. Là où aboutissait l’allée, on avait aménagé une sorte de pergola que Mme Kinnaird avait abondamment garnie de plantes grimpantes. La température de l’île n’était pas excessive par suite de la proximité de la mer, mais le soleil était parfois si ardent que tous les êtres vivants recherchaient l’ombre avec plaisir.
Mme Kinnaird était sur le perron ; elle avait vu le navire de loin et venait d’entendre la Jeep qui remontait l’allée. Bob lui témoigna autant d’affection qu’à son père, mais avec moins de démonstrations bruyantes. Mme Kinnaird ne trouva rien d’alarmant dans l’aspect physique de son fils, ni dans son comportement. Bob déclara qu’il ne pouvait pas rester longtemps. Sa mère s’attendait d’ailleurs à cette phrase et fut toute heureuse de l’entendre raconter ses histoires sans fin pendant qu’il déchargeait la Jeep. Il monta ses bagages dans sa chambre, se changea, puis alla chercher sa bicyclette pour la mettre dans la voiture. Mme Kinnaird adorait son fils et aurait évidemment voulu le voir davantage, mais elle savait très bien qu’il n’aurait pas trouvé très drôle de rester des heures entières avec elle et elle était assez équilibrée pour ne pas attacher trop d’importance à ce fait. S’il avait changé ses habitudes, elle se serait certainement inquiétée, mais de le voir si plein d’entrain lui ôta ses dernières appréhensions. Lorsque la Jeep s’engagea de nouveau dans l’allée, elle se remit à son travail d’un cœur plus léger.
Bob ne rencontra personne durant le trajet et ne s’arrêta pas une seule fois. Il rangea l’auto à la place habituelle, à côté de l’un des réservoirs et monta sur son vélo. Il avait oublié de regonfler les pneus avant de partir et fut obligé de le faire sur le quai ; puis il s’éloigna sur la jetée.
À voir son visage on le sentait très énervé. Ce n’était pas seulement la joie de revoir ses amis, il avait l’impression qu’un drame passionnant allait se jouer et qu’il serait l’un des acteurs. Il était prêt à tenir son rôle. Le décor lui était connu : c’était l’île sur laquelle il avait vu le jour et dont pas un centimètre carré ne lui était étranger. Le Chasseur, qui était le metteur en scène de la pièce, connaissait les habitudes et les redoutables capacités de l’assassin qu’on recherchait. Seule la distribution était encore à décider. Une vague lueur de tristesse put se lire un instant sur le visage de Bob. Il n’était pas complètement stupide et avait compris depuis longtemps que de tous les gens de l’île, ceux qui avaient le plus de chance, en principe, d’avoir été choisis comme refuge par le meurtrier, étaient évidemment ceux qui passaient la plupart de leur temps sur la plage ou dans l’eau. En fait, ses meilleurs amis.
IX
LES ACTEURS
À peine Bob était-il arrivé devant l’école qu’il fut entouré par la nuée de ses amis, heureux de retrouver un de leurs meilleurs copains. Sur le total de la population de l’île, une large fraction était d’âge scolaire. En effet, lorsque la station de production avait été créée dix-huit ans auparavant, seuls des couples récemment mariés avaient été engagés par la compagnie. Ce furent des cris de joie, des mains serrées avec chaleur, des grandes tapes sur l’épaule pendant que les questions et les réponses se croisaient de toute part. Mais bientôt Bob resta seul avec ses amis les plus intimes.
Parmi ceux-ci le Chasseur n’en reconnut qu’un seul, qu’il avait vu dans l’eau le jour où il avait choisi Bob comme abri. À cette époque, il ne savait pas encore très bien découvrir les éléments particuliers à chaque être humain, mais il faut reconnaître que la chevelure flamboyante de Kenny Rice passait difficilement inaperçue.
Au cours de la conversation qui suivit, le Chasseur apprit très vite qui, des jeunes garçons présents, avait été se baigner avec Bob en ce jour déjà lointain. Il s’agissait de Norman Hay et de Hugh Colby, dont Bob avait déjà parlé lorsqu’il avait fait la description de l’île. Il avait également mentionné un certain Kenneth Malmstrom qui lui aussi faisait partie du groupe. C’était un garçon blond de seize ans environ, dont la taille d’un mètre quatre-vingt-deux lui avait évidemment valu l’inévitable surnom de « Tout-Petit ». Ces quatre-là étaient de vieux amis de toujours qui avaient pris l’habitude de se réunir régulièrement depuis l’époque où leurs parents leur avaient permis de quitter les alentours de la maison. Ce n’était pas par pure coïncidence que le Chasseur les avait trouvés en train de se baigner près de l’endroit où il avait touché terre. N’importe quel habitant de l’île aurait accepté de parier qu’en débarquant en ce point, le Chasseur choisirait l’un des cinq comme hôte. Ils avaient tous au fond d’eux une vocation bien ancrée de pilleurs d’épaves et ils ne cessaient de surveiller tout ce qui se passait sur la côte. Aucun ne trouva donc curieux que Bob fît rapidement bifurquer la conversation, précisément sur ce sujet-là.
« Quelqu’un a-t-il été se promener sur les récifs dernièrement ?
— En tout cas pas l’un de nous, répliqua Rice. Hugh est passé à travers le fond du bateau il y a six semaines et nous n’avons pas pu trouver une planche pour le réparer.
— Il y a des mois que ce fond devait nous lâcher », précisa Colby, qui d’habitude n’élevait jamais la voix et conservait toujours une attitude effacée et déférente, car il était le plus jeune. Personne ne songea à discuter avec lui sur ce point.
« De toute façon, si nous y allons en bateau, ajouta Rice, nous serons obligés de faire le tour par le sud de la côte. Au mois de décembre le vent a soufflé dur par ici et au cours d’une tempête, un énorme bloc de corail s’est coincé dans le petit chenal. Papa m’a bien promis de le faire sauter à la dynamite, mais jusqu’à présent il n’a pas l’air de s’en occuper beaucoup.
— Demande-lui de te laisser faire cela à sa place, insinua Bob. Une charge serait suffisante et nous savons tous nous débrouiller avec les détonateurs.
— Tu peux toujours le lui demander. Il te répondra : « Quand vous serez plus grands », même si tu le dépasses de deux têtes.
— Et la plage, qu’est-elle devenue ? » demanda Bob. (L’île ne comptait de nombreuses plages, mais lorsqu’il était question de « la plage », chacun savait ce que cela signifiait.) « Depuis mon départ en automne dernier, je n’ai pas avalé une seule goutte d’eau salée, continua Bob. Allons nous baigner. »
Tous furent immédiatement d’accord et se précipitèrent sur leurs bicyclettes garées dans un coin de la cour. Ils déposèrent leurs livres chez eux, prirent leurs maillots de bain et ils se retrouvèrent tous devant chez Hay, dont la maison s’élevait à l’extrémité de la route pavée, à plus de cinq kilomètres de l’école. De là, ils continuèrent à pied pour faire le tour des derniers contreforts de la chaîne des collines qui formait en quelque sorte l’épine dorsale de l’île, et sur laquelle la plupart des maisons étaient construites. Pour gagner la plage ils durent emprunter sur plus de cinq cents mètres un sentier que la brousse envahissait de plus en plus. Ils traversèrent ensuite un endroit relativement dégagé où les cocotiers poussaient en rangs serrés. Pour la première fois depuis son arrivée sur la Terre, le Chasseur trouva un endroit qui lui était connu. L’immense flaque d’eau où le requin était venu s’échouer n’existait plus, la tempête et la marée avaient déplacé les bancs de sable, mais les cocotiers et la plage n’avaient pas changé d’aspect. Le Chasseur venait de reconnaître l’endroit où il avait vu Bob pour la première fois. À cette place même, les recherches pour la capture du fugitif auraient dû commencer s’il n’avait pas été le jouet d’un mauvais sort extraordinaire. Mais il était inutile d’épiloguer sur ce point. On ne pouvait pas aller plus loin pour le moment.
Les jeunes garçons ne pensaient nullement à des histoires de détectives et de criminels. Dès leur arrivée sur la plage, ils se déshabillèrent en un tour de main et Bob en tête du petit groupe courut vers les vagues. Sa peau blanche faisait contraste avec les dos bronzés de ses camarades.
Bien que recouverte en grande partie de sable fin, la plage comprenait néanmoins de nombreux petits morceaux très pointus de corail. Dans sa hâte le jeune garçon marcha sur plusieurs d’entre eux avant d’avoir pu arrêter son élan. Le Chasseur fit immédiatement son devoir et lorsque Bob inspecta la plante de ses pieds, il ne découvrit aucune trace visible. Il pensa simplement que ses pieds étaient devenus très sensibles, car il portait des chaussures depuis plusieurs mois, et reprit sa course vers la mer. Bob ne voulait à aucun prix montrer à ses camarades qu’il était devenu douillet. Le Chasseur était très ennuyé de cet état de choses. Il avait pourtant fait la leçon à Bob et espérait que celui-ci se souviendrait de son avertissement. Il agit sur les muscles qui avaient l’habitude de prévenir Bob d’un danger imminent, mais celui-ci était trop affairé pour percevoir le signal, et même l’aurait-il senti, qu’il n’en aurait pas compris le sens. Le jeune garçon entra dans l’eau jusqu’aux hanches, puis plongea la tête la première dans une grosse vague qui arrivait. Le Chasseur cessa d’attirer l’attention de Bob et se contenta de contracter son corps autour des blessures récentes afin de les tenir fermées. Le Chasseur se félicitait de la jeunesse de son hôte, car ainsi il n’aurait pas à se préoccuper de sa santé. Néanmoins, il fallait absolument prévenir Bob, afin que celui-ci fasse attention à lui, sans trop compter sur le Chasseur.
Le bain des jeunes gens fut relativement court. Comme Bob l’avait dit, cette plage était le seul endroit de l’île non protégé par les récifs, et la mer était assez grosse. Au bout d’une dizaine de minutes les baigneurs estimèrent que c’était assez et regagnèrent la plage. Après avoir noué leurs vêtements dans leurs chemises, ils se dirigèrent vers le sud en empruntant le bord du rivage. À peine avaient-ils fait quelques pas que le Chasseur profita d’un moment où Bob regardait vers la pleine mer pour lui conseiller en termes vigoureux de mettre ses chaussures. Le jeune garçon eut assez de bon sens pour passer outre la petite blessure d’amour-propre que lui causait ce geste et obéit à l’injonction du Chasseur.
Une centaine de mètres plus loin, les récifs étaient de nouveau visibles et s’éloignaient peu à peu de la plage. La quantité de coraux épars au milieu du sable diminua notablement. Les promeneurs eurent la chance extraordinaire de trouver une planche de trois mètres cinquante de long et qui semblait être en très bon état. Elle avait dû passer entre deux récifs, amenée par une vague plus forte que les autres, pour venir s’échouer sur le sable. Les garçons refusèrent d’envisager la possibilité qu’elle provînt d’un chantier de l’île et que son propriétaire pût la reconnaître. Avec une pensée émue pour leur bateau endommagé, ils tirèrent ce précieux trésor pour le mettre à l’abri de la marée.
La côte sud s’étendait en une longue ligne droite de près de cinq kilomètres de long et les jeunes explorateurs n’y trouvaient que peu d’intérêt. Parvenus au point où ils avaient décidé de faire demi-tour, ils trouvèrent un poisson mort. Bob, se souvenant de la manière dont le Chasseur avait gagné la terre ferme, examina soigneusement la tête, mais sans résultat. Sans aucun doute le poisson était là depuis un certain temps et l’odeur qui s’en dégageait n’avait rien d’agréable.
« C’est comme cela que l’on perd son temps », fit remarquer le Chasseur lorsque Bob leva les yeux sur la plage. Cette fois-ci, il avait deviné les pensées du jeune garçon et Bob acquiesça à haute voix sans même se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls.
Bob rentra tard chez lui ce soir-là. Les garçons avaient porté la planche jusqu’à l’embouchure de la crique où leur bateau était caché. Bob rapporta, en outre, chez lui un magnifique coup de soleil. Le Chasseur lui-même ne s’était pas aperçu à temps du danger, ou n’en avait pas compris les symptômes, car il n’avait pas prévenu le jeune garçon pour que celui-ci remît ses vêtements.
À l’encontre de Bob, le Chasseur estimait que ce violent coup de soleil était heureux. Peut-être le jeune garçon se départirait-il de la fâcheuse tendance de laisser le Chasseur prendre soin de son corps. Cette nuit-là, il ne se manifesta sous aucune forme et laissa donc le jeune garçon à ses souffrances. En effet, Bob ne dormit pas de la nuit, s’efforçant d’éviter à son corps douloureux le contact des draps. Bob s’en voulait terriblement, car il n’avait jamais montré tant d’insouciance depuis des années et la seule excuse qu’il pouvait avancer à la rigueur était que d’habitude il ne se trouvait jamais chez lui à cette époque-là. Malgré tout, cette raison ne lui paraissait pas suffisante et il était furieux.
Le Peau Rouge qui descendit pour le petit déjeuner le lendemain matin n’avait vraiment pas l’air aimable. Il était mécontent de lui et ne comprenait pas l’attitude du Chasseur. Son père l’enveloppa d’un regard rapide et eut envie de rire, mais ne sachant pas quelles seraient les réactions de son fils, préféra s’en abstenir et demanda d’un air particulièrement engageant :
« Bob, j’allais te proposer d’aller à l’école aujourd’hui pour régler les détails de ton inscription, mais j’ai l’impression que tu as besoin de te refroidir un peu. Mais, ce n’est pas urgent et l’on peut attendre lundi. »
Bob acquiesça, mais à vrai dire la continuation de ses études lui était totalement sortie de l’esprit.
« Cela vaudra sans doute mieux, répondit-il. Nous sommes déjà jeudi et de toute façon, je n’aurais pas fait grand-chose cette semaine. Et puis je ne suis pas mécontent de pouvoir jeter un petit coup d’œil sur les environs. »
Son père lui jeta un regard en biais et conseilla d’un ton léger :
« Si j’étais dans ta peau, j’y regarderais à deux fois avant de sortir.
— Il ne sortira pas, insista alors Mme Kinnaird. Mon fils n’ira pas dehors dans cet état-là. »
Le père se contenta de dire à Bob :
« En tout cas, n’oublie pas de te couvrir si tu pars en exploration. Essaie de limiter tes promenades à la forêt, là au moins, il y a de l’ombre.
— Reste à savoir si l’on préfère qu’il soit égratigné ou grillé, reprit Mme Kinnaird. Lorsqu’il est cuit, ses vêtements n’en souffrent pas, mais après une balade dans le bois sa chemise revient en lanières.
— T’en fais pas, m’man, je tâcherai de passer entre les épines », répliqua Bob en souriant.
Sitôt le petit déjeuner achevé, Bob monta dans sa chambre et enfila une vaste chemise kaki à manches longues appartenant à son père. Il aida sa mère à faire la vaisselle, puis engagea la lutte contre les plantes de la jungle qui menaçaient toujours d’envahir la maison. Au bout d’un moment il abandonna le sécateur et la poudre d’hormones qu’il répandait sur les racines, et poussa une pointe vers le sud du jardin.
Le sentier grimpait à flanc de colline en s’écartant de plus en plus de la route. À regarder Bob on aurait juré qu’il se dirigeait vers un endroit précis. Le Chasseur ne lui posa aucune question, car la demi-obscurité qui régnait ne convenait guère à leur mode de conversation. Ils franchirent un ruisseau sur un tronc d’arbre jeté en travers. Le détective devina que ce ruisseau était certainement celui que la route traversait sur un petit pont, un peu plus bas.
Mme Kinnaird n’avait pas exagéré en parlant de la jungle. Peu d’arbres étaient véritablement très élevés ; mais en revanche le sol était couvert de buissons épais, pour la plupart épineux. Bob se frayait un chemin avec une rapidité et une habileté qui dénotaient une longue pratique. Bon nombre de plantes auraient certainement surpris plus d’un botaniste. L’île comportait d’ailleurs des laboratoires de botanique et de bactériologie, où l’on s’efforçait de découvrir constamment de nouveaux procédés pour la fabrication de l’huile et surtout de nouvelles plantes pour alimenter les réservoirs. Au fond, ce que l’on désirait, c’était avoir une plante poussant extrêmement vite sans trop épuiser le sol. Certains essais ont dépassé les prévisions les plus optimistes.
Bob avait l’intention de se rendre à un endroit qui se trouvait à peine à huit cents mètres de la maison. Il fallait plus d’une demi-heure pour y arriver. D’une clairière située au sommet de la colline, ils jetèrent un coup d’œil sur la partie habitée de l’île, qui s’étalait à leurs pieds. Sur ce tertre un peu dégagé se trouvait un arbre plus grand que les autres, quoique moins gros que les palmiers bordant le rivage. Les branches basses avaient disparu, mais le tronc portait des aspérités qui en faisaient une sorte d’échelle, le long de laquelle Bob grimpa sans difficulté.
Une vague plate-forme apparaissait dans le creux des branches les plus hautes. Tout indiquait que le garçon avait l’habitude de venir souvent sur cet arbre, qui offrait d’ailleurs un magnifique observatoire d’où l’on surplombait toute la jungle environnante, et d’où l’on découvrait l’île dans son ensemble. Bob laissa son regard errer lentement de droite à gauche afin de donner la possibilité au Chasseur de voir les détails qu’il avait pu oublier de signaler sur la carte.
À une question au sujet des réservoirs existant à l’intérieur des terres dans la partie nord-est de l’île, Bob répondit que ces réservoirs contenaient des bactéries qui agissaient très rapidement à haute température, que par conséquent on les laissait en plein soleil, quitte à ce que leur activité cessât à la tombée du jour :
« On dirait qu’il y en a plus que d’habitude, ajouta Bob, mais ils sont toujours en train de construire. Ces réservoirs sont situés au pied du versant nord-est des collines, et on les voit mal d’ici. C’est d’ailleurs le seul endroit que l’on ne découvre pas du haut de cet arbre.
—… en plus de tout ce qui se trouve dans la jungle, ajouta malicieusement le Chasseur.
— Bien sûr, répliqua vivement Bob, je ne vous ai pas amené ici pour essayer de découvrir votre proie à distance. Si j’ai grimpé jusqu’à cette plate-forme, c’est dans l’unique dessein de vous montrer l’endroit où vont se dérouler nos recherches. Il va falloir profiter pleinement des trois prochains jours, car lundi je ne pourrai pas éviter l’école. Si le bateau était réparé, nous pourrions aller faire un tour sur les récifs, ajouta Bob en désignant de la tête la petite crique où ils étaient passés la veille.
— Il n’existe donc pas d’autre bateau dans toute l’île ?
— Si, et je réussirai peut-être à en emprunter un, quoiqu’il ne soit guère recommandé d’aller traîner tout seul ses rames, près des récifs. En général on y va toujours à plusieurs.
— Connaissez-vous des endroits que l’on peut atteindre à pied en partant de la plage ?
— Non. Dans la plupart des cas il faut y aller en nageant. Et je n’ai aucune envie de me baigner aujourd’hui, à moins que vous puissiez agir sur mes coups de soleil avec un peu plus de vigueur que vous ne l’avez fait jusqu’à présent », insista Bob.
Le Chasseur crut devoir ne pas répondre et Bob descendit de l’arbre. Il hésita un court instant et brusquement dévala rapidement la colline en se frayant un chemin entre les buissons et se rapprocha de plus en plus de la route. Il expliqua son agitation par ces mots :
« Ça ne vaut pas le coup de prendre mon vélo. »
Bob atteignit la route à deux cents mètres environ à l’est de l’école. En passant devant les maisons il y jeta un coup d’œil comme pour évaluer les chances de succès qu’aurait une demande d’emprunt de bateau. Il arriva bientôt au croisement de la route conduisant à l’appontement et hâta le pas vers la maison des Teroa.
Il fit le tour de la villa avec l’espoir de trouver Charles au jardin, mais ne vit que ses deux sœurs qui déclarèrent que leur frère était dans sa chambre. Au moment où Bob se dirigeait vers le perron, la porte d’entrée s’ouvrit et Charles sortit en trombe.
« Bob, ça y est, je l’ai. Toi qui étais toujours incrédule. »
Bob, un peu interloqué, jeta un coup d’œil vers les deux jeunes filles qui souriaient d’un air niais.
« Qu’est-ce que tu as ?
— Mais la place ! Nous en parlions hier justement. J’ai reçu un télégramme ce matin, et je ne savais même pas que tout était déjà décidé.
— J’étais au courant, répondit Bob en souriant vaguement. Ton père me l’avait dit.
— Et tu gardais tout cela pour toi ? »
Teroa essaya d’attraper Bob qui fit un pas rapide en arrière.
« Il m’avait affirmé que c’était préférable… que tu ne le saches pas.
— Ne parle à personne de ce qui m’arrive, insista Teroa. Tu m’entends, je ne veux pas. Je vais maintenant chez Ray reprendre deux ou trois choses qu’il m’a empruntées il y a déjà quelque temps. Tu viens avec moi ? »
Bob leva les yeux au ciel, mais le Chasseur n’exprima aucune opinion particulière et il dut se décider lui-même. Il refusa et regarda s’éloigner, parmi les hangars, la silhouette du futur marin, puis revint lentement sur la route.
« C’était la seule chance d’avoir un bateau, dit-il au Chasseur. Nous allons maintenant être obligés d’attendre que les copains sortent de l’école, et peut-être réussirons-nous à en emprunter un. De plus, en mettant les choses au pire, on ira plus vite s’il faut réparer le nôtre. Je n’ai d’ailleurs pas eu le temps de l’examiner de très près en portant la planche hier soir »
Le Chasseur, préoccupé, résuma la situation :
« Ce garçon à qui vous venez de parler va prendre un bateau. Il a déjà quitté l’île une fois depuis mon arrivée.
— Forcément. Vous avez entendu qu’il avait l’intention de se rendre chez Ray au réservoir n° 4 pour récupérer ses affaires. Le garçon dont il parle travaille sur l’une des plates qui servent à évacuer les résidus des réservoirs. Charlie veut rassembler tout ce qui lui appartient avant de quitter l’île. »
L’attention du Chasseur fut immédiatement alertée et il demanda : « Comment ? Quitter l’île ? Le type de la plate veut s’en aller ?
— Non ; Charlie, vous n’avez pas entendu ce qu’il disait ?
— Je l’ai entendu parler d’un nouveau job, c’est tout. Est-ce pour cela qu’il doit partir ?
— Bien sûr, Charlie est le fils du commandant de ce navire sur lequel il s’était caché dans l’espoir de trouver un emploi à bord. Vous ne vous souvenez donc de rien ? Son père nous a mis au courant le premier soir de notre installation à bord.
— Vous avez en effet parlé à un marin, répondit le Chasseur, mais je ne savais pas et ne sais pas encore ce que vous vous êtes dit alors, car vous parliez le pidgin des îles.
— C’est vrai, j’avais oublié », répondit Bob qui resta quelques instants à mettre de l’ordre dans ses pensées puis raconta l’histoire aussi brièvement et aussi clairement que possible. Le Chasseur réfléchit à son tour et dit : « Ce Charles Teroa a donc quitté l’île une fois depuis mon arrivée et il va s’en aller sous peu. Votre ami Norman Hay l’a quittée également. Je vous en prie, n’oubliez pas de me dire si, d’après vous, d’autres personnes sont parties entre temps.
— Il n’y en a pas d’autre. À moins que vous ne vouliez compter le père de Charlie, le commandant du bateau, mais il ne descend que très rarement à terre. Je ne vois d’ailleurs pas en quoi le voyage des deux garçons peut avoir de l’importance. Vous savez comme moi qu’ils n’ont pas mis les pieds à terre, et en admettant que votre criminel se soit trouvé avec eux il n’aurait pu se sauver qu’en pleine mer.
— Vous avez peut-être raison, mais en tout cas le garçon que vous venez de voir va s’en aller. Il faut l’examiner avant son départ ; essayons donc de trouver un moyen pour y parvenir. »
Pour la première fois depuis le début de la journée Bob oublia complètement ses coups de soleil en remontant chez lui.
X
EXAMEN MEDICAL
Au cours du déjeuner Bob s’efforça de dissimuler ses soucis. Le matin même sa mère avait cru trouver un moyen d’éclaircir une fois pour toutes le problème qui, d’après elle, devait le préoccuper. Depuis l’arrivée de son fils elle se demandait comment elle pourrait parvenir à le décider à aller voir le docteur de l’île. Elle venait de comprendre quel prétexte merveilleux allait être le coup de soleil. Elle n’eut pas l’occasion d’en parler à son mari, car Bob était rentré le premier à la maison mais elle était sûre que M. Kinnaird serait de son avis. Le repas touchait à sa fin lorsqu’elle mit le sujet sur le tapis.
Elle s’attendait à une discussion serrée et avait déjà préparé bon nombre d’arguments plus convaincants les uns que les autres. En effet Bob avait un peu honte d’avoir attrapé des coups de soleil si violents et souhaitait évidemment que cette petite aventure ne s’ébruitât pas. Mme Kinnaird fut donc profondément étonnée lorsque son fils accepta sans le moindre murmure de se rendre chez le médecin l’après-midi même comme elle venait de le lui proposer.
Bob avait souvent réfléchi aux questions que le Chasseur avaient laissées sans réponse. En particulier celles qui avaient trait aux détails qui lui permettraient de reconnaître le fugitif. En outre, le Chasseur n’avait jamais dit à Bob ce qu’il ferait une fois sa proie découverte. Si le Chasseur pouvait se débrouiller tout seul, parfait, mais Bob avait de plus en plus l’impression que son invité invisible ne savait que faire. En conséquence Bob estimait très urgent d’apporter lui-même une solution. Et en premier lieu, il devait, pour y parvenir, connaître tout ce qui concernait la race du Chasseur. Ce dernier avait dit un jour qu’il ressemblait à un virus. Il fallait donc découvrir une documentation sur eux, et où la trouver sinon dans le cabinet d’un médecin ? Évidemment, il lui aurait été difficile d’aborder cette question en premier après avoir été renvoyé chez ses parents par les médecins du collège et pourtant, il ne songea même pas à s’étonner en entendant sa mère lui faire cette proposition. Il se contenta d’accepter en y voyant un heureux coup du sort.
Le docteur Seever connaissait très bien Bob, comme d’ailleurs toutes les personnes nées dans l’île. Il avait lu le rapport envoyé à la famille par les médecins du collège et ses réactions avaient été les mêmes que celles de M. Kinnaird. Inutile de s’affoler. Néanmoins, il était heureux de voir le garçon. Bien qu’habitué aux diverses maladies et accidents, il ne put retenir un cri de surprise devant la teinte de la peau de Bob.
« Eh bien, mon vieux, lui dit-il, vous avez bien fait les choses pour votre retour !
— N’insistez pas, docteur. Je suis mieux placé que quiconque pour le savoir !
— On s’en doute en vous voyant ! Enfin, on va voir ce que l’on peut faire pour vous empêcher de cuire. Ce ne sera pas parfait, mais vous aurez moins mal. » Le docteur se mit en devoir de lui enduire le dos d’une pommade particulièrement grasse tout en continuant à parler : « Vous avez beaucoup changé ces derniers temps. Je me souviens de vous comme un des garçons les plus sérieux et les plus prudents de l’île. Vous avez été malade à votre collège dans le nord ? Je crois que votre père m’en a parlé un jour. »
Bob ne s’attendait pas à s’entendre poser la question si rapidement et sous cette forme, mais il avait déjà établi des plans pour y répondre en faisant dévier la conversation dans le sens qu’il souhaitait.
« Pas le moins du monde. Vous pouvez m’examiner des journées entières et vous ne découvrirez certainement pas un seul microbe. »
Le docteur Seever regarda longuement le jeune garçon et retira ses lunettes avant de répondre :
« C’est fort possible, mais cela ne prouverait certainement pas que tout va bien chez vous. Vous savez aussi bien que moi que ce ne sont pas des microbes qui sont la cause de ces coups de soleil bien réussis.
— Eh bien, je puis vous dire encore que je me suis foulé une cheville, coupé à plusieurs reprises, je suppose que cela n’a aucun intérêt. Vous vouliez certainement parler de mon état maladif, comme disent les médecins du collège ? Croyez-vous pouvoir découvrir ce qu’il y a, en admettant qu’il y ait quelque chose, simplement avec votre microscope ? »
Le docteur se mit à sourire, comprenant très bien où voulait en venir le jeune garçon.
« C’est très agréable de trouver quelqu’un possédant une telle foi dans la science médicale, répondit-il, mais je crains fort de vous décevoir. Laissez-moi une minute et je vous montrerai pourquoi. »
Le docteur acheva d’appliquer la pommade contre les coups de soleil, se lava les mains et alla prendre dans une armoire un microscope de belle taille. Des boîtes oblongues contenaient des séries de préparations et il chercha quelques minutes pour trouver ce qu’il désirait. Puis il en introduisit une sur la platine du microscope.
« Celui-ci est très facile à reconnaître, commença-t-il. C’est un protozoaire, une amibe. C’est une de ses sœurs qui est à l’origine de la dysenterie. Dans le genre néfaste, c’est un des plus gros.
— J’en avais déjà vu en classe d’histoire naturelle mais j’ignorais qu’ils pussent être la cause de maladies.
— La plupart des amibes sont inoffensives. Regardez celui-là à présent, ajouta le docteur en glissant une autre lame sous l’objectif, il est beaucoup plus petit. Le premier n’était pas un microbe à proprement parler. Celui-ci donne la fièvre typhoïde. Heureusement nous n’en avons pas eu de cas depuis très longtemps. Celui-là est encore plus petit et est responsable du choléra.
— On dirait une saucisse à qui on a oublié d’enlever une ficelle à un bout, dit Bob en relevant la tête.
— Vous le verrez encore mieux avec le grand objectif », dit le docteur en faisant pivoter la tourelle qui se trouvait au bas de l’objectif. Puis il s’assit dans un fauteuil pendant que Bob reprenait son observation.
« C’est le grossissement maximum pour un appareil de ce genre, mais il existe d’autres bactéries beaucoup plus petites. Certaines sont inoffensives, d’autres extrêmement virulentes. Encore au-dessous, sur l’échelle des grandeurs, on trouve les spirochètes qui ne sont peut-être pas des bactéries, et en dernier lieu viennent les virus. »
Bob abandonna le microscope et entreprit la tâche difficile de paraître intéressé sans toutefois laisser voir que la conversation venait d’atteindre le point où il voulait la mener.
« Alors, vous ne pouvez pas me montrer un virus, demanda-t-il en sachant parfaitement ce qu’on allait lui répondre.
— C’est précisément ce que je voulais vous dire. On en a photographié quelques-uns au microscope électronique et ils ressemblent un petit peu à ce bacille du choléra que je vous ai montré. En réalité, le mot virus a dissimulé pendant de longues années l’aveu d’une ignorance totale. De nombreux docteurs se trouvaient en présence de maladies qui semblaient causées par un être vivant, mais qu’on ne parvenait pas à déceler. On a baptisé ces êtres hypothétiques « virus filtrants » parce qu’ils passaient à travers la porcelaine des filtres les plus fins. On a finalement trouvé un moyen de déceler le virus chimiquement, en le cristallisant. Il était facile, par exemple, de constater que la même maladie se produisait lorsque l’on injectait les mêmes cristaux dissous dans l’eau. On a donc fait un grand nombre d’expériences très astucieuses pour déterminer la grandeur, la forme et autres caractéristiques de ces virus, sans que personne ne les ait jamais vus. Quelques savants pensaient et pensent toujours qu’il s’agit d’une molécule unique, énorme évidemment, peut-être plus grosse même que celle de l’albumine, qui est comme vous le savez le blanc de l’œuf. J’ai lu récemment quelques bons livres sur ce sujet et cela vous intéresserait peut-être ?
— Certainement, répondit Bob en s’efforçant toujours de dissimuler son anxiété. Les avez-vous là ? »
Le docteur se leva de son fauteuil et alla fouiller dans un autre placard d’où il retirait de temps en temps un gros volume qu’il feuilletait rapidement.
« Il y a pas mal de choses là-dedans, mais je crains que ce ne soit un peu trop technique. Vous pouvez le prendre si vous voulez. J’avais un autre ouvrage qui aurait été de loin meilleur pour vous, parce que beaucoup plus simple et plus vivant, mais je l’ai déjà prêté.
— À qui ?
— À l’un de vos amis ; le jeune Norman Hay. Il s’intéresse énormément à la biologie depuis quelque temps. Sans doute vous a-t-on déjà dit qu’il avait essayé de se rendre à Tahiti pour voir le muséum. Je me demande s’il espère me remplacer un jour. Enfin il a le volume depuis plusieurs mois déjà et vous pouvez le lui réclamer de ma part.
— Je vous remercie, docteur, et je n’y manquerai pas, répondit Bob de son ton le plus naturel. Mais ne pourriez-vous pas me dire tout de suite en gros ce que vous savez sur la séparation chimique des virus dont vous venez de me parler ? Je trouve curieux que l’on identifie une créature vivante par des procédés chimiques.
— Je vous ai déjà dit que l’on n’était pas certain que les virus fussent vivants. Pourtant il n’y a absolument rien d’extraordinaire dans les expériences dont vous parlez. Vous savez ce que sont les sérums ?
— Oui… et jusqu’à présent j’ai toujours cru qu’il s’agissait de substances que l’on employait pour guérir les gens de certaines maladies.
— C’est effectivement le cas le plus fréquent. Cependant on peu les considérer également comme des moyens de renseignement chimique. Les tissus de certaines créatures essaient de repousser et de détruire des sérums issus des mêmes tissus d’autres créatures. Vous pouvez très bien habituer un animal au sérum humain par exemple, puis d’après les réactions qui se produisent entre le sérum de cet animal et un élément inconnu, il est facile de découvrir si la substance inconnue provient de tissus humains ou non. Évidemment, les détails peuvent varier à l’infini, mais c’est une façon très précise de savoir si une trace de sang ou de toute autre substance provient d’un homme ou d’un animal.
— Je comprends, dit Bob les sourcils froncés, parle-t-on de ces questions dans ce volume ?
— Non, je puis vous donner un livre sur ce sujet, mais je tiens à vous prévenir tout de suite qu’il est un tout petit peu plus élevé que ce que l’on enseigne dans les classes de chimie. Pourquoi me demandez-vous tout cela ?
— N’ayez crainte, je ne cherche pas à vous remplacer. Je me suis trouvé mêlé à un problème et aimerais beaucoup le résoudre tout seul, si c’est possible. Dans le cas contraire je reviendrai vous voir pour vous demander encore votre aide. Merci, docteur. »
Seever acquiesça et abandonna son bureau pendant que Bob s’en allait. Le médecin resta plusieurs minutes à réfléchir.
Bob était certainement beaucoup plus sérieux qu’il ne l’avait jamais été, et il serait évidemment très agréable de savoir quel était le problème qui l’agitait tant. Selon toute vraisemblance une telle disposition d’esprit provenait très probablement des changements d’attitudes qui inquiétaient tant les autorités scolaires. Au moins c’était un rapport très encourageant qu’il allait faire au père de l’enfant.
« Je n’ai pas l’impression qu’il faut vous inquiéter le moins du monde, dit-il à M. Kinnaird. Votre fils s’intéresse brusquement à des questions qui semblent avoir un côté scientifique certain. Le jeune Hay a fait exactement la même chose il y a quelques mois. Vous agirez sans doute de même lorsque vous vous trouverez en face d’un problème important. Il est, de toute évidence, en train de changer la face du monde et vous entendrez parler de lui en temps utile. »
Bob n’avait nullement l’intention de réformer le monde dans aucun domaine. Toutefois, certains problèmes qui s’étaient posés au cours de la conversation de l’après-midi pouvaient très bien entraîner des transformations chez lui. À peine sorti du cabinet du médecin, il ne perdit pas de temps pour entrer en communication avec le Chasseur.
« Ne pourrions-nous pas nous servir de cette histoire de sérum dont parlait le docteur ?
— Je ne crois pas. Cette technique m’est assez familière et depuis le temps que j’habite en vous j’ai eu le temps de découvrir que votre sérum sanguin peut parfaitement servir, sauf dans un seul cas. Nous avons encore le temps de décider si nous l’emploierons ou non. Si nous ne pouvions y parvenir, je serais à même de faire des explorations extrêmement rapides grâce à mon contact personnel.
— C’est sans doute vrai. Vous pourriez peut-être me laisser faire, je ferai le sondage moi-même.
— C’est une idée, pensez-y. Savez-vous quand le jeune Teroa doit quitter l’île et comment on pourrait l’approcher ?
— Le navire vient ici tous les huit jours ; il sera donc là la semaine prochaine. Teroa repartira avec, en tout cas pas avant, car le Beam n’est pas dans les parages.
— Le Beam ?
— C’est un yacht appartenant à l’un des gros pontes de la compagnie qui vient voir de temps à autre ce qui se passe ici. Je suis parti à bord l’automne dernier et c’est pourquoi nous étions si loin de l’île lorsque vous avez regardé pour la première fois aux alentours. Mais j’y pense tout à coup, ce bateau ne risque pas de venir, on l’a mis en cale sèche à Seattle au début de l’hiver. On veut lui installer sous la quille un système pour plonger de l’intérieur du bateau, et il est toujours là-bas. Je suppose que vous allez me demander maintenant qui a pu quitter l’île pendant notre absence ?
— Exact, et je vous remercie d’avoir pensé à soulever cette question assez rapidement. »
Si le Chasseur avait pu sourire, nul doute qu’il en eût profité largement.
Bob ne possédait pas de montre, mais était à peu près certain que l’heure de la sortie de l’école approchait et il se dirigea dans cette direction. Étant un peu en avance, il dut attendre devant la grille mais ses amis vinrent le rejoindre peu après, sans chercher à dissimuler l’envie qu’ils ressentaient en voyant Bob.
« Ne vous occupez pas de la chance que j’ai de ne pas aller en classe, dit Bob. Mettons-nous plutôt au travail pour arranger le bateau. Lundi prochain ce sera mon tour d’être avec vous et j’aimerais bien m’amuser un peu avant.
— En tout cas, dit Hay, on peut dire que tu nous as apporté la chance. Cela fait des mois que l’on cherche une planche pour réparer le bateau et personne n’a rien trouvé jusqu’à ton arrivée. Ne croyez-vous pas, les gars, qu’il vaudrait mieux aller installer cette planche dans le bateau pendant que la chance est avec nous ? »
Un chœur s’éleva pour acquiescer à cette proposition, puis ce fut la ruée générale pour prendre les bicyclettes. Bob qui revenait de chez le médecin s’installa sur le cadre de celle de Malmstrom qui l’amena jusque chez lui où il put prendre son vélo et quelques outils. Malmstrom et Colbry en firent autant, et bientôt tout le monde se retrouva, pieds nus et pantalons retroussés à l’endroit où une petite rivière serpentant dans le sable servait de trop-plein au lagon qui se vidait par là. Le bateau était toujours à sa place avec la planche déposée la veille. Ils laissèrent tomber leurs outils. Les garçons étaient heureux de voir que leur découverte était encore là, car le bois plat était précieux dans cette partie de l’île. Bob vit tout de suite qu’on ne lui avait pas menti en déclarant que Colby était passé à travers le fond du bateau, en effet une des grandes planches du fond manquait.
Les connaissances en menuiserie des garçons étaient assez rudimentaires, mais suffisantes, néanmoins, pour une pareille réparation. Après quelques tâtonnements mais avec beaucoup d’adresse ils finirent par obtenir un résultat à peu près satisfaisant.
Ils poussèrent le bateau à l’eau, allèrent chercher les avirons dissimulés dans les buissons et toute la troupe embarqua. L’idée leur vint bien qu’il serait plus prudent de laisser gonfler la nouvelle planche dans l’eau et de voir si le bateau était vraiment étanche, mais tous étaient d’excellents nageurs et leur impatience était trop grande pour qu’ils s’arrêtassent à de semblables détails. Les joints fuyaient bien un petit peu au fond, mais la demi-noix de coco qui servait d’écope venait facilement à bout du trop-plein d’eau. Les deux plus jeunes de la bande étaient chargés de l’évacuation de l’eau pendant que Bob et Tout-Petit ramaient et que Rice tenait le gouvernail. Bob s’aperçut soudain qu’il manquait quelque chose à la proue du navire. Et en réfléchissant il comprit qu’un membre de la bande était absent, c’était le chien. Il aurait dû s’en apercevoir avant et demanda à Rice :
« Où est Tip ? Je ne l’ai pas vu depuis mon arrivée.
— Personne n’en sait rien, répondit le rouquin. Cela fait déjà un certain temps qu’il a disparu… c’était… oui, c’était bien avant Noël. On l’a cherché partout. Je crains qu’il n’ait eu envie d’aller à la nage dans une de ces petites îles où Norm a son réservoir. Tu te souviens qu’on allait souvent là-bas sans lui. Il a peut-être été boulotté par un requin, quoique cela semble peu vraisemblable. D’abord il n’y a pas loin d’ici à l’autre île et d’autre part je n’ai jamais vu un requin si près de la côte. On dirait qu’il s’est évanoui dans l’atmosphère.
— C’est étrange. Avez-vous cherché dans les bois ?
— Un peu ; tu sais que ce n’est pas commode d’aller dans la jungle si l’on s’écarte des chemins. De toute façon il nous aurait entendus appeler. J’ai beau réfléchir je ne vois pas ce qui aurait pu le tuer là-bas. »
Bob acquiesça et reprit à mi-voix, comme se parlant à lui-même :
« C’est pourtant vrai si on y réfléchit, il n’y a même pas de serpent. » Puis il ajouta un peu plus fort :
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de réservoir de Norm ? Il veut faire de la concurrence à la société d’ici ?
— Pas de danger, répliqua Hay en s’arrêtant un instant d’écoper. J’ai nettoyé une des mares qui se trouvent dans les récifs non loin de la plage et j’ai mis une petite muraille autour. J’ai commencé à y jeter un tas de poissons dans le dessein de faire un aquarium. Au début je faisais ça pour m’amuser, mais beaucoup de journaux cherchent des photos de poissons. J’en ai envoyé en couleurs, tout le monde avait l’air content. L’ennui est que rien ne semble vouloir vivre très longtemps dans mon aquarium. Même les coraux y meurent.
— Tu n’as pas dû pouvoir y aller depuis que le bateau est cassé. Si nous y faisions un tour ?
— Oh si ! J’y allais tous les deux jours à la nage avec Hugh ou Tout-Petit, et j’ai pu me rendre compte que mes poissons n’allaient pas très bien. Vous croyez qu’on a le temps d’y aller et de revenir avant le dîner ? On a passé pas mal de temps sur le bateau et le soleil commence à descendre. »
Tous les garçons levèrent les yeux pour voir si c’était vrai. Leurs parents avaient depuis longtemps abandonné l’idée de les empêcher d’aller explorer les lagons derrière le récif, pourtant par une sorte d’accord tacite les heures de repas étaient respectées. Sans plus de commentaires Rice amorça un virage et mit le cap sur le fond de la crique. Les rameurs se penchèrent un peu plus sur leurs avirons.
Bob ramait sans fixer son esprit sur un point particulier. Tous les spectacles qui s’offraient à lui semblaient intéressants, mais aucun n’avait de rapport précis avec le problème qui l’agitait. Le Chasseur estimait que Teroa devait être examiné, mais il n’avait pas de soupçons bien nets. Cette décision était uniquement due au départ prochain du garçon. Il se souvint alors de la conversation qu’il avait eue avec Charlie le matin même et se demandait si le jeune Polynésien avait pu trouver Rice à l’heure du dîner.
« Quelqu’un a-t-il vu Charlie Teroa aujourd’hui ? demanda Bob.
— Non, répondit Malmstrom, il vient deux jours par semaine à l’école pour ses cours de navigation et c’est tout. Tu crois que cela lui servira à quelque chose un jour ?
— Sûrement pas avec quelqu’un qui le connaît bien, déclara Rice d’un air méprisant. Personnellement j’aimerais mieux engager un type qui puisse au moins rester éveillé durant le jour.
— Pourtant il a l’air de faire pas mal de travail dans son jardin, remarqua Bob avec un sourire.
— Tu penses ! avec sa mère qui le surveille et sa sœur qui l’aide. Tu ne sais pas que lorsqu’on a voulu approfondir la passe est l’automne dernier il s’est endormi sur une charge de dynamite ?
— Tu es complètement fou !
— Pas du tout. On l’avait envoyé porter une caisse dans un bateau au cas où on aurait eu besoin de plus d’explosifs et vingt minutes plus tard mon père a trouvé l’embarcation amarrée au rocher et Teroa profondément endormi la tête sur la caisse de dynamite. Il a eu de la chance qu’il n’y ai pas eu de détonateur dessus et que les vagues n’aient pas été assez fortes pour faire cogner l’embarcation sur les rochers.
— Ce n’était peut-être pas uniquement de la chance, fit remarquer Bob, car il savait très bien qu’il n’y avait pas de détonateur, donc aucun danger.
— Possible, en tout cas je n’aurais pas pu le supporter longtemps dans mes parages », lança Rice d’un air mauvais.
Bob regarda le garçon roux qui n’était pas très grand pour son âge et lui dit :
« Si tu continues à l’embêter, il te balancera à la flotte un de ces jours. De plus est-ce que cette histoire de passager clandestin ne venait pas de toi ? »
À juste titre, Rice aurait pu demander ce que la tentative de fuite sur le navire avait à faire avec la question, mais il baissa la tête et ne dit rien. Quelques instants plus tard le fond du bateau raclait le sable de la plage.
XI
LA GLISSADE
En rentrant chez lui, Bob s’aperçut qu’il avait oublié de demander le livre du docteur à Hay, mais à la réflexion ce n’était pas d’une urgence extrême et il aurait le temps de le réclamer le lendemain. Selon toute vraisemblance ce volume ne lui serait pas d’un grand secours. Pour changer un peu, il passa la soirée avec ses parents à lire et à discuter. Le Chasseur ne se manifesta pas et se contenta sans doute d’écouter et de réfléchir. Du point de vue du Détective la matinée suivante s’ouvrit sous de meilleurs auspices. Bob travailla dans le jardin au début de la matinée pendant que ses amis étaient encore à l’école et ne réussit à trouver aucun moyen, pas plus que le Chasseur, d’approcher d’assez près Teroa afin de pouvoir l’analyser. Bob avait proposé au Chasseur de le laisser un soir tout près de la maison de Teroa et de revenir le prendre le lendemain matin de très bonne heure. Le Chasseur avait refusé, déclarant que pour rien au monde il ne permettrait à Bob de le voir entrer ou sortir de lui. Il savait trop bien ce que donnerait l’émotion ressentie. Bob ne comprenait pas très bien, mais s’estima néanmoins convaincu lorsque le Chasseur lui fit remarquer qu’il n’y avait aucun moyen de s’assurer que la masse de gelée qui devrait réintégrer son corps, serait effectivement le Détective. Le jeune garçon d’autre part n’avait aucune envie de courir le risque de faire entrer le criminel fugitif dans son corps.
Au début de l’après-midi Bob rencontra ses camarades comme prévu et ils se dirigèrent immédiatement vers le bateau. La question réparation ne se posant plus ils mirent aussitôt le cap au nord-ouest, suivant la côte à quelque distance. Hay et Colby étaient aux environs. La nouvelle planche avait gonflé et il était à peu près inutile d’écoper. Plus d’un kilomètre les séparait de leur but et ils avaient déjà parcouru une bonne partie du trajet avant que le Chasseur ne comprît exactement quelle était la structure géographique dont il n’avait jusqu’à présent que des données assez vagues, surprises au hasard des conversations. La petite île sur laquelle Hay avait installé son aquarium se trouvait assez près de la côte. Elle occupait la première partie du récif qui s’éloignait en s’inclinant vers le nord en partant de la petite plage ou les garçons avaient l’habitude de se baigner. Une étendue d’eau large à peine de vingt-cinq mètres séparait cette langue de sable de la côte elle-même. Un étroit chenal protégé des brisants par d’autres dépôts coralliens permettait de gagner la mer libre.
La petite île était faite de coraux sur lesquels un peu de terre était venue s’accumuler au cours des ans. Il y en avait assez pour que quelques buissons puissent y pousser. Le lagon presque circulaire avait six à huit mètres dans sa plus grande largeur. Aucune communication ne devait exister avec la mer qui venait se briser à quelques pas de là. Norman expliqua qu’il avait bouché deux ou trois passages sous-marins avec du ciment et que les vagues se chargeaient de remplir le lagon à la marée haute. Comme il l’avait dit la veille, son aquarium ne le satisfaisait pas. Un poisson-lune flottait le ventre en l’air et aucune trace de vie n’apparaissait sur les coraux qui formaient la base du récif.
« Ce doit être une sorte de maladie, déclara-t-il, mais je n’ai jamais entendu parler d’une épidémie qui s’attaque à toutes les espèces.
— Moi non plus », déclara Bob qui ajouta : « C’est sans doute pour cela que tu as emprunté un livre au médecin ? »
Norman lui lança un regard surpris.
« Oui, mais comment le sais-tu ?
— Le docteur m’en a parlé. Je voulais avoir des précisions sur certains virus et il m’a dit t’avoir prêté le meilleur livre qu’il possédait sur le sujet. En as-tu encore besoin ?
— Je ne crois pas. Qu’est-ce qui t’intéresse dans les virus ? J’ai lu les chapitres qui en parlaient et je n’ai pas appris grand-chose.
— Ce n’est pas un intérêt précis, répondit Bob, mais j’en parlais avec quelqu’un l’autre jour et l’on ne savait pas s’ils étaient réellement vivants ou non. Au fond, la question semble inutile. Si le virus mange et se développe, il doit être en vie.
— Je me souviens justement d’un paragraphe où il en était question et… »
La conversation fut alors interrompue et Bob n’eut plus à chercher d’autres prétextes pour expliquer son intérêt.
« Je t’en prie, Norm, donne-lui le bouquin lorsque tu rentreras chez toi et revenez un peu sur terre tous les deux. Si cela vous amuse, exercez vos facultés à trouver ce qui ne va pas dans cet aquarium ou alors continuons à nous balader sur les récifs pour voir ce qu’on pourra découvrir. »
Malmstrom venait de rappeler sa présence avec l’accord tacite de Rice qui n’aimait pas demeurer à l’écart. Comme d’habitude, Colby restait au second plan et gardait le silence.
« Vous avez raison ! » Hay se tourna de nouveau vers le petit lagon. « Je n’ai aucune idée de ce qu’il faut faire ; voilà deux ou trois mois que j’essaie vainement de découvrir quelque chose. J’espérais que Bob aurait une idée.
— Je ne connais pas grand-chose en biologie, répondit Robert. À part ce que j’ai appris en classe… Tu n’as pas eu la curiosité de descendre au fond pour rapporter un morceau de corail et examiner de près ces polypes ?
— Je ne me suis jamais baigné ici. Au début je ne voulais pas déranger les poissons et après leur mort j’ai craint d’attraper à mon tour la maladie.
— C’est possible, mais tu as certainement touché l’eau de nombreuses fois et rien ne t’est arrivé. Je vais y aller si tu veux. » Une fois de plus le Chasseur se sentit près de la colère. « Que veux-tu que je te remonte ? » demanda Bob.
Norman le regarda un long moment avant de répondre.
« Tu crois vraiment qu’il n’y a pas de danger ? Dans ce cas, je vais avec toi. »
Bob tressaillit. Sans même y penser il avait agi avec la conviction qu’il était immunisé contre tous les microbes et les germes qu’il pourrait rencontrer. En revanche Hay, autant qu’il pouvait en juger, n’avait pas de Chasseur pour se protéger.
Cette idée donna le jour immédiatement à une question : « Ne sert-il pas d’hôte également à un être semblable au Chasseur ? Comment expliquer son courage subit autrement ? » Bob estima que ce ne pouvait être la raison de cette décision subite, car en admettant même que le fugitif ait trouvé un refuge chez Hay, il n’aurait certainement pas manifesté sa présence. Pour l’instant Bob devait décider si oui ou non il allait exécuter sa promesse d’entrer dans cette eau douteuse et si Hay tenait malgré tout à le suivre.
« Après tout, pourquoi ne pas y aller ? » se dit-il. Norman n’avait rien attrapé jusqu’à présent et de toute façon le médecin de l’île était là.
« Allez, on y va ! » dit-il en commençant à se déshabiller.
« Minute, hurlèrent Malmstrom et Rice ensemble. Vous devenez cinglés ! Si cette eau tue les poissons, je ne vois vraiment pas l’intérêt d’y aller faire un tour.
— Il n’y a pas de danger, dit Bob, et puis nous ne sommes pas des poissons. » Il sentait très bien le peu de poids de sa réponse, mais n’en trouva pas d’autre sur-le-champ.
Bob entra dans l’eau en marchant, car il était toujours dangereux de plonger dans un lagon fait de coraux, même si l’eau était très claire. Norman le suivait de près pendant que leurs deux camarades les traitaient de fous. Colby n’avait pas pris part à la discussion et se contenta d’aller jusqu’au bateau pour prendre un aviron, puis de revenir auprès des autres.
Le caractère particulier du lagon apparut tout de suite. Bob nagea vers le milieu et esquissa un plongeon qui d’ordinaire le conduisait sans effort à un ou deux mètres sous l’eau. Cette fois-ci il ne parvint même pas à faire disparaître ses pieds sous l’eau. Il nagea alors en profondeur, parvint à toucher le fond et cassa un morceau de corail avant de remonter à une vitesse qui le surprit. Il sentit la saveur de l’eau sur ses lèvres et aussitôt comprit tout.
« Norman ! Goûte un peu la flotte, hurla-t-il. Pas étonnant que tes poissons claquent. »
Après un instant d’hésitation Hay obéit et fit la grimace, puis demanda :
« Mais d’où peut venir tout ce sel ? » Bob regagna le bord du lagon et à peine eut-il prit pied sur les coraux qu’il commença à s’habiller.
« Nous aurions dû y penser, dit-il. La mer entre ici à la marée avec les vagues et comme l’eau s’évapore il ne reste plus que le sel. Tu n’aurais pas dû fermer tous les passages qui permettaient à l’eau de circuler. On trouvera bien un bout de grillage qu’on installera devant le trou qu’on va creuser au niveau de l’eau, si tu tiens essentiellement à conserver tes poissons pour prendre des photos.
— Ça alors ! s’exclama Hay, et moi qui ai fait toute une étude en classe sur la formation des grands lacs salés ! » Il s’habilla à son tour et demanda : « Que faisons-nous maintenant ? On va chercher une barre à mine ou on se balade dans les rochers puisque l’on y est déjà ? »
Après une brève discussion, la seconde proposition fut adoptée et tous les garçons retournèrent vers le bateau. En route, Norman sortit un énorme seau de derrière un buisson et déclara en riant :
« Je m’en servais de temps en temps pour remplir ma piscine quand le niveau était trop bas. On pourra toujours en faire quelque chose. »
Il jeta le seau dans le bateau et resta le dernier sur la plage pour pousser l’embarcation une fois tout le monde à bord.
Une heure durant, ils ramèrent le long des récifs, débarquant de temps à autre dans une petite île, se contentant le plus souvent de serrer de près les bancs de coraux tout en se maintenant à une certaine distance à l’aide de longues perches. Ils étaient déjà assez loin de leur point de départ et approchaient d’une île un peu plus grosse que les autres sur laquelle une demi-douzaine de cocotiers avaient poussé. Ils débarquèrent bientôt et mirent le bateau en sûreté sur le sol rugueux. Jusqu’alors leur butin n’avait guère été important. Malmstrom avait bien trouvé quelques fragments de coraux rouges et de jolis coquillages nacrés, mais c’était tout. Le Chasseur, de son côté, n’avait pas retiré grand profit de cette expédition, ce qui l’ennuyait sérieusement, car cette promenade dans les récifs avait été suggérée par lui dans l’espoir de découvrir des traces de son passage déjà lointain.
Le Chasseur déploya toutes ses possibilités pour se servir du mieux possible des yeux de Bob. Ils approchaient de la limite qu’ils avaient fixée au nord de la plage comme étant l’endroit au-delà duquel il y avait peu de chance de trouver une piste de leur fugitif. Selon toutes vraisemblances il ne pouvait guère avoir touché terre plus loin de ce côté-là. Les vagues déferlaient sur un des bords de la petite île alors que de l’autre, l’eau du lagon était relativement calme. À quelques centaines de mètres de là on apercevait l’immense masse de béton d’un réservoir. L’embarcation en approchait et l’on pouvait voir les minces silhouettes des ouvriers passant sur les passerelles qui longeaient le toit plat. Au-delà, à deux ou trois kilomètres, on découvrait vaguement quelques maisons.
Le Chasseur ne pouvait quand même pas considérer cela comme une piste probable et il reporta son attention sur les alentours immédiats. La petite bande de terre sur laquelle ils se trouvaient ressemblait à celle où Hay avait installé son aquarium. Les bords en étaient également déchiquetés, coupés de place en place par des murailles de coraux encore vivants sous lesquels l’eau gargouillait et disparaissait pour repaître un peu plus loin sous la poussée des vagues. Quelques-unes de ces ouvertures étaient très larges du côté de la mer, alors que vers le lagon, seul un orifice assez étroit laissait passer l’eau. Il fallait voir là l’explication du calme qui y régnait alors que le mouvement incessant des vagues s’exerçait sur l’autre face. Les garçons menaient leurs recherches dans la plupart de ces grandes ouvertures, sachant très bien qu’il n’y avait rien à trouver dans les eaux trop agitées.
Rice venait de sauter le premier à terre et courait vers l’un de ces passages pendant que ses camarades tiraient l’embarcation hors de l’eau. Il se précipita vers un des petits canaux et allongea la tête au ras de la surface. Puis mettant la main devant ses yeux il examina le fond à travers l’eau très claire. À l’instant où les autres le rejoignirent, il achevait déjà d’enlever sa chemise et lança vivement :
« C’est à moi d’essayer le premier. »
Les jeunes garçons se penchèrent à leur tour pour découvrir ce que Rice avait vu. Avant qu’aucun d’eux n’ait eu le temps de fixer son attention, Rice avait déjà plongé et il était à présent impossible de voir quoi que ce fût dans l’eau troublée. Il resta au fond quelques instants et demanda en réapparaissant à la surface qu’on lui donnât un des longs bouts de bois qui se trouvaient dans le bateau.
« Je n’arrive pas à le faire bouger, déclara-t-il, on croirait que c’est soudé au fond.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demandèrent plusieurs voix en même temps.
— Je n’en sais rien. C’est la première fois que je vois un truc comme ça. C’est même pour cela que je tiens à le remonter. »
Il prit la perche que lui tendit Colby et disparut de nouveau sous l’eau. L’objet qu’il essayait d’atteindre se trouvait à peu près à un mètre cinquante de la surface, mais cette profondeur augmentait régulièrement avec le passage incessant des vagues.
À plusieurs reprises Rice remonta pour respirer sans avoir pu faire bouger l’objet mystérieux. Finalement Bob plongea avec lui pour l’aider. Grâce au Chasseur, Bob jouissait d’un avantage supplémentaire sur ses camarades. En accentuant la courbure de sa rétine, le Chasseur permettait à Bob de voir à peu près aussi bien dans l’eau que dans l’air. Il put donc se rendre compte très rapidement de l’apparence de l’objet que Rice essayait d’atteindre. Cependant il ne put attacher à un souvenir ce qu’il voyait. C’était une demi-sphère de métal sombre, de vingt à vingt-cinq centimètres de diamètre et d’un centimètre d’épaisseur, dont le côté plat était à demi protégé par une plaque de même métal. L’objet était suspendu à une branche de corail à quelques centimètres du fond, un peu comme une casquette accrochée à un portemanteau. L’autre moitié avait dû tomber plus loin. Rice s’efforçait de ramener la demi-sphère avec sa perche. Après quelques minutes de vains efforts, ils remontèrent respirer une fois de plus et décidèrent de mettre au point une tactique plus rationnelle. Bob irait jusqu’au fond du petit canal et glisserait le bout de la perche sous l’objet en question. À son signal, Rice prendrait appui sur son pied et pousserait de l’autre pour faire tomber le gros fragment de corail qui bloquait la demi-sphère. Le premier essai ne donna rien. Bob n’avait pas poussé la perche assez loin et elle glissa sur le côté. Le second, en revanche, réussit même trop bien. L’objet en métal sortit très facilement de l’anfractuosité où il était coincé et glissa aussitôt vers un endroit plus profond. Bob, qui commençait à manquer de souffle, revint à la surface. Il respira profondément et s’apprêtait à commenter le résultat avec Rice lorsqu’il s’aperçut que la tête aux cheveux flamboyants avait disparu. Il supposa un instant que son camarade était retourné au fond après avoir renouvelé sa provision d’air, mais à ce moment-là le niveau de l’eau baissa brusquement et la tête de Rice apparut.
« Au secours ! Mon pied est… »
Il ne put en dire davantage car l’eau venait de remonter, mais la situation était extrêmement claire. Bob plongea immédiatement, coinça son pied au fond et essaya de soulever le gros morceau de corail qui était tombé sur le pied de Rice dès que la sphère de métal avait été enlevée. Il ne réussit pas mieux qu’auparavant et, très inquiet, remonta à la surface au moment ou l’eau baissait de nouveau.
« Ne parle pas ! Respire ! » hurlait Malmstrom, ce qui était à peu près inutile, car Rice était trop occupé à aspirer de l’air frais dès qu’il le pouvait pour songer à autre chose. La perche avait disparu et Bob la chercha rapidement autour de lui. Il la vit flottant sur l’eau a quelques mètres et plongea aussitôt pour la ramener. Sans mot dire Colby s’était éloigné vers l’embarcation et, au moment où Bob nageait en poussant la perche devant lui, le jeune garçon revenait en portant le seau que Hay avait mis tout à l’heure dans le bateau.
Tout se passa alors si rapidement que ni Malmstrom ni Hay n’eurent le temps de comprendre ce qui arrivait. Avec des yeux ronds ils contemplaient Hugh Colby et son seau. Colby ne perdit pas son temps en vaines explications et se précipita vers le bord de l’eau à l’endroit où Rice allait apparaître. Au moment où le niveau baissait, il posa vivement à l’envers le seau sur la tête de son camarade :
« Tiens-le bien ! » cria-t-il, sortant de son mutisme pour la première fois depuis le début de la promenade.
Rice comprit heureusement sur-le-champ ce qu’on lui conseillait et au moment où l’eau remontait pour le submerger il découvrit avec satisfaction que son visage était à présent entouré d’un plein baquet d’air. Bob qui était au fond à essayer une fois de plus de bouger le morceau de corail, n’avait pas vu ce qui s’était passé et eut du mal à en croire ses yeux lorsqu’il comprit le stratagème de Rice.
« Veux-tu que l’on descende ? demanda Hay très inquiet.
— Je crois que cette fois je vais y arriver, répliqua Bob; ce qui m’inquiétait le plus c’était de ne pas savoir s’il pourrait tenir le coup. Maintenant tout ira bien. Laisse-moi souffler encore une minute et je redescends. »
Il se reposa quelques instants pendant que Hay hurlait des encouragements à son camarade dont la tête était emprisonnée dans le seau. Des phrases étaient hachées, car il fallait profiter du moment où l’eau était basse. Robert trouva le temps de murmurer au Chasseur :
« Vous comprenez pourquoi je ne voulais pas venir seul ici ! » Puis s’accrochant d’une main ferme à la perche, il plongea une fois de plus. Bob pu trouver alors un meilleur endroit pour faire levier et il appuya de toutes ses forces. Le morceau de corail se souleva lentement et Bob voyait déjà la fin de cette aventure lorsque la perche-cassa. Un éclat pointu lui entama profondément la poitrine. Le Chasseur ne pouvait lui en vouloir, car la blessure provenait d’un accident reçu en accomplissant son devoir, et il referma les bords de la plaie. Bob revint à la surface.
« J’ai l’impression qu’il va falloir s’y mettre tous. J’ai réussi à le faire remuer, mais la perche a cassé. Vous devriez aller chercher les autres bouts de bois ou plutôt les deux avirons et tout le monde s’y mettrait.
— Mieux vaudrait peut-être aller chercher une barre de mine, proposa Malmstrom.
— Mieux vaudrait que nous en venions rapidement à bout, répliqua Bob d’un ton sec. La marée monte et le petit truc du seau ne tiendra que tant que l’eau descendra au-dessous des bords. Allez, dépêchez-vous. »
Quelques secondes plus tard les quatre garçons étaient dans l’eau, entourant leur camarade, chacun muni ou d’un bout de bois ou d’un aviron. Bob plongeait constamment afin de placer correctement les extrémités des leviers pendant que les autres s’apprêtaient à appuyer de toutes leurs forces à son signal. Personne ne savait évidemment qu’il pouvait voir sous l’eau, mais tous acceptaient d’obéir à ses ordres pour la simple raison qu’il avait pris la direction des opérations à un moment où ils ne savaient que faire, et d’autre part ce n’était vraiment pas le moment de discuter de question de préséance.
Bien que gros, le bloc se souleva sous les efforts conjugués de tous les garçons, qui faillirent casser un aviron. Ils tinrent le bloc en équilibre la fraction de seconde nécessaire à Rice pour enlever rapidement son pied. Avec l’aide de ses camarades, il parvint à se hisser sur le rocher et s’assit pour masser son pied endolori.
En dépit de son hâle, Rice était pâle et quelques minutes se passèrent avant qu’il reprît sa respiration normale et que son pouls devienne plus régulier. Il put alors se mettre debout. Les autres garçons avaient eu au moins aussi peur que lui et personne ne proposa de chercher à repêcher l’objet de métal qui était à l’origine de l’incident. Dix minutes plus tard, Rice déclara qu’il serait dommage de s’être donné tant de mal pour rien. Bob releva le gant et plongea une fois de plus. L’objet n’était plus visible parmi les coraux et les algues qui tapissaient le fond du lagon. Bob se piqua les doigts à un oursin et estima qu’il était inutile de pousser plus avant les recherches. Rice était extrêmement déçu de ne rien rapporter de sa promenade, lui qui mettait un point d’honneur à toujours montrer quelque chose à ses parents en revenant de ses explorations. Il ne pourrait que leur raconter l’aventure dont il avait failli être victime, ce qui était peu.
Il était alors quatre heures et demie, ce qui laissait assez de temps avant le dîner pour poursuivre l’exploration des récifs, mais le cœur n’y était plus. Ils décidèrent alors de ramer jusqu’à l’appontement distant de deux bons kilomètres.
« On ne trouvera pas grand monde là-bas, remarqua Hay d’un ton calme. Il n’y aura pas de bateau avant une semaine. »
Sur le moment personne ne répondit, car tous avaient une idée en tête, mais par la suite, Hay entendit souvent parler de sa phrase que tous trouvèrent anodine sur le moment.
Le Chasseur entendit la remarque comme les autres sans y attacher beaucoup d’importance, car il était trop préoccupé. Il avait, en effet, reconnu une enveloppe de générateur qui ne provenait pas de son engin.
XII
LA CHUTE
Ils ramèrent pendant une demi-heure dans un silence à peu près complet, car tous avaient eu très peur ; mais lorsque Norman Hay fit une remarque au sujet de son aquarium la conversation reprit de plus belle.
« Nous trouverons peut-être quelque chose là-bas pour enlever le bouchon de ciment que j’ai mis dans mon aquarium, dit-il.
— Il te faudra un instrument solide, répondit Tout-Petit, car le ciment sous-marin durcit très vite. C’est ce qui a été employé pour l’appontement et on ne voit aucune marque sur le quai, même à l’endroit où s’amarrent les bateaux.
— Aucun navire ne vient toucher le quai à moins d’un accident, fit remarquer Rice assis à l’avant. Ce qui n’empêche pas Norman d’avoir raison quand il dit qu’il te faudra des outils solides. En tout cas chez moi, je ne vois rien qui puisse faire l’affaire.
— Mais, au juste, que cherches-tu ? Un marteau et un ciseau à froid ?
— Tu n’arriveras certainement à rien avec un marteau pour travailler sous l’eau. Il faut une longue barre à mine très lourde et très pointue. Personne ne sait où on pourrait en trouver une ? » La question demeurant sans réponse, Hay reprit au bout d’un moment : « Nous pourrons toujours demander à l’un des types du ponton et si par hasard il n’a rien, ceux qui construisent la maison en haut de la colline devraient posséder ça dans leurs outils.
— Si seulement nous pouvions avoir un casque de plongée, le travail serait vite fait, déclara Rice.
— Les seuls casques de l’île se trouvent dans le bâtiment de l’équipe de sécurité de l’appontement et des réservoirs et je n’ai pas l’impression qu’ils seraient enchantés de nous en prêter un, fit remarquer Bob. Et puis en admettant même que l’on puisse avoir la combinaison, personne ne pourrait la mettre sauf Tout-Petit, et encore.
— Ce n’est pas la peine de rêver, ils ne nous la laisseront pas prendre.
— Pourquoi ne pas faire un équipement ? Ce n’est pas très compliqué.
— Peut-être pas, mais cela fait quatre ou cinq ans que l’on en parle et pour l’instant on est toujours obligé de compter uniquement sur sa respiration pour travailler sous l’eau. »
Colby venait de lancer une de ses rares remarques et, comme d’habitude, personne ne trouva rien à répondre. Rice rompit le silence le premier en demandant :
« Que vas-tu faire pour empêcher tes poissons d’aller se promener ? Bob parlait tout à l’heure d’un grillage ; c’est très joli, mais où veux-tu trouver cela ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Et s’il en existe dans l’île, il ne peut s’en trouver que dans l’un des magasins de l’appontement. Je tâcherai d’en piquer un morceau, ou tout au moins du gros fil de fer pour en faire un moi-même. De toute façon il ne m’en faudra pas beaucoup, car le trou ne sera pas grand. »
L’embarcation fut amarrée au pied d’une échelle de fer scellée dans l’appontement du côté de la terre. Rice et Bob firent rapidement deux nœuds à l’avant et à l’arrière du bateau pendant que les autres grimpaient sans plus attendre. Rice éprouvait quelque difficulté à monter à cause de son pied, mais parvint néanmoins en haut sans encombre. Une fois sur l’appontement, les jeunes garçons regardèrent longuement autour d’eux, se demandant ce qu’ils allaient faire.
L’appontement était une énorme construction et la production en huile de la semaine en occupait une bonne partie. Le nombre de barils augmentant, on avait multiplié les endroits de stockage. Quatre énormes réservoirs cylindriques arrêtaient la vue à l’autre bout. Aucun mur pare-feu ne séparait les réservoirs construits en acier et en béton d’où partaient d’énormes tuyaux aboutissant au ras de l’eau. Le matériel d’incendie se résumait en tout et pour tout à des tuyaux renfermant de l’eau sous pression qui devait servir, en principe, à balayer l’huile enflammée dans le lagon.
Entre les réservoirs, subsistaient un certain nombre de petits hangars rouillés qui ressemblaient aux magasins de matériel installés dans l’île. De l’autre côté de la jetée se trouvait un appareil d’aspect très compliqué qui pouvait servir à distiller l’huile brute sortie des réservoirs pour obtenir de l’essence ou de la graisse. Il était en effet meilleur marché de traiter sur place le produit brut pour fournir les besoins des habitants, plutôt que d’envoyer la marchandise à Tahiti pour la raffiner et être obligé de la faire revenir ensuite.
Pour l’instant tout l’intérêt des jeunes garçons était concentré sur le magasin du matériel. Aucun d’eux ne se souvenait d’avoir vu employer du grillage dans l’île, mais ne voulant pas s’avouer vaincus au départ, ils tenaient à épuiser toutes les possibilités. En file indienne, ils s’engagèrent sur l’étroit chemin qui serpentait entre les réservoirs.
Un léger flottement se produisit parmi eux avant d’atteindre le fameux magasin. Comme ils passaient devant l’un des petits hangars placés çà et là entre les réservoirs, une main attrapa Rice par le cou et l’attira à l’intérieur de la fragile construction. L’espace d’un instant les enfants s’arrêtèrent sur place complètement médusés, puis ils échangèrent des sourires de compréhension en entendant la voix de Charlie Teroa. Ce dernier parlait de passagers clandestins, de places à prendre, et paraissait assez énervé. La conversation se poursuivit quelques minutes sans que jamais la voix de Rice ne se fît entendre. Lorsque le rouquin rejoignit ses camarades il n’avait pas l’air très fier et baissait la tête. Teroa apparut derrière lui, un sourire bizarre aux lèvres, et il tressaillit imperceptiblement en surprenant le regard de Bob posé sur lui. Il dit alors :
« Mais dites-moi, les gosses, vous n’avez pas le droit de vous balader par ici.
— Au moins autant que toi », rétorqua Hay qui n’avait nullement l’intention d’abandonner le terrain tant qu’il existait encore une chance de trouver ce qu’il cherchait. « Tu ne travailles pas ici, que je sache.
— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien, rétorqua Teroa de son air le plus calme. En tout cas j’aide les gens d’ici. Je parie que vous êtes en train de chercher quelque chose. »
La phrase avait la valeur d’une affirmation, mais on pouvait tout de même y discerner une vague interrogation.
« De toute façon ce que nous cherchons ne fera défaut à personne », répliqua Hay sur la défensive.
Il allait se lancer dans un développement long et compliqué pour expliquer ses intentions, mais une voix inconnue d’eux vint lui couper tous ses effets.
« Comment pouvons-nous en être sûrs ? »
Les enfants se tournèrent d’un bloc et découvrirent le père de Bob qui venait d’arriver derrière eux et qui poursuivit :
« Nous sommes toujours d’accord pour vous prêter tout ce qu’il vous faut, tant que nous savons où se trouve notre matériel. De quoi avez-vous besoin aujourd’hui ? »
Sans la moindre gêne, Hay exposa ses intentions. Il n’avait jamais songé à prendre le fil de fer sans le demander, mais il avait espéré malgré tout avoir l’occasion de faire son choix lui-même après avoir passé en revue les trésors que renfermait la salle du matériel, et surtout il tenait à choisir lui-même la personne à qui il allait exposer sa requête.
M. Kinnaird hocha la tête d’un air entendu et répondit :
« Vous serez sans doute obligés de grimper jusqu’au nouveau réservoir que l’on construit là-haut pour avoir une barre à mine ou un outil de ce genre. Pour votre grillage, j’ai l’impression que l’on doit avoir ça à notre rayon. Venez voir. »
Tous les garçons, y compris Teroa, emboîtèrent le pas à M. Kinnaird pour traverser les petites passerelles faites de plaques d’acier très glissantes. Tout en marchant Hay expliqua ce qui s’était produit à sa piscine et comment on avait fini par découvrir la raison de tous ses ennuis. M. Kinnaird avait l’habitude d’écouter les gens qui lui parlaient, mais il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil rapide vers son fils lorsqu’il fut question de la dangereuse baignade. Bob ne surprit pas le regard de son père et la conversation lui remit soudain à l’esprit le livre dont le médecin lui avait parlé. Il s’approcha aussitôt de Hay pour le lui rappeler. M. Kinnaird ne put s’empêcher de dire :
« Tiens, tiens, aurais-tu par hasard l’intention de devenir médecin ? Jusqu’à présent tu n’en prends guère le chemin.
— Non, papa, j’ai simplement besoin d’un renseignement », répondit Bob d’un ton neutre.
Les préoccupations du Chasseur revenaient plus urgentes que jamais. Et il se demandait avec inquiétude quand il pourrait entrer en communication avec Bob. Pour l’instant il ne pouvait en être question !
M. Kinnaird se retourna en souriant et montra l’une des portes de la cabane devant laquelle il venait d’arriver.
« Il y aurait peut-être quelque chose pour vous là dedans, Norman », dit-il en sortant la clef du cadenas.
Il faisait très noir à l’intérieur, mais M. Kinnaird tourna le bouton dissimulé près de l’entrée et une faible lueur jaillit d’une ampoule sale suspendue au bout de son fil. Tous les regards se portèrent immédiatement vers un des coins de la pièce où se trouvait un gros rouleau de grillage galvanisé qui semblait avoir été mis là dans l’unique dessein de répondre aux désirs de Norman. Hay se précipita dessus pendant que le père de Bob restait dans l’encadrement de la porte en s’amusant du spectacle.
« Combien t’en faut-il ?
— Oh ! un petit morceau d’une vingtaine de mètres me suffirait largement… »
M. Kinnaird prit une paire de pinces dans un tiroir et découpa le grillage, puis il tendit à Norman le morceau convoité. Ils quittèrent tous la pièce et Bob déclara à son père pendant que celui-ci refermait le cadenas :
« Je ne savais pas qu’on se servait de grillage comme celui-ci dans l’île.
— Non, c’est vrai ? J’étais pourtant persuadé qu’à force de tourner par ici tu connaissais les moindres détails de l’installation. » M. Kinnaird se dirigea alors vers le plus proche des réservoirs de charge et montra l’un des puits de sécurité construit à côté : « Tenez », dit-il, en désignant du doigt l’ouverture d’un mètre carré à peu près, que rien ne protégeait. Les garçons s’approchèrent pour regarder dans le trou. À quelques mètres de là un filet protecteur semblable au grillage que transportait Norman était scellé dans les parois du béton.
« Je n’aurais jamais cru ce grillage assez fort pour supporter le poids d’une personne qui tomberait dessus, fit remarquer Bob.
« — Les gens ne doivent pas tomber là-dedans, lui rétorqua son père, et si par hasard un accident arrivait, la seule ressource serait de se laisser glisser jusqu’au fond pour pouvoir nager au-dessous. Ce grillage a été placé là à seule fin de retenir au passage les outils qui pourraient tomber dans le puits. Cela arrive souvent, car les plaques de tôle sont particulièrement glissantes par ici. C’est d’ailleurs pour cela que les abords de ces puits sont interdits. »
Il s’éloigna, fit quelques pas et bien involontairement donna la démonstration rapide de la véracité de ses paroles. Il glissa. Du moins Malmstrom affirma toujours que M. Kinnaird avait glissé le premier, mais personne n’en était sûr. Tout le groupe se comporta alors comme une rangée de quilles et le seul à conserver son équilibre fut Teroa qui dut s’éloigner très rapidement pour ne pas être emporté à son tour. Malmstrom fut projeté contre Hay qui perdit pied et entraîna dans sa chute Bob et Colby. Leurs chaussures ne trouvèrent aucun point d’appui solide sur la surface de métal huileux et Bob poussa un hurlement lorsqu’il comprit qu’il allait mettre à l’épreuve la force de résistance du grillage.
Ses réactions rapides lui avaient fait occuper une place de premier plan dans l’équipe de hockey du collège et ce fut encore cette qualité qui le sauva.
Il se laissa tomber les pieds les premiers et dès que ses chaussures touchèrent le grillage il étendit les bras en avant autant qu’il le put afin de prendre un point d’appui sur son dos aux parois du puits. Il reçut un coup violent dans les côtes, mais parvint néanmoins à ne pas appuyer de tout son poids sur le grillage qui ainsi soutint le choc.
À quatre pattes, son père essayait de lui tendre la main, mais Bob glissa de nouveau et ne put saisir le bras secourable. Malmstrom et Colby, qui étaient également tombés sur le sol, ne se relevèrent pas et en profitèrent pour saisir Bob par le poignet sans s’occuper du danger que présentait leur position et permirent ainsi à Bob de remonter lentement en s’aidant du dos et des pieds.
Une fois debout, Bob essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à son front et son père lui adressa un sourire un peu forcé en le regardant fixement, après avoir esquissé un geste pour retirer quelque chose qu’il devait avoir dans l’œil : « Tu comprends ce que je veux dire », dit-il à son fils. Puis reprenant ses esprits, il ajouta :
« J’ai l’impression que l’un de nous sera en retard pour dîner. Ou je me trompe fort ou l’embarcation que j’ai vue attachée là-bas vous appartient et vous allez certainement la reconduire dans la crique où vous la cachez. »
Les garçons répondirent en effet que telle était leur intention et M. Kinnaird ajouta :
« Alors allez-y vite et disparaissez d’ici avant de vous être tous rompu le cou. Bob, je vais rentrer tout de suite et prévenir ta mère. J’ai l’impression qu’il vaut mieux ne pas lui parler de ta petite descente. »
Les garçons, tout joyeux de voir que leur camarade s’en était tiré à si bon compte, s’éloignèrent en riant.
De son côté le Chasseur ne trouvait pas la situation aussi drôle. Il voulait absolument parler à Bob, mais avait tant à dire qu’il ne savait par où commencer. Il fut très heureux de voir que son hôte allait s’installer à l’avant de l’embarcation plutôt que de prendre un aviron. Et à l’instant même où Bob dirigea ses regards vers le large, le Chasseur se manifesta. « Bob ! »
Les lettres qui apparaissaient sur la rétine du jeune garçon étaient épaisses et beaucoup plus grandes que d’habitude. Elles auraient certainement été teintées d’un rouge éclatant si cela avait été possible. Néanmoins le jeune garçon comprit que le message était urgent et regarda aussitôt l’endroit le plus clair de l’horizon.
« Nous ne nous arrêterons pas, pour le moment tout au moins, sur votre propension à vous exposer à de petites blessures pour la simple raison que vous savez être protégé. Cette tendance est assez désagréable en elle-même, mais de plus, vous vous mettez à présent à faire part à tout le monde de la confiance que vous avez en votre propre immunité. Ce matin vous vous offrez devant tout le monde à vous jeter le premier dans cette eau qui aurait pu être dangereuse. Ensuite, vous claironnez à tous vents l’intérêt subit que vous portez à la biologie en général, et au virus en particulier. J’ai eu envie, à plusieurs reprises aujourd’hui, de paralyser votre langue. Au début j’ai pensé que vous pourriez simplement effrayer notre criminel et l’obliger ainsi à choisir une meilleure cachette, mais à présent je crains fort que la situation soit plus inquiétante.
— Que vouliez-vous que je fasse d’autre ? murmura Bob d’une voix imperceptible afin que les autres ne pussent entendre.
— Je n’affirme rien, évidemment, mais trouve curieux que votre accident, qui aurait pu être grave, ait suivi si rapidement votre conversation. Et n’oubliez pas que toutes vos paroles ont été prononcées en présence de gens parmi lesquels se trouve un de ceux qui ont le plus de chance de servir d’hôte au fugitif. »
Bob réfléchit quelques instants. Il n’avait jamais envisagé auparavant que sa mission pût le mettre personnellement en danger. Avant qu’il n’ait eu le temps de songer à cette question, le Chasseur ajouta :
« En examinant d’aussi près que vous l’avez fait ce poisson mort, vous pouviez très certainement attirer l’attention d’un être aussi attentif que doit être notre ennemi.
— Mais Norman l’a regardé aussi longtemps que moi, répondit Bob.
— Je l’ai remarqué. »
Le Chasseur ne s’étendit pas davantage sur cette question, laissant à son hôte le soin de juger des conséquences qu’elle pouvait entraîner.
« Et que vouliez-vous donc que je fasse ? Comment le fugitif pourrait-il être à l’origine de ma chute ? Vous m’avez dit vous-même qu’il vous était impossible de me faire faire ce que je ne voulais pas. Est-il donc très différent de vous ?
— Non. Sans aucun doute, il n’a pas pu obliger quelqu’un à vous pousser, au sens physique du terme. Néanmoins, il est peut-être arrivé à persuader un de vos camarades d’agir suivant sa volonté. Souvenez-vous que vous avez déjà fait beaucoup pour moi.
— Vous m’avez assuré qu’il ne se serait pas risqué à révéler sa présence.
— À mon avis, cela aurait été dangereux pour lui, mais peut-être a-t-il malgré tout voulu courir sa chance. Il est sans doute parvenu à décider son hôte en lui racontant une histoire plus ou moins vraisemblable. C’était facile, car rien ne pouvait laisser supposer qu’il mentait.
— Je ne vois pas très bien où il aurait pu en venir en me faisant tomber. Tout le monde sait que je nage et en admettant même que je me sois noyé, ma disparition n’aurait pas arrêté vos recherches.
— C’est tout à fait exact, mais il pouvait fort bien souhaiter simplement que vous soyez blessé assez gravement pour que je trahisse ma présence en vous portant secours. En supposant qu’il ait raconté une histoire fantastique à l’un de vos camarades, je ne crois quand même pas que l’un d’eux aurait accepté de gaieté de cœur de vous faire du mal, et à plus forte raison de vous tuer.
— Vous croyez donc que Charles Teroa s’efforce d’obtenir cette place qui lui ferait quitter l’île dans l’unique but de plaire à celui que nous recherchons ?
— C’est une possibilité que nous ne devons pas négliger. Il faut absolument que nous trouvions un moyen de l’examiner avant qu’il ne s’en aille… ou alors il faut l’empêcher de partir. »
Bob ne fit guère attention à cette dernière phrase. Tout d’abord, il l’avait déjà entendue et surtout, une idée venait de germer dans son esprit. Il en était si troublé que ses camarades n’auraient pas manqué de s’apercevoir du changement qui s’opérait en lui s’ils l’avaient vu de face.
Une simple phrase du Chasseur, prononcée quelques minutes plus tôt, était responsable de cette transformation. Bob n’y avait pas attaché grande importance, mais à présent l’idée s’imposait à lui avec d’autant plus de force qu’il n’y avait pas songé précédemment. Le Chasseur avait en effet déclaré que le criminel pouvait fort bien abuser de la confiance de son hôte en lui racontant une histoire que personne n’était en mesure de vérifier. Et Bob songea brusquement que lui non plus n’avait aucun moyen de s’assurer de la véracité des dires du Chasseur. Dans l’état actuel des choses, la créature qu’il portait en lui pouvait très bien être un criminel s’efforçant de se soustraire aux légitimes poursuites d’un représentant de l’ordre.
Il allait ouvrir la bouche pour exposer ses doutes, mais son bon sens l’en empêcha à la dernière minute. Il ne pouvait compter que sur lui pour être fixé sur ce point et jusque-là, il devait paraître aussi confiant et dévoué qu’auparavant.
Au fond de lui, Bob ne mettait pas sérieusement en doute la parole du Chasseur. En dépit de leur façon très limitée de correspondre entre eux, l’attitude même du Chasseur et son comportement avaient donné au jeune garçon une image très complète de la personnalité du Chasseur, à tel point que Bob ne s’était jamais interrogé avant sur les véritables motifs de son occupant invisible. Néanmoins, le doute existait et d’une façon ou d’une autre il faudrait donner une réponse à la grave question qui demeurait en suspens.
Bob en était là de ses réflexions lorsque l’embarcation atteignit le fond de la crique et il ne dit rien ou presque pendant que ses camarades et lui tiraient le bateau au sec et le dissimulaient sous les buissons avec les avirons.
Son mutisme ne suscita aucun commentaire. Tous les garçons étaient morts de fatigue et les deux accidents de l’après-midi les avaient profondément remués. Ils traversèrent rapidement les petits canaux d’évacuation pour aller retrouver leurs bicyclettes et chacun rentra chez soi après avoir décidé de se retrouver au même endroit le lendemain matin.
Une fois seul, Bob put parler un peu plus librement avec le Chasseur.
« Chasseur, dit-il. Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous êtes ennuyé à l’idée que mes paroles et mon comportement puissent éveiller les soupçons de mes camarades. Si, par hasard, l’autre tente quelque chose contre nous, ce serait la meilleure façon de découvrir enfin une preuve de sa présence. Je crois même que ce serait la meilleure façon de le découvrir. Je pourrais servir d’appât. Le seul moyen de retrouver une aiguille dans une botte de foin est encore de prendre un aimant.
— J’y ai déjà pensé, mais c’est trop dangereux.
— Comment voulez-vous qu’il vous atteigne ?
— Je sais très bien que personnellement je ne risque rien. C’est pour vous que je m’inquiète. Je ne sais si votre idée a pour cause la bravoure de l’homme mûr ou la folle témérité de la jeunesse, mais je voudrais que vous vous persuadiez une fois pour toutes que je me refuserai toujours à vous exposer au moindre danger tant que je pourrai faire autrement. »
Bob ne répondit pas sur-le-champ. Et si le Chasseur se rendit compte de la signification de l’effort que fit Bob pour refréner un sourire de satisfaction, il n’en laissa rien paraître. Une autre question brûlait les lèvres de Bob, qui voulait absolument y apporter une réponse et il demanda en s’engageant sur le chemin menant à la maison de ses parents :
« Dans le bateau, vous avez vaguement parlé de me paralyser les muscles de la langue. Pouvez-vous vraiment le faire ou cherchiez-vous simplement à me bourrer le crâne ? »
Le Chasseur ne connaissait pas cette expression, mais parvint néanmoins à comprendre le sens de la phrase.
« Je peux très bien paralyser n’importe quel muscle de votre corps en agissant sur les nerfs moteurs. En revanche, j’ignore totalement combien de temps cela peut durer, car je n’ai jamais eu l’occasion d’en faire l’expérience sur vous, ni sur aucun autre être humain.
— Eh bien, essayez ! C’est le moment », déclara Bob en s’arrêtant, à demi appuyé sur le guidon de sa bicyclette.
« Allez donc vous mettre à table, il est temps. Et cessez de poser des questions idiotes ! »
Bob reprit sa marche, souriant franchement à présent.
XIII
INTERMEDE MECANIQUE
Le Chasseur estima que le samedi était une journée gâchée, à son point de vue du moins, car par la suite il devait changer d’avis. Les garçons se retrouvèrent à l’endroit prévu. Norman portait un long morceau de grillage, mais personne n’avait songé à apporter un outil capable de venir à bout des bouchons de ciment que Hay avait mis à toutes les ouvertures de son aquarium.
À l’autre bout de l’île, un nouveau réservoir était en construction et ils décidèrent de pousser une pointe jusque-là afin de voir si par hasard ils ne trouveraient pas l’outil désiré. Ils s’engagèrent donc tous ensemble sur la route qui faisait le tour de la plus grande des anses en passant devant l’école et la maison de Teroa. Mais là, au lieu de tourner vers l’appontement, ils continuèrent tout droit et, laissant derrière eux les hangars, poursuivirent leur randonnée jusqu’à l’extrémité de la route pavée. Ils arrivèrent ainsi au sommet de la plus haute des collines sans toutefois passer de l’autre côté. Devant eux et légèrement en contrebas apparaissait une rangée de petits réservoirs, construits longtemps auparavant et abandonnés depuis. Un peu plus loin, on apercevait une construction neuve, au moins aussi grande que celles qui jalonnaient le bord du lagon. Elle avait été achevée à peine un mois ou deux plus tôt et les garçons savaient que l’on était en train d’en édifier une autre tout à côté. C’était le but de leur expédition.
Aux derniers hangars la route s’arrêtait pour devenir une sorte de piste faite peu à peu sous les charrois de matériaux. Les ornières étaient si profondes que les garçons préférèrent parcourir ces quelques derniers mètres à pied et abandonnèrent leurs bicyclettes sous les buissons. Parvenus au-dessus du réservoir, ils descendirent à flanc de colline et longèrent la haute paroi pour atteindre le chantier où ils savaient trouver les ouvriers.
Comme les autres réservoirs, celui-ci était construit dans la colline qui avait été profondément entaillée. Le sol avait été aplani et recouvert de béton. Pour le moment, les terrassiers étaient occupés à construire le mur qui prenait appui sur le fond de la brèche. Les garçons constatèrent avec satisfaction que les fondations semblaient terminées, ce qui laissait supposer qu’on accepterait de leur prêter les outils dont ils avaient besoin. Tout se passa beaucoup plus facilement qu’ils ne l’espéraient. Le père de Rice accéda à leur désir et leur montra les barres à mine en les autorisant à les prendre. M. Rice avait sans doute des raisons personnelles de leur donner ce qu’ils voulaient, car la plupart des enfants de l’île entre quatre et dix-sept ans n’avaient rien à faire ce jour-là et les hommes qui travaillaient n’avaient qu’une idée : s’en débarrasser par n’importe quel moyen. Certains avaient même proposé que la classe soit rendue obligatoire sept jours sur sept afin d’être tranquilles ! Les garçons ne cherchèrent pas à analyser les raisons de leur succès et prirent les barres à mine sans tarder pour revenir à leur point de départ.
La matinée commençait bien, mais la suite des événements devait se révéler moins satisfaisante. Sans perdre de temps, ils gagnèrent le lagon et se mirent à l’œuvre. À tour de rôle ils plongeaient pour essayer d’entamer le ciment à l’aide des barres. On ne pouvait pas attaquer les bouchons de ciment du côté de la mer libre, car quiconque s’y serait risqué avait de forte chance d’être sérieusement blessé en se voyant projeté contre les arêtes aiguës des coraux. À l’heure du déjeuner, ils avaient réussi à écailler assez sérieusement le ciment pour ne pas perdre tout à fait courage, mais les résultats n’étaient guère sensibles.
Après le repas, ils se retrouvèrent, malgré tout, au même endroit, et eurent la surprise de découvrir qu’une Jeep était arrêtée non loin du lieu où leur bateau était caché. Rice et son père étaient assis dans la voiture dont l’arrière était occupé par du matériel qu’ils reconnurent au premier coup d’œil.
« Papa va nous faire sauter le ciment qui bouche les passages », cria le jeune Rice à l’approche de ses camarades. Son explication était d’ailleurs parfaitement inutile, car tous avaient compris ce qui allait se passer. « Il a pu quitter le chantier pour quelques heures pour nous aider, précisa Rice.
— Je suis prêt à tout faire pour avoir la paix, déclara alors le père. Vous allez tous rester auprès de vos vélos… Toi aussi, Kinnaird. Je vais porter les cartouches tout seul.
— Il n’y a pas de danger, répondit Bob qui voulait voir de plus près tout le matériel d’extraction et les explosifs.
— Pas de réflexion de ce genre, veux-tu ! lança M. Rice. Ton père tient essentiellement à ce que vous restiez tous assez loin pendant qu’il posera les charges et qu’il reviendra avec la boîte des détonateurs. Et il a rudement raison de ne pas vouloir vous voir traîner autour de lui. »
Sur ces paroles, M. Rice mit la voiture en marche et Bob, qui sentait qu’au fond M. Rice avait dit la vérité au sujet des volontés de son père, remonta à bicyclette et s’éloigna suivi du reste de la troupe.
La Jeep fut rangée devant la maison de Hay et le matériel débarqué. M. Rice insista pour porter lui-même les cartouches de dynamite ainsi que les détonateurs, bien que Bob ait déclaré qu’il était imprudent de tout transporter à la fois. Bob et Malmstrom se chargèrent des fils et du flotteur, puis la petite troupe partit à pied en direction de la plage. Ils s’en gagèrent nettement plus à gauche du chemin qu’ils avaient suivi le mercredi et se retrouvèrent bientôt à l’extrémité de la longue bande de sable.
À cet endroit, les récifs, de nouveau visibles, dessinaient une courbe très marquée qui, du sud à l’est, encerclait presque complètement la petite île. Vers le sud, le lagon était moins large, car les récifs n’étaient jamais à plus de cinq cents mètres de la terre et personne n’avait jamais songé à construire la moindre installation de ce côté-là. Au sud de la petite plage, à l’endroit où les coraux réapparaissaient, un passage étroit conduisant à la mer libre isolait la petite île, mais la passe était si exiguë que même une embarcation ne pouvait s’y aventurer.
C’était la « porte » dont Rice avait parlé. De loin on avait l’impression que le passage était facile, mais en regardant de plus près, on s’apercevait, comme Rice n’avait pas manqué de le faire remarquer, qu’il y avait un obstacle. Du côté de la plage, l’extrémité du passage qui recevait en plein les vagues était obstrué par un bloc de corail de plus de deux mètres de diamètre. Les tempêtes successives avaient dû l’amener d’un autre point de la côte et le rouler jusqu’au moment où il s’était calé entre des branches du récif. Les garçons n’eurent pas à regarder deux fois pour se rendre compte qu’il était impossible de bouger le bloc à la main, quoiqu’ils aient essayé de casser des morceaux de corail de chaque côté pour le faire glisser.
On pouvait, bien sûr, aller en barque dans le lagon du sud en faisant le tour de l’île, mais la route était longue et tous les garçons étaient d’accord pour estimer que l’ouverture du passage valait largement les efforts qu’ils déployaient.
M. Rice s’écarta un peu pour permettre à Colby de placer la charge. Il n’avait aucune envie de descendre sous l’eau et se contenta de donner des instructions très précises. Puis il obligea tout le monde à le suivre sous les cocotiers et à s’abriter derrière les troncs avant d’appuyer sur le détonateur. L’explosion se produisit comme souhaité. Une haute colonne d’embruns et de morceaux de corail s’éleva dans l’air, accompagnée d’un bruit sourd qui parut assez faible aux garçons. Lorsque la pluie de fragments eut cessé, tous se précipitèrent vers le passage et virent tout de suite qu’il ne serait pas nécessaire de recourir à une deuxième charge de dynamite. Du bloc qui obstruait l’entrée on n’apercevait plus qu’un morceau assez petit qui avait glissé au fond. Le reste semblait s’être dissous dans l’eau. À présent un bateau pouvait largement passer.
Les garçons modérèrent leur joie quelques instants pour aider M. Rice à remettre tout son matériel dans la jeep. Ceci fait, on se posa la question de l’emploi du temps. Hay et Malmstrom voulaient retourner pour travailler à l’aquarium, alors que Bob et Rice souhaitaient profiter immédiatement de l’ouverture du passage pour aller explorer les récifs du sud. Comme d’habitude Colby n’émit pas d’opinion. Aucun d’eux ne songea un instant à abandonner ses camarades et Hay emporta la décision en faisant remarquer que l’après-midi était déjà avancé et que mieux valait revenir le matin pour avoir toute la journée à passer sur les récifs.
Normalement, Bob aurait insisté davantage afin de permettre au Chasseur d’examiner un autre secteur des récifs, mais celui-ci lui avait révélé la veille au soir la nature du morceau de métal, cause indirecte de l’accident de Rice.
« C’était l’enveloppe d’un générateur appartenant à un engin similaire au mien, avait dit le Chasseur. Je suis absolument certain que cela ne vient pas de mon appareil. Si je l’avais seulement vu j’aurais évidemment pu me tromper, car il y a de grandes chances pour que vos semblables possèdent des objets ayant la même allure vus de loin, mais je l’ai senti pendant que vous tiriez dessus avec la main. Des petites marques étaient gravées dans le métal et j’ai reconnu des lettres de mon propre alphabet.
— Comment a-t-il pu venir là puisqu’il n’y avait pas d’autres débris aux alentours ?
— Je vous ai déjà dit que notre fugitif était un lâche. Il a dû détacher cette partie de son appareil et l’emmener avec lui pour se protéger, malgré le poids. Je reconnais que c’était une armure solide, car je n’imagine pas de moyen de percer ce métal. D’autre part, le fugitif devait se maintenir tout au fond de la petite coquille qu’aucun poisson ne pouvait naturellement avaler. Le stratagème était habile bien qu’en agissant ainsi il nous ait fourni la preuve qu’il avait effectivement atterri sur cette île et de plus nous savons à présent où il a pris pied sur la côte.
— Pouvez-vous imaginer ce qu’il a pu faire alors ?
— Exactement ce que je vous ai déjà dit : il a dû prendre un hôte pour se cacher à la première occasion et je crois pouvoir avancer qu’il ne s’est pas montré difficile dans son choix. Vous voyez que nous avions raison de soupçonner tous vos amis, y compris le jeune homme qui allait dormir près des rochers dans un bateau plein d’explosifs. »
Sachant cela, Bob acceptait volontiers de remettre à plus tard l’exploration des récifs, car il aurait ainsi le temps de réfléchir aux nouveaux problèmes qui se posaient. Il était donc tout prêt à aider ses camarades dans ce travail qui ne l’enchantait guère. Au cours de l’après-midi il eut une idée mais ne put s’écarter suffisamment des autres pour l’exposer au Chasseur. Il décida donc de remettre à plus tard la conversation et s’attela avec les autres à enlever les morceaux de ciment restant.
Lorsque le moment fut venu de rentrer chez eux pour le dîner, les garçons avaient réussi à entamer le bouchon de ciment. Ils avaient pu ouvrir une ouverture suffisante pour y faire passer entièrement une des barres à mine. Le trajet du retour leur parut très court, car ils étaient lancés dans une discussion passionnée pour savoir si l’ouverture ainsi pratiquée serait assez grande pour permettre à l’eau de l’aquarium de se renouveler assez vite. Lorsqu’ils se séparèrent, ils n’étaient pas encore d’accord sur l’importance du résultat acquis.
Dès qu’il fut seul, Bob soumit aussitôt son idée au Chasseur.
« Vous m’avez dit à plusieurs reprises que vous ne voudriez jamais quitter ou entrer dans mon corps sans que je sois endormi, car vous ne voulez absolument pas que je vous voie. Je ne crois pas que cela ait beaucoup d’importance, mais enfin je ne veux pas discuter encore une fois cette question. Mais imaginez que je pose un récipient dans ma chambre durant la nuit, une boîte ou tout autre objet suffisamment grand. Dès que je serai endormi, et vous êtes à même mieux que quiconque de vous en rendre compte, vous pourriez facilement sortir pour passer dans la boîte. Si vous le désirez je puis vous donner ma parole de ne pas regarder à l’intérieur. Je pourrais alors vous transporter près de la maison de chacun de mes camarades à tour de rôle et vous y laisser pour une nuit. Vous auriez toute latitude pour vous rendre compte par vous-même de ce qui se passe chez chacun d’eux et de vous réfugier dans la boîte le matin. Je ferais un signe quelconque que vous modifiriez à votre guise afin de m’indiquer si vous voulez revenir chez moi ou être transporté ailleurs. »
Le Chasseur ne répondit pas immédiatement, puis déclara :
« L’idée est bonne en elle-même, mais dès à présent, j’entrevois deux inconvénients sérieux. Tout d’abord je ne pourrais visiter qu’une maison par nuit et demeurerais absolument sans protection au cours de la journée, en outre vous seriez abandonné à vous-même pendant que je me livrerais à ces recherches. En temps normal il n’y aurait aucun inconvénient à cela mais vous ne devez pas oublier qu’à présent nous avons de bonnes raisons de croire que notre criminel vous a identifié comme étant mon hôte. S’il vous tendait un piège en mon absence, les résultats risqueraient d’être graves.
— Cela pourrait peut-être le convaincre que je ne suis pas votre hôte, ou du moins que je ne le suis plus, fit remarquer Bob.
— Supposez-vous vraiment que cela pourrait nous être d’une utilité quelconque à vous ou à moi ? »
Comme à l’ordinaire le sens profond que le Chasseur voulait donner à ses paroles n’était que trop compréhensible.
Bob fut assez surpris en rentrant chez lui de voir que son père était déjà à table.
« Je suis donc si en retard ? demanda-t-il un peu inquiet, en pénétrant dans la salle à manger.
— Non, mon petit, tu es à l’heure, c’est très bien, mais je suis rentré plus tôt pour manger un morceau en vitesse. Il faut que je retourne au réservoir. Nous voulons absolument terminer ce soir la paroi du fond et je dois assister à la coulée du béton. Comme cela, tout aura le temps de sécher durant la journée de dimanche.
— Je peux venir avec toi, papa ?
— On ne fera rien avant minuit de toute façon. Et si cela t’amuse tu peux venir nous retrouver. Avec un peu de chance et si tu demandes poliment la permission à ta mère, elle te laissera partir et ira même jusqu’à doubler la ration de sandwiches qu’elle prépare en ce moment. »
Bob se précipita en trombe vers la cuisine mais fût arrêté net en route par la voix de sa mère qui déclarait :
« Ça va encore pour cette fois, mais dès que tu seras de nouveau en classe, ces petites plaisanteries seront terminées.
— D’accord ! »
Bob s’installa en face de son père et l’interrogea pour avoir d’autres détails sur ce qui allait se passer. Entre deux bouchées, M. Kinnaird s’efforçait de satisfaire la curiosité de son fils. Bob n’avait pas songé à demander où se trouvait la Jeep et il y pensa brusquement en entendant des appels répétés de klaxon. Ils sortirent ensemble, mais une seule place était encore disponible dans la voiture où avaient déjà pris place les pères de Hay, de Colby, de Rice et de Malmstrom. M. Kinnaird se tourna alors vers son fils :
« J’ai oublié de te dire que tu seras obligé d’aller là-bas à vélo. Et puis il faudra que tu reviennes à pied, car ton éclairage ne marche pas et je suppose que tu ne l’a pas encore réparé. Tu viens quand même ?
— Et comment ! »
Bob courut vers le petit appentis où il rangeait sa bicyclette.
« Tu ne crois pas que c’est risqué d’emmener ton fils là-bas quand on coulera le béton ? demanda le père Malmstrom. Et s’il faut aller le repêcher entre les planches ?
— Si à son âge il n’est pas capable de faire attention à lui, il est temps qu’il apprenne, répondit le père de Bob en jetant un coup d’œil dans la direction de son fils.
— Si l’hérédité n’est pas un vain mot, tu ne le trouveras pas où il y a du danger », déclara le gros Colby en s’installant dans la Jeep. Il avait lancé sa phrase avec un large sourire pour bien montrer qu’il blaguait. Kinnaird n’eut pas l’air d’avoir entendu.
La Jeep fit un demi-tour et s’engagea dans l’allée. Bob pédalait à toute allure derrière. La distance jusqu’à la route étant relativement courte et le virage à prendre très aigu, il parvint à suivre la voiture jusque-là. Mais une fois sur la chaussée plus large, la Jeep le distança en quelques instants. Bob n’y attacha aucune attention et traversa tranquillement le village pour aller arrêter sa bicyclette à un endroit où la route se rétrécissait pour devenir un sentier. À présent le soleil était couché et l’obscurité tombait avec la rapidité propre aux tropiques.
Le chantier était brillamment éclairé. Dans le moindre recoin d’énormes réflecteurs portatifs brûlaient de tous leurs feux. Ils étaient alimentés par un seul générateur installé sur le fond déjà terminé du futur réservoir. Bob fit le tour des installations pour se rendre compte de l’état des travaux et de l’installation électrique. Puis il alla du côté où on allait couler le béton. Le coffrage de grosses planches était déjà installé, à demi appuyé contre la brèche faite dans la colline, et l’on achevait de mettre en place les glissières par où serait amené le béton. Il rencontra son père à plusieurs reprises sans échanger une parole.
Comme tous les hommes présents sur le chantier, Kinnaird était beaucoup trop occupé pour défendre à son fils d’aller à tel ou tel endroit. Il avait passé ses diplômes d’ingénieur, mais faisait comme tout le monde dans l’île et ne refusait jamais son aide lorsqu’un travail se présentait. Pour une fois il pouvait se servir de ce qu’il avait appris et en profitait largement, surveillant le moindre détail. Le Chasseur l’apercevait de temps à autre lorsque Bob regardait à peu près du bon coté et l’on avait l’impression que Kinnaird ne pouvait demeurer une minute en place. Il grimpait tout en haut des échelles afin de vérifier l’écartement du coffrage, descendait au fond du trou béant que le béton allait bientôt remplir, escaladait la colline pour aller vérifier la composition du mélange que produisaient les bétonnières, appuyait son œil contre le viseur d’un théodolite afin de vérifier un angle. De plus il surveillait constamment le niveau de l’essence dans le réservoir du générateur et allait même faire un tour du côté de la scie circulaire où on achevait de couper à la bonne dimension les dernières planches. Normalement, il aurait fallu plusieurs hommes pour faire tout ce travail, mais lui était partout à la grande inquiétude du Chasseur qui le surveillait constamment. Celui-ci estima d’ailleurs qu’il avait mal jugé M. Kinnaird en lui reprochant de laisser son fils aller dans les endroits dangereux. La nature de M. Kinnaird ne lui permettait pas de voir où était le danger. Allons ! Le Chasseur devrait faire des heures supplémentaires ! Il faudrait quand même qu’un jour il finisse par convaincre Bob de la nécessité où il se trouvait de faire attention à lui sans compter sur les autres. Et pourtant on ne pouvait pas lui en vouloir d’être ainsi. Depuis quinze ans il avait sous les yeux l’exemple de son père qui ne reculait devant rien.
M. Kinnaird n’avait quand même pas oublié totalement la présence de son fils. Bob réussit à dissimuler un premier bâillement, mais ne put empêcher son père de voir qu’il était fatigué. Celui-ci savait que le manque de sommeil pouvait avoir des effets néfastes sur l’équilibre de quelqu’un et il ne voulait pas que les plaisanteries lancées par ses amis prennent une signification tragique.
« Il faut que je rentre à la maison ? demanda Bob, moi qui voulais tant voir une coulée de béton !
— De toute façon tu ne pourras rien voir si tu ne te reposes pas un peu. Inutile de remonter à la maison ; cesse simplement de te balader partout et tâche de faire un somme dans un coin. Il existe un endroit parfait vers le haut de la colline d’où l’on voit tout ce qui se passe en bas sans se fatiguer. Si tu le désires absolument, je te réveillerai avant la coulée. »
Bob ne répondit pas. Il était à peine dix heures et il n’aurait jamais accepté en temps ordinaire d’aller se coucher si tôt. Mais ces quelques derniers jours avaient apporté un changement total dans ses activités, en passant de la routine du collège à la vie de l’île. Il commençait à en ressentir les effets et en outre, il savait très bien que mieux valait ne pas se dresser contre son père.
Il grimpa donc le long de la colline et découvrit près du sommet un endroit répondant à la description faite par son père. S’allongeant dans l’herbe, il se cala la tête dans les mains et contempla le chantier brillamment illuminé qui s’offrait à sa vue en contrebas.
D’où il se trouvait, l’on apercevait toute la scène d’un seul coup d’œil, il avait un peu l’impression d’être installé dans une avant-scène surplombant un plateau de théâtre violemment éclairé. Seule la zone qui s’étendait au pied même du mur en construction échappait à sa vue, mais il avait assez à voir ailleurs pour ne pas s’arrêter à ce détail. En dehors des travaux proprement dits, un autre spectacle s’offrait à son regard. On apercevait la faible lueur du lagon sur lequel se silhouettaient les gros réservoirs au-delà desquels on apercevait la bande brillante des vagues se brisant sur les rochers. Bob pouvait entendre l’assaut furieux de la mer et il écouta un moment ; mais comme tous les gens de l’île, il était tellement habitué à ce bruit, qu’il ne le remarquait plus. À sa gauche quelques lumières perçaient la nuit. On apercevait d’abord celles de l’appontement qui formaient comme une longue guirlande, puis çà et là les fenêtres éclairées de quelques maisons dont on distinguait vaguement les formes. De l’autre côté, vers l’est, l’obscurité reprenait ses droits.
En dépit de sa décision bien arrêtée de se reposer simplement et de surveiller ce qui se passait, Bob dormait profondément lorsque son père monta le chercher.
M. Kinnaird s’approcha en silence de son fils et le considéra quelques instants, un sourire indéfinissable sur les lèvres. Lorsque le bruit des bétonnières devint brusquement plus fort, M. Kinnaird tapota la joue du garçon endormi. N’obtenant pas de réponse il le secoua doucement. Bob poussa alors un long soupir en bâillant et ouvrit les yeux. Il lui fallut une ou deux secondes pour se rendre compte de l’endroit où il se trouvait, puis d’un bond, il se mit sur ses pieds.
« Merci, papa. Je croyais pourtant bien ne pas m’endormir. Est-ce qu’il est tard ? Et la coulée ?
— On va commencer. »
M. Kinnaird ne se livra à aucun commentaire sur le sommeil qui avait terrassé son fils. Il n’avait qu’un seul garçon, mais connaissait la mentalité des enfants.
« Il faut que je retourne là-bas, dit-il. Tu vas sans doute rester au-dessus. Je veux simplement savoir où tu te trouveras au cas où il t’arriverait quelque chose. »
Et devisant gaiement ils descendirent la colline. Parvenus près des bétonnières, M. Kinnaird obliqua vers la gauche pour descendre vers la base du réservoir tandis que Bob restait près des machines. Celles-ci tournaient déjà depuis quelque temps et toutes les lumières disponibles avaient été rassemblées autour. On y voyait comme en plein jour. Les machines recevaient par en haut d’énormes quantités de sable et de ciment provenant de tas précédemment installés. L’eau était pompée dans une des cuves de l’appareil de distillation construit près du lagon. Un flot lent et ininterrompu de béton d’un gris blanc sortait sous les machines pour aller se déverser entre les planches soigneusement jointes du coffrage. Une fine poussière de ciment s’élevait peu à peu et obscurcissait la scène. Les hommes travaillant aux machines portaient des lunettes de protection, mais Bob n’avait pas songé à en prendre et ses yeux commençaient à le piquer. Le Chasseur esquissa une vague tentative pour y remédier, mais il s’aperçut qu’en étalant une portion de son corps à l’extérieur des yeux de Bob, celui-ci sentirait sa vue se modifier, et somme toute, mieux valait laisser les glandes lacrymales remplir leur fonction. Le Chasseur fut assez satisfait de voir que son hôte remontait légèrement sur la colline pour éviter le ciment qui voltigeait. En effet, Bob avait observé la scène sans prendre la moindre précaution et plusieurs ouvriers avaient dû le rappeler à l’ordre assez brutalement.
Peu avant minuit, la coulée était presque achevée et M. Kinnaird se mit à la recherche de son fils qu’il trouva bientôt profondément endormi. Contrairement à ce qu’il avait dit, il ne laissa pas son fils rentrer à pied.
XIV
ACCIDENTS
Le dimanche matin les garçons se rencontrèrent. Les bicyclettes furent dissimulées à l’endroit prévu et chacun ayant pris son déjeuner habituel, toute la troupe se précipita vers la crique où se trouvait le bateau. Tous se mirent en costume de bain sauf Bob qui préféra conserver sa chemise et son pantalon, car son coup de soleil n’était pas encore parvenu au stade où l’on pouvait l’exposer impunément.
Bob et Malmstrom prirent les avirons et se mirent à ramer en longeant la côte vers le nord-ouest. Ils s’arrêtèrent un instant à l’aquarium de Hay pour goûter l’eau qui avait repris, cette fois, sa saveur ordinaire. Puis ils dirigèrent l’embarcation entre les petites îles pour atteindre l’extrémité nord de la plage. Parvenus à l’endroit où le passage donnait sur la pleine mer, ils furent drossés par les vagues. Ils descendirent alors dans l’eau et, mouillés jusqu’à la ceinture, poussèrent le bateau pour franchir les cinq cents mètres qui les séparaient du passage. Parvenus à un autre lagon, ils embarquèrent de nouveau et commencèrent à explorer les récifs du sud de l’île. La barrière de corail s’étendait beaucoup plus près de la terre, de ce côté-là de l’île. Le lagon qu’elle enserrait ne dépassait pas quelques centaines de mètres et on en comptait cinq cents à l’endroit le plus large. Les petites îles semblaient également beaucoup moins nombreuses, car le récif était constitué dans sa plus grande partie par des entrelacs de coraux dont on n’apercevait le sommet qu’à marée basse. Pourtant le récif était assez étendu pour opposer un obstacle aux vagues les plus fortes. Les garçons trouvèrent que l’endroit n’était guère facile à explorer, car les rochers à fleur d’eau étaient nombreux, rendant souvent impossible le passage du bateau. À certains moments, il fallait que l’un d’eux enfilât ses chaussures pour descendre sur les coraux et remettre l’embarcation dans la bonne voie.
Bob ne se préoccupait plus de trouver des indices sur le fugitif qui n’avait sans doute pas pu venir jusque-là. En revanche Hay avait apporté tout un assortiment de boîtes et de récipients, car il espérait découvrir des spécimens rares pour son aquarium. Tous les garçons paraissent heureux, car cet endroit était assez peu fréquenté et ils avaient l’impression de se lancer véritablement à l’aventure.
Ils avaient déjà parcouru plus d’un kilomètre sur le récif et la chance semblait sourire particulièrement à Hay dont les boîtes étaient presque toutes pleines, et certaines de poissons inconnus. Hay proposait de rentrer assez rapidement afin d’avoir le temps d’installer le grillage à son aquarium, car tous estimaient que l’étroite ouverture pratiquée dans le ciment était suffisante. Ses camarades voulaient évidemment s’en tenir au programme fixé. Ils discutèrent de l’emploi du temps de l’après-midi en pique-niquant sur l’une des rares petites îles où assez de terre s’était rassemblée pour que poussât un semblant de végétation. Et pourtant, ils ne continuèrent pas leur exploration et le brave Hay ne put pas augmenter ses collections !
La décision leur fut imposée bien involontairement par Rice qui était resté debout sur le récif afin de pousser l’embarcation pour l’éloigner du bord. Aucun des garçons n’avait pensé à l’état des autres planches du bateau. Si l’une d’elles avait cédé sous le poids du plus jeune qui venait à peine d’avoir quatorze ans, il y avait de grandes chances pour que les autres soient dans le même état. Ils furent brutalement rappelés au sens des réalités lorsque le pied gauche de Rice traversa dans un grand fracas de bois brisé la planche du fond, voisine de celle qu’ils avaient posée deux jours plus tôt. En quelques secondes l’embarcation fut pleine d’eau et tous en eurent bientôt jusqu’à la poitrine.
Leur stupéfaction fut telle qu’ils demeurèrent silencieux quelques instants, puis Colby éclata de rire et les autres se joignirent à lui à l’exception de Rice qui ne trouvait pas drôle du tout sa mésaventure.
« Enfin, on ne racontera plus partout que je suis le type qui passe à travers les bateaux, déclara Hugh entre deux éclats de rire. Je ne suis plus seul à présent. Seulement moi, je me suis arrangé pour accomplir ce petit exercice près de la côte, pour que les copains ne se fatiguent pas à ramener le bateau ! »
Poussant l’embarcation, ils se dirigèrent vers le rivage qui n’était distant que d’une dizaine de mètres. Personne ne songea même à demander ce qu’ils allaient faire. Tous étaient d’excellents nageurs et tous savaient d’après les expériences passées que, même pleine d’eau, l’embarcation pouvait parfaitement les supporter s’ils nageaient à côté en s’y accrochant. Ils s’assurèrent simplement que leurs affaires étaient toujours là et constatèrent que les poissons de Hay avaient profité du naufrage pour regagner leur élément. Lorsqu’ils se furent un peu écartés du récif et que l’eau fut assez profonde pour nager, ils enlevèrent leurs chaussures et les mirent sur la partie du bateau qui dépassait encore de l’eau, puis chacun posa une main sur le plat-bord et poussa le bateau vers la côte. Le court trajet se passa sans histoire et ils étaient à mi-route lorsque l’un d’eux éprouva le besoin de faire remarquer très astucieusement qu’ils venaient à peine de manger !
Parvenus sur la terre ferme, un nouveau problème se posa : allaient-ils laisser le bateau là et apporter plus tard le bois et les outils nécessaires pour le réparer ou au contraire valait-il mieux faire réintégrer à l’embarcation son port d’attache en la poussant tout le long de la côte ? À vol d’oiseau la distance qui les séparait de leurs demeures respectives n’était pas énorme, mais il fallait traverser la jungle et porter un tel fardeau dans ces conditions ne serait pas une petite affaire. Cette éventualité ne souleva guère d’enthousiasme. On pouvait aussi faire le tour par la plage, mais la distance était infiniment plus grande. Le lendemain étant un lundi, il n’était pas question de manquer la classe et, comme il ne fallait pas songer à porter le bateau en une seule fois, ils décidèrent que mieux valait ramener l’épave à la crique en la tirant dans l’eau.
La journée n’était guère avancée et, avant de se mettre en route, ils voulurent se rendre compte de l’étendue des dégâts et tirèrent l’embarcation au sec. Pas de doute, il faudrait remplacer la planche entière. Ils furent obligés d’admettre que les réparations risquaient fort de se transformer en une construction nouvelle. De plus, un sérieux travail de calfatage serait nécessaire avant que la barque puisse être remise à flot.
Bob proposa alors :
« Pourquoi ne pas laisser la barque dans ce coin-là pour l’instant pendant que nous irions au nouveau réservoir que l’on construit ? Il y a des tas de bois là-bas et nous pourrions chercher ce qu’il nous faut et l’apporter à la crique. On aurait alors le temps d’y amener le bateau aujourd’hui ou demain soir.
— Il faudrait ensuite revenir encore une fois ici, fit remarquer Malmstrom. Au fond, rien ne nous empêche de faire ce que nous avions projeté et d’aller jusqu’au réservoir après.
— D’autant qu’il n’y aura personne là-bas, dit à son tour Colby. Il va falloir prendre beaucoup de bois cette fois-ci, et on ne peut quand même pas tout emmener sans demander la permission. »
Bob admit la justesse de ce raisonnement et se déclara prêt à abandonner son idée. Rice suggéra alors :
« À mon avis, voilà ce que nous devrions faire : il nous faudra sans aucun doute un certain temps pour découvrir les morceaux de bois nécessaires. Mieux vaudrait donc que deux d’entre nous suivent les conseils de Bob et aillent mettre de côté tout ce qui pourra servir pendant que les autres ramèneront le bateau à la crique. Il n’est pas besoin d’être très nombreux pour le pousser jusque-là. On pourrait alors, demain par exemple après la classe, aller demander tout ce qui aura été mis de côté puis se mettre au travail sans perdre de temps.
— D’accord, si vous croyez que l’on peut avoir tout d’un seul coup, dit Hay. Souvent, il vaut mieux demander les choses les unes après les autres.
— Rien ne nous empêche de faire plusieurs tas et de demander à plusieurs personnes l’autorisation de les prendre. Maintenant il s’agit de savoir qui va pousser le bateau et qui va aller jusqu’au nouveau réservoir. »
Finalement, il fut décidé que Bob et Norman se rendraient au chantier pour faire un premier choix pendant que les autres s’occuperaient de pousser le bateau jusqu’à la crique. La simple idée de partir ne paraissait guère leur sourire, pourtant ils se décidèrent à remettre à l’eau ce qui restait de leur bateau et le poussèrent jusqu’au moment où il flotta. Puis les deux émissaires dépêchés en avant-garde regagnèrent le rivage pendant que s’élevait la voix de Rice entonnant le chant des bateliers de la Volga.
« Je vais d’abord passer chez moi prendre mon vélo, déclara Norman en sortant de l’eau. Ce sera moins fatigant et nous irons plus vite.
— Tiens, c’est une bonne idée. Ce sera un peu plus long que de couper directement à travers bois, mais on rattrapera le temps perdu en allant là-bas à vélo. Je t’attendrai au coin de l’allée.
— D’accord. Si tu arrives avant moi. Comme il faut passer la colline tu auras peut-être moins à marcher, mais je crains que la jungle ne soit plus épaisse de ton côté. Je vais remonter un peu le long de la plage pour être juste en direction de chez moi avant de prendre les raccourcis.
— À tout à l’heure. »
Norman s’engagea dans la direction que venaient d’emprunter les autres avec le bateau. Il les dépassa de loin et bifurqua vers l’intérieur pendant que Bob commençait à s’élever sur la colline au milieu de l’épaisse végétation qu’il avait déjà montrée au Chasseur. Bob connaissait l’île comme sa poche, mais personne ne pouvait affirmer que la jungle lui était familière. La plupart des espèces végétales qui poussaient dans cette région se développaient avec une rapidité extraordinaire et si un sentier n’était pas fréquemment emprunté, la nature reprenait très vite possession de son domaine. Les grands arbres auraient fait d’excellents points de repère si l’on avait pu se diriger à vue sur eux, mais l’épaisseur de la plupart des buissons empêchait de voir loin devant soi. Le seul élément sûr était la pente du sol, car en la suivant on était toujours certain d’aboutir au sommet de la colline et, dans l’autre sens, de parvenir en un point quelconque du bord de mer. Sachant à peu près où il se trouvait par rapport à la maison de ses parents, Bob était sûr d’atteindre très rapidement la route à peu de distance de chez lui, et même, en marchant un peu vers la droite, il devait tomber sur le sentier qu’il avait pris quelques jours plus tôt et qui conduisait directement chez lui. Sans la moindre hésitation, Bob se lança dans les buissons. Parvenu sur le sommet, il s’arrêta pour reprendre sa respiration. Le versant de la colline qui s’offrait à lui et au bas duquel devait se trouver la maison, semblait être une muraille de buissons. Bob hésita un instant et regarda de chaque côté pour voir si par hasard une amorce de sentier n’était pas visible. Le Chasseur se rendit compte de la situation et se prépara à y faire face. Pour la première fois depuis le départ, le jeune garçon se mit à quatre pattes pour se frayer un chemin sous les branches. La marche était un peu plus aisée au ras du sol, car la plupart des arbustes avaient tendance à s’élever le plus possible pour triompher les uns des autres. Néanmoins la voie n’était guère facile et les égratignures apparaissaient nombreuses sur les bras de Bob. Le Chasseur s’apprêtait à lancer une phrase désagréable sur le raccourci de Bob qui devait leur faire gagner du temps lorsque son attention fut brusquement sollicitée.
À droite, s’étendait une petite zone qui ressemblait à une plantation de bambous. Les tiges étaient nettement séparées et montaient toutes droites. Comme presque toutes les plantes qui poussaient sur l’île celles-ci possédaient des épines pointues comme des aiguilles et dures comme de l’acier, qui s’étageaient en partant du sol. L’objet qui avait attiré l’attention du Chasseur se trouvait à l’extrémité de cet endroit un peu différent des autres. Il ne pouvait voir très bien, car l’image qui s’offrait à lui n’était pas dans l’axe optique de la pupille de Bob. Cependant sa curiosité fut éveillée sur-le-champ.
« Bob ! Regardez là-bas ! »
Bob tourna immédiatement son regard dans la direction indiquée, se fraya un chemin avec quelque difficulté et se pencha sur le squelette blanc à demi dissimulé par des hautes herbes.
« Maintenant je sais ce que Tip est devenu, dit le jeune garçon à voix basse. Chasseur, avez-vous une idée de ce qui a pu le tuer ? »
Le Chasseur ne répondit pas tout de suite et se contenta d’examiner soigneusement les os. Selon toute apparence l’animal était mort là et ses restes n’avaient pas été dérangés depuis.
« À première vue, il ne semble pas avoir été dévoré, du moins pas par un animal aussi gros que lui, déclara le Chasseur.
— Vous avez raison. Les fourmis ou tout autre insecte semblable ont très bien pu nettoyer les os après sa mort, mais il n’existe aucune espèce dans l’île qui ait pu en être la cause directe. Savez-vous à quoi je pense ?
— Je ne suis pas fakir, bien que je commence à vous connaître assez pour pouvoir prédire exactement ce que vous allez faire. Néanmoins je crois deviner votre idée. J’admets qu’il est fort possible que le chien ait été tué et mangé par notre fugitif après avoir été conduit ici en partant de la côte. Pourtant, je tiens à vous faire remarquer qu’il n’existe aucune raison logique pour que le chien ait été tué ici. Cet endroit était certainement le dernier de toute l’île où il pouvait espérer trouver un hôte. De plus, le chien possédait assez de viande pour permettre à notre criminel de vivre pendant des semaines. Pourquoi donc serait-il resté assez longtemps en cet endroit pour tout dévorer ?
— Par peur. Peut-être pensait-il que vous le suiviez de très près et il a préféré se cacher. »
Le Chasseur ne s’attendait pas à recevoir une réponse aussi rapide à la question qu’il avait posée sans y penser sérieusement. Il dut admettre, cependant, que l’hypothèse de Bob pouvait être valable. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire autre chose, le jeune garçon demanda :
« Chasseur, pouvez-vous dire si la chair a été enlevée par un de vos semblables, en examinant simplement ces os ? Je vais en prendre un dans la main et le tiendrai aussi longtemps que vous le voulez, si vous pouvez l’examiner de plus près.
— C’est cela, je découvrirai peut-être un indice quelconque. »
Bob ramassa aussitôt un des fémurs du chien et s’aperçut que les autres os avaient du mal à se séparer. Il devait rester encore un peu de cartilage entre les jointures. Le jeune garçon tint l’os solidement dans sa main fermée, sachant très bien par quel moyen le Chasseur allait l’examiner. Pour la première fois, une possibilité s’offrait à lui de voir une portion du corps du Chasseur, mais il eut assez de volonté pour résister à la tentation d’ouvrir la main. L’aurait-il fait, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien vu. Le Chasseur envoya en effet des filaments assez minuscules pour passer par les pores de la peau de son hôte, et on ne pouvait les voir à l’œil nu. L’examen se prolongea durant plusieurs minutes.
« Vous pouvez le jeter maintenant.
— Avez-vous trouvé quelque chose ?
— À peine. Mais selon toute évidence notre fugitif n’a rien à voir là-dedans. La moelle de l’os s’est décomposée normalement ainsi que le sang et les autres matières organiques qui emplissaient les tubes minuscules de l’os. On comprendrait mal ce qui aurait poussé notre fugitif à rester ici assez longtemps pour consommer toute la chair du chien et en laissant ce que j’ai découvert. Notre hypothèse des fourmis a toutes les chances d’être vraie.
— Mais vous n’en n’êtes pas certain ?
— De quoi peut-on être sûr dans ce domaine ? Cependant il faudrait admettre une coïncidence extraordinaire pour imaginer que notre arrivée à fait partir le fugitif sans lui laisser le temps de tout dévorer. Mais il faut examiner toutes les possibilités.
— Et où serait-il alors ?
— Bob, ne croyez pas que je veuille défendre cette hypothèse ridicule. Cependant si l’on veut aller jusqu’au bout, le seul endroit possible pour lui aurait été de se réfugier dans votre corps. Mais je puis vous affirmer qu’il n’a fait aucune tentative de ce genre.
— Peut-être a-t-il deviné votre présence. »
Le Chasseur aimait bien le jeune garçon, mais à certains moments, il le trouvait particulièrement énervant.
« Effectivement il a pu déceler ma présence et peut-être est-il en train de fuir à toute vitesse à travers les buissons. »
Si la voix du Chasseur avait pu être entendue, Bob y aurait décelé une certaine note de lassitude. Il se contenta de sourire et se mit à redescendre la colline. Le Chasseur remarqua pourtant qu’il faisait le tour de l’endroit où gisait le squelette du chien. Aussi improbable que pût être son hypothèse, Bob tenait beaucoup à la vérifier puisqu’il en avait la possibilité sur-le-champ.
« Vous semblez oublier qu’un de vos camarades vous attend.
— Non ! Non ! Mais ce ne sera pas long.
— Je croyais que vous aviez l’intention de faire tout le tour de ce massif de plantes piquantes et j’allais vous faire remarquer que si votre supposition est juste, vous risquez fort de tomber dans un piège. J’admets fort bien que vous n’ayez pas peur, mais essayez au moins d’être logique.
— Jolie phrase, murmura Bob, il faudra que vous m’en appreniez d’autres semblables. Si vous regardiez un petit peu autour de vous vous verriez que nous descendons vers la crique, et que l’on va rencontrer le sentier où nous étions hier, pour regagner la maison. Je sais que ce n’est pas le chemin le plus rapide, mais c’est le plus sûr. »
Bob cessa brusquement de parler et fit un bond sur le côté au moment où un petit animal jaillit soudainement d’un buisson pour aller se cacher sous un autre.
« Ces sacrés rats, reprit Bob. Si l’on pouvait seulement trouver quelques millions d’êtres comme vous pour nous débarrasser de ce fléau.
— Nous avions des ennuis semblables avec les mêmes bêtes dans mon univers, répliqua le Chasseur. Lorsqu’elles devenaient trop ennuyeuses nous les exterminions ; mais je crains qu’un problème beaucoup plus sérieux se présente à nous sous peu. D’après la tournure des événements j’ai l’impression qu’il va falloir mettre votre idée primitive à exécution, tout au moins pour examiner le jeune Teroa. »
Sans mot dire, Bob acquiesça de la tête et tout en marchant, il examinait les possibilités de réaliser son projet. Les buissons étaient plus clairsemés à présent et l’on pouvait marcher sans être obligé de baisser constamment la tête. Bob arriva à la source du ruisseau qui allait se jeter dans la crique. Même à son origine, le torrent était assez large et profond. De mémoire d’homme, la source ne s’était jamais tarie. Une épaisse végétation garnissait les bords et l’on apercevait les racines qui sortaient de place en place. Des blocs de rocher étaient tombés, formant des passages naturels recouverts de mousse. En plusieurs points un tronc d’arbre barrait le cours, provoquant ainsi de petites mares d’où jaillissaient, par endroits, de minces cascades.
C’est devant une telle mare que Bob et le Chasseur atteignirent le ruisseau. L’arbre qui en était la cause devait être là depuis de nombreuses années, car il n’avait plus de branches et ses extrémités étaient à demi enfouies dans le sol. De l’autre côté, l’eau avait creusé une étroite tranchée en s’écoulant, aggravant ainsi la situation de l’arbre qui ne reposait plus que par les deux bouts. Bob s’approcha et, sans le moindre signe avant-coureur, le sol s’effondra sous lui. Il ressentit un choc violent à la cheville. Il eut les réflexes assez rapides pour se rattraper à une branche et resta quelques instants en déséquilibre, la jambe droite enfouie jusqu’au genou.
Brusquement il ressentit une vive douleur dans le pied et aussitôt le Chasseur lui dit sur un rythme précipité :
« Attention, Bob, ne bougez pas votre jambe droite.
— Qu’est-ce que j’ai ? Cela me fait mal !
— Je comprends ! Laissez-moi faire. Vous vous êtes profondément coupé sur un bout de bois et je vous répète de ne pas bouger. Ce serait plus grave encore. »
Le Chasseur avait tout de suite vu ce qui s’était passé. Un long éclat de bois très fin enfoncé tout droit dans le sol était entré en diagonale sous la cheville de Bob et le poids du jeune garçon reposait dessus. Le bout de bois frôlait à présent l’os du cou-de-pied et avait légèrement entamé l’artère. Sans la présence du Chasseur, le jeune garçon éloigné comme il l’était de tout secours aurait très bien pu succomber à une hémorragie avant que quiconque se soit alarmé de son absence.
Le Chasseur s’était mis immédiatement à l’ouvrage et il avait fort à faire. Sans perdre une minute, il s’occupa de refermer les déchirures du système circulatoire et détruisit la multitude de micro-organismes qui venaient d’entrer dans le corps de Bob. De plus, le bois semblait fixé dans la terre et Bob se trouvait immobilisé sur place sans pouvoir retirer sa jambe. Le Chasseur envoya plusieurs tentacules en exploration afin de se rendre compte de la nature exacte du sous-sol.
Les premiers résultats ne furent guère encourageants. Les pseudopodes du Chasseur rencontrèrent d’abord de l’eau, puis la branche continuait toute droite dans le sol dur pendant plusieurs centimètres. Un peu plus bas, elle était cassée, presque à angle droit. Le Chasseur comprit aussitôt qu’il ne serait pas assez fort pour redresser le bois cassé et que Bob n’était pas en état de l’aider beaucoup.
Il tenait surtout à épargner à son hôte toute douleur physique, mais il estima préférable de mettre Bob au courant de la situation.
« C’est bien la première fois que je regrette de ne pas pouvoir vous empêcher de souffrir sans risquer d’altérer dangereusement votre système nerveux. Vous allez certainement souffrir. Je vais essayer de comprimer le plus possible vos tissus musculaires autour du bout de bois pendant que vous tirerez votre jambe. Je vous préviendrai lorsque le moment sera venu. »
Bien que le Chasseur s’efforçât de maintenir la tension sanguine de Bob, celui-ci pâlissait de plus en plus et il dit d’une voix faible :
« Tant pis si je suis blessé, il faut bien que je sorte d’ici. »
Le Chasseur comprit que le jeune garçon ne pouvait pas rester plus longtemps dans cette position et estima qu’il fallait l’aider, ou du moins l’encourager.
« Bob, lui dit-il, je crains d’agir sur vos nerfs, car je ne suis pas sûr que mon action cesse rapidement et d’autre part il faut que vous conserviez le contrôle de votre jambe. Je ne puis soulever votre cheville tout seul, mais si cela fait trop mal j’essaierai d’atténuer la douleur.
— D’accord, allons-y tout de suite. » Le Chasseur envoya la plus grande partie de son corps autour du bout de bois acéré afin d’empêcher que son hôte ne perde trop de sang lorsque l’éclat quitterait la cheville de Bob. Les lèvres serrées par la douleur, le jeune garçon tira sa jambe centimètre par centimètre, faisant un nouvel effort chaque fois que le Chasseur le lui disait. Il fallut plusieurs minutes pour mener à bien l’opération, puis finalement Bob sentit sa cheville libre.
Tout en connaissant parfaitement les conditions particulières dont il bénéficiait, Bob fut un peu étonné de voir que son pantalon était à peine taché par la terre. Il s’apprêtait à le relever pour voir sa blessure, mais le Chasseur arrêta son geste :
« Attendez un peu si cela ne vous fait rien ! Pour l’instant allongez-vous et restez immobile quelques minutes. Je sais que vous n’en n’éprouvez pas le besoin, mais croyez-moi c’est indispensable. »
Bob jugea que le Chasseur savait mieux que lui ce qui se passait dans son corps et il obéit à l’invite. Normalement il aurait dû s’évanouir, car avec une telle blessure la volonté n’a pas grand effet. Grâce au Chasseur il n’éprouvait aucun malaise et attendit quelques instants allongé sur le sol.
Tout s’était passé si rapidement que Bob avait à peine eu le temps de s’en rendre compte, mais à présent il comprenait que les événements qui venaient de se produire dans la dernière demi-heure avaient suivi avec une fidélité étonnante les vagues craintes dont il s’était entretenu, en plaisantant, avec le Chasseur. Cette succession de faits s’ajoutant au dévouement de la créature invisible qui l’habitait l’impressionnèrent fortement.
XV
UN ALLIE
Pour le Chasseur qui avait eu le temps d’examiner en détail les os de l’infortuné Tip et le bout de bois pointu qui avait blessé profondément son hôte, il ne s’agissait là que d’une simple coïncidence. S’étant rendu compte que le fugitif n’était aucunement mêlé à l’une ou l’autre de ces aventures, il ne songea même pas à faire part de sa certitude à Bob. À ce moment les pensées du jeune garçon s’éloignèrent totalement de celles du Chasseur et cette divergence qui aurait pu avoir des effets funestes devait se révéler par la suite extrêmement salutaire.
Bob était allongé depuis quelque temps lorsqu’une voix s’éleva non loin de là, clamant son nom à tous les échos. Le jeune garçon voulut se mettre debout aussitôt et faillit s’évanouir tant la douleur qu’il ressentait dans la jambe était forte.
« J’avais complètement oublié Norman, déclara Bob à haute voix. Il a dû en avoir assez d’attendre et vient à ma rencontre. » Avec beaucoup plus de précautions, il s’appuya sur sa jambe blessée et ne put retenir une grimace. Tout médecin lui aurait déconseillé fortement de marcher aussi vite après son accident et le Chasseur était du même avis.
« Je ne peux pas faire autrement, affirma Bob. Si je déclare ne plus pouvoir marcher, on va me mettre au lit et je ne vous serai plus d’aucun secours. Je vais faire l’impossible pour dissimuler ma douleur et de toute façon je n’ai pas à redouter l’infection puisque vous êtes là.
— J’admets qu’aucune complication n’est à craindre, mais…
— Il n’y a pas de mais ! Si jamais quelqu’un apprenait que je me suis blessé si profondément on m’enverrait aussitôt chez le docteur, qui ne voudrait certainement pas croire qu’avec un tel trou dans la cheville, j’aie pu rentrer chez moi sans la moindre hémorragie. Vous avez trop fait pour moi à présent pour pouvoir demeurer caché plus longtemps. »
Le jeune garçon se mit à descendre la colline en boitant un peu, pendant que le Chasseur ne pouvait que déplorer cette association dans laquelle il se trouvait engagé et dont l’un des membres voulait prendre la direction des opérations sans être qualifié pour cela.
Quelques instants plus tard le Chasseur songea qu’il ne serait peut-être pas mauvais au fond que le médecin fût mis au courant de sa présence. On trouverait probablement en lui un allié précieux. Bob possédait assez de preuves à présent pour entraîner la conviction d’un être plus borné que ne l’était le docteur Seever. Le jeune garçon n’aurait aucun mal à prouver que le Chasseur était bien réel et non pas un produit de son imagination. Malheureusement le Chasseur y songea trop tard pour en faire part à Bob, car Norman apparaissait au détour du sentier.
« Où étais-tu ? lui demanda-t-il. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? J’ai eu le temps de prendre ma bicyclette et d’aller devant chez toi pour t’attendre assez longtemps pour prendre racine. Tu t’es accroché dans les ronces ?
— Je suis tombé, dit Bob, et je me suis collé un sacré coup à la jambe. Pendant un petit bout de temps je n’ai pas pu poser le pied par terre.
— Pauvre vieux ! Et à présent, ça va mieux ?
— Pas encore très fort. Mais j’arrive à marcher. En tout cas je pourrai faire du vélo. Viens avec moi à la maison pour prendre le mien. »
La rencontre des deux camarades s’était produite non loin de la maison des Kinnaird, car Hay n’avait pas voulu s’aventurer très loin dans la jungle, de peur de manquer son camarade. Malgré la blessure de Bob, ils arrivèrent chez lui en quelques minutes et il fut enchanté de voir qu’effectivement il pouvait aller à bicyclette en s’abstenant simplement de trop appuyer sur la pédale du pied malade.
Ils se dirigèrent alors vers le chantier de construction, échangeant des plaisanteries quant aux difficultés que devaient rencontrer leurs copains pour pousser le bateau à demi submergé à travers les brisants. Puis ils se mirent à chercher tout ce qui pourrait se révéler d’une utilité quelconque pour les réparations à effectuer. Le bois ne manquait pas et bien avant l’heure du dîner ils avaient eu le temps de constituer de petits tas soigneusement dissimulés en divers endroits éloignés pour être sûrs que personne n’y toucherait jusqu’au lendemain. D’une certaine manière ils étaient honnêtes, car ils se promettaient de demander l’autorisation par la suite.
Deux événements empêchèrent Bob de revenir sur les lieux après l’école. Le lundi matin, son père s’aperçut qu’il boitait en descendant l’escalier et lui en demanda la raison. Bob donna la même explication qu’à Hay, mais son père lui dit alors :
« Montre un peu ! »
Bob, un peu inquiet, remonta son pantalon à mi-jambe, découvrant ainsi l’endroit de sa blessure. Celle-ci avait, évidemment, assez bon aspect, car le Chasseur avait fait le nécessaire pour resserrer les tissus. Au grand soulagement de son fils, M. Kinnaird ne l’interrogea pas sur la profondeur de sa blessure et sembla admettre qu’aucun danger d’infection n’était à redouter. Pourtant le soulagement de Bob fut de courte durée, car son père s’éloigna en déclarant :
« Je suis content que ce ne soit pas plus grave, mais si tu boites encore demain tu feras bien d’aller faire un tour chez le docteur Seever. »
Le respect que le Chasseur éprouvait pour M. Kinnaird s’accroissait chaque jour devant la logique froide du père de Bob.
En se rendant à l’école, Bob ne put penser à autre chose. Il était presque sûr que ses muscles froissés l’obligeraient à boiter pendant quelques jours encore. Chasseur ou pas Chasseur, il serait assurément incapable de marcher très droit devant son père qui devait se rendre également au chantier de construction. À la fin de la classe, un autre incident le retarda. Le professeur s’occupant des élèves les plus âgés lui demanda de rester quelques minutes afin de faire le point de ses connaissances par rapport à celles de ses camarades. Bob eut le temps de prévenir les autres qu’il arriverait plus tard et les vit partir d’un œil triste vers le nouveau réservoir. Puis il retourna vers la salle de classe pour subir l’assaut des questions de son professeur. L’entretien dura plus longtemps qu’il ne l’escomptait. Comme il arrive fréquemment lorsqu’un élève change d’institution, les programmes diffèrent sur certaines matières. Quand Bob fut enfin d’accord avec son professeur sur le niveau d’instruction qui lui convenait, ses camarades avaient certainement obtenu déjà tout le matériel nécessaire et retournaient à la crique.
Restait le problème de sa jambe. Il avait bien essayé tout la journée de marcher en s’efforçant de dissimuler sa claudication, mais il s’était rendu compte que sa mimique attirait encore plus l’attention. Devant l’école il réfléchit quelques minutes, puis décida d’en parler au Chasseur. La réponse de ce dernier le surprit au plus haut point.
« À votre place je suivrais les conseils de votre père, et j’irais voir le docteur Seever.
— Et que pourrais-je lui raconter ? Il n’est pas fou et ce n’est pas le genre d’homme à croire aux miracles ! Il ne se contentera certainement pas d’examiner simplement ma blessure. Il regardera la jambe entière. Comment pourrais-je lui expliquer ce qui s’est passé sans parler de vous ?
— Je pensais justement à cela. Qu’y a-t-il qui vous inquiète tant, dans l’idée de révéler ma présence au médecin ?
— Je n’ai pas envie d’être enfermé dans un asile, c’est tout. J’ai eu assez de mal moi-même à croire à votre histoire.
— Vous n’aurez sans doute jamais meilleure occasion que celle-ci de vous faire écouter. Si le docteur est aussi sincère que vous le dites, je vous aiderai à donner des preuves. Je n’ai aucune envie de raconter mon histoire à tout le monde, mais néanmoins j’estime que le docteur Seever pourrait être une excellente recrue pour mener à bien notre tâche. Il a des connaissances que ni vous ni moi ne possédons et sans doute acceptera-t-il de les mettre à notre service lorsque nous lui aurons démontré que le fugitif risque de déchaîner des désastres.
— Et si par hasard il était justement l’hôte de votre collègue ?
— De tous les gens de l’île, c’est certainement lui qui aurait le moins de chance d’être choisi. En admettant, malgré tout, que ce soit le cas, je m’en assurerais très vite. Nous pouvons toutefois prendre certaines précautions. »
Il exposa à Bob les grandes lignes de son projet. La maison du docteur n’était guère éloignée de l’école et si Bob n’avait pas eu mal à la jambe il n’aurait certainement pas pris sa bicyclette pour s’y rendre. Un autre malade se trouvait dans le cabinet du médecin et ils durent attendre un peu. Au bout de quelques minutes Bob et son invité invisible entrèrent dans la salle de consultation du docteur Seever.
« Tu reviens bien vite me voir, Bob, lui dit le docteur avec un sourire aimable. C’est encore ton coup de soleil qui te donne des ennuis ?
— Oh ! non, c’est loin tout ça !
— Pas tant que tu ne le crois, regarde tes bras.
— Ce n’est pas pour cela que je suis venu. Je suis tombé dans les bois hier et comme je boite un petit peu papa m’a dit de vous en parler.
— Voyons ce qui t’est arrivé. »
Bob s’installa sur un tabouret en face du docteur et retroussa la jambe de son pantalon. De prime abord le docteur Seever ne vit pas la blessure, puis l’ayant découverte il l’examina longuement sous tous les angles. Ayant pris place sur une chaise, il fixa le jeune garçon quelques instants avant de dire :
« Raconte-moi ce qui s’est passé.
— J’étais là-haut dans les bois qui dominent la crique. Parvenu au bord du petit ruisseau, j’ai senti le sol s’effondrer sous moi et un bout de bois très pointu m’a traversé la jambe.
— Traversé ? C’est beaucoup dire.
— Voilà, c’est tout. Je n’y pensais déjà plus lorsque papa m’a obligé à venir vous voir. »
Le docteur garda le silence pendant une ou deux minutes, puis demanda :
« Est-ce qu’une aventure de ce genre t’est déjà arrivée précédemment ? Au collège, par exemple ?
— Eh bien… » Bob ne songea pas un instant à prétendre ne pas avoir compris la question du docteur et répondit :
« Si, j’ai eu cela. » Il étendit le bras, profondément entamé le soir où le Chasseur avait essayé d’entrer en communication avec lui pour la première fois. En silence le docteur examina la cicatrice qui, maintenant, était à peine visible.
« Il y a combien de temps de cela ?
— À peu près trois semaines. »
De nouveau le silence les enveloppa et Bob se demandait avec inquiétude ce qui se passait dans l’esprit du docteur. Le Chasseur avait déjà compris que l’autre savait tout sur son compte.
« Tu as sans doute découvert qu’il y avait quelque chose d’anormal en toi. Quelque chose qui te dépasse et que tu ne comprends pas. Tu as dû t’apercevoir que des blessures qui, normalement, réclamaient des points de suture, n’ont laissé chez toi que la trace d’une égratignure. Un accident comme celui qui t’est arrivé hier aurait dû te tenir couché pendant des mois, et aujourd’hui tu boites simplement. Qu’est-ce qui a pu germer dans ton corps pendant que tu étais au collège ? Tu ne le sais naturellement pas.
— Vous êtes sur la voie, docteur, mais je connais la raison de cette guérison rapide. »
Le Rubicon franchi, Bob raconta rapidement toute son histoire que le médecin écouta dans un silence attentif. Il posa alors quelques questions.
« Tu ne l’as jamais vu ce… ce Chasseur ?
— Non, il refuse absolument de se montrer, déclarant que l’émotion serait trop forte pour moi.
— Je comprends assez sa conduite. Cela ne te fait rien que je te bande les yeux ? »
Bob déclara qu’il n’y voyait aucun inconvénient et le docteur prit une serviette qu’il noua autour du visage du jeune garçon. Puis le médecin demanda : « Pose une de tes mains sur la table, n’importe laquelle. Et laisse-toi faire. La paume vers le haut. Et maintenant, Chasseur, tu sais ce que j’attends ! »
Le Chasseur avait nettement compris la proposition du médecin et il obéit. Bob ne pouvait rien voir, mais quelques instants plus tard il sentit un poids très léger dans sa main. Instinctivement il eut envie de refermer ses doigts, mais d’un geste vif le docteur lui maintint sa main à plat.
« Allons, Bob, reste encore un peu tranquille. » Pendant un moment encore le jeune garçon sentit une légère pression dans le creux de sa main, puis il se demanda s’il n’avait pas rêvé.
Lorsqu’on lui enleva la serviette des yeux, rien n’était visible dans le creux de sa main, mais le visage du docteur était plus grave qu’auparavant.
« Bob, tu avais raison et ton histoire semble exacte, du moins dans ses grandes lignes. Et, maintenant, peux-tu me donner plus de détails sur cette mission que ton ami doit remplir ?
— Tout d’abord je tiens à vous faire remarquer que ce seront les propres mots du Chasseur que je vais vous rapporter. Je vais essayer de le faire le plus exactement possible :
« — Vous avez pu vous convaincre par vous-même du point essentiel de cette aventure. Et vous comprenez maintenant pourquoi le secret a dû être conservé et quels risques nous avons pris en venant vous mettre au courant. Bien qu’extrêmement mince, il y a malgré tout une chance pour que vous abritiez actuellement l’ennemi que nous recherchons.
« En ce cas deux éventualités s’offrent à nous : en premier lieu vous pouvez être au courant de sa présence et coopérer volontairement avec lui en étant persuadé qu’il est dans son droit et représente la justice. Vous n’avez plus alors qu’à chercher un moyen pour vous débarrasser de moi. Je sais que le fugitif que vous abritez ne reculerait devant rien pour triompher de la créature qui le poursuit et de moi par contrecoup. Néanmoins vous vous refuserez certainement à me causer un dommage quelconque et vous allez vous trouver aux prises avec un problème peu facile à résoudre.
« Dans l’autre cas, docteur, le criminel que vous avez en vous sait maintenant où je me trouve. Il est, également au courant de vos occupations et s’aperçoit qu’à titre de médecin il vous sera plus facile qu’à n’importe qui de détecter sa présence dans votre corps. Je crains donc que vous ne courriez un grave danger car il ne reculera devant rien pour s’échapper, s’il juge une fuite nécessaire.
« Je ne peux vous suggérer aucune précaution, car vous les découvrirez vous-même. Toutefois, il est préférable que vous n’en parliez pas à haute voix.
« Je regrette beaucoup de vous avoir involontairement exposé à un tel risque, mais la profession de médecin en a toujours comporté. Si malgré tout vous refusez un examen immédiat, dites-le-nous tout simplement et nous le ferons à votre insu dès qu’une possibilité s’offrira à nous, mais il est fort possible que le criminel n’ayant plus la crainte d’être découvert quitte de lui-même votre corps sans vous faire le moindre mal. Que décidez-vous ? »
Le docteur Seever n’hésita pas un instant :
« Je suis prêt à affronter tous les risques. D’autre part je crois avoir la possibilité de m’examiner moi-même. Si j’en crois votre récit vous vivez dans le corps de Bob depuis six mois et si votre fugitif se trouve par hasard dans le mien, il doit y être depuis plusieurs semaines. Une telle durée est suffisante pour que des anticorps bien définis aient le temps d’apparaître. Je puis donc faire une analyse du sang de Bob, puis du mien et j’aurai aussitôt la réponse. Vos connaissances en médecine sont-elles assez étendues pour que vous compreniez ce que je veux dire ? »
Bob répondit lentement en lisant avec le plus grand soin les phrases que le Chasseur faisait défiler devant ses yeux.
« — Je comprends très bien ce que vous voulez faire, mais malheureusement votre projet ne peut rien donner. Si nous n’avions pas découvert depuis longtemps le moyen d’empêcher la formation d’anticorps correspondant à nos cellules, nous n’aurions jamais pu vivre nulle part.
— J’aurais dû y songer, répondit le docteur en fronçant les sourcils. Je suppose qu’il est inutile de vouloir découvrir un morceau du corps du criminel dans une goutte de sang ou un bout de peau. Mais, dites-moi, comment procédez-vous pour une telle identification ? Vous devez avoir des méthodes personnelles que je serais curieux de connaître. »
Bob exposa alors les nombreuses difficultés que rencontrait le Chasseur dans ce domaine. Puis il ajouta, toujours au nom du Chasseur : « Lorsque mes soupçons seront assez matérialisés, je procéderai en dernier ressort à une inspection personnelle. Si j’entre dans le corps où se trouve le fugitif, ce dernier ne pourra pas se soustraire à mes recherches.
— Eh bien alors, examinez-moi à votre façon. Je sais que vous n’avez pas de raison particulière de me suspecter, mais mieux vaut être fixé d’une manière ou d’une autre. Vous saurez alors si je suis digne de confiance et j’avoue que je ne serais pas fâché de l’apprendre moi-même. Je reconnais avoir été un peu effrayé au cours de ces dernières minutes, car je redoutais de vous voir quitter mon bureau sans que je sache à quoi m’en tenir.
— Je comprends votre point de vue, répliqua Bob, mais le Chasseur n’entrera ou ne quittera jamais une créature humaine tant que celle-ci sera éveillée. Vous devez comprendre ses raisons. »
Le docteur baissa la tête à plusieurs reprises, en proie à de profondes réflexions.
« Oui, je vois les motifs qui le retiennent, mais je crois que l’on peut tout concilier. »
Le docteur Seever se leva, prit une petite pancarte et alla l’accrocher à l’extérieur de la porte d’entrée, puis la refermant soigneusement, il tira les deux verrous.
« Combien pèses-tu, Bob ? » demanda le docteur en rentrant dans son cabinet. Bob lui dit son poids et après avoir fait un bref calcul mental, le docteur alla chercher une bouteille contenant un liquide incolore. Le flacon à la main, il se retourna vers son visiteur et déclara d’une voix un peu plus forte qu’à l’ordinaire :
« Chasseur, je ne sais si ce produit peut avoir des effets sur vous, aussi je vous propose de quitter le système digestif et circulatoire de Bob avant que nous ne l’avalions. Nous allons dormir une à deux heures et je suppose que ce temps est plus qu’il ne vous en faut. Mais ne sachant pas si une quantité moindre nous endormirait vraiment, je préfère m’en tenir à celle-ci. Vous pourrez vous livrer à votre examen pendant notre sommeil et revenir à votre point de départ pour nous donner des résultats à notre réveil, à moins que vous ne soyez obligé d’agir autrement. Nous ne serons pas dérangés, j’ai fait le nécessaire. Voyez-vous autre chose ?
« — Je crains fort de ne pouvoir accepter votre proposition », répondit le Chasseur par le truchement de Bob, car je ne saurais pas d’une façon certaine si vous êtes réellement endormis ou non. Cependant, je me rends compte que cet examen doit avoir lieu le plus rapidement possible et à la réflexion j’accepte de courir le risque, à une condition. Vous allez vous asseoir à côté de Bob et vous lui tiendrez la main fortement serrée en me promettant de ne pas la lâcher pendant vingt minutes. Je pourrai ensuite me glisser dans votre corps et voir ce qui s’y passe. »
Le docteur accéda immédiatement à cette demande, car il n’avait proposé l’emploi de la drogue que pour vaincre la résistance du Chasseur, et ce que celui-ci demandait serait infiniment plus simple et moins dangereux. Il approcha sa chaise de celle de Bob, prit la main du jeune garçon et banda les deux mains jointes très serrées pour sauvegarder la tranquillité d’esprit du Chasseur.
Après un peu plus de vingt minutes, le Chasseur annonça à leur grand soulagement que son rapport était négatif. Pour la première fois depuis le début de la visite de Bob, la conversation se fit plus libre et la discussion sur le problème devint si chaude que le médecin en oublia la jambe blessée de Bob. Ce ne fut qu’au moment de partir que le médecin lui dit :
« Si j’ai bien compris, Bob, votre ami ne peut rien faire pour accélérer le progrès de la guérison, mais, en revanche, il peut très bien empêcher une plaie de saigner et de s’infecter. À mon avis, vous devriez essayer de vous servir le moins possible de cette jambe afin de laisser à vos muscles le temps de reprendre leurs forces.
— Je vous remercie de votre conseil, docteur, seulement je ne peux pas me reposer, car pour l’instant je sers de véhicule au commandant en chef de l’armée des microbes.
— Alors, vous vous remettrez moins vite, mais je ne crois pas qu’il faille redouter des complications dans l’état actuel des choses. C’est à vous de décider ce qu’il faut faire. Je sais très bien que quelqu’un est en danger, mais dans la mesure du possible essayez de vous reposer le plus que vous pourrez ».
Le docteur referma la porte derrière Bob et retourna dans son laboratoire où il se plongea aussitôt dans ses travaux sur l’immunisation. Le Chasseur et ses semblables avaient appris à triompher des anticorps, mais heureusement la médecine offrait d’autres ressources.
Peu avant l’heure du dîner Bob et le Chasseur se dirigèrent vers la crique où devait se trouver toute la bande. Bien avant qu’il n’arrivât à l’endroit où l’on cachait le bateau, un bruit de scie avertit Bob que la réparation était en cours, mais le travail s’arrêta à son approche.
« Où as-tu été ? Tu n’as pas dû attraper beaucoup d’ampoules cet après-midi ! Regarde un peu le bateau ! »
En fait il ne restait plus qu’un embryon d’embarcation car en ôtant les mauvaises planches, il avait fallu presque tout déclouer et jusqu’alors bien peu d’endroits avaient été refaits. Bob crut deviner la raison du peu de travail accompli en jetant un regard autour de lui. Il n’y avait presque pas de bois pour remplacer les morceaux pourris.
« Où sont tous les bouts de bois que nous avions mis de côté hier soir ? demanda-t-il à Hay.
— J’aimerais bien que tu me le dises, répondit l’autre un peu sèchement. Il y en avait encore un petit peu là où nous les avions cachés et c’est ce que tu vois. Quant au reste, tout a disparu. Je ne sais pas si des gosses se sont amusés avec ou si les maçons s’en sont servis. En tout cas, il n’y avait plus rien. Nous ne sommes pas restés là-bas pour en trouver d’autres, car il valait mieux se servir de ceux-là avant qu’ils ne disparaissent à leur tour. Il faudra retourner en chercher d’autres, quoiqu’il n’en manque plus que très peu maintenant.
— Tu parles ! » dit Bob en jetant un regard étonné sur le squelette d’embarcation qui gisait à demi démoli sur la plage. Le mot et l’image lui rappelèrent aussitôt l’importante découverte faite la veille et, se tournant vers Rice, il lui dit :
« Red, je crois bien avoir trouvé ce qui reste de Tip. »
Tous posèrent aussitôt leurs outils et s’approchèrent, pleins d’intérêt.
« Où l’as-tu trouvé ?
— Là-haut, dans le bois, tout près du ruisseau. Je suis tombé tout de suite après et j’ai oublié tout le reste, sans cela je vous en aurais parlé ce matin. Je ne suis pas encore certain que ce soit Tip, car il n’en reste pas grand-chose, mais en tout cas c’était un chien de sa taille. Je vous montrerai l’endroit plus tard, car nous n’avons plus le temps maintenant.
— As-tu une idée de ce qui a pu le tuer ? demanda Rice qui tenait pour certaine la mort du chien.
— Aucune idée et tu ne seras pas plus avancé que moi lorsque tu l’auras vu. J’ai l’impression que Sherlock Holmes lui-même aurait du mal à découvrir des indices, mais rien ne vous empêche d’essayer. »
Cette nouvelle marqua la fin du travail sur le bateau pour l’après-midi. Comme Bob l’avait annoncé, l’heure du dîner approchait et toute la bande de garçons remonta le ruisseau jusqu’à la route où chacun prit une direction différente pour rentrer chez lui. Avant de disparaître au détour d’un sentier, Rice héla Bob pour lui rappeler qu’il devait l’emmener dans les bois après le repas.
Comme il était facile de le prévoir, tout le monde était là, car la description de Bob avait éveillé la curiosité de tous et chacun tenait à avoir son opinion sur la question. Bob prit la tête de la petite troupe et remonta lentement le sentier qui bordait le ruisseau jusqu’à l’endroit de son accident. Hay, toujours curieux, jeta un regard dans le trou formé par la chute de Bob, et retrouva la branche qui était à l’origine de tous les ennuis. Après s’être donné beaucoup de mal, il réussit à en tirer un gros bout.
« J’ai vraiment frisé de très près le coup dur », dit Bob en montrant sa jambe. Comme son père, ses camarades avaient voulu voir l’endroit où il s’était blessé ; mais avec eux il s’était abstenu de parler de son bras. « Je n’ai, malheureusement, pas pu éviter le choc, ajouta-t-il. Et je suppose que c’est ce petit bout de bois qui est la cause de tout le mal. »
Hay examinait très attentivement le morceau de bois. Le soleil était déjà bas sur l’horizon et l’obscurité gagnait peu à peu. Mais il put malgré tout apercevoir les traces laissées par l’accident.
« Tu as dû le sentir, dit-il. Et il t’a fallu un certain temps pour l’enlever. Regarde, le sang est descendu à plus de vingt-cinq centimètres de l’extrémité. Comment se fait-il que ton pantalon n’ait pas été plein de sang lorsque je suis venu à ta recherche hier ?
— Je n’en sais rien », se hâta de répondre Bob en s’écartant. Les trois autres le suivirent et, un instant plus tard, Hay haussa les épaules et s’éloigna à son tour.
Il les retrouva rassemblés autour du squelette du chien et très occupés à confronter leurs idées. Bob, qui les avait amenés là dans un dessein bien défini, ne les quittait pas des yeux. En dépit des paroles du Chasseur au sujet des os, il était convaincu que Tip avait été tué par leur fugitif qui avait ensuite installé le piège dans lequel il était tombé. Il parvenait même à expliquer pourquoi le criminel n’avait pas cherché à entrer dans son corps. Celui-ci avait sans doute trouvé très rapidement un autre hôte qui se servait du ruisseau comme d’un chemin pour pénétrer dans la jungle à la manière de Bob et de ses amis. Une telle hypothèse impliquait précisément la présence d’un de ses camarades dans le voisinage, camarade qui, pour une raison ou pour une autre, avait dû rester assez longtemps immobile pour permettre au criminel de le prendre comme hôte. Bob n’avait pas entendu parler d’une aventure de cette sorte, mais espérait qu’une phrase ou une réflexion le mettrait sur la voie.
La nuit tombait rapidement à présent et les garçons en étaient arrivés à la conclusion que selon toutes apparences aucune bête plus grosse qu’un insecte n’avait approché le corps du chien. Aucun d’eux n’avait encore touché les os jusqu’à présent, mais comme on voyait de moins en moins sous les buissons, Malmstrom décida d’examiner les restes de plus près. Le crâne du chien était sous un buisson particulièrement épais et il s’efforça d’écarter les épines pour le ramasser.
Il n’eut pas beaucoup de peine à enfoncer sa main, mais s’aperçut que les épines, dirigées toutes dans le même sens, se refermaient sur son bras comme une sorte de piège. Malmstrom essaya de se dégager, mais s’égratigna largement l’avant-bras et la main en ramenant le crâne. Il le tendit à Colby et secoua sa main pour faire tomber les gouttes de sang qui y perlaient.
« Cela ferait des hameçons au poil, remarqua-t-il. Ces sacrées épines se couchent contre la branche quand on appuie dessus, mais elles se redressent après. Je parie que c’est ce qui est arrivé à Tip. Il devait courir après quelque chose et n’a pas pu se dégager. »
Chacun s’accorda à trouver cette théorie tout à fait vraisemblable et Bob lui-même en fut ébranlé. Il se rappela soudain qu’il avait oublié de dire quelque chose au docteur. Que penserait Seever de la deuxième question qui l’agitait : « Était-ce vraiment le Chasseur ou le fugitif qui était en lui ? » Le médecin aurait peut-être réussi à découvrir un moyen de le savoir et il finirait bien par trouver un prétexte pour le mettre à l’épreuve. Dans la nuit profonde à présent, il descendit rapidement la colline, le cerveau en ébullition.
XVI
LA LISTE DES SUSPECTS
La journée du mardi se déroula comme à l’ordinaire jusqu’à la fin de la classe et seul le Chasseur sentait croître son inquiétude au sujet de Charles Teroa. Celui-ci devait en effet quitter l’île le jeudi et, autant que le Chasseur pouvait s’en rendre compte, Bob n’avait rien fait pour le soumettre à un examen ni pour retarder son départ. Encore deux soirs, et il serait trop tard.
Les garçons, à qui tous ces soucis étaient étrangers, se mirent en quête de matériaux nouveaux pour réparer leur bateau dès la sortie de la classe. Bob se joignit à eux, mais s’arrêta chez le docteur en déclarant qu’il souhaitait faire examiner sa jambe. Il raconta tout ce qui s’était passé la veille au soir et exposa son hypothèse. Le détective comprit alors pour la première fois que les pensées de son hôte avaient suivi une voie diamétralement opposée à la sienne. Il attira l’attention du jeune garçon et le mit au courant de ses propres conceptions en appuyant ses dires de toutes les preuves qu’il possédait.
«— Je suis navré de ne pas avoir compris plus tôt ce que vous pensiez. Je me rappelle pourtant vous avoir dit qu’à mon avis le chien n’avait pas été tué par le criminel que nous poursuivons, mais peut-être ai-je oublié de vous mentionner que le trou dans lequel vous êtes tombé était absolument naturel. J’aurais dû vous préciser que la branche qui vous est entrée dans la cheville se trouvait là depuis longtemps, sans doute depuis la chute de l’arbre. C’est pour cela que vous avez négligé les faits et gestes de Charles Teroa. »
— J’en ai l’impression, répliqua Bob qui fit un bref résumé au médecin de la déclaration du Chasseur.
— Le jeune Teroa ? demanda le docteur. Il doit venir me voir demain pour des piqûres. Avez-vous des raisons sérieuses de le suspecter ?
« — Au début, nous l’avions mis sur la liste des personnes suspectes pour la simple raison qu’il devait quitter l’île, répondit le Chasseur par la bouche de Bob. Nous voulions l’examiner avant son départ. Par la suite, nous avons appris qu’il avait dormi au moins une fois dans un bateau amarré aux récifs, ce qui aurait pu fournir une occasion exceptionnelle à notre fugitif de le choisir comme hôte. En outre, il était également là le jour où Bob est tombé dans le puits de l’appontement, mais cela ne le concerne pas directement. »
— Dans ce cas, répondit le docteur en souriant, nous nous trouvons en face d’une liste particulièrement longue des personnes suspectes au premier degré et tout de suite après nous pourrons ranger toute la population de l’île dans les possibles. Dites-moi, Bob, ne s’est-il rien passé hier soir qui pût donner une indication quelconque au sujet de l’un de vos amis ?
— Un simple fait, répondit le jeune garçon. Lorsque Malmstrom a retiré le crâne de Tip d’un buisson très épais, il s’est fait de sérieuses écorchures qui ont saigné abondamment : je pense donc que nous n’avons plus à nous inquiéter à son sujet. »
Seever fronça légèrement les sourcils, puis adressa une question directement au Chasseur :
« Pouvez-vous me dire si ce criminel que vous poursuivez possède une conscience lui permettant, par exemple, de laisser saigner une blessure dans l’unique intention de faire croire aux autres, comme Bob vient de le faire, qu’il n’est pas dans tel ou tel garçon ?
« — Son intelligence est très limitée, répliqua le Chasseur. De plus la cicatrisation des blessures légères est devenue une telle habitude chez nous, qu’il y a de fortes chances pour qu’il l’ait faite sans même y penser. Malgré tout, s’il possédait de sérieuses raisons de croire que l’on soupçonnait son hôte, il n’hésiterait pas à demeurer absolument passif, sans s’inquiéter de la gravité de la blessure. La conclusion de Bob ne repose sur aucune preuve sérieuse, néanmoins nous pourrons admettre qu’elle est valable en faveur de Malmstrom. »
— C’était exactement ce que je pensais après votre premier récit, répondit le docteur. Pour l’instant, nous nous trouvons dans la nécessité d’examiner immédiatement le jeune Teroa. Il serait particulièrement intéressant de savoir, Chasseur, quelles réactions peut donner le vaccin de la fièvre jaune sur des créatures de votre espèce.
« — Je vous éclairerais bien volontiers sur ce point si j’étais certain qu’une telle injection ne fasse aucun mal à Bob. Toutefois je puis vous assurer que notre fugitif pourrait dans un tel cas se retirer simplement du membre dans lequel vous injectez le vaccin afin d’attendre tranquillement que les effets soient atténués. Je pense, cependant, que les chances d’une action profonde sur nous sont très réduites. Il serait bien préférable que je puisse l’examiner moi-même. Dès que nous aurons découvert notre fugitif, nous pourrons toujours trouver un moyen de l’empêcher de nuire. »
— J’ai l’impression que, dès que vous l’aurez repéré, il faudra que vous ayez la possibilité d’agir rapidement. Tout ce que je puis vous offrir dans ce domaine, et qui soit sans danger pour son hôte, se résume à quelques antibiotiques et à des vaccins. Nous ne pouvons quand même pas les essayer tous à la fois sur Bob. Nous aurions dû y penser beaucoup plus tôt afin d’avoir le temps de faire des essais. »
Le docteur se plongea dans ses pensées pendant quelques instants, puis déclara :
« Nous pourrions peut-être commencer dès maintenant à faire des essais en employant une substance à la fois ? J’en connais qui sont absolument inoffensives. Vous pourriez nous dire alors quelles sont les réactions qui se développent chez vous. Nous ferions le nécessaire alors pour que vous puissiez quitter très rapidement le corps de Bob jusqu’à ce qu’il ait éliminé les substances que vous ne pourriez supporter. Nous remettrions l’examen de Teroa jusqu’au moment où nous aurions trouvé un élément nous permettant d’être fixés à coup sûr. Si, par hasard, nous n’en découvrions aucun, la situation ne serait pas pire qu’elle ne l’est actuellement.
— Vous avez dit vous-même qu’il faudrait plusieurs jours et Teroa doit quitter l’île dans quarante-huit heures, dit Bob.
— Ce n’est pas certain. Je serais navré d’en arriver là, car je sais à quel point le jeune homme a envie de quitter les lieux, mais je peux toujours le mettre en observation en le priant de revenir me voir un peu plus tard. Ce qui remettrait son départ au prochain passage du navire. Nous aurions ainsi dix jours devant nous et en essayant deux produits par jour, nous aurions malgré tout une chance sérieuse de découvrir quelque chose. Nous commencerions par les antibiotiques, car les vaccins sont des produits très étudiés dont on connaît à peu près les réactions.
« — Tout à fait d’accord, si Bob est de cet avis, répondit le Chasseur. Quel dommage que nous n’ayons pas songé plus tôt à vous prendre avec nous, docteur. Pourrions-nous commencer tout de suite les essais ? »
— Et comment ! » répliqua Bob en s’asseyant sur un tabouret pendant que le docteur enfilait une blouse blanche.
« Je me demande si cela vaut la peine que tu enlèves ta chaussure pour que j’examine ton pied, dit le docteur à Bob en lui frottant le bras à l’alcool. D’après ce que j’ai pu apprendre sur celui que vous recherchez, il peut s’en aller s’il s’y trouve obligé. Tu es prêt ? »
Bob fit un signe de tête et le docteur enfonça l’aiguille de la seringue hypodermique dans son bras. Puis il appuya. Le jeune garçon fixait un mur blanc, très inquiet d’apprendre les réactions du Chasseur.
« — Je ne trouve qu’une autre espèce de molécules de protéine, annonça finalement le Chasseur. Demandez donc au docteur si je dois faire disparaître le liquide qu’il vient de vous injecter ou si je le laisse se répandre dans votre corps. »
Bob transmit le message.
« — Autant que je puisse savoir, répondit le médecin, cela n’a pas d’importance, mais je préférerais que le Chasseur laisse le vaccin se répandre librement et qu’il me dise les effets produits sur ton organisme. Nous croyons actuellement qu’il est sans danger, mais personne n’en est sûr. Mieux vaut limiter les expériences à une seule injection aujourd’hui. Tu peux aller rejoindre tes amis, Bob, mais fais bien attention. Teroa n’est pas le seul suspect. »
En montant à bicyclette la douleur de sa jambe se rappela à lui. Et il songea brusquement que le médecin n’avait même pas pensé à regarder sa blessure. Il souhaitait pouvoir l’oublier aussi complètement. Le trajet ne lui prit pas beaucoup de temps et il remarqua qu’un tas déjà important de morceaux de bois divers était amassé près de l’endroit où les garçons avaient abandonné leurs bicyclettes. Il posa la sienne à côté des autres et se mit à la recherche de ses camarades.
Les quatre garçons avaient délaissé un moment la recherche du matériel de réparation. Pour l’instant ils étaient tous à côté de la paroi de béton que Bob avait vu couler. Le ciment était sec à présent et l’on préparait le coffrage pour les murs de côté. Les garçons, penchés sur le haut du mur, regardaient l’intérieur du futur réservoir. Bob se joignit à eux et vit qu’ils avaient les yeux fixés sur quelques hommes qui semblaient se livrer à une occupation étrange. Tous portaient des masques, mais l’on reconnaissait quand même celui qui les dirigeait : c’était le père de Malmstrom. Il semblait s’occuper d’un compresseur relié par un tube flexible à un tonneau contenant du liquide et, de l’autre côté de la machine, un second tuyau se terminait par un embout aplati. L’un des hommes répandait le liquide sur le ciment pendant que derrière lui d’autres s’avançaient, une lampe à souder à la main. Les garçons avaient une vague idée de ce qui se passait sous leurs yeux. La plupart des bactéries employées dans les reservoirs donnaient naissance à des produits extrêmement corrosifs, soit au cours du processus de transformation, soit comme déchet. La vitrification appliquée sur les parois était destinée à protéger le béton de ces substances très actives. L’opération consistait à étendre un produit chimique à base de fluor que l’on avait découvert quelques années auparavant comme un isotope de l’uranium. Étendu sur les murs, le produit donnait un vernis vitrifié par polymérisation dès qu’on le soumettait à une très haute température. Les vapeurs qui se dégageaient alors étaient toxiques, ce qui expliquait le port des masques. Perchés à une dizaine de mètres de là les garçons respiraient de temps à autre des relents de fumée nauséabonde. Le Chasseur lui-même ne sentait pas le danger, mais heureusement quelqu’un d’autre s’en occupa.
« Tout d’abord vous attrapez des coups de soleil à vous enlever toute la peau et maintenant vous vous parfumez aux vapeurs de fluor. Vous ne faites vraiment pas beaucoup attention à vous ces derniers temps. »
Surpris, le groupe se retourna d’un bloc pour apercevoir la haute silhouette du père de Bob. Les jeunes gens l’avaient déjà remarqué parmi les hommes qui travaillaient en dessous, mais ne l’avaient pas vu monter jusqu’à eux.
« Pourquoi croyez-vous donc que M. Malmstrom et les autres portent des masques ? Vous ne craignez pas grand-chose là ou vous êtes, mais mieux vaut ne pas courir de risques. Venez donc avec moi. »
Sans mot dire, les garçons le suivirent le long de la paroi. Parvenu à l’extrémité du chantier M. Kinnaird leur fit un geste d’adieu en lançant :
« Je vous rejoins en bas dans une minute. Il faut que j’aille chercher quelque chose à la maison et si vous n’êtes pas trop fatigués pour mettre tout votre matériel dans la Jeep, je conduirai le tout à la crique. » Il observa quelques instants les garçons qui dévalaient la colline à toute allure et retourna vers le fond du réservoir en construction.
Il quitta la veste de grosse toile qu’il avait enfilée par précaution et se dirigea vers l’endroit où la Jeep était arrêtée. Seul son fils l’attendait. Ses camarades étaient allés près des tas de bois qu’ils avaient l’intention d’emporter. M. Kinnaird se rendit au point indiqué par son fils sans mettre son moteur en route.
Le chargement fut très vite fait. M. Kinnaird les aida à porter les madriers les plus gros. Quelques minutes plus tard, ils se retrouvaient tous à la crique.
Voyant que les garçons enlevaient leurs chaussures et roulaient le bas de leurs pantalons, M. Kinnaird en fit autant et s’engagea à leur suite à travers les flaques d’eau. Il examina la charpente du bateau, donna quelques conseils et s’en alla par le même chemin.
Les garçons s’arrêtaient de travailler pour aller nager beaucoup plus souvent que la chaleur ne le nécessitait. C’est au cours d’un de ces bains rapides que le Chasseur découvrit pourquoi les humains évitaient le contact des méduses. À un moment, Bob ne fit pas attention et le Chasseur se trouva brusquement en présence des cellules si particulières des cœlentérés. Il s’opposa immédiatement à l’extension du poison non pas pour que son hôte ne se donnât plus la peine de faire attention à ces bêtes désagréables, mais plutôt pour une raison sentimentale en souvenir du premier jour passé sur la Terre.
Malgré de fréquentes interruptions, le travail avança pendant une heure ou deux. Puis une autre embarcation apparut soudain. Pour le plus grand intérêt du détective et de son hôte, Charles Teroa tenait les avirons.
« Eh ! dormeur ! lança Rice au nouvel arrivant en agitant la main en signe de bienvenue. Tu viens jeter un dernier coup d’œil dans le coin ? » Teroa lui jeta un regard peu aimable et lui répondit : « C’est vraiment dommage qu’on ne t’ait pas appris à te taire quand tu étais petit. Eh bien, les gars, vous avez encore des ennuis avec votre bateau ? Je croyais que vous l’aviez déjà réparé ? »
Quatre voix aiguës s’entrecoupèrent aussitôt pour lui raconter ce qui s’était passé, et au rappel de sa mésaventure, Rice préféra s’éloigner de quelques pas. Le récit fini, Teroa regarda longuement dans sa direction et l’on pouvait voir à son visage qu’il trouvait l’histoire drôle. La moindre parole aurait eu moins d’effet que ce long regard appuyé, que Rice eut beaucoup de mal à supporter. Teroa resta à peu près une demi-heure et l’on sentait qu’une certaine tension subsistait entre les deux garçons.
Durant ce temps, on parla beaucoup et on travailla peu. Teroa se lança dans la description de l’existence qui l’attendait et de temps à autre Hay et parfois Colby lui posaient quelques questions ayant toutes trait au navire. Bob parla peu, se sentant vaguement mal à l’aise d’être au courant des intentions du médecin. Il s’efforça tout le long de la conversation de se persuader que tout avait été décidé pour le bien de Teroa. Rice ayant été réduit au silence dès les premières paroles, la conversation languit peu à peu, car Malmstrom lui-même était moins bavard qu’à l’ordinaire. Lorsque Teroa retourna à son bateau, Malmstrom l’accompagna après avoir demandé à Colby de ramener chez lui sa bicyclette qu’il avait laissée avec les autres.
« Charlie veut aller au-devant de la plate qui transporte les détritus, pour voir le gars qui s’en occupe. Puis il ira jusqu’au nouveau réservoir. Je vais aller avec lui et rentrerai à pied à la maison. Je serai peut-être un peu en retard, mais n’en parle pas chez moi. »
Colby fit signe qu’il avait compris et les deux garçons s’éloignèrent rapidement en tirant de toutes leurs forces sur les avirons pour ne pas risquer de manquer la plate qui accomplissait l’un de ses voyages périodiques le long des réservoirs.
« C’est dommage de le voir partir, remarqua Rice après quelques instants de silence. Il est vrai qu’il reviendra souvent avec le bateau et que nous saurons ainsi ce qui se passe ailleurs. On s’y remet ? »
De vagues phrases d’acquiescement lui répondirent, mais l’enthousiasme n’y était plus. Ils arrangèrent quelques planches, se baignèrent encore, mais sans entrain. Leurs parents furent tout étonnés de les voir apparaître si en avance sur l’heure du repas.
Au lieu de s’atteler à ses devoirs après le dîner, Bob s’apprêta à sortir. Avec tous les ménagements d’usage, sa mère lui demanda où il allait et il répondit simplement :
« Faire un tour en bas. »
C’était d’ailleurs exact, mais il ne voulait pas inquiéter ses parents en leur disant qu’il se rendait chez le docteur Seever. Celui-ci avait bien spécifié à Bob qu’un autre essai de vaccin ne pourrait pas se faire avant le lendemain et en fait Bob n’avait rien de bien particulier à lui dire, ni à lui demander, mais quelque chose le préoccupait et il ne savait pas au juste quoi. Sans aucun doute le Chasseur était un ami fidèle et digne de toute confiance, mais il n’était quand même pas facile de converser avec lui. Et c’était précisément ce dont Bob avait besoin ; il fallait qu’il parlât.
Le médecin ne chercha pas à dissimuler sa surprise en l’accueillant.
« Bonsoir, Bob, es-tu tellement pressé de recevoir une nouvelle dose ? Ou as-tu appris quelque chose de sensationnel ? À moins que tu n’aies simplement pas envie d’être seul ? Peu importe la raison, entre, mon petit. »
Il ferma la porte derrière le jeune garçon et l’invita à prendre place dans un fauteuil.
« Je ne sais pas exactement ce que j’ai, docteur, ou du moins pas complètement. Je crois que c’est ce petit tour que nous jouons à Charlie qui m’ennuie. Je sais que nous avons toutes les raisons du monde de le faire et que ce n’est qu’une question de jours, mais cela me tracasse quand même.
— Je comprends fort bien ton état, mon petit, et je ne peux vraiment pas te dire que cela m’amuse beaucoup de jouer cette petite comédie, car j’ai horreur de mentir. Et lorsque je me trompe dans mon diagnostic, je préfère, malgré tout, que ce soit une erreur honnête. » Il se força à sourire avant de continuer : « Que veux-tu, je ne vois pas d’autre solution et au fond de moi je sens que nous n’avons pas tort d’agir ainsi. Tu es sûr de n’avoir rien d’autre à me dire ?
— Non. Je ne crois pas. Ou du moins je ne pourrais pas vous exprimer ce que je ressens. C’est un peu comme s’il m’était impossible de me reposer, de me détendre.
— Ce n’est pas étonnant. Tu es mêlé à une histoire particulièrement étrange et je puis te dire que moi, qui ne joue pas un rôle aussi actif, j’en ressens les effets. Il est néanmoins possible que tu aies découvert quelque chose d’important sans pouvoir t’en souvenir à présent. Quelque chose que tu n’aurais pas remarqué sur-le-champ, mais qui aurait malgré tout des rapports étroits avec ton problème. As-tu examiné en détail tout ce qui s’était passé depuis ton retour ici ?
— Non seulement depuis mon retour, mais depuis l’automne dernier.
— Y as-tu simplement pensé ou en as-tu parlé avec notre ami ?
— J’y ai surtout pensé.
— Je crois que ce ne serait pas mauvais que tu en parles, car on arrive beaucoup plus facilement à mettre de l’ordre dans ses idées en les exprimant à haute voix. Nous pourrions ainsi discuter de la situation de chacun de tes amis pour faire le point de ce que nous savons sur eux. Ainsi, nous avons examiné de très près le jeune Teroa, et actuellement nous ne pouvons retenir que deux choses contre lui : de s’être endormi près des rochers et d’avoir été à côté de toi sur l’appontement le jour de ton accident. De plus nous avons déjà mis sur pied un projet nous permettant de l’examiner.
« Tu as fait mention d’un élément assez minime en faveur de Malmstrom lorsqu’il s’est blessé sur les épines. N’as-tu rien d’autre qui puisse jouer contre lui ou en sa faveur ? Par exemple ne s’est-il jamais endormi près des récifs ?
— Nous étions tous sur la plage le jour où le Chasseur est arrivé… Tiens, mais j’y pense, Tout-Petit n’était pas avec nous ce jour-là. Cela n’a d’ailleurs que peu d’importance. Je vous ai déjà parlé de cette pièce de métal que nous avons trouvée dans les récifs. Elle était à plus d’un kilomètre de la plage et le Chasseur affirme que notre fugitif aurait mis très longtemps pour atteindre la terre. Il a donc très bien pu venir par ici plus tard. » Bob s’arrêta un instant, puis reprit : « Cet après-midi-là, Tout-Petit, qui était avec nous à réparer le bateau, nous a laissés tomber pour s’en aller avec Teroa. Il n’y a d’ailleurs rien de drôle à cela, car ils ont toujours été de très bons amis et Tout-Petit avait sans doute envie de parler seul avec Charlie avant son départ. »
Le docteur, qui avait finalement réussi à placer un visage derrière cette avalanche de prénoms et de surnoms, acquiesça de la tête.
« On peut donc dire qu’en ce qui concerne Malmstrom, ce que l’on sait à son sujet est plutôt en sa faveur. Et le rouquin ? enfin je veux dire Kean Rice ?
— Rien de plus sur lui que sur les autres. Il était également sur les récifs et sur l’appontement l’autre jour. Je ne l’ai jamais vu blessé, alors… attendez… il s’est fait très mal au pied une fois en se coinçant la cheville sous des coraux. Il avait de grosses chaussures comme nous d’ailleurs, car vous savez que les coraux vous mettent les pieds en sang en moins de deux. Je ne pense pas qu’il se soit blessé, l’eût-il été que nous ne serions pas plus avancés. Souvenez-vous des égratignures de Tout-Petit qui ne nous ont donné aucune indication.
— Quand cela s’est-il passé ? Tu ne m’en avais pas parlé auparavant.
— Sur les récifs, le jour même où nous avons trouvé ce fragment de générateur. J’aurais dû penser à cette coïncidence mais nous avons préféré ne pas trop ébruiter cette aventure, car en fait, Rice a bien failli se noyer sous nos yeux.
— À mon avis, cette histoire comporte plusieurs points particulièrement intéressants. Chasseur, pouvez-vous donner quelques détails supplémentaires sur les raisons qui vous poussent à suspecter tous les gens qui se sont assoupis près des récifs ? »
Le Chasseur comprit très bien où le médecin voulait en venir, néanmoins il répondit très volontiers par la voix de Bob :
« — Notre fugitif a certainement touché la côte pour la première fois sur les récifs extérieurs. Il lui était impossible d’entrer dans une créature humaine qui risquait de le voir. D’autre part, la nécessité où il se trouvait de demeurer caché l’obsédait certainement au plus haut point et l’empêchait de prendre le temps de guetter un hôte intelligent pour y pénétrer sans s’arrêter aux objections qu’un tel acte devait soulever. L’idée de terroriser son hôte ne devait pas lui déplaire, mais il ne voulait certainement pas entrer dans quelqu’un d’assez intelligent pour se rendre compte de ses faits et gestes et capable d’aller révéler sa présence à d’autres et en particulier à des médecins. J’ai l’impression, docteur, que si un des habitants de l’île s’était aperçu qu’un être en gelée avait pénétré dans son corps, vous l’auriez su très rapidement. »
— C’est exactement ce que je pensais. Néanmoins, le jeune Rice a très bien pu devenir l’hôte du fugitif sans le savoir pendant que son pied était retenu sous l’eau. Dans l’excitation du moment et la peur bien naturelle qui en résultait, une telle attaque de la part de votre criminel avait de fortes chances de passer inaperçue, d’autant que la douleur physique annihilait la force de résistance du jeune garçon.
« — C’est tout à fait possible », répondit le Chasseur.
Bob, qui avait transmis cette conversation comme d’habitude, ajouta une remarque de son cru :
« Ce n’est pas encore une preuve. Si le fugitif est entré dans le corps de Rice cet après-midi-là, il ne peut pas être à l’origine de l’incident qui se produisit sur l’appontement quelques minutes plus tard. En effet, il lui a fallu sans doute, comme au Chasseur, plusieurs jours avant d’être accoutumé à son entourage et de pouvoir s’occuper de ce qui se passait à l’extérieur. En outre il ne pouvait pas nous soupçonner déjà d’abriter le Chasseur.
— C’est exact, Bob, mais l’histoire de l’appontement peut très bien avoir été véritablement un accident. Toutes les aventures qui sont arrivées à vous ou à vos amis peuvent fort bien ne pas avoir été préméditées. Je te connais depuis ta naissance et j’avoue que si l’on m’avait raconté tout cela avant que tu ne me révèles l’existence du Chasseur je n’aurais été nullement surpris. Et ceci est également valable pour tous les garçons de l’île. Chaque jour il y en a qui se coupent, qui tombent ou qui se font mal. »
Bob dut admettre la justesse de ce raisonnement, puis déclara :
« C’est encore Rice qui a démoli le bateau cette fois-ci. Et je ne vois pas qu’il puisse y avoir une relation quelconque entre la planche cassée et notre affaire.
— Moi non plus, du moins pour le moment, mais nous devons nous souvenir du moindre fait. Actuellement donc, le jeune Rice est celui qui présente le plus de points mystérieux. Voyons un peu les autres, Norman Hay, par exemple. Depuis que tu m’as mis au courant j’ai pensé à lui à deux ou trois reprises.
— Et pourquoi donc ?
— Je sais maintenant pourquoi tu tenais à avoir des renseignements sur les virus l’autre jour et j’ai pensé que Hay pouvait avoir les mêmes raisons de s’y intéresser. Tu te souviens que je lui avais prêté un livre sur cette question. J’admets très bien que ce soudain intérêt pour la biologie provienne d’une cause tout à fait naturelle, mais il peut fort bien avoir eu le même motif que toi. Qu’en dis-tu ?
— Cela se pourrait. Il passait beaucoup de temps sur les récifs à s’occuper de son aquarium et a pu vouloir se documenter sur ce qu’il croyait être une maladie de ses poissons. D’autre part il a accepté d’entrer avec moi dans l’eau alors qu’elle pouvait contenir des germes dangereux. »
Le médecin leva vers lui un regard interrogateur et Bob lui raconta en détail ce qui s’était passé ce jour-là.
« Bob, déclara le docteur, mes connaissances en médecine sont sûrement plus étendues que les tiennes, mais je suis persuadé que tu possèdes assez de données actuellement pour résoudre ce problème et qu’il est possible d’en connaître parfaitement les éléments. Ce point est capital, car il laisse présumer que Norman était en rapport constant avec le fugitif comme tu l’es avec le Chasseur. Ton criminel peut très bien lui avoir raconte une histoire extraordinaire pour gagner sa sympathie. »
À cet instant le docteur Seever fut également frappé par l’idée que le Chasseur avait pu en faire autant. Comme Bob il jugea préférable de conserver cette idée pour lui seul et de l’examiner sérieusement à la première occasion.
« Je suppose que, comme les autres, Norman était avec vous sur l’appontement le jour de l’accident, poursuivit le docteur. Donc, là aussi, on peut le considérer comme suspect. As-tu d’autres éléments qui puissent jouer contre lui ou en sa faveur ? Pas pour l’instant ?… Alors, il ne reste plus sur notre liste que Hugh Colby, toutefois nous ne devons pas oublier qu’il y a un tas de gens de l’île qui vont se promener ou travailler près des récifs.
— Nous pouvons éliminer les ouvriers des réservoirs, affirma Bob, ainsi que les gosses qui jouent dans le coin, car ils ne s’approchent jamais autant que nous des récifs.
— Laissons donc de côté ceux-là pour l’instant, et revenons à Colby. Je le connais très peu d’ailleurs, je ne crois pas avoir échangé plus de deux ou trois paroles avec lui. Il n’est jamais venu se faire soigner ici et je ne me souviens pas de l’avoir vu dans mon cabinet depuis que je l’ai vacciné.
— Cela ne m’étonne pas de Colby, répliqua Bob, comme tous les copains, j’ai échangé plus de deux paroles avec lui, mais cela n’a guère été très loin. Il ne parle pas et se tient toujours à l’arrière-plan. Néanmoins, il a l’esprit et les réactions rapides. C’est lui qui a eu l’idée d’aller chercher le seau pour le mettre sur la tête de Rice avant même qu’aucun de nous ne se soit rendu compte de ce qui se passait exactement. Il était avec nous sur l’appontement, mais ne devait pas nous suivre de tout près. Ce n’est pas le genre de garçon dont on parle beaucoup et qui se fait remarquer, bien que ce soit un très brave type.
— Nous avons donc à nous occuper en fin de compte de Rice et de Hay sans oublier Charlie Teroa qu’il faut examiner au plus tôt. Je ne crois pas que cette petite conversation ait dissipé tes soucis, mais elle a été très précieuse pour moi. Si jamais tu te souviens de quelque chose d’important, n’hésite pas à venir m’en parler.
— Je n’avais pas l’intention de vous déranger encore une fois aujourd’hui, mais le vaccin que vous m’avez inoculé ce matin doit être éliminé à présent. Voulez-vous que nous en essayions un autre si ce n’est pas trop tôt maintenant ? »
Le docteur répondit qu’il n’y avait aucun danger et on recommença l’opération. Les résultats furent les mêmes, sauf que le Chasseur fit savoir que le nouveau vaccin avait « plus de goût » que l’autre.
XVII
DISCUSSION
Le mercredi matin Bob quitta l’école de bonne heure et alla chez le médecin pour un nouvel essai de vaccin. Il ne savait pas exactement à quel moment Teroa devait venir pour ses piqûres et n’avait pas particulièrement envie de le rencontrer, aussi resta-t-il le moins de temps possible dans le cabinet du médecin. L’après-midi se déroula comme d’habitude et après la classe les garçons décidèrent de ne pas s’occuper du bateau pour une fois et d’aller voir le nouveau réservoir. Malmstrom ne suivit pas le mouvement et disparut sans donner de raison précise sur ce qu’il allait faire. Bob le regarda s’éloigner, très intrigué. Il eut envie de le suivre, mais n’avait aucun motif plausible pour s’attacher à lui et d’autre part Rice et Hay étaient avant lui sur la liste des personnes suspectes.
La construction du réservoir semblait avancer beaucoup moins rapidement qu’auparavant. Les parois pour lesquelles on devait construire de nouveaux coffrages partaient d’un côté de la colline sur leur plus grande longueur et un plancher, placé à quatre mètres cinquante du sol, commençait à être posé. De très longues entretoises devaient être scellées sur toute la largeur et l’on s’était aperçu que les cornières qui avaient été commandées n’étaient pas assez longues. Il fallait donc souder deux morceaux bout à bout. De plus la pente de la colline obligeait les ouvriers à prendre constamment des mesures pour avoir la longueur exacte et pouvoir poser un plancher parfaitement droit.
De lourdes planches étaient rapidement amenées du dépôt de bois jusqu’à la scie circulaire où elles étaient coupées à la bonne longueur. Bob, qui paraissait peu se soucier des échardes, et Colby, qui avait emprunté des gants de travail, aidaient de temps à autre. Hay et Rice qui avaient trouvé des clefs anglaises dans un coin avaient réussi à persuader un contremaître de les laisser s’occuper de la glissière amenant le béton au coffrage. Ils étaient très affairés à resserrer le moindre écrou se présentant à eux. Les glissières couraient à une certaine hauteur, mais les garçons ne s’occupaient nullement du vide qui s’ouvrait sous eux. Mais de nombreux ouvriers éprouvaient de sérieuses craintes à les voir jouer aux acrobates et demandèrent au contremaître de les affecter à un poste moins dangereux. Les garçons refusèrent, affirmant que les échafaudages étaient assez larges pour qu’il n’y ait aucun danger de tomber.
La vitrification de la paroi sud n’était pas encore achevée et les garçons ne devaient pas s’approcher de cet endroit. Seul Bob obtint la permission d’aller jusqu’à l’appontement pour remplir le tonneau de vernis au fluor. On ne pouvait pas conserver beaucoup de ce produit près du lieu d’utilisation, car il avait tendance à se polymériser à température normale. On conservait donc la plus grande partie de ce vernis dans une pièce réfrigérée qui servait de réserve de vivres aux ouvriers. Le trajet prit à peine deux ou trois minutes à Bob, mais il dut attendre plus d’une demi-heure que le tonneau soit nettoyé et rempli. La moindre trace d’ancien produit laissée au fond risquait d’amener des complications lors de l’application. De plus on ne connaissait aucun dissolvant capable de nettoyer ce vernis lorsqu’il était solidifié. Il fallait alors découper le tonneau.
En revenant au réservoir, Bob découvrit que Rice n’était plus perché sur l’échafaudage, mais au contraire apportait des poteaux pour étayer les entretoises sur le fond du réservoir. Lorsqu’il lui demanda la raison de ce changement d’altitude, Rice lui répondit plus amuse qu’ennuyé :
« J’ai laissé tomber un gros boulon que mon père a failli recevoir sur le crâne et il m’a fait descendre avant que je n’assomme quelqu’un ! Il m’a fait la leçon durant tout le temps de ton absence. J’ai eu à choisir entre travailler ici ou rentrer à la maison, affirmant qu’il n’était pas encore certain que je ne serais pas dangereux ici ! Quand même, il va fort ! J’aimerais voir sa tête lorsqu’il s’apercevra que le plus gros des étais, celui qui est dans le coin là-bas, est en train de glisser dans son logement. S’il tombe, tout le plancher vient avec. J’ai l’impression que le spectacle vaudra le déplacement !
— Tu ferais quand même bien de le consolider, c’est trop risqué pour blaguer avec ça !
— Tu as raison, j’y vais. »
Rice prit un gros marteau et se dirigea vers le pied de l’étai, puis Bob jeta un regard autour de lui pour essayer de découvrir quelque chose d’intéressant à faire. Il tint le bout de la longue chaîne qui servait à son père à prendre des mesures, se vit interdire de porter des sacs de ciment jusqu’aux bétonnières, et finalement alla s’installer au sommet d’une petite échelle d’où il découvrait tout le chantier. Ce qu’il voyait le passionnait et son père était pleinement rassuré de le voir là-haut à l’abri de tous les dangers qui se présentaient à chaque pas.
Bob se souvint tout à coup qu’il devait se rendre chez le docteur après la classe pour un nouvel essai de vaccin. Comme la plupart des conspirateurs, aussi nobles que soient leurs motifs, il ne lui vint pas à l’esprit que personne ne songeait à surveiller tous ses mouvements et il demeura là à se torturer pour trouver une excuse valable. Les ouvriers ne remarqueraient sans doute pas son absence, mais il y avait ses amis, et en admettant même qu’aucun d’eux ne s’aperçût de sa disparition, un tas de gosses traînaient toujours dans tous les coins et il y en aurait certainement un qui voudrait savoir où il se rendait. Du moins c’est ce que pensait Bob.
Ses rêveries furent interrompues par Colby qui lui cria d’en bas :
« Hé, regarde ! Voilà Charlie qui vient tout seul. Je croyais que Tout-Petit était avec lui. »
Bob regarda au pied de la colline, là où s’arrêtait la route et vit que Colby avait raison. Teroa montait lentement vers le réservoir. À cette distance il était difficile de distinguer l’expression de son visage, mais Bob était cependant certain, à son allure lente et hésitante, qu’il avait vu le docteur. Les lèvres de Bob se serrèrent et il sentit un vague remords le parcourir. L’espace d’un moment, il songea à quitter son échelle et à disparaître. Il parvint à vaincre son premier mouvement et resta là à attendre.
Teroa était assez près maintenant. Son visage semblait vide de toute expression, ce qui surprenait d’autant plus qu’en général il rayonnait de bonne humeur. Il répondit à peine aux bonjours que lui lancèrent ses camarades et deux ou trois d’entre eux, se rendant compte que quelque chose n’allait pas, eurent le tact de ne se livrer à aucun commentaire. Mais le mot tact était inconnu de Rice.
Le jeune garçon travaillant à une trentaine de mètres plus bas que l’échelle de Bob, s’affairait toujours à dresser des étais en se servant d’une énorme masse qui paraissait ridiculement grosse aux mains de Rice, demeuré assez chétif pour son âge. Dès qu’il aperçut Teroa, il lui lança :
« Salut, Charlie, tu es paré pour ton voyage au long cours ? »
Le visage de Charles Teroa demeura sans expression et il répondit d’une voix blanche : « Je ne pars plus.
— Pourquoi ? Il n’y avait pas assez de lits à bord ? » La plaisanterie était cruelle et Rice la regretta dès qu’elle eut franchi ses lèvres, car au fond c’était un bon garçon qui aimait bien ses camarades. Il n’eut le temps ni de se reprendre, ni de s’excuser.
Comme Bob le pensait, Teroa venait de voir le docteur Seever. Depuis des mois le jeune garçon avait désiré la place qu’on lui offrait et il préparait son départ depuis huit jours. Le pire était qu’il l’avait annoncé à tout le monde. En lui déclarant qu’il devait attendre le prochain voyage pour partir, le médecin lui avait porté un coup terrible. Il ne parvenait pas à trouver une raison à cette décision et s’était promené sans but pendant une heure après avoir quitté le cabinet du docteur. Sans penser où il allait, il s’était dirigé vers le chantier de construction. S’il s’était rendu compte de l’endroit où le menaient ses pas, il aurait certainement rebroussé chemin pour éviter de se trouver en face de la foule des travailleurs et des enfants qui se rassemblaient toujours là-bas. Dans l’état d’esprit où il se trouvait, il voulait certainement ne voir personne. Plus il y songeait, plus la décision du docteur lui semblait injuste, et une sourde colère le travaillait. Toute question de tact ou de courtoisie mise à part, la plaisanterie de Rice tombait très mal.
Charles Teroa ne prit pas le temps de réfléchir. Il se trouvait à un mètre ou deux de Rice et sa réaction fut immédiate : il bondit en avant et frappa.
Bien que plus jeune, Rice avait des réflexes rapides et c’est ce qui le sauva. Il put encaisser le premier coup sans trop de mal. Teroa avait frappé de toutes ses forces et Rice tomba à la renverse en laissant échapper la masse, puis leva les bras au-dessus de lui pour se protéger. Teroa, perdant tout contrôle de lui-même, se précipita de nouveau les poings en avant. Toutes les personnes présentes reculèrent vers le coffrage.
L’ouvrier que Rice aidait était trop loin pour s’interposer immédiatement ainsi que Bob qui n’eut pas le temps de descendre de son échelle. Quant aux autres, ils ne s’étaient pas encore aperçus de ce qui se passait. Le combat se déroulait et les adversaires y mettaient toute la violence dont ils étaient capables. Au début Rice demeura sur la défensive, mais s’énerva très rapidement lorsque le poing de Teroa, déjouant sa garde, vint le frapper violemment sur les côtes.
Teroa, de trois ans plus âgé que Rice, était plus grand, et ses coups portaient mieux. Ni l’un ni l’autre ne connaissaient grand-chose à la boxe, mais certains coups atteignaient malgré tout leur but. Teroa toucha plusieurs fois son adversaire au visage tout en recevant un certain nombre de coups bien appliqués. L’un d’eux vint le frapper en plein plexus solaire et il demeura quelques instants à reprendre sa respiration.
Sans le faire exprès, il fit un pas en arrière et porta les mains à sa poitrine. Rice comprit que le combat pouvait tourner à son avantage et il réagit aussi rapidement qu’aurait pu le faire un boxeur bien entraîné. À peine la garde de Teroa s’était-elle abaissée que le poing gauche de Rice se détendit, poussé par toute la force des muscles de son épaule et vint frapper en plein le nez de son adversaire. Le coup était joli et Rice qui, jusque-là, n’avait pas eu de motif de se réjouir particulièrement, s’en souvint toujours par la suite avec une certaine fierté. Sa satisfaction ne dura guère : Teroa récupéra rapidement ses esprits et répondit par un coup placé au même endroit. Ce fut d’ailleurs la fin du combat. L’homme qui s’occupait des étais avait eu le temps de se ressaisir et venait de ceinturer Teroa par-derrière. Bob, dévalant quatre à quatre les barreaux de son échelle, entraînait Rice de l’autre côté. Les deux pugilistes ne firent, d’ailleurs, aucune tentative sérieuse pour s’échapper. L’interruption du combat leur donnait la possibilité de se retirer avec les honneurs de la guerre et tous deux semblaient un peu honteux de ce qu’ils avaient fait, quoiqu’il fût particulièrement difficile de découvrir une expression quelconque sur leurs visages tuméfiés.
Les enfants des alentours, qui s’étaient rassemblés dès le début du combat, acclamaient les deux boxeurs avec la même ardeur, mais les ouvriers qui accouraient semblaient beaucoup moins enthousiastes. Le père de Rice avait une telle expression sur son visage qu’il était facile de voir ce qu’il pensait de la conduite de son fils.
Le fils lui-même n’était pas très joli à regarder. Les meurtrissures commençaient déjà à prendre une belle couleur pourpre qui contrastait étrangement avec les cheveux roux et le sang coulait à flots de son nez. Les coups qu’avait reçus son adversaire étaient pour la plupart cachés par sa chemise, mais son nez saignait avec la même ardeur, ce qui était tout à l’honneur de l’habileté de Rice. Le père de ce dernier resta quelques instants devant son rejeton à le considérer en silence. Il n’avait pas l’intention de dire exactement à son fils ce qu’il pensait, réservant ses paroles pour plus tard. Au bout de quelques instants il déclara simplement :
« Kenneth, tu ferais bien d’aller te laver le visage et d’essayer de détacher ta chemise avant de rentrer à la maison. Je te parlerai plus tard. » Puis faisant demi-tour il ajouta en direction de Teroa : « Charles, je crois que tu ferais bien d’aller avec lui et d’en faire autant. En outre j’aimerais savoir ce qui s’est passé exactement, et quelle est la cause de cette stupidité. »
Les deux garçons ne répondirent pas et descendirent vers le lagon, assez contents d’eux-mêmes au fond. Bob, Norman et Hugh les suivirent. Ils avaient tous trois assisté à la bagarre dès le début et n’avaient nullement l’intention d’en parler avant que les principaux intéressés se soient mis d’accord sur ce qu’il convenait de dire.
M. Kinnaird connaissait assez son fils pour deviner ce qu’il pensait et il fit le tour du réservoir pour s’approcher du groupe des enfants.
« J’ai du savon qui mousse à l’eau de mer dans la Jeep, déclara-t-il. Je vais vous le donner si l’un de vous veut bien porter cette lame de scie à M. Meredith. »
Il fit semblant de lancer l’objet rond qu’il avait sous le bras et que personne n’avait encore remarqué. Colby s’approcha et glissant un doigt dans le trou de la lame circulaire se dirigea vers le haut de la colline pendant que M. Kinnaird faisait le tour du chantier pour rejoindre sa voiture.
Les garçons le remercièrent vivement pour le savon et en particulier Rice qui s’inquiétait beaucoup des réactions de sa mère à la vue de sa chemise tachée de sang. Une demi-heure plus tard les taches avaient disparu et il commença à se préoccuper des deux magnifiques cocards qu’il avait aux yeux. Par miracle, il avait encore le même nombre de dents, mais Bob et Norman, qui lui nettoyaient le visage, étaient d’accord pour estimer qu’il faudrait un certain temps avant qu’on ne lui pose plus de questions indiscrètes en le voyant. À ce point de vue Teroa était nettement mieux partagé. Il n’avait été touché qu’une seule fois à la figure et dans un jour ou deux les reflets bleuâtres auraient disparu.
Les deux garçons ne s’en voulaient plus du tout et pendant qu’on les soignait ils avaient fait assaut de politesse pour s’excuser mutuellement. Bob et Norman trouvèrent même très drôle de les voir s’éloigner bras dessus, bras dessous pour aller comparaître devant M. Rice.
« On lui avait pourtant dit qu’il tomberait un jour sur un os, remarqua Hay ; j’espère quand même qu’il n’aura pas d’ennui du côté de ses parents, Charlie l’a déjà assez sonné.
— Ça, répliqua Bob, on peut dire qu’il avait choisi le bon moment pour dire une blague ! Juste à l’instant où Charlie annonçait qu’il ne partait pas. Tu penses s’il était de bon poil.
— Tiens, mais je ne savais pas. Charlie a dit qu’il ne partait pas ?
— Oui. » Bob se souvint à temps qu’en principe il ne devait pas savoir la cause de ce contrordre. « Tout s’est passé si vite que personne n’a eu le temps de lui demander des explications. J’ai l’impression que maintenant mieux vaut ne pas lui en parler. On remonte là-haut voir ce qui se passe ?
— Je ne crois pas que ce soit la peine. D’autre part je n’ai pas encore eu le temps d’installer le grillage à mon aquarium. Jusqu’ici on n’a fait que réparer ce maudit bateau. Qui veut venir avec moi dans la petite île ? D’ailleurs on n’a pas besoin de bateau, il suffit de passer à la nage. »
Bob hésita un instant. Il lui fallait absolument retourner voir le docteur pour essayer un nouveau vaccin, mais il ne voyait pas comment il pourrait quitter ses amis sans éveiller leurs soupçons et risquer de trahir ses véritables motifs.
« Et Hugh, demanda-t-il, il n’est pas encore redescendu ? Il n’avait pourtant pas à aller loin pour porter sa lame de scie.
— Il a dû trouver autre chose à faire en route. Je crois bien que je vais rentrer aussi si l’on ne va pas à l’aquarium. Tu viens, Bob ?
— J’ai encore quelque chose à faire, répondit-il, et je vais y aller tout de suite.
— Bon, alors à tout à l’heure. »
Hay se dirigea vers la colline et aperçut devant lui les vagues silhouettes des deux pugilistes qui n’avaient pas l’air pressés d’aller s’expliquer devant M. Rice. Bob, se demandant toujours si les autres ne soupçonnaient rien à son sujet, se dirigea vers la plage en direction de l’appontement. Il marchait lentement, car de nombreuses pensées se pressaient dans son esprit et le Chasseur ne le dérangea pas. Il devait sans doute avoir lui aussi des préoccupations personnelles. Parvenu à l’extrémité de l’appontement, Bob bifurqua vers la route, dépassa la maison de Teroa et, ayant tourné à droite, atteignit la demeure du docteur. Ses projets se trouvèrent brusquement dans une impasse lorsqu’il aperçut sur la porte la petite pancarte indiquant que le médecin était sorti sans que soit précisée l’heure de son retour.
Comme Bob le savait, la porte n’était jamais fermée. Après quelques instants d’hésitation, il l’ouvrit et pénétra dans le cabinet. Il avait le temps d’attendre et, d’autre part, le médecin ne restait jamais très longtemps absent. En outre, il découvrirait beaucoup de livres qu’il n’avait pas lus et dans lesquels il pourrait peut-être trouver des renseignements utiles. Il parcourut du regard les rayons de la bibliothèque, tirant quelques volumes aux titres prometteurs, et s’installa pour lire.
La plupart étaient des ouvrages techniques destinés à des professionnels où il trouva de nombreux termes médicaux qui lui parurent hermétiques. Bob était loin d’être ignare, mais il manquait simplement des connaissances nécessaires pour interpréter correctement ce qu’il lisait. Aussi son esprit s’éloigna-t-il souvent du sujet pour vagabonder en toute liberté.
Ses pensées se concentraient sur les événements de l’après-midi qu’il essayait de rattacher aux problèmes qui le préoccupaient tant. Il n’avait pas encore eu l’occasion de demander l’opinion du Chasseur sur les conclusions auxquelles il était arrivé la veille au soir et en particulier sur les soupçons que Bob et le docteur Seever avaient formulés au sujet de Hay et Rice. Il profita de cet instant de répit pour interroger le Chasseur.
« Je me suis abstenu de critiquer vos efforts, répliqua celui-ci, bien qu’à mon avis vous vous soyez trompés complètement. Vous aviez malgré tout de sérieuses raisons d’en arriver là. Je préfère ne pas vous donner mon opinion au sujet de Rice et Hay, ni même envers vos autres camarades, car si je commence à démolir vos hypothèses en partant du principe qu’elles ne concordent pas avec les miennes, mieux vaudrait pour moi décider de travailler tout seul. »
Le blâme était indirect, mais Bob comprit très bien que le Chasseur ne partageait pas leur avis. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi, car il estimait que le docteur et lui-même avaient été parfaitement logiques dans leurs raisonnements. Cependant le Chasseur devait avoir plus de renseignements qu’eux-mêmes sur le criminel qu’ils recherchaient.
Où pouvaient-ils s’être trompés ? À proprement parler ils n’avait tiré aucune conclusion encore définitive. Connaissant les limites de leurs connaissances, ils s’étaient contentés de parler de probabilités. Si le Chasseur était d’un avis différent, il devait posséder quelques certitudes.
« Je ne suis pas encore sûr », répondit le détective, lorsque Bob lui exposa le film de son raisonnement et une fois de plus Bob se remit à passer en revue les événements récents. Il venait d’avoir une idée qui lui paraissait sensée, mais n’eut pas le temps d’en faire part au Chasseur, car à l’instant même il entendit les pas du médecin dans la pièce voisine. Bob se dressa d’un bond, le visage tendu et au moment où le docteur ouvrit la porte, il lui lança d’un trait :
« Il y a du nouveau. Vous pouvez laisser partir Charlie dès demain et ce n’est pas la peine de nous occuper de Rice non plus. »
XVIII
PREMIERES ELIMINATIONS
Surpris par le ton de la voix de Bob, le docteur s’était arrêté sur le seuil de la porte. Puis il se dirigea vers le fauteuil où il avait l’habitude de s’asseoir et dit alors :
« Je suis heureux de l’apprendre, mais moi aussi j’ai du nouveau. Racontez-moi d’abord ce que vous savez. Le Chasseur a-t-il procédé à des examens de son côté ?
— Non. C’est moi. Enfin, cela découle de ce que j’ai vu. Je n’en avais d’ailleurs pas compris l’importance sur-le-champ, c’est en réfléchissant à l’instant que j’ai pu tout raccorder. Charlie et Rice se sont battus près du nouveau réservoir. Tout a commencé lorsque Rice s’est moqué de Charlie parce qu’il ne partait pas demain. Il venait sans doute de vous quitter. Enfin, peu importe la raison, ils se sont bagarrés et sérieusement. Ils y ont gagné pas mal de traces de coups. Rice en particulier a les deux yeux d’une jolie couleur sombre et tous deux ont récolté un saignement de nez de première classe. Je vous assure que c’était du travail bien fait.
— Et d’après toi, cet étalage sanguinolent implique forcément qu’aucune créature ressemblant au Chasseur ne pouvait habiter l’un ou l’autre des combattants ? Nous avions pourtant estimé que notre fugitif pouvait fort bien ne pas intervenir pour arrêter une hémorragie, de peur de révéler sa présence. Je ne vois donc pas ce que peut prouver ton histoire.
— Vous me comprenez mal, docteur. Je sais très bien qu’une blessure ou une égratignure saignant très fort ne prouverait rien, mais vous devez vous rendre compte de la différence qui existe entre une plaie ouverte et un saignement de nez. Personne ne peut voir ce qui se passe et il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’un coup sur le nez n’entraînât pas immédiatement un flot de sang. Je vous assure que cela coulait dru et que nous avons eu du mal à arrêter le flot. » Durant un court instant de silence, le médecin parut réfléchir aux paroles de Bob, puis il déclara :
« Je vois, malgré tout, une dernière objection à ton hypothèse. Comment le fugitif aurait-il pu savoir qu’un coup sur le nez entraîne dans la plupart des cas un abondant saignement ? Il ne faut quand même pas oublier qu’il ne possède pas une expérience de la vie humaine semblable à la nôtre !
— J’y avais déjà pensé, répondit Bob d’un air de triomphe. Mais réfléchissez : comment pourrait-il être ce qu’il est et se trouver dans un homme sans en connaître le comportement ? Il lui suffit de savoir ce qui peut entraîner un saignement de nez et si celui-ci est indispensable ou non pour ne pas éveiller l’attention. Je ne crois pas que ce soit au-delà de ses possibilités. Je n’ai pas encore interrogé le Chasseur à ce sujet, mais je suis tranquille. Qu’en pensez-vous, Chasseur ? » Bob attendit la réponse avec une confiance extrême qui fit, peu à peu, place à un doute grandissant à mesure que le Chasseur tardait à entrer en communication avec lui. Finalement celui-ci se décida à projeter :
« — Je reconnais que vous avez raison sur toute la ligne. Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle et le fugitif aurait fort bien pu ne pas y penser non plus. Mais j’admets que même dans ce dernier cas il se serait certainement rendu compte qu’il n’y avait aucun danger à arrêter un saignement de nez. Le garçon qui venait de se battre a continué à saigner bien après la fin du combat et même après qu’on lui eut appliqué sur le nez des compresses froides et autres vieux remèdes. Vous avez raison, Bob. Je suis tout prêt à vous abandonner ces deux-là. »
Bob répéta toute la déclaration au docteur Seever qui approuva de la tête.
« J’ai également un candidat à l’élimination, dit-il ensuite. Bob, ne m’avais-tu pas dit hier que Ken Malmstrom avait attiré ton attention ?
— À plusieurs reprises même. Il n’a pas travaillé au bateau comme les autres jours et était étonnamment calme. Je supposais que c’était à cause du départ de Charles Teroa.
— Et qu’a-t-il fait aujourd’hui ?
— Je l’ignore. Il n’est même pas venu à l’école.
— Je m’en doute, répondit sèchement le docteur. Il a plus de 39,4°C de fièvre. Jusqu’alors, il n’avait voulu rien dire à ses parents.
— Qu’est-ce qu’il…
— La malaria. Et je voudrais bien savoir où il a pu pêcher ça. » Le docteur regarda Bob comme si celui-ci en était directement responsable.
« Pas étonnant, il y a des moustiques dans l’île, répondit le jeune homme un peu mal à l’aise de se sentir ainsi examiné.
— Tu ne m’apprends rien, bien que dans l’ensemble on parvienne à les détruire en grand nombre. Et même l’existence des moustiques n’explique pas la provenance de la malaria. Il faut qu’il l’ait récoltée quelque part. Je suis de très près tous les gens qui quittent cette île ou la visitent, comme par exemple l’équipage du navire dont certains membres viennent à terre, mais je suis certain qu’ils sont hors de question, car je connais leur état médical. Toi-même tu es resté assez longtemps parti pour attraper quelque chose, mais tu ne peux pas être soupçonné, à moins que pour te faire une blague le Chasseur ait conservé le microbe en vie.
— Le Chasseur voudrait savoir s’il s’agit d’un virus.
— Non, la malaria est causée par un microbe flagellé, un protozoaire. Tenez… » Le docteur prit un volume et trouva la micro-photographie qu’il cherchait. « Regardez cela, Chasseur. Y a-t-il eu dans le sang de Bob ou y a-t-il encore quelque chose de semblable ? »
La réponse fut immédiate.
« — Non, il n’y en a pas à présent et je ne me souviens pas d’avoir détruit de micro-organisme lui ressemblant depuis des mois. Mais je peux fort bien avoir oublié. Si Bob avait présenté les symptômes de cette maladie, vous vous en souviendriez. Le sang humain contient de nombreuses créatures qui ressemblent vaguement aux photographies que vous m’avez montrées hier, mais d’après ces représentations je ne peux pas savoir s’ils sont identiques ou non. J’aimerais beaucoup vous aider dans ce domaine, mais le but que je poursuis réclame tous mes efforts. »
— Bob, dit alors le docteur, si tu ne cherches pas à conserver l’ami que tu as actuellement pour te livrer à des études médicales, tu seras un traître à la civilisation. Mais cela ne nous fait pas avancer en ce qui concerne notre problème. Je tiens à faire remarquer que votre fugitif ne peut pas se trouver dans le corps de Malmstrom. Tout ce que vous avez dit concernant le saignement de nez est évidemment valable pour des germes de maladie. Nous ne pouvons quand même pas suspecter toutes les personnes qui ne sont jamais malades, et votre fugitif doit le savoir. »
Un long silence suivit cette déclaration et comme il menaçait de s’éterniser, Bob déclara alors :
« Il ne reste donc plus sur la liste des suspects que Norman et Hugh. Cet après-midi j’aurais certainement désigné Norman en premier, mais à présent j’en suis moins sûr.
— Et pourquoi donc ? »
Le jeune garçon répéta ce que le Chasseur lui avait communiqué quelques minutes auparavant et le médecin haussa les épaules avant de dire :
« Chasseur, si vous ne voulez pas nous faire part de vos réflexions, nous serons obligés de ne compter que sur nous.
« — C’est exactement ce que je souhaite, communiqua alors le Détective. Vous avez tous les deux tendance à me considérer comme un être au courant de tout. Or c’est faux. Nous sommes dans un monde entourés de vos semblables, ne l’oubliez pas. Je continuerai à poursuivre et à vérifier mes idées avec votre aide lorsque ce sera nécessaire, mais je voudrais que vous fassiez de même avec les vôtres, et vous n’y parviendrez jamais si vous vous laissez trop influencer par les opinions que je peux avoir. »
— Entendu, répliqua Seever. Pour le moment mon hypothèse rejoint celle de Bob et je voudrais que vous vous livriez le plus rapidement possible à un examen personnel de Norman Hay. Robert pourra vous emmener tout près de la maison de Hay comme il en avait déjà eu l’intention et vous pourrez faire l’essai cette nuit même.
« — Vous semblez oublier vos propres paroles. Ne m’avez-vous pas dit que je devrais toujours être prêt à agir si vous découvriez notre fugitif ? répondit le détective. Mieux vaut à mon avis s’en tenir au système du vaccin que nous avons commencé en attendant que les preuves viennent s’offrir à nous. »
— Je ne vais quand même pas déclencher une épidémie de malaria dans toute l’île uniquement pour vous faire plaisir, répondit le docteur. Et pourtant, vous devez avoir raison. Essayons donc un autre vaccin, et ne me dites pas cette fois-ci que vous en aimez le goût, car cela coûte trop cher pour se l’offrir comme petite douceur. À propos, dit le médecin en remplissant la seringue, est-ce que Norman n’était pas un de ces passagers clandestins qui sont venus récemment ?
— C’est exact, répondit Bob, mais primitivement cette idée venait de Rice qui s’est dégonflé à la dernière minute, du moins c’est ce que l’on m’a dit. »
L’air pensif, Seever fit la piqûre, puis déclara :
« Peut-être le fugitif est-il resté quelque temps avec Teroa, puis est passé chez Hay. Tous deux ont certainement dormi très près l’un de l’autre pendant qu’ils se cachaient sur le navire.
— Mais pourquoi aurait-il changé d’hôte ?
— Il pouvait penser que les chances d’aller à terre étaient plus grandes avec Hay. Souvenez-vous que celui-ci a toujours déclaré qu’il avait entrepris ce voyage dans l’unique dessein d’aller visiter les musées de Tahiti.
— Peut-être, mais cela impliquerait que notre criminel est resté assez longtemps avec Teroa pour apprendre l’anglais, et il faudrait également que l’intérêt subit de Norman pour la biologie se soit manifesté brusquement avant qu’il ne servît d’hôte à ce fugitif », fit remarquer Bob.
Le médecin fut obligé d’admettre la justesse de ces remarques et déclara :
« N’en parlons plus, c’était simplement une idée. Je n’ai d’ailleurs jamais dit que je possédais une preuve quelconque. C’est quand même dommage que nous ne parvenions pas à découvrir le produit qui révélerait la présence du fugitif. Cette histoire de malaria me fournirait une excuse rêvée pour examiner toute la population de l’île, en admettant, bien sûr, que j’aie assez de vaccin pour traiter tout le monde, ce dont je doute.
« — Dans l’état actuel des choses, signala le Chasseur, vous n’êtes pas près d’y arriver. »
— Nous n’y parviendrons sans doute jamais d’ailleurs. Votre structure est vraiment trop différente de celle des autres créatures que nous sommes habitués à rencontrer sur cette terre. Je voudrais que vous nous fassiez partager quelques-unes de vos idées, car le petit jeu auquel nous nous livrons me paraît vraiment dépendre trop du hasard.
« — J’ai fait part de mes idées à Bob il y a déjà quelque temps, répondit le Chasseur, et je les ai mises en application. Malheureusement cela me conduit à un champ si vaste de possibilités que je crains fort de ne pouvoir me livrer aux examens nécessaires. Je préfère donc me servir en premier lieu de votre système. »
— Qu’avez-vous donc pu dire à Bob, dont vous ne m’avez jamais parlé ? » Puis s’adressant au jeune garçon, le docteur ajouta : « C’est le moment ou jamais de me mettre au courant des preuves que tu as pu recueillir.
— Je ne crois pas en posséder, répondit Bob en fronçant un peu les sourcils. Pour autant que je m’en souvienne, mes entretiens avec le Chasseur ont tous porté sur les méthodes de recherches. Nous devions essayer de deviner les mouvements possibles de notre criminel et accumuler les preuves. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait et nous avons découvert en premier lieu le morceau de générateur. C’est à ces recherches que nous nous livrons encore actuellement.
— Moi aussi. Si le Chasseur tient essentiellement à ce que nous suivions ses idées avant de nous faire part des siennes, je crois que nous n’avons qu’à nous exécuter le plus rapidement possible. J’admets que ces raisons sont particulièrement valables, sauf peut-être celles concernant l’immensité du champ des recherches. À mon avis ce n’est pas une excuse suffisante pour se permettre de l’ignorer.
« — Mais je n’ignore rien, fit remarquer le Chasseur. Je n’ai simplement pas envie de vous distraire de vos examens, car cela me paraît inutile, d’autant plus que je suis partisan d’examiner Hay et Colby de très près. Je n’ai jamais été d’avis de voir Rice en premier. »
— Et pourquoi donc ?
« — Vous lui reprochiez surtout d’avoir dormi à l’endroit où le fugitif a touché terre. Selon moi, pourtant, le criminel ne se serait jamais réfugié dans le corps d’un être courant un danger semblable à celui qui menaçait Rice à cet instant-là. »
— Le criminel n’avait rien à redouter.
« — Personnellement non, mais de quelle utilité lui aurait été un noyé, car Rice risquait fort de demeurer sous l’eau ? Je ne suis donc nullement étonné que votre camarade ne soit pas sur la liste des suspects ou des infectés, comme aurait dit sans doute le docteur Seever. »
— Bon, bon, répondit le médecin. Nous allons nous occuper aussi rapidement que possible des deux autres afin que vous puissiez vous mettre tout de suite à l’œuvre, mais je maintiens qu’une telle conduite est illogique. »
Bob avait la même impression, mais il en était venu à accorder une grande confiance au docteur, sauf peut-être sur un point précis. Il n’essaya donc pas de faire revenir le Chasseur sur sa décision et quitta la maison du médecin lorsque le soleil était déjà bas à l’horizon.
Tout ce qu’il pouvait faire était de découvrir Hay et Colby pour les surveiller.
Bob avait laissé ses camarades auprès du réservoir en construction, et sans doute y étaient-ils encore. En tout cas, leurs vélos le renseigneraient tout de suite ; de plus il avait laissé sa propre bicyclette là-haut et devait aller la chercher.
En passant devant chez les Teroa, il remarqua que Charles avait repris ses anciennes occupations de jardinage et il lui adressa un signe de main. Le jeune garçon semblait avoir repris ses esprits et son calme. Bob se souvint alors que le médecin n’avait pas encore eu le temps de lui annoncer la bonne nouvelle de son départ et espéra qu’il ne manquerait pas de le faire. Il n’avait plus aucune raison de l’empêcher de quitter l’île.
Bob trouva sa bicyclette où il l’avait laissée. En revanche, celles de ses camarades n’y étaient plus et il lui fallait à présent essayer de deviner où ils avaient pu se rendre. Il se souvint alors que Hay avait envie de travailler un peu à son aquarium et qu’il était fort possible que ce projet ait été mis à exécution. D’ailleurs, pourquoi pas celui-là plutôt qu’un autre ? Il enfourcha son vélo et s’engagea sur la route qu’il venait de parcourir. Parvenu devant la maison du docteur, il y entra en coup de vent pour s’assurer que ce dernier pensait à annoncer la bonne nouvelle à Teroa. Il s’arrêta ensuite au bord de la crique, bien qu’étant à peu près certain que ses camarades ne travaillaient pas au bateau. Il jeta un coup d’œil aux alentours et selon toute apparence il ne s’était pas trompé.
Norman avait dit qu’ils seraient obligés de gagner la petite île à la nage s’ils y allaient. Les bicyclettes auraient alors été déposées devant la maison de Norman à l’autre bout de la route. Robert se dirigea dans cette direction. Les parents de Hay habitaient une belle bâtisse de deux étages, avec de vastes fenêtres, qui ressemblaient un peu à l’habitation des Kinnaird. La seule différence était que la demeure ne se cachait pas dans la jungle comme celle de Bob. Elle s’élevait à l’endroit où le sol devenait presque plat avant d’arriver à la plage et la terre était trop sablonneuse pour que puissent y pousser les épais buissons que l’on rencontrait dans toutes les autres parties de l’île. La végétation était malgré tout assez abondante pour fournir une ombre précieuse, mais l’on pouvait se promener aux alentours sans être obligé de jouer à l’explorateur. Une sorte de petit hangar avait été construit non loin de là pour permettre de ranger les bicyclettes, et beaucoup des habitants de l’île y laissaient les leurs. Comme de juste, Bob alla y jeter un coup d’œil en premier. Il fut heureux de découvrir que ses suppositions étaient exactes. Les vélos de Rice, de Colby et de Hay y étaient accrochés. Bob y abandonna également le sien et prit ensuite la direction de la plage. À l’extrémité nord du golfe, il ne fut pas surpris d’apercevoir les silhouettes de ses trois camarades de l’autre côté de la mince étendue d’eau.
Ils levèrent la tête à ses appels et lui firent de grands signes lorsqu’il s’engagea dans l’eau. Il avait à peine fait quelques pas qu’il entendit Hay lui crier :
« Pas la peine que tu viennes ! On revient ! »
Bob fît signe qu’il avait compris et s’assit sur le sable pour les attendre. Il les vit qui regardaient autour d’eux comme pour s’assurer qu’ils n’avaient rien oublié, puis ils entrèrent dans l’eau. Ils devaient se frayer un chemin sur les coraux qui encombraient les récifs avant de trouver une eau assez profonde pour pouvoir nager. Les quelques mètres à couvrir n’étaient pas faciles à franchir avec de grosses chaussures aux pieds, mais ils en avaient l’habitude. En quelques instants ils furent près de Bob.
« Vous avez posé le grillage ? demanda celui-ci.
— Oui. On a d’abord agrandi un peu le trou. Il a une vingtaine de centimètres à présent, précisa Hay. J’ai pu avoir un peu de ciment et de la toile de cuivre. C’est solide maintenant. Le gros grillage servira de support et la toile empêchera les poissons les plus petits d’aller se balader ailleurs.
— Pourquoi ? Tu as de nouveaux pensionnaires ? Et tes photos en couleurs ? Quand as-tu l’intention de les prendre ?
— Hugh a rapporté deux anémones de mer, et on peut lui voter des remerciements à l’unanimité. J’aurais mieux être pendu que de toucher à ces trucs là.
— En tout cas, je ne recommencerai pas, affirma Hugh Colby. Je croyais qu’elles se refermaient simplement lorsque quelque chose de gros passait à leur portée, c’est bien ce qu’a fait la première, mais l’autre… Brr ! »
Il tendit sa main droite et Bob poussa un petit sifflement de sympathie. L’intérieur du pouce et les deux premiers doigts étaient couverts de petits points rouges, là où les poils de l’anémone avaient pénétré dans la peau. Toute la main jusqu’au poignet était enflée et à voir avec quelles précautions Colby remuait son bras on pouvait juger de la douleur.
« J’ai déjà été piqué par des bestioles semblables, déclara Bob, mais jamais à ce point. Quelle espèce est-ce donc ?
— Je n’en sais rien. Tu demanderas au professeur demain. En tout cas c’étaient des grosses, mais dorénavant, grosses ou petites, Hay s’occupera tout seul du recrutement pour son aquarium ! »
Bob paraissait songeur ; il trouvait vraiment curieux que tous ces événements eussent pu se produire le même jour, et pourtant quatre ou cinq des principaux suspects étaient déjà éliminés. On ne pouvait pas sortir de là ! Sans aucun doute, si Hugh avait pu transporter une des anémones sans se faire piquer on aurait pu le soupçonner d’être l’hôte du fugitif, car en admettant même que celui-ci soit demeuré indifférent à la douleur de l’homme qui l’abritait, il n’aurait certainement pas voulu que celui-ci fût obligé de rester plusieurs jours sans se servir de sa main.
En procédant par élimination on s’apercevait que, de toute la liste, seul Norman Hay demeurait au premier plan.
Bob décida d’en parler au Chasseur dès que possible.
Jusque-là toutefois, il ne devait rien laisser paraître de ses intentions.
« Savez-vous ce qu’est devenu Tout-Petit ? demanda-t-il.
— Non, que lui est-il arrivé ? » répliqua Rice.
Tout au plaisir d’apporter une nouvelle sensationnelle, Bob oublia sur-le-champ cette préoccupation.
Il raconta avec force détails la maladie de leur camarade et s’étendit sur la réaction du docteur qui ne parvenait pas à imaginer où Tout-Petit avait pu attraper la malaria. Tous semblaient fortement impression nés et Hay paraissait même un peu mal à l’aise. L’intérêt qu’il portait aux questions de biologie lui avait permis d’acquérir certaines connaissances sur la propagation des maladies contagieuses.
« Je crois que nous ferions bien de voir un petit peu dans les bois s’il n’y a pas de mares ou de l’eau stagnante, proposa-t-il. Il faudrait y verser du pétrole ou s’arranger pour les faire disparaître. S’il y a de la malaria dans l’île, nous sommes tous en danger si des moustiques vont piquer Tout-Petit.
— On pourrait toujours demander au docteur, répondit Bob, moi je crois que c’est une bonne idée. En tout cas, ce sera un drôle de boulot.
— Et alors ? Je préfère ça plutôt que d’attraper la malaria. J’ai lu des bouquins là-dessus et ça n’a pas l’air d’être drôle.
— Je me demande si on pourra voir Tout-Petit, déclara Rice. Pour cela aussi il faudra demander au médecin.
— Allons-y tout de suite.
— Je voudrais d’abord savoir l’heure, car j’ai l’impression qu’il est tard. »
Cette idée parut raisonnable à tout le monde, et leur bicyclette à la main ils attendirent devant chez Hay que celui-ci les renseignât sur cette importante question, car leurs parents ne plaisantaient pas avec l’heure des repas. Quelques instants plus tard le visage de Hay apparut à la fenêtre et il lança :
« On va se mettre à table. Je vous retrouve tout à l’heure devant chez Bob. D’accord ? »
Et sans attendre la réponse, il disparut.
Rice semblait assez ennuyé et il déclara :
« S’il est juste à l’heure, je suis déjà en retard. Hâtons-nous et si je ne suis pas au rendez-vous après le dîner vous saurez pourquoi. »
Il avait à peu près un kilomètre à faire pour rentrer chez lui, ainsi que Bob. Colby lui-même, qui habitait tout près de chez Hay, ne perdit pas de temps et tous trois s’engagèrent à vive allure sur la route. Bob ne savait pas ce qui s’était passé chez ses camarades, mais quant à lui il dut préparer son repas et faire sa vaisselle. Lorsqu’il put enfin sortir, il ne trouva que Hay. Ils attendirent un moment sans qu’aucun de leurs camarades n’apparût. Depuis quelque temps déjà des menaces étaient suspendues au-dessus de leur tête, à cause de ces retards à l’heure des repas, et selon toute apparence l’exécution avait eu lieu.
Norman et Robert décidèrent finalement qu’il était inutile d’attendre plus et se dirigèrent vers la maison du médecin. Comme à l’accoutumée, celui-ci était là.
« Salut, messieurs, entrez. J’ai l’impression que les affaires reprennent. Que puis-je pour vous ?
— Nous nous demandons si Tout-Petit peut recevoir des visites, expliqua Hay. Nous venons d’apprendre qu’il est malade et avant d’aller chez lui nous voulions vous poser la question.
— Excellente idée et à vrai dire je ne vois aucun inconvénient à ce que vous alliez voir votre copain. Vous ne risquez pas d’attraper la malaria en respirant l’air de sa chambre. D’ailleurs il n’est pas très malade. Heureusement, nous avons des médicaments qui atténuent beaucoup les effets de la maladie. Sa température a déjà bien baissé et je suis persuadé qu’il sera tout heureux de vous voir.
— Merci beaucoup, docteur », répondit Bob qui ajouta : « Norman, si tu yeux que nous y allions ensemble, attends-moi une minute, je voudrais demander un renseignement au docteur.
— Oh ! j’ai l’habitude d’attendre », répliqua Hay d’un ton sec.
Bob sursauta un peu en entendant le ton de son camarade et ne sut quelle contenance prendre durant un instant. Le médecin vint à la rescousse.
« Bob veut parler de sa jambe et, de mon côté je préfère examiner les malades sans témoin. Cela ne te fait rien, j’espère ?
— Pas du tout… enfin… je voulais… vous demander également quelque chose.
— Je vais faire un petit tour pendant ce temps-là, déclara Bob en se levant.
— Pas la peine. Cela peut t’intéresser également, et puis cela risque d’être un peu long. Mets-toi dans un coin. » Et se tournant vers le docteur Seever, il demanda : « Docteur, pouvez-vous me dire ce que l’on ressent lorsqu’on a la malaria ?
— Je ne l’ai jamais eue, Dieu merci, mais en général, le malade commence à trembler. Puis les tremblements cessent et l’on passe alors par des alternatives de fièvre et de calme. La sudation est toujours abondante avec de brusques montées de température, assez fortes pour amener le délire. L’évolution de la maladie obéit à des règles assez bien définies et se poursuit selon le cycle d’existence du protozoaire responsable de cette maladie. Lorsque de nouveaux microbes prennent naissance et se développent, tout recommence avec les mêmes manifestations.
— La fièvre et les frissons sont-ils toujours assez graves… enfin suffisamment pour que le malade ne s’aperçoive plus de rien ou au contraire les accès peuvent-ils être très espacés ? »
Le docteur fronça les sourcils en entrevoyant où voulait en venir le jeune garçon. Bob s’efforçait de dissimuler son agitation et il avait beaucoup de mal à demeurer calme, car il avait d’autres raisons que le docteur d’être surpris.
« Parfois, répondit Seever, la maladie semble être en sommeil durant un temps plus ou moins long et l’on a vu des malades qui demeuraient un an sans avoir de nouvelles attaques. On a beaucoup discuté sur cette question et l’on en discute encore, mais personnellement je n’ai jamais connu de gens qui, une fois atteints, n’aient pas présenté de nouveaux symptômes par la suite. »
Hay semblait inquiet et l’on sentait qu’il avait du mal à formuler sa phrase suivante.
« Docteur, dit-il enfin, Bob m’a dit que vous ne saviez pas où Tout-Petit pouvait avoir attrapé cela. Je sais, naturellement, que la maladie est transmise par les moustiques, mais il faut bien qu’ils prennent les microbes sur quelqu’un ayant déjà la malaria, et… je crois bien que c’est moi qui suis responsable !
— Mon petit, j’étais déjà dans cette île lorsque tu as poussé ton premier cri et je t’ai toujours suivi. Tu peux me croire, tu n’as jamais eu la malaria.
— Je n’ai jamais été vraiment malade, mais je me souviens fort bien d’avoir eu des accès de fièvre entrecoupés de tremblements comme ceux dont vous venez de nous parler. Ils ne duraient jamais bien longtemps et n’étaient pas assez forts pour que je m’inquiète. Je trouvais cela bizarre, c’est tout. Je n’en ai d’ailleurs jamais parlé à personne, car je n’y attachais guère d’importance et je ne voulais pas me plaindre pour si peu de chose. Cependant, lorsque Bob m’a parlé de tout cela cet après-midi, je me suis souvenu de ce que j’avais lu à ce sujet et j’ai fait le rapprochement. J’ai jugé qu’il était préférable de vous en parler. Avez-vous un moyen de savoir si je l’ai ou non ?
— Je trouve ton idée complètement idiote, mon petit. Je ne prétends pas être un expert en ce qui concerne la malaria dont les cas sont heureusement rares dans cette île, mais je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu citer un cas où la maladie aurait été aussi discrète que chez toi. Néanmoins, si cela te fait plaisir, je peux te faire une prise de sang et rechercher notre fameux microbe !
— Je ne demande que cela ! »
Le docteur s’exécuta. Lui et Bob ne savaient pas s’il fallait s’étonner ou être inquiet en entendant les paroles de Norman. Si par hasard le jeune garçon avait raison et qu’il fût véritablement atteint, il fallait le rayer aussitôt de la liste des suspects. De plus sa conduite actuelle cadrait mal avec son caractère et ce que l’on savait de lui. Le docteur était très étonné de rencontrer un tel sens de l’analyse et une telle conscience chez un garçon de quatorze ans qui n’avait jamais montré auparavant un si grand souci de ses semblables. Bob, de son côté, ne comprenait plus rien car il avait toujours considéré Norman comme un camarade plus jeune que lui et peu capable de réfléchir. Une telle conduite cadrait mal avec ce que l’on savait de lui, et si le malade n’avait pas été l’un de ses meilleurs amis, Hay ne se serait certainement pas donné la peine de rassembler ses souvenirs d’enfance et encore moins d’en parler au médecin. Pour l’instant, sa conscience l’inquiétait, mais l’on pouvait présumer que s’il n’était pas venu voir le docteur ce soir-là, il aurait certainement changé d’avis le lendemain et n’en aurait pas parlé sans discerner les raisons qui l’avaient poussé à venir. Il était, maintenant, aussi inquiet que le docteur Seever de savoir s’il était ou non responsable de la maladie de Malmstrom. Néanmoins, il avait l’impression réconfortante de faire ce qu’il pouvait pour aider son camarade.
« Il va me falloir à présent un certain temps pour l’analyse, dit le docteur. Si par hasard tu l’avais, ce ne pourrait être que sous une forme très anodine. Si cela ne t’ennuie pas, je voudrais examiner d’abord la jambe de Bob. »
Malgré son désappointement visible au souvenir des premières paroles échangées, Norman acquiesça et se dirigea à contrecœur vers la porte en lançant à Bob : « Ne reste pas trop longtemps, j’ai hâte de savoir. » La porte à peine refermée, Bob se tourna vers le docteur pour lui dire précipitamment :
« Ne vous occupez pas de ma jambe, docteur, si tant est que ce ne soit un prétexte… Voyons d’abord ce que va donner l’analyse. Si les craintes de Norman sont justifiées, il faudra le rayer aussi de la liste des suspects.
— C’est bien ce à quoi j’ai pensé, répondit le docteur. Tu n’as pas vu que je prenais beaucoup plus de sang qu’il ne fallait ? J’ai envie de demander au Chasseur de l’examiner.
— Mais il ne connaît peut-être pas le microbe de la malaria.
— S’il le faut, j’irai en prendre chez Malmstrom pour lui permettre de comparer. Je vais faire une plaque tout de suite pour le passer au microscope. Le seul ennui est que je ne racontais pas de blague en parlant du caractère, sans doute bénin, de sa maladie. Je peux très bien faire des douzaines et des centaines de préparations sans découvrir le microbe et c’est pour cela que je voulais demander au Chasseur d’examiner tout le tube de sang. Là où il me faudrait des heures, il lui suffira d’une minute. Je me souviens de ce que tu m’as raconté sur la neutralisation des leucocytes qu’il avait réalisée dans ton sang. S’il a pu y arriver, il pourra, à plus forte raison, jauger toutes les cellules sanguines en un rien de temps. »
Le docteur alla prendre un microscope et d’autres appareils nickelés et se mit au travail.
Après avoir étudié deux ou trois lames, il leva la tête et déclara :
« Je ne trouve rien, mais c’est peut-être parce que je ne m’attends pas à découvrir quelque chose. »
Il se pencha de nouveau sur le microscope et Bob pensa que Norman en avait sans doute assez d’attendre et qu’il s’en irait voir Malmstrom tout seul. Seveer releva encore une fois la tête et dit :
« C’est incroyable, mais il est fort possible qu’il ait dit vrai… Il y a une ou deux cellules sanguines qui semblent avoir été attaquées par un microbe agissant comme celui de la malaria. J’ai vu un tas de choses, mais pas le microbe que je cherche. Je ne cesse jamais de m’étonner en découvrant l’incroyable variété des corps étrangers existant dans le système sanguin de l’être le mieux portant. Si toutes les bactéries que j’ai localisées quelques minutes pouvaient se reproduire en toute liberté, Norman aurait en très peu de temps la typhoïde, deux ou trois sortes de gangrènes extrêmement pernicieuses, une attaque d’encéphalite et au moins une bonne demi-douzaine d’infections diverses. Et pourtant, il se promène frais et rose avec pour toute manifestation quelques attaques de fièvre dont il ne se souvient même pas. Je suppose que tu… »
Il s’arrêta brusquement. On aurait cru que l’idée qui venait de germer dans le cerveau de Bob venait de le frapper également.
« Bon Dieu ! Malaria ou pas malaria, il y a certainement une maladie qu’il n’a pas. Je m’esquinte les yeux depuis plus d’une demi-heure à mettre un nom sur tout ce que je découvre alors que… Je suis vraiment idiot, Bob, tu ne trouves pas ? Mais si, tu peux me le dire ! Je vois bien que tu avais pensé à cela bien avant que je t’en parle. »
Il garda le silence pendant quelques instants en secouant la tête, puis reprit : « Ce serait un examen merveilleux, mais je ne peux quand même pas trouver un prétexte pour faire des prises de sang à tout le monde dans l’île. Dommage, car on saurait immédiatement à quoi s’en tenir. En effet, j’imagine mal le criminel lâchant une bordée de microbes dans le sang de son hôte dans le seul but de dissimuler sa présence… Il ne nous reste donc plus qu’un seul suspect sur la liste et j’espère que nous n’avons pas fait d’erreur dans notre élimination.
— Moi aussi, dit Bob. Car il n’y a plus personne sur la liste. J’ai rayé Hugh juste avant le dîner. » Il exposa les raisons qui avaient motivé cette décision et le médecin admit qu’elles étaient justes.
« J’aimerais quand même qu’il me fasse voir sa main, car avec des piqûres d’anémones de mer on ne sait jamais ce qui peut se passer. Avec notre système nous sommes au bout de la liste et il va falloir que le Chasseur découvre ses batteries, car pour nous les recherches sont terminées. Qu’en pensez-vous, Chasseur ?
« — Vous avez agi tout à fait logiquement, répondit-il, et si vous m’accordez encore cette nuit pour mettre sur pied un plan d’action, je vous l’exposerai demain. »
Le Chasseur se rendait parfaitement compte que la raison ainsi invoquée pour cet ultime délai était assez mince, mais il avait des motifs sérieux pour ne pas révéler à ses amis, pour l’instant, qu’il savait où se trouvait le fugitif.
XIX
SOLUTION
Bien que Bob ne partageât pas l’imbroglio de pensées qui agitaient l’esprit du Chasseur, il mit un certain temps à s’endormir. Hay s’était rendu, comme prévu, chez Malmstrom, et avait bavardé quelques instants avec le malade en compagnie de Bob jusqu’au moment où on les avait priés de partir pour laisser reposer leur camarade. Bob n’avait pas du tout suivi la conversation.
Le Chasseur avait déclaré qu’il était à même de fournir un plan d’action, et Bob qui, de son côté, en était incapable, s’étonnait d’avoir été dépassé dans cette recherche. Cette situation l’ennuyait et il essayait de reconstruire le raisonnement qu’avait pu tenir le Chasseur en partant de la découverte du morceau de métal sur la plage.
De son côté, le Détective n’était pas content de lui. En effet, c’était lui qui avait aiguillé Bob sur cette voie, dont il n’espérait d’ailleurs pas grand-chose, mais qui aurait dû permettre à son hôte d’agir de son côté en le laissant libre de travailler sur les données et les renseignements qui convenaient mieux à sa façon personnelle de raisonner. Et pourtant, là aussi, il avait échoué et se rendait compte maintenant combien il avait négligé certains problèmes depuis quelques jours en dépit des divers éléments que Bob et le docteur lui fournissaient sans cesse. Par chance, Bob avait suivi ses propres pensées au sujet du piège où il s’était blessé à la jambe. S’il ne s’était pas arrêté longuement à cet événement, le Chasseur aurait dû commencer à examiner Teroa et les autres garçons comme il avait été primitivement convenu. Dans ce cas le Chasseur aurait abandonné le corps de Bob pendant des périodes interminables de trente-six heures au moins, au cours desquelles il n’aurait pu enregistrer toutes les preuves qu’on lui apportait volontairement ou non, chaque jour. La plupart n’avaient aucune valeur, mais, reliées entre elles, elles donnaient naissance à un ensemble particulièrement intéressant.
Le Chasseur attendait avec impatience que son hôte s’endormît. Il devait agir, et agir très vite. Bob avait les yeux fermés, et le Chasseur n’était plus en rapport avec le monde extérieur que par les sensations auditives de Bob. Néanmoins, les battements de cœur du jeune garçon et sa respiration prouvaient qu’il était encore éveillé. Pour la millième fois le Détective regretta de ne pouvoir lire dans les pensées de son hôte.
Il avait un peu l’impression de se promener dans une allée noire, obligé qu’il était de transcrire tout ce qu’il entendait. Des bruits divers lui permettaient tout de même de se faire une idée assez exacte de l’endroit où il se trouvait et des environs. Il écoutait le bruit sourd et incessant des brisants qui lui parvenait d’un kilomètre au-delà de la colline, puis le faible bourdonnement des insectes de la forêt voisine où se mêlait de temps à autre le bruissement de petits animaux fuyant pour sauver leur vie. Il percevait beaucoup plus distinctement le bruit que faisaient les parents de Bob en allant se coucher.
Ils avaient discuté longuement tout au long de la soirée, mais, à présent, s’efforçaient d’être silencieux en approchant de la chambre de Bob. Celui-ci avait sans doute été le sujet de la conversation et ils ne voulaient pas le déranger. Le jeune garçon les entendit néanmoins et il cessa de bouger le pied et respira moins fort. À ces changements, le Chasseur comprit que Mme Kinnaird venait jeter un coup d’œil dans la chambre de son fils et que celui-ci tenait à donner l’impression qu’il dormait. Quelques instants plus tard, le Chasseur entendit se fermer une autre porte. Au moment où Bob sombra enfin dans le sommeil, le Chasseur était très énervé et impatient, mais toutefois pas assez pour négliger de s’assurer du sommeil profond de son hôte. Lorsqu’il en fut certain, il décida d’agir sur-le-champ. Son corps gélatineux émergea peu à peu des pores de la peau de Bob, puis le Chasseur traversa draps et matelas, et deux à trois minutes plus tard toute la masse de son corps se trouvait sous le lit du jeune garçon.
Le Chasseur resta un moment à écouter pour être sûr qu’aucun bruit insolite ne retentissait dans la maison, puis il se glissa vers la porte et étendit un pseudopode muni d’un œil dans l’entrebâillement. Il était en route pour se livrer à un examen personnel de la personne suspecte et était à peu près certain d’avoir raison. Il n’avait pas oublié les arguments avancés par le docteur pour remettre un tel examen à plus tard jusqu’au moment où il aurait décidé des mesures à prendre au cas où il trouverait quelque chose. Le Chasseur sentait néanmoins qu’une faille sérieuse existait dans ce raisonnement. En effet si l’hypothèse du Chasseur se révélait exacte, Bob, sans le savoir, était entraîné dans une aventure qui pouvait lui être extrêmement douloureuse. On ne pouvait plus attendre pour être fixé.
Une lampe était allumée dans le couloir, mais elle n’était pas assez lumineuse pour gêner le Chasseur qui, à l’instant présent, avait la forme d’une longue ficelle de l’épaisseur d’un crayon s’étendant sur plusieurs mètres le long du mur. Il s’arrêta de nouveau pour écouter longuement les bruits de respiration qui provenaient de la chambre des parents Kinnaird. Satisfait de son examen et estimant que tous deux devaient être endormis, il entra. La porte de la chambre était fermée, ce qui d’ailleurs ne le gênait nullement, car la moindre fissure lui suffisait et, en dernière ressource il lui restait le trou de la serrure.
Il avait déjà appris à reconnaître la différence de son et de rythme que donnait la respiration de l’homme et de la femme, et sans hésitation il se transporta sous le lit du suspect. Une colonne de gelée s’éleva lentement jusqu’à toucher le matelas, puis le reste du corps sans forme suivit la même voie et se rassembla dans le matelas. Avec beaucoup de précautions le Chasseur essaya alors de découvrir le pied du dormeur. Sa technique était très au point à présent et s’il l’avait voulu, il aurait pu très facilement entrer dans le corps beaucoup plus rapidement qu’il ne l’avait fait pour Bob la première fois, car il n’avait plus à se livrer à des explorations pour reconnaître l’endroit où il lui était plus facile de se glisser. Toutefois il n’avait pas l’intention d’entrer tout de suite dans le corps et il resta dans le matelas pendant que de fins tentacules commençaient à pénétrer dans la peau. Ils n’allèrent d’ailleurs pas très loin.
La peau humaine est faite de plusieurs couches de cellules différentes, mais toutes sont en général de la même grandeur et de la même forme, qu’elles soient mortes et cornées comme celles que l’on rencontre en premier ou sensibles et vivantes comme celles de l’épithélium sous-cutané. Normalement, il n’existe pas de couches ou même de réseaux discontinus de cellules plus sensibles et plus mobiles que les autres. Bob possédait un tel réseau, car le Chasseur l’avait tissé pour sa propre sauvegarde. Le Détective ne fut pas surpris le moins du monde de découvrir un réseau semblable juste sous l’épiderme de M. Arthur Kinnaird. C’était même ce à quoi il s’attendait. Les cellules rencontrées détectèrent et reconnurent les tentacules lancés par le Chasseur. Durant quelques instants, des mouvements désordonnés et des réactions bizarres agitèrent ces cellules, qui semblaient vouloir éviter tout contact avec le Chasseur. Puis, elles s’immobilisèrent de nouveau ; car l’être à qui elles appartenaient avait dû se rendre compte qu’il était inutile de résister.
Le corps du Chasseur se répandit le long de ce réseau et bon nombre de ces cellules se collèrent aux autres et transmirent un message. Il ne s’agissait naturellement pas d’un discours, et ni le son ni la vue, ni tout autre sens humain n’avait cours dans ce monde. La télépathie n’avait rien à y voir non plus et il n’existe aucun autre mot dans notre vocabulaire pour désigner d’une façon précise le moyen par lequel cette communication fut établie. On peut dire que les systèmes nerveux de deux créatures s’étaient intimement fondus pour l’instant présent afin que toute sensation ressentie par l’un le fût également par l’autre.
Le message ne pouvait, évidemment, pas être traduit en mots, mais il avait un sens, et un sens beaucoup plus précis que n’auraient pu lui donner des phrases très compliquées.
« Heureux de te retrouver enfin, Criminel ! Je m’excuse d’avoir mis tant de temps à te découvrir.
— Inutile de t’excuser, Chasseur, surtout en de telles circonstances, et je t’avoue que je comprends mal les plaisanteries. Que tu m’aies retrouvé finalement n’a que peu d’importance, mais ce qui m’amuse c’est qu’il t’ait fallu près de six mois de cette planète pour y parvenir. Je ne savais d’ailleurs pas ce que tu étais devenu, et à présent je peux t’imaginer te baladant dans l’île pendant des mois et des mois et entrant dans toutes les maisons les unes après les autres. Remarque que tu as eu tout ce mal pour rien, car tu ne peux rien me faire à présent. Je te remercie simplement de m’avoir donné cette occasion de me distraire.
— Je suis persuadé que tu seras également heureux d’apprendre que mes recherches dans cette île n’ont duré que sept jours et que cet homme est le premier que j’examine ainsi. Je serais certainement parvenu à un résultat beaucoup plus rapidement si tu avais laissé paraître le moindre indice. Mais je dois reconnaître que tu as fait très attention. »
Le Chasseur était, maintenant, assez humain pour éprouver une certaine vanité devant sa réussite et même pour se laisser entraîner par elle au-delà des limites normales. Il ne se rendit pas compte sur-le-champ que, à en croire le discours du criminel, celui-ci n’avait jamais soupçonné Bob et qu’à présent ce qu’il venait de dire risquait fort de mettre en danger le jeune garçon.
« Je ne te crois pas, répondit le Criminel, tu n’as certainement pas pu examiner de loin les gens qui sont sur cette île. Tu n’en avais pas les moyens. D’autre part, cet homme qui est mon hôte n’a connu aucune maladie ou blessure importantes depuis mon arrivée. En aurait-il eu que j’aurais préféré me trouver un autre hôte plutôt que de révéler ma présence en venant à son secours.
— Je te crois sans peine. » Le Chasseur laissait clairement voir la répulsion que lui causait l’attitude de l’autre. « Je ne t’ai pas parlé des blessures sérieuses.
— Celles dont je me suis occupé étaient si minimes que personne n’aurait pu les remarquer. Je laissais même les insectes le piquer lorsque des gens étaient autour de lui.
— Je le sais et je vois que tu en tires une certaine gloriole. » Le ton du Chasseur laissait clairement voir son dégoût.
« Tu le sais ? Je me doute que tu n’admettras pas facilement ta défaite. Mais crois-tu vraiment que tu puisses m’impressionner avec tes menaces ?
— Je n’ai pas à t’impressionner, car tu t’es abusé toi-même. Je savais que tu laissais ton hôte se faire mordre par les moustiques lorsqu’il se trouvait avec d’autres personnes et que tu le protégeais autrement. J’avais découvert également que tu intervenais pour réduire les petites blessures qui pouvaient passer inaperçues. On peut donc porter ces bonnes actions à ton crédit quoique, au fond, tu ne l’aies peut-être fait que pour te distraire. C’est cela et les tentatives que tu as faites pour contrôler certains actes de ton hôte qui t’a trahi. Je me doutais bien que, tôt ou tard, tu serais obligé de te manifester, car n’importe quel être finirait par devenir fou à ne rien faire.
« Tu as été assez malin, en un certain sens, pour ne t’occuper que des petites blessures, et pourtant il y a un être qui, de toute façon, allait s’apercevoir de ton activité même s’il n’en découvrait pas la véritable cause. Et cet être, c’est ton hôte lui-même !
« J’ai surpris un jour une conversation. À propos, t’es-tu donné la peine d’apprendre la langue que l’on parle ici ? Au cours d’une conversation, donc, on parlait de l’homme qui te sert d’hôte comme d’un individu assez timoré, refusant toujours de courir le moindre risque, interdisant à sa famille de s’exposer au plus minime danger. Cette opinion était émise par deux hommes qui le connaissaient depuis des années. Et pourtant j’ai vu ton hôte fouiller dans le noir dans une caisse contenant des outils coupants. Je l’ai aperçu descendant pieds nus le long de poutres couvertes d’échardes. Un autre jour, il a cassé à mains nues un fil de cuivre qui aurait dû normalement lui entamer profondément les phalanges. Il y a peu de temps encore il est arrivé sur le chantier en tenant à la main une lame de scie qui venait d’être affûtée, alors que le garçon le plus insouciant aurait pris plus de précautions. Tu avais peut-être pu dissimuler ta présence à tout le monde mais ton hôte, lui, savait que tu étais là, même s’il ignorait le genre de créatures que nous sommes. Il avait probablement remarqué inconsciemment qu’il était à l’abri des menues blessures, et sans s’en rendre compte il avait fait de moins en moins attention. Je possède assez de preuves pour savoir que les êtres humains se comportent toujours ainsi. J’ai entendu ton hôte dire également que les autres personnes devaient dresser spécialement les insectes pour l’ennuyer, ce qui laissait supposer que lorsqu’il était tout seul sa peau était à l’abri des piqûres.
« Tu vois donc que tu ne pouvais pas demeurer éternellement caché. Tu devais, soit tenter de dominer ton hôte et tu révélais ta présence, soit faire le minimum pour l’aider et là encore tu devais te découvrir, soit en dernier lieu ne rien faire pour le restant de ta vie et dans ce cas mieux valait encore te rendre. Même sur cette Terre où je ne possédais pas l’aide et les connaissances que j’ai toujours eues dans notre monde, tu étais donc destiné à être pris un jour ou l’autre si j’arrivais dans tes parages. Tu as eu tort de te sauver après ton crime. Chez nous tu aurais été enfermé pour quelque temps ; ici je ne peux faire autrement que de te détruire. »
Normalement, son interlocuteur aurait dû être impressionné par les paroles du Chasseur, mais la dernière phrase parut au contraire l’amuser beaucoup et il demanda :
« Tu veux me détruire ? Je serais curieux de savoir par quel moyen tu comptes y parvenir ? Tu n’as en ta possession aucun élément qui puisse m’obliger à quitter ce corps, et aucun moyen de t’en procurer ou même d’essayer. Te connaissant comme je te connais, tu n’envisageras même pas la possibilité de faire disparaître mon hôte pour m’avoir. Je tiens à te faire remarquer tout de suite que je n’aurai pas les mêmes scrupules envers le tien. J’ai l’impression, Chasseur, que tu as commis une grosse erreur en me découvrant. Avant cela je n’étais même pas sûr de ta présence sur la même planète que moi. Mais, maintenant, je sais que tu es là, coupé de toutes communications avec notre ancien monde et sans espoir de recevoir aucun secours. Personnellement, je me considère suffisamment à l’abri, mais je te conseille de faire attention à toi.
— Je me rends compte que rien de ce que je pourrai dire, ne te fera changer d’avis et je préfère m’en aller », répondit le Chasseur.
Sans autre commentaire il se retira, et en quelques minutes se glissa jusqu’à la chambre de Bob. Un moment, il avait espéré que M. Kinnaird s’éveillerait, mais à la réflexion il n’en aurait guère tiré d’avantages, car il n’était pas sûr que le père de Bob eût compris tout de suite ce qu’il devait faire.
Le Chasseur était furieux de s’être laissé prendre ainsi. Dès qu’il avait eu l’impression que M. Kinnaird était l’hôte du fugitif, il avait été certain que l’accident de l’appontement provenait de l’intervention volontaire du Criminel qui avait agi sur la vue et les mouvements de son hôte. Il pouvait donc en conclure que le secret de Bob avait été percé à jour et le plan du docteur ne faisait même pas allusion à M. Kinnaird. Il venait d’apprendre qu’il s’était trompé sur toute la ligne. Le Criminel n’avait, selon toute apparence, aucun soupçon sur l’endroit où se cachait le Chasseur, et à présent celui-ci avait donné assez de renseignements au fugitif pour qu’il devinât aisément qui était la créature humaine qui lui servait d’hôte. À présent il ne pouvait même plus abandonner Bob l’espace d’une minute, car le Criminel profiterait de la moindre possibilité. Le Chasseur se devait de demeurer avec le jeune garçon qu’il avait mis en danger afin de le protéger dans toute la mesure du possible.
Tout en rentrant dans le corps de Bob, toujours endormi, le Chasseur se demandait s’il devait mettre le garçon au courant de la situation et l’avertir des dangers qu’il courait. Les deux positions présentaient des avantages. En effet, le fait de savoir que son père était impliqué dans cette affaire pouvait ralentir sérieusement les ardeurs de Bob, mais d’un autre côté en le laissant dans l’ignorance il pouvait très bien ne pas se donner toute la peine nécessaire pour mener à bien leur tâche. Dans l’ensemble le Chasseur penchait plutôt pour tout raconter à son hôte et il se reposa dans un état voisin du sommeil avec cette idée en tête.
Bob prit très bien la nouvelle. Il fut, naturellement, surpris et ennuyé, bien que son inquiétude semblât plutôt s’appliquer à son père qu’à lui-même. Il avait l’esprit assez rapide pour comprendre la situation où se trouvait le Chasseur et il ne lui en voulut pas de lui avoir tout raconté. Il fut également d’accord sur la nécessité d’agir très vite et souleva même une question que le Chasseur n’avait pas envisagée : la possibilité pour leur ennemi de quitter le corps en pleine nuit. Bob fit remarquer alors qu’il ne saurait jamais d’une façon très précise qui de son père ou de sa mère abriterait le criminel.
« Je ne pense pas que cette question doive nous préoccuper beaucoup, dit le Chasseur. Tout d’abord notre fugitif se croit beaucoup trop en sûreté pour se donner la peine de changer d’hôte et d’autre part, s’il le faisait, il serait très facile de s’en apercevoir. Votre père, brusquement privé de la protection dont il jouit depuis des mois, ne manquerait pas de remarquer qu’il n’est plus à l’abri de rien, s’il continuait à être aussi imprudent.
— Vous ne m’avez toujours pas dit comment vous êtes parvenu à remarquer papa parmi les suspects possibles.
— C’est pourtant assez simple et cela découle tout naturellement de la ligne de raisonnement que j’avais ébauchée devant vous. Nous savons que notre fugitif a pris pied sur les rochers. Le signe le plus proche de civilisation était représenté par l’un des réservoirs à peine distant d’une centaine de mètres. Il devait, évidemment, avoir nagé jusque-là, c’est ce que je n’aurais pas manqué de faire dans un tel cas. Les seules personnes à visiter régulièrement les réservoirs, sont, comme vous le savez, les conducteurs des barges qui emmènent les résidus servant d’engrais.
« Le criminel n’avait sans doute pas eu la possibilité de pénétrer dans l’un de ces hommes, mais il pouvait fort bien partir avec la barque. Cela nous menait alors aux alentours du champ où l’engrais est en général épandu. Je n’avais plus qu’à découvrir quelqu’un qui eût dormi non loin de là.
« Restait la possibilité qu’il ait franchi la colline pour s’approcher des habitations et dans ce cas nous aurions dû rechercher dans toutes les maisons de l’île. Pourtant votre père a formulé l’autre jour une remarque, impliquant qu’il devait avoir dormi ou au moins s’être reposé quelque temps sur la colline qui domine les nouveaux réservoirs. Il devenait automatiquement l’une des personnes suspectes que je devais examiner au plus tôt.
— Cela paraît très facile à présent, répondit Bob, mais je n’y aurais jamais pensé. Enfin, il va falloir que nous prenions une décision rapide à présent. Avec un peu de chance, il va rester dans papa jusqu’au moment où il aura découvert où vous vous trouvez. L’ennui, c’est que nous n’avons aucun produit qui puisse l’obliger à quitter un corps. Vous ne voyez pas quelle serait la substance qui pourrait agir sur un de vos semblables pour le contraindre à disparaître ?
— Vous connaissez quelque chose qui vous forcerait à quitter votre maison ? demanda le Chasseur. Il existe certainement un grand nombre de produits répondant à ce besoin, mais tous doivent à présent venir de la Terre. Il n’est plus question d’intervention de l’autre planète. Vous avez donc autant de chances que moi d’inventer ou de découvrir, par hasard, ce qui pourrait délivrer votre père. Si j’étais à la place de ce criminel, sans aucun doute je n’en bougerais jamais, c’est l’endroit le plus sûr pour lui. »
Bob acquiesça tristement et descendit pour le petit déjeuner. Il s’efforça de paraître aussi normal que possible, même lorsque son père apparut. Il pensa soudain que le Criminel n’aimerait peut-être pas beaucoup découvrir qu’il aidait volontairement le Chasseur.
L’esprit très occupé, il se mit en route pour aller à l’école. Bien que n’en ayant pas parlé au Chasseur, il se trouvait à présent devant deux problèmes à résoudre en même temps, ce qui, sans doute, constituait un handicap sérieux.
XX
PROBLEME N°2 ET SOLUTION
À l’extrémité de la jetée conduisant à l’appontement, Bob s’arrêta brusquement pour poser une question au Chasseur. Il venait d’avoir cette idée et ne voulait pas attendre plus longtemps pour en faire part à son invité invisible.
« Si nous parvenons à rendre la situation impossible à votre Criminel et qu’il soit obligé de quitter mon père, comment s’en irait-il ? Enfin, je veux dire, pourrait-il se séparer de lui sans lui faire de mal ?
— Je le pense. Il s’en irait simplement. Il peut, en mettant les choses au pire, tisser un écran épais devant les yeux de votre père pour l’empêcher de voir, ou même le paralyser complètement.
— Mais vous m’avez dit vous-même que vous n’étiez pas sûr de la durée de l’effet de cette paralysie.
— Avec les créatures de votre espèce je ne peux pas me prononcer », précisa le Chasseur qui ajouta : « Je vous ai déjà expliqué pourquoi.
— Je m’en souviens et c’est même pour cela que je vous demande de faire un essai sur moi. Vous pourrez le faire dès que nous serons dans les bois et que personne ne pourra plus nous voir de la route. »
Le ton de Bob était très différent de celui qu’il avait eu auparavant pour formuler la même demande, mi-sérieux, mi-amusé.
« Je vous ai exposé, il y a longtemps déjà, les raisons pour lesquelles je ne voulais pas le faire, répliqua le Chasseur.
— Si vous ne voulez pas le faire sur moi, je ne veux pas que mon père coure le risque d’y être exposé. J’ai une idée sur ce que l’on pourrait faire pour se débarrasser du fugitif, mais il ne la mettra pas à exécution tant que je ne serai pas fixé sur cette question de paralysie. Allez-y. »
Il s’assit par terre derrière un buisson épais et attendit.
La répugnance qu’éprouvait le Chasseur à faire quoi que ce fût qui pût nuire à l’état physique du jeune garçon était aussi forte qu’auparavant, mais maintenant il se trouvait dans une impasse. La menace de ne pas voir mettre en pratique le plan imaginé par Bob n’avait que peu d’importance, mais le jeune garçon pouvait également refuser de coopérer à la réalisation des projets du Chasseur, ce qui ne manquerait pas d’être beaucoup plus sérieux. « Après tout, se dit le Chasseur, ces gens ne sont pas tellement différents des hôtes qui servaient à mes semblables. » Et il céda.
Bob, assis tout droit sur son séant, éprouva brusquement l’impression de ne plus rien ressentir en dessous du cou. Il essaya vainement de se rattraper à une branche en se sentant glisser en arrière, mais s’aperçut que ses bras et ses membres ne répondaient plus à sa volonté. Cette impression étrange dura à peu près une minute, bien que Bob eût la sensation qu’elle s’éternisait. Puis, sans éprouver le moindre picotement, il reprit l’usage de ses bras et jambes.
« Eh bien, dit Bob en se levant, croyez-vous que je sois très marqué ?
— Apparemment, non. Vous êtes même moins sensible à ce traitement que l’hôte qui me servait auparavant, et vous réagissez plus vite, seulement je ne peux pas vous dire si cette propriété vous est propre ou si toutes les créatures de votre espèce en sont douées. Êtes-vous satisfait ?
— Tout à fait. Si c’est tout ce que mon père risque je ne vois rien à objecter à ce qu’on se serve de lui. Je craignais que le Criminel pût le tuer par un moyen ou un autre.
— Il le pourrait fort bien en bloquant une artère principale ou en s’accrochant à un nerf du cerveau ; mais je dois vous dire que ces deux méthodes demandent un énorme travail et que notre fugitif n’aura certainement pas le temps de s’y livrer. Je ne crois pas qu’il faille se tracasser à ce sujet.
— C’est parfait. »
Bob regagna la route, alla chercher la bicyclette qu’il avait laissée contre un arbre et reprit sa route vers l’école. Il allait à pied, car ses pensées l’occupaient trop pour pouvoir consacrer la moindre attention à la direction de son vélo.
Ainsi, si le Criminel était intelligent, il demeurerait dans le corps de son père qui était pour lui le refuge le plus sûr. Mais alors que ferait-il si cet asile devenait intenable ? La réponse s’imposa d’elle-même. Toute la difficulté résidait donc dans le choix d’une situation assez dangereuse pour le Criminel et pas pour M. Kinnaird. Comment créer une telle situation ? Le problème semblait pour l’instant insoluble.
Bob avait soigneusement évité de poser à son hôte une autre question qui le préoccupait beaucoup. À proprement parler, Bob ne savait pas encore si le Chasseur était vraiment ce qu’il affirmait être. La supposition qui lui était venue à l’esprit quelques jours auparavant était trop plausible pour pouvoir être rejetée sans examen. Qui pouvait affirmer, en effet, que le Chasseur n’avait pas raconté une histoire fausse à son hôte pour obtenir son concours ? Bob décida finalement qu’il lui fallait obtenir une réponse à cette question, une réponse qui le convaincrait davantage que les vagues protestations qu’il avait reçues du Chasseur lorsqu’il lui avait demandé, pour la première fois, d’être paralysé. Le comportement du Détective était assez convaincant en lui-même, mais Bob voulait le voir agir en accord avec ses paroles.
Les notes de Bob ne furent pas sensiblement améliorées par les classes du jour et il perdit presque l’amitié de ses camarades au cours du déjeuner. Les classes de l’après-midi furent aussi mauvaises et seule la crainte d’être obligé de rester après les autres lui fit accorder une vague attention à ce qui se passait devant lui. Il avait atteint un tel degré d’agitation qu’il n’avait plus qu’une idée : être libre le plus tôt possible.
Il ne perdit pas une minute à la fin de la classe et, abandonnant sa bicyclette, il se dirigea à pied vers le sud en coupant par le jardin. En laissant son vélo à l’école, il obéissait à deux mobiles. Tout d’abord, le projet qu’il avait en tête ne nécessitait pas de grands déplacements et, en outre, ses amis estimeraient, en voyant sa bicyclette, qu’il reviendrait sous peu, et n’auraient sans doute pas envie de le suivre.
En longeant les allées du jardin, il laissa derrière lui plusieurs maisons et se dirigea vers l’est. Plusieurs personnes le virent passer, car tout le monde se connaissait dans l’île, mais il s’agissait en général de simples relations à qui Bob adressait un léger signe de tête sans crainte de se voir poser des questions ou accompagner. Vingt minutes après avoir quitté l’école, il s’en était éloigné de plus d’un kilomètre et approchait de la plage s’étendant au sud de l’appontement. Parvenu à cet endroit, il bifurqua vers le nord et s’engagea sur la plus petite des presqu’îles. Il fut bientôt séparé de la plupart des habitations par les collines qu’il gravissait. De ce côté-ci de l’île la nature ne s’était pas transformée en une jungle aussi généreuse qu’ailleurs, et si les buissons étaient encore épais on n’apercevait pas d’arbres. Cette partie de l’île était plus étroite que l’autre et l’on arrivait très rapidement aux champs que le Chasseur avait baptisés à juste titre la « réserve de fourrage des réservoirs ».
Parvenu au sommet de la colline, il se laissa tomber à plat ventre et rampa jusqu’à un endroit d’où il pouvait voir de l’autre côté sans être vu. Il était à quelques pas de l’espace découvert où il s’était endormi le soir de la coulée de la paroi du nouveau réservoir.
Au-dessous de lui l’activité était la même que les jours précédents : les hommes travaillaient pendant que des enfants les regardaient faire. Bob cherchait à distinguer ses camarades, mais ceux-ci avaient dû aller travailler au bateau ou à l’aquarium, car il ne put les découvrir nulle part. En revanche, son père était là et le jeune garçon garda sur lui un œil vigilant en attendant que l’occasion qu’il entrevoyait pût se présenter. En estimant l’importance des parois non terminées la veille, Bob était certain que l’équipe de vitrification serait encore à l’œuvre aujourd’hui et que tôt ou tard il faudrait faire le plein de leur petit réservoir. M. Kinnaird n’était pas obligé d’aller chercher lui-même un nouveau bidon de fluor, mais il y avait, malgré tout, de grandes chances pour qu’il le fît.
Ce doute dans le comportement de son père inquiétait Bob énormément, et le Chasseur se rendit compte que son hôte n’avait jamais été aussi énervé depuis le jour de leur rencontre. Son visage avait revêtu une expression très sérieuse et son regard ne quittait pas la scène qui s’offrait à lui, dans la crainte de négliger un infime détail. Depuis le départ de l’école il n’avait pas adressé la parole au Chasseur, et celui-ci trouvait ce brusque silence de Bob assez curieux. Bob était loin d’être stupide et l’expérience qu’il possédait pouvait très bien le rendre beaucoup plus apte que le Chasseur à porter le coup final. Le Détective avait indiqué la voie à Bob lorsque celui-ci n’avait pu la trouver seul, mais, à présent, il se rendait compte que le jeune garçon l’avait dépassé en pensée et il espérait ne pas aller au-devant de nouvelles catastrophes.
Mais, brusquement, Bob descendit la pente de la colline. Près des bétonnières un certain nombre de chemises appartenant aux ouvriers étaient posées sur le sol. Bob, sans même se donner la peine de s’assurer si on ne le regardait pas, fouilla dans plusieurs poches et finit par trouver ce qu’il cherchait : une boîte d’allumettes. En se relevant il rencontra le regard du propriétaire de la chemise et, montrant la boîte au bout de son bras, il leva les sourcils en guise d’interrogation. L’homme acquiesça de la tête et retourna à son travail.
Le jeune garçon mit la boîte d’allumettes dans sa poche et revint un peu sur ses pas pour s’asseoir en un endroit d’où il pouvait ne pas perdre son père des yeux. Le moment qu’il attendait avec tant d’impatience arriva enfin. M. Kinnaird apparut en portant sur l’épaule un petit tonneau métallique et, comme Bob se levait pour mieux voir, son père disparut de l’autre côté du réservoir vers l’endroit où la Jeep était d’habitude arrêtée.
Bob se mit alors à errer sans but bien défini en conservant malgré tout son regard dirigé vers le pied de la colline. Il flânait depuis quelques minutes lorsqu’il aperçut tout en bas la petite voiture, avec son père au volant. Il n’y avait pas à se tromper sur l’endroit où il se rendait et, autant que pouvait s’en souvenir Bob, il fallait au moins une demi-heure pour faire le plein du petit tonneau. Peu après, la voiture disparut une fois de plus à l’horizon et Bob ne devait plus la revoir. Bob, en prenant un air dégagé, s’éloigna légèrement du chantier et dès qu’il se fut éloigné quelque peu il courut de toute la vitesse de ses jambes vers le bas de la colline. Un instant plus tard il se trouvait au début de la route pavée là où les hangars rouillés commençaient et, au grand étonnement du Chasseur, Bob se mit à les examiner tous avec beaucoup d’attention. Les premiers servaient à abriter du matériel de terrassement, d’autres étaient vides et l’on pouvait supposer que les machines qu’on rangeait là servaient en ce moment. Plus près des maisons l’on trouvait des dépôts d’essence et d’huile. Le jeune garçon examina les hangars un par un, puis s’arrêta pour regarder autour de lui et se plongea aussitôt dans un travail rapide.
Après avoir choisi un hangar vide, il commença à y porter des bidons de vingt litres et les entassa à côté de l’entrée. Le Chasseur était très étonné de le voir porter tant de bidons à la fois, mais le son que fit l’un d’eux en tombant, lui apprit qu’ils étaient vides. Lorsque le mur de bidons s’éleva plus haut que le jeune garçon lui-même, Bob se dirigea vers un autre hangar et lut avec beaucoup de soin les indications portées sur une autre pile de bidons. Selon toute apparence, tous ces bidons étaient pleins et contenaient ce que n’importe qui aurait appelé du pétrole, bien qu’en fait le liquide n’ait jamais vu le jour dans un puits de pétrole. Bob en prit deux et alla les placer sur la pyramide dressée précédemment, il en ouvrit un, en versa le contenu sur le tas de bidons et sur le sol. Le Chasseur fit brusquement le rapport entre les allumettes et la manœuvre du jeune garçon.
« Avez-vous l’intention d’y mettre le feu ? demanda-t-il. Dans ce cas, pourquoi les bidons vides ?
— Cela flambera bien assez fort et je n’ai pas l’intention de faire sauter cette partie de l’île.
— Alors où voulez-vous en venir ? Vous ne pouvez pas essayer de faire peur à votre criminel avec le feu sans risquer de mettre en danger la vie de votre père.
— Je le sais fort bien, mais je songe simplement à mettre mon père dans une situation telle que selon toute apparence il ne pourrait échapper à l’incendie. Le fugitif aura peut-être envie de s’enfuir alors. Je me tiendrai à côté avec un bidon d’essence et des allumettes.
— Bravo ! répondit le Chasseur d’un ton sarcastique. Et par quel moyen avez-vous l’intention de mettre votre père dans une telle situation ?
— Vous allez voir. »
Le Chasseur commença à se demander sérieusement ce que son hôte avait dans l’esprit. Bob posa alors un autre bidon sur le bûcher en prenant soin cette fois d’en prendre un contenant une huile assez épaisse. Il prit alors un autre bidon d’essence, dont il dévissa à demi le bouchon, et alla s’installer de l’autre côté de la route à un endroit d’où il pouvait apercevoir l’appontement. Il conservait son regard fixé dans cette direction en jetant de temps à autre un coup d’œil vers le nouveau réservoir en construction. Il savait très bien que si quelqu’un descendait à ce moment-là et découvrait le petit bûcher qu’il avait préparé, ses réponses risquaient fort de ne pas être convaincantes.
Il n’avait pas pris la peine de regarder l’heure lorsque son père était parti en Jeep et n’avait aucune idée du temps qu’il lui avait fallu pour mettre en place ces bidons. Aussi ne savait-il pas de quelle durée serait l’attente. Il n’osait donc pas bouger de l’endroit où il se trouvait. Le Chasseur s’était abstenu de poser d’autres questions, ce qui d’ailleurs valait mieux, car Bob n’avait pas l’intention d’y répondre. Il n’aimait pas beaucoup agir ainsi en ayant l’air de se méfier du Chasseur qu’il avait fini par aimer, mais la simple idée de tuer une créature intelligente commençait à l’inquiéter, maintenant que le dénouement approchait, et surtout il voulait être certain d’attaquer celui qu’il fallait détruire. Pour un garçon de son âge, Bob possédait un esprit remarquablement objectif.
À son grand soulagement la Jeep apparut enfin. Au moment où la voiture s’engageait sur la jetée, le jeune garçon traversa lentement la route en se dirigeant vers la pyramide de bidons, tout en suivant des yeux son père. Lorsque la voiture atteignit la côte, elle fut cachée par d’autres hangars et le jeune garçon, s’approchant de la pile de bidons toute dégoulinante de pétrole, sortit la boîte d’allumettes. Ce faisant, il murmura la réponse longtemps préparée, à la question du Chasseur qu’il sentait toute proche.
« Ce sera très simple de les faire venir ici, vous allez voir. Je vais me mettre dans le hangar entre les bidons ! »
Sur ces mots il sortit une allumette de la boîte. Il s’attendait vaguement, à cet instant précis, à perdre tout contrôle de ses membres, car dans le cas où le Chasseur n’aurait pas été véritablement l’ami qu’il affirmait être, il n’aurait jamais laissé Bob gratter une allumette. Bob avait volontairement évité d’aller jusqu’au fond du hangar où il savait trouver plusieurs fenêtres, car le Chasseur ne devait pas savoir qu’elles existaient. Bob ne songea nullement qu’un criminel de l’espèce du fugitif aurait l’esprit assez prompt pour comprendre que Bob s’était réservé une voie de salut et qu’il pouvait ne pas être dupe du bluff du jeune garçon. Celui-ci avait prévu que sa phrase ne laisserait pas au Chasseur le temps de réfléchir. Deux éventualités s’offraient alors : ou il faisait confiance au garçon, ou il le paralysait sur-le-champ. Le projet péchait par certains côtés et Bob le savait bien, mais dans l’ensemble on pouvait en attendre des résultats certains.
Sans rien ressentir en lui, il frotta une allumette. Il se baissa et plongea la pointe enflammée dans une petite mare de pétrole. L’allumette s’éteignit aussitôt.
Tremblant d’anxiété, car la Jeep pouvait apparaître au coin de la route d’un moment à l’autre, Bob gratta une autre allumette et l’approcha cette fois d’un endroit ou le liquide, s’étant un peu infiltré dans le sol, n’avait plus laissé qu’une mince couche. Cette fois-ci une flamme s’éleva avec un « whoush » bruyant. Un instant plus tard, la pyramide flambait.
Bob sauta à l’intérieur du hangar avant que les flammes n’en aient interdit l’entrée et il resta là, à quelques pas de la chaleur déjà forte, en surveillant la route.
Pour la première fois depuis le début de l’opération, le Chasseur lui dit :
« J’espère que vous savez ce que vous faites et si, par hasard, vous ne pouvez plus respirer, j’essaierai d’empêcher la fumée d’entrer dans vos poumons. »
Puis il rendit sa liberté totale au champ visuel de son hôte. Bob en fut d’ailleurs heureux, car les événements risquaient de se dérouler trop vite pour qu’il s’occupât encore des réactions du Chasseur.
Il entendit la Jeep avant de la voir. M. Kinnaird avait, évidemment, aperçu la fumée et arrivait à toute allure. Il n’avait pas d’extincteur capable de venir à bout d’un tel incendie et, à peine la voiture s’était-elle approchée du hangar en feu, que Bob vit que son père avait l’intention d’escalader rapidement la colline pour chercher du renfort. Mais c’était un jeu d’enfant pour Bob de changer sur-le-champ le projet de son père.
« Papa ! »
Il se contenta de ce simple mot, car il ne voulait pas mentir et espérait que son père l’estimerait en danger sans qu’il ait à appeler au secours. Bob était certain qu’en entendant la voix de son fils provenant de cet enfer, Mr Kinnaird arrêterait la voiture et s’avancerait pour voir ce qui se passait. Bob avait sous-estimé la rapidité des réactions de son père et ses facultés d’invention. Il ne fut pas le seul, d’ailleurs, à commettre cette erreur.
Percevant la voix de Bob à travers le crépitement des flammes, M. Kinnaird lâcha l’accélérateur et braqua de toutes ses forces ses roues vers le foyer. Le Chasseur et Bob comprirent immédiatement son intention. Il voulait simplement faire entrer le véhicule dans les flammes juste le temps nécessaire pour que son fils pût sauter à bord et repartir aussitôt en marche arrière. Ce plan très simple était de loin le meilleur et aurait certainement donné des résultats si Bob et son ange gardien n’avaient eu de leur côté d’autres projets. Par un heureux hasard, du moins quant à leur point de vue, un autre facteur entra en jeu. Le fugitif qui habitait M. Kinnaird entrevit la situation ou du moins les intentions de son hôte aussi rapidement que Bob et le Chasseur. Mais la créature ne tenait nullement à s’approcher plus près du brasier qui, selon toute apparence, pouvait exploser d’un moment à l’autre. M. Kinnaird et son habitant invisible n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres des flammes et tous deux pouvaient sentir la chaleur. Le criminel n’avait pas la force d’obliger son maître à tourner le volant pour prendre une autre direction, de même il ne pouvait en aucune manière influer sur la marche du véhicule et encore moins l’arrêter. Mais il ne comprit pas sa faiblesse sur le moment et fit ce qu’il jugea le mieux pour lui.
M. Kinnaird lâcha le volant d’une main et se frotta les yeux. Bob et le Chasseur comprirent aussitôt ce qui venait de se passer, mais M. Kinnaird n’avait pas besoin de voir pour conserver présente à l’esprit l’image de son fils entouré de flammes et la Jeep continua sa route tout droit sans ralentir. Le fugitif avait dû comprendre que d’avoir rendu aveugle son hôte n’était pas suffisant et, à une douzaine de mètres du hangar, M. Kinnaird s’affala au volant.
Malheureusement pour le criminel, la Jeep était toujours en prise. Et la petite voiture continua sa route en obliquant un peu pour aller s’arrêter contre le mur de tôle du hangar à quelques mètres de la porte. Au moment où la paralysie l’avait gagné, M. Kinnaird avait heureusement levé le pied de l’accélérateur. Ce geste instinctif le sauva.
Bob trouvait que les événements se déroulaient un peu trop vite à son gré. Il s’attendait à voir venir son père à pied et à le retrouver un peu plus loin du feu. Il voulait se servir du bidon d’huile qu’il tenait à la main pour limiter l’explosion des flammes tout en laissant croire au fugitif que son hôte courait un danger immédiat. À présent, tout son plan se trouvait modifié, car il ne pouvait s’approcher assez près de la Jeep et il n’était pas question de répandre de l’huile au hasard. Pour ajouter encore au tragique de la situation, un des bidons pleins que Bob avait posé au haut de la pyramide choisit ce moment-là pour tomber. Heureusement il avait eu la précaution de ne pas employer d’essence mais du pétrole et le bidon, en se vidant, donna simplement naissance à une nouvelle nappe de flammes qui s’étendit au pied du mur. Cependant le feu menaçait la Jeep.
Bob commençait à s’affoler, lorsqu’il se souvint tout à coup de l’existence des fenêtres qu’il avait soigneusement cachée au Chasseur pendant qu’il installait le piège. Il fit rapidement demi-tour, se précipita vers la plus proche et hurla en conservant toujours son bidon d’huile à la main :
« Ne vous en faites pas, il y a la fenêtre ! »
Il passa rapidement à travers l’ouverture et se retrouva sur ses pieds de l’autre côté du hangar. Il courut rapidement pour en faire le tour et ce qu’il aperçut alors le ramena très vite au plan si laborieusement échafaudé.
Bien qu’étant très près de la Jeep, le feu ne l’avait pas encore atteinte, mais ce n’était pas cela qui attirait comme un aimant le regard du jeune garçon.
Toujours couché sur le volant, la silhouette de son père se découpait sur le fond rougeoyant des flammes et, à côté de lui, abrité de la chaleur intense qui se dégageait, on apercevait quelque chose. Le Chasseur n’avait jamais voulu se montrer à Bob, mais celui-ci n’hésita pourtant pas à mettre un nom sur ce qu’il voyait : un paquet compact de gélatine opaque et verdâtre tremblotait un peu en émergeant des vêtements de M. Kinnaird. Bob se cacha aussitôt derrière le coin du hangar, bien qu’il n’aperçût rien qui ressemblât à un œil et observa ce qui se passait.
La créature étrange semblait se ramasser pour un prochain départ. Un mince tentacule prit naissance au milieu de la masse compacte et descendit sur le bord de la Jeep. Le bras hésita quelques instants dès que, quittant la protection du métal, la chaleur se fit plus sensible. Mais le fugitif estima sans doute que mieux valait avoir un peu chaud maintenant que d’être grillé plus tard et le pseudopode descendit jusqu’au sol. La masse compacte se rétrécissait au fur et à mesure que le tentacule gagnait du terrain et il fallut près d’une minute pour que tout le corps passât de la voiture sur le sol.
À l’instant même où le fugitif fut tout entier sous la Jeep, Bob courut vers la voiture, tenant toujours son bidon d’huile à la main. Le Chasseur s’attendait à le voir en déverser le contenu sur la créature gélatineuse qui s’efforçait de fuir en toute hâte loin des flammes, mais le jeune garçon passa à côté sans même y jeter un regard, poussa son père sur le côté, embraya la marche arrière et fit reculer la Jeep rapidement d’une trentaine de mètres. Et c’est alors qu’il reporta son attention sur la tâche principale qu’il poursuivait depuis si longtemps.
Au cours de cette manœuvre, le fugitif n’avait guère eu le temps de s’éloigner. Il s’était contenté de suivre le mur du hangar et la disparition de la Jeep l’avait poussé à faire tous ses efforts pour échapper au rayonnement de la chaleur intense. Néanmoins il dut voir Bob qui approchait, car il arrêta son lent mouvement fluide pour former une masse compacte hémisphérique d’où émergèrent bientôt un grand nombre de fins vibrions tous dirigés vers l’être humain qui s’avançait. La première idée du fugitif avait sans doute été de voir dans cette présence inattendue un hôte possible qui lui permettrait de s’éloigner rapidement de cet endroit dangereux. Puis il avait dû brusquement s’apercevoir de la présence du Chasseur dans l’être qui aurait pu lui servir d’hôte et il essaya de s’échapper. Comprenant son infériorité dans ce domaine, il se rassembla de nouveau et Bob, se souvenant des précisions données par le Chasseur, put voir l’autre s’efforcer de disparaître dans le sol. Mais il y avait loin entre ce sol tassé par les multiples allées et venues qui entouraient le hangar et le sable friable de la plage. Bien avant que le corps du fugitif ait pu diminuer notablement, il fut entraîné par le flot d’huile que Bob déversait.
Le jeune garçon vida le bidon complètement, répandant de l’huile sur le sol tout autour du fugitif puis jetant les dernières gouttes dans la direction du hangar en feu afin de former une longue traînée allant se perdre dans les flammes. Il recula alors d’un pas et attendit que le feu veuille bien suivre la voie qu’on venait de lui tracer.
Mais le mouvement était trop lent et Bob, au bout d’un instant, prit de nouveau des allumettes et mit le feu à la flaque d’huile en poussant les flammes le plus possible vers le centre de la mare où apparaissait un petit renflement noirâtre de gelée tremblotante.
XXI
PROBLÈME N° 3
Le Chasseur aurait voulu rester sur place jusqu’à la fin de l’incendie afin de s’assurer des résultats. Mais Bob, son travail accompli, reporta toute son attention vers son père. Un simple regard sur les flammes crépitantes au milieu desquelles se débattait ce qui était encore le fugitif lui suffit. Il courut vers la Jeep, jeta un coup d’œil sur son père toujours immobile et, après avoir fait un demi-tour savant, il se dirigea vers la maison du docteur. Le Chasseur ne se hasarda pas à faire paraître quelques remarques, car toute fantaisie sur la vue de son hôte, à une telle vitesse, aurait pu être fatale.
Dès l’instant où le criminel avait quitté son corps, M. Kinnaird avait recouvré la vue, et il n’avait pas perdu conscience une seule minute. Cependant, la paralysie semblait se maintenir beaucoup plus longtemps que chez Bob, et il n’avait pas pu se rendre compte de ce qui se passait autour du hangar. Il se rappelait seulement que Bob avait écarté la voiture du feu et était retourné s’occuper de quelque chose, mais il ignorait de quoi. Tout le long du chemin il fit des efforts désespérés pour obliger ses cordes vocales à transmettre la question qui lui brûlait les lèvres.
Avant même la fin du trajet il avait retrouvé assez de force pour s’asseoir et les questions commençaient à s’abattre en masse sur Bob au moment où il freina devant la maison du médecin.
Bob était évidemment heureux de voir son père reprendre une attitude plus normale, mais une nouvelle inquiétude venait brusquement de se présenter à son esprit et il se contenta de répondre :
« Ne t’occupe pas de ce qui m’est arrivé et ne t’inquiète pas pour le hangar. Je yeux d’abord savoir ce que tu as eu. Peux-tu marcher ou veux-tu que j’appelle quelqu’un ? »
La dernière phrase avait été un coup de génie involontaire, car à peine l’eut-il entendue que M. Kinnaird se dressa comme un ressort et descendit très dignement de la voiture. Le jeune garçon suivit son père chez le médecin et l’on aurait pu s’attendre à voir sur son visage un sourire de triomphe. Tout au contraire, on le sentait très inquiet.
Après avoir compris ce qui venait de se passer en écoutant les deux histoires un peu confuses de Bob et de son père, le docteur demanda à M. Kinnaird de bien vouloir s’allonger pour se faire examiner. Celui-ci refusa, déclarant qu’il voulait d’abord savoir ce qu’avait eu Bob.
« Je vais lui parler », dit le docteur, et il sortit avec le jeune garçon en le regardant d’un air interrogateur. Bob répondit à cette question muette : « Oui, c’est fait. À présent vous ne trouverez plus rien d’autre chez lui et vous observerez sans doute un manque de microbes. Je vous expliquerai plus tard comment tout cela s’est passé, mais le principal travail est terminé. »
Bob attendit alors que le docteur eût regagné l’autre pièce et il demanda au Chasseur :
« Quels sont vos projets maintenant que votre tâche est accomplie ? Avez-vous l’intention de retourner dans votre monde ?
— Je vous ai déjà dit que c’était impossible. Mon engin est entièrement démoli et, en admettant même que celui du fugitif ne l’ait pas été, je ne pourrais pas le retrouver. J’ai quelques notions assez vagues sur les navires inter-spaciaux, mais n’oubliez pas que je ne suis qu’un policier et non un ingénieur. Je suis aussi incapable de construire un tel navire que vous de réaliser un de ces avions que nous avons pris ensemble.
— Alors ?
— Je suis sur la Terre jusqu’à la fin de mes jours. À moins qu’un autre navire vienne de mon propre monde jusqu’ici ; mais c’est une chance infinitésimale. Vous comprenez ce que je veux dire en observant la voie lactée. Ce que je vais faire ici et qui sera mon hôte, en admettant que j’en aie toujours besoin, dépend entièrement de vous. Nous n’avons pas l’habitude de nous incruster si l’on ne désire pas notre compagnie. Que décidez-vous ? »
Bob ne répondit pas tout de suite. Il se tourna, aperçut la mince colonne de fumée qui s’élevait au-dessus du village et il se laissa aller à ses pensées. Le Chasseur crut qu’il examinait le pour et le contre de sa proposition et fut un peu déçu de ce qu’il prenait pour une hésitation. Il avait pourtant fini par comprendre que les humains avaient parfois envie d’être seuls, mais pour une fois il se méprit totalement sur les pensées de son hôte.
Bob était intelligent pour son âge, il en avait d’ailleurs fait la preuve, mais ce n’était quand même pas un adulte et, tout naturellement, il avait tendance à considérer le problème immédiat plutôt que de mettre sur pied des plans à longue échéance. Lorsque enfin il prit la parole, le Chasseur ne savait pas s’il devait être soulagé, amusé ou heureux. Il n’essaya d’ailleurs pas de mettre une étiquette sur ce qu’il éprouvait.
« Je serais heureux que vous restiez avec moi, dit Bob lentement, et je vous avoue que j’étais assez ennuyé durant quelques minutes. Je vous aime bien à présent et espère que vous pourrez m’aider de nouveau pour un autre problème : lorsque j’ai pensé à ce piège dont nous venons de sortir, j’avais oublié un point très important qui est précisément celui auquel nous allons devoir faire face très rapidement.
« Dans quelques instants mon père va sortir du cabinet du docteur, mille questions aux lèvres et le regard terrible. Il va me demander aussitôt comment ce feu a pu prendre. Je ne crois pas que le fait d’être âgé de quinze ans puisse avoir une importance quelconque sur ce qui va se passer après, si je ne parviens pas à donner une réponse satisfaisante. Je n’en ai pas encore trouvé une. Essayez de m’aider dans ce domaine et si, par hasard, vous n’y parvenez pas, je vous demanderai de bien vouloir tendre votre réseau protecteur sous ma peau. Je vous indiquerai l’endroit où il faudrait la renforcer particulièrement. »
1950
LE RAYON FANTASTIQUE
vous présente
LÀ SCIENCE-FICTION
QU’EST-CE QUE LA SCIENCE-FICTION ?
Comme son nom l’indique, un mélange de réalité et d’imagination. C’est l’aventure de demain…
DEPUIS QUAND EXISTE LA SCIENCE-FICTION ?
Personne ne peut le dire. Elle est aussi ancienne que la fantaisie. Platon, Cyrano de Bergerac, Voltaire, Edgar Poe, Jules Verne en ont fait bien avant que le mot soit inventé, en 1926, par l’Américain Hugo Gernsback.
À QUI S’ADRESSE LA SCIENCE-FICTION ?
À tous les lecteurs curieux de nouveau et d’évasion intelligente. Ce qui ne l’empêche pas de compter de grands savants parmi ses fidèles lecteurs.
LA SCIENCE-FICTION EST INSTRUCTIVE.
On peut même dire que c’est le plus instructif des genres littéraires. Ses lecteurs apprennent bien des choses qu’ils n’auraient jamais sues sans elle.
LA SCIENCE-FICTION DÉVELOPPE L’IMAGINATION.
En entraînant ses lecteurs dans un domaine sans limite où l’esprit peut vagabonder à travers l’espace, le temps et les dimensions. Elle ne connaît pas d’« impossible ». Elle prévoit la réalité toute proche, peut-être.
LA SCIENCE-FICTION EST DISTRAYANTE.
Elle ne manque jamais ni d’actions, ni d’aventures, ni même d’émotions fortes. Plus que tout autre genre, elle absorbe le lecteur par ses récits si éloignés des choses de tous les jours et des événements conventionnels.
LA SCIENCE-FICTION EST VARIÉE.
L’une de ses principales vertus est son infinie variété, son renouvellement incessant. Alors que les autres genres sont limités à notre Monde, elle a l’Univers entier.
LA SCIENCE-FICTION est une fenêtre ouverte sur l’avenir.