HORS DE JEU

« Tu ne gêneras point ton hôte. »

La très grande majorité des êtres de l’espèce du Chasseur n’avaient jamais eu la moindre intention de transgresser cette loi, car ils vivaient en bonne amitié avec les créatures qui leur servaient de refuge. Les quelques individus faisant exception à cette règle étaient regardés par leurs semblables comme un objet de mépris qu’il fallait exterminer. C’était précisément un de ceux-ci que le Chasseur poursuivait lorsqu’il était venu s’écraser sur la Terre. Il lui fallait absolument retrouver le fugitif pour protéger sa race d’une invasion possible de ces créatures irresponsables qui finissaient toujours par se regrouper.

« Tu ne gêneras point ton hôte. » Dès l’instant de son arrivée, le Chasseur avait remarqué les réactions des globules blancs circulant dans le sang généreux du jeune garçon. Jusqu’à présent, il avait réussi à éviter tout contact avec ces globules en s’abstenant de pénétrer à l’intérieur des vaisseaux transportant du sang rouge. Cependant, il y avait aussi des globules blancs dans le système lymphatique et dans les autres tissus. Leur dangereuse présence l’obligeait à une très grande prudence. Son corps cellulaire n’était pas immunisé contre le pouvoir d’absorption des globules blancs, et il avait réussi à se préserver de tout accident sérieux en fuyant constamment devant ces globules. Il savait très bien qu’une telle situation ne pourrait pas se prolonger indéfiniment. Tout d’abord, il serait certainement obligé de porter son attention sur d’autres sujets. En outre il se verrait forcé, tôt ou tard, de combattre, si cette situation se prolongeait. S’il luttait, le nombre des globules blancs augmenterait évidemment, occasionnant par là une maladie quelconque à son hôte. Donc il n’y avait qu’une solution : faire la paix avec les leucocytes. Les membres de sa race avaient mis au point depuis longtemps une technique générale permettant de résoudre ce problème. Néanmoins il fallait faire très attention dans les cas particuliers et à plus forte raison avec des inconnus. En procédant par tâtonnements, le Chasseur s’efforça de déterminer aussi rapidement que possible la nature chimique de la substance qui permettait aux globules blancs de différencier les corps étrangers de ceux qui se trouvaient normalement dans le corps humain. Après de longs et prudents efforts, il exposa successivement chacune des cellules de son être afin de trouver la source de la substance chimique. Des molécules nouvelles se formèrent à la surface de ses nombreuses cellules et il s’aperçut avec un vif soulagement, que les leucocytes ne l’importunaient plus. Il pouvait donc se servir en toute tranquillité de tous les vaisseaux sanguins grands ou petits pour lancer des explorations de tous côtés.

« Tu ne gêneras point ton hôte. »

Il avait autant besoin de nourriture que d’oxygène. Il aurait pu évidemment dévorer avec une satisfaction réelle les tissus les plus variés qui l’entouraient, mais la loi lui imposait de faire un choix. En dehors de lui-même, il existait certainement d’autres corps étrangers dans cet organisme, et très logiquement il décida d’en faire son menu, car en les faisant disparaître, il éliminerait ainsi les menaces qui pouvaient peser sur la santé de son hôte, et par là même il assurait sa propre tranquillité. L’identification des autres intrus ne devait pas être difficile. Tout ce que les leucocytes attaqueraient devait devenir immédiatement la proie toute désignée du Chasseur. Aussi minces que puissent être ses besoins, les microbes locaux ne suffiraient probablement pas à le nourrir pendant longtemps et il se verrait dans l’obligation de se tapir à un endroit quelconque du tube digestif. Il n’en résulterait aucun dommage pour son hôte, sauf une très légère augmentation de l’appétit.

Durant plusieurs heures, l’exploration se poursuivit en même temps que les assimilations nécessaires. Le Chasseur sentit que son hôte venait de s’éveiller et commençait à bouger. Cependant il n’avait fait aucun effort pour aller voir ce qui se passait à l’extérieur. Le Chasseur avait un problème particulièrement difficile à résoudre et bien qu’il ait pu trouver très rapidement le moyen de triompher des leucocytes, son pouvoir d’attention et de réflexion était très limité, contrairement aux apparences. Son triomphe sur les leucocytes avait été, à vrai dire, une action automatique, un peu comme celle d’un homme qui continue une conversation en montant un escalier.

Grâce aux filaments issus de sa chair, filaments beaucoup plus fins que les neurones, le Chasseur construisit peu à peu un réseau très serré dans tout le corps de Bob. Par l’intermédiaire de ce filet, le Chasseur en vint peu à peu à découvrir le but et l’emploi ordinaire de tous les muscles, glandes et organes sensoriels. Durant cette période, la plus grande partie de son être demeura dans la cavité abdominale, et ce n’est que soixante-douze heures après son entrée dans le corps qu’il sentit sa position assez solide pour reporter son attention sur ce qui se passait au-dehors.

Comme dans le cas du requin, il se mit en devoir d’occuper l’espace qui existait derrière les cellules rétiniennes du garçon. Le Chasseur était à même de tirer meilleur parti des yeux de Bob que Bob lui-même. L’œil humain, en effet, ne perçoit les détails des objets que si leur image se forme sur une surface de plus d’un millimètre sur la rétine. Le Chasseur, en revanche, pouvait se servir de toute la surface, ce qui lui donnait un champ de vision considérablement plus large. Il pouvait donc voir des objets que Bob ne voulait pas regarder. Cette possibilité se révélait très appréciable, en effet la plupart des spectacles qui devaient l’intéresser au plus au point étaient beaucoup trop familiers aux humains pour attirer l’attention de Bob.

Le Chasseur pouvait entendre vaguement à l’intérieur du corps humain, mais il estima beaucoup plus utile d’établir un contact direct avec les os de l’oreille moyenne. À présent, entendant aussi bien et voyant mieux que son hôte, il était prêt à pousser son enquête sur cette planète où le sort l’avait jeté. « Il n’y a plus de raison, songea-t-il, pour retarder encore les recherches et la destruction du criminel issu de ma propre race qui erre à présent en liberté. » Il commença à regarder et à écouter. Le Chasseur avait toujours considéré sa recherche comme une simple routine, car d’autres problèmes similaires s’étaient déjà présentés à lui auparavant. Il avait vaguement espéré, qu’en jetant un regard hors du corps de Bob, il découvrirait presque aussitôt son fugitif qu’il ferait disparaître par les moyens ordinaires, sans se souvenir que tout son équipement gisait à présent au fond de la mer. Ce point de vue était excusable chez un navigateur de l’Espace, mais ne pouvait certainement pas s’appliquer à un détective. Il avait commis l’erreur de considérer la planète comme un monde très limité et de penser que ses recherches seraient pratiquement terminées dès qu’il en aurait exploré une partie. Sa déception fut rude lorsqu’il hasarda un regard vers l’extérieur, le premier depuis sa rencontre avec Bob Kinnaird. L’image dessinée sur leurs rétines communes représentait l’intérieur d’un objet cylindrique ayant de vagues analogies avec son engin inter-spacial. Plusieurs rangées de sièges étaient occupées par des êtres humains. Sur le côté se trouvaient des hublots à travers lesquels Bob regardait. Les suppositions qui avaient germé dans l’esprit du Chasseur se trouvèrent immédiatement confirmées par ce qui s’offrait à sa vue dans l’encadrement du hublot. Ils se trouvaient à bord d’un avion volant à très haute altitude, à une vitesse et dans une direction que le Chasseur n’était pas en mesure d’estimer. Se mettre tout de suite à la recherche du fugitif ? Peut-être, mais il lui fallait tout d’abord découvrir le continent où celui-ci s’était réfugié.

Le vol dura encore plusieurs heures et le Chasseur abandonna rapidement l’essai qu’il faisait d’essayer de se souvenir des points de repère aperçus en dessous.

Un ou deux endroits, cependant, se fixèrent dans son esprit, qui pourraient éventuellement lui donner l’indication de la direction prise par l’appareil. Il lui fallait surtout se souvenir du temps écoulé plutôt que de l’endroit où il se trouvait. Et lorsqu’il serait plus familiarisé avec le mode de vie des humains, il se promettait de découvrir où se trouvait son hôte au moment où il avait pénétré à l’intérieur.

Même sans points de repère, le paysage était intéressant à voir. Pour un étranger, cette planète semblait offrir des aperçus toujours nouveaux : montagnes, plaines, rivières et lacs étaient visibles presque en même temps et laissaient parfois la place à des forêts et des prairies. Le regard portait à des kilomètres à travers un ciel limpide comme du cristal ou bien se voyait arrêté de temps à autre par d’énormes nuages cotonneux. La machine qui les transportait valait également que l’on s’y arrêtât un instant. Le Chasseur ne pouvait pas en voir beaucoup par le hublot de Robert, mais le peu qu’il apercevait lui semblait très révélateur. Une aile de métal s’allongeait à partir du cylindre dans lequel ils se trouvaient. Les renflements contenaient certainement les moteurs devant lesquels quelque chose paraissait tourner à une grande vitesse. L’appareil, selon toute vraisemblance, était symétrique et le Chasseur estima qu’il y avait quatre moteurs. Il ne parvenait pas à juger de la quantité d’énergie gaspillée par ces moteurs en chaleur et en bruit, car selon lui la cabine était insonorisée et pressurisée. Dans son ensemble, la machine laissait supposer que cette race avait atteint un stade assez avancé dans le domaine des réalisations mécaniques, et une nouvelle idée germa dans l’esprit du Chasseur : pourquoi n’essaierait-il pas d’entrer en rapport avec son hôte afin de lui demander de l’aider dans ses recherches ? Il y avait là une possibilité à étudier de très près.

Avant que l’appareil ne commençât à amorcer les virages qui devaient lui faire perdre de la hauteur, le Chasseur eut tout loisir pour y réfléchir. Au moment de la descente, ils entrèrent dans un gros nuage et le Chasseur ne put voir où il se trouvait avant de toucher le sol. Il nota d’ailleurs, à ce moment-là, que les humains devaient posséder des facultés dont les siens étaient dépourvus, à moins que leurs instruments n’aient été particulièrement perfectionnés, car la descente à travers le brouillard s’effectua aussi doucement que le vol en ligne droite. Subitement à travers une éclaircie, le Chasseur découvrit une vaste ville construite auprès d’un port qui paraissait très actif. Le bruit des moteurs devint plus aigu et deux grosses roues descendirent lentement sous les ailes. L’appareil entra bientôt en contact avec une longue piste dure située non loin du port.

Une fois à terre, Robert se retourna pour jeter un coup d’œil sur l’appareil, et le Chasseur put avoir alors une idée plus exacte des dimensions et de l’allure générale de l’avion. Il ne savait rien de la puissance développée par les quatre gros moteurs, mais comprit malgré tout en voyant l’air chaud qui montait au-dessus d’eux, qu’ils n’avaient rien de commun avec les convertisseurs employés par les siens et leurs alliés. Le jeune garçon prit ensuite un autobus qui fit le tour du port pour gagner la ville. Il fit quelques pas, puis entra dans un cinéma. Le Chasseur apprécia pleinement le film. Sa persistance rétinienne étant à peu près la même que celle de l’œil humain, il vit véritablement un film et non pas une suite d’images séparées. Il faisait encore grand jour lorsqu’ils quittèrent la salle obscure et Bob se dirigea vers la station des autobus.

Le voyage s’annonça comme devant être très long. Le véhicule sortit bientôt de la ville et traversa plusieurs agglomérations plus petites. Le soleil était presque couché lorsqu’ils descendirent.

Un petit chemin de traverse bordé de part et d’autre de pelouses soigneusement entretenues s’élevait doucement au flanc d’un coteau au sommet duquel se dressaient quelques maisons. Robert prit ses bagages et s’engagea sur le chemin. Le Chasseur espérait que ce voyage était enfin terminé, car il se trouvait déjà trop loin de l’endroit où avait disparu le fugitif qu’il poursuivait.

Pour le garçon, le retour à l’école, le choix d’une chambre et la rencontre de vieux camarades n’avaient rien d’extraordinaire. Mais, en revanche, le Chasseur se trouva vivement intéressé par tous les mouvements de son hôte et par le spectacle nouveau qui s’offrait à ses yeux.

Il n’avait pas l’intention de se livrer, pour l’instant du moins, à une étude détaillée de la race humaine, mais une vague impression lui annonçait que sa mission serait beaucoup plus compliquée cette fois et qu’il serait sans doute obligé de se servir de toutes les connaissances et découvertes qu’il serait à même de faire. Il ne savait pas encore qu’il se trouvait à présent dans l’endroit idéal pour apprendre ce qu’il ignorait.

Il regarda et écouta avec beaucoup d’attention pendant que Bob allait dans sa chambre déposer sa valise, et faisait un tour dans la maison pour retrouver les amis de l’année passée. Le Chasseur essayait de donner un sens au flot de mots qui ne cessait de s’écouler de la bouche de tous. Mais cette tâche se révéla particulièrement difficile, car la plupart des conversations roulaient sur les événements des vacances passées et en général les mots n’évoquaient rien pour lui. Il apprit pourtant les noms de famille des diverses personnes que Bob rencontra ce soir-là.

Au bout de quelques heures, il décida que le problème le plus urgent était de s’attaquer au langage. Pour l’instant il ne pouvait strictement rien faire concernant la réalisation de sa mission, et espérait qu’en comprenant mieux ce qui se disait autour de lui, il finirait bien par apprendre à quelle date son hôte avait l’intention de retourner à l’endroit de leur rencontre. Jusqu’à ce jour, le Chasseur était purement et simplement hors du jeu et ne pouvait rien faire pour essayer de parvenir à détruire le fugitif qu’il avait perdu de vue.

Le Chasseur passa donc les heures de sommeil de Robert à se souvenir des quelques mots appris, en s’efforçant d’en tirer quelques règles grammaticales et de mettre sur pied un système lui permettant d’en apprendre davantage le plus rapidement possible. Il peut sembler étrange qu’un être totalement incapable de contrôler ses déplacements pût penser à faire des projets, mais il faut se souvenir de la grandeur extraordinaire de son angle de vision. Il était capable de déterminer dans une certaine mesure ce qu’il voyait, et par là même, sentait qu’il devait parvenir à choisir ce qu’il y avait d’intéressant à découvrir.

Il aurait été infiniment plus simple pour lui de contrôler les mouvements de son hôte par un moyen quelconque ou d’interpréter et d’influencer les innombrables réactions qui traversaient son système nerveux. Dans le passé il contrôlait le périt, indirectement du moins, car les petites créatures avaient été dressées à répondre aux influx envoyés à leurs muscles, un peu comme un cheval est habitué à répondre à la pression des rênes. Le peuple d’où venait le Chasseur se servait des périts pour accomplir les actions que leurs corps semi-liquides ne pouvaient faire par manque de force. Ils s’en servaient également pour aller dans les endroits où ils n’auraient pu se rendre seuls, tels que l’intérieur du petit bolide qui avait conduit le Chasseur sur la Terre. Malheureusement Robert Kinnaird n’était pas un périt et on ne pouvait pas le traiter comme tel. Pour l’instant, il n’y avait aucun espoir d’influencer ses actes et s’il restait une chance d’y parvenir, il faudrait faire appel à la raison du garçon, plutôt que de songer à une solution de force. Le Chasseur était donc un peu dans la situation du spectateur de cinéma qui souhaiterait changer l’intrigue du film.

Les classes commencèrent le lendemain de leur arrivée. Le Chasseur comprit immédiatement quel en était le but, tout en trouvant particulièrement obscurs la plupart des sujets traités. Bob suivait les cours de français, de physique, de latin et d’anglais, et, de ces quatre matières, la physique se révéla la plus utile pour permettre au Chasseur de se familiariser avec le langage courant. On comprend très facilement pourquoi.

Bien que le Chasseur ne fût pas un savant, il possédait quelques connaissances scientifiques. On ne peut quand même pas diriger une machine inter-spaciale sans savoir un peu comment elle marche ! Les principes élémentaires de la physique sont toujours les mêmes. Si les signes conventionnels de représentation adoptés par les auteurs des livres de Bob étaient différents de ceux en vigueur chez le peuple du Chasseur, il était néanmoins facile de comprendre les graphiques. Ceux-ci sont en général accompagnés d’explications écrites qui furent la clef ouvrant au Chasseur la compréhension d’un grand nombre de mots. Le rapport qui existait entre le langage écrit et parlé fut également révélé au Chasseur au cours d’une classe de physique pendant laquelle le professeur se servit de courbes abondamment pourvues de lettres pour expliquer un problème de mécanique. L’élève invisible comprit brusquement le rapport entre les sons et les lettres. Quelques jours plus tard, il était à même de se représenter l’écriture de tous les nouveaux mots entendus, sauf évidemment de ceux dont la transcription revêtait une de ces formes bizarres si courantes dans la plupart des langues.

Il apprit à lire de plus en plus vite, car plus le Chasseur connaissait de mots, plus il pouvait en deviner d’autres d’après le contexte. Vers le début de décembre, deux mois après la rentrée des classes, le vocabulaire du Chasseur était à peu près celui que peut posséder un enfant de dix ans assez intelligent, quoique certains mots ne fussent pas très précis dans son esprit. Il connaissait beaucoup trop de termes scientifiques et avait des trous dans les domaines moins spécialisés. De plus, le sens qu’il donnait à de nombreux termes était en général beaucoup trop savant alors qu’on les employait souvent dans des acceptions différentes. Par exemple il croyait que le mot « travail » signifiait simplement : force, temps, distance.

Bientôt, il avait atteint un stade où les mots avaient un sens profond pour lui et il prit de plus en plus l’habitude d’essayer de comprendre une expression qu’il ignorait encore, d’après les phrases précédentes, ce qui le conduisait souvent à commettre des erreurs, car il ignorait tout du langage figuré. Vers la fin du mois, alors que l’étrange petit être avait totalement oublié la raison de sa venue sur la Terre (tant était grand son plaisir d’apprendre), une interruption se produisit brusquement dans son éducation. Le Chasseur se rendit compte qu’il ne devait s’en prendre qu’à sa propre négligence, ce qui le ramena à un sens plus étroit de son devoir. Robert Kinnaird faisait partie de l’équipe de football de l’école. Profondément intéressé comme il l’était par la bonne santé physique de son hôte, le Chasseur désapprouvait ce jeu, bien qu’il se rendît compte que les muscles des humains devaient avoir une certaine activité. Le match final de la saison se jouait vers la mi-décembre et personne n’était plus heureux que le Chasseur de voir se terminer la saison de football. Et pourtant il s’était réjoui trop tôt.

Au moment le plus important de la partie, Bob glissa malencontreusement et se foula assez sérieusement la cheville pour être obligé de rester au lit durant plusieurs jours. Le Chasseur se sentit un peu responsable de cet accident, car s’il avait pu le prévoir deux ou trois secondes plus tôt, il aurait resserré le réseau de ses propres tissus qui existait autour des articulations et des tendons du jeune garçon. Sa force physique n’était évidemment pas démesurée et son intervention n’aurait peut-être servi à rien, néanmoins il regrettait de n’avoir pas tenté quelque chose. À présent que l’accident était arrivé, il n’y avait plus rien à faire. Le danger d’infection n’était même pas à craindre puisque la peau n’avait pas été atteinte.

Le repos forcé de Bob rappela le Chasseur à ses devoirs envers son hôte et aussi à ses obligations de policier. Et une fois de plus, il passa en revue tout ce qu’il avait appris et tout ce qui pouvait avoir un rapport quelconque avec le devoir qui lui restait à accomplir. À sa grande surprise, il vit qu’au fond les données les plus élémentaires lui manquaient. Il ne savait même pas où se trouvait le jeune garçon lorsqu’il l’avait choisi pour domicile.

Peu après, il apprit tout à fait par hasard, à la suite d’une remarque adressée à Bob par l’un de ses amis, que l’endroit où Bob avait passé ses vacances était une île. Cette information éclairait l’affaire d’un jour nouveau, car si le fugitif était tombé à la même place que le Chasseur, il devait s’y trouver encore. S’il avait réussi à quitter l’île on pourrait toujours retrouver le moyen qu’il avait emprunté. Le Chasseur se souvenait encore avec trop de précision de son aventure avec le requin pour admettre que l’autre ait pu réussir à s’éloigner dans un poisson. D’autre part il n’avait jamais entendu parler d’une créature à sang chaud et à poumons qui puisse vivre dans l’eau. Dans toutes les conversations de Bob et dans ses lettres, il n’avait jamais été question de baleine ou de phoque.

Si le fugitif était entré, lui aussi, dans un corps humain, ce dernier n’avait pu quitter l’île par ses propres moyens, il serait sans doute facile de retrouver une trace du bateau ou de l’avion qui l’avait emmené. Ses pensées étaient assurément réconfortantes et le Chasseur ne devait pas en avoir d’autres aussi agréables pendant un certain temps.

Pour pouvoir revenir sur l’île en question, le premier point était de savoir où elle se trouvait. Bob recevait fréquemment des lettres de ses parents, mais il fallut quelque temps au Chasseur pour s’en rendre compte. En effet il éprouvait beaucoup de difficultés à lire l’écriture manuscrite et, d’autre part, il ignorait les relations qui existaient entre Bob et les personnes envoyant les lettres. Il n’éprouvait aucun scrupule à prendre connaissance du courrier de Bob, mais avait simplement du mal à le lire. Bob écrivait également à ses parents, à intervalles un peu plus irréguliers il est vrai, mais ils n’étaient pas ses seuls correspondants. Ce ne fut que vers la fin de janvier que le Chasseur s’aperçut que la plupart des lettres reçues ou envoyées par le jeune garçon provenaient ou allaient à la même adresse.

Cette découverte s’expliqua d’elle-même lorsque le jeune garçon reçut une machine à écrire comme cadeau de Noël. Il était difficile d’affirmer que ses parents avaient voulu lui faire ainsi un reproche discret, mais en tout cas le Chasseur lut beaucoup plus facilement tout le courrier. Il s’aperçut très vite que la plupart des lettres étaient adressées à M. et Mme Arthur Kinnaird. Ses observations précédentes l’avaient mis au courant de l’habitude qui existait chez les humains de conserver le même nom de père en fils. En outre, la formule de politesse ne permettait aucun doute sur les liens qui unissaient le jeune garçon et les destinataires des lettres. On pouvait supposer à juste titre que Bob passerait l’été avec ses parents.

Où se trouvait l’île, comment s’y rendait-on ? Le Chasseur n’en savait toujours rien. Cependant, il pouvait affirmer d’après la longueur du trajet aérien qu’elle se situait à une grande distance de l’école où il vivait en ce moment avec Bob. Ce dernier y retournerait vraisemblablement au cours des prochaines vacances, mais alors le fugitif aurait plus de cinq mois pour se mettre définitivement à l’abri. Trop de temps avait déjà été perdu !

Une énorme mappemonde trônait au milieu de la grande salle de la bibliothèque du collège, dont les murs étaient couverts d’une multitude de cartes géographiques. Malheureusement Robert n’accordait jamais qu’un coup d’œil distrait aux cartes et à la mappemonde. Le Chasseur se sentait devenir fou en passant chaque jour si près de ce qu’il voulait voir, sans jamais y parvenir. À mesure que le temps passait, l’envie se faisait de plus en plus forte en lui, d’agir sur les petits muscles qui commandaient la direction du regard de son hôte. Cette idée pouvait être très dangereuse, mais, bien que remarquablement intelligent, le Chasseur était malgré tout à la merci d’une émotion très puissante qui le ferait agir un peu malgré lui.

Le Chasseur se maîtrisa, du moins partiellement, car il parvint à conserver le contrôle de ses actes, mais à mesure que sa patience s’émoussait à ce petit jeu, il en vint à examiner sous un jour de plus en plus favorable ce qui a priori semblait une idée complètement folle. Pourquoi ne pas entrer en communication avec son hôte et se servir du concours d’un être humain ? « Après tout, se dit le Chasseur, je ne veux quand même pas passer le reste de mes jours à regarder le monde avec les yeux de Bob, d’autant plus que ce dernier promet de vivre longtemps et que rien ne prouve qu’un jour ou l’autre je m’approcherai de l’endroit où vit le fugitif, ni que je pourrai faire quelque chose pour le retrouver. »

À l’heure actuelle, le fugitif pouvait parfaitement paraître en public et adresser un pied de nez au Chasseur sans courir le moindre risque. Que pouvait donc faire le petit détective pour retourner la situation ?

Avec les êtres dont les compatriotes du Chasseur se servaient normalement comme hôtes, les rapports finissaient par atteindre une rapidité de compréhension étonnante. L’association se faisait avec le plein consentement de l’hôte qui fournissait la nourriture, la mobilité et la force musculaire pendant que de leur côté, les microbes s’engageaient à protéger l’hôte contre toutes sortes de maladies et d’atteintes à son intégrité physique. Les deux êtres faisaient apport de leur intelligence pour le plus grand bien de l’association ainsi créée qui devenait souvent une camaraderie et une amitié très forte. Les conditions de l’entente bien spécifiées, le moindre changement effectué sur les organes sensoriels de l’hôte pouvait être considéré comme un moyen de communication de la pensée. Au bout de quelques années d’association, un nombre infini de signaux, absolument imperceptibles aux autres, permettaient aux deux associés de développer la rapidité de leurs rapports à un point tel que cela pouvait être considéré comme de la télépathie.

Bob ne possédait évidemment pas la formation qui le prédisposerait à une telle symbiose, mais le Chasseur avait toujours la possibilité d’agir sur ses sens. Il était certain qu’une grosse émotion naîtrait chez le jeune garçon lorsqu’il apprendrait pour la première fois qu’il avait en lui un étranger. De ce côté, le Chasseur pouvait empêcher des catastrophes. Sa propre race pratiquait la symbiose depuis si longtemps que ses semblables en étaient venus à publier les problèmes que pouvait soulever l’établissement de relations avec une créature non encore habituée à cette pratique. Une fois sa décision prise, le Chasseur ne pensa plus qu’au moment où les circonstances favoriseraient la réalisation de son projet.

Les moyens d’y parvenir existaient déjà. D’une part, le filet protecteur que le Chasseur avait tissé dans tout le corps de Bob et, d’autre part, la machine à écrire. À l’instar des muscles qu’il recouvrait, le réseau pouvait être contracté, avec moins de puissance il est vrai. Si par hasard Bob s’asseyait devant sa machine sans but bien précis, le Chasseur pourrait alors le faire frapper sur quelques touches suivant sa volonté. Les chances de réussite dépendaient pour une large mesure des réactions du jeune garçon lorsqu’il s’apercevrait que ses doigts remuaient sans qu’il le veuille. Le Chasseur décida que, sans faire preuve d’un optimisme exagéré, son projet pouvait être mené à bien.