« Enquête au téléphone »
Je suis soûl d’amour lorsque j’ouvre un store languissant. Il fait bon… il fait jour.
C’est bath d’être zoné dans la chaleur lorsqu’on a un gros coup de fatigue, lorsqu’il fait jour et qu’on n’a pas besoin de se lever.
J’entends un petit air de radio, suave comme une patte de chat. J’ouvre mes châsses en grand. La pièce est toute blonde de soleil.
Ah ! Ce qu’il fait bon vivre ! Au milieu de la lumière, Cecilia évolue, gracieuse comme une fée. Elle porte une jupe de flanelle grise, un chemisier ocre et son maquillage est neuf.
Elle tient à la main un plateau supportant un bol de café fumant, des toasts beurrés et un pot de confiture.
Justement, j’ai la dent.
— Vous êtes bien reposé ? demande-t-elle.
— C’est rien de le dire, mon âme…
Je la chope par la taille. Je suis tout prêt à remettre le couvert, mais elle me repousse.
— Il faut que j’aille à mon bureau.
— Eh bien, soyez sage. S’il y a du nouveau, vous me téléphonez ?
— Oui.
— Écoutez, je ne répondrai au téléphone que si je suis certain que c’est vous. Pour cela, appelez-moi deux fois. Une première, vous raccrocherez dès que vous entendrez votre sonnerie d’ici, vous compterez dix secondes et vous referez le numéro. Compris ?
— Compris !
Un beau patin pour mariage pauvre et me voilà seulâbre dans la strasse.
Je baisse l’amplificateur du poste jusqu’à n’avoir qu’un murmure imperceptible du dehors. Je chope un paquet de gitanes et je commence à le réduire en cendres en me laissant bercer par l’orchestre de chambre.
Après tout, je ne peux rien faire d’autre. Il y a des moments dans cette garce de vie où il faut savoir faire abstraction de tout ce qui vous entoure.
Tout à coup, je repense à mon petit copain, le Belge errant : Robert Dauwel.
Le pauvre môme doit se cailler le raisin à m’attendre. Comme il me paraît dégourdoche, il voudra retrouver ma trace, il se lancera dans l’aventure avec la fougue d’un jeune clébard et ça bardera pour sa praline si jamais il tombe dans l’espace vital de Maresco.
Il faut absolument que je le prévienne.
Je me rappelle que l’hôtel où nous étions descendus s’appelait The Spanish. Et qu’il y avait des tableaux espagnols plein les murs du hall.
Je fouinasse dans l’appartement de ma cocotte pour dégauchir un annuaire. Je finis par en engourdir un qui lui sert de petit banc sans doute, car il est posé par terre à la cuisine. Elle doit mettre ses pinceaux dessus lorsqu’elle tourne une mayonnaise. Je le feuillette. The Spanish Hôtel, c’est écrit en caractère gras, ce qui est normal pour un établissement qui se veut espagnol.
Je compose le numéro sur le cadran et un portier polyglotte répond à mon coup de grelot.
— Je voudrais parler à M. Robert Dauwel ! Dis-je.
— Tout dé souité !
Un crachotement prometteur. La voix traînante, éveillée pourtant, du petit globe-trotter me parvient.
— C’est toi, Christophe Colomb ? Fais-je.
— Enfin ! s’écrie-t-il. Commissaire !
— Chut ! Ecoute, bonhomme, les choses ont mal tourné cette nuit. Je suis obligé de me déguiser en homme invisible ! Justement, j’ai trouvé une panoplie complète chez un costumier de mes aminches, alors je te le dis pour que tu ne te tracasses pas pour ma cerise. Si j’ai un conseil à te donner, c’est de continuer ton voyage sans perdre une minute. Je ne t’ai pas refilé les mille dollars, mais, heureusement, je t’ai versé des arrhes substantielles. Tu devras t’en contenter, mon pauvre gros, car ces vaches m’ont sucré tout ce qui me restait.
— Vous tracassez pas pour ça, dit-il vivement. Vous m’avez donné six cents dollars, c’est beaucoup trop. Voulez-vous que je vous les rende ?
— Tu débloques, môme !
— Mais si vous n’en avez plus !
— J’en trouverai, t’occupe pas !
— Vrai, vous n’avez plus besoin de moi ?
— Mais non…
— Vous n’êtes pas en danger, au moins ?
— Mais non, mon gars.
— Voulez-vous un coup de main ?
— Pas besoin.
— Vrai ?
— Tu es obstiné comme une mouche à miel !
— C’est que je sens que ça ne va pas pour vous. Je ne voudrais pas vous laisser comme ça. On ne peut pas au moins se dire au revoir ?
— Non.
— Où êtes-vous ?
— T’occupe pas.
— Dites donc, vous avez lu les journaux ?
— Non, fais-je, intéressé. Pourquoi, il est question de moi ?
— Pas de vous, du tueur. Il a bousillé une nouvelle fille.
Je croasse :
— Quoi ?
— Vous n’avez pas vu le journal ?
— Et même, si j’en avais un, tout ce que je pourrais faire, c’est envelopper des œufs avec, tu sais bien que…
— C’est vrai, vous ne savez pas lire.
— Pas lire l’anglais, rectifié-je, car je n’aime pas qu’on défigure trop mon standing… Eh bien ! Qu’est-ce qu’il dit, le baveux ?
— Que Le Français a frappé pour la neuvième fois.
— Une fille de boîte ?
— Oui.
— Comment ?
— Un coup de pétard, du 7,65 mm. Et, pour la première fois, l’une de ces filles est tuée par une balle de fabrication française, ce qui renforce la thèse des policiers comme quoi il s’agit d’un criminel de votre pays.
— Voyez-vous ! Tu as le journal sous la pogne ?
— J’étais en train de le lire lorsque vous m’avez sonné.
— On ne parle pas de l’assassinat d’un certain Seruti ?
— Attendez.
Je perçois des froissements de papelards.
— Si, dit-il au bout d’un instant, c’est dans les faits divers… Le directeur d’une boîte ? Une boîte appelée le Cyro’s?
— Tout juste. Qu’est-ce qu’on dit ?
— Que l’homme est mort en nettoyant un revolver.
— Parfait.
Je vois que Grane a été correct.
— Bon, merci. Finis bien ton voyage, petit gars. Et à un de ces quatre, dans notre vieille Europe !
Je raccroche.
Je retourne à mon paquet de gitanes. Je recommence à fumer. La radio joue La vie en rose. Tu parles.
Ici, ça serait plutôt la vie en rouge.
Je bondis au bignou et je passe un nouveau coup de grelot à Robert. Je l’ai juste comme il payait sa note à la réception.
— Dis, bonhomme, c’est encore moi. C’est au sujet de la fille descendue. Avait-elle le classique petit papier à la main ?
— Mais oui, je vous l’ai dit.
— J’entends, un papier écrit à la main ?
— Oui, il était écrit à la main. Et c’est la même écriture que les autres.
— Ça va, ciao !
Cette fois, je raccroche pour de bon.
Donc c’est bien le tueur qui a bigorné la neuvième fille, la huitième pour son palmarès, puisque celle d’avant l’a été par Seruti.
Et il l’a bigornée au moyen d’un pétard crachant des pastilles françaises. Marrant… Calibre 7,65, remarrant !
J’ai de quoi réfléchir. Mais va te faire voir : la sonnerie du bignou retentit, très brève. Elle s’arrête. Ce doit être Cecilia. Oui, dix secondes ne se sont pas écoulées qu’elle reprend, insistante.
J’attends un peu, elle continue. Alors, je décroche. C’est ma souris.
— Tony ? murmure-t-elle.
— Oui, mon cœur…
— Dites, Tony chéri, il y a du nouveau. J’ai été obligé de dire à Grane que vous étiez chez moi. Il est d’accord pour vous sauver la mise une fois de plus, mais il faut faire vite. Il va vous chercher en voiture pour vous conduire en sûreté.
— Qu’y a-t-il de nouveau ?
— Je ne puis vous expliquer cela ici, c’est très grave ; il vous expliquera en cours de route. Je vous annonce sa visite simplement pour que vous lui ouvriez la porte. A tout à l’heure, Tony !
Elle raccroche. Je raccroche.
Je n’aime pas les « choses nouvelles ». Surtout lorsque c’est un flic comme Grane qui vient vous les annoncer. Cette gourde n’a pas pu tenir sa langue. Les souris, même celles qui godent pour vous, vous vendent mille fois avec leur machine à babiller.
Je tourne en rond dans la piaule. Puis, au mépris de toute prudence, je vais me mettre à la fenêtre.
Tout en jetant de fréquents coups de roberts en bas, je compulse l’annuaire. Il ne me faut pas longtemps pour trouver ce que je cherche : le numéro de tube du consulat de France.
Fiévreusement, je fais le numéro.
— Allô ! dit une voix.
— Allô ! Dis-je. Passez-moi le consul, c’est urgent. Ici, police française !
— Mais…
— Au trot, ça presse !
— C’est de la part de qui ?
— Je vous dis, police française.
— Un instant…
Ça doit jaspiner dans le téléphone intérieur du consulat. Enfin, une voix d’homme, une voix française, murmure :
— J’écoute.
— Vous êtes le consul de France ?
— Parfaitement.
— Ici, commissaire spécial San-Antonio. J’ai été envoyé ici en mission par les Services secrets français et j’ai besoin de votre assistance.
Tandis que je parle, je vois stopper en bas une voiture de la police. Trois hommes en descendent, parmi lesquels je distingue aisément Grane. Les deux autres sont en uniforme. Ils tiennent quelque chose sous leur bras et ce quelque chose ressemble davantage à une Sten qu’à un parapluie. Drôle d’ustensile pour aller expliquer quelque chose à quelqu’un.
— Ça urge ! Dis-je. Il faut que vous veniez immédiatement à l’adresse que je vais vous indiquer. Prenez la voiture officielle. C’est une question de vie ou de mort.
Je lui file l’adresse de Cecilia et je prends congé rapidos lorsqu’il m’a donné l’assurance qu’il s’annonçait illico.
Le c… de tout ça, c’est que je suis à oilpé. Je ne peux pas me tirer dans cette tenue.
Vite, je saute dans mon bénard, dans ma chemise. J’enfile mes targettes, ma veste.
Je me précipite à la porte.
Trop tard ! J’entends stopper l’ascenseur.
Un triple bruit de pas résonne sur le sol du couloir. Un coup de sonnette… Le silence s’établit.