Des clientes pour la morgue
CHAPITRE PREMIER
JE STOPPE UN GUEULETON POUR FILER LE TRAIN À UNE DRÔLE DE GONZESSE
La dame d’un certain âge qui lit France-Soir dans un coin du compartiment est une dame comme toutes les dames d’un certain âge, à l’exception toutefois qu’elle porte des chaussures d’homme.
A part ça, elle n’a rien de particulier. Car enfin, beaucoup de dames d’un certain âge possèdent des moumoutes et presque toutes ont au menton une barbe qui ferait pâlir de jalousie la photo de mon grand-oncle Eusèbe, le capitaine de hussards, s’il était possible de rendre pâle une photo de l’autre siècle !
Donc, cette dame porte une perruque ; un bath postiche à anglaises, comme en utilise le comique des petites tournées miteuses lorsqu’il se déguise en douairière. Mais, par exemple, elle n’a pas de barbouse. Et il y a à cela une bonne raison, c’est qu’elle s’est rasée le matin. Seulement, son système pileux est si exubérant que ses joues bleuissent déjà sous la couche de fard qu’elle a dû se passer avec un couteau à tartines.
Moi aussi, je lis France-Soir dans le coin qui lui fait face, mais au beau milieu de mon canard, il y a un trou et à travers ce trou, je bigle la brave dame.
Elle se tient immobile… Je suis certain qu’elle a dû lire douze fois le même article et qu’elle est pourtant incapable de dire de quoi il parle. C’est un drôle de type, cette bonne dame-là… M’est avis que si vous essayiez de la palucher au cinéma, vous auriez une drôle de surprise. C’est un peu ce qui s’appellerait « tomber sur un bec » !
Avant d’être « dame d’un certain âge », cet être-là était gardien de la paix, plombier-zingueur ou ce que vous voudrez, mais ça n’était pas une femme…
Depuis Paris, je la file. Ou plutôt je le file. Les gnaces qui se baguenaudent déguisés en rombière ont toujours retenu mon attention…
Ça s’est fait bêtement. J’étais en train de tirer une bordée à Pantruche, dans un coinceteau de Montmartre qui s’appelle « La Perlouse ». On était quelques potes de la grande boîte qui arrosions la médaille d’un ami. L’ami, pour tout vous casser, c’est Bérurier, cette grosse enflure de Bérurier, qui a été sacré héros national parce qu’il a pris un pruneau dans les côtelettes en poursuivant les assaillants du consul de Patagonie…
Bon… On était au champe. Le gros Bérurier était sur le point d’en pousser une… C’est toujours le moment que je choisis dans ces circonstances-là pour me prendre par la main et m’emmener faire un tour !
En loucedé, je me dirige vers les ouatères because c’est la seule issue qui se présente à moi.
Et, en arpentant le sous-sol, je me dis qu’après tout, puisque je suis là, je peux toujours changer l’eau du canari… Ce détail intime pour vous montrer combien tout s’est fait bêtement. Comme je parviens en vue de la porte marquée « Messieurs », je vois entrer un pèlerin. Ce zigoto est un type comme vous et moi… Rien de particulier à signaler sur son compte, sinon qu’il tient un paquet assez volumineux sous son bras. En général, les gogues sont des endroits où l’on se rend les bras ballants… Comme tout m’intéresse, je me glisse dans un réduit à balais d’où je peux surveiller la porte par laquelle vient de s’introduire mon type.
Pourquoi je fais ça ? Je ne peux pas vous le dire… Y a des types qui attrapent une feuille de papier et un crayon et qui vous pissent un poème. Ils sont comme ça et vous ne vous en étonnez pas. Hein ? Eh ben, mes cocos, pour le gars San-Antonio, c’est du kif… mon genre de poème, à moi, c’est le mystère. Le plus petit mystère et me voilà en transe comme un greffier qui voit passer à portée de sa patte la chatte la plus chouïa du quartier…
Donc, j’attends, l’œil rivé à l’ouverture de mon réduit. Et quelle n’est pas ma stupeur de voir ressortir des gogues, sans paxon cette fois, la dame d’un certain âge dont il est question…
J’en reste comme deux ronds de frites.
Lorsque la dame s’est engagée dans l’escalier, je me rue au petit coin qu’elle vient de quitter. Pas d’erreur, des frusques d’homme sont là, roulées en boule sur la chasse d’eau ! Alors, je bondis, en trois enjambées j’ai remonté l’escalier accédant à la salle. J’y parviens juste comme ma drôle de dame ouvre la porte et Bérurier la bouche pour entonner « Poète et Paysan »… Je chope Castellani par l’épaule, simplement parce qu’il est sur mon passage. Castellani, c’est un petit nouveau qui a l’accent d’Ajaccio.
— Viens ! fais-je.
Et nous sortons sans que je dise un mot pour justifier mon étrange attitude.
Bérurier reste la gueule ouverte comme un jeu de grenouille, son « Poète et Paysan » collé aux bronches comme un caramel.
— Qu’est-ce qui se passe, monsieur le commissaire ? questionne Castellani.
— Tu vois cette dame qui s’éloigne sur le trottoir ?
— Oui.
— C’est un homme.
Il ne comprend pas.
— Vous croyez que c’est une tante ? demande-t-il.
— T’as déjà vu une tante se déloquer dans des ouatères et y laisser ses fringues masculines ?
« Et puis fais-moi confiance, je connais ces messieurs-dames ou plutôt je les reconnais au premier coup d’œil…
« Celui-ci n’en est pas une, mais alors pas du tout… Vise-le ! Il a assez de mal à se faire passer pour une panthère !
— Qu’est-ce que vous croyez que c’est, monsieur le commissaire ?
— Je ne sais pas. Et c’est pour ça du reste que ce mec m’intéresse. Tu vas retourner auprès des amis et m’excuser. Puis tu téléphoneras au grand patron et tu lui expliqueras ce qui se passe. Je tâcherai de le contacter, mais je ne veux pas lâcher ce type, je flaire un coup louche…
— Bien, monsieur le commissaire.
Il me quitte et je continue ma filature.
La drôle de dame se retourne fréquemment pour voir si elle n’est pas suivie. Elle ne peut pas me découvrir pour la bonne raison qu’elle ne regarde que derrière elle, alors que moi, je marche à sa hauteur sur le trottoir d’en face… Pour la filature, faites confiance au bonhomme, j’en connais un brin. Je serais capable de suivre un type dans le désert de Gobi sans qu’il s’en aperçoive.
Mon Frégoli hâte le pas… Nous descendons la Butte à assez bonne allure, et nous débouchons sur le boulevard Rochechouart. Ma tâche va être à la fois plus compliquée et plus facile à cause de l’animation.
La chère dame se dirige vers une station de taxis. Elle grimpe dans le premier. Moi, je saute dans un qui se trouve en queue de la file.
— Police, je dis au chauffeur, vous allez suivre votre collègue du bout, celui qui décarre…
— Entendu, patron.
Le premier taxi fait un tour presque complet et reprend le boulevard Rochechouart en sens inverse en direction de Barbès.
Il descend le boulevard Magenta…
Nous traversons la République et fonçons du côté de la Bastille. Pour moi, la Bastille c’est comme qui dirait pour ainsi dire la gare de Lyon ! Et, une fois de plus, je mets dans le mille.
Voyant que le taxi que nous poursuivons s’engage dans la rue de Lyon, je dis à mon cocher :
— Ça va faire combien jusqu’à la gare ?
Il regarde son compteur.
— Dans les deux cent cinquante, patron.
— En voici trois cents, colle la mornifle dans ta fouille et écoute bien ce que je vais te dire… Colle le plus possible au taxi que tu files. Dès que nous serons certains qu’il va à la gare, c’est-à-dire au moment où il attaquera la rampe conduisant à l’esplanade, démerde-toi pour le doubler. Je veux arriver avant lui, tu saisis ?
— Ça joue…
Il n’est pas manche du tout, mon prince russe. Tout se passe exactement comme je l’ai désiré. Nous prenons cinquante mètres d’avance sur le G7 et je stoppe devant l’entrée des départs. Je bondis dehors et claque la porte, puis je m’engouffre dans le hall. Ma dame d’un certain âge va vachement renoucher les mecs qui vont pénétrer « derrière » elle dans le hall des départs. Il vaut donc mieux l’y attendre.
La voici ! Elle descend, pénètre dans l’immense salle des pas perdus. Mais, au lieu de se diriger vers un quelconque guichet elle se jette de côté et se glisse derrière l’un des battants vitrés de la porte. Dans cette encoignure, comme une araignée dans sa toile, elle observe le mouvement de l’esplanade et examine tous les gens qui rentrent.
Moi, j’en profite pour acheter des cigarettes et un canard. Qui dit gare dit voyage, qui dit voyage dit temps mort…
J’attends…
Quelques minutes s’écoulent, durant lesquelles mon zèbre enjuponné continue à jouer le préposé au mirador. Puis, rassurée, cette brave dame s’avance vers les guichets. Je continue de la précéder. Comme j’ignore dans quelle travée elle va s’engager, je laisse tomber mon journal afin qu’elle me dépasse pendant que je me baisse pour le ramasser.
Elle se glisse dans la travée des billets internationaux…
Où peut-elle bien aller ?
Je palpe mon larfeuille, mentalement j’en fais l’inventaire. Si mes calculs sont exacts, je dois avoir sur moi dix ou douze billets… Mettons onze. C’est pas le Pérou, mais je peux quand même voir venir. Intérieurement je me traite de tous les noms. Faut vraiment avoir du plomb de sauté sous la tabatière pour se lancer dans une aventure pareille sans y être invité par mes chefs.
Vous parlez d’un tordu que je fais ! Histoire de passer le temps lorsque je suis de campo, au lieu de me donner de l’azote je m’offre une filature, et à mes frais ! Y a que moi, je vous jure !.. S’il existait un autre louftingue de mon envergure, on nous empaillerait pour faire des serre-livres.
Je me trouve juste derrière la « dame ». Je reluque sa tenue. Le gars s’est cloqué sur le râble une robe noire, un manteau de lainage noir aussi avec un col de fourrure et, sur la tranche, un bitos du genre gobe-mouches… Il porte des bas noirs. Seulement il a eu un pépin, le zig, et il n’a pas pu se procurer de targettes à sa mesure, c’est pourquoi il a conservé ses pompes d’homme.
Il s’est fardé et, pour parachever ses transformations, s’est collé un parfum qui zigouillerait un nuage de sauterelles dans un rayon de trois cents mètres !
Je voudrais bien entendre sa voix. Comment qu’il va s’en tirer, le copain si, comme on est en droit de le supposer d’après sa carrure, il a une voix de basse noble ?
Mais il est malin.
Au lieu de truquer sa voix, il feint d’avoir une extinction.
C’est en chuchotant qu’il demande son biffeton.
Là, je suis marron. Salement marron ! Comme il a dû se pencher pour arriver à hauteur du guichet, je n’entends que pouic.
Il tend un billet de 100 francs. Le préposé lui allonge sa mornifle. Tandis qu’il la recompte, le guichetier me demande :
— Pour où ?
Vous parlez si je les ai fluettes ! Impossible de demander au mec de la S.N.C.F. quelle destination vient de s’offrir ma bonne femme.
Si au moins elle pouvait calter…
— Allons, pressons ! glapit ce tordu.
Je sors mon portefeuille et je lui mets mon insigne sous le nez, histoire de gagner du temps.
En effet, pendant qu’il reluque mon carton, la fausse grognace se prend par la main et s’évacue.
— Je veux le même billet que cette femme, dis-je. Et que ça saute !
Pendant qu’il me sert, je lui installe un gros format tout en ne perdant pas du regard la dame d’un certain âge. Je la vois qui franchit le contrôle. Un préposé lui met un coup de casse-noisettes dans son carton…
— Vite ! redis-je au guichetier.
Il m’allonge un petit rectangle marron. J’examine le morceau de carton. Il indique « Paris-Genève ».
Rapidement je pense que je n’ai pas besoin de passeport. Normalement ceci importerait peu car je possède un passeport permanent, seulement, ce matin, comme par fait exprès, je l’ai laissé sur la tablette de mon plumard.
Bon, je peux me lancer…
Je ramasse ma monnaie et je cavale jusqu’au portillon.
— Genève ?
— Quai B.
Me voilà parti au pas de course sous l’immense verrière. J’arrive à temps au quai B pour voir ma proie escalader le marchepied d’un wagon.
Un coup de sifflet ! Un gnace de la compagnie qui agite son morceau de ferraille rouge. Et le train pousse un soupir.
Décidément, il était temps.
J’attrape la première barre de cuivre venue. Je me hisse dans un wagon. Je remonte les couloirs jusqu’à ce que j’arrive devant le compartiment où se tient l’ami Frégoli. Je tire la porte à glissière.
J’imite le type vachement essoufflé.
— Bonsoir ! je m’exclame, il était temps !
Je fais un sourire à la ronde et je dis joyeusement :
— C’est bien le train pour Genève, au moins ?
Un murmure d’acquiescement me répond.
Je me laisse choir sur la banquette, en face de cette brave dame.
Nous sommes sans doute les deux seuls voyageurs du train à ne pas avoir de bagages !
CHAPITRE II
Y A DES MECS AUXQUELS LA VIE D’HÔTEL NE CONVIENT PAS ET QUI SUPPORTENT MAL LES COUPS… DE TÉLÉPHONE
Je ne connais pas de ville plus sereine que Genève. On sent que dans ce bled on n’a pas fait la guerre depuis des temps immémoriaux ! Et on a bien raison du reste.
Ma filature continue dans les rues animées de la coquette cité…
Ma dame d’un certain âge paraît beaucoup plus à son aise depuis que nous avons franchi la frontière. Elle est moins furtive, moins anxieuse… Elle marche calmement sur les trottoirs grouillants, d’un pas de flâneuse.
Elle bigle les vitrines illuminées, hume l’air salubre qui tombe des hauteurs environnantes. On dirait un poisson qui vient de retrouver les grands courants après un séjour prolongé dans un bocal.
Ça n’est pas duraille du tout de la suivre.
On traverse une partie du patelin et elle s’engouffre dans le hall d’un somptueux hôtel.
Je me garde bien d’y pénétrer à sa suite car, maintenant qu’elle me connaît, elle pourrait trouver singulier qu’un de ses compagnons de voyage débarque dans le même hôtel qu’elle.
A travers les vitres de la porte-tambour, je la vois parlementer à la réception. Elle remplit une fiche et un groom galonné comme un chef d’état-major haïtien la guide jusqu’à l’ascenseur.
Une fois que la cage d’acier a disparu, je rentre dans la boîte. Je vais à la réception où se tient un vieux zigoto raide et gourmé, un peu moins chevelu que Yul Brynner.
Il s’accoude majestueusement sur un registre aux formidables dimensions. Il me regarde d’un air sévère et douloureux et questionne, avec la voix du type qui consent à vous prêter dix balles pour finir le mois.
— Monsieur désire ?
Je tire mon porte-cartes et l’ouvre au volet contenant ma carte de police.
Je lui cloque sous le pifomètre.
— Police française, dis-je. Je surveille la personne qui vient d’arriver.
— Cette dame ? demande avec hauteur l’employé.
— Oui… Voulez-vous avoir la bonté de me montrer sa fiche ? J’aimerais savoir sous quelle identité elle s’est présentée.
L’employé ne doit pas aimer les flics car il a une moue méprisante que je voudrais pouvoir découper dans son visage avec un sécateur.
Néanmoins il saisit une fiche dans un minuscule classeur et me la présente.
Je lis :
« Germaine Fouex. Sans profession. Nationalité française, 12, rue de la Pompe, Paris. »
— Merci, fais-je en lui rendant le bristol. Maintenant je voudrais la chambre contiguë à celle que vous venez de donner à la dame en question.
Il consulte son registre.
— Le 215 ? fait-il.
— Si vous voulez…
Il fait signe à un second groom qui rêvasse, affalé sur une banquette avec l’air de se demander la couleur du cheval blanc d’Henri IV.
— Vous avez des bagages ? questionne le grand tordu de la réception.
— Non.
Il a une lippe qui signifie : « Je m’en doutais » et il se désintéresse de moi, ni plus ni moins que si j’étais une vieille paire de bretelles hors d’usage. C’est un locdu qui ne se passionne pas pour les romans policiers.
Le petit groom est rouquin comme un brasero en activité. Il m’ouvre la lourde de l’ascenseur, prend place dans la cabine et appuie sur le second bouton.
Ensuite il me dirige dans un vaste couloir au tapis moelleux comme du Monbazillac…
— Voici le 215, dit-il.
Et il me tend la main en toute simplicité comme le fait votre mendiant habituel.
J’y laisse choir une pièce de un franc.
— Tu m’excuseras, Kiki, mais je n’ai pas de monnaie suisse.
— Vous voulez que je vous change de l’argent français ?
J’hésite… Après tout, autant être plumé par un petit gars déluré que par un banquier.
— Tiens, change-moi ce billet de cinquante.
Il va pour s’éclipser.
— Vous n’avez besoin de rien ? demande-t-il avec un regard éloquent autour de lui.
Il se dit, en zig plein de jugeote, qu’un type sans bagages doit avoir besoin de tout. Et l’idée de me griffer une commission au passage l’enchante.
— Si, je fais, tu vas m’acheter quelque chose. Quoi, monsieur ?
— Une percerette…
— Une quoi ?
— Une percerette… Tu sais ce que c’est ? Oui, mais…
Et soudain il se marre. Il se dit que je suis un bougre de polisson qui passe son temps à faire le voyeur, ça l’amuse.
— Monsieur est français, dit-il en clignant de l’œil.
Pendant l’absence du groom, je sonde le mur de communication, histoire de trouver un montant en bois au milieu du briquetage. Pour cela j’utilise une épingle. Soudain je pousse un grognement satisfait. J’ai ce qu’il me faut.
Lorsque le petit rouquin revient avec du fric suisse et une superbe percerette, je le gratifie d’un pourliche somptueux puis je ferme ma lourde à clé et je me mets au tapin.
C’est bien un panneau de bois que j’ai découvert. Mon outil rentre là-dedans comme dans un nuage. J’y vais molo et je le retire fréquemment du trou pour le passer sous le jet du lavabo afin qu’il ne produise pas le grignotement de souris habituel. Ce qu’il faut éviter à toute force, c’est qu’en traversant, la pointe de la percerette projette un paxon de sciure de l’autre côté. C’est pourquoi en mouillant la mèche, les particules de bois restent collées après. Je redoute autre chose également, c’est de déboucher derrière un meuble ou une glace car je ne connais rien de l’autre chambre. J’ai choisi mon emplacement en me basant seulement sur la topographie de la mienne. Mais j’ai du vase et j’aperçois bientôt un petit filet de lumière. Alors j’éteins l’électricité dans ma chambre pour ne pas révéler ma présence. Je donne encore deux ou trois tours de mèche et j’ajuste mon œil au petit trou. C’est de première ! Le gars qui se loue un fauteuil de ring ne voit pas mieux que moi le spectacle.
Ma vieille dame est dans une tenue assez bizarre, c’est-à-dire qu’elle est toujours fringuée en gonzesse, mais elle a posé sa perruque, ce qui fait que le gars a un air de ne pas en avoir deux, je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire.
Il est assis dans un fauteuil, de trois quarts par rapport à moi, et il semble plongé jusqu’au trognon dans de profondes méditations.
S’il est venu en Suisse pour se reposer, ça promet !
Je reste un long moment à l’observer. Je suis certain de n’avoir jamais vu, fût-ce aux dossiers, la figure de ce pégreleux.
Enfin, je quitte mon poste d’observation parce que c’est un petit jeu à choper un orgelet.
Je traîne un fauteuil à proximité du trou, je prends une pose de sentinelle italienne, et j’attends en regrettant fortement de ne pas m’être fait monter un flacon d’alcool.
Une demi-heure passe. De temps à autre je vérifie que mon gnace ne bronche pas. Il ne paraît pas décidé à entreprendre quoi que ce soit pour le moment.
Entre nous et le Palais d’Hiver, je peux vous avouer que je trouve mon aventure un tantinet saumâtre. Je me fais l’effet du type qui, dans un grand élan, a offert une tournée de champagne générale et qui examine son portelazagne le lendemain, au réveil.
En somme, je surprends un homme qui se déguise en femme. Je le suis sans m’occuper de rien. Je débarque à Genève dans un somptueux palace dont les prix ne doivent pas être en rapport avec mes moyens d’existence ; et je m’écroule dans un fauteuil… C’est mimi comme histoire ! Le jour où je raconterai ça à mes potes, ils se marreront tellement qu’on sera obligé de les descendre à coups de revolver pour les calmer.
Enfin, puisque je suis embarqué sur le radeau, pas la peine de se cailler le sang…
Attendons…
Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais quand même ! On fait des bêtises à tout âge ! Enfin vaut mieux ça que d’entretenir une danseuse.
Soudain j’entends un petit déclic dans la pièce voisine.
Je bondis à mon trou et je vois que mon personnage bi-sex décroche l’écouteur téléphonique. Il murmure deux ou trois mots à voix basse, suivant le petit truc qu’il a mis au point, puis il raccroche et retourne s’asseoir.
Je bondis à mon appareil.
— La réception ?
— Non, le standard…
— Le 214 vient d’appeler, que voulait-il ? Ici, police, on vous le confirmera à la réception.
— Une seconde, dit la voix de la standardiste.
Je comprends qu’avant de me refiler le tuyau que je sollicite, elle va se rencarder à la direction. Les Suisses ne s’emballent pas !
Deux minutes s’écoulent. Puis la souris du bigophone me dit :
— Le 214 désirait savoir si personne n’avait demandé Mme Fouex…
— Et personne ne l’a demandée ?
— Non…
— Très bien ! Si on la demande, prévenez-moi avant de la prévenir, elle.
— Parfaitement, monsieur.
Je jette un coup d’œil… Mon type est retourné s’asseoir. L’attente va peut-être se prolonger.
Je retourne au téléphone.
— Allô !
— Oui, monsieur ?
— Faites-moi monter un sandwich et une bouteille de vin.
— Bien, monsieur.
Je repose l’appareil sur sa fourche. Aussitôt, la sonnerie grésille. Est-ce que le correspondant tant attendu par ma dame d’un certain âge se manifesterait déjà ?
— Allô ! je lance.
J’ai le cœur gonflé d’espoir.
La standardiste me demande :
— Quelle sorte de vin voulez-vous ?
— Du blanc, très sec…
— Bien, monsieur.
Je colle avec humeur l’écouteur à son crochet.
Nouvelle sonnerie.
— A quoi, le sandwich ? me demande cette tourmenteuse.
— A la baleine ! je beugle.
Elle, sans se démonter me dit :
— Nous n’en avons pas… Voulez-vous un « Club » : rosbif, tomate et laitue ?
— C’est ça !
J’espère que je vais être peinard.
Deux heures plus tard, c’est-à-dire à minuit, je suis toujours calfeutré dans la piaule. J’ai morfilé mon sandwich et vidé ma bouteille d’Alsace… Je bâille comme le docteur Bombard sur son radeau.
Pas marrant d’attendre… Surtout de ne pas savoir ce qu’on attend !
De l’autre côté de la cloison, mon mec attend toujours lui aussi et, pour tout dire, il paraît plus nerveux que moi. A chaque instant, il se lève, marche dans sa carrée et va boire un verre de flotte dans la salle de bains voisine.
Il a essuyé le fard empâtant ses joues et sa peau couverte de sueur brille comme celle d’un nègre sous la clarté crue du globe électrique.
A un moment, j’aperçois ses yeux. Ils sont luisants comme des yeux de fauve et ils contiennent je ne sais quel indicible effroi.
Je sens qu’il se passe quelque chose dans le crâne de mon bonhomme. Quelque chose de vaste, d’immense… Quelque chose comme une tempête intérieure…
A un certain moment, il va s’étendre sur le lit et enfouit sa tête dans l’oreiller. Puis il pique une crise et tape les montants du lit, frénétiquement, avec son pied…
Il est à bout.
Oui, c’est un homme à bout de patience, à bout de nerfs qui trépigne sur ce lit d’hôtel.
Presque un pauvre homme, avec sa tenue de fausse gonzesse et sa gueule de clown, mal démaquillée.
Sa nervosité me calme, moi. Elle est l’indice que le cas de cet homme ne manque pas d’intérêt… Elle apaise mes remords.
La sonnerie du téléphone !
Je me précipite.
— Allô ?
— Quelqu’un demande Mme Fouex…
— Au téléphone ou en personne ?
— Au téléphone.
— Y a-t-il possibilité de me brancher en même temps que le 214 ?
Cette question doit être une vache hérésie car c’est d’un ton presque courroucé qu’elle me fait.
— Mais non, voyons !
— Bon. En tout cas vous pouvez écouter, vous ?
— Oui.
— Vous connaissez la sténo ?
— Oui.
— Alors, tâchez de prendre la communication en sténo, n’est-ce pas ?
— Bien.
Elle coupe… J’entends la sonnerie dans la pièce voisine. Le type se rue littéralement sur son biniou. Il parle vite en faisant des gestes.
Puis il se tait, il écoute longuement, passionnément. Il ne prononce plus un mot… Il laisse tomber son bras tenant l’écouteur, ce n’est qu’au bout d’un instant qu’il se décide à raccrocher. Il retourne se jeter sur le lit. Il paraît groggy comme un boxeur qui vient de s’empaler sur le gant de son adversaire.
Je décroche à mon tour.
— Allô ! vous avez noté ?
— Non.
Je trépigne :
— Mais, nom de Dieu de m…, qu’est-ce que je vous avais dit !
D’une voix sèche, la standardiste me répond.
— Je ne comprends pas le langage qu’ils employaient.
J’aimerais pouvoir me flanquer des coups de pied aux fesses ! Je n’avais pas pensé à cette possibilité.
— C’était quelle langue ?
— Je ne sais pas… Une langue nordique, je crois… Mais je n’en suis pas certaine. Je parle l’allemand, l’anglais et l’italien outre le français, je crois que c’est à l’allemand que cette langue ressemble le plus.
— Merci. D’où venait l’appel ?
— D’un poste automatique de la ville.
— Impossible d’en trouver la trace ?
— Non.
Me voilà marron, marron comme un Sénégalais, comme un médecin avorteur, comme un banquier véreux.
Je soupire :
— Tant pis…
Et je retourne à mon minuscule look-out !
Décidément, les choses se précipitent. Mon type pose ses fringues de souris. Le voilà bientôt en maillot de corps et petit calbard.
Il retourne la jupe qu’il portait naguère et récupère une pochette de toile qui y est épinglée.
Il vide le contenu de la pochette sur la table. Celui-ci se compose d’un revolver et d’un petit disque de métal de la taille d’un gros pion pour jeu de dame.
Il saisit ce disque et regarde désespérément autour de lui.
Je le vois s’emparer d’une chaise. Il la traîne au pied de l’armoire, grimpe dessus et glisse son disque tout au haut du meuble. Puis il redescend, va prendre son revolver et se tire une balle dans le citron.
CHAPITRE III
MON SUBCONSCIENT SE REMET À FAIRE DU SURVOLTAGE
Je mets un sacré moment avant de récupérer.
Je m’attendais à n’importe quoi sauf à cette issue !
Vous avouerez qu’il y a de quoi s’arracher les vertèbres cervicales pour s’en faire des cure-dents !
On n’a jamais vu ça sur cette sacrée planète à surprises ! En tout cas, moi, je n’ai jamais assisté à un meurtre de ce genre. Car ne nous gourrons pas : c’est d’un meurtre qu’il s’agit. Ma fausse dame d’un certain âge a été tuée… tuée d’un coup de téléphone. C’est un truc peu courant, vous en conviendrez.
Je retourne au téléphone.
— Existe-t-il un détective attaché à cet hôtel ? je demande à la standardiste.
— Oui.
— Envoyez-le-moi d’urgence…
— Bien, monsieur.
Elle doit se demander quel micmac je fais, la poulette. Je n’ai pas le temps de méditer sur les réactions d’une standardiste suisse devant les agissements d’un flic parisien.
Le détective frappe à ma porte.
Sa devise, ça doit être « célérité avant tout ». Pour la discrétion, y a qu’à renoucher sa bouille pour comprendre qu’elle est garantie sur facture.
C’est l’image du Suisse moyen. Il n’est ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre, ni beau, ni moche, ni gland, ni malin. Il porte le costar anonyme de votre courtier d’assurances et ses yeux sont joyeux comme le jour où il pleuvait tant.
— Vous désirez ? demande-t-il.
Je procède par ordre, c’est-à-dire que je le fais entrer, que je lui montre ma carte et qu’enfin, je le rencarde sur les événements de ces dernières minutes.
Il fronce le sourcil. Sa bouche prend un pli amer.
Ce genre de pastaga ne lui dit rien qui vaille. Lui, c’est la catégorie détective de salon : c’est-à-dire que son boulot consiste à examiner les registres d’entrée pour vérifier si par hasard un ennemi public ne s’est pas fait inscrire, et à téléphoner aux banques pour savoir si les chèques des clients sont provisionnés.
— C’est effroyable, dit-il, du ton que prend votre belledoche pour affirmer que vos petits fours sont délicieux.
— Vous avez un passe-partout, je suppose ?
— Oui.
— Alors, ouvrons la chambre.
— Je dois tout d’abord avertir la police.
— C’est juste, mais ce client m’appartient davantage qu’à la police suisse. Il n’a commis aucun délit en territoire helvétique. J’entends l’examiner immédiatement. Pendant ce temps, prévenez les flics.
Il fait un signe d’assentiment, car, excepté une borne kilométrique, il n’y a rien de moins contrariant que lui.
Il sort un trousseau de clés de sa poche et nous gagnons la pièce voisine.
— Monsieur le commissaire, me dit-il, avant de pousser la porte, puis-je compter sur votre discrétion ? Pour le bon renom de notre établissement, je…
— Ça va, je fais, vous ne pensez pas que je vais réveiller tous vos clients, pour leur dire qu’un type vient de se flinguer dans l’hôtel.
Il ouvre.
Mon zouave est allongé en travers du lit.
Il est plus mort qu’un steak au poivre. La balle tirée à bout portant lui a fracassé le côté droit du bocal. Il est clamcé sur le coup.
J’examine attentivement ce qui reste de sa tirelire… Non, je n’ai jamais vu ce portrait. Méthodiquement, je fouille ses fringues. Je suis certain que la pochette de toile contient autre chose que le revolver et le petit disque. En effet, pour passer la frontière, il a dû montrer des papiers. Il y a une poche intérieure à sa robe. Cette poche contient du fric : une superbe liasse de billets de 100 francs, en tout trois mille francs… Au milieu de la liasse est une carte d’identité délivrée à Germaine Fouex, 12, rue de la Pompe, Paris. Née le 3 janvier 1900, à Nevers. Le revolver est un revolver courant, comme on en trouve chez tous les bons armuriers de France et de Navarre.
Le détective de l’hôtel me regarde inventorier tout ça avec une mine réservée et un tantinet réprobatrice.
— Puis-je alerter la police helvétique ? me demande-t-il d’un ton glacé.
— Faites.
Il va au téléphone. Ça ne m’arrange pas car je voudrais rester un moment seul dans la pièce.
— Non ! crié-je comme il tend la main pour s’emparer de l’écouteur.
— Pardon ?
— Téléphonez plutôt de ma chambre.
Je désigne l’appareil et je fais, mystérieusement :
— A cause des empreintes, vous comprenez ?
Comme il a des gargouillis dans la matière grise, il ne songe pas, qu’ayant le type sous la main, nous nous moquons bien des empreintes qu’il peut laisser sur l’ébonite d’un poste téléphonique…
Il sort pour aller dans ma chambre. Alors, comme l’a fait précédemment le défunt, je traîne une chaise auprès de l’armoire, je grimpe dessus et je promène ma main sur le meuble.
On a beau être en Suisse, pays de la propreté, je ramène pas mal de linons et de poussière avant de mettre la main sur le disque.
Lorsque je le tiens, je le glisse dans ma fouille et je m’accoude au montant du lit pour refiler un dernier regard au mort.
Je regarde ses mains. Elles sont fines, bien entretenues. Pas du tout des pognes de terrassier…
Il peut — ou plutôt il pouvait — avoir une trentaine d’années, Frégoli. A priori, je l’estimais plus vieux.
La partie convenable de son visage reflète une sorte de douloureuse surprise…
Quel mystère abrite cette mort récente ?
Mes collègues suisses sont très gentils.
Je leur explique que je suivais ce type dont les agissements paraissaient suspects et ils se déclarent tout prêts à me faciliter ma tâche.
— Tout ce que je vous demande, leur dis-je, c’est de me laisser cette carte d’identité et de me tirer des photos du gars, le mieux arrangées possible de manière à ce qu’on n’ait pas trop l’impression qu’il lui manque un bon morceau de crâne. Vous me ferez aussi une fiche de ses empreintes.
— A votre disposition, monsieur le commissaire.
— Il vous faut combien de temps pour me préparer ça ?
— Vous aurez les photos aux premières heures de la matinée, demain.
— A quelle heure y a-t-il un avion pour Paris ?
— A dix heures.
— On pourra me les apporter à l’aéroport ?
— Certainement.
— Maintenant, je voudrais vous demander un service : pendant quelques jours, j’aimerais que vous fassiez surveiller l’hôtel de façon à ce que toute personne demandant une certaine Mme Fouex soit aussitôt identifiée, c’est possible ?
— Parfaitement possible, monsieur le commissaire, vous pouvez compter sur nous !
— Bon, merci…
Une demi-heure plus tard, ils ont embarqué le cadavre par la sortie de service. Un larbin vient remettre la turne en état.
Je dois presque me pincer pour m’assurer que je n’ai pas rêvé cette histoire. Mais non : tout s’est bien passé comme je viens rigoureusement de le raconter…
Je pose ma veste, mes godasses et je m’allonge sur le pucier. Je sors le disque récupéré sur l’armoire et je l’étudie. C’est une rondelle de métal. On dirait du chrome, elle est percée de plusieurs trous minuscules, lesquels affectent des formes diverses. Certains sont en étoile, d’autres en croissant, d’autres décrivent des motifs bizarres.
Je tourne et retourne le disque entre mes doigts. Vraiment, je ne peux en deviner l’utilisation. Pourtant, il en a une. On ne s’amuse pas à fabriquer pour le sport une pièce aussi baroque. Et il représente quelque chose puisque, avec un revolver, il constituait tout le bagage d’un homme passant à l’étranger et puisque, surtout, cet homme le dissimulait avant de se donner la mort.
Tout ça m’a l’air d’un compliqué…
Je remets le disque dans mon mouchoir. Je fais un nœud au mouchoir pour ne pas risquer de perdre l’étrange rondelle et, après avoir convoqué ma précieuse personne à une conférence ultra-privée, je décide que je n’ai pas la moindre envie de dormir et que je serais cent fois mieux au bar de l’hôtel à siroter un verre de quelque chose plutôt que de me morfondre dans cette piaule. Rien n’est plus sinistre qu’une chambre d’hôtel lorsqu’on n’a pas sommeil et lorsque aucune souris ne vous y tient compagnie.
Je me refringue et je descends. Le bar est fermé. Le type de la réception pionce. Je contourne le hall et j’avise une pièce dont la porte est entrouverte. Au-dessus de l’entrée il y a marqué : TELEPHONE.
C’est dans ce local que se trouve le standard.
La préposée somnole sur un roman. C’est une belle fille blonde, un peu massive, avec des cheveux tressés et roulés en couronne autour de sa tête.
Je réfléchis un instant, tout en la considérant avec bienveillance. Puis je me décide.
Mon idée ne vaut peut-être rien, mais peut-être aussi est-elle à considérer.
Mon instinct, toujours lui, me dit de suivre les caprices de ma nature, quand bien même ceux-ci paraîtraient extravagants.
Tout mon truc est basé sur le fait suivant :
Le détective de l’hôtel, dans son souci de discrétion absolue, a-t-il mis une partie du personnel au courant du drame ?
Certainement pas.
Au téléphone, il n’a pas dû préciser à la police de quoi il retournait…
Enfin, la standardiste ne me connaît pas.
Je toussote pour la réveiller.
Elle se frotte les châsses et me bigle d’un œil neutre. Aussi neutre que son patelin.
— Il n’y a personne à la réception, je lui fais.
— Voulez-vous que j’appelle l’employé ?
— Non. Puis-je parler à Mme Fouex ?
Elle ne sourcille même pas.
— Il n’y a pas de Mme Fouex à l’hôtel, déclare-t-elle.
C’est vrai, notez bien… Néanmoins je ne puis m’empêcher d’admirer son aplomb.
J’insiste, histoire de me rendre compte à quel point elle a le mensonge facile.
— Elle est repartie ?
— Elle n’est jamais venue… Je ne connais personne de ce nom…
— Bon, excusez-moi, il doit s’agir d’une erreur.
Elle a un petit geste qui signifie : « Je vous en prie, tout le monde peut se mettre le doigt dans le coquillard. »
Je bats en retraite.
Je traverse le hall et franchis la porte-tambour. Un peu d’air me fera du bien et me permettra de tirer les conclusions qui s’imposent.
La nuit est froide mais douce cependant. Je me dirige lentement en direction du lac. Des étoiles passées à la peau de chamois brillent comme sur un képi de général.
Pourquoi ai-je senti qu’il y avait quelque chose de grinçant chez la préposée au standard ?
Voilà une souris que je n’avais jamais rencontrée… Sa voix est une voix normale, qui ne retient pas particulièrement l’attention. Au fil nous n’avons échangé que des paroles très banales.
Mettons que ce soit un petit mystère de mon subconscient. Un nouveau… Quand aura-t-il fini de me faire les cent dix-neuf coups, celui-là !
J’aperçois une enseigne au néon.
J’aime les enseignes au néon, la nuit, car, neuf fois sur dix, elles signalent un bar ouvert.
C’est bien d’une boîte qu’il s’agit. Ça s’appelle « Evasion ».
J’y pénètre… C’est plein d’une foule cosmopolite là-dedans.
Je torche un double whisky au bar et je me hâte de faire la valise. S’il y a des coins que j’abomine, c’est bien ceux-ci.
Le mieux est de retourner à mon hôtel.
En marchant, j’écoute mon pas ; mon pas, c’est un copain à moi, un vrai personnage qui me parle et qui ne me dit jamais que des choses très sensées.
En ce moment il me dit :
— Pourquoi la standardiste t’a-t-elle affirmé qu’aucune Mme Fouex n’est jamais venue dans l’hôtel ? Peut-être le détective l’a-t-il affranchie et est-ce lui qui a passé cette consigne… Oui, après tout, c’est possible.
Je traverse le hall, grimpe l’escalier et me retrouve dans ma chambre.
Ladite piaule est presque luxueuse, seulement elle est tapissée avec un papier à fleurs qui donnerait des cauchemars à un zombi.
Je m’empare du téléphone puisque, décidément, c’est un instrument à l’ordre du jour.
— J’écoute, fait la voix ensommeillée de la môme.
— C’est le policier français, fais-je.
Elle ne peut pas l’ignorer puisque c’est la chambre 215 qui l’appelle et puisque la chambre 215, c’est moi.
— Oui, dit-elle.
Pourquoi crois-je percevoir une prudence dans sa voix ?
Est-ce que je ne me monterais pas le bourrichon, par hasard ?
— Dites-moi, si quelqu’un demande après Mme Fouex, il est bien entendu que vous me faites signe, hein ?
— Mais oui, monsieur.
— Vous n’avez pas eu de nouvelle demande à son sujet ?
— Non, pas du tout.
Cette fois pas d’erreur : la petite grenouille se paie mon parapluie !
CHAPITRE IV
J’ARRACHE SON SECRET A UN GLAÇON… APRÈS QUOI JE LE FAIS FONDRE
Maintenant, je vais vous expliquer comment j’ai levé le lièvre « standardiste ».
C’est à la fois très simple et très complexe. Ça m’est venu en regardant le mort. Au cours de ma carrière, j’ai appris à devenir physionomiste et aussi anthropologiste. En regardant un mec, je devine sa nationalité. Ainsi, vous ne me feriez jamais prendre un Polak pour un Rital, ni un Anglais pour un Allemand. Mon mort, je le sais, je le sens, était français ; et même, au risque de passer pour un lavedu, je vous affirmerai qu’il était parigot.
Bon. Sur ce, la standardiste vient me bonnir que le gnace qui le demande se met à jaspiner avec lui dans un langage qui n’est ni du français, ni de l’allemand, ni de l’anglais, ni du rital… C’est là que je tique ! Là que mes rouages se bloquent ! Parce qu’un Français n’est, en général, pas plus doué pour les langues étrangères qu’un escargot pour la course à pied. Les rares langues qu’il jaspine sont justement celles mentionnées plus haut… En tout cas, je vois mal un gars de chez nous parler le langage secondaire tel que nordique comme le prétend la souris du bigophone.
Mon turf, c’est de voir le mal partout. J’ai donc fait la réflexion suivante, toujours en reluquant le cadavre, tandis que nous attendions la police :
— Cet homme a parlé en français à son interlocuteur. Je n’ai pas entendu ce qu’il disait, mais j’ai vu remuer ses lèvres et elles proféraient des mots français ! Alors pourquoi la standardiste aurait-elle dit qu’ils avaient eu une conversation dans une langue étrangère ? Parce qu’elle avait entendu la communication et qu’elle ne voulait pas me la retransmettre. Et pourquoi a-t-elle prétendu que cette langue n’était ni de l’anglais, ni de l’allemand, ni de l’italien ? Simplement parce qu’elle a été engagée dans cet hôtel à cause de sa connaissance de ces langues usuelles et que je n’aurais pas manqué de l’apprendre. Elle a pris les devants en me disant qu’elle les parlait mais que le langage employé par les correspondants était inconnu d’elle…
Et la suite des événements m’indique que j’ai eu raison.
Alors, j’en viens automatiquement à me poser une autre question ; et n’importe qui, même le plus bouché d’entre vous se la posera itou : pourquoi cette employée de palace n’a-t-elle pas voulu me rencarder ?
Je crois deviner : c’est parce qu’au cours de cette conversation elle a surpris un secret qui peut lui rapporter quelque chose… Et ce secret, il me le faut.
Il y a un bouton d’appel à la tête du lit.
J’appuie dessus.
Un assez long moment s’écoule. Puis le petit rouquin qui m’a conduit à ma chambre apparaît.
— Monsieur a besoin de quelque chose ?
— Un café très fort et un whisky carabiné, petit, en vitesse.
Il s’incline.
— Oui, monsieur, tout de suite !
Il court jusqu’à la porte pour me montrer sa célérité. Une fois qu’il est de retour avec son plateau, je le questionne :
— Mais, ma parole, tu passes toute la nuit !
— C’est mon service : huit-huit, monsieur…
— Vous marchez tous sur cet horaire ?
— Tout le personnel, oui, m’sieur.
— Même le standard ?
— Tous, oui, m’sieur.
— Eh bien ! fais comme le nègre, mon petit vieux.
— Comme le nègre ?
— Continue.
Il ne comprend pas, mais je lui donne un bifton qui lui redonne le sourire et il se retire satisfait.
Je le rappelle.
— Sois gentil, appelle-moi à sept heures.
— C’est la standardiste qui se charge des réveils, monsieur.
— J’ai horreur d’être réveillé par une sonnerie de téléphone, ça me fout en renaud pour la journée… Dans ce cas, je vous appellerai.
— Au poil !
Lorsqu’il est parti, je me couche après avoir englouti mon whisky et je me mets à roupiller comme l’auditoire de M. André Billy lorsque ce dernier prononce une conférence aux Annales !
A sept heures, le petit gars, fidèle à sa promesse, vient me réveiller.
Je prends une douche très froide, histoire de compenser mon manque de sommeil. Je me fringue et je décroche le téléphone une fois encore.
— Allô ! mademoiselle, c’est encore moi, je fais. Dites-moi, je quitte l’hôtel à l’instant. Si vous entendez parler de quelque chose de neuf, prévenez la police, n’est-ce pas ?
— C’est déjà d’accord avec les policiers de cette nuit, affirme-t-elle.
Donc, elle est au courant… Les matuches genevois lui ont cassé le morcif.
J’entrouvre ma porte comme si la piaule était vide et je m’allonge entre le lit et le mur, sur le tapis.
Il ne me reste plus qu’à attendre une fois de plus pour vérifier si mes conclusions sont exactes. J’attends une demi-heure environ. Ma montre marque huit heures dix et je commence à prendre mal au dos.
Soudain, j’entends un glapissement dans le couloir… Quelqu’un pousse ma porte et jette un coup d’œil dans ma piaule. J’ai rudement bien fait de me carrer derrière le plumard. Ce quelqu’un n’entre pas, mais passe à la pièce voisine. Une clé dans la serrure. Le quelqu’un entre… J’attends une minute environ et je vais jusqu’à mon petit trou.
C’est bien la standardiste qui se trouve dans la chambre du drame. Elle est vêtue d’un manteau vert à col d’astrakan et elle fouille méthodiquement. Elle ouvre les tiroirs des meubles. Inventorie l’armoire… Soulève le matelas.
Je pense que mon heure d’entrer en scène « a sonné ».
Je sors de ma chambre et, à pas de loup, gagne le 214.
J’en ouvre très doucement la porte. J’entre. La fille, au mépris de ses nylon-cristal, est agenouillée sur la moquette et regarde sous le lit. Sa croupe est si suggestive que j’en ai le souffle coupé. Moi, les nuits presque blanches me titillent les nerfs et quand je vois une femme dans cette position, j’aurais tendance à penser à autre chose qu’à la révocation de l’Edit de Nantes.
Je cramponne mon revolver, et, d’une voix brutale, je demande :
— Vous avez perdu votre bouton de jarretelle, mademoiselle ?
Elle est debout en un éclair. Elle me regarde, pousse un cri terrible et ses yeux s’écarquillent tellement que ses roberts vont dégringoler sur le plancher.
Comprenez bien ce qui se passe dans son cabochon : elle ignore que je suis le flic français. Pour elle, je suis le type somme toute mystérieux qui est venu lui demander dans la nuit des nouvelles de Mme Fouex. Et ce type mystérieux tient un revolver !
Je pense qu’elle doit avoir davantage les flubes devant un gangster que devant un policier…
J’aurais fait un excellent comédien car j’entre illico dans la peau des personnages que je veux interpréter.
Je m’approche de la môme terrorisée et je lui flanque une double mornifle en aller-retour.
— Ceci pour t’apprendre à ne pas mentir à des types comme moi, ma beauté.
Elle tremble comme un feuillage en automne.
Elle doit sentir venir sa dernière heure.
D’une bourrade, je la pousse à la renverse sur le paddock.
— Pourquoi m’as-tu bourré le mou ? je lui demande.
Elle se met sur un coude et me regarde sans répondre.
Je m’assieds à ses côtés sur le lit.
— Ecoute, poulette. Je ne sais pas ce qui me retient de te saupoudrer au plomb ! Quelque chose me dit qu’un morceau d’acier manque à ton genre de beauté et ferait bien dans ton crâne. Tu m’écoutes ?
— Oui. Mais je n’ai rien fait…
— Si.
Elle détourne son regard.
— Dans la soirée d’hier, quelqu’un a téléphoné à la soi-disant bonne femme qui occupait cette pièce, c’est vrai ?
— Oui.
— Qui était-ce ?
— Une femme, dit-elle.
— Tu as écouté leur conversation ? Oui.
— Qu’ont-elles dit, ces chéries ?
Elle la ferme.
— Je ne sais pas si tu es empêchée du cervelet, mais je crois que n’importe qui l’ouvrirait à ta place. Je vais t’aider à accoucher, mignonne… Dans la conversation, il a été question d’un objet de valeur que l’occupante de cette pièce devait cacher ici. Et tu es une petite fille cupide, mon ange… Tu t’es dit, comme ça, bêtement, que si tu pouvais mettre la main sur le magot, ça te ferait une dot.
Je fais sauter mon revolver dans ma main.
— Allons, parle ! Qu’ont dit les filles au téléphone ?
Elle murmure.
— La femme de cette chambre n’était pas une vraie femme.
Je souris.
— Tiens, tu as découvert cela toute seule ?
— Oui, la femme l’appelait Georges… et il avait une voix d’homme !
— Alors ?
— La demanderesse a dit : « C’est toi, Georges ? »
« Il a répondu oui. Alors elle a dit : « Tu as réussi ? »
« Et il a dit « oui », à nouveau…
« Elle s’est mise à pleurer et a dit : « Malheureusement, il est trop tard… ».
« Il y a eu un grand silence… L’homme a murmuré : « Bon, je sais alors ce qui me reste à faire… Je vous dis adieu… » Elle a crié « Non ! Non ! Pas ça !.. »
« Il y a eu un nouveau silence. L’homme a murmuré : « Vous comprenez bien qu’il n’existe pas d’autre issue ! »
« Il a ajouté : « En ce qui concerne ce que j’ai sur moi, je vais le cacher dans ma chambre ici. J’occupe le 214… Il est inutile de laisser échapper une telle fortune… Peut-être pourrez-vous le faire récupérer… »
« La femme n’a rien répondu, mais elle a raccroché brusquement et l’autre aussi…
C’est tout ce qu’elle a à me dire. Le reste, y a pas besoin d’être champion du monde de mots croisés pour le deviner.
La souris, en entendant ça, s’est dit qu’elle serait vraiment locdue d’affranchir le flic français. Une telle fortune ! avait dit l’occupant du 214 ! Elle a donc inventé cette histoire de langue étrangère.
— L’appel venait d’où ? je lui demande.
Elle me fait cette réponse qui me stupéfie plus que tout le reste :
— De Paris !
De Paris ! Tout a démarré de Paris et l’affaire m’y fait retourner…
Curieuse aventure que celle-ci.
La môme me considère du coin de l’œil. Elle ne sait plus que penser de mon attitude. Elle n’ose espérer…
Je rengaine mon feu et je lui prends la tête dans mes mains. Elle a les yeux froids et les traits durs de la plupart des Suissesses. Ses lèvres sont minces… C’est quelque chose dans le genre d’un glaçon, mais d’un glaçon qui aurait son contingent de formes.
Ah, ces rondeurs !
J’entreprends une caravane de reconnaissance à moi tout seul et je la paluche un peu. Elle ne dit rien.
Je pousse un peu mon avantage et je vois que ce glaçon ne demande qu’à fondre.
Je lui fais alors une gentille séance de mains à mains comme vous n’en verriez jamais dans les meilleurs music-halls.
Elle pousse des petits râles qui me fouettent les sangs. C’est drôlement agréable de faire une séance de dressage avec une panthère comme ma miss Téléphone.
Lorsque je l’abandonne, elle est étendue en travers du lit où quelques heures auparavant s’est suicidé le fameux Georges.
Elle est presque dans la même position, seulement elle est tout ce qu’il y a de vivante… Je viens d’en avoir la preuve.
Je me redresse.
— Ecoute, ma poulette, on se reverra peut-être un de ces quatre matins… Ce sera toujours avec le plus grand plaisir. Mais avant de tirer ma révérence je vais te donner un conseil : ne cherche jamais à doubler un policier français.
Je lui montre ma carte. Elle est absolument sidérée.
— Ils ne sont pas faciles à posséder, les gars de la grande taule, ma jolie, ne les prends pas trop pour des gardes champêtres.
J’éclate de rire et je la laisse à sa stupeur.
L’un des flics genevois de la nuit m’attend à l’aéroport. Il tient une grande enveloppe sous le bras.
— Voici les photographies, monsieur le commissaire, j’espère que vous les trouverez bonnes.
— Merci, vous êtes gentil.
Un haut-parleur appelle sur l’aire de départ les voyageurs pour Paris. Je serre la dextre du collègue et je me trotte.
J’étais parti les mains vides et je rentre vingt-quatre heures plus tard avec les photos d’un mort, une carte d’identité qui doit être fausse, le souvenir d’un bon moment passé avec une souris, un disque mystérieux qui a, paraît-il, de la valeur et, planté au milieu du crâne, le plus gigantesque point d’interrogation qu’on puisse imaginer.
CHAPITRE V
JE PRENDS OFFICIELLEMENT LES CHOSES EN MAIN. ELLES NE S’ÉCLAIRCISSENT PAS POUR AUTANT
Le chef écoute mon rapport sans broncher.
Au fond, ça n’est pas d’un rapport qu’il s’agit car j’ai agi de ma propre initiative et, dans cette affaire, je n’ai de comptes à rendre à personne.
Seulement ce truc qui, au départ, était une espèce de divertissement de flic en vacances, prend des proportions qui me dépassent.
Le chef, je vous ai souvent parlé de lui, est un grand mec entre deux âges, mais plus près du second que du premier. Il est grand, élégant, racé et chauve comme un flan à la vanille.
Il passe fréquemment sa main fine sur son massepain et ses yeux bleus se diluent dans l’infini.
Enfin il me regarde, semble prendre conscience de ma présence et sourit.
— San-Antonio, dit-il, je n’ai jamais vu un garçon comme vous. On dirait que les aventures les plus extraordinaires naissent sous vos pas.
Il se lève, arpente son bureau et va se jucher sur le chauffage central. On dirait qu’il veut se faire cuire à la coque avec son caillou déplumé.
— San-Antonio, reprend-il, je vous connais trop pour vous enlever un os de cette importance. Je vais confier à Bérurier l’affaire des faux timbres portugais. Occupez-vous de cette histoire. Vous pourrez dresser votre note de frais et y porter notre voyage à Genève. Tout ça n’est peut-être pas de notre ressort, à mon avis c’est du boulot pour la P.J., mais peu importe. Nous serons toujours à temps de les mettre dans le coup le moment venu.
Il ramasse le disque posé sur son tampon-buvard.
— Curieux objet, fait-il.
Il me le tend.
— Bon, eh bien, bonne chance… Tenez-moi au courant. Si vous étiez obligé de filer loin de Paris, dites-le-moi pour le cas où j’aurais un job urgent à vous confier.
Il me tend sa main blanche, blanche comme une tranche de veau.
— Votre mère devait penser très fort à un chien de chasse lorsqu’elle vous attendait, dit-il.
Je lui serre la pince en me promettant de poser la question à Félicie. Puis je m’évacue en direction du laboratoire.
Grignard, l’assistant principal est là, derrière une pyramide d’éprouvettes, comme un organiste derrière son usine à musique.
Il me regarde rapidement sans cesser de manipuler ses mystérieux flacons.
— Une seconde, s’excuse-t-il.
— Faites, j’ai le temps…
Je le regarde s’affairer… Grignard c’est un grand jeune homme sage, avec des lunettes sur le nez et un parapluie accroché au porte-manteau de son vestiaire.
Le genre de mec qui postule pour les palmes académiques et qui a des recettes contre les brûlures.
Mais un brave zigoto, au fond.
Chaque année il fait un chiard à sa femme et, depuis le temps qu’il est marida, il a eu le temps d’en pondre tellement que ce qu’il touche comme allocations familiales suffirait à l’Aga Khan pour passer un mois au Waldorf Astoria.
Je lui tends mon mystérieux disque de métal.
— Dites, vieux, ça vous dit quelque chose, ça ?
Il prend la rondelle et l’examine attentivement.
— Non, fait-il, qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce que j’espérais que vous me diriez… Grignard, un type s’est buté à cause de ce machin-là… Et avant de se tirer une balle dans la calbombe, il a dit à une interlocutrice inconnue que ça représentait une fortune.
— Mystère et boule de gomme ! déclare sentencieusement Grignard.
J’ai sérieusement envie de lui dire que rien de ce qui concerne l’almanach Vermot ne m’est étranger, et que ça n’est pas pour l’entendre débiter des astuces de marchand de marrons que je me suis cogné les quatre étages de l’immeuble.
— Ce truc ne serait pas en platine ? je demande.
— Oh pas du tout !
Il pose le disque sous un microscope et l’examine.
— Ceci est un alliage fort commun de nickel et de chrome. Si cela vaut dix balles, c’est le bout du monde.
— Et ces petits trous aux formes bizarres, ça veut dire quoi ?
Il lève les bras au ciel.
— Comment pourrais-je vous le dire ? Mon cher San-Antonio, c’est la première fois de ma vie que je vois un machin comme ça…
J’empoche l’objet et je hausse les épaules.
— Et ça se croit savant ! je ronchonne en faisant claquer la porte.
Je vais siffler un grand blanc cassé au bistrot d’en bas, histoire de me ramoner l’œsophage.
Rien de tel que le vin blanc pour décupler vos facultés mentales.
Et en effet, ça vient tout seulard… Au troisième glass, mon plan d’attaque est inscrit en lettres d’or dans ma pensarde.
Je jette un billet sur le zinc, je dis à la bonniche de garder la monnaie pour s’acheter du vernis à ongles plus naturel comme couleur.
Je retraverse la rue pour aller au Standard de la grande maison. Le chef de ce service, Bertin, est un petit type studieux et triste.
— Ecoute, petit, je lui fais, la nuit dernière, à minuit, un abonné de Paris a demandé l’Hôtel Monseigneur, à Genève. Tu vas me dégauchir l’adresse de ce pékin. Et que ça saute, j’attends la réponse dans le bureau voisin.
— Bien, chef.
Et je suis certain qu’avec lui ça ne traînera pas. Il connaît son boulot, Bertin…
En attendant la réponse, je feuillette un magazine technique sur la police. J’ai le crâne plein d’idées biscornues. J’espère que ça donnera quelque chose, cette recherche. Sinon, il me restera toujours la ressource de… Au fait, pourquoi ne m’occuperais-je pas de ça en attendant ?
Je décroche le téléphone intérieur et je sonne les sommiers.
— Ici San-Antonio… Avez-vous dans votre nid à poussière une certaine Germaine Fouex… Fouex : F.O.U.E.X., oui ?
Le gars me demande de patienter.
Au bout de cinq minutes, il me dit qu’il y a eu un Fouex, un sale type qui a été buté avant la guerre dans une boîte de Pigalle. De toute façon, ça ne me convient pas.
Sur ce, Bertin me sonne.
— Du neuf ? je lui lance.
Il fait un signe affirmatif.
— L’appel dont vous parlez a été émis par un abonné du central Jasmin. Son adresse, c’est le 12, rue de la Pompe ; son nom est Fouex.
Je fais un écart en arrière comme le bourrin de ce hussard au sourire si doux, dont le père Hugo parle dans un de ses bouquins. Entre parenthèses, cette citation pour vous montrer qu’on peut être flic et avoir des lettres.
Rue de la Pompe, 12 ; c’est précisément l’adresse figurant sur la carte d’identité de la soi-disant Germaine Fouex.
M’est avis que si je ne catapulte pas à cette adresse, je suis la plus belle crème de gland qui se soit jamais promenée dans une paire de godasses pointure 43 !
— Merci, petit, je fais. Demande que le téléphone de cet abonné soit branché sur une table d’écoute. Je veux un rapport complet sur les communications demandées ou reçues par ce numéro, vu ?
— Parfaitement, monsieur le commissaire.
J’enfonce rageusement mon bitos autour de mon cercle polaire, et je les mets.
Bel immeuble, que celui du 12, rue de la Pompe. Je m’engage sous le porche et je frappe à la loge de la pipelette.
En général, les concierges sont toujours absentes pour cinq minutes. Celle-ci fait faillir la règle. Elle est là, et même elle est un peu là car si elle vous mettait ses deux tonnes sur le pied, vous marcheriez avec des béquilles. C’est toutes les Peter Sisters réunies en une seule personne.
Mon regard contourne le tas de viande qui palpite devant moi.
Je décide d’appeler ce gros truc, madame.
— Pardon, madame, chez Mme Fouex, s’il vous plaît…
Quelque chose se soulève, au milieu de son regard : ses paupières…
Elle me jette un regard amorphe de robot.
Puis autre chose s’ouvre encore : ses lèvres… Et une voix lointaine me demande : « Quoi ? »
— Mme Fouex…
Ses paupières se soulèvent d’un cran de plus. Elle paraît franchement ahurie…
— Mais, éructe-t-elle, elle…
— Elle, quoi ?
— Elle est morte !
Je prends la nouvelle dans le portrait à bout portant. Il est dit que toutes les surprises me seront ménagées dans cette affaire.
— Depuis quand ? je demande.
— Depuis la semaine dernière… On l’a enterrée il y a cinq jours…
— Ah… Et de quoi est-elle morte ?
— D’un machin au cœur.
Je n’ai jamais entendu parler de cette maladie-là. Un machin, ça doit être grave puisqu’on en clamse…
— Qui habite son appartement ?
— Personne…
— Hein ?
— Personne, redit-elle docilement.
— Elle vivait seule ?
— Oui…
— Et que faisait-elle, dans la vie ?
— Elle travaillait…
— Où ça ?
— A l’ambassade américaine…
Pour la première fois depuis que je me suis propulsé dans cette aventure, j’entrevois une petite lueur indiquant qu’elle est bel et bien du ressort de mes services. Et j’en suis tout aise, because cette histoire est quelque chose comme mon enfant, et ça embête toujours lorsqu’on se rend compte qu’on n’est pas le daron de son moujingue.
Dans mon turbin, y a des mots magiques. Des mots qui vous vont droit à la moelle épinière.
Et le mot ambassade en est un !
— Son appartement est vide ? je demande.
— Oui.
— Depuis quand ?
— Ben… Depuis la semaine dernière.
Ouais ! Il est vide depuis huit jours, seulement, hier, une gonzesse y téléphonait !
Vous parlez d’un embrouillamini ! C’est un gentil rébus que j’ai à résoudre.
Je regarde le tas de bidoche qui émet de la curiosité comme une turbine émet de l’électricité.
— Vous lui vouliez quoi ? demande-t-elle.
— C’est au sujet d’une assurance sur la vie qu’elle avait contractée… Elle a de la famille ?
Le tas de viande a cette superbe réponse :
— Comme tout le monde !
— C’est-à-dire ?
— Des neveux, des cousins… Je ne sais pas, moi…
Au fond, elle est marrante, cette concierge. Marrante à regarder, d’abord, et aussi marrante à entendre.
— Elle demeurait à quel étage ?
— Quatrième gauche.
— Personne n’est entré dans son appartement depuis son décès ?
— Non, personne.
— Qui en a les clés ?
— Moi.
Je la regarde pour essayer de déchiffrer ses sentiments sur son visage, mais autant vouloir escalader le mont Blanc pour savoir l’heure.
— Vous n’êtes jamais entrée chez elle depuis qu’on l’a inhumée ?
— Dites donc, bavoche-t-elle sur un ton réprobateur.
Je bats en retraite.
— Je veux dire… pour téléphoner, par exemple…
Elle a un mouvement particulier que, réflexion faite, j’interprète comme étant un haussement d’épaules.
— En voilà des idées !
Elle ajoute :
— Je téléphone jamais !
— Bon… Merci, excusez le dérangement.
Je fais demi-tour et lui donne l’impression de m’en aller. Mais une fois dans le couloir, je me mets à quatre pattes et je repasse devant sa loge.
Me voici au quatrième. La porte de gauche est secondée par une serrure de sûreté.
Si vous avez déjà lu mes précédents bouquins, vous devez savoir qu’avec San-Antonio, les serrures de sûreté ne sont pas plus en sûreté que les autres.
Avec mon petit sésame, pas une porte ne me résiste.
J’entre dans la carrée.
C’est un appartement bourgeois. Un peu triste. L’appartement d’une vieille dame seule qui a eu des malheurs et qui ne se fait pas rigoler la zise tous les jours.
L’ameublement est rococo… Je fouinasse un peu partout, mais je ne découvre rien d’intéressant.
Rien, sinon des photographies dans des cadres. Je les embarque toutes dans mes vagues en me promettant de les confier aux mecs de l’identité. Il faudra que j’envoie quelqu’un pour relever les empreintes sur le téléphone… On ne sait jamais. Des fois que ça donnerait quelque chose.
Ce que je ne pige pas, mais pas du tout, c’est pourquoi, cette nuit, une souris a forcé la porte de cet appartement à seule fin de téléphoner en Suisse.
Pourquoi « à seule fin » ? C’est moi qui le dis… Peut-être la femme qui déclencha le suicide de mon mystérieux voyageur avait-elle d’autres raisons pour se trouver dans cette maison au milieu de la nuit.
Pourquoi pénétrer clandestinement dans ce petit appartement ? Que pouvait-elle y chercher ? Quels sont les liens plus ou moins ténus unissant cette défunte Mme Fouex au suicidé de Genève qui se déguisait en femme, s’emparait de son identité et allait se suicider dans un palace de Genève, et à la mystérieuse femme apprenant en pleine nuit à Georges « qu’il était trop tard » ? Trop tard, pourquoi ?
Auparavant, elle lui avait demandé s’il avait réussi. Réussi à quoi ? A voler le disque de nickel ou à passer à l’étranger ?
Réussi à tromper la vigilance de certaines gens, ce qui expliquait le déguisement ?
Je me caresse le chapiteau car je sens que mon cervelet distille du point d’exclamation. Il fait de vaches zigzags, comme un sismographe pendant l’éruption de Pompéi… En admettant évidemment que les Ritals aient eu cet appareil à ce moment-là.
Jusqu’ici, j’ai deux morts, une voix de femme et un disque de métal…
Pas fauché, le mec !
CHAPITRE VI
UNE VISITE NE FAIT PAS TOUJOURS PLAISIR
C’est une belle moisson de photos que je donne à mon copain de l’identité. J’y joins celles du pauvre Georges.
— Si tu as du nouveau au sujet de ces mecs-là, préviens-moi.
Il pose le paquet en éventail sur son bureau.
— D’accord, dit-il.
Et presque aussitôt, il s’exclame en me désignant le portrait du suicidé de Genève.
— Bon Dieu, commissaire, je connais ce type…
Là, il m’intéresse au plus haut point, le frangin.
— Tu le connais ?
— Oui. De vue… Je ne crois pas qu’il soit chez nous. Mais j’ai vu sa photo quelque part. Attendez…
Il réfléchit. J’ose à peine le regarder de crainte de le faire dérailler. Je suis littéralement suspendu à son émetteur.
Je connais mon collègue. Y a pas sur toute la planète et dans ses environs un autre type aussi physionomiste que celui-ci. Lorsqu’il a vu une fois quelqu’un, ou même sa photo, il le reconnaît toujours, même si ce quelqu’un modifie son aspect.
Il est en transes, il se mord les lèvres, se plonge un doigt dans la bouche.
— C’était sur un programme, dit-il enfin.
— Sur quoi ?
— Un programme… Un programme pour une bonne œuvre. Moi, j’avais pas pu y aller, c’était ma gosse qui… Oui.
— Alors, ce serait un artiste ?
— Je crois. Oui, c’est sûrement quelque chose dans ce goût-là. Vous devriez faire un tour au syndicat des acteurs…
Ça n’est pas bête, ce qu’il dit.
Je le remercie.
— Et pour les autres ?
Il les passe en revue… Il y a là la photo d’un couple. Celle d’un officier, celle d’un gamin ; celle d’une jeune fille.
— Connais pas ces messieurs dames, avoue-t-il enfin. En tout cas, c’est pas marle ; l’officier et la jeune fille, c’est les gars du couple, vingt ans plus tôt.
— Il me semblait, fais-je avec autorité.
Vous parlez d’un coup de bidon ! C’est des charres, j’ai le caberlot tellement en dérangement avec ce micmac que je n’ai rien gaffé du tout !
Il poursuit.
— Eh… attendez, voilà autre chose de plus intéressant : le gamin…
— Oui ?
— Regardez-le bien.
Je regarde le portrait fané au point de me faire larmoyer les gobilles.
— Jamais vu cette bouille, j’affirme.
C’est la photo d’un polisson quelconque, joufflu, emprunté devant l’objectif.
Ça pourrait être celle de votre petit frère ou bien celle du mien si j’en avais un…
Mon interlocuteur sourit, d’un air bienveillant.
— Vous ne vous rendez pas compte que c’est le même individu que sur la photo de votre mort de Genève ?
Je sursaute.
— Pas possible !
— Ben voyons… Voyez les dominantes des deux visages : ce sont les mêmes. Exactement les mêmes !
Je dois me rendre à l’évidence, il a raison.
— Alors, ce gars serait un parent du couple, vraisemblablement son fils…
Seulement, ça ne colle pas ; la grosse pipelette de la rue de la Pompe m’a dit que Mme Fouex n’avait pas d’enfant, or il est probable que la femme du couple n’est autre que feue la mère Fouex.
— Merci, dis-je brusquement.
Je me casse et je descends à l’étage inférieur.
Je tombe pile sur le gros Bérurier.
— Ah ! vous alors ! tonne-t-il, vous avez des façons de vous débiner lorsqu’on vous invite !
— Calme-toi, gros lard… Je te promets de rester jusqu’aux liqueurs lorsqu’on te cloquera la Légion d’honneur.
Son visage s’épanouit. Il est mégalomane comme un Arabe, Bérurier.
— On va boire un verre ?
— Pas le temps…
Je pousse la porte du bureau des inspecteurs.
— Castellani est là ? je demande.
Mon petit Corse se dresse comme un diable dans sa boîte.
— Bonjour, monsieur le commissaire.
Il vient à moi, presse avec ferveur la main que je lui propose et demande :
— Alors ? ça s’est bien passé avec votre fausse bonne femme ?
— Non, dis-je, ça s’est passé plutôt mal, surtout pour elle. Tu vas me donner un coup de main… Pour l’instant, je veux que tu me recueilles le maximum de tuyaux concernant une certaine dame Fouex, décédée il y a une huitaine de jours.
Je lui donne l’adresse.
— Vois du côté famille, ses proches surtout m’intéressent.
— Bien, patron.
— Si tu as du nouveau, téléphone au grand patron avec qui je conserverai toujours le contact.
— D’accord.
Il inscrit sur un carnet à couverture noire les renseignements que je viens de lui donner et je me trisse au syndicat des acteurs.
La charmante secrétaire qui me reçoit regarde la photographie et fronce le sourcil.
— Oui, je connais ce garçon, admet-elle. Attendez…
Elle attrape un énorme registre où sont collées des photos de petit format.
Les acteurs sont classés là-dedans suivant leur emploi. Elle potasse dans le rayon des jeunes premiers, puis dans celui des « composition ».
— Voilà, dit-elle.
— C’est bien mon homme…
Oui, c’est lui, en un peu plus jeune. Lui, avec un costar coupé par un maître du ciseau.
Je lis le texte calligraphié en petite ronde à côté de l’image :
« Georges Gerfault, 10 bis, rue La-Tour-d’Auvergne. » Entre parenthèses et d’une écriture normale mais appliquée : « Cours Simon. »
— Ça signifie quoi ? je demande à la souris.
— Ce sont ses débuts, m’explique-t-elle.
— C’est un grand comédien ?
Elle a un petit air gêné.
— Oh ! murmure-t-elle, pas un grand, mais un bon, certainement.
Je la regarde.
— Dites-moi tout, je ne suis pas son père…
« Ce gars-là était une cloche, non ?
— Il ne faut pas dire ça…
Je lui donne une pichenette au menton.
— Si ç’avait été un comédien fumable, vous l’auriez tout de suite reconnu, non ? C’est les lavedus qu’on enterre dans votre bottin…
Elle ne peut s’empêcher de rigoler.
— Ma foi, dit-elle, ce garçon ne doit pas très bien se défendre, en effet. Il a prêté son concours à des manifestations artistiques privées…
— Je vois…
— Mais il ne faut pas conclure trop vite, reprend-elle. Il y a tellement de comédiens et si peu de théâtres.
Je la salue et je prends congé.
Je ne sais pas ce que vous pensez de tout ça, mais quant à moi, il me semble que ça commence à se défricher dans le patelin. Je viens d’avoir l’identité de la victime. C’est un point. Un bon point !
Pourquoi est-ce que je m’obstine depuis le coup de revolver à appeler Georges Gerfault la victime ?
Pourquoi ai-je eu immédiatement le sentiment qu’on venait de tuer ce garçon ?
Car c’est vrai ! la mystérieuse femme l’a tué en lui disant qu’il était trop tard…
Place de l’Opéra, une pendule me dit six heures. Je lui réponds d’accord, et je grimpe dans un taxi en lui enjoignant de me conduire chez moi.
Félicie me regarde d’un petit air innocent.
— Tu parais vanné, remarque-t-elle.
Ma brave femme de mère est une championne de la déduction en ce qui me concerne.
— Je le suis, m’man…
— Vous avez bringuaillé toute la nuit ?
Je renonce à raconter ma petite histoire une fois de plus. Du reste, Félicie n’aime pas que je la mette au courant de mes exploits. Ça lui flanque les jetons au sujet de ma santé. Alors, elle fait comme les autruches, Félicie : elle planque sa tranche dans ses plumes pour ne pas voir ce qui se passe.
Je hausse les épaules :
— Tu sais ce que c’est ? Chacun chante sa chanson et puis…
Elle me fait signe qu’en effet elle sait ce que c’est. Elle a eu le temps d’apprendre avec papa… Y avait pas plus truand que mon vieux, toujours en java, le gars ! Et ses mouchoirs pleins de rouge à lèvres…
Je casse une graine et je vais me pager.
— Soir, m’man…
— Repose-toi bien, mon petit…
Maintenant, faut que je vous dise, pour que vous entraviez bien ce qui va suivre, que nous créchons dans un petit pavillon de Neuilly, Félicie et moi.
C’est une coquette habitation avec un jardin plein de fleurs par-devant et un autre plein de légumes par-derrière.
Nos piaules sont au premier, comme toutes les chambres, dans tous les pavillons à étages de France.
J’en écrase comme un loir lorsque la sonnette de la grille retentit. Tout d’abord, comme nous ne recevons jamais de visite la nuit, je me dis que c’est le vent qui agite la clochette. La chose est assez fréquente…
Mais le tintement recommence.
J’entends Félicie qui se lève.
— Qu’est-ce qui se passe ? me crie-t-elle. Il y a quelqu’un à la porte, on dirait ?
Je bâille, puis je rejette les couvrantes.
— Te dérange pas, m’man, je vais voir.
Je passe ma robe de chambre et je vais à la fenêtre. Là-bas, à l’autre bout du jardin, derrière la grille, je devine une silhouette. Et c’est une silhouette de femme.
— On y va, je crie.
Dans le couloir, je crie à Félicie :
— Recouche-toi, tu vas prendre froid… Ça doit être une commission pour moi…
Je dévale l’escalier, traverse le vestibule et ouvre la porte d’entrée.
La nuit est calme, sans air… Un croissant de lune baigne l’une de ses pointes dans la tasse de lait d’un nuage immobile.
Je trotte dans l’allée semée de gravier rose.
Je ne me suis pas trompé : c’est bien une femme qui se tient derrière la porte. Comme elle se trouve à contre-jour, ou plutôt à contre-lune, je ne puis distinguer son visage.
De l’autre côté de la rue, une automobile est arrêtée. Je vois tout ça brièvement parce que j’ai l’habitude de considérer la vie d’une façon globale.
J’ouvre la portelle.
— Qu’est-ce que c’est ? je demande.
La femme me dévisage rapidement.
Puis elle tourne sa tête du côté de l’automobile arrêtée.
— Venez ! crie-t-elle, c’est bien lui !
J’éprouve simultanément deux impressions : la première est que j’ai déjà entendu cette voix quelque part, la seconde que ça ne tourne pas rond dans le secteur.
Je vois un machin long sortir par la portière. Gare aux taches !
Ce machin, c’est le canon d’une mitraillette. Lorsqu’un type passe le canon d’une mitraillette par la portière de sa voiture, c’est qu’il a de drôles d’idées en tête. Auquel cas, la meilleure conduite à adopter est de se propager dans un coin abrité.
Je me casse en deux et je recule d’un bond jusqu’à la porte.
Le type déclenche sa sulfateuse. Il balaie posément le paysage de gauche à droite, puis de droite à gauche.
Une volée de balles gifle l’air à deux millimètres de ma tirelire.
M’est avis que j’ai eu une bonne idée de me courber.
Une nouvelle cabriole et je suis à l’abri d’un vantail inférieur de la portelle. Comme celui-ci est en fer, je n’ai pas grand-chose à redouter…
En général, les types qui vous lâchent de la quincaillerie en gros se hâtent de filer dès qu’ils ont accompli leur rodéo. Lui, non.
J’entends plusieurs petits déclics successifs, et pour un gars averti comme je le suis, ça veut dire que le mec met un nouveau chargeur dans son magasin.
La portière de la bagnole claque. Il y a un bruit de pas sur la route…
Pas de doute, le mec veut en finir avec San-Antonio. Il a vu que notre pavillon était à l’écart de l’agglomération et il risque tout pour avoir ma peau.
Ce qui me contriste, c’est que je n’ai pas le moindre revolver à portée de la main.
CHAPITRE VII
JE RETROUVE UNE PERSONNE DE CONNAISSANCE. JE RÉSUME LA SITUATION. JE VAIS VOIR LES RICAINS
Pourvu que Félicie ne ramène pas sa fraise !
Si, attirée par les coups de flingue, elle vient à la rescousse, pas de doute : le fumelard la passera au vaporisateur !
Je voudrais pouvoir la prévenir, mais ce serait de la dernière témérité et ça n’avancerait pas à grand-chose…
Je me carre dans les dahlias en maudissant le jour où j’ai acheté une robe de chambre bleu pâle.
Celle-ci doit se voir dans mon jardin comme une mouche dans un verre de crème.
Une silhouette massive s’encadre dans la porte. Le type est là. Il tient sa mitraillette sous le bras et regarde autour de lui avec circonspection.
Dans un instant, ses châsses seront accoutumés à l’obscurité et il apercevra ma fameuse robe de chambre. Des feuilles de dahlias n’ont jamais protégé un flic contre des balles tirées à cinq mètres !
Non, jamais !
J’ai ma main sur un petit caillou. Je le ramasse sans bruit. Et je le balance, d’une chiquenaude silencieuse devant moi, à travers le jardin. Il tombe sur une brique de la bordure. Le bruit fait sursauter le type qui lâche une giclée de balles dans cette direction.
Si j’étais certain que son magasin soit vide, je le choperais en corps à corps, mais rien n’est moins sûr.
Soudain, une fenêtre s’ouvre au premier étage.
Voilà Félicie qui joue à la pendulette suisse. Elle va mettre son renifleur à la croisée et crier coucou !
Mon zig lève son arme. A cette distance, à la mitraillette, il est probable qu’il ratera son objectif, seulement une balle perdue est toujours à craindre et n’a jamais fait de bien à personne.
Mais je crois rêver, car les coups de feu que j’appréhende ne partent pas de son clou, mais du flingue que Félicie vient de passer par la fenêtre.
Elle tire un coup, deux coups…
Les balles ricochent sur le gravier sans atteindre mon assaillant, car Félicie, si elle est une courageuse bonne femme, tire moins bien qu’une amazone… Elles suffisent néanmoins à lui faire comprendre que c’est scié pour lui.
Du reste, les voisins commencent à s’émouvoir. On entend des volets qui s’ouvrent, des voix qui s’interrogent.
Le gars pousse un juron et court à sa guinde. Il claque la portière et le tréteau décarre.
Je me relève.
Je crie à Félicie :
— Bravo, m’man, arrête le casse-pipes, il s’est barré !
Puis je sors pour voir ce qu’il est advenu de la femme. Elle est là, la figure dans le caniveau.
Je m’aperçois que son corps est littéralement criblé de balles. En quelques minutes, la malheureuse a dû se vider de son sang, à en juger par le ruisseau épais qui coule sur le trottoir.
Je la saisis par les bras afin de la retourner. Elle est toute disloquée. Elle a dû intercepter au moins vingt balles à elle toute seule. Et vingt balles dans une carcasse de souris, ça fait du dégât !
Je la mets sur le dos : je m’agenouille à côté d’elle, j’essuie avec son écharpe le sang qui enduit son visage. Et alors, je dis un mot. Un seul, celui que Cambronne balança aux English.
La femme en question n’est autre que la standardiste du palace de Genève.
Pour une surprise, vous avouerez que c’en est une.
Voilà une gosse que j’ai laissée ce matin, dans la chambre de l’hôtel, de l’autre côté des Alpes. Et cette nuit, elle est là, criblée de plomb, devant ma lourde. Butée par un gars qui me veut du mal !
A priori, ce qui se dégage de tout ça, c’est qu’elle ne supposait pas un instant que le mec nourrissait de sales intentions à son endroit et que le gars les nourrissait pourtant, car il aurait fait le nécessaire pour éviter cette boucherie.
En me voyant, la fille s’est détournée et a dit :
— Venez, c’est bien lui !
En somme, là se bornait son rôle. L’agresseur n’avait besoin d’elle que pour m’identifier… Cette chose réglée, il ne demandait qu’à la liquider.
Bon, voici un nouveau personnage qui vient s’ajouter à ma galerie de loufiats.
Le mitrailleur solitaire !
Merde ! Si un journaleux m’entendait, il titrerait ça sur quatre colonnes… A la une, bien entendu !
Pourquoi qu’il a tant envie de me scraper, le mitrailleur ? Qu’est-ce que j’y ai fait, à cette enflure ? Je n’ai pas souvenance de lui avoir vendu des petits pois qui ne voulaient pas cuire… Peut-être simplement qu’il a horreur des poulagas !
Bien entendu, au bout de cinq minutes, ma rue si paisible ressemble aux grands boulevards un jour où les anciens combattants la ramènent au sujet de l’ajustement de leurs pensions. Les voisins biglent le corps et me biglent moi, le tout avec l’air de se dire que si le flic du coin se met à faire des heures supplémentaires à domicile, la vie va devenir marrante.
Voilà enfin Félicie qui radine. Elle a posé son flingue et réintégré toute sa dignité.
— C’est à toi qu’on en voulait ? me demande-t-elle.
— Un peu, m’man…
— Et qui est cette personne ? ajoute-t-elle en désignant le cadavre de la standardiste.
— Une fille qui était avec le mitrailleur… Il voulait s’en débarrasser, probable.
Je hausse les épaules et je me décide à aller téléphoner aux gars de Police-Secours…
Inutile de vous dire que pour refermer l’œil, c’est tintin. Enfermé dans ma turne, je tourne en rond en attendant le jour, c’est-à-dire en attendant le moment où je vais enfin pouvoir agir.
C’est duraille de ronger son frein… Vachement duraille, les gars. Quand je pense qu’il y a des fakirs à la graisse d’oie qui se bouclent pendant quarante jours dans une cage de verre, moi je prends des fourmillements dans le rectum. Vous parlez d’un carême, madame !
Pour passer le temps, j’attrape un bloc de correspondance, un crayon à bille et j’écris une liste incohérente qui ressemble à un poème de Jacques Prévert.
C’est celle-ci :
1° Georges Gerfault se déguise en femme dans un restaurant de Montmartre et file brusquement en Suisse. 2° Arrivé à Genève, il va s’enfermer dans une chambre de palace où il attend un coup de téléphone qui paraît tarder. 3° A minuit, une femme lui téléphone de Paris (appartement de Mme Fouex, décédée depuis huit jours) pour lui demander s’il a réussi. Il dit « oui ». La fille lui annonce qu’il est trop tard. Ça lui flanque un coup. Il laisse entendre qu’il va se suicider. Elle proteste mollement. Il dit qu’il va planquer une fortune. Et c’est du disque qu’il s’agit. 4° La standardiste, à qui j’ai demandé d’intercepter la communication, essaie de me doubler en apprenant qu’une fortune sera planquée dans la chambre. Mais on ne me la fait pas et je la confonds. 5° De retour à Paris, j’apprends que le coup de téléphone vient de chez la dame Fouex, dont Gerfault avait usurpé l’identité. J’apprends aussi que cette dame est morte et qu’elle travaillait à l’ambassade américaine. Je trouve chez elle la photo de Gerfault enfant. Je découvre l’identité de Gerfault et sa profession d’acteur (de dernière zone). 6° Je rentre chez moi pour ronfler un peu car j’ai besoin de récupérer. Au milieu de la nuit, la standardiste de Genève sonne à ma grille. Je vais ouvrir. Elle me reconnaît, dit au conducteur d’une auto stoppée que je suis bien moi. Sur ce, le type ouvre le feu sur nous. La fille est tuée.
Je jette mon crayon à travers la pièce et je bouquine ma prose. On a intérêt à résumer une affaire compliquée… Cela l’éclaircit toujours.
Je l’ai divisée en six parties et je reprends une à une chaque partie pour en tirer le maximum de conclusions.
1° Gerfault savait qu’il allait se déguiser en femme, puisqu’il avait les effets féminins avec lui. Mais il ne devait pas avoir l’intention de le faire aussi vite, car il aurait choisi un coin plus propice à ce genre de transformation, qu’un restaurant. 2° Le coup était préparé, puisqu’il est descendu à Genève dans un hôtel déterminé et qu’il y a attendu un coup de fil. 3° Le trois est le paragraphe le plus intéressant, à mon point de vue. Il prouve en effet : a) que la partie jouée par Gerfault était capitale puisqu’il n’hésita pas à se suicider en apprenant qu’il était trop tard ; b) que le disque vaut une fortune ; c) mais que des intérêts bien supérieurs entraient en ligne de compte, puisqu’ils motivaient la mort d’un homme. 4° La petite standardiste délurée a appris certains éléments de l’affaire. Elle était la seule personne à savoir qu’un policier français était sur le coup (très important, au fond, ce détail). 5° Pourquoi téléphoner de l’appartement d’une morte ? Le fait que feu Mme Fouex travaillait à l’ambassade américaine est-il pour quelque chose dans l’aventure ? Quels liens affectifs ou autres unissaient Gerfault à Mme Fouex ? 6° L’attentat de tout à l’heure prouve deux choses : a) il y avait quelqu’un (mon « tueur ») sur les traces de Gerfault. D’où la prise de contact du tueur avec la standardiste. b) le tueur considère comme essentiel que les personnes incidemment mêlées à l’histoire disparaissent. C’est-à-dire la standardiste et moi. Il a eu la standardiste. Il m’aura… ou plutôt, il essayera de m’avoir.
A force de réfléchir, l’inévitable se produit. Je pique du blaze et je m’endors.
Mon premier blaud, le lendemain, après ma douche et mon café, c’est de faire un viron à l’ambassade amerlock.
Je suis reçu par un lieutenant à figure géométrique, qui me considère exactement comme votre clebs regarde un os de gigot lorsqu’il se trouve nez à nez avec lui sur un trottoir.
— Vous désirez ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte ; ça n’est pas fait pour apaiser sa méfiance.
— Vous avez eu ici, en qualité d’employée, une certaine Germaine Fouex…
— C’est possible, avoue-t-il. Et alors ?
— J’aimerais avoir des détails sur la nature du travail auquel se livrait cette femme. Sur son comportement, surtout.
Il me regarde d’un air vaguement inquiet. Puis il dit brièvement en me désignant une chaise.
— Un moment, s’il vous plaît…
Je m’affale sur la chaise, laquelle vacille, car ce n’est pas une chaise américaine, mais une chaise française peu solide. J’attends en grillant une cigarette.
Le lieutenant radine, flanqué d’un grand type maigre, portant des lunettes sans monture. Ce type semble être la statue de la mélancolie. Il est roux et grave.
Il s’approche à pas ridiculement courts et me salue d’un imperceptible mouvement de tête.
— Vous désirez des renseignements sur Mme Germaine Fouex ?
— S’il vous plaît, oui.
— C’est à quel sujet ?
— Je trouve son nom mêlé à une affaire assez embrouillée. Je voudrais avoir sur elle le maximum de tuyaux…
— De quelle affaire s’agit-il ?
Je prends le mors aux dents.
— Dites-moi, je grommelle, vous ne voulez pas que je vous raconte ma vie, pendant que nous y sommes ? Si vous ne voulez pas répondre à mes questions, je vais en référer à mes supérieurs, lesquels s’expliqueront avec les vôtres…
J’envoie mon chapeau derrière ma calbombe d’une pichenette, comme on fait dans les films américains et je me dirige vers la lourde.
Mon attitude ferme a raison de la leur.
— Excusez-moi, murmure sèchement le grand rouquin en rajustant ses lunettes.
Il s’excuse simplement pour me calmer, mais on devine qu’il le fait à contrecœur. Sur ces entrefaites, une porte s’ouvre et un type paraît. Les deux mecs rectifient la position car il s’agit d’une huile.
Le gars me regarde et pose une question en ricain. Le lieutenant lui répond.
L’autre a alors un bon sourire à mon intention et s’avance vers moi.
— Johnson, attaché d’ambassade, dit-il.
Il est assez jeune, sympa, costaud, élégant.
— Très honoré, dis-je.
— Vous êtes commissaire ?
— Oui.
— Vous désirez des renseignements sur une de vos compatriotes employées par nos services ?
— C’est cela.
— De qui s’agit-il ?
— Germaine Fouex…
Il fronce le sourcil.
— Je vois, fait-il. Une petite boiteuse, non ?
— Je ne sais pas…
— Vous ne savez pas ?
— Non. Je ne connais que son nom et n’ai vu qu’une vieille photo d’elle.
Le grand rouquin intervient.
— Rien à dire sur elle, fait-il. Elle travaillait convenablement.
A quel service ? Relations parisiennes.
— C’est-à-dire ?
— Elle recevait les visiteurs sollicitant un entretien et enregistrait leurs motifs. Elle m’en référait…
— Avez-vous eu à vous plaindre d’elle ?
— Non, pas le moins du monde…
— Comment a-t-elle quitté votre service ?
— Elle est morte chez elle d’une crise cardiaque.
— Rien de suspect à signaler à son sujet ?
— Rien.
— Bon…
Je mets la main à ma poche et j’en tire le disque de nickel. Je le montre aux trois hommes en le tenant entre le pouce et l’index comme une hostie.
— Ceci vous dit-il quelque chose ?
Ils s’approchent.
L’huile me le prend des mains et l’examine.
Il secoue la tête.
— Non, fait-il. Pourquoi ? Vous pensez que ce morceau de métal proviendrait de chez nous ?
— Je ne pensais à rien de précis, dis-je. Je vous demande cela comme ça.
Je lui prends la rondelle et je la montre aux deux autres.
— Jamais vu ça ?…
— Jamais…
— Bon… Il ne me reste plus qu’à m’excuser… Bonsoir, messieurs.
CHAPITRE VIII
COMME QUOI, QUAND UNE PORTE EST FERMÉE, IL VAUT MIEUX RETOURNER CHEZ SA MÈRE PLUTÔT QUE D’ESSAYER DE L’OUVRIR
Donc, rien de positif à l’ambassade américaine.
Visite négative. Les copains yankees n’ont eu qu’à se louer des services de Mme Fouex et ça n’est pas à eux qu’on a cravaté le disque mystérieux.
Je passe à la grande taule. Castellani est justement là.
— Tu as du neuf ? je questionne.
Il fait la moue et ouvre son gros calepin de gendarme.
— Germaine Fouex, lit-il, mariée en 1921, à Jean-Marie Fouex. Pas d’enfant. Recueille, à la mort de sa sœur, son neveu Georges Gerfault. Veuve en 1948. Travaille depuis cette date à l’ambassade des Etats-Unis. Décédée jeudi dernier d’une crise cardiaque, à son domicile. Rien de particulier à signaler.
Le seul détail intéressant là-dedans, c’est la découverte de l’apparentement de Gerfault avec elle.
— C’est plutôt maigre, hein ? fait piteusement mon bon Castellani.
— Bast ! lui dis-je, comme les peuples, les gens heureux n’ont pas d’histoire… Du moins pas d’histoire connue.
Je décroche le téléphone intérieur.
— Le labo ?
— Oui…
— Grignard ?
— Oui.
— San-Antonio. Dites, allez faire un tour chez une certaine Mme Fouex, 12, rue de la Pompe, quatrième gauche. La dame est morte et son appartement est fermé. Allez-y avec un serrurier. Vous relèverez les empreintes qui sont sur l’appareil téléphonique. Sur l’appareil seulement et vous vérifierez si elles ne figurent pas déjà dans vos fiches.
— Entendu.
Voilà une question réglée. Jamais je n’ai procédé avec autant de méthode qu’au cours de cette affaire où je me suis cependant engagé les yeux fermés.
Ensuite, je sonne Bertin.
— Demande-moi la police de Genève.
— Tout de suite, commissaire…
Deux minutes s’écoulent… La sonnerie bourdonne.
— Vous avez Genève.
Je cloque ma cigarette à moitié consumée dans l’encrier de Castellani, ce qui le fait sourire jaune.
— Allô ! Pouvez-vous me passer le service qui s’occupe de l’affaire de l’hôtel Monseigneur. Ici D.S.T., France…
— Attendez un instant…
Le gars doit se rencarder. Il bricole ses fiches… A la fin, il me dit :
— Vous avez l’inspecteur Herman.
— Allô ! demande une voix métallique.
Je mets mon interlocuteur au courant de mon identité et je lui rappelle les grandes lignes de mon aventure.
— Quelqu’un s’est-il présenté pour réclamer une dame Fouex ? je demande.
— Non…
— Avez-vous des nouvelles de la standardiste ?
— Comment savez-vous qu’elle a disparu ? demande-t-il complètement ahuri.
— Elle a été abattue cette nuit à Paris. Quelqu’un a dû la demander pendant son service. Enquêtez à l’hôtel. Câblez-moi d’urgence le signalement de la ou des personnes qui ont eu une conversation à l’hôtel pendant ses heures de service. Si c’est négatif, enquêtez à son domicile. C’est urgent.
— Très bien. Je vais faire le nécessaire.
— Merci.
Deuxième question réglée. Je sème, il ne me reste plus qu’à attendre que lève la récolte.
Ce que je m’exprime bien quand je m’y mets !
J’arrête ma bagnole à l’angle de la rue des Martyrs et de la rue La-Tour-d’Auvergne.
Je fais quelques pas le long du trottoir en regardant les façades des maisons. J’entre au 10 bis. Sur la vitre de la loge, figure la liste des locataires. Je lis : Georges Gerfault, premier étage.
J’hésite à questionner sa pipelette, mais je décide de visiter son appartement avant toute chose.
J’escalade les quelques marches qui se vissent dans une cage obscure et je parviens devant une porte au vernis écaillé.
Je fais appel aux bons offices de mon petit ustensile des familles. Rappelez-vous que le gars qui a mis ce truc au point n’avait pas lu la recette dans « Rustica ». C’était un doux monte-en-l’air qui avait fait de la serrurerie dans son jeune âge et qui en avait de beaux restes.
Pourtant, à ma profonde stupeur, bien que le pêne ait obéi à la pression de ma clé, la porte refuse de s’ouvrir.
Lorsque vous avez actionné la serrure d’une lourde et que celle-ci s’obstine à rester fermée, vous pouvez parier un voyage à Lisbonne par Air France contre un vieux furoncle d’occasion qu’un verrou la tient maintenue. S’il y a un verrou tiré, c’est que quelqu’un occupe les lieux, y a pas de raison que je ne me fasse pas ouvrir. Pas besoin de s’appeler Archimède pour faire ce raisonnement, non ?
Je retire doucement mon outil du trou de la serrure et je secoue l’anneau de la sonnette.
Ça fait dring-dring.
Un silence. Je secoue encore le pied de biche.
Mais c’est encore et toujours le silence…
J’attends un instant, prêtant l’oreille, mais je ne perçois aucun glissement, aucune respiration contenue. C’est le silence. Un silence épais comme du mortier.
Je redescends l’escalier et je traverse la chaussée afin de regarder les fenêtres du premier étage.
Pourquoi ai-je l’impression de découvrir une silhouette derrière le rideau ?
Je hausse les épaules d’un air affecté et je me dirige vers ma voiture.
Je grimpe dedans et je démarre. Je tourne la première rue sur ma droite. Je stoppe et, en rasant les murs du côté du 10 bis, je reviens à l’immeuble de Gerfault. Je repasse la porte cochère et je grimpe à pas de loup les marches. Je stoppe à hauteur du premier étage et je m’assieds dans l’angle du palier, bien décidé à attendre jusqu’au jugement dernier si besoin est.
Je me mets à griller une cigarette ; puis, j’allume la seconde avec mon mégot.
Un vieillard à barbiche passe devant moi et me regarde avec effarement.
Je lui souris cordialement. Il disparaît en se demandant s’il va prévenir ou non les agents. Puis il doit finir par se dire qu’à notre époque il serait mal venu de crier à la garde parce qu’un costaud est assis dans l’escalier de votre immeuble. Il prend le parti de hausser imperceptiblement les épaules.
J’allume une troisième cigarette en me disant qu’il fait très sérieusement soif lorsque je perçois un bruit derrière la porte.
Je me mets à sourire.
— Cette fois, bonhomme, je murmure, c’est à toi de jouer.
La porte frémit, s’entrouvre, et une magnifique gonzesse apparaît.
Cette sirène, laissez-moi vous la raconter, ça vaut la description.
Elle est de taille moyenne. Vous feriez le tour de ses hanches avec vos deux mains, mais ça ne l’empêche pas d’avoir sa portion de flotteurs et une arrière-boutique qui n’a pas été fabriquée rien qu’avec des os.
Elle est blonde, pas un blond tocasson mais une blondeur de blés très murs. Elle a des yeux fauves, ardents ; une bouche charnue qui concrétise toute la volupté du monde. Jamais vu une bouche aussi sensuelle, le San-Antonio. Et pourtant, des bouches, il en a vu quelques-unes et il a trinqué avec pas mal, je vous le dis.
Et je vous le dis because que c’est vrai parce que moi, j’aime pas pavoiser !
La môme met une seconde trois quarts à me découvrir et alors elle est bloquée comme une bagnole lorsque le fil de la bobine se fait la valise.
Elle ne sait pas si elle doit rentrer ou sortir.
— Bonjour, mademoiselle.
Je me lève.
Elle veut décidément ne rien avoir de commun avec moi, fût-ce un simple salut.
— Allons, petite fille, ne jouez pas à la vilaine fée Carabosse. Votre style ce serait plutôt Ondine, ou bien Marjolaine. On a du reste dû vous le dire ?
Elle se dresse sur ses ergots.
— En voilà des façons ! Je vous prie de me laisser tranquille !
Et elle s’engage dans l’escalier.
D’un bond prodigieux, je saute par-dessus la rampe et je me trouve en travers de son chemin.
Elle est toute déconcertée. Elle me dévisage sérieusement. Son visage est pâle, pâle comme la mort. On dirait que des bulles d’or s’échappent de son regard.
— Si vous ne me laissez pas passer immédiatement, j’appelle !
Je fais un signe d’approbation.
— Qui appelleriez-vous ?
Ma question la déconcerte comme mes gestes l’ont déconcertée.
— Mais… la police, dit-elle, très acide.
Je lui montre ma carte.
— Alors, soyez heureuse, mon enfant. La police, la voilà !
Elle serre ses belles lèvres. Son regard vacille comme si elle était au bord de l’amour.
— Je ne comprends pas, murmure-t-elle.
Elle est à transformation, la chérie. Je l’ai vue tigresse outragée, la voici petite fille modèle tout à coup.
— Pourquoi ne vous ferais-je pas comprendre ? fais-je en riant. Un flic est tout à fait capable de s’expliquer, vous savez…
Je désigne l’appartement.
— On serait sûrement mieux là-dedans…
Elle hésite. Elle a encore la clé à la main.
— Allons, ouvrez…
Sans trembler, elle ouvre. Nous entrons. Elle devant, moi derrière. A ce moment-là je remarque qu’elle a sous le bras quelque chose enveloppé dans un papier journal.
Un tout petit objet…
L’appartement de Gerfault est tout petit : une entrée, une cuisine, un studio. Le tout très crasseux, très délabré, avec des bouteilles vides au pied des murs, des photos dédicacées d’acteurs, des panoplies de pipes…
— Que voulez-vous ? me demande la déesse blonde.
— Savoir des choses, dis-je, neuf flics et demi sur dix sont comme ça…
— Pourquoi, en ce cas, ne m’avez-vous pas convoquée ?
— Pour plusieurs raisons, dont la principale est que je ne vous connaissais pas il y a quatre minutes… C’était dommage, du reste, ajouté-je.
Elle ne réagit pas.
— Votre nom ? je demande.
Elle se tait.
— Pourquoi ce mutisme ? Vous préférez que nous allions dans la salle anonyme d’un bureau de flic ?
— De quel droit ?
Je ne lui laisse pas finir…
— Laissons tomber le cours d’instruction civique, mon ange. Le droit, c’est un mot à l’usage des avocaillons. Je vous demande votre nom… Il faut un début à toute conversation, vous comprenez ?
Elle baisse la tête.
— Vous pouvez me le dire, insisté-je, je suis un garçon discret, si vous vous prénommez Gertrude, je vous jure que je ne le répéterai à personne.
Brusquement, elle a la réaction la plus inattendue chez une fille de cette classe. Elle se fout à chialer, mais à chialer comme une madelon. Elle renifle, elle sanglote.
J’en suis baba.
— Allons, allons, ma petite, qu’est-ce qui arrive ?…
Son chagrin se tarit déjà.
— Je ne veux pas vous manger, je poursuis.
Et, in petto, je le déplore, car elle me fait l’effet d’un quinquina, cette fille, elle m’ouvre l’appétit, et comment !
— Séchez vite ces jolies larmes ! ordonné-je.
En reniflant comme une malheureuse, elle ouvre son sac à main. Je la regarde tendrement tant elle est gracieuse.
Un sourire gourmand aux lèvres. Puis je cesse de rigoler. Une détonation vient de retentir dans le sac à main de la môme. Je ressens une douleur délicate à la poitrine. Je vois que son sac à main est troué. Et ça fume…
Je balbutie d’une voix que je suis épaté de trouver épaisse…
— Pauvre ballot !
C’est moi que je qualifie de ce nom.
— Ballot ! Pauvre gland !.. Triste enflure…
Je ricane…
Elle, elle me regarde fixement. J’ai l’impression qu’elle avance et recule alternativement.
Je devrais sortir mon pétard et lui faire sauter le bocal, mais je n’essaie même pas, car je sais que tout mouvement m’est interdit.
Je ne peux plus… Je ne…
Oh ! nom de Dieu, voilà que ça tourne… La gonzesse chavire… Elle va se casser la gueule, ma parole…
Je… Adieu les potes !
CHAPITRE IX
IL VAUT MIEUX AVOIR UN PORTEFEUILLE SUR SON CŒUR, PLUTÔT QU’UNE SOURIS !
Lorsque vous prenez le métro sur la ligne de Vincennes, vous êtes brusquement déconcerté en arrivant à la station Bastille de revoir le jour. Vous vous apercevez brusquement que cette habitude de nuit que vous croyiez avoir prise n’était qu’une fausse habitude. Vous vous épanouissez à la lumière du soleil comme une fleur (même si vous avez la plus splendide tranche de tocasson qui se soit baladée au sommet d’un cou d’homme) et vous vous sentez dégagé d’une vague d’angoisse. Puis, la station franchie, le métro, comme un monstrueux lézard fracassant, replonge dans son terrier.
C’est un phénomène de ce genre qui se produit pour ma hure. Avec la différence qu’il y a une foule de stations Bastille et qu’elles se succèdent à tout berzingue. Ce qui donne des pointillés jour-nuit, nuit-jour…
Puis ça se tasse, au lieu de réintégrer la nuit, je m’installe dans le jour.
J’essaie de respirer et je m’aperçois que c’est du domaine des choses possibles.
Alors ? Je ne suis pas mort ?
Bien vrai…
Pour une bonne nouvelle, c’en est une. Mais peut-être n’est-ce que partie remise ?
Je n’ose croire à ma chance. Je me palpe… Je m’attends à mettre ma main sur une flaque de sang. Mais non : rien !
Qu’est-ce que ça veut dire ? Bon Dieu, j’ai pourtant bel et bien pris une balle de 6,35 en pleine poitrine, et presque à bout portant, non !
Du reste, une effroyable douleur me casse la poitrine. Je regarde mon plastron : il y a un trou juste à l’emplacement du cœur…
J’entrouvre la veste. La chemise n’a rien. Un instant, je crois rêver.
Les miracles existent-ils ?
En général, ce sont les paralytiques qui se font miraculer… Pas les flics. Non pas les gros casseurs de gueule comme San-Antonio.
Alors, puisque je suis un tantinet sceptique sur la question des miracles, je cherche l’explication de ce nouveau mystère, et je la trouve plus rapidement que celle de l’autre, du grand.
La balle bien dirigée devait fatalement me perforer le palpitant, seulement les hommes ont pris l’habitude, depuis pas mal de temps, de mettre leur portefeuille sur leur cœur. Et dans mon larfouillet se trouve un petit calendrier de métal offert par une marque d’apéro.
Ce calendrier a formé blindage, il a empêché la balle de me rentrer dans le lard, mais il n’a évidemment pas diminué sa violence. La balle m’a seulement fait l’effet d’un terrible coup de poing au cœur et a provoqué cette syncope. Si vous ne croyez pas à l’efficacité de mon ange gardien après ça, vous n’avez qu’à reporter ce bouquin à votre libraire, afin de l’échanger contre un livre de cuisine.
Je me relève. Pas mal flageolant, le zigoto !
J’ai tout de même de la difficulté à respirer… Et comment ! J’ai l’impression d’avoir avalé une traverse de chemin de fer. Comme dit l’autre, ça me gêne pour rigoler.
Je m’assieds sur le divan de Gerfault : un truc innommable en peluche, ravagée d’un sinistre jaune albumine.
Je me cale le dos contre un coussin et j’attends un moment que ça passe. Je fais le tour de la pièce du regard. J’avise ce que je cherche, à savoir une bouteille de Calvados. Notez que je ne suis pas particulièrement porté sur le calva, mais j’ai tellement envie d’alcool que je boirais de l’eau de Cologne.
En geignant, je tends la main. J’attrape le flacon qui est posé sur un rayon et je me l’ajuste au trou que le Bon Dieu — un drôle de prévoyant — nous a percé sous le nez à toutes fins utiles.
Pour commencer, ça me fait salement tousser et je manque m’évanouir à nouveau… Puis, immédiatement après, j’ai le coup de fouet espéré…
Je déboutonne ma limace et je me masse doucement l’avant-scène. Je rebois une lampée de calva… Cette fois, je ne tousse pas.
Bon, je peux reprendre le fil de mes occupations. Pour me débarrasser du flacon de raide, je le pose sur son plateau, et je découvre alors un petit tas noir. Ce tas noir est constitué par du papier carbonisé.
Je vous parierais n’importe quoi contre autre chose que la môme qui s’amuse à trouer ses sacs à main et les vestes de flics est venue chez le suicidé de Genève pour y récupérer des papelards compromettant pour son fignedé. Elle opérait lorsque je suis arrivé. Alors, pour plus de sécurité, elle a brûlé les papelards avant de sortir. Qui est cette souris ? Est-ce la fille qui a téléphoné à l’hôtel Monseigneur, l’autre soir ?
Décidément, ça ne s’éclaircit pas du tout. Ma petite affaire devient même de plus en plus opaque.
Si la fille a brûlé des papiers, cela indique qu’il ne reste plus rien d’intéressant à apprendre…
Par acquit de conscience, je fais le tour de la cambuse, puis je les mets en me tenant les côtes, ce qui est vraiment une façon de parler.
Une fois à l’air libre, si vous me connaissez un peu, vous devez vous douter que mon premier soin est de pousser la porte d’un troquet et de commander quelque chose de vraiment sérieux…
Je vide d’affilée deux ou trois whiskies et je mets la main à la poche pour régler mon orgie. Je fais alors une curieuse constatation : le disque de métal que je conservais a disparu.
Ce disque ne s’est pas envolé comme une soucoupe, c’est ma miss Pistolet qui me l’a barboté, car je me rappelle que, durant mon attente dans l’escalier, je jouais avec…
Elle a eu le courage de me passer à la ratisse après m’avoir cloqué une pastille valda dans le poitrail ! Voilà une pépée qui a froid n’importe où sauf aux yeux. Je me sens brusquement comme un type à poil au milieu des Galeries Lafayette ! Ce disque, c’était devenu ces derniers jours comme ma raison de vivre. Il symbolisait le mystère au milieu duquel je flotte.
Maintenant, j’ai une preuve de plus concernant la valeur du disque. Et ma curiosité prend des proportions anormales. Elle est tellement énorme que si Barnum savait cela, il voudrait à toute force l’acheter pour la mettre dans une cage de verre.
J’ai tellement de « pourquoi ? » dans le caberlot que je pourrais en planter un plein champ grand comme la Camargue. Une affaire aussi obscure que celle-là, j’en ai jamais rencontré ! Rageusement, je lance un gros billet sur le comptoir et je regagne ma voiture. Puisque je suis à Montmartre, je vais aller faire un tour au restaurant de la rue Lepic, où tout mon patacaisse a démarré.
« La Perlouse » est vide à ces heures, du moins de clients, car les serveurs s’affairent pour dresser les couverts.
J’avise celui qui nous servait pour le gueuleton à Bérurier.
— Salut, petit homme, je lui fais ; vous me reconnaissez ?
Il me toise de bas en haut.
— Ah oui, dit-il, l’autre jour… C’est vous qui avez quitté la table sans dire au revoir, vos amis étaient furieux…
Je tire de ma poche la photo de Gerfault.
— Déjà vu ce mec ?
Il sait que je suis de la grande boîte, aussi n’hésite-t-il pas à me rencarder.
— Oui… Il est venu manger ici quelquefois…
— Vous connaissez son nom ?
— Non. Je l’ai peut-être vu trois fois en tout… Peut-être quatre…
— Il venait seul ?
— Non. Il était avec une gonzesse. Une fille vachement belle et roulée comme pas une…
Le gars doit être plutôt porté sur la cuisse, car il se lance dans une description enthousiaste de la môme en question. Mais moi je ne partage pas sa béatitude car, dans le portrait qu’il me fait, je reconnais la souris au revolver.
— Je vois, fais-je. Il est toujours venu avec elle.
— Oui. Ah non… Sauf la dernière fois qu’il est venu ici. Il était…
Il sursaute.
— Mais, au fait, c’est l’autre jour, le jour où vous étiez là avec vos amis… Vous ne l’avez pas remarqué ?
Je ne réponds pas à sa question. De ce côté-là, je fais le complexe du flic qui n’aime pas qu’on l’interroge lorsqu’il interroge, ni qu’on se mouche pendant qu’il jacte.
— Avec qui était-il, ce jour-là ?
— Avec un homme.
— Il était comment, cet homme ?
— Un fort gaillard… Jeune, avec un côté de la tête rasé, car il a dû subir une opération… Vous savez, je ne l’ai pas tellement remarqué…
« Ils étaient à la petite table du fond, là-bas, oui, le quatre. Décidément, tout le monde se débinait, ce jour-là, car son compagnon est sorti un moment. Lorsqu’il est revenu, votre mec avait disparu… Il avait laissé un billet de 50 francs sous la carafe. Je l’avais vu descendre aux toilettes. Je ne me rappelle pas l’avoir vu remonter, faut dire aussi qu’on est tellement bousculé. »
Je me pince le pifomètre.
— Et vous dites que son compagnon est revenu ?
— Oui.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a paru surpris et a regardé à droite et à gauche.
« Il m’a demandé : « Mon ami n’est pas là ? »
« Je lui ai répondu qu’il devait être aux toilettes. Il a attendu un moment. Puis il est descendu voir. Il est remonté en courant, il s’est précipité au-dehors et a couru à une voiture en stationnement. Il a parlé au chauffeur. Il est revenu, a attendu encore… Puis il est parti…
— O.K., merci.
Je lui allonge une demi-jambe avant de disparaître. Ce qu’il vient de m’apprendre me fournit au moins une indication : c’est pour échapper à son compagnon de table que le gars s’est déguisé en femme. Ou plutôt non, ça n’est pas à son compagnon qu’il voulait échapper, cela lui était facile puisque l’autre s’est absenté un bon moment. C’est l’autre qu’il a voulu doubler : celui qui attendait dans la rue au volant d’une bagnole. Peut-être était-ce un piège qu’on lui tendait. Seulement il le savait et il avait prévu le remède. Oui, pour une fois je brûle…
Gerfault, qui était acteur, a eu la déformation de l’acteur pour se débiner, il a tout de suite pensé à quelque chose de théâtral : un déguisement…
La poitrine me fait mal comme si j’avais une lampe à souder braquée sur le cœur.
Je passe chez un pote à moi qui est pharmago.
C’est un bon truand avec qui je faisais la java lorsque j’usais mes fonds de bénard sur les bancs de lycée.
Il tient une officine dans le quartier Saint-Laga.
— Tiens ! s’exclame-t-il en s’arrêtant de broyer des trucs dans un creuset, voilà le superman numéro un ! La dernière émission du flic qui vient de sortir… Pas encore mort ?
Il m’embrasse.
— Fais pas rire le mec, je lui dis, j’ai mal au battant.
Je lui bonnis une vraie romance pour lui expliquer que je suis tombé sur un caillou et que cela m’a meurtri la poitrine.
Il me regarde.
— Drôle de caillou, devait être chauffé à blanc pour brûler ton veston de cette façon, et drôlement pointu pour le perforer avec autant de précision.
Pour toute réponse, je lui montre mon portefeuille avec la balle fichée dedans.
Il secoue la tête avec incrédulité.
— Tu dois tripoter des trèfles à quatre feuilles tous les matins pour avoir un pareil vase, non ?
Il m’examine d’un peu près.
— Vilain traumatisme : mais tu ne ferais pas ce que je te dirais si je te le disais… Je suppose que tu veux une petite piquouse simplement pour te calmer ?
— On ne peut rien te cacher, mon grand.
— Tu as du boulot ?
— Tais-toi ! Si tu es sur le sable tu n’as qu’à me le dire, je te trouverai de l’embauche.
Il m’injecte un petit machin-chose qui, en deux secondes, endort ma douleur.
— Y a des gars qui sont vergeots de posséder un portefeuille blindé, me dit-il.
Il ajoute :
— Tout de même, entre deux tirs de barrage, tu devrais passer une radio pour voir si tu n’as pas une côte fêlée.
Je hausse les épaules.
— Les fêlures, ça me connaît, je lui affirme, fais confiance.
— Je sais : ça a commencé par ton cerveau…
Je lui lâche une bourrade qui l’envoie dinguer dans ses bocaux et je me fais la malle en souriant, frais comme un gardon !
A l’attaque ! Si je jouais aux gros bras, moi aussi ?
CHAPITRE X
UN MONSIEUR BIEN QUI BOIT DU VICHY-FRAISE…
Je retourne à la grande taule afin de collationner les divers renseignements que j’ai demandés.
J’apprends d’emblée qu’un câble est arrivé de Genève pour moi. Il dit textuellement ceci : prenez vos besicles, les potes, si vous avez du jeu dans les châsses :
Police Genève à commissaire San-Antonio, Paris. Deux personnes ont demandé Mme Fouex, à l’hôtel Monseigneur, un jeune homme blond, élégamment vêtu, et un homme de forte corpulence ayant l’arrière-droit du crâne rasé, suite probablement accident. Les deux hommes, arrivés à quelques heures d’intervalle, ont pris une chambre l’un et l’autre, mais n’y ont presque pas séjourné. Homme tête rasée a beaucoup questionné personnel. Retrouvons sa trace dans immeuble habité par standardiste. Sommes sans nouvelles d’eux. N’avaient pas encore rempli de fiches lorsqu’ils sont repartis.
Je relis le message deux ou trois fois. Si je ne suis pas paralysé des cellules grises, j’en conclus que les deux hommes poursuivaient le même but sans se connaître. Que l’un et l’autre ont pris une piaule au « Monseigneur » simplement pour être à proximité de la chambre du drame et pour pouvoir la fouiller. Que l’un des deux, le fameux Crâne-pelé, était plus dégourdoche que l’autre, puisqu’il a fait une enquête auprès du personnel et pensé à questionner la standardiste de nuit, et que c’est certainement lui qui l’a ramenée en France dans l’espoir qu’elle m’identifie… Donc Crâne-pelé est l’assassin de la gosse et a failli être le mien par la même occasion.
J’en suis là de mes réflexions lorsque le chef me fait appeler.
J’arrive. Je lui raconte la suite de mes aventures et je la boucle pour lui laisser le temps d’assimiler tout ça.
Comme prévu, il se masse la théière et tire sur ses manchettes. Il paraît soucieux.
— Mon petit, dit-il, franchement, je crois que vous devriez prendre garde.
— A quoi, patron ?
— A votre santé.
— Soyez sans crainte : j’ouvre l’œil…
— Ouvrez donc les deux pendant que vous y êtes. Vous m’avez l’air d’avoir mis le pied dans une ruche… C’est très mauvais… Nous avons été stupides de ne pas mettre ce disque en lieu sûr, sans nul doute, c’est lui la clé du drame.
Ce nous me va droit au cœur.
Le boss n’a pas l’habitude de s’associer aux couenneries de ses subordonnés. S’il dit nous, c’est qu’il s’estime coupable, lui aussi… Il croit ne pas avoir fait preuve de discernement en me laissant trimbaler cette sacré nom de foutre de rondelle.
Je me sens un peu penaud.
— D’accord, c’est idiot, chef… Mais j’espère bien avoir ma revanche. Depuis le départ, je subis les effets des autres sans pouvoir riposter. Je me contente de jouer au chien de chasse et ça n’est pas tellement mon fort.
— Non, convient-il, vous appartenez plutôt au genre sanglier…
Il soupire.
— Tout ce que nous pouvons faire pour l’instant, c’est diffuser le portrait de la femme qui vous a tiré dessus et celui de l’homme au crâne partiellement rasé… Espérons que ça donnera un résultat…
— Les chances ne sont pas grandes, chef… Sans photos, il n’y a pas beaucoup d’espoir… de ce côté-là.
Il en convient.
— Vous avez eu les résultats des empreintes chez cette Mme Fouex ?
— J’allais justement demander au service…
Il appuie sur un bouton. Un planton paraît illico. Comment qu’il se fait servir, le bonhomme !
Il dit deux mots, pas trois : deux… Le planton s’évacue.
Le temps de compter jusqu’à vingt et le type que j’ai chargé de relever les empreintes s’annonce.
Il me rend compte de sa mission, elle est tout ce qu’il y a de plus négative.
— Aucune empreinte, déclare-t-il, l’appareil téléphonique était résolument vierge…
— La femme devait avoir des gants ?
— Non, même des gants laissent des empreintes sur l’ébonite.
— Ce qui veut dire que l’appareil a été essuyé ?
— Oui…
Nous nous regardons, le grand boss et moi. Nous échangeons des grimaces d’écœurement.
— Ça se présente mal, déclaré-je. Tous ces types qui surgissent de l’ombre ou des appartements vides commencent à m’écœurer…
— Attendons, fait philosophiquement le chef. Le hasard est notre meilleur auxiliaire.
En sortant du bureau impérial, je vais me jeter un godet à la brasserie habituelle. Le patron est en train de faire les mots croisés du Parisien libéré.
Il me demande si je connais un mot de dix lettres, signifiant boit sans soif.
Je lui dis que San-Antonio me paraît très bien convenir. Il se marre, mais vite il réintègre sa self-respectability. Il décide que le mot en question doit être dromadaire.
Ça cadre au poil pour la verticale, et, en ce qui concerne l’horizontale, ça lui ouvre des horizons nouveaux. Allons, tant mieux…
Je me laisse choir sur une banquette et je dis à la serveuse de m’apporter un biberon complet.
Elle s’annonce, une bouteille de vin blanc sous le bras.
— Vous n’avez pas l’air en forme, monsieur le commissaire ? remarque-t-elle.
Je lui dis que j’ai reçu ma feuille d’impôts ce matin. Il y a du populo dans les azimuts. A la table voisine de la mienne, se tient un monsieur tout ce qu’il y a de soi-soi qui sirote un Vichy-fraise avec l’air de se demander pourquoi il s’est fourvoyé dans ce bistrot de matuches au lieu d’aller biberonner au Cintra comme il le fait habituellement.
A un certain moment, nos regards se croisent. Il me sourit comme l’abbé Jouvence.
Je me défie d’instinct des hommes que je ne connais pas et qui me sourient, car je redoute que ce ne soient des types de la pédale. Chaque fois qu’un de ces messieurs-dames m’a déclaré que j’étais son genre de beauté, je lui ai mis le portrait dans un tel état que même aux puces, il n’aurait pas trouvé à le vendre.
Je détourne mon regard et je m’absorbe dans mon verre, après en avoir absorbé le contenu.
J’entends un glissement à mes côtés. C’est mon voisin qui se rapproche de moi. Je sens qu’il va avaler une partie de son clavier avant qu’il ne soit longtemps.
Il murmure, d’une voix très calme, très étudiée :
— Je vous demande pardon…
Je me détourne lentement et plante mes yeux dans les siens d’une façon peu engageante.
— Vous désirez ?
Mes façons peu amènes ne le rebutent pas.
— J’ai cru comprendre que vous étiez le fameux commissaire San-Antonio.
On a beau être un flic blasé, une flatterie fait toujours plaisir. C’est humain, non ?
— En effet, qu’y a-t-il pour votre service ?
Il soupire…
— Peut-être est-ce moi qui peux quelque chose pour le vôtre.
— Pas possible !
— Sait-on jamais !
— Je ne suis pas très fortiche pour les devinettes, vous savez ; on pourrait peut-être discuter un peu plus clairement, non ?
Il a un signe d’acquiescement.
— En effet…
— Alors ?
— C’est bien vous qui vous occupez de l’affaire de Genève, n’est-ce pas ?
— Comment savez-vous ça ?
Il ne répond pas. Un curieux petit sourire voltige sur ses lèvres minces.
Je détaille le type. Il peut avoir une cinquantaine d’années. Il a les cheveux poivre et sel, avec beaucoup de sel. Son visage est soigné. Ses yeux bleuâtres sont pétillants d’intelligence…
Il est nippé avec beaucoup de recherche.
— Peut-être pourrais-je vous apprendre des choses intéressantes, monsieur le commissaire…
— Qui êtes-vous ?
— Un nom, c’est si peu de chose… Je suis certain que le mien ne vous dirait rien…
— Allez-y, je vous écoute…
— Pas ici.
— Vous voulez venir dans mon bureau ?
— Surtout pas…
— Alors ?
— Alors, suivez-moi… Je vais vous conduire dans un endroit pittoresque.
— C’est vrai ?
— Oui. Si vous avez peur, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous vous fassiez accompagner.
Ma parole, il me prend pour une pucelle, ce type. Je tapote mon Lüger.
— Mon feu et moi n’avons peur de rien lorsque nous sommes ensemble, je lui dis.
CHAPITRE XI
IL N’Y A PAS BESOIN DE PRENDRE UN BILLET CHEZ COOK POUR PARTIR EN CROISIÈRE
Nous quittons la brasserie.
Un soleil frileux traînasse sur les trottoirs. Il y a je ne sais quoi de piquant et de foufou dans l’air.
— Prenons un taxi, préconise mon mentor.
— Inutile, j’ai ma voiture.
Il n’émet aucune objection. Il grimpe à mes côtés.
— Où allons-nous ?
— Remontez les Champs-Elysées jusqu’à l’Etoile. Prenez l’avenue Foch. Coupez à travers le Bois de façon à rejoindre la Seine à la hauteur du pont de Saint-Cloud…
— Très bien.
Tout en conduisant, je me convoque pour une petite revue de détail.
Il est évident que ce type me guettait dans la brasserie. Il ne cherchait que l’occasion de faire connaissance.
Quel but poursuit-il ?
S’il désire m’affranchir au sujet de l’affaire de Genève, c’est qu’il sait quelque chose, faut être logique ou bien aller se laver les pieds !
S’il sait quelque chose, c’est qu’il est, de près ou de loin, mêlé à l’affaire qui nous intéresse.
Alors, quel intérêt a-t-il à éclairer la lanterne d’un policier ? Que peut-il espérer d’un flic ?
Rien de bon.
A moins qu’il ne poursuive un but obscur, comme par exemple la vengeance.
Mais ce sont les types du milieu qui se vengent ! Et lui, si je m’en rapporte à mes connaissances morphologiques, aurait plutôt tendance à être duc de Patagonie…
Enfin, ouvrons l’œil et attendons les événements. Le chef le disait il n’y a pas un quart d’heure : les matuches ont un auxiliaire de première… bourre, si je puis me permettre ce jeu de mots (et il n’y a pas un foie blanc qui puisse me le refuser !), c’est le hasard.
Mon mec aux cheveux gris, c’est le hasard.
J’aurais plutôt tendance à le trouver sympa…
Je suis l’itinéraire qu’il m’a tracé. Je contourne l’Arc de Triomphe et fonce dans l’avenue du Bois. Le soleil a fait sortir toutes les petites putains du secteur qui viennent faire le racolage motorisé. Elles sont gentillettes dans l’ensemble ; mais faut être le dernier des tortibacs pour cigler une mousmé alors que l’univers est plein de fillettes qui ne demandent qu’à se propager dans les nuages avec un gars sachant chasser.
Nous passons devant le vieux moulin à vent de Longchamp.
Il y a des petits oiseaux dans les arbres… Voici la Seine…
Mon voisin n’a pas proféré une parole. Il est adossé à la banquette, perdu dans des méditations à grand spectacle.
— Alors, je lui demande, le programme ?
— Suivez la Seine, doucement… Je vous dirai lorsqu’il faudra vous arrêter.
Je prends une allure de taxi en maraude.
— Stop ! dit-il soudain.
Je freine.
L’homme aux cheveux gris se tourne vers moi.
— Nous voici à pied d’œuvre, déclare-t-il.
— C’est ça, fais-je. Alors je vais vous dire deux mots. Je n’ai pas l’habitude, mais alors pas du tout ! de suivre le premier type venu… Une souris, je ne dis pas, surtout si elle est convenablement carrossée, mais un type, jamais ! Vous allez illico me lâcher un peu d’éclairage sinon je suis tout à fait capable de vous arrêter sous le premier prétexte qui me traversera le ciboulot, vu ?
Il ne se frappe pas. Son flegme m’exaspère, mais aussi il m’en impose.
— Commissaire ! dit-il sur un ton de reproche. Commissaire, je comprends fort bien votre ressentiment et votre nervosité. Pourtant, je vous prie de considérer une chose : un homme qui apporte à la police des éléments intéressants sur une affaire ne tient pas à s’extérioriser beaucoup. Il ne se manifeste en général que pour dire l’essentiel. L’essentiel pour nous, c’est de vous avoir conduit jusqu’ici et de vous désigner la péniche peinte en gris fer qui est amarrée là.
Je me penche et j’aperçois en effet plusieurs péniches dont l’une est peinte de la couleur qu’il dit.
— Il n’y a personne à bord, déclare mon compagnon. Elle est déserte, mais je suis certain que l’examen de ce petit bâtiment serait extrêmement instructif pour un homme comme vous…
Il ouvre la portière de son côté… Il descend, soulève son chapeau et, comme un taxi passe à proximité, lui fait signe…
Je le regarde grimper à l’intérieur… Je n’ai pas le temps de faire un geste. Tout cela s’est passé très vite et d’une façon… comment dirais-je ? logique ! Je n’ai pas eu le désir d’intervenir… Je me contente de noter mentalement le numéro du taxi…
Je me décide à quitter mon tréteau… Une espèce de douce torpeur m’envahit. Je suis dans l’état d’un amoureux qui voit sa poule faire le poireau à l’endroit convenu pour leur rendez-vous et qui retarde le moment de la serrer contre lui…
Cette péniche a un mystère.
Même si c’est une honnête péniche. Elle aura servi de prétexte à un homme pour m’attirer à un point de Paris très défini.
Je la regarde. Effectivement, aucun signe de vie ne se manifeste à bord. Elle repose sur l’eau grise comme un grand corps de bois. Une mince passerelle la relie à la berge…
La petite porte ripolinée du rouf est fermée. La courte cheminée ne fume pas…
C’est une citerne. Son nom est écrit en caractère fantaisie à l’arrière : Hercule.
Assez prétentieux pour une banale péniche…
A la fin, je me décide à agir. Je descends de voiture, puis je dévale le remblai conduisant à la berge.
L’eau clapote doucement. Je m’engage sur la planche flexible et je parviens sur le pont sans encombre… Je pousse du pied la porte de la cambuse. Un escalier raide comme une échelle est là…
Je sors mon feu. C’est un geste qui s’impose lorsqu’on met le pied dans un coin inconnu.
Par acquit de conscience, je crie :
— Holà ! dans le bateau.
Mais rien ne remue…
Je ne perçois rien d’autre que le doux mouvement de l’eau sur la coque.
Je descends les marches de l’escalier et je mets le pied dans l’habitacle. Celui-ci se compose d’une petite cuisine-salle à manger très coquette, avec des meubles ripolinés, des machins en cuivre bien astiqués, et d’une chambre pourvue de deux couchettes.
Le tout est en ordre et n’a rien d’insolite.
De plus en plus, j’ai l’impression que le type aux tifs poivre et sel a pris ma hure pour un broc à injections. Soudain, j’entends un claquement sec. Je fais volte-face, mon feu tout prêt à distribuer des concessions à perpète.
Rien…
Je reviens dans la salle à manger. Elle est toujours vide et tranquille.
Je gagne l’escalier à pic… Je comprends alors d’où vient le bruit qui m’a fait bondir : le vent a refermé la porte à claire-voie.
Je souris… En vitesse, je grimpe les marches… Je ne souris plus.
Je ne souris plus parce que la mission d’une porte à claire-voie c’est de laisser passer le jour et que celle-ci, maintenant, ne laisse rien passer du tout…
Cela, pour la raison primordiale qu’une plaque de fer que j’avais vaguement remarquée en arrivant a été rabattue pardessus pour l’obstruer.
J’essaie d’ouvrir… En vain.
Je flanque des coups de pied, des coups d’épaule… L’huis ne frémit même pas…
— Comme un rat, nom de Dieu ! je murmure. Comme un rat ! Je me suis laissé conduire par la main au piège… On m’a fait renifler un morceau de mystère et, tête baissée, je suis entré dans la nasse.
Je cours au hublot… Je découvre alors qu’il est pourvu d’un verre d’au moins dix centimètres d’épaisseur et qu’il est maintenu fermé par d’énormes rivets.
Je braque le canon de mon revolver dans le milieu de l’épaisse vitre et je presse la détente.
La balle claque sèchement dessus et ricoche dans la cabine. Le verre n’a pas une égratignure.
Me voilà dans de beaux draps…
Mais, sacrebleu, pourquoi tout ce bigne ? Si les gars en voulaient à ma peau, il leur était loisible de me descendre à un coin de rue au lieu de faire une mise en scène pareille !
C’était plutôt une mise en Seine !
Toujours le jeu de mots aux lèvres, comme vous le voyez !..
Pourtant, je n’ai pas tellement envie de me poiler… Mon petit doigt qui est un petit dessalé de première me chuchote que, d’ici peu, ça va barder pour mon matricule.
Les gens qui capturent un policier ont toujours de sales idées derrière le bol…
Je sursaute soudain en entendant un ronflement et en sentant bouger le bateau.
Ce ronflement, c’est le bout-bout-bout-bout d’un moteur de péniche. Nous appareillons…
C’est d’un enlèvement qu’il s’agit… Je me fais enlever comme si j’étais la fille du roi de l’acier ou un diplomate anglais…
Vous parlez d’un bizness !
Tout ce que je puis faire, c’est regarder le paysage qui défile avec une lenteur incroyable par le hublot. Je constate que nous descendons la Seine… Les berges riantes du fleuve se déroulent comme un écran. Nous passons sous des ponts que j’identifie au fur et à mesure… On a une curieuse optique d’ici. C’est la première fois que je descends la Seine. Avec tous ces méandres, c’était une croisière qui m’avait toujours rebuté.
Je vous jure que cela fait une très curieuse impression de se sentir entraîner au fil de l’eau, comme dans la chanson, par des inconnus dont on ignore le visage, vers un point dont on ignore la situation.
Enfin, quoi ! La Seine c’est pas l’océan Pacifique… On ne va pas me trimbaler comme ça des jours et des jours…
Ils vont bien se décider à me dire ce qu’ils ont dans la brioche, mes kidnappeurs !
Je vais m’allonger sur l’une des couchettes, mon revolver à la main…
Le bruit régulier du moteur joint à la trépidation finit par m’endormir…
Advienne que pourra !
Comme disait Jules, le cousin de Bérurier.
CHAPITRE XII
ENFIN DES CONVERSATIONS !
C’est le silence qui m’éveille.
La chose est connue : lorsque vous vous êtes endormi au milieu d’un bruit et que ce bruit cesse, vous revenez à vous.
Je me frotte les châsses.
Il fait presque nuit et la péniche est immobile.
J’arnouche de mon mieux ; pas moyen de me repérer avec précision.
Je fais un rapide calcul… Nous avons dû naviguer pendant six ou sept heures. A l’allure où nous allions, cela doit nous mettre dans les environs de Sartrouville… Une misère par la route ! Un quart d’heure de Paris par le train… Mais une croisière par la Seine.
J’ai faim et je me sens d’une humeur massacrante.
Massacrante est du reste le mot qui convient. Car je suis décidé à me servir de mon appareil à trouer la viande contre le premier bipède qui se présentera, car je suppose bien que mes ravisseurs se manifesteront… Ils se manifestent en effet, mais d’une façon tout à fait inattendue. Une aigrelette sonnerie retentit…
Je cherche d’où elle vient. Je ne vois rien ; pourtant je n’ai pas la berlue ; c’est bien dans la cambuse que ça carillonne.
Je me dirige à l’oreille et je finis par ouvrir un petit placard aménagé dans la cloison. Là-dedans, se trouve un cornet acoustique et une sonnerie. Je décroche le cornet acoustique. La sonnerie s’arrête instantanément, tout comme pour un téléphone ordinaire.
Une voix demande.
— Vous m’écoutez, commissaire ?
Je grogne, ce qui est vague mais affirmatif tout de même.
— Bien, fait la voix. Vous avez eu le temps de comprendre que vous étiez en notre pouvoir…
Je ne réponds rien. Il y a des évidences qui se passent de commentaires.
— N’est-ce pas ? insiste la voix.
— Et alors ?
— Vous devez avoir envie de parler à quelqu’un… Nous ne demandons qu’à nous entretenir avec vous. C’est du reste pour cela que vous êtes ici.
Je la ferme.
— Vous m’écoutez ?
— Je suis suspendu à votre entonnoir, M. Fantomas.
Il y a un rire bref, un rire nerveux…
— Je m’en doutais…
— Pourquoi ne vous montrez-vous pas, si vous voulez bavarder ? J’aime regarder mes interlocuteurs, voyez-vous…
— Mais… nous aussi, commissaire.
Nouveau rire aigrelet.
— Seulement, nous préférons regarder les gens qui n’ont pas de pistolet à leur disposition.
— Rien de plus déplaisant que le regard noir d’un revolver, vous êtes bien de cet avis…
— Personnellement, oui.
— En ce cas, suivez bien ce que je vous dis : vous allez prendre votre arme et la glisser par l’une des fentes de la porte de façon qu’elle tombe entre la porte à claire-voie et la plaque de blindage, vous comprenez ?
— Je comprends…
— Alors, faites !
Un déclic brutal me meurtrit le tympan.
Je regarde autour de moi. J’avise dans le placard un petit flacon plat contenant de l’huile de paraffine. Je m’en saisis et je vais le glisser entre les fentes de la porte à claire-voie. Puis je me plaque de côté, le feu à la main… Je suppose que les gars attendent le heurt de mon arme. Ils ont perçu le bruit produit par le flacon. Ils vont au moins entrouvrir la porte blindée pour vérifier si c’est bien mon revolver que j’ai jeté.
Si je suis assez marle, je tirerai immédiatement. Il est probable également que mes zèbres seront hors de portée, mais, dans le silence de la nuit, le bruit des coups de feu ne peut passer inaperçu.
J’attends… Rien ne se produit du côté de la porte. La sonnerie du téléphone de bord retentit.
J’hésite à y aller mais la sonnerie continue et je me décide.
— Eh bien, c’est fait ! je dis, vous voulez quoi ? Que je passe mon calbard par les fentes de la porte ?
Pendant que je dis ça, j’entends un faible bruit, alors je comprends que ces gars ont quelque chose dans le crâne.
Ils m’ont feinté et comment !
Leur truc était simple : ils ont attendu que je décroche le téléphone de bord pour vérifier si j’avais bien balancé mon feu.
Une minute plus tard, une voix me dit :
— Ça n’est pas gentil d’essayer de nous abuser, monsieur le commissaire. Vous nous prenez pour des imbéciles et vous avez tort… Si vous agissez de la sorte, nous emploierons d’autres moyens… Une dernière fois, allez jeter votre revolver et revenez immédiatement me parler… Ne cherchez plus à ruser…
Je comprends que je dois céder. A quoi bon insister ?
Je vais glisser mon feu à travers la porte et je reviens au téléphone.
— Voilà qui est fait…
— Très bien.
Nouveau grincement, la porte blindée s’entrouvre. Les types découvrent mon arme. Ils doivent échanger par signes leurs impressions d’un bout à l’autre de la péniche car, presque immédiatement mon interlocuteur me dit :
— Nous allons entrer, tenez-vous au milieu de la cambuse, les bras levés… Inutile de tenter le forcing, nous tirerons au premier geste suspect…
Il raccroche. J’en fais autant et je lève les ailerons. Aussitôt, une paire de jambes apparaît au haut de l’escadrin. Un type surgit… Un grand costaud… Un autre le suit. Je les regarde attentivement et, malgré l’obscurité envahissante, je reconnais dans le second l’homme aux cheveux gris.
Le premier, à contre-jour, a une silhouette qui me rappelle quelque chose… Brusquement, ça me revient : c’est le tueur de la nuit dernière, le mec qui a buté la standardiste et qui me canardait dans mon jardin… J’ai un petit frisson motivé par mon imagination. De se sentir entre les pattes d’un type qui a essayé de vous démolir, cela doit vachement développer les glandes du trouillomètre.
Le grand type allume un fanal de cuivre accroché au plafond.
Je m’aperçois qu’il a le crâne dépourvu de cheveux à l’arrière.
Dire que quelques heures auparavant, j’aurais donné ma pipe en écume de mer véritable pour le rencontrer et que, maintenant, je donnerais la même pipe pour qu’il soit au fin fond de la Nouvelle-Guinée…
L’homme aux cheveux gris me regarde d’un œil rigoureusement amorphe.
Je me force à sourire, ce qui est méritoire dans la conjoncture présente.
— Voici mon indicateur ! je m’exclame, quoi de neuf, monsieur Chaix ?
Il ne goûte pas la plaisanterie.
— Asseyez-vous ! ordonne-t-il sèchement.
Je m’assieds sur un tabouret.
Le gros costaud va s’asseoir sur la dernière marche de l’escalier et se met à jouer avec un revolver un peu moins gros que le canon atomique des U.S.A.
Mon meneur de jeu, lui, ne s’assied pas. Il s’adosse à la cloison vernissée et sort une cigarette à bout doré d’un étui de cuir.
Il l’allume posément. Pourtant, ne vous y trompez pas : ça n’est pas d’une mise en scène qu’il s’agit… Cet homme ne cherche pas du tout à m’épater. Il est préoccupé, simplement.
Pour meubler le silence qui a tendance à s’établir, je lui dis :
— Mes compliments pour la façon dont vous m’avez kidnappé… Vous avez agi avec un naturel ! J’avoue que j’ai eu confiance.
Il me regarde gravement.
— A votre âge, vous devez savoir qu’il ne faut avoir confiance en personne, monsieur le commissaire. En personne !
— C’est pour me démontrer cette vérité que vous m’avez enlevé comme la première jouvencelle fortunée venue ?
— Non, dit-il, c’est pour vous demander un renseignement.
— Un renseignement ?
— Oui.
— Et vous avez été obligé de fréter un bâtiment, de me séquestrer uniquement pour cela ?
— Peut-être…
Il s’avance sur moi. Il tient sa longue cigarette entre ses doigts et il paraît plus solennel que jamais.
— Commençons par le commencement, commissaire… Pourquoi avez-vous suivi en Suisse le nommé Georges Gerfault ?
— Une idée comme ça !
Il fronce les sourcils et je m’aperçois que, lorsque ça ne carbure pas à sa fantaisie, il peut prendre l’air méchant, très méchant.
— Avez-vous tellement intérêt à jouer les hommes forts ? questionne-t-il doucement. Croyez-vous qu’il soit l’heure de persifler ?
— Je ne persifle pas le moins du monde. Ayant surpris un homme qui se déguisait en femme, je me suis mis à le suivre. N’importe quel flic aurait agi de la sorte. N’importe lequel ne l’aurait peut-être pas suivi jusqu’en Suisse, je vous l’accorde, mais j’ai un côté très chien de chasse, vous savez.
Il hausse les épaules.
— Après tout, pourquoi ne me satisferais-je pas de cette explication ? murmure-t-il.
— Oui, je renchéris, pourquoi ? D’autant plus que je n’ai aucun compte à vous rendre, n’est-ce pas ?
Il ne réagit pas. Je ne sais si ce coup d’épingle a porté.
— Bon, reprend-il. Vous l’avez donc suivi, et alors ?
— Alors, j’ai pris une chambre voisine de la sienne. J’ai attendu… Il y a eu une détonation et j’ai vu qu’il s’était suicidé… Je suis rentré à Paris.
— Pas si vite ! s’écrie-t-il. Vous avez le sens du raccourci. Ce que vous me racontez là est un digest de votre activité à Genève. Puisque vous avez ménagé des trous dans votre compte rendu, je vais essayer de les combler.
Il toussote :
— Une fois dans la chambre voisine, vous avez demandé une percerette au groom. Vous avez percé un trou dans le galandage afin de pouvoir observer Gerfault. Vous avez dit à la standardiste de vous prévenir au cas où quelqu’un le demanderait. Lorsque quelqu’un l’a demandé de Paris, la standardiste a enregistré la communication…
Je l’interromps.
— Ecoutez, vieux, passez la main, je connais déjà l’histoire. Je n’aime pas qu’on me raconte ma propre vie, ça n’offre aucun intérêt…
Il fait claquer ses doigts.
— Je voulais simplement vous prouver que je suis au courant de tous vos faits et gestes là-bas…
— Pas marle, je fais. Puisque votre gorille a accouché la standardiste.
Se sentant visé, Crâne-pelé pousse un gémissement de rage.
— Oui, dit l’homme aux cheveux gris, la standardiste a parlé.
— Ça ne lui a pas tellement réussi, je murmure.
— En effet… Les femmes sont tellement bavardes !
— A propos, l’interromps-je, comment se fait-il que cette honorable armoire à glace (et je désigne Crâne-pelé) ait tant insisté pour me descendre la nuit dernière alors que vous teniez à avoir une conversation avec moi ? Tirer des rafales sur un brave homme n’est pas un bon système pour le rendre loquace, vous ne pensez pas ?
— Cette nuit, dit-il, Banski a agi un peu à la légère, il y a eu une erreur d’interprétation à la base.
— Erreur fâcheuse pour moi.
— Qui aurait pu l’être, oui.
Il brosse la cendre de sa cigarette qui vient de se répandre sur son veston.
— Qu’avez-vous fait du disque ? me demande-t-il sans me regarder.
Je m’attendais à cette question depuis l’entrée des deux hommes.
Je prends l’air stupide.
— Du quoi ?
— Du disque…
— Ça ne vous ennuierait pas de vous expliquer un peu ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de disque ?
Il paraît très agacé.
— Dieu ! que de temps perdu… Pour arriver à quoi, je vous le demande ?
« Commissaire San-Antonio, dans la chambre de l’hôtel où vous étiez, vous avez percé un trou. Cet orifice vous permettait d’observer les faits et gestes de Gerfault. Vous l’avez vu se suicider, mais, auparavant, vous l’avez vu cacher ce disque. Et vous vous en êtes emparé… Qu’en avez-vous fait ? Il nous le faut… »
— Je ne sais pas du tout de quoi vous voulez parler !
Alors l’homme aux cheveux gris se tourne vers Crâne-pelé, le nommé Banski.
Celui-ci n’a pas bronché depuis le début de cette conversation. Il est demeuré sagement assis sur sa marche, suivant le dialogue et les faits et gestes en caressant son revolver.
— Banski, dit mon ravisseur, le commissaire ne sait pas de quoi je veux parler…
L’homme se dresse lentement. Il s’approche de moi, massif et menaçant. Instinctivement je me mets en garde ; il paraît ne pas voir cette attitude défensive.
Avec une promptitude inouïe, son bras se détend et je reçois le tranchant de sa main en plein sur le cou. J’en ai le souffle stoppé net. Pas moyen de le retrouver… Aujourd’hui c’est le sale jour pour mes poumons… Je suffoque, je me tords… Je tombe de mon siège…
Ça bourdonne dans ma calebasse comme dans un transformateur. Une vapeur rouge m’enveloppe. Je me mets à quatre pattes et je fais un effort terrible pour dégueuler mais sans résultat…
Le cou me brûle, j’ai tout le tube respiratoire en feu. A moi les pompelards ! Amenez les extincteurs et les ballons d’oxygène…
J’essaie d’avaler ma salive, j’y parviens… Je respire avec précaution, ça peut coller… Seulement ma poitrine recommence à me faire souffrir horriblement. Pendant dix secondes je me dis que la vie est une infection de première. Que si j’avais un flingue à ma disposition je me ferais péter le dôme, etc. Mais heureusement le pessimisme s’entend aussi bien avec San-Antonio que le sucre avec un diabétique. Je reprends goût à l’existence.
Péniblement, je me remets sur mon tabouret. Je regarde mes côtes — si je puis les appeler ainsi ! — et je m’ébroue…
— Joli coup, fais-je à Banski. Je le connaissais déjà, mais pas exécuté avec un tel brio…
— Oui, dit l’homme aux cheveux gris, il a des tours très au point.
« Je vous avouerai, poursuit-il, que personnellement je ne partage pas du tout le penchant de Banski pour la manière forte… Mais lorsqu’il n’y a pas moyen d’agir autrement, n’est-ce pas ?
— Ben voyons, je fais en grimaçant un sourire.
— J’espère, reprend-il, que vous avez retrouvé la mémoire ?
— Je ne l’avais jamais perdue…
— Alors, ce disque ?
Je prends mon courage à deux mains.
— Je ne sais toujours pas de quoi il est question…
L’homme aux cheveux gris se tourne encore vers Banski.
— Je me doutais bien que les grands moyens seraient nécessaires.
CHAPITRE XIII
LES GRANDS MOYENS DE CES BONS MESSIEURS !
Les grands moyens !
Si le coup de paluche du zouave n’était qu’un hors-d’œuvre, j’aime mieux lâcher tout de suite la rampe.
Ma position n’est pas enviable. Même le gars qui traverse les chutes du Niagara sur un fil, avec les yeux bandés, ne voudrait pas troquer sa gâchouse contre la mienne.
Je ne me fais pas d’illusion. Si je parle du disque, ils me buteront dès que je leur aurai appris la façon dont je me le suis fait ravir… Et si je la boucle, ils me feront tellement de trucs inavouables pour me forcer à parler que je ressemblerai davantage à un paillasson hors d’usage qu’à un as des services secrets lorsqu’ils me cloqueront dans la tirelire la balle libératrice.
Donc, faut que j’y mette du mien pour sortir de l’impasse. Et ça n’est pas en leur bonnissant la dernière de Marius et Olive que je les amadouerai.
Voilà le gros pelé qui s’approche à nouveau. Je bondis en arrière et je biche mon tabouret par un pied. Je le lève aussi haut que me le permet le plafond bas de la cambuse et je le lui abats sur le crâne.
Je sais bien qu’il ne s’agit que d’un modeste tabouret de bois blanc, mais croyez-moi ou allez vous laver les pieds, ça fait autant d’effet à Banski que s’il recevait une goutte de pluie.
Il continue d’avancer sur moi, la tranche rentrée dans les épaules, l’air de moins en moins commode.
Alors, comme il ne me reste pas d’autre recours, j’accepte le corps à corps. Je feinte et je lui place un crochet du droit à la pommette. D’ordinaire, un machin comme ça endort une vache, son veau et son mari… Mais ce mec doit être en fonte car il ne fait pas un pas en arrière.
Simplement il détend son bras et recommence son coup de palette de tout à l’heure. En plus fort.
Du coup je sens qu’entre l’existence et moi il y a incompatibilité d’humeur. J’émets un râle étouffé et je m’effondre…
Je sens, par-delà ma souffrance, que le gros fumelard me ramasse et me charge sur ses épaules… Il grimpe l’escalier.
Je mets tout ce qui me reste de vitalité pour essayer de récupérer un filet d’air. Nous émergeons au-dehors et le vent de la nuit m’aide puissamment. Le gorille fait quelques pas ; il s’arrête… Toujours comme dans un rêve j’entends un grincement. Banski me met à la verticale… Mes pieds s’enfoncent dans du vide, mes jambes suivent…
Des parois dures me meurtrissent le corps de tous les côtés… Je réalise vaguement ce qui se passe : cette essence d’ordure me plonge dans l’une des citernes de la péniche.
Soudain il me lâche ; je fais une chute que je trouve interminable. Puis mes pauvres nougats entrent en contact avec le sol de fer. Cela fait baoum ! Il me semble que je viens de percuter un gigantesque tambour.
A ma douleur respiratoire s’en ajoute une autre, à la cheville.
Je m’assieds dans le monstrueux récipient.
Je lève la tête et je découvre un disque de nuit. La silhouette d’un visage s’insinue dans le disque ; celle de l’homme aux cheveux gris.
Il me parle. Sa voix résonne étrangement dans le réservoir. Le vide métallique lui donne des inflexions amples et sonores.
— San-Antonio, vous m’écoutez ?
— Plus ou moins, je réponds.
— La mémoire vous est-elle revenue ?
— Si c’est de ce satané disque que vous parlez, je doute qu’elle me revienne jamais…
— Dommage pour vous décidément, vous savez ce que nous allons faire ?
Je ne puis répondre. En reprenant mon souffle je m’aperçois que le coin où je me trouve emboucanne l’essence… L’âcre odeur me suffoque. Je tousse comme un perdu.
La voix de mon tourmenteur reprend :
— Nous tenons à détruire cette péniche. Elle est divisée en trois citernes. Vous êtes dans celle de l’avant, celle du milieu est remplie d’essence. Nous allons ouvrir le canal de communication de manière que le contenu de la seconde citerne passe dans la vôtre.
— Charmant…
— Vous ne plaisanterez plus dans un instant…
— Vous croyez ?
— J’en suis persuadé, monsieur le commissaire… Lorsque ce transvasement sera terminé, il est probable que vous serez noyé… dans l’essence, ça doit être particulièrement désagréable. Si par hasard vous ne l’étiez pas, vous profiteriez de l’incendie que nous allumerons à bord… Beau feu d’artifice, mon bon commissaire… Belle fin pour un policier.
Il ricane…
— Réfléchissez… De temps à autre je viendrai voir si vous êtes revenu à de meilleurs sentiments… Bonsoir…
Il rabat le couvercle de la citerne. Le disque de nuit étoilée disparaît et je me trouve englouti dans la vraie nuit…
Un instant passe.
Et soudain un flot de liquide me tombe sur les épaules.
Ces vaches font comme ils ont dit… C’est de l’essence qui s’écoule à flots épais dans mon réservoir… C’est une drôle de sensation, je vous jure… Je préférerais être ailleurs, n’importe où mais ailleurs…
Je me retire au fond de la citerne afin de ne pas recevoir la trombe sur le râble.
Fichtre, ce que ça pisse épais ! Une vraie cataracte !
Je sens l’essence pénétrer dans mes chaussures, elle m’envahit plus vite qu’on ne le supposerait… Le bruit de liquide se répercute dans le coffrage de fer. Il m’emplit les oreilles. Ah, cette obscurité totale ! Cette odeur nauséabonde ! Il y a de quoi devenir cinglé.
Une idée atroce me germe dans la tronche : sortir mes alloufs et enflammer le baquet ! De cette façon mon agonie serait tout de suite achevée et les deux salopards, qui me font vivre ça, s’en iraient dans les nuages, eux aussi, avec bibi… Cette pensée me réconforte. Je suis obligé de faire un gros effort de volonté pour la repousser.
L’essence continue de se déverser à gros bouillons.
Maintenant j’en ai à la hauteur des genoux et je sens qu’elle monte… Elle monte inexorablement… Elle est froide. L’odeur me donne des vertiges, ma poitrine me fait de plus en plus souffrir… Le bruit de cataracte, amplifié par la résonance des parois de fer, produit dans ma tête comme des carillons de cloches. Oui, c’est mon propre glas que j’entends sonner…
Ding… Ding… Dong !
Je vais crever dans ce réservoir, noyé, asphyxié par l’essence et, dans quelques minutes, ma carcasse partira en fumée dans le tendre ciel d’Ile-de-France…
On ne saura probablement jamais comment a fini San-Antonio.
Ils graveront mon blaze dans la plaque de marbre scellée sur l’un des murs de la grande maison…
« Mort en service commandé. »
Commandé par qui ? Par lui ! Par cette bonne cruche de San-Antonio qui n’avait qu’à tenir ses pieds au sec — c’est le cas de le dire ou jamais — au lieu de jouer au Sherlock Holmes de petite banlieue !
Et mon épitaphe, je la vois d’ici…
« Il est mort comme il a vécu : comme un gland ! »
J’éclate de rire…
Mon rire me dégrise, car c’est bien une espèce de biture que me provoquent les vapeurs d’essence.
Ma parole, je vais devenir jojo avant la conclusion de cette aventure !
Soudain, le jet d’essence s’arrête. Le couvercle de la citerne est rabattu.
— Alors, monsieur le commissaire, où en sommes-nous ?
— D’accord, je vais parler…
— Ah ! la bonne heure ! Eh bien, je vous écoute…
Je ricane…
— Me prenez-vous pour un c… ? Vous croyez que je vais parler dans ce piège à rats ? Et une fois que j’aurai déballé mon historiette, vous frotterez une allumette !
— Que voulez-vous ?
— Sortir d’ici…
Il s’efface de l’orifice et dit un mot à Banski.
L’autre radine avec une petite échelle de fer qu’il plonge dans la cuve…
— Montez ! ordonne l’homme aux cheveux gris.
Je ne me fais pas prier. Lentement je gravis les échelons… J’émerge à l’air libre, à l’air pur… Ouf ! ce que ça fait du bien de revoir les étoiles, fût-ce pour un temps très court !
Banski me chope par le colbak et me hisse hors de mon cercueil de métal.
Je m’affale sur le pont de la péniche…
Je suis ruisselant d’essence…
— Mène-le dans la cambuse, ordonne l’homme aux cheveux gris.
Ces mots raniment ma volonté défaillante.
La cambuse, c’est la reprise des sévices… C’est ma perte !
Il ne faut pas que je m’y laisse conduire…
Je regarde autour de moi. Le paysage est morne, silencieux…
Ils ont choisi un coin peinard pour amarrer le sabot ; alentour ce sont des terrains vagues où s’élèvent d’énormes monticules de mâchefer… Sur la berge d’en face il y a une immense usine… Je peux toujours gueuler… J’ai le bonjour…
Crâne-pelé essaie de me remettre debout, mais je me laisse panteler dans ses bras…
Je halète :
— Attendez, attendez, j’étouffe, laissez-moi respirer un peu…
— Attends un instant, conseille le type aux cheveux gris.
Banski me dépose contre le montant de la citerne, les jambes pendantes.
Il se tient devant moi, le dos tourné à la flotte et il me considère sans aménité.
Je me dis alors que jamais je ne retrouverai une occasion pareille de tenter un coup à ma façon !
Avec le maximum de promptitude je replie mes jambes et je les détends de toutes mes forces.
Il prend mes deux tatanes dans les précieuses et il a beau être plus solide que la tour Eiffel, ça lui fait de l’effet, moi je vous le dis.
Il pousse un barrissement qui flanquerait la pagaïe dans un troupeau d’éléphants. Il se plie en deux et râle d’une façon continue :
— A â â â â…
Quelle douce musique pour mes oreilles !
Mais je n’ai pas le temps d’écouter tout son récital.
Je saute sur mes pieds et je lui mets dans le poitrail le plus magistral coup de tête qu’un gars ait jamais refilé à un autre.
Il bascule, bat des bras, ne peut se retenir et part à la flotte.
Ça fait plouf !
Je me tourne alors vers l’homme aux cheveux gris à l’instant précis où quelque chose de froid effleure mon cou. Ce quelque chose, c’est la lame d’un poignard et ma carotide lui aurait servi de gaine si je n’avais eu cette volte-face imprévisible.
D’un revers de bras j’achève d’écarter la lame de ma précieuse personne. C’est fou ce que je sens mon mal s’évanouir brusquement comme de la rosée au soleil.
Je redeviens le San-Antonio des grands jours, celui qui remplace les matières grasses…
Je suis tout contre l’homme aux cheveux gris.
— Vous êtes une triste ordure, je lui fais, votre disque, vous pouvez en faire votre deuil, mon vieux…
Je le saisis par la cramouille et je lui balance une torgnole dans la vitrine. Il vacille sur ses flûtes.
Si je voulais l’envoyer rejoindre Crâne-pelé dans la baille, je n’aurais qu’une bourrade à lui administrer. Mais je ne tiens pas à procéder ainsi car ce faisant je perdrais le plus important témoin de mon affaire. Et comme ce témoin est par la même occasion le principal inculpé, vous comprendrez sans qu’on vous l’écrive au néon dans la cervelle que je sois enclin à ne pas me séparer de lui. Un inculpé de cette catégorie, je l’aurai payé le prix !
Je le harponne sérieusement par le revers de sa veste. Il n’ose se débattre car le passage entre la citerne et le rebord de la péniche est large d’à peine cinquante centimètres et il a peur de culbuter.
De ma main droite, je lui colle un ramponneau sur la tempe. Puis je lui mets un revers… Et je recommence jusqu’à ce que ma main devienne dure comme un bloc de marbre, mon épaule inerte et mon adversaire mou comme une livre de nouilles cuites pendant trois mois.
Alors je fais deux ou trois mouvements de l’épaule pour redonner un semblant de vitalité à mon bras. Je charge l’homme aux cheveux gris sur mon épaule et je m’engage sur la passerelle.
J’arrive sans encombre sur la berge. Je jette l’homme aux cheveux gris par terre et je regarde la flotte noirâtre. Pas un bruit. Banski aurait-il eu la bonne idée de couler à pic ?
Après tout, c’est possible. Il ne savait peut-être pas nager. Et puis j’avais réussi à le sonner passablement, le frangin !
Je me penche sur mon témoin.
Il est inerte. C’est un mondain, lui… Un gars qui tombe en digue-digue dès qu’on lui applique une mornifle un peu trop forte…
Je le remue de la pointe du soulier.
— Allez, feignace ! Ouste, debout !
Mais il est vraiment mal en point… Je lui ai peut-être démis un rouage, à mon tourmenteur…
Lorsque je pense à la façon dont il a agi avec moi, j’ai envie de lui arracher la vésicule biliaire avec les dents…
Je respire un grand coup. Ça me fait mal mais l’excitation, l’ivresse de la liberté, la joie de respirer un air pur me revigore. Je charge à nouveau le mec sur mon dos…
Sa tête pend sur mes reins et je cramponne fermement ses tiges.
Je parcours de la sorte une cinquantaine de mètres en direction d’une agglomération… J’ai hâte de trouver une maison, et surtout des flics capables de prendre en charge mon fardeau…
« Petit gars, je me dis. Si tu donnes encore un bon coup de collier, d’ici très peu de temps tu auras droit à un de ces coups de rhum qui comptent dans la vie d’un commissaire aux services secrets.
Et ça me dope… Je fonce…
Tout à coup, mon fardeau remue faiblement les bras…
Je n’y prends pas trop garde, car, dans la position où je le maintiens, il ne peut pas faire grand-chose… C’est du moins l’illusion dont je me berce. Car cette carne me joue le plus vilain tour qu’un type m’ait jamais joué.
Sa perte de conscience n’était qu’un piège… Je le comprends par la suite… Il voulait m’endormir, me faire croire qu’il avait son compte et que, lorsqu’on trimbale un homme sur son dos, la tête en bas, on est maître absolu de son destin…
Pendant ce temps il poursuivait sa petite idée…
Il a récupéré son briquet (et je me souviens que c’est un truc au butane) et cette dégénérescence de fumier de lapin n’a rien trouvé de mieux que de foutre le feu à mes fringues !
C’est ce qui, en boxe, équivaut à un coup bas car je suis imbibé d’essence comme une éponge.
En un clin d’œil je suis transformé en torche.
Ce moment-là, sur mon lit de mort, et en admettant que je vive jusqu’à cent dix ans — ce que j’espère fermement — je ne l’oublierai pas. Jeanne d’Arc, c’est moi… En plus embrasé ! Dans de telles conditions, il faut moins de soixante secondes à un bonhomme pour griller.
Comment vous les aimez, les matuches ? Saignants ou à point ?
Vivement, je jette le zigoto à terre et je plonge dans la Seine. Belle idée que j’ai eue de ne pas m’en éloigner…
Lorsque mon incendie est éteint, il ne me reste que des vestiges de vêtements sur le râble… Mes tifs sont à moitié brûlés et je dois ressembler à une écrevisse prête à consommer…
Je ressors de la flotte en claquant du bec. A ce régime-là je vais filer dans un sana avant longtemps… Une statue de marbre en cloquerait une fluxion de poitrine !
Je cours à l’endroit où j’ai largué mon incendiaire ; bien entendu il n’est plus là… Le paysage lugubre de cette banlieue ouvrière est paisible, silencieux. Rien à l’horizon…
— Tant pis, je me dis.
Je mets les coudes au corps et je pique un petit cent mètres pour me réchauffer.
Tout en galopant comme un dératé dans la campagne, je répète :
— Tant pis… Tant pis…
Ces deux mots rythment ma course…
— Tant pis… Tant pis…
Oh oui, tant pis pour l’homme aux cheveux gris, pour Crâne-pelé, pour le disque, pour la péniche, pour la femme qui m’a tiré dessus…
Je m’en fous, j’en ai marre, j’en ai ma claque de toutes ces salades…
Je ne sais plus où j’en suis lorsque je débouche dans une agglomération…
Une gonzesse qui passe à bicyclette se met à hurler en me voyant et perd les pédales… Des gens sortent sur leur porte… On crie… On hurle au fou ! au jobré !
Je n’ai même pas l’idée de m’arrêter… Une force inconnue me pousse à courir encore, à courir toujours…
Je n’y vois presque plus clair… J’ai la tête qui fond, qui fond comme une savonnette dans une bassine d’eau chaude…
Puis des mains me saisissent… Des voix retentissent dans mes oreilles…
J’essaie de murmurer :
— Du rhum !
Et je dois y être parvenu car on écarte mes dents pour me glisser dans la margoulette un goulot…
C’est bon, ça brûle…
Je balbutie :
— Les flics ! Vite, les flics.
Puis je ne sais quel corniaud de pianiste se met à jouer un menuet à l’intérieur de ma tête…
Je glisse rapidement dans un néant onctueux qui sent l’essence !
CHAPITRE XIV
L’HEURE EST GRAVE… ET ÇA ME DONNE SOIF !
— Cent trente-cinq R-7.
C’est ce numéro qui frappe mon ouïe en premier lieu.
Il se détache dans ma tête en lettres de feu.
— Cent trente-cinq R-7 !
Je mets un bout de temps à comprendre que c’est moi qui les prononce, ces mots…
J’ouvre les yeux… Cela me demande un terrible effort…
Le jour entre en moi comme une vague chaude… Je vois un gris lumineux, puis du blanc, un blanc lisse.
Je suis couché. C’est doux… Je flotte sur un nuage.
Je n’ai mal nulle part. Tout est tranquille en moi et autour de moi. Tout est suave… Je dérive lentement, poussé par une brise odorante de printemps… Et tout en dérivant, je répète avec une ferveur totale :
— Cent trente-cinq R-7.
Je respire normalement, librement…
La vie me caresse comme une femme bienveillante.
Et en effet il y a une main de femme sur mon front.
Il y a une voix de femme dans mes oreilles.
Cette voix dit :
— Comment vous sentez-vous ?
Je tourne la tête en direction de la voix. J’aperçois une petite femme brune, d’âge incertain… Moi qui espérais découvrir une pin-up, je fais la grimace.
— Vous souffrez ? demande-t-elle.
— Non…
Je la regarde plus attentivement. Elle est vêtue de blanc…
— Où suis-je ?
— A l’hôpital…
— Depuis combien de temps ?
— Depuis le début de la nuit.
Je murmure :
— Pas plus !
Car j’avais l’impression d’être couché dans ce lit depuis des millénaires.
— Ne vous agitez pas. On vous a fait de la pénicilline… Votre température tombe déjà. Le docteur vous a mis des suppositoires calmants… Ils font de l’effet ?
— Oui.
— Tant mieux…Vous pouvez recevoir une visite ?
— Qui ?
— Un monsieur… Un grand, chauve, élégant…
Cette description hâtive m’a l’air de résumer le grand patron.
Se serait-il dérangé en personne ?
— Faites entrer…
C’est bien le chef, en effet. Il paraît soucieux. Le chef paraît toujours soucieux, c’est chez lui presque du parti pris. Il entre, se découvre, pose son bitos sur mon plume et me regarde en se dégantant.
Ses yeux bleus sont profonds comme un lac de montagne. Il s’assied sur la chaise voisine de mon lit.
— San-Antonio, dit-il, l’heure est grave ; très grave…
Il me regarde et demande intensément :
— Pouvez-vous vous lever ?
Pour qu’il me pose une pareille question, il faut qu’il ait de bonnes raisons de le faire.
— Je ne sais pas, fais-je. Il faut voir…
Je me mets sur mon séant et je pose un pied sur le parquet, puis l’autre… Aussitôt, je fais une embardée terrible.
— Hum, je murmure, ça m’a l’air assez précaire comme équilibre. Ça vient de leur charognerie de drogue… Hier, j’ai eu une journée chargée et je suis tombé en digue-digue sur le soir…
— Je sais ! fait-il. Les gendarmes ont fait une enquête. Il paraît que vous erriez dans les rues d’une cité ouvrière avec des vêtements à demi consumés, ruisselant d’eau et empestant l’essence… Une péniche a brûlé dans la région à la même heure. Vous étiez à bord ?
— Oui…
Je me cramponne aux barres de cuivre du pageot. Mes flûtes trambillent comme celles d’un gnace qu’on entraîne à l’échafaud. Je découvre alors que le bien-être que je ressentais dans le lit était un faux bien-être, tout ce qu’il y a de synthétique, et que je suis mal en point.
Mon visage me cuit, mes mains, mes épaules… Et ma douleur à la poitrine a tendance à remettre ça…
Je me laisse choir sur mon lit.
Mon état attendrirait un troupeau de caïmans affamés ; il ne produit aucun effet sur le boss.
Pour lui, ce qui compte, c’est le job, encore le job et toujours le job. Il regarderait écarteler sa grand-mère sans sourciller.
— On va vous faire une piqûre, vous doper, décide-t-il, mais il est indispensable que vous me suiviez… J’ai ma voiture, on vous soutiendra. Vous n’avez aucune blessure ni rien de cassé, tout au plus des brûlures au premier degré et un commencement de congestion. On vous fera vos piqûres de pénicilline et, si besoin est, on vous ramènera ici, mais auparavant je veux tenter une expérience…
— Bien, chef…
Il presse le bouton d’appel fixé à la tête de mon lit. L’infirmière paraît.
— Allez me chercher le médecin qui soigne ce malade ! ordonne-t-il.
— Mais, monsieur, objecte-t-elle, il est huit heures du matin ; le docteur n’est pas encore là…
— L’heure ne m’intéresse pas, fait sèchement le boss. Si le médecin n’est pas ici, envoyez-moi son adjoint ou prévenez-en un autre, ça urge !
Il parle d’un ton tellement persuasif qu’elle s’éloigne sans avoir trouvé quoi que ce soit à répliquer.
Alors seulement, lorsque la porte s’est refermée, le boss demande :
— Que vous est-il arrivé ?
Je lui raconte ma nouvelle odyssée…
— Ce kidnapping me prouve que l’heure est terriblement grave, San-Antonio… Si nous ne parvenons pas à enrayer une certaine machination, ça va singulièrement barder avant longtemps… Avant peut-être la fin de la journée…
Je sens qu’il va m’en dire plus car, malgré mon état de délabrement, la curiosité professionnelle recommence à me tortiller le caberlot : seulement, un interne radine, l’air important.
L’infirmière a dû lui parler des façons du chef, et il a décidé de ne pas se laisser contrer par un type étranger à sa noble profession.
C’est un jeune type à la tête studieuse et arrogante.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
Le chef ne se frappe pas pour autant.
Il se remet à enfiler ses gants en lissant bien chaque doigt.
— Vous êtes l’interne de service ?
— Oui…
— Je désire emmener ce malade ; il est indispensable que vous le réconfortiez…
Il a un sourire sardonique…
— L’emmener, grince-t-il, comme ça… Vous ne doutez de rien ! Un type qui nous a fait un beau début de congestion et qui est cuit comme un steak ! Choc nerveux, épuisement physique ; toute la lyre… Il lui faut huit jours de lit avec des soins et un mois de convalescence… Au moins !
Son « au moins » est un poème.
Le chef pâlit un peu plus, ce qui complète sa ressemblance avec une endive d’hiver.
Il se lève, s’approche du blanc-bec en blouse blanche et lui dit dans le nez :
— Faites le nécessaire pour que ce garçon puisse me suivre, et vite, je suis pressé. Sans quoi, je l’emmènerai tel qu’il est présentement… Permettez-moi de vous rassurer, je le connais et je puis vous affirmer qu’il en a vu d’autres… Ce ne sont ni un choc nerveux ni une congestion pulmonaire qui auront raison de lui…
L’autre fait un pas en arrière.
— Ma responsabilité étant engagée et pour des raisons d’humanité très compréhensibles…
Le chef l’arrête.
— Si nos services ont besoin du concours d’un malade, ça n’est pas pour le plaisir sadique de l’arracher à son lit. Ceci pour vous faire comprendre que je me moque de votre responsabilité et de vos raisons très humaines… Le commissaire San-Antonio est mon plus précieux collaborateur. Je tiens énormément à lui, mais même si cette sortie précoce devait lui être fatale, je l’emmènerais, et ce pour des motifs également très humains…
Je vous jure que c’est du grand truc ! Pour un peu, on ferait jouer la Marseillaise…
L’interne hausse les épaules, dompté.
— Très bien, fait-il.
Il sort et revient peu après avec un nécessaire à piqûres…
— Je lui fais un peu de morphine. A midi, on devra lui injecter deux cent mille unités de pénicilline-retard. Pour le reste, ma foi, qu’il fasse renouveler ses pansements. Je vous signale qu’on traite ses plaies avec une pommade à l’auréomycine… Et puis, autant que possible, qu’il ne prenne pas froid ! Parce qu’alors…
Il sort en levant les bras au ciel…
Le chef se tourne vers moi.
— San-Antonio…, commence-t-il.
Intérieurement je complète sa phrase.
— … l’heure est grave.
Et croyez-moi ou ne me croyez pas, c’est exactement ce qu’il dit !
Paris est tout rabougri. Je regarde par les vitres et je me dis que la vie est dégueulasse.
Vous préciser pourquoi est superflu. Vous trouvez que c’est normal, vous, de pratiquer un métier où l’on se fait détériorer le baquet et de ne pas même avoir le droit de crever tranquille dans son lit après ça ?
Le chef qui est assis à mes côtés pose sa main sur mon épaule.
— Je vous demande pardon, murmure-t-il.
J’en suis remué comme une mayonnaise.
— Pas de quoi…
— Vous devez vous demander ce qui se passe ?
— Ben… dame…
Il plonge la paluche dans une poche à soufflet fixée à la banquette avant, il ramène une bouteille plate qu’il me tend après en avoir ôté le bouchon.
— Cognac, fait-il.
Je chope le flask et je bois. Je ne m’arrête que pour reprendre ma respiration. Je découvre alors que la bouteille en a pris une vache secousse.
Le boss la rebouche et la remet en place.
Moi, ma parole, je me sens devenu un autre homme.
Mon sang s’est réchauffé et il me semble que je serais capable maintenant d’écraser la coque d’une cacahuète.
— Nous allons à l’ambassade américaine, murmure le boss.
— Ah oui ?
— Oui… Une femme est entrée en rapport avec les Américains. Elle leur demande cent mille dollars en échange d’une invention. Cette invention consiste en un détonateur d’un genre nouveau appelé à bouleverser le domaine des explosifs. Il paraît que cet appareil permet de « diriger » les explosions. Grâce à lui, une charge de plastic, par exemple, au lieu d’exploser en éventail, explose en rayon, ce qui porte toute son efficacité sur un même point et en multiplie l’efficacité par mille !
« Les Américains, qui sont des gens positifs, ont demandé qu’on leur soumette l’engin… Evidemment la femme a refusé. Les pourparlers ont donc été pratiquement interrompus… La femme a fait la proposition suivante : elle verra ce matin l’attaché d’ambassade et recueillera la réponse officielle de Washington. Si celle-ci est négative, le détonateur sera expérimenté au détriment des Parisiens, dans un arrondissement de Paris qu’elle désignera à l’avance.
« L’ambassade croit fermement qu’il s’agit non pas d’un bluff à proprement parler, mais de la tentative d’un inventeur médiocre pour caser sa marchandise au prix fort…
« Ils vont envoyer la femme au diable, mais par correction ils nous préviennent afin que nous la prenions en charge… »
Il ôte son gant droit et se lisse les joues.
— J’ai pensé que cette femme était peut-être celle qui vous a ravi le disque. Le signalement correspondrait assez. C’est pourquoi il est indispensable que vous la voyiez.
— Compris…
Il ajoute :
— Je ne partage pas du tout le scepticisme de nos amis d’outre-Atlantique… Il est vrai qu’ils sont sollicités à chaque instant par des quémandeurs avides de dollars qui leur proposent des choses plus ou moins fumeuses…
La première personne que nous apercevons en arrivant à l’ambassade, c’est le grand rouquin maigre et hostile aux lunettes sans monture.
Il me considère comme s’il ne m’avait jamais vu, même en photographie sur les flacons du sirop des Ardennes.
Il est à un bureau large comme un terrain de football et il se contente d’incliner sa tête d’anormal.
La lourde s’ouvre et Johnson, le jeune attaché d’ambassade que j’ai vu hier, entre, les mains tendues.
Il me regarde avec le même air de ne pas me reconnaître.
Voilà qui me turlupine. Drôles de façons décidément…
J’ai l’explication de ces attitudes : c’est un miroir qui me la fournit, pas surprenant du tout que ces mecs ne me reconnaissent pas ; Félicie non plus ne me reconnaîtrait pas car je ressemble à une aubergine. Ma peau est d’un violet bon teint, je n’ai plus de sourcils, plus de cils et ma fine moustache est complètement carbonisée…
Je suis obligé de refaire les présentations…
Johnson fait la grimace.
— Vous avez passé la nuit dans un brasero ! sourit-il.
— A peu près, je fais.
Nous nous mettons à jacter de l’invention. Johnson est formel : c’est du bidon. En général les vrais inventeurs qui proposent de vraies inventions s’y prennent autrement.
Cette démarche d’une femme ressemble à un coup louche. Il l’attend et va la recevoir dès qu’elle se présentera, c’est-à-dire dans quelques minutes, pour lui dire que le gouvernement U.S.A. ne lâchera jamais cent sacs sur du vent.
— En somme, fais-je remarquer, vous acceptez que Paris serve de cobaye…
Il sourit.
— Primo, dit-il, je n’ai personnellement rien à accepter ni à refuser. Deuxio, nous ne pouvons agir plus honnêtement qu’en prévenant les autorités françaises de cette menace…
Au fond, il a raison…
— Whisky ? propose-t-il.
Le chef secoue négativement la tête, mais moi je me hâte d’accepter… L’alcool, je vous l’ai bonni, me flanque des coups de fouet dans le corgnolon et, en ce moment, les coups de fouet me sont aussi nécessaires qu’à une haridelle pour grimper un tombereau de cailloux au sommet du Galibier.
Le rye qu’il me fait licher est de première qualité.
Je fais clapper ma langouste. Il résonne curieusement, mon claquement de langue…
Il fait « Brran oufff » !
En plus fort, évidemment.
— Que se passe-t-il ! s’écrie Johnson.
Le chef ne bronche pas…
— C’est une rafale de mitraillette, murmure-t-il.
Où a-t-il pu entendre tirer à la mitraillette, le boss, puisqu’il ne sort jamais de son bureau ?
Comme la rafale vient de l’extérieur, les Amerlocks bondissent à la croisée.
Je profite du brouhaha pour me verser un nouveau coup de dur…
Ce que je m’en tamponne, de la guérilla !
Dans mon état, une seule chose m’intéresse : écluser du jus de feu !
CHAPITRE XV
QUAND LES FEMMES SE METTENT À DÉGUSTER
Je suis plein comme toute la Pologne au moment où je me penche sur le cadavre de la femme.
J’y vois trouble et les formes dansent devant mes yeux une curieuse sarabande, mais je suis tout de même capable d’identifier la souris qui furetait dans l’appartement de Gerfault et qui m’a tiré dessus.
Elle est trouée comme du gruyère, la petite, et plus morte qu’un filet de hareng…
— C’est bien elle, je dis au boss.
Il hoche la tête d’un air de dire : « Que vous disais-je ? »
L’agent qui faisait la circulation au plus proche carrefour de la rue Saint-Honoré s’annonce prompto. Comme par miracle il a tout vu. Et c’est rare qu’un flic voie tout, c’est un spécialiste de la question qui vous le dit…
Les types qui ont fait ça étaient dans une traction avant.
Ils n’ont même pas ralenti en arrivant à la hauteur de la môme, laquelle venait de descendre d’un taxi. Il y a eu une gerbe d’étincelles et la fille a fait la culbute, le nez en premier. La bagnole des mitrailleurs a tourné à droite malgré les coups de sifflet du bourdille. Il a essayé de noter le numéro mais on a beau être un virtuose de la contredanse, on ne peut pas à la fois assister à un assassinat et noter le numéro minéralogique d’une guinde roulant à vive allure…
Ce qu’il dit me laisse froid. Il me semble que je lis le compte rendu du fait divers dans mon canard habituel.
Pourtant, son récit évoque quelque chose en moi… Le petit déclenchement vient des mots taxi, numéro minéralogique, ils provoquent, ces mots, un petit cinéma dans ma calbombe. Je revois un taxi filant le long d’un quai planté de platanes centenaires… Et je me souviens d’un gnace notant le numéro dudit taxi.
Le gnace, c’était ce cher vieux San-Antonio, l’homme qui remplace la poudre à doryphores ; il y avait l’homme aux cheveux gris dans le taxi… Et le numéro du carrosse c’est 135 R-7…
L’ai-je assez répété pendant que j’étais à vadrouiller dans les limbes !
Alors le miracle se produit. Ce miracle que le boss attend sans en avoir l’air… Brusquement je cesse d’être un gladiateur vaincu, un flic passé au gril, un pauvre homme malade à crever… Un sang nouveau régénère mon individu.
Mathurin après ses « spinachs » quoi ! Ta ta ta tala !
Je me tourne vers le boss.
— O.K., patron, je dis, on y va… Je m’en fous de crever de n’importe quoi, à condition que ça ne soit pas de curiosité.
Je soulève le bord de mon galure pour prendre congé des Ricains, du big boss et de la morte…
Je me taille, tranquillement, d’une démarche un peu flottante en réglant mon petit mécanisme intime.
Curieux comme les femmes ont l’air de mourir jeunes dans cette histoire…
Et les hommes… lorsqu’ils se déguisent en gonzesses !
Le chef du personnel de la compagnie des taxis parisiens consulte un registre.
— Le 135 R-7 est piloté par Maubert… Celui-ci prend son service à dix heures, vous voulez l’attendre ?
— Si vous permettez, oui…
Il m’assure que tout le plaisir est pour lui, me tend un journal et je bouquine en attendant l’arrivée de l’intéressé.
Moi je n’ai pas l’habitude de lire les journaux, j’aurais plutôt tendance à les faire travailler en leur fournissant leur matière première plus qu’en les achetant.
Celui-ci ne comporte rien de sensationnel. Du moins rien que je ne sache absolument. On se mailloche la gueule en Asie ; ça mijote dans le Moyen-Orient, nos députés sont des rigolos ; Staline est canonisé ! Hitler n’est pas mort ; des rentiers se sont suicidés au gaz because leur retraite était trop chétive et le bicot du coin a essayé de s’envoyer le petit garçon de la crémière — ce qui aurait sans doute éveillé une vocation théâtrale chez ce dernier ! Moi, toutes ces salades me font fendre le parapluie.
J’aime mieux m’envoyer la page annonces…
Je m’offre la rubrique autos, puis celle des gérances, et j’en arrive à la mention : Divers…
C’est souvent la plus chouiarde… On trouve de tout là-dedans : une vraie poubelle publicitaire !
Je lis, en style télégraphique, qu’un mec échangerait un dogue allemand contre un vélomoteur. Un autre propose un train électrique…
Franchement, je me poile. Je continue à passer en revue ce marché aux puces rédactionnel. Et j’arrive à cette petite annonce : Amateur achèterais cher disque rare. Faire offre Muller, poste restante, bureau 113.
L’annonce est encadrée afin de mieux se détacher du lot.
Disque rare… Ça me fait penser à quelque chose, hein ? A vous aussi, je parierais !
Voilà que je fais un complexe du disque, à cette heure. Je pose le canard. Je respire profondément… Ça a l’air de gazer. Faut dire que je suis encore sous l’effet de la piqûre. Mais à grand renfort d’alcool et d’aspirine je le guérirai, moi, San-Antonio…
Je viens tout juste de prendre cette décision lorsque le chef du personnel m’avertit que Maubert est arrivé. Il le fait appeler puis, quand le chauffeur est là, sort discrètement de son bureau afin de ne pas me déranger.
J’apprécie sa réserve.
Maubert est un solide gaillard qui ne doit pas avoir de rapports très suivis avec l’eau sur le plan externe et pas du tout sur le plan interne.
Il a un nez qui ne tiendrait pas dans votre mouchoir et dont la couleur évoque un conclave au Vatican. Ses yeux sont enrobés d’une sorte de gelée et ses moustaches hérissées ont des souvenirs de Brouilly.
— Quoi c’est-y ? demande-t-il d’un ton académique.
Je lui fais voir ma carte afin d’éviter de trop longues explications.
— Ah bon, dit-il.
Il a l’habitude de ces sortes de visites. Tous les chauffeurs de taxi parisiens ont un jour ou l’autre la visite d’un condé qui leur demande s’ils n’ont pas chargé un monsieur en complet bleu marine dans la nuit du 12 au 13 janvier 1967.
— Hier, vers midi, je lui dis, vous avez chargé un type aux cheveux gris dans le bois de Boulogne, le long de la Seine…
— Oui, dit-il, triomphant.
— Vous vous souvenez de lui ?
— Tu parles, Charles ! s’écrie-t-il.
Il se ravise et murmure :
— Je vous demande pardon…
Et, pour chasser sa confusion, il me fait une description minutieuse de mon type. Donc, pas d’erreur, il sait bien de qui je veux parler.
— Où l’avez-vous conduit ?
— Rue de l’Eglise, à Neuilly !
— Au 103 ? je m’écrie.
— Oui, répond-il, étonné.
Ce gars-là ne comprendra jamais pourquoi je bondis hors du burlingue en courant comme Zatopek… Et vous, vous ne comprendriez pas non plus si je ne vous disais pas que l’adresse à laquelle s’est fait conduire l’homme aux tifs gris, c’est la mienne !
Du coup je ne me sens plus le moindre mal… Je ne pense plus à cette extraordinaire affaire, l’une des plus mystérieuses que j’aie jamais eu à résoudre…
Non ! Si vous voyiez le San-Antonio qu’un confrère de Maubert emporte à tombeau ouvert vers Neuilly, parole de matuche ! vous ne le reconnaîtriez pas.
Je me tords les manettes, je trépigne, je fulmine, je grogne, je geins, je grince des dents !
Félicie ! Comment n’ai-je pas pensé à toi, ma pauvre vieille. Je devais bien me douter qu’à partir du moment où des salopards venaient en plein midi faire le siège de mon domicile à coups de mitraillette, ma brave femme de mère n’était plus en sécurité !
Si au moins je l’avais envoyée passer quelques jours chez sa frangine ! Mais ouiche ! Ce glandibard de nom de Dieu de flic préférait cavaler aux trousses de ses gangsters plutôt que de veiller à la sécurité de sa bonne vieille maman !
Je me mords les pognes, je me fais un nœud aux guibolles…
Evidemment, avant de me « travailler », l’homme aux cheveux gris voulait fouiller ma cabane. Il y avait une chance pour que j’aie conservé ce disque chez moi car il y a toujours une chance pour qu’un homme soit dégueulasse !
Je réfléchis. A midi, Félicie est-elle de retour du marché ? Oui, car elle est matinale !
Misère !
Enfin le taxi stoppe devant la grille de mon pavillon.
J’en descends comme un diable sort de sa boîte et je me propulse dans mon jardin. Je cours sur le gravier, j’escalade le perron. La porte n’est pas fermée complètement, je la pousse. Le cœur me fait mal et mes jambes sont en coton…
Oui, Félicie est là… Au milieu du vestibule, inerte. Le fumier l’a eue…
Je m’agenouille à côté d’elle.
J’appuie ma main sur sa poitrine et une joie sauvage me pénètre. Dans ma main je capte les palpitations de son battant… Elle vit encore ! Dieu soit loué…
Elle vit… Je l’examine plus attentivement. Derrière sa tête se trouve une vilaine plaie. Le type est arrivé chez moi comme un visiteur ordinaire. Il a dû raconter des salades à Félicie pour endormir sa méfiance. Elle l’a fait entrer et lui, qui devait avoir une matraque dans sa poche, l’a étendue pour le compte d’un coup derrière la nuque.
A votre santé !
Il faut agir… Si elle vit encore après être restée près de vingt-quatre heures sans soins, c’est que sa blessure n’est pas fatale… Du moins je le crois.
Je saute sur le téléphone et je demande Police-Secours. Je me fais connaître et je leur dis de m’envoyer une ambulance…
En attendant la bagnole, je regarde autour de moi et je constate que tout est sens dessus dessous. On a fouillé ma cambuse avec une minutie extraordinaire.
Pendant ce temps j’étais prisonnier dans la péniche ; le type ne craignait pas de me voir radiner. N’ayant rien découvert, il a fait partir la péniche geôle au-delà de Paris jusqu’à un endroit tranquille.
Un endroit où l’on pouvait « s’occuper » tranquillement d’un petit coriace comme bibi et liquider le barlu.
Pourquoi le liquider, au fait ?
L’aigrelette sonnerie de l’ambulance tranche net mes méditations…
Non, les femmes n’ont pas de chance dans cette histoire. Elles ont toutes plus ou moins tendance à devenir des clientes pour la morgue.
C’est à ça que je pense en arpentant le hall dallé de l’hôpital.
Je mets mes pieds alternativement sur un carreau noir et sur un carreau blanc…
— Une morte, paraît-il, officielle : Mme Fouex…
Une femme à la gomme : Gerfault, suicidé !
Une jeune fille suisse entraînée plus ou moins malgré elle dans une aventure qui la dépassait : la standardiste, mitraillée devant chez moi !
Une mystérieuse femme qui fouillait l’appartement de Gerfault et proposait un truc tonnerre aux Américains : mitraillée devant l’ambassade U.S.A. !
Et enfin Félicie, la vieille maman du flic ayant mis le pied dans cette salade : assommée…
Un carreau noir… Un carreau blanc… Un carreau noir… Un carreau blanc…
Noir — Blanc — Noir…
Je suis terriblement énervé. Je me dis : si en arrivant au bout du vestibule, j’ai le pied dans un carreau blanc, elle s’en tirera ; sinon…
Et je calcule, pour user ce temps mort, le nombre de carreaux noirs qui me restent à franchir. Je triche… Je ne veux pas condamner ma vieille Félicie en terminant ma ronde vide sur un carreau noir.
Le bruit d’une porte s’ouvrant me fait retourner…
C’est le toubib chef.
Oubliant mon histoire absurde des carreaux, je me précipite sur lui :
— Alors, doc ?
Il a une moue cordiale.
— Aucune fracture, c’est l’affaire de quinze jours.
Je lui tends la main.
— Merci, doc !
— Oh ! je n’y suis pour rien, sourit-il.
— C’est vrai…
Il me reste maintenant à mettre la main sur le type qui y est pour quelque chose.
CHAPITRE XVI
JE COMMENCE TOUT DE MÊME À Y VOIR UN PEU PLUS CLAIR
Tranquillisé sur le sort de Félicie, je me mets à musarder le long des rues où un soleil alternatif allume parfois des émois printaniers.
Je découvre, en apercevant un cuisinier de bois devant un restaurant, que j’ai faim, une faim du diable car je n’ai pas bouffé depuis avant-hier et j’éclate de rire en comprenant que mon fameux état d’extrême faiblesse dont parlait l’interne provient uniquement de ma dent creuse.
C’était simple, mais il fallait y penser.
Une vigueur formidable me rentre dans la bonbonne en même temps que le châteaubriant que j’y expédie.
J’engloutis une porcif carabinée, plus deux assiettées de pommes frites, plus un camembert large comme la lune lorsqu’elle est pleine.
Après ça, vous pouvez m’envoyer Rigoulot en colis exprès, je vous promets d’en faire un hamburger en moins de temps encore qu’il n’en faut à votre belle-mère pour vous écœurer ; parole !
Le soleil s’est installé à Paris pendant que je mangeais. Il fait bon… Je n’éprouve pas du tout le besoin de me faire faire de la pénicilline.
Je choisis le trottoir ensoleillé et je réfléchis sérieusement.
Les dernières nouvelles indiquent d’une façon probante que dans cette affaire deux bandes s’affrontent.
Elles s’affrontent pour la possession du disque.
Dans la première il y a l’homme aux cheveux gris et Crâne-pelé.
Dans la seconde la femme qui vient d’être abattue.
C’est la bande de cette dernière qui a le disque puisque la môme me l’avait raflé ! Elle veut le vendre aux Ricains.
La première bande a vent des tractations et s’y oppose à sa manière, qui est la manière forte, je suis payé pour le savoir.
La première bande, celle de l’homme aux cheveux gris, ignorait que la seconde avait le disque puisque cette nuit encore il me torturait pour me faire dire où il se trouvait…
Mais ce matin il savait que la fille allait retourner chez les Ricains… Ceci, parce que dans l’intervalle quelqu’un les a prévenus de la prise de contact…
Qui ?
Je m’engouffre dans une station de métro à l’entrée de laquelle il y a marqué : Lavatory — Téléphone !
Je dégringole la volée de marches, je pénètre dans la cabine publique et j’appelle le chef.
— Comment allez-vous ? demande-t-il.
— Très bien. Dites-moi, boss, comment avez-vous été prévenu de cette histoire de l’ambassade ?
— Par Johnson.
— Ce jeune attaché ?
— Oui.
— Directement ?
— Oui.
— Personne d’autre n’a eu vent de cette histoire ?
— Non, impossible…
Il y a un silence que nous employons l’un et l’autre à méditer sur les paroles de son interlocuteur.
— Pourquoi ? demande enfin le chef d’une voix prudente.
— Une idée comme ça… Vous ne pensez pas que Johnson a pu dégoiser ?
— Du tout ! C’est un garçon tout à fait remarquable et que j’ai eu l’occasion d’apprécier à plusieurs reprises.
Il se fait encore un étrange silence.
— Vous supposez qu’une fuite s’est produite ?
— J’en suis à peu près certain. C’est la seule façon d’expliquer certaines choses…
Je lui raconte l’agression dont a été victime Félicie et je lui explique comment je suis arrivé à la certitude absolue que deux bandes rivales gravitent autour de ce satané disque.
— Comprenez, chef, la bande de l’homme aux cheveux gris a été prévenue par quelqu’un de l’ambassade, des pourparlers engagés par l’autre bande. Et si les premiers ont décidé d’abattre la femme, c’est uniquement parce qu’ils savaient que la police française tendait un traquenard à la femme. Ils ont voulu éviter que nous ne remontions à la source, c’est-à-dire au disque…
— Oui, vous avez raison…
— Il me semble, hein ?
Je soupire :
— Bon… Je vais continuer…
— Vous tenez debout, oui ?
— Oui… Et pour ce qui est de ma congestion, on en reparlera une autre fois.
— A la bonne heure !
— Dites… Pouvez-vous demander une exhumation de la veuve Fouex ? Je voudrais qu’on fasse l’autopsie… Que ça se fasse rapidement, si possible…
— Vous croyez que sa mort n’est pas naturelle…
— Oui.
— Nous avons eu la même idée, déclare-t-il, car j’ai déjà fait les formalités pour l’exhumation, celle-ci a lieu cet après-midi.
Je reste sans voix. Il est fortiche, le chef… Il a une façon bien à lui de vous prouver qu’il est à fond dans la course.
— A bientôt.
C’est lui qui raccroche.
Je demeure pensif, sans quitter la cabine… Je ne me décide pas à en sortir… Et puis, soudainement, mon culot et mon pifomètre se mettent à fonctionner.
Je glisse un nouveau jeton dans la tirelire.
C’est le numéro de l’ambassade des Etats-Unis que je compose cette fois.
Quelqu’un décroche et grommelle « Hello ! » d’une voix entortillée dans du chewing-gum.
— Je voudrais parler au secrétaire de Johnson, dis-je d’une voix autoritaire.
— De la part de qui ?
— De son meilleur ami.
Un bref instant s’écoule. Puis j’entends la voix du grand type roux à lunettes qui demande avec un rien d’anxiété.
— Qui est à l’appareil ?
Je camoufle mon phono de mon mieux, je parle lentement, un peu à la gangster dans les films d’Hollywood.
— Hello, je murmure, je vous téléphone au sujet de ce que vous savez…
C’est un ballon d’essai. Tout va dépendre de ses réactions.
J’attends. Lui aussi attend. Il hésite. Enfin il murmure :
— De quoi s’agit-il ?
— Ne jouons pas aux devinettes. Arrivez, j’ai à vous parler…
Il hésite encore.
— Rue de Savoie ? demande-t-il.
— C’est ça, oui, rue de Savoie et que ça saute !
Je raccroche. Maintenant, mes enfants, j’ai attrapé un morceau du fameux fil conducteur dont on parle dans tous les bouquins policiers qui se respectent et même dans ceux qui ne se respectent pas.
Mon flair ne m’a pas trompé. C’est bien à l’ambassade que ça ne tourne pas rond… Et le grand rouquin binoclard est mouillé jusqu’à la moelle…
Je me précipite hors de la bouche de métro. Je cours à un taxi…
— Rue de Savoie ! A toute vitesse !
La rue de Savoie est une toute petite voie provinciale, comme disent les chroniqueurs sans chronique, toute proche de la place Saint-Michel.
Elle est longue comme un vestibule de maison bourgeoise et je me dis qu’en demeurant dans mon taxi, à l’une de ses extrémités, je serai aux premières loges pour observer le comportement du rouquin.
Celui-ci se pointe peu après, dans une bagnole qui est un peu plus large que la rue. Il remise son tombereau et se dirige à pas pressés vers la porte vétuste de l’un des immeubles. Il entre sous le porche. Je note soigneusement le numéro ; c’est le 4.
— Bon, fais-je à mon chauffeur, vous pouvez disposer, je n’ai plus besoin de vos bons et loyaux services.
Il est un peu surpris, mais je calme sa curiosité avec un pourboire qui lui ouvre des horizons de retraite dans une maison aux tuiles roses sur les bords de l’Oise…
Je me dirige vers le 4. C’est assez sombre comme porche. Je frappe à la lucarne de la concierge. Une bonne petite vieille me dit de patienter une seconde vu qu’elle a une casserole de lait sur le feu et que ce lolo va bouillir d’une seconde à l’autre. En effet, une gigantesque protubérance semblable à un champignon atomique s’élève au-dessus de la casserole.
La vioque coupe le gaz.
— Qui demandez-vous ? fait-elle.
— Un homme vient d’entrer, un grand avec des lunettes et des cheveux rouges…
— C’est vrai…
— Chez qui est-il monté ?
— Chez M. Muller…
— L’étage ?
— Premier gauche…
— Merci…
Je m’élance dans l’escalier… Je colle mon oreille à la serrure et j’entends un murmure assez lointain.
Alors, sans bruit, je tire de ma poche deux choses : primo mon petit sésame, et secundo mon revolver, ou du moins celui que le chef m’a fourni après que j’eus revêtu des fringues de rechange à l’hôpital.
Silencieux comme la conscience d’un marchand de voitures d’occasion, je pénètre dans l’appartement. Le bruit de voix provient d’une pièce du fond.
L’une est celle de Crâne-pelé, l’autre celle de mon rouquin.
— Jamais on ne vous a dit de venir là ! proteste Banski, qu’est-ce que c’est que cette histoire de téléphone !
L’autre affirme qu’on vient de lui ordonner de rappliquer rue de Savoie.
Banski se fout en rogne en jurant le contraire et en disant que lorsque le patron saurait ça, il se foutrait sûrement en rogne.
Comme ça m’a l’air de tourner au vinaigre, je me dis qu’il serait peut-être judicieux d’intervenir.
Je fais un pas en avant et je gueule :
— Les mains en l’air, tout le monde.
Ils ne sont que deux, mais ça fait tout de même quatre paluches en direction des étoiles. Ou du moins ça les ferait s’ils consentaient à obéir, mais ces foies blancs sont tellement stupéfaits de me voir brandir ma pétoire qu’ils s’aèrent copieusement l’organisme en ouvrant au maximum leur bouche, leurs yeux, leurs narines et sans doute leur rectum.
Puis, cet instant de flottement surmonté, Banski, avec une rapidité extraordinaire, sort son feu.
— Jette ça ! je lui crie.
Mais il ne m’écoute pas, il a les yeux injectés de sang. Il ne prête aucune attention à moi. Toute sa fureur est tournée vers l’Américain.
— Salaud ! hurle-t-il. Enfant de putain ! Ordure, tu nous as donnés, hein ?
Il tire.
Le grand rouquin se casse en deux et glisse lentement contre le mur en se tenant le ventre.
— Salaud ! dit encore l’autre.
Une nouvelle balle ! Cette fois le rouquin la cloque dans son œil gauche. Le verre de ses lunettes est pulvérisé. Il reste un instant en équilibre, un ruisseau de sang coulant par la hideuse blessure, puis il tombe d’une masse sur le côté.
Tout ça s’est déroulé comme dans un rêve à une allure déréglée. Je presse à mon tour la détente de mon arme. Merde arabe ! Ce que je peux avoir les réflexes rouillés ! Faudra que je me les passe au minium un de ces jours…
Banski pousse un hurlement qui doit s’entendre jusqu’à Formose. J’ai peut-être les réflexes rouillés, mais mon œil est juste. Ma balle vient de lui faire sauter trois doigts de sa main droite. Son revolver est par terre et ses morceaux de salsifis pendent au bout de sa main comme des branches cassées.
Il larmoie, Crâne-pelé… Il est terrifié de voir sa paluchette mutilée. Il la tient devant lui comme un ostensoir.
— Tu vois, Banski je lui dis, toutes les grosses naves de ton espèce finissent par se faire contrer un jour ou l’autre. Si tu avais mené une petite vie d’honnête homme, tu serais un zig comme tout le monde, jouissant de ses dix doigts…
Lui, malgré mes petites transformations physiques, me reconnaît sans hésiter…
Je ricane…
— Une surprise, hein ? Maintenant, mon petit bonhomme, il ne te reste plus qu’une chose à faire, c’est te mettre à table comme un grand garçon avec ta serviette autour du cou.
Il est livide, ses chailles claquent comme si on lui avait glissé des castagnettes dans la margoulette.
— Remets-toi, Toto, je lui dis, et réponds à mes questions. Pour le compte de qui travailles-tu ?
— M. Muller…
— Bon, et M. Muller, pour le compte de qui travaille-t-il ?
Il paraît surpris.
— Mais je… Pour lui ! Il devait… C’est lui qui doit négocier la vente du détonateur… Et puis on lui a… A l’ambassade américaine…
Il hoquette. Il parle sans prendre garde à ce qu’il bafouille. Il regarde sa main, sa main ruisselante de sang. Sa main avec laquelle il ne pourra jamais plus presser la détente d’un feu.
Pour ce gros chourineur, tout est foutu… C’est son gagne-pain que je lui ai démoli.
— Quel est ce fameux disque dont il est tant question ?
— C’est la goupille de réglage du détonateur. Sans elle, il ne sert de rien…
— Et qui vous met des bâtons dans les roues ?
Il hausse les épaules.
— Sais pas…
Est-ce qu’il commence à récupérer, Banski, et pour cela fait de l’obstruction ?
Pas de ça, Lisette.
— Parle…
— Je ne sais pas !
— Parle ou je te bute !
— Mais je ne sais pas…
— La môme de Suisse, la petite téléphoniste, c’est toi qui l’as sucrée. Muller est d’accord sur ce point. Ça fait assez, avec ce que tu m’as fait hier soir, pour t’envoyer à l’abbaye de Monte-à-Regret, tu le sais… Et la môme, ce matin, devant l’ambassade, c’était toi, non ?
— Oui.
Cet aveu me porte à croire qu’effectivement il ne sait pas grand-chose de la fameuse bande rivale qui les contre…
— Pourquoi l’avez-vous butée ?
— Parce que… Elle devait être arrêtée par les poulets et qu’alors…
Je jubile d’avoir deviné juste…
Pas longtemps. Je vois les yeux de Banski se révulser d’effroi.
Je me retourne et, l’espace d’un éclair, j’aperçois l’homme aux cheveux gris.
Il est à l’extrémité du couloir, dans l’encadrement, et tient un revolver braqué. Il ferme un œil, son doigt se crispe sur la détente de l’arme.
Il s’en faut d’un millionième de seconde. Je me fous à plat ventre et les dragées volent au-dessus de mon crâne… C’est Banski qui se les collectionne dans le buffet.
J’entends une galopade dans l’escalier… Je me redresse, l’agresseur est parti… Sans doute croit-il m’avoir atteint, tout a été si rapide…
Je pousse un juron et m’élance à sa poursuite.
CHAPITRE XVII
IL EST QUESTION D’UNE GAMINE QUI FAIT ROUGIR LES MESSIEURS !
Tout cacao cessant, la vieille concierge est sortie sur le pas de sa loge et regarde le spectacle…
Il doit être assez curieux.
D’abord, c’est le débouché de Muller, puis le mien… J’ai mon feu à la main et je gueule : arrêtez ou je tire, suivant la formule consacrée. Mais il a de l’avance, Muller, et il ne s’arrête pas. Il sait que je ne pourrai pas le rattraper. En effet, au moment où je débouche de l’immeuble, il tourne le coin de la rue et se précipite dans une voiture.
Lorsque j’arrive au coin de la rue, il est au coin du quai et, si je m’entêtais à cavaler au coin du quai, ce serait certainement pour le voir virer au coin du pont. Il m’a échappé. J’ai bien essayé de noter le numéro de sa guinde, mais ça m’a été impossible. Tout ce que je sais, c’est qu’il pilote une traction noire…
Bien entendu, ce petit rodéo n’a pas été sans ameuter les paisibles populations du quartier.
Je me retourne et dis aux assistants :
— Quelqu’un a-t-il pu noter le numéro de cette voiture ?
Tous hochent la tête. Une vieille dame tenant un affreux ratier en laisse dit qu’il doit commencer par un 6 ; un plombier zingueur s’inscrit en faux contre cette hypothèse en jurant que c’est par un 8 que le numéro commence… Pagaïe habituelle. Deux flics s’annoncent, autoritaires et tonitruants en commandant à tout ce trèfle d’aller à ses affaires ; mais faire circuler des badauds parisiens en pareil cas est plus périlleux que d’ôter un gigot à un tigre affamé.
Je prends les flics à part et leur chuchote mon identité à l’oreille. Je leur dis qu’ils envoient ce qu’il faut au 4, de la rue, pour le ramassage d’un ou peut-être deux macchabées…
Je rengaine mon soufflant et je reviens à ce que les journaleux en délire appelleront incessamment la maison tragique.
La concierge est au premier, acagnardée à la porte en train de regarder le cadavre de Banski, lequel se vide de son sang comme un tonneau ouvert. Je la prends par les épaules et elle pousse un glapissement d’effroi.
— N’ayez pas peur, mémère, je suis de la police, les agents vont rappliquer et emporter ces bonshommes…
Elle est grise comme une matinée de Toussaint, la pauvre.
— Cet appartement appartient à qui ?
— Hein ?
Elle s’arrache péniblement à son horrible extase…
— Ah… L’appartement… A M. Muller.
— Depuis longtemps ?
— Deux ou trois mois…
— Il l’habite seul ?
— Oui… Mais rarement, il était toujours en voyage, il est représentant.
Le terme me fait sourire. Représentant !
C’est le cas de le dire.
Je vois d’ici la carte de visite du mec.
« Muller, représentant en détonateurs. »
— Dites-moi, Muller, c’est bien l’homme aux cheveux gris qui fuyait tout à l’heure ?
— Oui…
— Il n’a pas d’autre adresse à Paris ?
— Je ne sais pas…
Je m’approche du corps de Banski et je le fouille. Je trouve une carte d’identité à son nom, du fric, un briquet, une lime à ongles et une clé d’hôtel.
Je chope la clé.
Sur la carte d’identité, à la rubrique « Domicile » il y a marqué : Marseille.
Pas grand-chose à espérer de ce côté-ci.
Il se fait un vaste remue-ménage dans l’escalier et une nuée de journalistes radinent en brandissant des appareils photographiques.
C’est toujours le moment que je choisis pour m’esbigner en loucedé ; moi, le style matamore, c’est pas mon fort.
Vous me verrez jamais tartariner devant du magnésium en prenant l’attitude de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os. Aussi, je les mets sans plus attendre…
Attablé devant un double rhum blanc, je songe mélancoliquement que je suis presque au point mort.
Les gars qui pourraient éclairer ma lanterne clabotent comme par enchantement les uns à la suite des autres, et maintenant les hommes eux-mêmes se mettent à lâcher la rampe.
Comme le chef doit ronger son coupe-papier, je lui relate ce nouvel incident…
— Bravo, me dit-il.
— Ah oui, vous trouvez ?
— Vous aviez vu juste en ce qui concerne le garçon de l’ambassade. Vous progressez. Je vais vous apprendre quelque chose, moi aussi…
— Sans blague !
Il ne relève pas l’ironie.
— Mme Fouex est morte empoisonnée, dit-il.
— Bon… donc, c’est bien à l’ambassade que la chose a commencé. C’est la mère Fouex qui a reçu Muller lorsque ce dernier est venu proposer le détonateur. Elle en a référé à son chef direct : le rouquin. Alors, l’un ou l’autre a eu l’idée de s’approprier l’invention et de la vendre pour son propre compte…
— A moins que l’un et l’autre ne travaillent pour le compte de quelqu’un d’autre ?
— Oui, c’est possible…
« La mère Fouex a fait appel à son neveu. Et à mon avis, elle s’est adressée à lui parce qu’il était comédien… Pourquoi ? J’aimerais le savoir…
— Vous le saurez bientôt, tel que je vous connais, dit le chef d’un ton prometteur.
S’il se met à me passer la brosse à reluire, je suis bon pour faire les pieds au mur.
Je poursuis mon raisonnement, plus pour moi que pour lui.
— Et puis ça n’a pas cadré du côté du neveu, soit qu’il les ait doublés pour passer à l’ennemi, soit qu’il ait eu un avatar. Quel clan a supprimé la mère Fouex ? Pourquoi Gerfault s’est-il suicidé ?
Il ne répond rien, le boss, car il sait que le fil d’une idée est plus fragile que celui d’un ballon rouge… Si on le casse, le ballon s’envole…
— Non, je m’écrie, ça ne tient pas : si le rouquin de l’ambassade avait doublé Muller, il n’aurait certes pas été en cheville avec lui ce matin…
— Qui sait, objecte le chef, les renversements d’alliance existent, vous savez…
— D’accord. En tout cas, pour nous résumer, il existe toujours deux groupes : l’un qui possède le disque et sur le compte duquel nous ne savons rien, l’autre qui est représenté par Muller et qui tue les gens à tort et à travers pour se l’approprier… Lequel pour nous est le plus intéressant ? Le premier, sans aucun doute, non ?
— Vous pouvez remonter à lui, en passant par le second.
— Oui… Encore faut-il retrouver Muller…
— Il le faut ! dit le patron avec force.
« Muller tient trop au disque pour disparaître comme cela…
— Excusez-moi, boss, je dis précipitamment. Je raccroche…
Une étincelle vient de se produire… J’attrape l’annuaire des téléphones et je cherche le numéro du canard que je lisais ce matin.
— Allô ! passez-moi la publicité !
Muller ! Disque ! Muller ! Disque ! Les deux mots m’ont remis dans les yeux l’annonce du matin…
— La publicité ?
— Oui…
— Ici police, je voudrais savoir à quel moment on vous a remis l’annonce « Amateur disques achèterait cher pièce rare… »
Le type me répond sans hésiter :
— Je me doutais que ça n’était pas normal, fait-il.
— Tiens ! Tiens !
— Oui, la personne a apporté l’annonce au moment de la mise sous presse, en fin de journée… Nous lui avons dit qu’il était trop tard pour la publication dans l’édition en cours, mais elle a beaucoup insisté…
Je comprends qu’il y a eu un pourliche pharamineux à la clé.
— Comment était cet homme ?
— Ce n’était pas un homme, mais une jeune fille.
Je suis déconcerté…
— Une jeune fille ?
— Oui…
— Comment était-elle ?
Le type hésite.
— Très jolie, dit-il sourdement.
Si ce gnaf n’a pas eu la grande secousse, je veux bien être pendu par les précieuses !
— Hum, c’est vague, dis-je.
— C’est pourtant ce qui la qualifie le mieux, reprend le gars.
— Vous avez son adresse ?
— Une personne qui se fait écrire Poste Restante n’a pas l’habitude de distribuer sa carte de visite.
J’encaisse sans sourciller. Il n’est pas bête, au fond, ce mec.
— Merci…
Je retourne m’asseoir.
— Garçon !
— Voilà, monsieur…
— Remettez-moi ça et apportez-moi de quoi écrire…
Je vide le glass. Décidément, ma congestion est conjurée et mon fameux choc n’est déjà plus qu’un souvenir.
Je trempe la plume dans l’encrier boueux, hésite un instant et me décide :
Monsieur, Suite à votre annonce parue ce jour, je puis vous aider à trouver certain disque de valeur. Un disque pratiquement étonnant (ou plutôt détonant).
Je ricane, très satisfait de ce jeu de mots à double sens. Si le gars qui recevra cette lettre est franco, il ne doutera pas un instant d’avoir affaire à un jobré.
Je continue :
Au cas où vous seriez intéressé, trouvez-vous ce soir à huit heures, à la Rhumerie Martiniquaise. Ayez un disque avec vous afin que je vous reconnaisse. Croyez, etc.
Je signe Durand, ce qui est une façon comme une autre de conserver l’anonymat.
Je vais poster ma bafouille en pneumatique, et je m’engouffre dans un cinéma.
Ça peut vous étonner que j’aille mater une toile en ce moment, mais j’ai besoin de m’aérer un peu la caboche. Besoin de ne plus penser à toutes ces giries ! Besoin de m’anéantir un peu dans la touffeur moelleuse d’un fauteuil d’orchestre.
Le film est épatant pour un type qui ne veut pas se casser le tronc. Ça vaut un massage de matière grise.
C’est l’histoire d’une souris qui est foutue comme l’as de pique et qui en rote à taper à la machine pour le compte d’un patron autoritaire.
Le bagne, quoi !
Seulement, elle a le béguin pour le fils du patron, un jeune gland qui fait du cheval et pilote des Mercedes-Benz, l’amour la titille tellement qu’elle devient coquette, ôte ses lunettes, se fait faire une permanente chez Georgel et devient la plus sensationnelle pin-up de la création.
Le militaire qui est assis à mes côtés en a des frémissements dans la fourragère…
Je sais pas comment finit le film car j’en écrase avant la deuxième bobine, mais je vous parie le grand cañon du Colorado contre un lapsus linguae de M. Jean Nohain qu’elle va se marida avec le fils du patron ; c’est dans la poche, que dis-je ! dans l’alcôve !
Je me réveille lorsque l’ouvreuse me flanque un esquimau dans l’œil en le tendant à mon voisin le militaire.
Je regarde le cadran lumineux fixé à droite de l’écran. Six heures…
Juste le temps de passer à la grande turne avant mon rencart.
Je suis heureux d’y retrouver Castellani. C’est un petit gars de l’espèce chien fidèle, qui est bigrement utile à un type comme le gars San-A.
Il ouvre la bouche en me voyant.
— Que vous est-il arrivé, monsieur le commissaire !
— Je te raconterai ça une autre fois. Tu es libre ?
— Je préparais mon rapport sur l’affaire des timbes portugais…
— Laisse choir ta philatélie et amène-toi !
Il me suit, tout frétillant.
Chemin faisant, je lui explique ce que j’attends de lui.
— Ecoute, j’ai rencart avec quelqu’un à la Rhumerie Martiniquaise. Je ne sais pas avec qui. Signe de ralliement : un disque de phono.
« Il se peut que la personne en question soit un homme aux cheveux gris. Il me connaît et tout serait fichu. En ce cas, tu l’aborderas en lui disant que tu as des nouvelles du disque et que tu étais un copain de la fille butée ce matin devant l’ambassade, tu me suis ?
— Oui, monsieur le commissaire.
— Parfait. Tu diras que tu veux bien lui donner d’autres tuyaux, mais contre argent. Sois très cupide, très gourmand.
— Bien, monsieur le commissaire.
— Débrouille-toi pour sortir avec le gars. Une fois hors de l’établissement, je lui sauterai sur le poil, à ce moment-là, tu lui passeras les poucettes, il faut y aller vivement, c’est un dur.
— Comptez sur moi.
— Bon. Ceci est prévu, je te répète, dans le cas seulement où la personne au disque serait un type aux cheveux gris. Dans le cas contraire, après l’avoir repérée, tu viendrais me le dire et c’est toi qui resterais dehors avec mission de me suivre…
— D’accord.
J’ajoute :
— Il se peut aussi qu’il n’y ait personne au rendez-vous.
Il ne comprend pas, mais c’est un type discret qui ne s’étonne jamais lorsqu’on lui dit qu’un curé est habillé de blanc et que les émissions de l’O.R.T.F. sont géniales. Du moins lorsque c’est un de ses supérieurs qui le lui affirme.
Nous marchons jusqu’à la Concorde, nous passons le pont et allons à pied jusqu’à Raspail. Là, j’emprunte un taxi car je préfère me dissimuler pour attendre. Justement, le chauffeur est un gars que je connais. Il me cligne de l’œil d’un air engageant et dit qu’il est à ma disposition.
Il nous mène à la hauteur de la Rhumerie, prend un large virage et vient s’arrêter à l’angle de la rue de l’Echaudé.
Castellani descend et fouinasse à la terrasse d’hiver. Puis il entre.
Je suis un peu anxieux…
— Tu as une cigarette ? je demande au chauffeur.
Il me tend un laxompem de gauloises. Mais je n’ai pas le temps de l’allumer. Castellani est déjà de retour.
Je suis un peu déçu, car j’espérais en secret que le Muller de l’annonce serait le même que le mien. Je m’étais enfoncé dans le crâne que deux Muller ne pouvaient pas s’intéresser à des disques rares…
— Alors, fiston ?
— Il y a quelqu’un avec un disque, en effet, mais ça n’est pas un vieux…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Une chouette môme, monsieur le commissaire.
Et il rougit comme un collégien qui vient de se faire choper avec une revue porno.
CHAPITRE XVIII
DES CHEVEUX D’OR ET UNE BALADE AU CLAIR DE LUNE
La fille au disque, c’est ainsi que je l’appelle d’emblée, a en effet tout ce qu’il faut pour amadouer un gardien de la paix lorsqu’elle a laissé sa bagnole en station devant une porte cochère.
C’est une superbe jeune personne d’une vingtaine d’années aux cheveux de couverture de bouquin d’amour, d’un jaune paille à reflets d’or. Si après cette tirade vous trouvez que je ne suis pas l’émule de Lamartine, vous n’êtes qu’une bande d’empêchés !
Elle a la peau légèrement bronzée avec une constellation de minuscules taches de rousseur. Ses yeux sont gris foncé et sa bouche bien charnue.
Quand elle sourit, vous pensez à je ne sais pas quoi de captivant suivant vos aspirations intimes.
Pour le baraquement, oh pardon ! Les stars d’Hollywood peuvent se faire inscrire au chômage, moi je vous le dis. Et si je vous le dis, c’est que ça doit être absolument véridique !
Elle porte un pull gris à bord roulé qui ne cache rien de ses rondeurs et un pantalon noir qui les exagère.
Elle se tient sagement assise devant un verre de punch blanc, un disque de phono posé devant elle.
Je ne puis m’empêcher de penser que ça serait vraiment farce si cette môme était une coïncidence.
Je m’approche d’elle et me découvre.
— Mlle Muller ?
— Oui.
Elle me regarde rapidement. Son regard est incisif comme un poignard. Il plonge en vous et vous jauge à toute allure.
— Vous permettez ?
Je m’assieds après qu’elle a battu de ses longs cils.
Je la regarde et c’est une chose pas fatigante du tout. Je voudrais passer ma vie à faire ça, étendu dans un rocking-chair.
Je me chuchote :
« Cré nom, ce qu’elle est bath ! »
Et tout haut, je questionne :
— Vous avez reçu ma lettre ?
— Croyez-vous que je serais là, sinon ?
Bing ! Je bloque la riposte.
— Il faut bien amorcer une conversation, je fais, je trouvais ça, à tout prendre, plus original que le temps.
— On pourrait parler du disque, dit-elle. Qu’avez-vous à me proposer ?
Je la regarde encore, ou plutôt je regarde ses yeux pour essayer de comprendre ce qu’elle pense. Mais elle est fermée comme un mur de prison.
— Qu’aimez-vous comme musique ?
— La musique détonante, fait-elle en souriant.
— En ce cas nous sommes sûrement faits pour nous entendre…
Elle allume une cigarette, exhale la fumée par le nez et me demande :
— Au fait, qui êtes-vous ?
— Un amateur de disques…
— Mais encore ?
— Cela doit vous suffire.
Je juge prudent de revenir au personnage que j’ai décidé d’adopter.
— Si j’ai la pièce qui vous intéresse, que vous importe le reste ?
— Bien sûr…
Elle balaie la fumée qui stagne entre nos visages d’un large mouvement.
— Seulement, l’avez-vous ?
— Je crois que j’ai la possibilité de l’avoir…
— Hum, il y a un distinguo…
— Léger, oui… mademoiselle Muller.
Elle rectifie :
— Madame…
— Ah…
Déjà marida !
— Faites excuse.
— Il n’y a pas de mal…
J’avance un pion :
— Vous êtes la femme de Muller ?
— Pour m’appeler Muller, j’ai épousé un Muller, vous avez trouvé ça tout seul ?
— Et c’est vous qui êtes chargée de traiter ?
— Pourquoi ?
— Parce que j’aimerais parler des chiffres. J’ai toujours été porté sur les mathématiques…
— Parlons chiffres…
Elle écrase sa cigarette à demi consumée dans le cendrier et souffle le nuage bleu.
Le garçon bousculé par l’affluence vient s’enquérir de ma commande.
— Un punch créole !
Il va au comptoir.
Nous attendons qu’il m’ait servi pour reprendre cette instructive conversation.
— Quelles sont vos prétentions ? demande-t-elle.
— Assez prétentieuses… Il me semble que si l’on me lâchait cent mille francs, je deviendrais bavard comme une pie et il faudrait me coller de l’albuplast sur le bec pour me le fermer.
— C’est cher.
— C’est donné. La dame à qui il est arrivé un accident, ce matin, demandait cent mille dollars aux Ricains. Au change, cent mille dollars font dans les cinq cent mille francs… Avec cette somme en poche, on doit se sentir moins seul, non ?
Comme j’ai élevé la voix, elle regarde autour d’elle, vaguement effrayée.
— On ne pourrait pas aller discuter ailleurs ?
— Si vous voulez…
Je flanque un billet sur la table et nous sortons l’un derrière l’autre.
Une fois sur le boulevard, elle me dit :
— Je crois que chez moi nous serions plus tranquilles.
Elle ajoute :
— Ça ne vous tracasse pas ?
— Ça ne m’a jamais tracassé d’accompagner une jolie fille chez elle.
Elle ne répond pas.
— C’est loin, votre nid ?
— J’ai ma voiture.
Sa voiture, c’est une traction avant noire.
Elle me fait grimper à ses côtés.
Je commence à la trouver particulièrement imprudente, cette souris. Je m’attendais à des finasseries, mais elle est allée droit au but avec une impudeur toute féminine.
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Mine de rien, je jette un coup d’œil dans le rétro. Je vois le taxi de Castellani qui s’ébranle à son tour.
Nous descendons le boulevard Saint-Germain jusqu’au Palais-Bourbon. Puis nous suivons les quais en direction de l’ouest.
Nous dépassons le Champ de Mars. Le projecteur de la tour Eiffel caresse la nuit de son triple pinceau.
Il fait doux. Ma compagne sent bon…
Ce serait un peu tonnerre si cette balade au clair de lune était une balade sentimentale…
Mais ça n’en est pas une…
Oh non ! Pas du tout…
Sans que j’aie perçu le moindre bruissement, le canon d’un revolver s’appuie sur ma nuque.
— Ne bougez pas, monsieur le commissaire, déclare la voix calme de Muller.
CHAPITRE XIX
CURIEUSE BALADE AU CLAIR DE LUNE
Je ne bouge pas ; que Muller soit bien tranquille à ce sujet.
Le voudrais-je que cela me serait impossible, car je suis littéralement paralysé par la stupeur.
Ça n’est pas la première fois certes qu’on me fait le coup du passager clandestin à bord d’une auto, mais c’est la première fois que je marche à fond. D’ordinaire, mon fameux sixième sens m’avertit des présences cachées… Là, pas de doute, je me suis laissé fabriquer comme le premier peigne-cul venu…
Quelle maîtrise ils ont, ces Muller. Et quel cran ! Faut vraiment que le disque vale la gobille pour oser enlever deux fois un flic en plein Paris en ayant toutes les polices de la République au réchaud !
Je pense à tout ça sans lever le petit doigt.
La femme fait exactement comme si elle ne s’était aperçue de rien et pilote son tombereau à vive allure…
La main de Muller ne frémit pas. Il est en marbre ou quoi, ce zig-là ? Dites voir ?
Mon premier mouvement, si on peut dire est un mouvement d’yeux. Je bigle dans le rétro pour voir si le taxi de Castellani nous file toujours le train.
Oui, il est là… Alors je me sens un peu mieux.
L’homme aux cheveux gris n’osera tout de même pas me farcir l’olive en plein Pantruche ! Donc, j’ai le temps de risquer quelque chose ; je sais que je puis espérer une aide immédiate.
C’est alors que Muller achève de m’époustoufler.
— Mon revolver est muni d’un silencieux, dit-il ; c’est vous dire qu’au milieu de cette pétarade de voitures, sa détonation passerait absolument inaperçue. Comme je tirerais de haut en bas, il n’y a donc aucun danger pour que la balle aille fracasser le pare-brise après avoir traversé votre tête… Vous suivez ces explications, commissaire ?
Je ne réponds rien.
— Par ailleurs, poursuit Muller, au moindre geste, permettez-moi de vous le réaffirmer, je tirerai. N’attendez donc rien de votre collaborateur qui nous suit…
— Nous sommes suivis ? demande la femme.
Elle n’est pas effrayée du tout, ni même inquiète. Curieuse, tout au plus…
Elle se baisse pour regarder dans le rétroviseur.
— C’est ce taxi ?
— Oui… ces messieurs ont fait un petit mic-mac à la Rhumerie… Je suppose que si j’avais été au rendez-vous, c’est l’autre qui serait venu s’asseoir à ma table.
Quand je vous dis qu’il a un peu plus de cervelle qu’une fourmi, cet homme.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demande la femme.
— On les sème dans les petites rues de Grenelle, décide son compagnon.
Ça doit vouloir dire quelque chose pour elle, car elle ne demande pas un iota d’explications…
Elle ralentit l’allure afin d’obliger le taxi qui nous suit à ralentir itou.
C’est ce qui se passe. Puis elle tourne à gauche dans la rue de la Convention, ralentit encore et met la flèche à droite pour faire signe qu’elle va stopper. Comme elle s’arrête juste à un angle de rue, le bolide de Castellani est forcé de nous dépasser et file un peu plus loin en serrant le trottoir. Alors, la belle blonde, qui n’a pas coupé son moteur, fait une brusque marche arrière en braquant, ce qui la remet dans l’axe de la rue de la Convention et elle ne se fait pas prier pour appuyer sur le champignon. Je vous le garantis. C’est du grand art, sincèrement. Le vieux taxi doit s’empêtrer à faire une manœuvre dans la ruelle où elle l’a obligé à s’engager…
Je me souviendrai du truc… Si j’ai jamais la possibilité de me souvenir de quelque chose…
Elle fonce dans les rues, à gauche, à droite, mais sans perdre une orientation précise, en effet ; elle finit par retrouver la Seine, la traverse et remonte l’avenue de Versailles, en direction de Boulogne.
Nous retraversons le fleuve au pont de Saint-Cloud et nous nous engageons sous le tunnel de l’autoroute.
Je regarde avec nostalgie les flics en faction à l’entrée du tunnel, surveillant si les automobilistes ont bien allumé leurs lanternes.
Si je dois tenter quelque chose, ça doit être sous ce tunnel.
Tant pis pour mes os. Ici Muller est comme dans un piège car s’il y a du grabuge, il lui sera impossible de s’échapper de ce tunnel cerné par les bourdilles.
Il le sent bien, le bougre. Décidément il devine tout.
— Ne vous excitez surtout pas, fait-il.
— Je ne m’excite pas !
Au même instant, je décoche un terrible coup de tatane dans les chevilles de la fillette qui se met à hurler et j’écrase alternativement et à toute vitesse le frein et l’accélérateur afin d’imprimer à la bagnole de terribles saccades.
L’auto fait une embardée, se redresse, s’arrête presque, manque caler, repart, hoquette, tressaille, sursaute… Comme, en même temps que mon pied invisible opérait, j’ai plongé en avant, Muller, ballotté, ne peut tirer ! Il jure comme un charetier, lui si distingué ! Les voitures qui nous suivent écrasent leurs klaxons, l’une d’elles, qui arrivait à vive allure, emboutit une aile… C’est le gros badaboum ! Le pastaga maison ! Les bagnoles s’arrêtent… Y a du remue-ménage…
— Fonce ! Fonce ! hurle Muller.
Sa souris a repris ses esprits. J’essaie de lui enserrer les jambes avec mes bras, puisque je suis agenouillé sur le plancher de la guinde ; mais elle est nerveuse comme un panier d’anguilles.
Je m’attends d’une seconde à l’autre à bloquer une praline dans le dos.
Moi qui ai toujours eu peur de ça ! La mort, je la rêvais de face, comme les grands capitaines ! Oui madame…
Mais ça n’est pas une balle que je reçois ; c’est un coup de crosse au sommet du crâne.
Ça craque dans ma tête… Je vois un feu d’artifice somptueux, comme ils n’en tireront jamais pour aucun 14 juillet ! Toutes les cloches de toutes les églises se barrent à Rome en carillonnant comme des paumées !
Dans le fond, c’est assez joli…
Et puis les étincelles de mon feu d’artifice portatif s’éteignent, les cloches deviennent silencieuses et, à leur place, il y a un tintamarre de klaxons…
Je reviens de mon étourdissement comme d’un voyage de noces, épuisé et repu.
— Si vous faites un geste, un seul, hurle Muller, je vous abats comme un chien enragé…
Je me rassieds.
Mes yeux cliquettent comme une bagnole dont l’avance à l’allumage est mal réglée.
Pour me réconforter, Muller me met plusieurs ramponneaux très secs aux tempes.
— Arrêtez le massacre, je lui fais.
Et j’essaie de rajuster mes yeux en face de leurs trous respectifs. J’y parviens tant bien que mal, juste assez néanmoins pour comprendre que nous sommes sortis du tunnel et que nous fonçons à au moins cent trente à l’heure sur l’autoroute.
Derrière nous, une bagnole, celle qui nous a embouti une aile sans doute, pédale à toute volée, son avertisseur bloqué.
Son conducteur n’entend pas être repassé et veut son constat.
A la première dérivation pour Versailles, nous quittons l’autoroute. La fille blonde prend à droite, en direction de Vaucresson, descend la pente rapide conduisant à ce bled et se carre à mi-côte dans l’entrée d’une propriété. Elle remonte la large allée serpentant à travers un boqueteau et stoppe devant une maison cossue, hermétiquement close.
La manœuvre a été si rapide que l’automobile suiveuse n’a pu s’y repérer, et a dû tourner dans la rue avant la propriété…
— Levez les bras ! ordonne Muller.
J’obéis.
— Prends-lui son revolver, ordonne-t-il à la fille.
Elle glisse sa main racée par l’ouverture de ma veste et s’empare de mon arme.
Puis elle descend de voiture après avoir éteint les phares et vient m’ouvrir la portière en tenant mon feu braqué sur ma poitrine.
Décidément, je suis sérieusement contré.
— Descendez !
Je quitte le carrosse.
La femme ouvre la marche tandis que Muller continue à me tenir son feu braqué dans les reins.
Nous escaladons le perron. La môme ouvre la porte et nous entrons dans une maison froide, meublée de façon plus que conventionnelle.
Nous traversons un long vestibule et mon guide ouvre une porte basse. Un escalier est là, que nous descendons. Nous arrivons alors à une cave elle-même fermée par une porte de fer…
Derrière cette porte, il y a une pièce de trois mètres sur deux, religieusement dépourvue de mobilier. Deux chaînes sont rivées au mur comme dans les anciens cachots… A l’une de ces chaînes est fixé un type que je ne puis voir, car il est accroupi.
Il a la tête sur les genoux et ses bras par-dessus. Je sais qu’il vit, car sa poitrine se soulève et se creuse régulièrement.
Assez inattendu comme baraque et comme locataire…
— Fixe-lui son fer ! ordonne Muller.
« Reculez-vous, me dit-il, et encore une fois, ne bronchez pas, ou je tire… »
Je baisse la tête et je regarde la fille blonde me passer un bracelet d’acier aux chevilles.
C’est la première fois qu’un truc pareil m’arrive !
CHAPITRE XX
Y A DE L’AURORE BORÉALE PLEIN CE QUI ME SERT DE CRÂNE !
Muller toussote. Il se tourne vers la femme.
— Laisse-nous, veux-tu ? demande-t-il.
Docile, elle s’éloigne.
Alors Muller recule lentement pour être hors de ma portée et baisse son revolver.
— Je commençais à prendre une crampe dans le bras, dit-il en souriant.
Puis il s’adosse au mur.
Son beau costard commence à être fripé et ses joues mal rasées lui donnent l’air d’un type de la haute qui serait devenu clodo à la suite d’embarras financiers.
Il a une belle gueule, Muller et de la distinction… Même dans cet état de délabrement consécutif à son activité de ces derniers temps.
— Commissaire, murmure-t-il, je vais vous annoncer quelque chose ; mais sera-ce vraiment une nouvelle pour vous ?
Il pèse bien ses mots.
— Vous allez mourir, commissaire.
Je soupire de mon air le plus comique possible :
— C’est dans la condition humaine, hélas !..
Mais lui, impassible, reprend :
— Vous allez mourir et mourir de ma main…
— J’ai déjà entendu ça quelque part…
Il sourit sans haine.
— A quoi bon persifler, commissaire ? Je sais que vous êtes un homme courageux. Je vais vous tuer parce que je n’ai pas le moyen de faire autrement ; personnellement, je n’ai aucune haine à votre endroit… Mais avant, je vais vous raconter une histoire et vous poser une question…
Il se racle le gosier.
Le type allongé contre le mur ne fait toujours pas un mouvement. Je le regarde attentivement : je donnerais bien une thune pour reluquer sa devanture, mais il conserve la tête dans ses bras…
Une lumière crue tombe de l’ampoule électrique nue.
L’homme aux cheveux gris reprend :
— Avez-vous entendu parler de Karl Hollanzer ?
— Non…
Ça a l’air de le choquer profondément.
— Karl Hollanzer était un grand savant, dit-il, professeur à la Faculté des sciences de Berlin. Il avait à son actif de grands travaux patronnés par le Reich hitlérien…
« Lors de l’invasion de l’Allemagne il a été emprisonné par les Russes et, comme il ne voulait absolument pas collaborer avec eux, il s’est pendu dans sa cellule.
Je l’écoute attentivement, pressentant que je vais toucher enfin le fond du probloque.
Muller me regarde presque brutalement.
— C’était mon demi-frère, dit-il.
— Navrant, dis-je, sans préciser si je trouve navrant qu’il soit le frère d’un grand savant ou que ce grand savant soit mort.
— J’ai hérité de ses biens, poursuit-il, car contrairement à mon demi-frère, j’étais antifasciste. Dans sa propriété, il avait aménagé un laboratoire qui a été dévasté ; mais il avait pris ses précautions et caché une invention sur laquelle j’ai pu mettre la main.
— Le détonateur ?
— Oui.
— Charmant héritage, monsieur Muller… Et alors vous avez voulu le monnayer. Pour cela vous avez frappé à la porte des dollars ; c’est-à-dire à l’ambassade américaine de Paris.
— Oui…
Je ricane.
— La petite histoire, Muller, ça n’est pas vous, c’est moi qui vais vous la raconter. A l’ambassade vous avez été reçu par une dame d’un certain âge, une Française du nom de Fouex, à laquelle vous avez fait part de votre désir de contacter l’ambassadeur. Ils sont stricts là-bas sur les motifs des visiteurs, vous avez été obligé de révéler qu’il s’agissait d’une invention. La dame vous a alors mis en cheville avec son chef direct : le grand rouquin à lunettes. Vous avez expliqué de quoi il retournait à celui-ci et vous lui avez promis une commission pour le cas où l’affaire se ferait. N’est-ce pas ?
Il approuve lentement de la tête.
— Le gars a été très intéressé. Il vous a dit d’apporter l’invention, qu’il allait en référer en haut lieu… Mais il y a eu un temps mort, car la visite d’un souverain étranger, ami des Alliés de l’Ouest, accaparait ces messieurs de l’ambassade…
— Formidable ! murmure Muller. Vous êtes vraiment un policier d’une classe supérieure…
— J’ai été élevé au sein, je lui fais ; tous les chiares élevés au sein sont plus fortiches que les autres. Je continue ?
— Continuez…
— Seulement, quelqu’un qui n’avait rien perdu de l’histoire, c’était la mère Fouex. Elle a aussitôt combiné un petit cirque pour agrafer l’invention… Peut-être qu’elle était patriotarde, peut-être aussi qu’elle aimait les dollars, hein ?
— Comment le savoir ? soupire Muller.
— Peu importe, continué-je. Elle a pensé faire le coup avec son neveu. Elle ne pouvait agir seule… Et puis il lui fallait un comédien, c’est-à-dire un gars susceptible de se faire passer pour un ponte américain. J’ignore comment s’est opérée la tractation, mais elle s’est opérée, n’est-ce pas, monsieur Muller ?
— Oui, dit-il sourdement.
A cette évocation, sa main se crispe sur la crosse de l’arme.
— Je continue toujours, dis-je. Gerfault, le neveu, était un type assez inconsistant. Il avait une maîtresse : la môme qui m’a repris le disque et que vous avez fait buter ce matin… Une petite futée qui n’avait pas froid aux yeux. Bien entendu elle a vu tout le parti à tirer de l’aventure : seulement, il y avait un obstacle : cette mère Fouex qui savait tout ! Avant de pouvoir négocier l’invention, il convenait de liquider la vieille. Alors, ils l’ont empoisonnée…
Je m’arrête. Jusque-là, le type le plus époustouflé par mes salades, c’est encore moi. C’est à moi en effet que je raconte cette histoire. A moi seul. Le déclenchement de mon fameux don de catalyse qui tardait tellement à se produire se met à fonctionner. Tous les éléments de l’affaire qui se sont cristallisés en moi s’assemblent avec aisance dans mon cerveau comme dans un dessin animé. Chacun reprend sa place… C’est bath ! C’est du limpide…
J’entrave tout comme si je le lisais, bien détaillé, bien gratiné, bien croustillant dans mon canard habituel… Je comprends tout ! Oh ! ce que c’est bon de comprendre… Ce que c’est agréable… Ce que ça vous tripote les glandes ! Je comprends que Muller et son Pied Nickelé de Banski, comprenant qu’ils étaient faisandés, se sont retournés contre le grand rouquin ; je comprends que celui-ci a été le premier marri et qu’il les a braqués sur la mère Fouex… A travers la vieille qui venait de claboter, ils ont atteint Gerfault… Ils l’ont serré de près. Celui-ci a pris peur et, sur les conseils de sa môme, s’est barré en Suisse en usant du subterfuge que vous savez. Il s’est fait la paire au moment où Banski avait un tête-à-tête définitif au restaurant, tandis que dehors, au volant de la voiture, Muller le surveillait.
Seulement, il y a eu accroc. Accroc pour la môme de Gerfault. Celui-ci devait emporter en Suisse le détonateur mais le jugeant trop encombrant, il s’est seulement muni de la fameuse rondelle, pièce essentielle de l’engin et a planqué celui-ci…
Cela, il l’indique très sommairement à son amie.
Elle n’a rien de plus pressé que de se mettre en quête du détonateur. Elle le cherche partout, y compris chez la mère Fouex. Elle profite de ce qu’elle est chez elle pour téléphoner au « Monseigneur ». Maintenant, elle n’a plus besoin de son petit Jules à la mie de pain qui ne pourra pas tenir longtemps. Elle sait que les affres des derniers jours ont mis à mal ses nerfs, qu’il est à bout. Peut-être lui a-t-il fait part de son intention de se suicider si le pot aux roses vient à être découvert. Elle lui fait croire qu’il l’est. Son expression « il est trop tard » veut dire qu’on s’est aperçu de ce que le décès de sa tante n’était pas naturel et qu’on le recherche. Elle ne demande pas mieux qu’il se fasse sauter, ça arrange tout. Oui, ça arrange le complice avec lequel elle a tout manigancé et qui attend à Genève. Le complice, c’est le petit jeune homme dont il a été question dans le rapport des policiers de Genève. Hélas ! un mec a brouillé les cartes…
Je bonnis tout ça à Muller.
— C’est exact, dit-il. Vous avez le nez creux, mon cher commissaire. Un vrai don de double vue !
— Ce que je ne m’explique pas, poursuis-je, c’est la façon dont vous avez si vite su ce qui se passait à Genève. Fichtre ! au lendemain matin, votre Crâne-pelé était déjà à pied d’œuvre.
Il a un rire faussement énigmatique.
— Par la femme, voyons ! Puisque nous avions repéré Gerfault, nous avions repéré sa maîtresse : une Roumaine que les aventures n’effraient pas… Et qui n’en était pas à son coup d’essai, croyez-moi… Il ne nous a pas été trop difficile d’intercepter l’une de ses communications avec son complice…
— Je vois, fais-je.
Je me dépêche de revenir à ma narration improvisée. J’ai hâte de la mener jusqu’au bout… Jusqu’à ce que les romanciers et les gens sensés appellent la conclusion.
Je comprends toujours… Avec la même netteté crue et simple. Banski, allant à Genève pour récupérer Gerfault ou, tout au moins le détonateur, apprend qu’un policier français est dans le coup. Il pompe mon adresse sur le registre de l’hôtel, mais n’est-ce pas du vent ? Esprit assez borné, il embarque la standardiste afin qu’elle m’identifie ; de cette façon, pas d’erreur !
Muller lui donne l’ordre de m’abattre. C’est ce que, à bord de la péniche, il a appelé une erreur. Gentillet ! l’erreur ça n’était pas d’avoir donné l’ordre de m’abattre, c’était de l’avoir fait avant d’avoir compris que j’avais le disque. Le lendemain, il se félicite de ma veine. Car je montre la fameuse rondelle aux gars de l’ambassade et le rouquin n’a rien de plus pressé que de le prévenir.
Ensuite, je vais chez Gerfault. Et c’est la rencontre avec la maîtresse de ce dernier qui, venant fouiller une fois de plus son appartement, vient de découvrir le détonateur, mais privé de son élément indispensable qui a disparu et que son complice n’a pu dénicher (et pour cause !) à Genève… Elle me tire dessus. Me croit mort… C’est une aventurière… Pour s’assurer à qui elle a affaire, elle me fouille. Quelle n’est pas sa stupeur de découvrir la rondelle manquante… Tout va bien. Elle se met en contact avec les Ricains.
— Vous, vous fouillez ma butte après m’avoir kidnappé… Rien. Vous dites alors à votre femme de faire passer une annonce.
C’est une petite chance à courir, mais rien ne doit être négligé…
— Décidément, dit Muller, vous m’aurez étonné de bout en bout…
— Le reste, continué-je, je ne l’ignore pas non plus. Le rouquin vous fait part de la démarche de la Roumaine, démarche survenue dans l’intervalle. Elle doit revenir le lendemain. A tout prix, il faut éviter que ces tractations ne s’effectuent. Le rouquin a pu parer au plus pressé en faisant passer la fille pour une vague piquée, mais la menace qu’elle a faite pousse son chef à nous prévenir… Il ne faut pas que nous lui parlions… Si elle tombe entre nos pattes, l’invention est perdue pour vous… Elle, morte, son complice sera effrayé et se terrera en attendant, ce qui vous donnera le temps de le retrouver, ce à quoi vous vous employez sérieusement, votre femme, Banski et vous…
« Mais voici que votre annonce porte ses fruits. Comprenant qu’il n’est pas de taille à lutter, le gars en question vous envoie un pneu, comme je l’ai fait… Vous le cueillez, vous l’amenez ici et travaillez au point de l’abrutir complètement. »
Je montre du menton la masse sombre.
— Et le voilà…
« C’est pour cela que, lorsque vous recevez ma lettre, à moi, vous savez qu’il s’agit d’un piège… Et d’un piège de moi… Vous préparez soigneusement votre coup. Il est délicat, car vous tendez un piège à celui qui vous en tend un… Tout peut rater… Mais vous avez trop envie de me voir… Je suis votre dernière chance et parce que vous êtes un type gonflé, vous la courez, exact ? »
— Exact, dit-il.
Il me regarde…
— Vous savez ce que j’ai à vous demander ? reprend Muller.
— Oui…
— Vous parlerez ?
— Non !
CHAPITRE XXI
LES FEMMES SONT TOUTES LES MÊMES
Un éclair de fureur, comme il en a eu un sur la péniche, passe dans son regard.
— Ecoutez, San-Antonio, j’ai tout sacrifié dans cette aventure, ma petite fortune, mon honneur, ma qualité d’honnête homme… La vie de mon fidèle compagnon de lutte…
Il lève son revolver.
— Alors, vous parlerez ! conclut-il.
Comprenez-le, cet homme, il a de tellement bonnes raisons qu’il croit en sa cause. Tous les hommes ont leur vérité, à laquelle ils se raccrochent et pour laquelle ils se battent afin qu’elle devienne une vérité générale.
Il veut tellement me faire parler qu’il lui paraît impossible que je la boucle…
— Voyons, Muller, je lui fais, souvenez-vous donc un peu de l’autre nuit, sur cette péniche que vous aviez sans doute volée. Vous me teniez déjà à votre merci… Ai-je parlé ?
— Vous auriez parlé, dit-il. Vous aviez accepté pour qu’on vous tire de là… Ensuite vous avez essayé une tentative désespérée, qui a réussi… Mais vous auriez parlé, commissaire. Les hommes qui ne parlent pas sont muets… ou ils sont morts… Vous, vous parlerez ! L’autre soir, je n’étais pas sûr que vous…
Un éclat fou traverse son regard…
— Vous ne me croyez pas capable de rendre un homme loquace ?
— Lucia ? crie-t-il.
Elle devait être embusquée derrière la lourde, car elle surgit avant que l’écho ait avalé son blaze.
— Oui ?
— Mon scalpel !
Elle s’absente un moment et revient avec l’instrument chirurgical demandé…
Muller s’en empare et s’approche de l’homme prostré. Il lui flanque un coup de pied dans les côtelettes. L’autre a un ahanement sourd… Il chancelle, ses mains tombent.
— Debout ! ordonne le bourreau.
Il se lève en s’aidant du mur.
Je réprime un cri. Le gars a été salement charcuté. Il n’a plus de nez, plus d’oreilles et ses joues sont tailladées.
Il ressemble à ces photos de suppliciés comme les journaux de la Libération en publiaient.
— Regardez cet homme, dit Muller avec emphase. Il a parlé, croyez-moi… Malheureusement, ce qu’il m’a dit n’a pas servi à grand-chose… Je vous demande de m’accorder une minute d’attention, monsieur le commissaire.
Il approche son scalpel du visage de l’homme… L’autre est à ce point hébété qu’il ne réagit pas. D’un geste net, précis, Muller plonge la lame aiguë dans l’orbite gauche de son patient. L’autre a un hurlement atroce… Un cri qui va au-delà de l’humain rejoindre la bestialité intégrale de nos origines.
Muller n’a pas faibli, sa femme, qui assiste muette à la scène, n’a pas blêmi. Joli monde, mon vieux, joli monde ! L’homme aux cheveux gris a un second geste qui est le complément du premier. Il jette un petit machin rond et mou sur le sol de la cave. Je regarde l’objet et alors je suis obligé de me cramponner ferme au bastingage pour ne pas dégueuler lorsque je découvre qu’il s’agit de l’œil du pauvre mec…
Muller me fait face.
— Vous voyez bien, commissaire, que rien ne m’arrête et que je puis vous faire parler… Résisteriez-vous à un petit traitement de ce genre ?
Il appuie son revolver sur la tempe de l’homme énucléé qui gît râlant à ses pieds. Il presse la détente. Ça fait un plouff de vessie crevée. Une âcre odeur de fumée me pique le nez.
— Mort ! fait Muller. Mort…
« Je vais m’occuper de vous, maintenant. Une dernière fois, parlerez-vous ?
Il est comme fou. Et c’est très bien ainsi, car un homme surexcité perd toute prudence…
Pour réussir le programme que je mijote, je joue le type qui a sa dose de trouille.
Lentement, je recule dans l’angle de la petite pièce, je me ratatine, je me fais chassieux, frileux, loqueteux, déboutonné. Je mets mon bras replié devant mes chasses comme pour protéger mon visage.
Il respire bruyamment. Il savoure l’ivresse de sa victoire, car c’en est une que de flanquer les trembles à San-Antonio.
Il s’approche, lentement, pesamment, comme le gros méchant loup s’approche du petit chaperon rouquinos. Et c’est justement ce que j’espérais qu’il ferait. Chaque centimètre qu’il parcourt dans ma direction est, grâce au mou que j’ai donné à la chaîne qui m’entrave, autant de récupéré sur la longueur de mes possibilités.
Il s’approche encore… Je me retiens de bondir. Je me dis :
« Petit gars, sois calme… Laisse-le approcher… Si tu rates ton coup, tu es bon comme la romaine, il te passera au moulin à légumes… Compte jusqu’à quatre avant de rien tenter. Il n’est pas encore assez près… Tu as peut-être mal calculé. Un… Deux… Trois… »
Je n’y tiens plus. Je saute comme un jaguar ou un ressort à boudin. Rran !
De toute mon âme, je lui dépose un aérolithe sur le coin de la physionomie. Ses chailles font un bruit rigolo… Il chancelle… Je l’agrippe et le tire contre moi. Je lui fais le coup du veston afin de lui paralyser les fumerons. Et je le travaille avec la tête. Pif, paf ! Pif, paf !.. Nos bocaux s’entrechoquent… Drôle de façon de trinquer…
Il est soufflé comme une vieille lampe à pétrole exposée dans un courant d’air.
Sa souris, complètement folle, hurle :
— Otto ! Otto ! prends garde…
Mais l’Otto n’est pas en état de marche. Il brinquebale contre moi. D’un geste sec, je lui arrache son pétard qu’il tient toujours à la main…
J’appuie le feu sur sa tempe et je lui mets une fameuse boule de gomme dans le plafond…
Sa cervelle va valdinguer sur la jupe de la souris qui se met à chialer comme une madelon.
— Fermez les vannes, Lucia ! je lui fais. C’est pas le moment de jouer le Maître de forges… Venez plutôt me délivrer sinon je vous envoie rejoindre votre mironton avant que vous ayez eu le temps de compter jusqu’à un.
Elle comprend que ça n’est pas du bluff.
Vingt secondes plus tard, je suis libre !
Elle est debout devant moi… Ses beaux yeux durs et froids plantés dans les miens. Elle flotte dans une sorte d’horreur vaporeuse qui lui masque la sordide réalité ou plutôt qui la lui poétise, car il y a une poésie du meurtre !
— Eh bien, je lui demande, vous attendez quoi ? Que je vous dise merci ?
Comme une automate, elle fait un pas. Un pas en avant comme le font les gonzesses avec bibi… Et ce pas, mes petits rats, la met si près de San-Antonio que vous ne pourriez glisser votre feuille d’impôts entre nous deux.
Je prends ses hanches et je commence à la peloter, histoire de vérifier qu’elle n’a pas d’armes. Mais non, elle n’en a pas. Du moins pas d’autres que ses charmes…
Ce qu’elle peut être enamourée, la donzelle ! Oh ! madame… Comme si j’avais commencé à la guider dans les vertiges de l’amour. Pour ce genre d’ascension, je suis toujours premier de cordée, nature !
Ces petites Allemandes, la mort les excite… Elle est pâmée parce que nous avons deux cadavres à nos pieds, dont celui de son jules, et qu’elle mesure mieux l’ardeur de la vie… la fougue de son sang dans cette nécropole miniature…
Mais le petit San-Antonio n’est pas un sadique… J’ai pas besoin de porter mon alcôve dans les cimetières pour jouer le grand air d’Adam et Eve…
Alors, je la prends dans mes bras, juste comme Tristan ferait à Iseut… Et je la porte dans la pièce du dessus…
Et si Tristan avait fait comme moi, à partir de maintenant, il ne lui serait pas arrivé tous ces pépins !
CONCLUSION
— Vous prenez un cigare ?
Lorsque le grand patron vous pose cette question, c’est comme si Napoléon vous pinçait l’oreille.
Je ne peux m’empêcher de rougir, ce qui, n’est-ce pas ? est l’indice d’un cœur pur.
— Volontiers, boss.
Je puise un barreau de chaise dans son coffret.
— San-Antonio, fait-il, il y a une chose que je ne m’explique pas…
— Je sais…
— Que voulait vous faire avouer Muller ? Il avait récupéré l’invention, puisqu’il tenait le complice de la Roumaine. Et puisque, de son propre aveu, ce garçon avait parlé…
— Voyez-vous, chef, je dis, ce pauvre type n’était pas si bêta que cela. En essayant de refiler l’invention à Muller après l’échec de l’ambassade, il essayait de sauver les meubles.
— Comment cela ?
— Le détonateur ne marchait pas… Sans quoi, il aurait certainement tenté de le fourguer à une nation, c’est-à-dire à de gros moyens financiers… Mais, je vous le répète, l’appareil ne fonctionnant pas, tout ce qu’il pouvait espérer faire, c’était traiter avec Muller. Pour vendre le détonateur à une puissance, il aurait dû donner une démonstration de son efficacité. C’était impossible. Alors, il avait une chance avec l’homme aux cheveux gris, car ce dernier récupérait un bien qu’il avait eu l’occasion d’apprécier.
« C’était valable comme argument. Hélas pour le gars, Muller connaissait trop bien l’appareil. Il s’est aperçu de la supercherie… »
C’est là que je l’attends, le boss.
— L’autre matin, dis-je, après l’agression dont j’ai été victime chez moi, j’ai demandé à Grignard, du labo, de me fabriquer d’urgence un autre disque identique à celui que je détenais, mais avec néanmoins assez de variante pour qu’il ne fonctionne pas. Car, jusqu’à ce que je sache son utilisation, je croyais qu’il s’agissait d’une espèce de clé secrète. J’avais compris que des gens tenaient à cela puisque, de l’aveu même de Gerfault, cela représentait une fortune. Or il ne fait pas bon avoir une fortune sur soi. Les damoches au pèze se font faire des copies de leurs diams pour sortir. J’ai fait de même et bien m’en a pris. Maintenant, si vous tenez à avoir le vrai, vous n’avez qu’à soulever la plaque de verre de votre bureau… Je l’ai glissé dessous, l’autre matin, tandis que vous donniez des instructions au planton…
Il est trop flagada pour parler.
— Du coup, c’est la France qui hérite du détonateur, je fais. Pour une fois !
« Vous permettez que je garde ce cigare pour mon dessert, patron ? »