JE RETROUVE UNE PERSONNE DE CONNAISSANCE. JE RÉSUME LA SITUATION. JE VAIS VOIR LES RICAINS
Pourvu que Félicie ne ramène pas sa fraise !
Si, attirée par les coups de flingue, elle vient à la rescousse, pas de doute : le fumelard la passera au vaporisateur !
Je voudrais pouvoir la prévenir, mais ce serait de la dernière témérité et ça n’avancerait pas à grand-chose…
Je me carre dans les dahlias en maudissant le jour où j’ai acheté une robe de chambre bleu pâle.
Celle-ci doit se voir dans mon jardin comme une mouche dans un verre de crème.
Une silhouette massive s’encadre dans la porte. Le type est là. Il tient sa mitraillette sous le bras et regarde autour de lui avec circonspection.
Dans un instant, ses châsses seront accoutumés à l’obscurité et il apercevra ma fameuse robe de chambre. Des feuilles de dahlias n’ont jamais protégé un flic contre des balles tirées à cinq mètres !
Non, jamais !
J’ai ma main sur un petit caillou. Je le ramasse sans bruit. Et je le balance, d’une chiquenaude silencieuse devant moi, à travers le jardin. Il tombe sur une brique de la bordure. Le bruit fait sursauter le type qui lâche une giclée de balles dans cette direction.
Si j’étais certain que son magasin soit vide, je le choperais en corps à corps, mais rien n’est moins sûr.
Soudain, une fenêtre s’ouvre au premier étage.
Voilà Félicie qui joue à la pendulette suisse. Elle va mettre son renifleur à la croisée et crier coucou !
Mon zig lève son arme. A cette distance, à la mitraillette, il est probable qu’il ratera son objectif, seulement une balle perdue est toujours à craindre et n’a jamais fait de bien à personne.
Mais je crois rêver, car les coups de feu que j’appréhende ne partent pas de son clou, mais du flingue que Félicie vient de passer par la fenêtre.
Elle tire un coup, deux coups…
Les balles ricochent sur le gravier sans atteindre mon assaillant, car Félicie, si elle est une courageuse bonne femme, tire moins bien qu’une amazone… Elles suffisent néanmoins à lui faire comprendre que c’est scié pour lui.
Du reste, les voisins commencent à s’émouvoir. On entend des volets qui s’ouvrent, des voix qui s’interrogent.
Le gars pousse un juron et court à sa guinde. Il claque la portière et le tréteau décarre.
Je me relève.
Je crie à Félicie :
— Bravo, m’man, arrête le casse-pipes, il s’est barré !
Puis je sors pour voir ce qu’il est advenu de la femme. Elle est là, la figure dans le caniveau.
Je m’aperçois que son corps est littéralement criblé de balles. En quelques minutes, la malheureuse a dû se vider de son sang, à en juger par le ruisseau épais qui coule sur le trottoir.
Je la saisis par les bras afin de la retourner. Elle est toute disloquée. Elle a dû intercepter au moins vingt balles à elle toute seule. Et vingt balles dans une carcasse de souris, ça fait du dégât !
Je la mets sur le dos : je m’agenouille à côté d’elle, j’essuie avec son écharpe le sang qui enduit son visage. Et alors, je dis un mot. Un seul, celui que Cambronne balança aux English.
La femme en question n’est autre que la standardiste du palace de Genève.
Pour une surprise, vous avouerez que c’en est une.
Voilà une gosse que j’ai laissée ce matin, dans la chambre de l’hôtel, de l’autre côté des Alpes. Et cette nuit, elle est là, criblée de plomb, devant ma lourde. Butée par un gars qui me veut du mal !
A priori, ce qui se dégage de tout ça, c’est qu’elle ne supposait pas un instant que le mec nourrissait de sales intentions à son endroit et que le gars les nourrissait pourtant, car il aurait fait le nécessaire pour éviter cette boucherie.
En me voyant, la fille s’est détournée et a dit :
— Venez, c’est bien lui !
En somme, là se bornait son rôle. L’agresseur n’avait besoin d’elle que pour m’identifier… Cette chose réglée, il ne demandait qu’à la liquider.
Bon, voici un nouveau personnage qui vient s’ajouter à ma galerie de loufiats.
Le mitrailleur solitaire !
Merde ! Si un journaleux m’entendait, il titrerait ça sur quatre colonnes… A la une, bien entendu !
Pourquoi qu’il a tant envie de me scraper, le mitrailleur ? Qu’est-ce que j’y ai fait, à cette enflure ? Je n’ai pas souvenance de lui avoir vendu des petits pois qui ne voulaient pas cuire… Peut-être simplement qu’il a horreur des poulagas !
Bien entendu, au bout de cinq minutes, ma rue si paisible ressemble aux grands boulevards un jour où les anciens combattants la ramènent au sujet de l’ajustement de leurs pensions. Les voisins biglent le corps et me biglent moi, le tout avec l’air de se dire que si le flic du coin se met à faire des heures supplémentaires à domicile, la vie va devenir marrante.
Voilà enfin Félicie qui radine. Elle a posé son flingue et réintégré toute sa dignité.
— C’est à toi qu’on en voulait ? me demande-t-elle.
— Un peu, m’man…
— Et qui est cette personne ? ajoute-t-elle en désignant le cadavre de la standardiste.
— Une fille qui était avec le mitrailleur… Il voulait s’en débarrasser, probable.
Je hausse les épaules et je me décide à aller téléphoner aux gars de Police-Secours…
Inutile de vous dire que pour refermer l’œil, c’est tintin. Enfermé dans ma turne, je tourne en rond en attendant le jour, c’est-à-dire en attendant le moment où je vais enfin pouvoir agir.
C’est duraille de ronger son frein… Vachement duraille, les gars. Quand je pense qu’il y a des fakirs à la graisse d’oie qui se bouclent pendant quarante jours dans une cage de verre, moi je prends des fourmillements dans le rectum. Vous parlez d’un carême, madame !
Pour passer le temps, j’attrape un bloc de correspondance, un crayon à bille et j’écris une liste incohérente qui ressemble à un poème de Jacques Prévert.
C’est celle-ci :
1° Georges Gerfault se déguise en femme dans un restaurant de Montmartre et file brusquement en Suisse. 2° Arrivé à Genève, il va s’enfermer dans une chambre de palace où il attend un coup de téléphone qui paraît tarder. 3° A minuit, une femme lui téléphone de Paris (appartement de Mme Fouex, décédée depuis huit jours) pour lui demander s’il a réussi. Il dit « oui ». La fille lui annonce qu’il est trop tard. Ça lui flanque un coup. Il laisse entendre qu’il va se suicider. Elle proteste mollement. Il dit qu’il va planquer une fortune. Et c’est du disque qu’il s’agit. 4° La standardiste, à qui j’ai demandé d’intercepter la communication, essaie de me doubler en apprenant qu’une fortune sera planquée dans la chambre. Mais on ne me la fait pas et je la confonds. 5° De retour à Paris, j’apprends que le coup de téléphone vient de chez la dame Fouex, dont Gerfault avait usurpé l’identité. J’apprends aussi que cette dame est morte et qu’elle travaillait à l’ambassade américaine. Je trouve chez elle la photo de Gerfault enfant. Je découvre l’identité de Gerfault et sa profession d’acteur (de dernière zone). 6° Je rentre chez moi pour ronfler un peu car j’ai besoin de récupérer. Au milieu de la nuit, la standardiste de Genève sonne à ma grille. Je vais ouvrir. Elle me reconnaît, dit au conducteur d’une auto stoppée que je suis bien moi. Sur ce, le type ouvre le feu sur nous. La fille est tuée.
Je jette mon crayon à travers la pièce et je bouquine ma prose. On a intérêt à résumer une affaire compliquée… Cela l’éclaircit toujours.
Je l’ai divisée en six parties et je reprends une à une chaque partie pour en tirer le maximum de conclusions.
1° Gerfault savait qu’il allait se déguiser en femme, puisqu’il avait les effets féminins avec lui. Mais il ne devait pas avoir l’intention de le faire aussi vite, car il aurait choisi un coin plus propice à ce genre de transformation, qu’un restaurant. 2° Le coup était préparé, puisqu’il est descendu à Genève dans un hôtel déterminé et qu’il y a attendu un coup de fil. 3° Le trois est le paragraphe le plus intéressant, à mon point de vue. Il prouve en effet : a) que la partie jouée par Gerfault était capitale puisqu’il n’hésita pas à se suicider en apprenant qu’il était trop tard ; b) que le disque vaut une fortune ; c) mais que des intérêts bien supérieurs entraient en ligne de compte, puisqu’ils motivaient la mort d’un homme. 4° La petite standardiste délurée a appris certains éléments de l’affaire. Elle était la seule personne à savoir qu’un policier français était sur le coup (très important, au fond, ce détail). 5° Pourquoi téléphoner de l’appartement d’une morte ? Le fait que feu Mme Fouex travaillait à l’ambassade américaine est-il pour quelque chose dans l’aventure ? Quels liens affectifs ou autres unissaient Gerfault à Mme Fouex ? 6° L’attentat de tout à l’heure prouve deux choses : a) il y avait quelqu’un (mon « tueur ») sur les traces de Gerfault. D’où la prise de contact du tueur avec la standardiste. b) le tueur considère comme essentiel que les personnes incidemment mêlées à l’histoire disparaissent. C’est-à-dire la standardiste et moi. Il a eu la standardiste. Il m’aura… ou plutôt, il essayera de m’avoir.
A force de réfléchir, l’inévitable se produit. Je pique du blaze et je m’endors.
Mon premier blaud, le lendemain, après ma douche et mon café, c’est de faire un viron à l’ambassade amerlock.
Je suis reçu par un lieutenant à figure géométrique, qui me considère exactement comme votre clebs regarde un os de gigot lorsqu’il se trouve nez à nez avec lui sur un trottoir.
— Vous désirez ? demande-t-il.
Je lui montre ma carte ; ça n’est pas fait pour apaiser sa méfiance.
— Vous avez eu ici, en qualité d’employée, une certaine Germaine Fouex…
— C’est possible, avoue-t-il. Et alors ?
— J’aimerais avoir des détails sur la nature du travail auquel se livrait cette femme. Sur son comportement, surtout.
Il me regarde d’un air vaguement inquiet. Puis il dit brièvement en me désignant une chaise.
— Un moment, s’il vous plaît…
Je m’affale sur la chaise, laquelle vacille, car ce n’est pas une chaise américaine, mais une chaise française peu solide. J’attends en grillant une cigarette.
Le lieutenant radine, flanqué d’un grand type maigre, portant des lunettes sans monture. Ce type semble être la statue de la mélancolie. Il est roux et grave.
Il s’approche à pas ridiculement courts et me salue d’un imperceptible mouvement de tête.
— Vous désirez des renseignements sur Mme Germaine Fouex ?
— S’il vous plaît, oui.
— C’est à quel sujet ?
— Je trouve son nom mêlé à une affaire assez embrouillée. Je voudrais avoir sur elle le maximum de tuyaux…
— De quelle affaire s’agit-il ?
Je prends le mors aux dents.
— Dites-moi, je grommelle, vous ne voulez pas que je vous raconte ma vie, pendant que nous y sommes ? Si vous ne voulez pas répondre à mes questions, je vais en référer à mes supérieurs, lesquels s’expliqueront avec les vôtres…
J’envoie mon chapeau derrière ma calbombe d’une pichenette, comme on fait dans les films américains et je me dirige vers la lourde.
Mon attitude ferme a raison de la leur.
— Excusez-moi, murmure sèchement le grand rouquin en rajustant ses lunettes.
Il s’excuse simplement pour me calmer, mais on devine qu’il le fait à contrecœur. Sur ces entrefaites, une porte s’ouvre et un type paraît. Les deux mecs rectifient la position car il s’agit d’une huile.
Le gars me regarde et pose une question en ricain. Le lieutenant lui répond.
L’autre a alors un bon sourire à mon intention et s’avance vers moi.
— Johnson, attaché d’ambassade, dit-il.
Il est assez jeune, sympa, costaud, élégant.
— Très honoré, dis-je.
— Vous êtes commissaire ?
— Oui.
— Vous désirez des renseignements sur une de vos compatriotes employées par nos services ?
— C’est cela.
— De qui s’agit-il ?
— Germaine Fouex…
Il fronce le sourcil.
— Je vois, fait-il. Une petite boiteuse, non ?
— Je ne sais pas…
— Vous ne savez pas ?
— Non. Je ne connais que son nom et n’ai vu qu’une vieille photo d’elle.
Le grand rouquin intervient.
— Rien à dire sur elle, fait-il. Elle travaillait convenablement.
A quel service ? Relations parisiennes.
— C’est-à-dire ?
— Elle recevait les visiteurs sollicitant un entretien et enregistrait leurs motifs. Elle m’en référait…
— Avez-vous eu à vous plaindre d’elle ?
— Non, pas le moins du monde…
— Comment a-t-elle quitté votre service ?
— Elle est morte chez elle d’une crise cardiaque.
— Rien de suspect à signaler à son sujet ?
— Rien.
— Bon…
Je mets la main à ma poche et j’en tire le disque de nickel. Je le montre aux trois hommes en le tenant entre le pouce et l’index comme une hostie.
— Ceci vous dit-il quelque chose ?
Ils s’approchent.
L’huile me le prend des mains et l’examine.
Il secoue la tête.
— Non, fait-il. Pourquoi ? Vous pensez que ce morceau de métal proviendrait de chez nous ?
— Je ne pensais à rien de précis, dis-je. Je vous demande cela comme ça.
Je lui prends la rondelle et je la montre aux deux autres.
— Jamais vu ça ?…
— Jamais…
— Bon… Il ne me reste plus qu’à m’excuser… Bonsoir, messieurs.