ENFIN DES CONVERSATIONS !
C’est le silence qui m’éveille.
La chose est connue : lorsque vous vous êtes endormi au milieu d’un bruit et que ce bruit cesse, vous revenez à vous.
Je me frotte les châsses.
Il fait presque nuit et la péniche est immobile.
J’arnouche de mon mieux ; pas moyen de me repérer avec précision.
Je fais un rapide calcul… Nous avons dû naviguer pendant six ou sept heures. A l’allure où nous allions, cela doit nous mettre dans les environs de Sartrouville… Une misère par la route ! Un quart d’heure de Paris par le train… Mais une croisière par la Seine.
J’ai faim et je me sens d’une humeur massacrante.
Massacrante est du reste le mot qui convient. Car je suis décidé à me servir de mon appareil à trouer la viande contre le premier bipède qui se présentera, car je suppose bien que mes ravisseurs se manifesteront… Ils se manifestent en effet, mais d’une façon tout à fait inattendue. Une aigrelette sonnerie retentit…
Je cherche d’où elle vient. Je ne vois rien ; pourtant je n’ai pas la berlue ; c’est bien dans la cambuse que ça carillonne.
Je me dirige à l’oreille et je finis par ouvrir un petit placard aménagé dans la cloison. Là-dedans, se trouve un cornet acoustique et une sonnerie. Je décroche le cornet acoustique. La sonnerie s’arrête instantanément, tout comme pour un téléphone ordinaire.
Une voix demande.
— Vous m’écoutez, commissaire ?
Je grogne, ce qui est vague mais affirmatif tout de même.
— Bien, fait la voix. Vous avez eu le temps de comprendre que vous étiez en notre pouvoir…
Je ne réponds rien. Il y a des évidences qui se passent de commentaires.
— N’est-ce pas ? insiste la voix.
— Et alors ?
— Vous devez avoir envie de parler à quelqu’un… Nous ne demandons qu’à nous entretenir avec vous. C’est du reste pour cela que vous êtes ici.
Je la ferme.
— Vous m’écoutez ?
— Je suis suspendu à votre entonnoir, M. Fantomas.
Il y a un rire bref, un rire nerveux…
— Je m’en doutais…
— Pourquoi ne vous montrez-vous pas, si vous voulez bavarder ? J’aime regarder mes interlocuteurs, voyez-vous…
— Mais… nous aussi, commissaire.
Nouveau rire aigrelet.
— Seulement, nous préférons regarder les gens qui n’ont pas de pistolet à leur disposition.
— Rien de plus déplaisant que le regard noir d’un revolver, vous êtes bien de cet avis…
— Personnellement, oui.
— En ce cas, suivez bien ce que je vous dis : vous allez prendre votre arme et la glisser par l’une des fentes de la porte de façon qu’elle tombe entre la porte à claire-voie et la plaque de blindage, vous comprenez ?
— Je comprends…
— Alors, faites !
Un déclic brutal me meurtrit le tympan.
Je regarde autour de moi. J’avise dans le placard un petit flacon plat contenant de l’huile de paraffine. Je m’en saisis et je vais le glisser entre les fentes de la porte à claire-voie. Puis je me plaque de côté, le feu à la main… Je suppose que les gars attendent le heurt de mon arme. Ils ont perçu le bruit produit par le flacon. Ils vont au moins entrouvrir la porte blindée pour vérifier si c’est bien mon revolver que j’ai jeté.
Si je suis assez marle, je tirerai immédiatement. Il est probable également que mes zèbres seront hors de portée, mais, dans le silence de la nuit, le bruit des coups de feu ne peut passer inaperçu.
J’attends… Rien ne se produit du côté de la porte. La sonnerie du téléphone de bord retentit.
J’hésite à y aller mais la sonnerie continue et je me décide.
— Eh bien, c’est fait ! je dis, vous voulez quoi ? Que je passe mon calbard par les fentes de la porte ?
Pendant que je dis ça, j’entends un faible bruit, alors je comprends que ces gars ont quelque chose dans le crâne.
Ils m’ont feinté et comment !
Leur truc était simple : ils ont attendu que je décroche le téléphone de bord pour vérifier si j’avais bien balancé mon feu.
Une minute plus tard, une voix me dit :
— Ça n’est pas gentil d’essayer de nous abuser, monsieur le commissaire. Vous nous prenez pour des imbéciles et vous avez tort… Si vous agissez de la sorte, nous emploierons d’autres moyens… Une dernière fois, allez jeter votre revolver et revenez immédiatement me parler… Ne cherchez plus à ruser…
Je comprends que je dois céder. A quoi bon insister ?
Je vais glisser mon feu à travers la porte et je reviens au téléphone.
— Voilà qui est fait…
— Très bien.
Nouveau grincement, la porte blindée s’entrouvre. Les types découvrent mon arme. Ils doivent échanger par signes leurs impressions d’un bout à l’autre de la péniche car, presque immédiatement mon interlocuteur me dit :
— Nous allons entrer, tenez-vous au milieu de la cambuse, les bras levés… Inutile de tenter le forcing, nous tirerons au premier geste suspect…
Il raccroche. J’en fais autant et je lève les ailerons. Aussitôt, une paire de jambes apparaît au haut de l’escadrin. Un type surgit… Un grand costaud… Un autre le suit. Je les regarde attentivement et, malgré l’obscurité envahissante, je reconnais dans le second l’homme aux cheveux gris.
Le premier, à contre-jour, a une silhouette qui me rappelle quelque chose… Brusquement, ça me revient : c’est le tueur de la nuit dernière, le mec qui a buté la standardiste et qui me canardait dans mon jardin… J’ai un petit frisson motivé par mon imagination. De se sentir entre les pattes d’un type qui a essayé de vous démolir, cela doit vachement développer les glandes du trouillomètre.
Le grand type allume un fanal de cuivre accroché au plafond.
Je m’aperçois qu’il a le crâne dépourvu de cheveux à l’arrière.
Dire que quelques heures auparavant, j’aurais donné ma pipe en écume de mer véritable pour le rencontrer et que, maintenant, je donnerais la même pipe pour qu’il soit au fin fond de la Nouvelle-Guinée…
L’homme aux cheveux gris me regarde d’un œil rigoureusement amorphe.
Je me force à sourire, ce qui est méritoire dans la conjoncture présente.
— Voici mon indicateur ! je m’exclame, quoi de neuf, monsieur Chaix ?
Il ne goûte pas la plaisanterie.
— Asseyez-vous ! ordonne-t-il sèchement.
Je m’assieds sur un tabouret.
Le gros costaud va s’asseoir sur la dernière marche de l’escalier et se met à jouer avec un revolver un peu moins gros que le canon atomique des U.S.A.
Mon meneur de jeu, lui, ne s’assied pas. Il s’adosse à la cloison vernissée et sort une cigarette à bout doré d’un étui de cuir.
Il l’allume posément. Pourtant, ne vous y trompez pas : ça n’est pas d’une mise en scène qu’il s’agit… Cet homme ne cherche pas du tout à m’épater. Il est préoccupé, simplement.
Pour meubler le silence qui a tendance à s’établir, je lui dis :
— Mes compliments pour la façon dont vous m’avez kidnappé… Vous avez agi avec un naturel ! J’avoue que j’ai eu confiance.
Il me regarde gravement.
— A votre âge, vous devez savoir qu’il ne faut avoir confiance en personne, monsieur le commissaire. En personne !
— C’est pour me démontrer cette vérité que vous m’avez enlevé comme la première jouvencelle fortunée venue ?
— Non, dit-il, c’est pour vous demander un renseignement.
— Un renseignement ?
— Oui.
— Et vous avez été obligé de fréter un bâtiment, de me séquestrer uniquement pour cela ?
— Peut-être…
Il s’avance sur moi. Il tient sa longue cigarette entre ses doigts et il paraît plus solennel que jamais.
— Commençons par le commencement, commissaire… Pourquoi avez-vous suivi en Suisse le nommé Georges Gerfault ?
— Une idée comme ça !
Il fronce les sourcils et je m’aperçois que, lorsque ça ne carbure pas à sa fantaisie, il peut prendre l’air méchant, très méchant.
— Avez-vous tellement intérêt à jouer les hommes forts ? questionne-t-il doucement. Croyez-vous qu’il soit l’heure de persifler ?
— Je ne persifle pas le moins du monde. Ayant surpris un homme qui se déguisait en femme, je me suis mis à le suivre. N’importe quel flic aurait agi de la sorte. N’importe lequel ne l’aurait peut-être pas suivi jusqu’en Suisse, je vous l’accorde, mais j’ai un côté très chien de chasse, vous savez.
Il hausse les épaules.
— Après tout, pourquoi ne me satisferais-je pas de cette explication ? murmure-t-il.
— Oui, je renchéris, pourquoi ? D’autant plus que je n’ai aucun compte à vous rendre, n’est-ce pas ?
Il ne réagit pas. Je ne sais si ce coup d’épingle a porté.
— Bon, reprend-il. Vous l’avez donc suivi, et alors ?
— Alors, j’ai pris une chambre voisine de la sienne. J’ai attendu… Il y a eu une détonation et j’ai vu qu’il s’était suicidé… Je suis rentré à Paris.
— Pas si vite ! s’écrie-t-il. Vous avez le sens du raccourci. Ce que vous me racontez là est un digest de votre activité à Genève. Puisque vous avez ménagé des trous dans votre compte rendu, je vais essayer de les combler.
Il toussote :
— Une fois dans la chambre voisine, vous avez demandé une percerette au groom. Vous avez percé un trou dans le galandage afin de pouvoir observer Gerfault. Vous avez dit à la standardiste de vous prévenir au cas où quelqu’un le demanderait. Lorsque quelqu’un l’a demandé de Paris, la standardiste a enregistré la communication…
Je l’interromps.
— Ecoutez, vieux, passez la main, je connais déjà l’histoire. Je n’aime pas qu’on me raconte ma propre vie, ça n’offre aucun intérêt…
Il fait claquer ses doigts.
— Je voulais simplement vous prouver que je suis au courant de tous vos faits et gestes là-bas…
— Pas marle, je fais. Puisque votre gorille a accouché la standardiste.
Se sentant visé, Crâne-pelé pousse un gémissement de rage.
— Oui, dit l’homme aux cheveux gris, la standardiste a parlé.
— Ça ne lui a pas tellement réussi, je murmure.
— En effet… Les femmes sont tellement bavardes !
— A propos, l’interromps-je, comment se fait-il que cette honorable armoire à glace (et je désigne Crâne-pelé) ait tant insisté pour me descendre la nuit dernière alors que vous teniez à avoir une conversation avec moi ? Tirer des rafales sur un brave homme n’est pas un bon système pour le rendre loquace, vous ne pensez pas ?
— Cette nuit, dit-il, Banski a agi un peu à la légère, il y a eu une erreur d’interprétation à la base.
— Erreur fâcheuse pour moi.
— Qui aurait pu l’être, oui.
Il brosse la cendre de sa cigarette qui vient de se répandre sur son veston.
— Qu’avez-vous fait du disque ? me demande-t-il sans me regarder.
Je m’attendais à cette question depuis l’entrée des deux hommes.
Je prends l’air stupide.
— Du quoi ?
— Du disque…
— Ça ne vous ennuierait pas de vous expliquer un peu ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire de disque ?
Il paraît très agacé.
— Dieu ! que de temps perdu… Pour arriver à quoi, je vous le demande ?
« Commissaire San-Antonio, dans la chambre de l’hôtel où vous étiez, vous avez percé un trou. Cet orifice vous permettait d’observer les faits et gestes de Gerfault. Vous l’avez vu se suicider, mais, auparavant, vous l’avez vu cacher ce disque. Et vous vous en êtes emparé… Qu’en avez-vous fait ? Il nous le faut… »
— Je ne sais pas du tout de quoi vous voulez parler !
Alors l’homme aux cheveux gris se tourne vers Crâne-pelé, le nommé Banski.
Celui-ci n’a pas bronché depuis le début de cette conversation. Il est demeuré sagement assis sur sa marche, suivant le dialogue et les faits et gestes en caressant son revolver.
— Banski, dit mon ravisseur, le commissaire ne sait pas de quoi je veux parler…
L’homme se dresse lentement. Il s’approche de moi, massif et menaçant. Instinctivement je me mets en garde ; il paraît ne pas voir cette attitude défensive.
Avec une promptitude inouïe, son bras se détend et je reçois le tranchant de sa main en plein sur le cou. J’en ai le souffle stoppé net. Pas moyen de le retrouver… Aujourd’hui c’est le sale jour pour mes poumons… Je suffoque, je me tords… Je tombe de mon siège…
Ça bourdonne dans ma calebasse comme dans un transformateur. Une vapeur rouge m’enveloppe. Je me mets à quatre pattes et je fais un effort terrible pour dégueuler mais sans résultat…
Le cou me brûle, j’ai tout le tube respiratoire en feu. A moi les pompelards ! Amenez les extincteurs et les ballons d’oxygène…
J’essaie d’avaler ma salive, j’y parviens… Je respire avec précaution, ça peut coller… Seulement ma poitrine recommence à me faire souffrir horriblement. Pendant dix secondes je me dis que la vie est une infection de première. Que si j’avais un flingue à ma disposition je me ferais péter le dôme, etc. Mais heureusement le pessimisme s’entend aussi bien avec San-Antonio que le sucre avec un diabétique. Je reprends goût à l’existence.
Péniblement, je me remets sur mon tabouret. Je regarde mes côtes — si je puis les appeler ainsi ! — et je m’ébroue…
— Joli coup, fais-je à Banski. Je le connaissais déjà, mais pas exécuté avec un tel brio…
— Oui, dit l’homme aux cheveux gris, il a des tours très au point.
« Je vous avouerai, poursuit-il, que personnellement je ne partage pas du tout le penchant de Banski pour la manière forte… Mais lorsqu’il n’y a pas moyen d’agir autrement, n’est-ce pas ?
— Ben voyons, je fais en grimaçant un sourire.
— J’espère, reprend-il, que vous avez retrouvé la mémoire ?
— Je ne l’avais jamais perdue…
— Alors, ce disque ?
Je prends mon courage à deux mains.
— Je ne sais toujours pas de quoi il est question…
L’homme aux cheveux gris se tourne encore vers Banski.
— Je me doutais bien que les grands moyens seraient nécessaires.