L’HEURE EST GRAVE… ET ÇA ME DONNE SOIF !

— Cent trente-cinq R-7.

C’est ce numéro qui frappe mon ouïe en premier lieu.

Il se détache dans ma tête en lettres de feu.

— Cent trente-cinq R-7 !

Je mets un bout de temps à comprendre que c’est moi qui les prononce, ces mots…

J’ouvre les yeux… Cela me demande un terrible effort…

Le jour entre en moi comme une vague chaude… Je vois un gris lumineux, puis du blanc, un blanc lisse.

Je suis couché. C’est doux… Je flotte sur un nuage.

Je n’ai mal nulle part. Tout est tranquille en moi et autour de moi. Tout est suave… Je dérive lentement, poussé par une brise odorante de printemps… Et tout en dérivant, je répète avec une ferveur totale :

— Cent trente-cinq R-7.

Je respire normalement, librement…

La vie me caresse comme une femme bienveillante.

Et en effet il y a une main de femme sur mon front.

Il y a une voix de femme dans mes oreilles.

Cette voix dit :

— Comment vous sentez-vous ?

Je tourne la tête en direction de la voix. J’aperçois une petite femme brune, d’âge incertain… Moi qui espérais découvrir une pin-up, je fais la grimace.

— Vous souffrez ? demande-t-elle.

— Non…

Je la regarde plus attentivement. Elle est vêtue de blanc…

— Où suis-je ?

— A l’hôpital…

— Depuis combien de temps ?

— Depuis le début de la nuit.

Je murmure :

— Pas plus !

Car j’avais l’impression d’être couché dans ce lit depuis des millénaires.

— Ne vous agitez pas. On vous a fait de la pénicilline… Votre température tombe déjà. Le docteur vous a mis des suppositoires calmants… Ils font de l’effet ?

— Oui.

— Tant mieux…Vous pouvez recevoir une visite ?

— Qui ?

— Un monsieur… Un grand, chauve, élégant…

Cette description hâtive m’a l’air de résumer le grand patron.

Se serait-il dérangé en personne ?

— Faites entrer…

C’est bien le chef, en effet. Il paraît soucieux. Le chef paraît toujours soucieux, c’est chez lui presque du parti pris. Il entre, se découvre, pose son bitos sur mon plume et me regarde en se dégantant.

Ses yeux bleus sont profonds comme un lac de montagne. Il s’assied sur la chaise voisine de mon lit.

— San-Antonio, dit-il, l’heure est grave ; très grave…

Il me regarde et demande intensément :

— Pouvez-vous vous lever ?

Pour qu’il me pose une pareille question, il faut qu’il ait de bonnes raisons de le faire.

— Je ne sais pas, fais-je. Il faut voir…

Je me mets sur mon séant et je pose un pied sur le parquet, puis l’autre… Aussitôt, je fais une embardée terrible.

— Hum, je murmure, ça m’a l’air assez précaire comme équilibre. Ça vient de leur charognerie de drogue… Hier, j’ai eu une journée chargée et je suis tombé en digue-digue sur le soir…

— Je sais ! fait-il. Les gendarmes ont fait une enquête. Il paraît que vous erriez dans les rues d’une cité ouvrière avec des vêtements à demi consumés, ruisselant d’eau et empestant l’essence… Une péniche a brûlé dans la région à la même heure. Vous étiez à bord ?

— Oui…

Je me cramponne aux barres de cuivre du pageot. Mes flûtes trambillent comme celles d’un gnace qu’on entraîne à l’échafaud. Je découvre alors que le bien-être que je ressentais dans le lit était un faux bien-être, tout ce qu’il y a de synthétique, et que je suis mal en point.

Mon visage me cuit, mes mains, mes épaules… Et ma douleur à la poitrine a tendance à remettre ça…

Je me laisse choir sur mon lit.

Mon état attendrirait un troupeau de caïmans affamés ; il ne produit aucun effet sur le boss.

Pour lui, ce qui compte, c’est le job, encore le job et toujours le job. Il regarderait écarteler sa grand-mère sans sourciller.

— On va vous faire une piqûre, vous doper, décide-t-il, mais il est indispensable que vous me suiviez… J’ai ma voiture, on vous soutiendra. Vous n’avez aucune blessure ni rien de cassé, tout au plus des brûlures au premier degré et un commencement de congestion. On vous fera vos piqûres de pénicilline et, si besoin est, on vous ramènera ici, mais auparavant je veux tenter une expérience…

— Bien, chef…

Il presse le bouton d’appel fixé à la tête de mon lit. L’infirmière paraît.

— Allez me chercher le médecin qui soigne ce malade ! ordonne-t-il.

— Mais, monsieur, objecte-t-elle, il est huit heures du matin ; le docteur n’est pas encore là…

— L’heure ne m’intéresse pas, fait sèchement le boss. Si le médecin n’est pas ici, envoyez-moi son adjoint ou prévenez-en un autre, ça urge !

Il parle d’un ton tellement persuasif qu’elle s’éloigne sans avoir trouvé quoi que ce soit à répliquer.

Alors seulement, lorsque la porte s’est refermée, le boss demande :

— Que vous est-il arrivé ?

Je lui raconte ma nouvelle odyssée…

— Ce kidnapping me prouve que l’heure est terriblement grave, San-Antonio… Si nous ne parvenons pas à enrayer une certaine machination, ça va singulièrement barder avant longtemps… Avant peut-être la fin de la journée…

Je sens qu’il va m’en dire plus car, malgré mon état de délabrement, la curiosité professionnelle recommence à me tortiller le caberlot : seulement, un interne radine, l’air important.

L’infirmière a dû lui parler des façons du chef, et il a décidé de ne pas se laisser contrer par un type étranger à sa noble profession.

C’est un jeune type à la tête studieuse et arrogante.

— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.

Le chef ne se frappe pas pour autant.

Il se remet à enfiler ses gants en lissant bien chaque doigt.

— Vous êtes l’interne de service ?

— Oui…

— Je désire emmener ce malade ; il est indispensable que vous le réconfortiez…

Il a un sourire sardonique…

— L’emmener, grince-t-il, comme ça… Vous ne doutez de rien ! Un type qui nous a fait un beau début de congestion et qui est cuit comme un steak ! Choc nerveux, épuisement physique ; toute la lyre… Il lui faut huit jours de lit avec des soins et un mois de convalescence… Au moins !

Son « au moins » est un poème.

Le chef pâlit un peu plus, ce qui complète sa ressemblance avec une endive d’hiver.

Il se lève, s’approche du blanc-bec en blouse blanche et lui dit dans le nez :

— Faites le nécessaire pour que ce garçon puisse me suivre, et vite, je suis pressé. Sans quoi, je l’emmènerai tel qu’il est présentement… Permettez-moi de vous rassurer, je le connais et je puis vous affirmer qu’il en a vu d’autres… Ce ne sont ni un choc nerveux ni une congestion pulmonaire qui auront raison de lui…

L’autre fait un pas en arrière.

— Ma responsabilité étant engagée et pour des raisons d’humanité très compréhensibles…

Le chef l’arrête.

— Si nos services ont besoin du concours d’un malade, ça n’est pas pour le plaisir sadique de l’arracher à son lit. Ceci pour vous faire comprendre que je me moque de votre responsabilité et de vos raisons très humaines… Le commissaire San-Antonio est mon plus précieux collaborateur. Je tiens énormément à lui, mais même si cette sortie précoce devait lui être fatale, je l’emmènerais, et ce pour des motifs également très humains…

Je vous jure que c’est du grand truc ! Pour un peu, on ferait jouer la Marseillaise…

L’interne hausse les épaules, dompté.

— Très bien, fait-il.

Il sort et revient peu après avec un nécessaire à piqûres…

— Je lui fais un peu de morphine. A midi, on devra lui injecter deux cent mille unités de pénicilline-retard. Pour le reste, ma foi, qu’il fasse renouveler ses pansements. Je vous signale qu’on traite ses plaies avec une pommade à l’auréomycine… Et puis, autant que possible, qu’il ne prenne pas froid ! Parce qu’alors…

Il sort en levant les bras au ciel…

Le chef se tourne vers moi.

— San-Antonio…, commence-t-il.

Intérieurement je complète sa phrase.

— … l’heure est grave.

Et croyez-moi ou ne me croyez pas, c’est exactement ce qu’il dit !

Paris est tout rabougri. Je regarde par les vitres et je me dis que la vie est dégueulasse.

Vous préciser pourquoi est superflu. Vous trouvez que c’est normal, vous, de pratiquer un métier où l’on se fait détériorer le baquet et de ne pas même avoir le droit de crever tranquille dans son lit après ça ?

Le chef qui est assis à mes côtés pose sa main sur mon épaule.

— Je vous demande pardon, murmure-t-il.

J’en suis remué comme une mayonnaise.

— Pas de quoi…

— Vous devez vous demander ce qui se passe ?

— Ben… dame…

Il plonge la paluche dans une poche à soufflet fixée à la banquette avant, il ramène une bouteille plate qu’il me tend après en avoir ôté le bouchon.

— Cognac, fait-il.

Je chope le flask et je bois. Je ne m’arrête que pour reprendre ma respiration. Je découvre alors que la bouteille en a pris une vache secousse.

Le boss la rebouche et la remet en place.

Moi, ma parole, je me sens devenu un autre homme.

Mon sang s’est réchauffé et il me semble que je serais capable maintenant d’écraser la coque d’une cacahuète.

— Nous allons à l’ambassade américaine, murmure le boss.

— Ah oui ?

— Oui… Une femme est entrée en rapport avec les Américains. Elle leur demande cent mille dollars en échange d’une invention. Cette invention consiste en un détonateur d’un genre nouveau appelé à bouleverser le domaine des explosifs. Il paraît que cet appareil permet de « diriger » les explosions. Grâce à lui, une charge de plastic, par exemple, au lieu d’exploser en éventail, explose en rayon, ce qui porte toute son efficacité sur un même point et en multiplie l’efficacité par mille !

« Les Américains, qui sont des gens positifs, ont demandé qu’on leur soumette l’engin… Evidemment la femme a refusé. Les pourparlers ont donc été pratiquement interrompus… La femme a fait la proposition suivante : elle verra ce matin l’attaché d’ambassade et recueillera la réponse officielle de Washington. Si celle-ci est négative, le détonateur sera expérimenté au détriment des Parisiens, dans un arrondissement de Paris qu’elle désignera à l’avance.

« L’ambassade croit fermement qu’il s’agit non pas d’un bluff à proprement parler, mais de la tentative d’un inventeur médiocre pour caser sa marchandise au prix fort…

« Ils vont envoyer la femme au diable, mais par correction ils nous préviennent afin que nous la prenions en charge… »

Il ôte son gant droit et se lisse les joues.

— J’ai pensé que cette femme était peut-être celle qui vous a ravi le disque. Le signalement correspondrait assez. C’est pourquoi il est indispensable que vous la voyiez.

— Compris…

Il ajoute :

— Je ne partage pas du tout le scepticisme de nos amis d’outre-Atlantique… Il est vrai qu’ils sont sollicités à chaque instant par des quémandeurs avides de dollars qui leur proposent des choses plus ou moins fumeuses…

La première personne que nous apercevons en arrivant à l’ambassade, c’est le grand rouquin maigre et hostile aux lunettes sans monture.

Il me considère comme s’il ne m’avait jamais vu, même en photographie sur les flacons du sirop des Ardennes.

Il est à un bureau large comme un terrain de football et il se contente d’incliner sa tête d’anormal.

La lourde s’ouvre et Johnson, le jeune attaché d’ambassade que j’ai vu hier, entre, les mains tendues.

Il me regarde avec le même air de ne pas me reconnaître.

Voilà qui me turlupine. Drôles de façons décidément…

J’ai l’explication de ces attitudes : c’est un miroir qui me la fournit, pas surprenant du tout que ces mecs ne me reconnaissent pas ; Félicie non plus ne me reconnaîtrait pas car je ressemble à une aubergine. Ma peau est d’un violet bon teint, je n’ai plus de sourcils, plus de cils et ma fine moustache est complètement carbonisée…

Je suis obligé de refaire les présentations…

Johnson fait la grimace.

— Vous avez passé la nuit dans un brasero ! sourit-il.

— A peu près, je fais.

Nous nous mettons à jacter de l’invention. Johnson est formel : c’est du bidon. En général les vrais inventeurs qui proposent de vraies inventions s’y prennent autrement.

Cette démarche d’une femme ressemble à un coup louche. Il l’attend et va la recevoir dès qu’elle se présentera, c’est-à-dire dans quelques minutes, pour lui dire que le gouvernement U.S.A. ne lâchera jamais cent sacs sur du vent.

— En somme, fais-je remarquer, vous acceptez que Paris serve de cobaye…

Il sourit.

— Primo, dit-il, je n’ai personnellement rien à accepter ni à refuser. Deuxio, nous ne pouvons agir plus honnêtement qu’en prévenant les autorités françaises de cette menace…

Au fond, il a raison…

— Whisky ? propose-t-il.

Le chef secoue négativement la tête, mais moi je me hâte d’accepter… L’alcool, je vous l’ai bonni, me flanque des coups de fouet dans le corgnolon et, en ce moment, les coups de fouet me sont aussi nécessaires qu’à une haridelle pour grimper un tombereau de cailloux au sommet du Galibier.

Le rye qu’il me fait licher est de première qualité.

Je fais clapper ma langouste. Il résonne curieusement, mon claquement de langue…

Il fait « Brran oufff » !

En plus fort, évidemment.

— Que se passe-t-il ! s’écrie Johnson.

Le chef ne bronche pas…

— C’est une rafale de mitraillette, murmure-t-il.

Où a-t-il pu entendre tirer à la mitraillette, le boss, puisqu’il ne sort jamais de son bureau ?

Comme la rafale vient de l’extérieur, les Amerlocks bondissent à la croisée.

Je profite du brouhaha pour me verser un nouveau coup de dur…

Ce que je m’en tamponne, de la guérilla !

Dans mon état, une seule chose m’intéresse : écluser du jus de feu !