IL EST QUESTION D’UNE GAMINE QUI FAIT ROUGIR LES MESSIEURS !

Tout cacao cessant, la vieille concierge est sortie sur le pas de sa loge et regarde le spectacle…

Il doit être assez curieux.

D’abord, c’est le débouché de Muller, puis le mien… J’ai mon feu à la main et je gueule : arrêtez ou je tire, suivant la formule consacrée. Mais il a de l’avance, Muller, et il ne s’arrête pas. Il sait que je ne pourrai pas le rattraper. En effet, au moment où je débouche de l’immeuble, il tourne le coin de la rue et se précipite dans une voiture.

Lorsque j’arrive au coin de la rue, il est au coin du quai et, si je m’entêtais à cavaler au coin du quai, ce serait certainement pour le voir virer au coin du pont. Il m’a échappé. J’ai bien essayé de noter le numéro de sa guinde, mais ça m’a été impossible. Tout ce que je sais, c’est qu’il pilote une traction noire…

Bien entendu, ce petit rodéo n’a pas été sans ameuter les paisibles populations du quartier.

Je me retourne et dis aux assistants :

— Quelqu’un a-t-il pu noter le numéro de cette voiture ?

Tous hochent la tête. Une vieille dame tenant un affreux ratier en laisse dit qu’il doit commencer par un 6 ; un plombier zingueur s’inscrit en faux contre cette hypothèse en jurant que c’est par un 8 que le numéro commence… Pagaïe habituelle. Deux flics s’annoncent, autoritaires et tonitruants en commandant à tout ce trèfle d’aller à ses affaires ; mais faire circuler des badauds parisiens en pareil cas est plus périlleux que d’ôter un gigot à un tigre affamé.

Je prends les flics à part et leur chuchote mon identité à l’oreille. Je leur dis qu’ils envoient ce qu’il faut au 4, de la rue, pour le ramassage d’un ou peut-être deux macchabées…

Je rengaine mon soufflant et je reviens à ce que les journaleux en délire appelleront incessamment la maison tragique.

La concierge est au premier, acagnardée à la porte en train de regarder le cadavre de Banski, lequel se vide de son sang comme un tonneau ouvert. Je la prends par les épaules et elle pousse un glapissement d’effroi.

— N’ayez pas peur, mémère, je suis de la police, les agents vont rappliquer et emporter ces bonshommes…

Elle est grise comme une matinée de Toussaint, la pauvre.

— Cet appartement appartient à qui ?

— Hein ?

Elle s’arrache péniblement à son horrible extase…

— Ah… L’appartement… A M. Muller.

— Depuis longtemps ?

— Deux ou trois mois…

— Il l’habite seul ?

— Oui… Mais rarement, il était toujours en voyage, il est représentant.

Le terme me fait sourire. Représentant !

C’est le cas de le dire.

Je vois d’ici la carte de visite du mec.

« Muller, représentant en détonateurs. »

— Dites-moi, Muller, c’est bien l’homme aux cheveux gris qui fuyait tout à l’heure ?

— Oui…

— Il n’a pas d’autre adresse à Paris ?

— Je ne sais pas…

Je m’approche du corps de Banski et je le fouille. Je trouve une carte d’identité à son nom, du fric, un briquet, une lime à ongles et une clé d’hôtel.

Je chope la clé.

Sur la carte d’identité, à la rubrique « Domicile » il y a marqué : Marseille.

Pas grand-chose à espérer de ce côté-ci.

Il se fait un vaste remue-ménage dans l’escalier et une nuée de journalistes radinent en brandissant des appareils photographiques.

C’est toujours le moment que je choisis pour m’esbigner en loucedé ; moi, le style matamore, c’est pas mon fort.

Vous me verrez jamais tartariner devant du magnésium en prenant l’attitude de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’os. Aussi, je les mets sans plus attendre…

Attablé devant un double rhum blanc, je songe mélancoliquement que je suis presque au point mort.

Les gars qui pourraient éclairer ma lanterne clabotent comme par enchantement les uns à la suite des autres, et maintenant les hommes eux-mêmes se mettent à lâcher la rampe.

Comme le chef doit ronger son coupe-papier, je lui relate ce nouvel incident…

— Bravo, me dit-il.

— Ah oui, vous trouvez ?

— Vous aviez vu juste en ce qui concerne le garçon de l’ambassade. Vous progressez. Je vais vous apprendre quelque chose, moi aussi…

— Sans blague !

Il ne relève pas l’ironie.

— Mme Fouex est morte empoisonnée, dit-il.

— Bon… donc, c’est bien à l’ambassade que la chose a commencé. C’est la mère Fouex qui a reçu Muller lorsque ce dernier est venu proposer le détonateur. Elle en a référé à son chef direct : le rouquin. Alors, l’un ou l’autre a eu l’idée de s’approprier l’invention et de la vendre pour son propre compte…

— A moins que l’un et l’autre ne travaillent pour le compte de quelqu’un d’autre ?

— Oui, c’est possible…

« La mère Fouex a fait appel à son neveu. Et à mon avis, elle s’est adressée à lui parce qu’il était comédien… Pourquoi ? J’aimerais le savoir…

— Vous le saurez bientôt, tel que je vous connais, dit le chef d’un ton prometteur.

S’il se met à me passer la brosse à reluire, je suis bon pour faire les pieds au mur.

Je poursuis mon raisonnement, plus pour moi que pour lui.

— Et puis ça n’a pas cadré du côté du neveu, soit qu’il les ait doublés pour passer à l’ennemi, soit qu’il ait eu un avatar. Quel clan a supprimé la mère Fouex ? Pourquoi Gerfault s’est-il suicidé ?

Il ne répond rien, le boss, car il sait que le fil d’une idée est plus fragile que celui d’un ballon rouge… Si on le casse, le ballon s’envole…

— Non, je m’écrie, ça ne tient pas : si le rouquin de l’ambassade avait doublé Muller, il n’aurait certes pas été en cheville avec lui ce matin…

— Qui sait, objecte le chef, les renversements d’alliance existent, vous savez…

— D’accord. En tout cas, pour nous résumer, il existe toujours deux groupes : l’un qui possède le disque et sur le compte duquel nous ne savons rien, l’autre qui est représenté par Muller et qui tue les gens à tort et à travers pour se l’approprier… Lequel pour nous est le plus intéressant ? Le premier, sans aucun doute, non ?

— Vous pouvez remonter à lui, en passant par le second.

— Oui… Encore faut-il retrouver Muller…

— Il le faut ! dit le patron avec force.

« Muller tient trop au disque pour disparaître comme cela…

— Excusez-moi, boss, je dis précipitamment. Je raccroche…

Une étincelle vient de se produire… J’attrape l’annuaire des téléphones et je cherche le numéro du canard que je lisais ce matin.

— Allô ! passez-moi la publicité !

Muller ! Disque ! Muller ! Disque ! Les deux mots m’ont remis dans les yeux l’annonce du matin…

— La publicité ?

— Oui…

— Ici police, je voudrais savoir à quel moment on vous a remis l’annonce « Amateur disques achèterait cher pièce rare… »

Le type me répond sans hésiter :

— Je me doutais que ça n’était pas normal, fait-il.

— Tiens ! Tiens !

— Oui, la personne a apporté l’annonce au moment de la mise sous presse, en fin de journée… Nous lui avons dit qu’il était trop tard pour la publication dans l’édition en cours, mais elle a beaucoup insisté…

Je comprends qu’il y a eu un pourliche pharamineux à la clé.

— Comment était cet homme ?

— Ce n’était pas un homme, mais une jeune fille.

Je suis déconcerté…

— Une jeune fille ?

— Oui…

— Comment était-elle ?

Le type hésite.

— Très jolie, dit-il sourdement.

Si ce gnaf n’a pas eu la grande secousse, je veux bien être pendu par les précieuses !

— Hum, c’est vague, dis-je.

— C’est pourtant ce qui la qualifie le mieux, reprend le gars.

— Vous avez son adresse ?

— Une personne qui se fait écrire Poste Restante n’a pas l’habitude de distribuer sa carte de visite.

J’encaisse sans sourciller. Il n’est pas bête, au fond, ce mec.

— Merci…

Je retourne m’asseoir.

— Garçon !

— Voilà, monsieur…

— Remettez-moi ça et apportez-moi de quoi écrire…

Je vide le glass. Décidément, ma congestion est conjurée et mon fameux choc n’est déjà plus qu’un souvenir.

Je trempe la plume dans l’encrier boueux, hésite un instant et me décide :

Monsieur, Suite à votre annonce parue ce jour, je puis vous aider à trouver certain disque de valeur. Un disque pratiquement étonnant (ou plutôt détonant).

Je ricane, très satisfait de ce jeu de mots à double sens. Si le gars qui recevra cette lettre est franco, il ne doutera pas un instant d’avoir affaire à un jobré.

Je continue :

Au cas où vous seriez intéressé, trouvez-vous ce soir à huit heures, à la Rhumerie Martiniquaise. Ayez un disque avec vous afin que je vous reconnaisse. Croyez, etc.

Je signe Durand, ce qui est une façon comme une autre de conserver l’anonymat.

Je vais poster ma bafouille en pneumatique, et je m’engouffre dans un cinéma.

Ça peut vous étonner que j’aille mater une toile en ce moment, mais j’ai besoin de m’aérer un peu la caboche. Besoin de ne plus penser à toutes ces giries ! Besoin de m’anéantir un peu dans la touffeur moelleuse d’un fauteuil d’orchestre.

Le film est épatant pour un type qui ne veut pas se casser le tronc. Ça vaut un massage de matière grise.

C’est l’histoire d’une souris qui est foutue comme l’as de pique et qui en rote à taper à la machine pour le compte d’un patron autoritaire.

Le bagne, quoi !

Seulement, elle a le béguin pour le fils du patron, un jeune gland qui fait du cheval et pilote des Mercedes-Benz, l’amour la titille tellement qu’elle devient coquette, ôte ses lunettes, se fait faire une permanente chez Georgel et devient la plus sensationnelle pin-up de la création.

Le militaire qui est assis à mes côtés en a des frémissements dans la fourragère…

Je sais pas comment finit le film car j’en écrase avant la deuxième bobine, mais je vous parie le grand cañon du Colorado contre un lapsus linguae de M. Jean Nohain qu’elle va se marida avec le fils du patron ; c’est dans la poche, que dis-je ! dans l’alcôve !

Je me réveille lorsque l’ouvreuse me flanque un esquimau dans l’œil en le tendant à mon voisin le militaire.

Je regarde le cadran lumineux fixé à droite de l’écran. Six heures…

Juste le temps de passer à la grande turne avant mon rencart.

Je suis heureux d’y retrouver Castellani. C’est un petit gars de l’espèce chien fidèle, qui est bigrement utile à un type comme le gars San-A.

Il ouvre la bouche en me voyant.

— Que vous est-il arrivé, monsieur le commissaire !

— Je te raconterai ça une autre fois. Tu es libre ?

— Je préparais mon rapport sur l’affaire des timbes portugais…

— Laisse choir ta philatélie et amène-toi !

Il me suit, tout frétillant.

Chemin faisant, je lui explique ce que j’attends de lui.

— Ecoute, j’ai rencart avec quelqu’un à la Rhumerie Martiniquaise. Je ne sais pas avec qui. Signe de ralliement : un disque de phono.

« Il se peut que la personne en question soit un homme aux cheveux gris. Il me connaît et tout serait fichu. En ce cas, tu l’aborderas en lui disant que tu as des nouvelles du disque et que tu étais un copain de la fille butée ce matin devant l’ambassade, tu me suis ?

— Oui, monsieur le commissaire.

— Parfait. Tu diras que tu veux bien lui donner d’autres tuyaux, mais contre argent. Sois très cupide, très gourmand.

— Bien, monsieur le commissaire.

— Débrouille-toi pour sortir avec le gars. Une fois hors de l’établissement, je lui sauterai sur le poil, à ce moment-là, tu lui passeras les poucettes, il faut y aller vivement, c’est un dur.

— Comptez sur moi.

— Bon. Ceci est prévu, je te répète, dans le cas seulement où la personne au disque serait un type aux cheveux gris. Dans le cas contraire, après l’avoir repérée, tu viendrais me le dire et c’est toi qui resterais dehors avec mission de me suivre…

— D’accord.

J’ajoute :

— Il se peut aussi qu’il n’y ait personne au rendez-vous.

Il ne comprend pas, mais c’est un type discret qui ne s’étonne jamais lorsqu’on lui dit qu’un curé est habillé de blanc et que les émissions de l’O.R.T.F. sont géniales. Du moins lorsque c’est un de ses supérieurs qui le lui affirme.

Nous marchons jusqu’à la Concorde, nous passons le pont et allons à pied jusqu’à Raspail. Là, j’emprunte un taxi car je préfère me dissimuler pour attendre. Justement, le chauffeur est un gars que je connais. Il me cligne de l’œil d’un air engageant et dit qu’il est à ma disposition.

Il nous mène à la hauteur de la Rhumerie, prend un large virage et vient s’arrêter à l’angle de la rue de l’Echaudé.

Castellani descend et fouinasse à la terrasse d’hiver. Puis il entre.

Je suis un peu anxieux…

— Tu as une cigarette ? je demande au chauffeur.

Il me tend un laxompem de gauloises. Mais je n’ai pas le temps de l’allumer. Castellani est déjà de retour.

Je suis un peu déçu, car j’espérais en secret que le Muller de l’annonce serait le même que le mien. Je m’étais enfoncé dans le crâne que deux Muller ne pouvaient pas s’intéresser à des disques rares…

— Alors, fiston ?

— Il y a quelqu’un avec un disque, en effet, mais ça n’est pas un vieux…

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une chouette môme, monsieur le commissaire.

Et il rougit comme un collégien qui vient de se faire choper avec une revue porno.