Y A DE L’AURORE BORÉALE PLEIN CE QUI ME SERT DE CRÂNE !

Muller toussote. Il se tourne vers la femme.

— Laisse-nous, veux-tu ? demande-t-il.

Docile, elle s’éloigne.

Alors Muller recule lentement pour être hors de ma portée et baisse son revolver.

— Je commençais à prendre une crampe dans le bras, dit-il en souriant.

Puis il s’adosse au mur.

Son beau costard commence à être fripé et ses joues mal rasées lui donnent l’air d’un type de la haute qui serait devenu clodo à la suite d’embarras financiers.

Il a une belle gueule, Muller et de la distinction… Même dans cet état de délabrement consécutif à son activité de ces derniers temps.

— Commissaire, murmure-t-il, je vais vous annoncer quelque chose ; mais sera-ce vraiment une nouvelle pour vous ?

Il pèse bien ses mots.

— Vous allez mourir, commissaire.

Je soupire de mon air le plus comique possible :

— C’est dans la condition humaine, hélas !..

Mais lui, impassible, reprend :

— Vous allez mourir et mourir de ma main…

— J’ai déjà entendu ça quelque part…

Il sourit sans haine.

— A quoi bon persifler, commissaire ? Je sais que vous êtes un homme courageux. Je vais vous tuer parce que je n’ai pas le moyen de faire autrement ; personnellement, je n’ai aucune haine à votre endroit… Mais avant, je vais vous raconter une histoire et vous poser une question…

Il se racle le gosier.

Le type allongé contre le mur ne fait toujours pas un mouvement. Je le regarde attentivement : je donnerais bien une thune pour reluquer sa devanture, mais il conserve la tête dans ses bras…

Une lumière crue tombe de l’ampoule électrique nue.

L’homme aux cheveux gris reprend :

— Avez-vous entendu parler de Karl Hollanzer ?

— Non…

Ça a l’air de le choquer profondément.

— Karl Hollanzer était un grand savant, dit-il, professeur à la Faculté des sciences de Berlin. Il avait à son actif de grands travaux patronnés par le Reich hitlérien…

« Lors de l’invasion de l’Allemagne il a été emprisonné par les Russes et, comme il ne voulait absolument pas collaborer avec eux, il s’est pendu dans sa cellule.

Je l’écoute attentivement, pressentant que je vais toucher enfin le fond du probloque.

Muller me regarde presque brutalement.

— C’était mon demi-frère, dit-il.

— Navrant, dis-je, sans préciser si je trouve navrant qu’il soit le frère d’un grand savant ou que ce grand savant soit mort.

— J’ai hérité de ses biens, poursuit-il, car contrairement à mon demi-frère, j’étais antifasciste. Dans sa propriété, il avait aménagé un laboratoire qui a été dévasté ; mais il avait pris ses précautions et caché une invention sur laquelle j’ai pu mettre la main.

— Le détonateur ?

— Oui.

— Charmant héritage, monsieur Muller… Et alors vous avez voulu le monnayer. Pour cela vous avez frappé à la porte des dollars ; c’est-à-dire à l’ambassade américaine de Paris.

— Oui…

Je ricane.

— La petite histoire, Muller, ça n’est pas vous, c’est moi qui vais vous la raconter. A l’ambassade vous avez été reçu par une dame d’un certain âge, une Française du nom de Fouex, à laquelle vous avez fait part de votre désir de contacter l’ambassadeur. Ils sont stricts là-bas sur les motifs des visiteurs, vous avez été obligé de révéler qu’il s’agissait d’une invention. La dame vous a alors mis en cheville avec son chef direct : le grand rouquin à lunettes. Vous avez expliqué de quoi il retournait à celui-ci et vous lui avez promis une commission pour le cas où l’affaire se ferait. N’est-ce pas ?

Il approuve lentement de la tête.

— Le gars a été très intéressé. Il vous a dit d’apporter l’invention, qu’il allait en référer en haut lieu… Mais il y a eu un temps mort, car la visite d’un souverain étranger, ami des Alliés de l’Ouest, accaparait ces messieurs de l’ambassade…

— Formidable ! murmure Muller. Vous êtes vraiment un policier d’une classe supérieure…

— J’ai été élevé au sein, je lui fais ; tous les chiares élevés au sein sont plus fortiches que les autres. Je continue ?

— Continuez…

— Seulement, quelqu’un qui n’avait rien perdu de l’histoire, c’était la mère Fouex. Elle a aussitôt combiné un petit cirque pour agrafer l’invention… Peut-être qu’elle était patriotarde, peut-être aussi qu’elle aimait les dollars, hein ?

— Comment le savoir ? soupire Muller.

— Peu importe, continué-je. Elle a pensé faire le coup avec son neveu. Elle ne pouvait agir seule… Et puis il lui fallait un comédien, c’est-à-dire un gars susceptible de se faire passer pour un ponte américain. J’ignore comment s’est opérée la tractation, mais elle s’est opérée, n’est-ce pas, monsieur Muller ?

— Oui, dit-il sourdement.

A cette évocation, sa main se crispe sur la crosse de l’arme.

— Je continue toujours, dis-je. Gerfault, le neveu, était un type assez inconsistant. Il avait une maîtresse : la môme qui m’a repris le disque et que vous avez fait buter ce matin… Une petite futée qui n’avait pas froid aux yeux. Bien entendu elle a vu tout le parti à tirer de l’aventure : seulement, il y avait un obstacle : cette mère Fouex qui savait tout ! Avant de pouvoir négocier l’invention, il convenait de liquider la vieille. Alors, ils l’ont empoisonnée…

Je m’arrête. Jusque-là, le type le plus époustouflé par mes salades, c’est encore moi. C’est à moi en effet que je raconte cette histoire. A moi seul. Le déclenchement de mon fameux don de catalyse qui tardait tellement à se produire se met à fonctionner. Tous les éléments de l’affaire qui se sont cristallisés en moi s’assemblent avec aisance dans mon cerveau comme dans un dessin animé. Chacun reprend sa place… C’est bath ! C’est du limpide…

J’entrave tout comme si je le lisais, bien détaillé, bien gratiné, bien croustillant dans mon canard habituel… Je comprends tout ! Oh ! ce que c’est bon de comprendre… Ce que c’est agréable… Ce que ça vous tripote les glandes ! Je comprends que Muller et son Pied Nickelé de Banski, comprenant qu’ils étaient faisandés, se sont retournés contre le grand rouquin ; je comprends que celui-ci a été le premier marri et qu’il les a braqués sur la mère Fouex… A travers la vieille qui venait de claboter, ils ont atteint Gerfault… Ils l’ont serré de près. Celui-ci a pris peur et, sur les conseils de sa môme, s’est barré en Suisse en usant du subterfuge que vous savez. Il s’est fait la paire au moment où Banski avait un tête-à-tête définitif au restaurant, tandis que dehors, au volant de la voiture, Muller le surveillait.

Seulement, il y a eu accroc. Accroc pour la môme de Gerfault. Celui-ci devait emporter en Suisse le détonateur mais le jugeant trop encombrant, il s’est seulement muni de la fameuse rondelle, pièce essentielle de l’engin et a planqué celui-ci…

Cela, il l’indique très sommairement à son amie.

Elle n’a rien de plus pressé que de se mettre en quête du détonateur. Elle le cherche partout, y compris chez la mère Fouex. Elle profite de ce qu’elle est chez elle pour téléphoner au « Monseigneur ». Maintenant, elle n’a plus besoin de son petit Jules à la mie de pain qui ne pourra pas tenir longtemps. Elle sait que les affres des derniers jours ont mis à mal ses nerfs, qu’il est à bout. Peut-être lui a-t-il fait part de son intention de se suicider si le pot aux roses vient à être découvert. Elle lui fait croire qu’il l’est. Son expression « il est trop tard » veut dire qu’on s’est aperçu de ce que le décès de sa tante n’était pas naturel et qu’on le recherche. Elle ne demande pas mieux qu’il se fasse sauter, ça arrange tout. Oui, ça arrange le complice avec lequel elle a tout manigancé et qui attend à Genève. Le complice, c’est le petit jeune homme dont il a été question dans le rapport des policiers de Genève. Hélas ! un mec a brouillé les cartes…

Je bonnis tout ça à Muller.

— C’est exact, dit-il. Vous avez le nez creux, mon cher commissaire. Un vrai don de double vue !

— Ce que je ne m’explique pas, poursuis-je, c’est la façon dont vous avez si vite su ce qui se passait à Genève. Fichtre ! au lendemain matin, votre Crâne-pelé était déjà à pied d’œuvre.

Il a un rire faussement énigmatique.

— Par la femme, voyons ! Puisque nous avions repéré Gerfault, nous avions repéré sa maîtresse : une Roumaine que les aventures n’effraient pas… Et qui n’en était pas à son coup d’essai, croyez-moi… Il ne nous a pas été trop difficile d’intercepter l’une de ses communications avec son complice…

— Je vois, fais-je.

Je me dépêche de revenir à ma narration improvisée. J’ai hâte de la mener jusqu’au bout… Jusqu’à ce que les romanciers et les gens sensés appellent la conclusion.

Je comprends toujours… Avec la même netteté crue et simple. Banski, allant à Genève pour récupérer Gerfault ou, tout au moins le détonateur, apprend qu’un policier français est dans le coup. Il pompe mon adresse sur le registre de l’hôtel, mais n’est-ce pas du vent ? Esprit assez borné, il embarque la standardiste afin qu’elle m’identifie ; de cette façon, pas d’erreur !

Muller lui donne l’ordre de m’abattre. C’est ce que, à bord de la péniche, il a appelé une erreur. Gentillet ! l’erreur ça n’était pas d’avoir donné l’ordre de m’abattre, c’était de l’avoir fait avant d’avoir compris que j’avais le disque. Le lendemain, il se félicite de ma veine. Car je montre la fameuse rondelle aux gars de l’ambassade et le rouquin n’a rien de plus pressé que de le prévenir.

Ensuite, je vais chez Gerfault. Et c’est la rencontre avec la maîtresse de ce dernier qui, venant fouiller une fois de plus son appartement, vient de découvrir le détonateur, mais privé de son élément indispensable qui a disparu et que son complice n’a pu dénicher (et pour cause !) à Genève… Elle me tire dessus. Me croit mort… C’est une aventurière… Pour s’assurer à qui elle a affaire, elle me fouille. Quelle n’est pas sa stupeur de découvrir la rondelle manquante… Tout va bien. Elle se met en contact avec les Ricains.

— Vous, vous fouillez ma butte après m’avoir kidnappé… Rien. Vous dites alors à votre femme de faire passer une annonce.

C’est une petite chance à courir, mais rien ne doit être négligé…

— Décidément, dit Muller, vous m’aurez étonné de bout en bout…

— Le reste, continué-je, je ne l’ignore pas non plus. Le rouquin vous fait part de la démarche de la Roumaine, démarche survenue dans l’intervalle. Elle doit revenir le lendemain. A tout prix, il faut éviter que ces tractations ne s’effectuent. Le rouquin a pu parer au plus pressé en faisant passer la fille pour une vague piquée, mais la menace qu’elle a faite pousse son chef à nous prévenir… Il ne faut pas que nous lui parlions… Si elle tombe entre nos pattes, l’invention est perdue pour vous… Elle, morte, son complice sera effrayé et se terrera en attendant, ce qui vous donnera le temps de le retrouver, ce à quoi vous vous employez sérieusement, votre femme, Banski et vous…

« Mais voici que votre annonce porte ses fruits. Comprenant qu’il n’est pas de taille à lutter, le gars en question vous envoie un pneu, comme je l’ai fait… Vous le cueillez, vous l’amenez ici et travaillez au point de l’abrutir complètement. »

Je montre du menton la masse sombre.

— Et le voilà…

« C’est pour cela que, lorsque vous recevez ma lettre, à moi, vous savez qu’il s’agit d’un piège… Et d’un piège de moi… Vous préparez soigneusement votre coup. Il est délicat, car vous tendez un piège à celui qui vous en tend un… Tout peut rater… Mais vous avez trop envie de me voir… Je suis votre dernière chance et parce que vous êtes un type gonflé, vous la courez, exact ? »

— Exact, dit-il.

Il me regarde…

— Vous savez ce que j’ai à vous demander ? reprend Muller.

— Oui…

— Vous parlerez ?

— Non !