A mes amis CHAVEROT, qui savent si bien vivre, l'histoire de ces morts. F. D.
« Et j'apprendrai ma mort en comprenant la sienne. » ÉMILE VERHAEREN.
I
RENCONTRE AU PAYS DE LA VIE
Je voulais aller ailleurs, ce pays merveilleux, et je décidai de prendre un train pour m'y conduire. Je me trouvais au fond d'une lande, c'est-à-dire au milieu : le fond d'un cercle est au centre de la circonférence et les déserts sont circulaires. Chacun sait cela ; moi, je ne le savais pas. Je dus marcher longtemps pour trouver une gare. Mes pieds glissaient sur de la bruyère ou se prenaient dans des racines de fougères. Ni la bruyère ni la fougère ne sentaient la bruyère et la fougère. Or les végétaux vivent avec des parfums comme les animaux vivent avec des mouvements. La lande ne sentait rien, elle mourait et sa mort non plus n'avait pas d'odeur. Voyez comme j'avais raison d'aller ailleurs.
Je découvris la gare sur le soir. Elle était seule entre la lande et la nuit. Aucune fumée, aucun bruit n'en émanait, et les gares vivent avec de la fumée et du bruit. Je m'approchai cependant car la mort attire bien plus que la vie. C'était une petite gare dont toutes les vitres de toutes les fenêtres étaient brisées. Je pensai au mot « lugubre » et l'idée me vint qu'il avait été créé pour qualifier ce bâtiment. J'en fis le tour, je ne vis personne. De l'herbe sèche engloutissait la voie dans une ouate jaune. « Il n'y passe plus de trains », me dis-je, désespéré. Je me dirigeai vers le bureau du chef de gare. Personne. Les horaires fixés au mur avaient moisi. Sur la table couverte d'un tapis vert, j'aperçus un sifflet. Une ancienne salive avait fécondé le pois chargé d'en arrondir le son, et le germe du pois était sorti par la fente du sifflet, mais maintenant il était mort — les sifflets, comme tant d'autres objets, ne possédant que la vie des vies…
Cette carcasse de gare m'angoissait de plus en plus et je m'apprêtai à retourner d'où je venais — piètre ailleurs !
Cependant, l'idée me vint de visiter la salle d'attente, et j'eus l'agréable surprise d'y découvrir trois voyageurs, assis sur une banquette. Il y avait là un poète, une femme enceinte et un curé. Le poète avait l'air rêveur, la femme enceinte avait l'air patient, le curé avait l'air triste. Je les saluai courtoisement et ils me répondirent par un signe de tête. Après quoi je m'assis en face d'eux, sur une autre banquette d'où le crin sortait comme les entrailles d'un ventre ouvert, et j'attendis, ainsi que le faisaient, à mon avis, mes compagnons. La nuit se pressait dans la salle, mais je distinguais parfaitement mes voisins car le poète était plus clair que l'obscurité, la femme enceinte plus grosse et le curé plus noir.
Nous restâmes tous quatre sans parler. Cependant, une foule de questions se pressaient à mes lèvres : quelle était cette gare étrange ? Y passait-il des trains malgré l'état des voies ? Et pourquoi aucun employé ne se montrait-il ?
— Vous attendez le train ? questionnai-je en les regardant tous trois.
Le poète écarta les cheveux qui masquaient son regard.
— Je n'attends rien, murmura-t-il, le temps n'existe pas…
La femme enceinte ramena sur son ventre les pans de son manteau.
— Si, dit-elle, le temps existe.
Quant au curé, il haussa les épaules.
— Oui, approuva-t-il, il existe puisqu'il nous conduit à l'éternité.
Ces réponses diverses ne faisaient pas mon affaire.
— Mai enfin, criai-je, les trains passent-ils par ici ?
— Des trains passent pour ceux qui le méritent, affirma le curé.
— Ah, fis-je, décontenancé, et vous pensez prendre le prochain ?
Le prêtre me regarda d'un air effaré.
— Je le prendrai si j'ai achevé ma prière.
— Et moi, si j'ai fini mon temps de gestation, murmura la femme.
Le poète sourit.
— Je me demande si mon rêve s'achèvera, déclara-t-il ; en tout cas, je ne prendrai pas le train avant.
— Votre rêve est donc si beau ? questionnai-je.
— Oh oui ! assura le poète, il contient une femme blonde qui se coiffe, une source qui coule, un rossignol qui chante et une fleur qui éclôt.
J'examinai le poète. Il était sale. Il était laid. Il était vieux. Il suivit sur mon visage l'évolution de ces trois constatations. Puis il sourit à nouveau. Et j'eus honte d'être jeune, beau et de ne rien penser.
Les heures passèrent.
Le curé récitait son bréviaire.
La femme écoutait son ventre.
Le poète riait à son rêve.
Je ne faisais rien d'autre que m'ennuyer.
Enfin j'entendis un sourd grondement et un train déboucha dans la gare. Je me précipitai sur le quai et escaladai le marchepied d'un compartiment. Le train repartit. Je constatai que le wagon où j'étais monté ne contenait pas un seul voyageur. Je passai alors dans un autre, puis dans un autre encore et traversai successivement tous les wagons sans rencontrer âme qui vive. Enfin j'atteignis le tender et, à mon indicible effroi, je m'aperçus qu'aucun être humain n'actionnait la locomotive. Elle fonçait toute seule dans la nuit sans étoile, rougeoyante et silencieuse, traînant à sa suite un train docile et brinquebalant.
« Je suis seul, me dis-je, terrifié. Personne n'a donc mérité ce train, et toi, pauvre homme, qu'as-tu donc fait pour t'autoriser à y prendre place ? »
Je ressentis un vif accablement, tempéré, je dois le dire, par la pensée que ce convoi fantôme m'emmenait ailleurs.
Le jour se leva bientôt et, le front collé aux vitres d'un compartiment, j'examinai curieusement le paysage. Je ne vis qu'une campagne rase, pelée et désolée. Le train traversait de temps à autre des gares sans fenêtres dont les noms étaient écrits en blanc sur blanc. Je n'osais plus penser.
Au bout d'un laps de temps qui me parut interminable, le train s'arrêta. Je descendis promptement et, à peine eus-je posé le pied à terre, le convoi disparut dans un miroitement de vitres.
Je ressentis alors la plus grande émotion de ma vie. Je me trouvais dans un pays terrifiant dont je renonce à peindre le tableau exact. Le sol était de cendres et ne livrait aucune végétation. Un lac d'eau chaude fumait dans un jour flamboyant qui blessait la vue. Ce paysage dantesque était infini et vide comme un décor. Je fis quelques pas et j'aperçus un tronc d'arbre calciné ; sur cet arbre était assis un être bizarre, vêtu de noir, décharné, blême, aux yeux caves.
« Bon Dieu ! pensai-je, ce monstre à forme humaine a-t-il un sexe ? »
— Pardon…, fis-je.
Mais je ne pus en prononcer davantage car je venais d'apercevoir les mains du personnage, et ma langue se trouva paralysée par la frayeur. Ces mains étaient des mains de squelette.
— Pourquoi avoir peur ? me demanda l'être effrayant. Je suis la Mort et dans un certain temps votre beauté molle aura rejoint ma dure laideur. Il ne restera de votre corps qu'une armature, vous le savez bien. Croyez-moi, tous les hommes se ressemblent puisqu'en définitive ils se nomment tous Mort. Je suis la Mort et c'est infiniment reposant. Asseyez-vous, monsieur.
Je m'assis à l'autre extrémité du tronc d'arbre.
— Où suis-je ? balbutiai-je ; en enfer, sans doute ?
— En enfer ? ricana la Mort. Quelle idée ! Mais non, vous êtes au pays de la vie ; voyez comme ici tout est calme, reposant ; sentez ces fleurs sauvages, admirez l'azur de ce lac, écoutez les pépiements d'oiseaux.
Je ne me sentais guère rassuré, car je croyais que mon étrange compagnon, non content de figurer la Mort, représentait également la démence.
Mais lui m'examinait de son regard creux.
— Ah ça ! me dit-il. N'auriez-vous pas mérité le train ?
— J'ai peur que non, avouai-je.
— Alors, vous devez vivre un cauchemar, murmura la Mort d'une voix sifflante. Quelle folie, aussi, de prendre un train sans l'avoir mérité.
Je pensai au curé, à la femme enceinte, au poète.
— Et que faut-il faire pour le mériter ? demandai-je.
— Créer quelque chose, dit la Mort en montrant son sourire dénudé.
— J'ai vu un poète, que créait-il ?
— Un monde !
— Il y avait une femme enceinte, que créait-elle ?
— Un homme !
— J'ai vu également un prêtre qui priait ; vous ne pouvez prétendre qu'il créait quelque chose…
— Si, affirma gravement la Mort ; il créait une certitude. Et vous, reprit-elle implacablement, qu'avez-vous fait ?
Je fouillai désespérément mon passé. Il était vide. Un immense désespoir s'empara alors de moi et je me mis à pleurer.
— Ne vous découragez pas, conseilla la Mort, et cherchez ce que vous vous croyez capable de faire.
Je regardai mes mains maladroites et les laissai crouler le long de mon corps avec accablement.
— Hélas, répondis-je, je n'ai jamais vécu que de ma plume et je n'ai jamais écrit que des textes de commande. L'inspiration m'a toujours fait défaut.
— Écoutez, reprit la Mort, je vais vous conter l'histoire du meurtre.
Son récit fut long et passionnant. Pas une fois je ne l'interrompis. Lorsque la Mort se tut, j'avais le crâne fourmillant d'idées neuves.
— Bon Dieu ! m'écriai-je. Que ne suis-je parmi les humains ! Combien j'aimerais leur conter ces histoires !
— Les regrets sont des intentions posthumes, dit la Mort en se levant : or l'intention vaut l'action. Vous êtes sauvé ! Au revoir !
Quand elle eut disparu, une herbe fraîche se faufila entre la cendre, des fleurs dominèrent l'herbe, des arbres ombragèrent les fleurs, des rameaux poussèrent sur le tronc où j'étais assis. Au loin s'étendit un lac bleu, infini, cerné de montagnes roses. Des oiseaux emplirent le ciel de leur chant. Et une femme blonde, la femme dont rêvait le poète, s'avança vers moi en coiffant le fleuve d'or de ses cheveux.
— Le pays de la Vie, murmurai-je.
* * *
Les rêves s'achèvent toujours au bord des voluptés. Je m'éveillai au moment où mon corps se fondait dans le crépitement du monde de la Vie.
Et pour éclairer les hommes sur leur destin, pour m'éclairer sur le mien, j'ai écrit les histoires que me conta la Mort bavarde des sommeils.
II
SUR MON LIT DE MORT
La Mort m'avait dit : « On a surtout tué pour vivre. »
A Pierre Scize.
Je me suis éveillé tôt ce matin. Habituellement, je dors jusqu'à dix heures. Le matin n'est pas fait pour moi. Je voudrais pouvoir vous expliquer pourquoi, mais je n'en sais rien moi-même. N'affrontons pas les évidences. Je ressemble aux anciens czars : je ne dors bien que le jour. La nuit m'use. Je la tolère jusqu'à une heure du matin à cause des spectacles et des soupes gratinées, mais, d'une heure jusqu'à l'aube, j'agonise. Mon sommeil est indécis. Sûrement, je mourrai à la fin d'une nuit.
A l'aurore je prends conscience du jour, alors, soulagé, je m'enfonce dans mon véritable sommeil, comme un condamné à mort doit le faire lorsque les premiers rayons du soleil lui promettent un jour de plus à vivre.
* * *
Ce matin, lors de cette prise de conscience, il s'est produit quelque chose — mais quoi ? — et je me suis éveillé tout à fait. J'avais l'impression de porter en moi une pensée bouleversante, susceptible de modifier ma façon d'être. Tiens, c'est vrai, on est et il faut malgré tout s'efforcer d'avoir une façon d'être. Je me suis mis à rechercher cette pensée, anxieusement, avec tout de même la crainte de la trouver. A mes côtés, ma femme dormait. Elle dort tout le temps, chez elle le sommeil est une pesanteur. Elle dort comme tombe un objet lâché, dès que son corps est inerte.
Je la contemplais. Elle était tout au fond du sommeil ; je ne sais dans quel néant d'où il me semble qu'un jour elle ne reviendra pas.
« Comme elle est loin, pensai-je, loin du monde et d'elle-même. »
Tout à coup, je réprimai un mouvement d'effroi. Je venais de découvrir cette fameuse pensée.
J'avais envie d'éveiller ma femme pour lui parler du meurtre que j'ai commis.
* * *
Un matin pareil à celui-ci, j'ai rencontré un homme qui arrivait du fond de son passé et je l'ai tué.
Je pense à la place qu'occupait cet homme dans le monde. Je ne crois pas à la société, la preuve c'est que je n'ai jamais voté. Non, la place de cet homme, c'est les odeurs qu'il a respirées, les faits qu'il a provoqués et qui n'ont été des faits dans la vie du monde que parce qu'il existait.
Par elle-même, la vie de cet homme n'était rien, mais il l'utilisait…
Je ne puis admettre la pensée que je représente son destin. Non seulement, je supporte le poids de sa mort, mais aussi celui de sa vie. Une femme a porté dans son ventre une vie qui déjà m'était promise. Elle a nourri cette combustion que j'ai éteinte, et les mille hasards de l'existence de cet homme le conduisaient droit à moi.
Pourtant, ce n'est pas terrible d'être un assassin. Vous ne sauriez croire, au contraire, combien un crime est léger lorsqu'on est assuré de l'impunité. A explorer mes sensations je m'en crée de nouvelles, un peu littéraires et heureusement passagères, qui vous donneront une fausse idée de la chose, à vous qui n'aurez qu'elles pour comprendre mon crime.
* * *
Je suis né le 3 février 1918.
Mais vous seriez bien ennuyé si je vous racontais ma vie. J'ai été sans relâche un être ordinaire et je ne suis rien devenu, sinon un assassin pour vous. Seulement, voyez comme l'homme est poète dans ses moindres recoins : j'allais vous parler de mon enfance, de mon pouce que je suçais, de mes premières amours, pour essayer de vous démontrer que, depuis ma naissance, ma vie avait été un acheminement vers mon crime.
Et, après tout…, pourquoi cela ne serait-il pas vrai ? Si sincèrement je pensais ainsi, vous n'auriez qu'à vous incliner devant ma vérité, mais cela n'est pas. Mon acte n'est pas un aboutissement, seulement un épisode…
J'ai tué. D'autres aussi. L'essentiel est que tout le monde l'ignore. Ce sont les autres qui en feraient un crime.
* * *
Même si la chose s'était sue, j'aurais été acquitté. Il y a des gens qui tuent accidentellement, avec leur automobile par exemple, et qui néanmoins dorment bien la nuit et n'éprouvent aucun émoi en pensant à l'événement. Et ils conduisent encore la même voiture. Pourtant, il y a la fatalité d'une vie entre les phares de leur machine. Mais l'acte ne comptant pas, ils ont oublié. Mon acte non plus ne compte pas, pourtant je me souviens. Sans cesse j'essaie d'imaginer cet homme. Il dégageait un rayonnement. Sa vie avait de l'importance pour certaines gens. Il était maçon ; son patron a dû le remplacer ; il y avait quelque part, dans un chantier, un mur auquel il travaillait ; ce mur n'était pas seulement fait de moellons et de ciment, mais aussi, mais surtout des pensées de cet homme, de son application, de la volonté qu'il avait d'élever cette construction. Il ne l'a pas achevé. Dans la ville se dresse maintenant un édifice dans lequel je me suis manifesté.
Je me répercute à l'infini. Dans les arrêts et les mouvements qui découlent de la mort de cet homme.
* * *
Le hasard ! Les hommes ne le comprendront jamais ! C'est notre père à tous.
Je me suis éveillé tôt ce matin. Hasard ? Ma femme dormait ; pourquoi ai-je eu envie de lui révéler mon crime ? Si elle savait, elle me regarderait avec horreur et nos deux vies se trouveraient modifiées. Alors oui, peut-être me sentirais-je un véritable assassin… Je serais définitivement un assassin pour m'être éveillé à six heures. Si vous croyez à la signification du rire, pourquoi ne riez-vous pas de cela ?
Je n'ai rien dit à ma femme, il aurait fallu que j'insistasse pour qu'elle me crût. Je n'aime pas me fatiguer.
Ma femme se nomme Marie-Thérèse. Un jour je vous montrerai sa photographie. Elle a de jolis seins, vous verrez ; ça me ferait plaisir si vous en aviez envie.
* * *
Le maçon pouvait avoir trente ans. Il portait une casquette et il avait les yeux roses. Sur mon lit de mort — c'est à cela que je voulais en venir —, oui, sur mon lit de mort, ma dernière pensée sera pour ses yeux. Certains lapins ont les yeux roses, ça ne leur empêche pas de ressembler à des lapins ; lui avait les yeux roses et il ne ressemblait à rien d'autre qu'à un maçon. A un maçon aux yeux roses, voilà.
Et ma vie coule sous l'arche des yeux roses.
* * *
Ce jour-là, j'étais allé chez Blandin. Cherchez sur l'annuaire ! Vous y trouverez : Blandin, liquoriste. Si je n'étais pas allé chez lui, rien ne se serait produit — autre hasard. Mais allez donc dire à Blandin qu'il a, rien qu'en existant, participé à un meurtre.
Blandin vous montrera l'en-tête de son papier à lettres : maison fondée en 1843. Blandin distille, il ne tue pas les gens.
Et c'est vrai, il n'a pas tué ! Un peu du crime l'a traversé, comme le courant électrique traverse le corps d'un homme qui tient un autre par la main. J'étais le dernier de la chaîne, j'ai pris la décharge. Il faut bien un dernier.
Quand j'étais petit, je me disais : « Je pense que je pense que je pense que je pense. » Comme cela jusqu'à vomir. Ça me faisait songer à l'étiquette collée sur les boîtes de la Vache qui rit, où l'on voit une vache ayant comme boucles d'oreilles d'autres boîtes où figure la même étiquette, ainsi de suite jusqu'à mourir.
Oui, il faut un dernier, et un dernier n'est que la victime d'un nombre.
Blandin croit à l'éternité de sa firme parce qu'elle a cent ans. Mon arrière-grand-père aussi a eu cent ans, lui aussi avait pris l'habitude de l'éternité. On l'a trouvé mort dans son lit, un matin, la bouche ouverte, et on a fermé ce siècle d'erreurs avec un mouchoir noué sur la tête.
* * *
Donc j'étais allé chez Blandin pour lui commander une caisse de Gallifet. J'aime les liqueurs douces. Je les bois à la bouteille. Je bois toujours à la bouteille lorsque je suis seul. Blandin habite du côté de la gare de triage, tout au fond d'une rue déserte qui sent la fumée, le harnais, et la cave près de chez lui. Je revenais paisiblement. La rue est bordée d'un côté par le remblai d'une voie ferrée, de l'autre par un mur infini sur lequel les gamins écrivent des noms de filles, et les grandes personnes des noms d'hommes politiques.
J'étais seul dans la rue. Il pouvait être onze heures. Un petit soleil triste dessinait des ombres. Un chien maigre flairait le mur. Pourquoi ce décor sans pittoresque devint-il mon décor ? Et surtout le décor du maçon ? Le monde entier se condensa pour nous dans cette rue assoupie, et le véritable reste du monde devint tout à coup une chose improbable et sans importance. Cette rue, rien que cette rue au trottoir de terre, au mur immense bégayant ses « Lulu » et ses « A bas Laval ! ».
Le maçon survint. Il allait à bicyclette et ses yeux roses avançaient vers moi comme, la nuit, l'incandescence d'une cigarette.
Et soudain le temps qui ne compte pas compta. Il se traîna comme l'heure que l'on suit des yeux sur le cadran de l'horloge. Il se traîna comme dans son regard se traîne la vitesse d'un coureur.
Le maçon arrivait sur moi. Il ne le savait pas. Il me voyait sans me regarder. Le hasard devint minutieux. Maintenant, je me dis : « Et s'il était allé plus vite, et si j'étais parti plus tôt de chez Blandin ?… »
Nous vivions. Il devait mourir. Je devais le tuer.
Et c'était là.
* * *
A l'instant précis où nous parvînmes à la même hauteur, les sirènes d'alarme retentirent, donnant sa signification à un ronronnement qui, depuis un moment, rôdait à l'horizon. Le maçon descendit de sa bicyclette et la peur réussit ce miracle : faire de deux inconnus une fraternité, oui ! Nous nous regardâmes et immédiatement nous nous sentîmes liés par ce hululement comme deux jambes par la marche.
— Bon Dieu ! hurla le maçon, c'est pour nous !
Je pensai à la gare de triage, si proche. Je sentis ma gorge se contracter. Je fus assoiffé d'éloignement.
Le vrombissement devint un sourd tonnerre.
— Planquons-nous ! cria mon compagnon.
Il abandonna sa bicyclette et se précipita vers une sombre masure, incrustée dans le mur comme une plaie.
Tenez, vous allez penser que je radote, mais cette maison, cette carcasse de maison morte, étouffée dans le mur, n'était-ce pas aussi le hasard ?
* * *
Je viens soudainement de comprendre pourquoi je vous raconte tout cela. Et c'est diablement reposant, la compréhension. Je pense que ma vie, à cause de ce drame, devient comme une sorte de roman. Je ne peux plus vivre un roman. Je ne peux plus. C'est trop lourd pour moi. Je m'en débarrasse d'un coup de reins, comme d'un colis dont les ficelles claquent. Voilà pourquoi j'avais envie d'éveiller Marie-Thérèse, ce matin, et de lui montrer mes mains de meurtrier, qui ressemblent perfidement à des mains faites seulement pour servir de mains. Je vivais un roman tout seul, votre roman maintenant ; c'est trop difficile, je n'ai pas de spectateur en moi, je ne suis pas fou. Pour supporter un roman, il faut se sentir multiple.
Vous allez tout savoir, et puis tout oublier, et moi aussi peut-être, entraîné par votre indifférence.
* * *
Le maçon laissa sa bicyclette devant la porte et nous nous engouffrâmes à l'intérieur de la maison morte. Il y avait un couloir plein de plâtras, encore tapissé d'un papier sans couleur, et puis, au bout, une salle au plafond crevé sur les murs de laquelle on apercevait un Règlement pour les débits de boissons et les réclames du Cinzano.
Une trappe dans le plancher. Un escalier de six marches. Nous fûmes dans la cave. C'était plutôt un trou dans des ruines. Nous nous y terrâmes. Et alors il y eut la bombe, mais je ne peux pas vous expliquer, ni personne, ni même le type qui avait inventé cette bombe et composé ses effets avec des formules.
Quelque chose d'énorme et de trop fort. Un bouleversement et du bruit. Le bruit du bruit. Du bruit chimique. Le diamant, oui, le diamant fait bruit.
* * *
Nous nous retrouvâmes serrés l'un contre l'autre, le maçon et moi. Crispés. Nous attendions une suite, il n'y en eut pas.
Je claquais des dents et j'avais envie d'uriner comme lorsque, enfant, je jouais à cache-cache.
— Nom de Dieu ! disait le maçon. Nom de Dieu !
Nous étions comme une photographie représentant un acrobate entre deux trapèzes. Et puis, soudain : crac ! la vie a repris.
— T'as des allumettes ? m'a demandé le maçon. Nom de Dieu ! J'ai oublié mon briquet dans ma veste, j'étais juste allé chercher mon casse-croûte ; tu parles, si j'avais pensé…T'as pas d'allumettes ?
— Je ne fume pas.
A tâtons, nous retrouvâmes l'escalier et le gravîmes. Impossible de pousser la trappe. La maison s'était effondrée par-dessus. Je ne sais pas où était tombée cette bombe, assez loin sans doute. Et puis, nous n'avons pas à nous en occuper : on paie des techniciens pour étudier ces phénomènes.
* * *
Je vous émiette mon roman et j'ai envie de pleurer. J'ai souvent envie de pleurer, mais je ne pleure jamais. En ce moment, il ne s'agit pas d'une vraie tristesse, seulement d'une mélancolie poétique. Je rêve que je vous raconte une histoire si poignante, si désespérante que nous pleurerons tous, vous et moi, lorsqu'elle sera achevée, et que nous nous logerons tous une balle dans le cœur pour l'empêcher de battre à l'ombre de mon histoire.
Mais moi, je me manquerai, afin de vous voir mourir…
* * *
Nous étions prisonniers de cette cave. Lorsque nous avons compris que nous ne pouvions pas en sortir par nos propres moyens, nous avons essayé de nous y installer.
Il faisait noir. Ce n'est pas vrai, on ne s'habitue pas à l'obscurité lorsqu'elle est totale. Ainsi je ne voyais pas le maçon, bien qu'il fût vêtu de blanc. Je ne l'ai jamais revu. Je l'ai tué à tâtons.
— Tu parles, me dit-il, quand, exténués, nous nous assîmes à terre, nous sommes enterrés vivants ; tu parles qu'on est fait comme des rats ; tu parles que personne n'aura l'idée de gratter dans la bicoque pour voir si qu'on est dessous !
Au début nous fûmes fatalistes, à cause du silence, bien tendu comme une eau de mare. Le bombardement avait cessé et c'était rudement fameux de vivre encore.
— Moi, dit le maçon, je suis maçon, et toi ?
— Écrivain !
Il parut ému. Dans le noir, il dit sur le mode admiratif :
— Merde, alors !
Puis, plus bas :
« Vous m'excuserez…
* * *
Par moments, j'ai l'impression d'évoluer. De vieillir et d'évoluer. Je me dis : « Ce doit être “ça”, l'expérience. » Et « ça » me réconforte. Suis-je donc stupide au point de vouloir me transformer ? Mais je retrouve au long de ma vie des situations identiques qui suscitent en moi d'identiques réflexes. Je me poursuis implacablement.
Voilà pourquoi mon acte ne fera jamais de moi un assassin. Les accidents ne nous transforment pas. Un homme peut subir l'amputation de ses quatre membres, l'homme-tronc qu'il sera devenu demeurera malgré tout l'homme complet qu'il était.
* * *
Au début, nous fûmes plus que fatalistes. Nous fûmes calmes…
Pour le maçon, l'événement n'était pas de se voir brusquement emmurer, mais de l'être en compagnie d'un écrivain.
Ça lui paraissait inouï. Il cherchait à dilater son maigre destin. Je me sentais gêné. Écrivain ! Jamais je n'aurais osé qualifier ainsi mon activité. Je rédige des brochures pour une agence d'éditions : Titres : La Conserve de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes, etc. Lorsqu'on m'interroge sur ma profession, je dis que je travaille aux éditions Merseilla, sans plus. Écrivain ! C'est mon percepteur qui en a décidé ainsi.
Alors écrivain, soit !
Oui, le maçon fut médusé.
Au bout d'un moment, il reprit son souffle.
— Moi, voyez-vous, commença-t-il, ma vie est un roman.
(A lui aussi !)
Nous étions dans le noir épais de ce caveau. Il vivait par sa voix, sa voix était plus qu'une voix, elle était un individu complet.
— Ma vie est un roman, reprit le maçon. Si je vous la disais, vous en feriez un livre…. (Et je sentis qu'il esquissait un geste dans l'obscurité. Tout gosse, je me suis trouvé orphelin, j'ai été élevé par un vieux voisin qui me touchait, vous parlez ! Vaille que vaille j'ai grandi et je me suis marié. Le ménage marche couci-couça, vu qu'on s'engueule, ma femme et moi. Un roman, je vous dis. Ma femme, je vais vous dire, ça n'est pas une mauvaise femme, mais elle a des idées, moi je n'ai pas d'idées. Il ne faut pas non plus qu'une femme en ait… Un roman…
* * *
Qu'est-ce qu'un roman ?
* * *
Je crois comprendre.
Un roman, c'est le maçon maintenant ; un roman, ce sera moi tout à l'heure. Un roman, dix, mille romans, ce sera vous quand vous ne serez plus, ou qu'une partie essentiellement collective de vous-même aura cessé de fonctionner.
Mon acte suprêmement collectif a été l'assassinat du maçon.
* * *
Dans la cave, j'étais tellement assommé par l'obscurité que je croyais voir danser au plafond des disques de lumières pétillantes. Ces disques s'élargissaient démesurément ou s'étrécissaient jusqu'à devenir une étincelle. J'avais beau fermer les yeux et les rouvrir, le phénomène continuait.
Je demandai au maçon :
— Vous ne voyez rien en haut ?
Il répondit que non et poursuivit la narration de son histoire. Comme elle n'avait pas de suite, il la recommença…
* * *
Je m'appelle Antoine Ragosin et le fisc a décidé que j'étais écrivain. Je sais maintenant que je suis Antoine Ragosin depuis toujours, pour moi-même et pour les autres, et que je le demeurerai toujours contre moi et contre les autres. Mais il aurait suffi que j'éveillasse Marie-Thérèse, ce matin, afin que tout changeât pour les autres.
Lorsque quelqu'un pense à moi, il voit mon visage allongé, mes lunettes derrière lesquelles s'affolent mes yeux myopes, mes cheveux roux. Surtout mes cheveux roux. Cette tête, c'est la tête rassurante, permanente, immuable, définitive d'Antoine Ragosin, brave type. Mais si mon meurtre était connu, elle cesserait d'être paisible comme un paysage pour devenir la tête du crime. Mon acte remonterait jusqu'à mon berceau et personne ne se souviendrait que j'ai été un brave homme.
* * *
Après la vie du maçon, il y eut un long silence.
Il ne pensait pas à réclamer la mienne, et je n'éprouvais nul besoin de la lui raconter.
Avant lui, je n'avais pas de vie à raconter. Je n'avais que ma vie. Elle n'était pas racontable.
Au bout d'un long moment, le maçon dit :
— J'ai ici ma musette avec un litre de rouge et trois sandwichs, y en a deux à la tomate, et l'autre est au fromage bleu. Ma femme s'appelle Amélie, elle doit commencer à se biler. Voulez-vous qu'on mange ?
— Je n'ai pas faim.
— Ni moi, mais on va boire une rasade, et puis vous parlez, faudra sortir d'ici ! Bon Dieu, je voudrais pas crever dans le noir. Le jour il fait jour, c'est pas la même chose.
* * *
« Faire jour ! » La belle expression…
* * *
Nous nous mîmes à explorer la cave de fond en comble. Ce n'était pas facile. Nous butions contre des caisses vides et des tessons de bouteilles.
Le maçon dit :
— Il nous faudrait une pioche !
Comme il aurait su s'en servir !
En guise d'outil, nous ne découvrîmes qu'une penture de porte.
— Où jugez-vous bon d'attaquer ? questionnai-je.
— Au plafond, me répondit-il ; il faudrait que nous découpions une poutre afin de faire effondrer une partie de l'étage dans la cave.
Nous superposâmes deux caisses et je les maintins en équilibre tandis qu'il s'y juchait. Le travail commença ; il se servait de la penture comme d'un pic et attaquait violemment la poutre.
— Elle est foutrement solide, cette saloperie, grondait-il à mi-voix.
A cause de son équilibre difficile, il ne pouvait prendre d'élan pour frapper. Il décuplait donc sa force afin de gagner en violence. Il injuriait la poutre pour se donner du cœur à l'ouvrage.
Son mouvement faisait trembler les caisses. Je m'arc-boutais contre elles. J'avais le nez dans les jambes du maçon. Il sentait abominablement des pieds. Le choc faisait crouler des plâtras. Ma langue fut bientôt feutrée par une poussière âcre et lourde. Je baissai la tête. Cette bruine de gravats tomba sur mon cou. J'avais l'impression que c'était l'obscurité que le maçon attaquait ainsi et que celle-ci s'effritait sur moi. Mes doigts s'engourdissaient sur les caisses, je perdais la notion de mes bras. Je devenais rapidement une masse inconsciente de son rôle, mais, à l'intérieur de cette masse, mon corps éternel vivait. Je redoutais d'éprouver une démangeaison. Aussitôt, j'en ressentis une entre les jambes. Je fus affolé par l'idée que j'allais devoir me gratter. J'aurais pu supporter une baïonnette dans le gras de la jambe, mais pas cette démangeaison ; c'était comme un ver qui se préparait à me pénétrer.
Je lâchai le frêle édifice ; le maçon perdit l'équilibre mais se reçut avec agilité.
— Eh ben ! Un peu de plus…, fit-il gentiment.
— Vous m'excuserez, dis-je.
Je n'avais plus envie de me gratter.
Mon compagnon reprit sa place sur les caisses. Et de nouveau j'eus son gros pantalon sur le visage. La cendre de nuit recommença à pleuvoir. Ma démangeaison revint.
— Ça va, me dis-je fermement, je deviendrai fou, mais je ne me gratterai plus.
Alors elle me laissa un peu en repos.
Le maçon flanquait de grands coups. Il hurlait à chaque fois : « Tiens ! Vache. Tiens ! Salope. Tiens ! Fumier… »
Et ses pieds sentaient de plus en plus, et ses deux jambes infinies me chuchotaient son effort.
* * *
Souvent j'ai évoqué la scène, je ne parvenais pas à l'ordonner. C'était une réalité passée qui tournoyait dans mon souvenir. Maintenant qu'elle est écrite, revécue en quelque sorte, je me sens délivré. Non ! non ! non ! je ne suis pas un assassin…
* * *
Le travail n'avançait pas. La poutre était trop dure et la penture pas assez tranchante. Elle arrachait seulement quelques copeaux et, dans le noir, on ne pouvait localiser l'assaut afin de créer une blessure susceptible de mettre ce bloc de bois en péril. Bientôt le maçon fut incapable de poursuivre ses injures, chacun de ses coups lui arrachait un ahanement de bûcheron qui, à la longue, finit par devenir une sorte de gémissement. Ses jambes tremblaient de plus en plus. Et j'entendais, là-haut, son souffle rauque, un peu sifflant.
— J'en peux plus ! s'exclama-t-il enfin.
Il descendit.
— Je sue comme une femme en couches, continua-t-il.
Moi aussi je suais. J'écoutais ma respiration. Elle ressemblait à la sienne. Pourtant, je n'avais produit aucun effort. Déjà on respirait mal.
— A moi, fis-je en escaladant les caisses.
Une fois perché, j'eus un vertige. Il me semblait qu'on m'enveloppait la tête dans un linge chaud.
« L'air chaud monte », pensai-je.
Je tâtai la blessure de la poutre. Puis je me mis à frapper ; mais je suis maladroit, l'outil dérapait et je me meurtrissais le dessus des doigts sur le bois rugueux.
Je me disais de plus en plus : « L'air chaud monte, l'air chaud monte… »
J'avais envie de vomir.
Le maçon dit :
— On est cons de s'escrimer, ça fait pas plus que de pisser dans un violon. Cette poutre est trop solide pour la penture.
Je tapais à tort et à travers. Bon Dieu, comme c'était ridicule, cette agitation d'homme effaré par la chute de son destin !
Depuis longtemps nous avions compris que nos efforts étaient inutiles, mais nous jouions le jeu tout de même. Par pudeur, l'un vis-à-vis de l'autre.
* * *
En admettant que le maçon ne soit pas mort, bien que nous ayons vécu ensemble de pareilles heures, nous ne nous saluerions même plus.
J'ai toujours été déçu par l'oubli. Si mes contemporains avaient voulu, je saurais vivre à travers des souvenirs.
Ainsi, j'ai aimé une femme qui se nommait Judith. Je la fis souffrir parce qu'elle m'aimait, que je l'aimais et que c'était trop simple. Lorsque je la quittai, elle ne me dit rien, elle me regarda seulement. Elle me regarda comme seules les vaches savent regarder : sans ciller et peut-être sans voir. A son regard, je compris qu'elle ne m'oublierait pas, et je partis, allégé par cette certitude.
De temps à autre, je lui téléphonais :
— Allô ! Judith ?
Elle demandait :
— Qui est-ce ?
Et je répondais :
— C'est moi !
Alors sa voix devenait peureuse, humide, et me ravissait :
— Bonjour, Antoine !
Un jour, il se passa ceci :
— Allô, Judith ?
— Qui est-ce ?
— C'est moi !
— Moi qui ?
Je raccrochai.
L'oubli…
* * *
Le maçon tint à ce que nous mangions. Pour lui faire plaisir, j'acceptai un sandwich à la tomate, mais j'avais surtout soif. Lui aussi.
— Il faudra ménager le kil, prévint-il d'une voix déjà moins fraternelle.
Il se demanda :
— Si personne vient nous délivrer, de quoi qu'on mourra : de faim ou d'asphyxie ?
— D'asphyxie, répondis-je.
Il réfléchit.
— C'est vrai, approuva-t-il, on respire mal. Je sue de plus en plus, et vous ?
— Moi aussi.
Il parla encore :
— Je pense aux types des sous-marins. Ça doit être moche de crever comme ça.
Moi, je pensais à l'asphyxie. J'essayais d'imaginer ses effets. J'y parvenais presque. Pour mieux suivre ma pensée, je parlai tout haut :
— Nous allons suffoquer de plus en plus. Et puis nous transpirerons encore, et puis nous respirerons, mais, malgré nos efforts, il n'y aura plus d'oxygène dans nos poumons, nous aurons sûrement des étourdissements, et puis…
— Et puis merde ! dit brutalement le maçon. Je veux pas le savoir.
Je me tus.
Et voilà qu'il se mit à trépigner dans la cave en hurlant :
— Comme des rats. Nom de Dieu ! Comme des rats !
— Ça va, lui dis-je, ce n'est pas la peine de crier comme ça. Plus vous vous agitez, plus vous consommez d'oxygène.
— Ça, c'est mon affaire, répondit l'homme, bêtement.
— Et la mienne aussi.
— Ah oui, admit-il, bien sûr.
Il soupira.
— A votre avis, est-ce qu'on va crever ensemble, ou l'un après l'autre ?
— Je ne sais pas, plutôt l'un après l'autre, tout ça dépend de nos constitutions.
— C'est vrai, vous savez tout, vous autres écrivains.
Écrivain ! « Les Conserves de guerre, Je suis colombophile, La Clef des songes »…
Le maçon respirait du nez. J'avais son odeur dans la tête. Brusquement, je pensai à ses yeux roses. J'aurais donné un bras pour les revoir.
Mais il avait oublié son briquet…
* * *
Le temps passait. Parfois, saisi d'une brusque frénésie, le maçon flanquait quelques coups de penture au hasard. Après quoi, il revenait s'asseoir à mes côtés.
— Écoutez, me dit-il, je songe à ce que vous disiez tout à l'heure. On va étouffer, bon, on aura des visions, peut-être qu'on râlera. Ça je l'imagine, mais après ?
— Nous mourrons insensiblement.
— Bien sûr, mais après ?
Je fus médusé.
— Après ? lui dis-je. Les écrivains eux-mêmes ne savent plus.
* * *
Plus le temps passait, plus j'avais envie de voir les yeux roses du maçon.
J'essayai de me raisonner, c'est-à-dire de penser à ma mort, de la comprendre.
Je passai en revue mes années, mais je ne parvenais pas à les égrener, elles composaient un tout. Je compris que toutes les vies, courtes ou longues, forment un tout de même dimension au bord de la mort. Et je me disais :
— A quoi cela a-t-il servi ?
J'essayai d'imaginer les conséquences de ma mort ; j'en découvris plusieurs, mais elles me firent hausser les épaules.
Le chagrin de Marie-Thérèse ? Pour grand qu'il eût été, il n'aurait pu la conduire au suicide. Or, à ce moment-là, seule la certitude de son suicide aurait pu me soulager.
Mon manuscrit inachevé ? Allons donc, il était contenu dans le minuscule « tout » de mon passé. Que m'importait alors qu'il fût terminé ou non ?
Ma vie aussi restait inachevée, aucune vie n'est achevée, jamais !
* * *
Le maçon se mit à pleurer.
— C'est pas possible, se lamentait-il, moi j'ai rien fait au bon Dieu !
— Et aux hommes ? lui demandai-je.
— Est-ce que ça compte ?
— Bien sûr, parce que la somme des hommes, c'est Dieu.
Il s'arrêta de pleurer.
— Vous me dites de drôles de trucs. Vous parlez, bien sûr, comme un livre. Je n'ai jamais compris grand-chose aux livres. Alors vous croyez qu'il n'y a pas de bon Dieu au ciel ? Écoutez, moi, je m'en suis foutu jusqu'à présent. Le bon Dieu, c'était des images pour marquer les catéchismes de gosses. Je me disais : Les grandes personnes n'ont pas besoin de Lui, elles ne se nourrissent pas d'hosties. Et puis maintenant… Dites, vous croyez qu'il y a un bon Dieu ?
Je réfléchis intensément.
Je me dis : « La mort, c'est plus rien » ; je n'arrivais pas à comprendre un « plus rien » éternel. « Alors c'est Dieu » ; mais je ne comprenais pas davantage ; ça m'effrayait tout autant.
Il faisait trop noir dans cette cave.
* * *
Quand il eut bien pleuré, le maçon mangea sa dernière tartine. Il ne m'en offrit pas. Du reste, je n'avais toujours pas faim. Après quoi, il but une gorgée de vin et je m'aperçus que j'étais brûlé par la soif.
— Vous seriez gentil de me passer le litre, lui dis-je.
Il grommela quelque chose entre ses dents et demeura immobile.
— Vous ne voulez pas ? insistai-je.
— Il est vide ! dit le maçon.
Son mensonge m'indigna. Comment cet homme qui respirait mon oxygène pouvait-il me refuser à boire ? Il me fit horreur, chacune de ses expirations me causa une torture et attisa ma brusque haine, car chacune de ses aspirations était trois secondes de vie qu'il me prenait.
* * *
Je me disais que si je parvenais à m'échapper de cette cave, jamais plus je ne penserais de la même façon.
Tout me serait indifférent, hormis le soleil et le grand air. Je n'aimerais plus Marie-Thérèse, je n'écrirais plus une ligne, et je ne réfléchirais plus ni à Dieu ni au néant.
Eh bien ! en ce moment même où j'écris, j'ai baissé mon store à cause du soleil.
* * *
Lentement, la vie du maçon me devint odieuse. Il me volait mon oxygène égoïstement, mais ce n'était pas tellement cela qui me révoltait, c'était le coup du litre. Voilà, nous mourions ensemble, comme deux mouches sous une tasse renversée, et il avait le triste courage de posséder encore quelque chose. Il régnait sur son litre de vin.
— Écoute, lui dis-je, tu es infâme. Ton vin, tu m'entends, tu ne le pisseras jamais. Et pense à ce mot : jamais, avec ta cervelle de bois !
Il dut être hébété par cette brusque sortie, il toussota.
Vraiment, cette cave devenait invivable. Une chaleur croupissante s'y entassait. Chaque fois que je respirais, ça me brûlait dans la poitrine. Je pensais à cet air de cave que nos deux vies corrompaient comme une mère corrompt le vin.
Alors s'ancra en moi l'impérieuse idée que la mort de l'un des deux prolongerait l'existence de l'autre.
« Il faut tuer ce maçon », décidai-je, et je découvris mille bonnes raisons de le faire, dont la meilleure était l'abrègement de ses souffrances. Mais comment procéder ? L'acte ne me répugnait pas, il m'embarrassait. Je savais qu'un homme est souvent aussi difficile à supprimer qu'un chat. Je ne voulais pas tuer pour tuer, mais pour détruire.
A ce moment, le maçon recommença de parler.
— Cette fois, on est en route pour la crève, dit-il ; j'étouffe, par moments.
Tout en l'écoutant, je promenai ma main sur le sol, à la recherche de la penture. Je la découvris bientôt. De quelle façon fallait-il la tenir ? Par son extrémité tranchante, et m'en servir comme d'une massue, ou par son extrémité arrondie, et l'utiliser comme un poignard ? Je choisis la première solution. « Comme ça, me dis-je, il ne saignera pas ! »
Je sortis mon mouchoir et en enveloppai la partie tranchante afin de mieux l'assujettir dans ma main.
J'écoutais parler le maçon, je ne me souviens plus de ce qu'il disait, et j'essayais de comprendre sa mort à lui aussi. Elle était beaucoup plus compréhensible que la mienne. A travers lui, ça n'avait vraiment plus d'importance qu'il y ait un Dieu ou non.
* * *
Je m'approchai de lui et cherchai à situer sa nuque, très exactement, dans le noir. Du bout des doigts, j'effleurai ses cheveux.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il.
— Rien, répondis-je.
Et je frappai de toutes mes forces.
Il poussa comme un petit cri exclamatif, vite dérobé.
— Rien, répétai-je, il n'y a plus rien.
J'avais les doigts tellement crispés sur l'instrument que je ne pus le lâcher tout de suite.
Une abominable tristesse m'envahit alors. Je venais de détruire le dernier bruit qui demeurait dans la cave : le bruit du maçon. J'essayai de parler, de frapper sur les caisses, mais mon bruit n'était plus du bruit. Il retombait sur moi.
Je me saisis du litre de vin. Au moment de le porter à mes lèvres, j'eus un sursaut : Non ! Non ! Je ne devais pas boire, je ne pouvais pas avoir tué pour m'emparer d'une chose aussi bassement matérielle. Je lançai de toutes mes forces la bouteille contre le mur. Ce fut le tout dernier bruit que j'entendis, car elle appartenait au maçon ! Jamais je n'eus à ce point le sens de la propriété.
Je n'avais plus envie de revoir les yeux roses. Je me traînai à l'autre extrémité de la cave, je fis une longue aspiration sur la part d'oxygène que je venais de récupérer. Et je m'évanouis lentement, transformé par un amer désenchantement.
* * *
Les types de la Défense passive me découvrirent quelques heures plus tard. C'est en apercevant le vélo du maçon devant la masure éboulée qu'ils avaient eu l'idée de creuser.
Marie-Thérèse me dit qu'elle avait eu bien peur. Je suis sûr qu'elle avait pensé à son veuvage probable et qu'elle l'avait déjà compris, bien mieux que je n'avais compris ma mort !
* * *
De mon bureau, je regarde tomber le soir.
A quelle heure m'éveillerai-je demain ?
III
LA JAMBE DE BOIS
La Mort m'avait dit : « La cupidité mène au meurtre. »
A mon oncle Jean Dard.
Il y avait une fois, dans un quartier populeux, un homme nommé Adrien Druet, qui était très pauvre et qui, comme tous les gens très pauvres, aurait préféré être très riche.
On répète volontiers que nul n'est satisfait de sa condition, pourtant il faut bien reconnaître que tous les indigents désirent la fortune alors que les comblés n'envient aux pauvres que le peu de bien que ceux-ci possèdent.
C'est un problème dont l'humanité a posé l'énoncé en oubliant de le résoudre. Voici déjà trop longtemps, un nommé Jésus-Christ essaya de mettre de l'ordre dans cet état de choses, mais il se heurta à la colère des riches, à la férocité des pauvres, à l'indifférence des juges. Les premiers le dénoncèrent, les seconds le crucifièrent, les autres se lavèrent les mains. Ce qui prouve bien qu'à tout prendre l'indifférence est la propreté d'ici-bas.
Désespéré, Jésus remonta au ciel. Et ses bonnes intentions furent exploitées par l'Église et les candidats députés.
Mais le monde tourne tout de même, et, lors de sa prochaine visite, le fils de Dieu ne s'y perdra pas.
* * *
La philosophie d'Adrien Druet n'allait pas jusqu'à ces considérations. Les pauvres n'ont pas le culte des pensées réconfortantes.
Ce pauvre bougre ressemblait à la faim. Il en avait les dents longues, les joues creuses, le teint blafard, l'estomac étroit et le rire tout en canines. Du reste, il se nourrissait de peu, ses ressources ne lui permettant aucune extravagance gastronomique. Sa constitution chétive lui interdisait les travaux pénibles, son manque d'instruction les ouvrages rémunérés. Druet tenait un modeste emploi chez un escroc-aux-petites-annonces qui lui faisait copier des lettres dix heures par jour, moyennant un salaire ridicule.
Il habitait un appartement obscur et exigu, dans un immeuble frileux. Adrien souffrait de son taudis comme d'un chancre. Ce célibataire funambulesque avait le goût du beau.
La meilleure partie de son argent servait à l'achat de livres pour midinettes. Les idylles ingénues, les passions roses et les drames en mie de pain l'intéressaient fort peu. Ce qu'il demandait à ces opuscules, c'était la vision d'une vie somptueuse et le secret des réussites éclairs. Il n'était jamais déçu par les dactylos épousant leur patron. Il aimait le moteur silencieux des Rolls-Royce, l'ampleur des salons de réception aux lustres immenses où la lumière pleure des larmes de cristal. Il rêvait des buffets honteusement garnis de mets coûteux. Il imaginait les habits, le linge de soie, les bijoux de famille, les petits doigts levés…
Adrien Druet construisait un monde de la richesse qui ressemblait quelque peu, dans sa naïveté, à une image de calendrier. Ce monde possédait, gage certain de sa vérité, des réalités pénibles que Druet admirait néanmoins ; tout lui paraissait grandiose dans cet univers de cinéma, la goutte des vieux messieurs et les blennorragies des jeunes gens.
Et, chaque soir, il commençait un rêve que le sommeil venait interrompre. A peine au lit, il s'imaginait disposant d'une ahurissante fortune, et employait ses insomnies à la gérer.
Il plaçait deux millions à la Caisse d'Épargne. Il achetait une ferme modèle, un grand restaurant afin d'en écouler les produits et une villa sur la Côte d'Azur. C'était là le plan initial ; il s'étoffait de mille détails, variables selon l'humeur ou le dernier livre absorbé.
Adrien avait toujours envié la fortune, mais sans jamais essayer de l'atteindre. Il se regardait dans un miroir et son visage lui assurait qu'il était définitif. Il brossait son habit noir et l'habit ressemblait à une seconde peau. Il examinait son logis et son regard était celui de l'escargot pour sa coquille.
Un jour, pourtant, ses idées se modifièrent.
Le Diable emploie des moyens détournés pour tromper la vigilance de Dieu. Il se présenta à Druet sous les traits d'une péripatéticienne 1 violemment peinturlurée. Cette dernière, par suite d'un mauvais furoncle malencontreusement épanoui sur son nez, n'avait pu réveiller un seul de ces désirs assoupis que l'on appelle les hommes. Désespérée par cette journée vide, elle agrippa Druet au moment où il rentrait de son travail, et, d'une voix gourmande, lui proposa de rares délices dont le seul énoncé brûla l'échine du malheureux.
Faute d'argent, il ne put répondre à l'invite pressante de la femme, et il rentra chez lui la gorge sèche et l'œil trouble. Adrien n'était pas un ascète. Toute la soirée, le romanesque Druet eut, dans un coin de sa mémoire, une bouche en ventouse et un furoncle généreux qui lui paraissaient des gages de voluptés obscures.
Son désir jeta une passerelle entre le néant de sa vie réelle et les magnificences de son néant. Sa catin devint rapidement une idole à demi légendaire, un personnage de tableau dont certaines parties débordaient dans la vie. Il passa sa nuit à la vêtir en princesse et à l'ennoblir de sentiments luxueux.
Au matin, s'examinant dans un miroir, il convint que son visage acquerrait en engraissant une certaine distinction de bon aloi. Son habit lui parut un additif, et son logement pesa sur lui comme l'été sur une charogne.
Ayant découvert une pièce d'un franc dans une de ses poches, il la regarda attentivement et crut reconnaître sa grue dans l'effigie de la République.
La fortune commençait là, mais il fut accablé par l'unité de cette pièce. Décidément, on ne peut pas mesurer le tour du globe avec le mètre étalon.
* * *
Les jours passèrent encore. Les jours passent toujours. Le Diable, qui était fort occupé par la guerre, laissa quelque temps les pauvres de côté, sûr de les retrouver sous leur misère d'où ils ne sortent guère que pour se rendre en enfer ; car, en général, ces gens-là n'ont pas beaucoup de religion. Un jour d'accalmie, il repensa à Adrien Druet et mijota un bon tour. Il aimait beaucoup Druet, le Diable, car, au fond, voyez-vous, il n'est pas si méchant que cela et il n'en veut guère qu'à Dieu et à ses ministres. Il s'agit en quelque sorte d'une rivalité de firmes. Nous autres, humains, sommes bien placés pour comprendre ces choses.
Il fit naître dans le cœur d'Adrien un impérieux besoin de lucre, mais un besoin si ardent, si vivace, si altérant que notre homme chercha avec une telle volonté le moyen de s'enrichir qu'il le trouva.
Il avait dans la ville un vieil oncle, nommé Borchin, qu'il voyait fort peu parce qu'il pensait à lui comme à une chose sans chaleur dont le passé ne laisse aucune trace et dont le présent est un oubli. Cet oncle était un vieux mutilé du travail. Depuis longtemps il vivait sur une seule jambe, tout comme un héron, assurant l'équilibre de sa marche par une jambe de bois. Cet homme vivait chichement malgré un joli magot patiemment amassé. L'avarice était son bien le plus précieux, il le nourrissait par des privations ultimes. Adrien pensa à la fortune de cet oncle, à sa vieillesse, à sa solitude, à son avarice. Il s'en fut trouver le bonhomme et lui proposa de loger ensemble.
— Puisque je suis seul, lui exposa-t-il, venez demeurer chez moi. Je travaillerai et vous ferez le ménage. Ainsi vous n'aurez aucun frais de location ni de nourriture, et nous ne nous ennuierons pas.
Le vieux Borchin sauta sur l'occasion.
Il embrassa son neveu — ce qui était la meilleure façon de lui témoigner gratis sa reconnaissance.
— Tu es un bon cœur, affirma-t-il. Je ne l'oublierai pas.
Adrien l'espérait bien.
* * *
Les voisins du dessous furent longs à s'habituer à la jambe de bois.
L'oncle ne sortait jamais. En ville on ne peut faire trois pas sans être obligé de porter la main au gousset.
« Dagada pon, dagada pon. »
C'était crispant. Ceux du dessous se plaignirent à la concierge. Elle leur dit :
— Un invalide, c'est un invalide !
Alors, dagada pon, dagada pon. Comme ça jusqu'à ce qu'on s'habitue et que le malaise vienne de ce qu'on ne l'entende plus.
Les hommes sont bêtes.
* * *
Désormais, la nuit, Adrien Druet rêva avec une sorte d'allégresse. Ses songes devenaient presque des projets. De temps à autre, il s'arrêtait de rêver pour écouter la respiration de son oncle. Le vieillard avait un souffle bref. Ses poumons devaient être usés et ses os ressemblaient sans doute aux poutres campagnardes rongées par les vers.
Druet pensait à sa putain. Timidement, il l'avait introduite dans son avenir comme un collégien hésitant présente sa petite amie à sa famille. Il la transformerait. Un bon bain d'eau chaude avec du savon noir, du savon à chien. Puis un bain de lait, comme Mme Stawisky. Puis des parfums chers dont les noms ressemblent à des titres de poèmes. Puis des dessous en soie rose pour s'y accrocher les ongles, et alors, par-dessus cette hygiène, par-dessus cette douceur, par-dessus cette armature parfumée et tiède, il mettrait des toilettes coûteuses. Et il promènerait ce chef-d'œuvre dans une automobile au capot long comme un museau de lévrier. Il arroserait la flamme de ses convoitises avec du pétrole et brûlerait ses misères passées dans ce feu dont il serait le maître.
Druet s'endormait béatement. Chaque soir, il espérait que le vieux serait mort le lendemain.
* * *
Ce diable d'unijambiste travaillait comme une fille de ferme. Qui donc a dit que les avares sont sales ?
En un rien de temps l'appartement fut habitable. Le linoléum brilla, on s'aperçut que la faïence de l'évier n'était nullement craquelée ; les araignées allèrent accrocher leur toile ailleurs.
— L'eau ne coûte rien, affirmait Borchin comme pour s'excuser.
Druet secouait la tête. Les efforts du vieillard lui paraissaient stériles. L'oncle pensait-il habiter ce taudis longtemps ?
* * *
Le matin en s'éveillant, Druet entendait :
« Dagada pon, dagada pon ».
Le vieux préparait une tisane, l'orge coûtant trop cher.
— C'est pour dire d'avoir du chaud dans l'estomac en sortant, disait-il.
Il rognait sur tout. La guerre semblait faite pour lui. Les restrictions le ravissaient.
Druet avait faim au point d'acheter des fruits dans la rue. Il les mangeait en allant à son travail.
Un jour qu'il repassait le vêtement de son neveu, Borchin trouva deux noyaux de pêche dans une poche. Il regarda Adrien d'un air courroucé, puis cassa les noyaux avec le fer à repasser et mangea les amandes.
* * *
Dix fois par jour, Adrien Druet évaluait la fortune de son oncle :
« Pas loin d'un million », estimait-il.
Après quoi, il pensait aux poumons de l'unijambiste, à ses os pareils aux poutres de campagne. Il souriait béatement.
* * *
Le visage de Borchin ressemblait à un cep de vigne tant il était noueux et tordu. Il avait sur le haut de sa tête comme l'herbe d'une motte séchée. Adrien en avait un peu peur. La tête du vieillard le hantait. Il croyait déceler son rire d'avare dans le grincement de sa plume.
Et toute la journée, malgré le calme du petit bureau mystérieux où il copiait des infamies, il avait dans les oreilles le dagada pon, dagada pon de la jambe de bois.
Certain soir, il rentra tête basse, accablé par une étrange lassitude : il ne trouvait plus la force de transformer sa putain, ni de gérer convenablement sa fortune. La vie de son oncle lui paraissait insoluble comme le problème des deux robinets emplissant et vidant un bassin à la même cadence. Il comprit que si ce présent s'éternisait, il perdrait goût à ses rêves et s'incorporerait aux réalités de l'existence. Il eut peur de devenir un simple individu.
Avant de rentrer, il acheta de la mort-aux-rats chez le droguiste du coin. Le droguiste sourit d'un air complice, comme s'il comprenait que Druet n'avait jamais eu le moindre grief contre les rats.
L'oncle Borchin avait mis à chauffer un vieux restant de soupe déjà aigre. Il ne se rendit compte de rien.
Il mourut dans la nuit après avoir beaucoup vomi.
Druet dit au médecin distrait qui signa le permis d'inhumer :
— Ça doit être cette saleté de soupe à la tomate, avec ces conserves de guerre…
Les voisins d'en dessous dirent à la concierge :
— Le pauvre vieux, ça nous fait tout drôle de ne plus entendre le dagada pon de sa jambe.
La concierge, qui allait sur ses soixante-dix ans, dit à Druet :
— Il avait septante-cinq ans ! Ça n'est pas un âge pour mourir.
* * *
Druet fut convoqué chez un notaire, lequel lui apprit que Joseph, Marius Borchin, né etc., fils de, etc., léguait par testament inattaquable la totalité de ses biens à l'État afin d'éviter que les droits de succession fussent perdus pour quelqu'un.
Le pauvre Adrien regagna son logis avec aux lèvres un goût de tabac humide. Il trouva au pied de son lit la jambe de bois de son oncle que l'on n'avait pas enterrée. Celle-ci était affreuse comme une jambe de bois toute seule. Druet la roula dans un journal d'avant-guerre et la porta chez un orthopédiste.
— C'est un trop vieux modèle, affirma le commerçant, je ne peux pas vous l'acheter.
Alors, l'homme ruiné essaya de la vendre au marché aux puces. Mais même les unijambistes vont au marché aux puces sur deux jambes ; il ne trouva pas acquéreur.
Désespéré, il vécut plusieurs mois en compagnie de la jambe de bois qui ressemblait à une corne d'abondance tarie.
* * *
Comme il fit très froid cet hiver-là, Adrien Druet brûla la jambe. Puis il mourut de froid dans son vieux pardessus et monta tout droit au paradis, où Jésus-Christ et son oncle, qui n'avait pas de rancune, le firent asseoir à la droite de Dieu.
C'est là qu'il attend sa putain.
Mais comme le Diable a des vues sur elle, tout porte à croire qu'elle sera damnée…
1 Putain pour les gens prudes. (Note du Diable.)
IV
LA PANSE
La Mort m'avait dit : « La jalousie a fait couler bien du sang… »
A François Monnet.
La route s'en allait toute seule dans la chaleur, blanche jusqu'à blesser la vue et coupée çà et là par l'ombre oblique des arbres.
Le car avançait lentement. Il sentait l'essence brûlée, le caoutchouc brûlé, mais pas le brûlé tout court à cause de l'air frais, chargé d'odeurs champêtres, qui entrait dans le véhicule par les vitres baissées.
Les hommes négligent leur sens olfactif. Ils ont tort. Les odeurs servent à fixer les souvenirs. Ma mémoire est embusquée derrière mon nez.
Le car avançait lentement ; il sentait tout ça, je me souviens. De temps à autre, je jetais un regard au rétroviseur dans lequel somnolaient une douzaine de voyageurs, rouges et dégrafés. La chaleur, comme le sommeil est le plus grand ennemi de la dignité.
Pour ma part, j'avais encore plus chaud qu'eux, à cause du moteur brûlant qui exhalait dans mes jambes un souffle embrasé.
De part et d'autre de la route s'étendait une campagne blonde, animée par endroits d'attelages comme sur les tableaux de Rosa Bonheur.
Cette campagne de Grenoble à Lyon, je la connais par cœur. Une route est plus fastidieuse qu'un livre de chevet lorsqu'on la sait par cœur. J'ai constamment tendance à m'assoupir ; si la Compagnie Vignes savait cela… Mais elle n'a rien à craindre pour sa clientèle, la Compagnie Vignes : même endormi, je conduirais sans danger une voiture de course sur un chemin de halage. Certaines gens possèdent l'orthographe naturelle ; moi, j'ai le volant naturel. Tout de même, pour me rappeler à l'ordre, je klaxonne…
Ce jour-là, le bruit du klaxon dormait aussi, il n'appartenait pas à la circulation mais au vaste crépitement de la nature.
A un moment donné, je doublai une charrette de foin, et, pendant deux secondes, le car traversa une ombre odorante. Puis ce fut de nouveau le soleil, et l'ombre des arbres battant ma vue.
Et je pourrais ainsi déverser les mille détails de cette journée sur cette page blanche où vous viendrez chercher quelque chose qui doit également me faire défaut.
Voilà l'histoire. Je voudrais pouvoir vous la conter, mais ce serait trop vite fait, ou bien vous l'expliquer, mais ce serait trop long.
Je vais faire un pas vers vous, faites-en un vers moi. Peut-être existe-t-il un point situé à égale distance de votre curiosité, de la vérité et de mon cœur.
* * *
Deux mots sur ma vie. Il est bon de pouvoir se résumer. Mon curriculum vitae ! C'est la pépite restant au fond du crible. Le temps fluide est tombé !
Mon nom, d'abord : il n'a rien à faire dans l'histoire et je n'en ai nul besoin pour penser à moi, mais les gens ne peuvent m'imaginer qu'à travers lui. Je m'appelle Leroy, Amédée Leroy. J'ai trente-trois ans, l'âge de Jésus-Christ, comme disait Philibert avec son rire de fesse et ses yeux de canard. Depuis pas mal de temps, je suis chauffeur à l'entreprise Vignes, transports.
Chez Vignes, c'est la bonne maison. On vous paie sans aigreur, et suffisamment pour un travail juste. Mais ces messieurs n'ont pas de pudeur. Ils savaient bien que Philibert, le contrôleur, était l'amant de ma femme, ils savaient également que j'étais au courant, puisque je leur avais demandé à permuter avec un collègue de Chambéry-Lyon. Mais ils ont continué à nous laisser sur la même ligne avec une sorte d'indifférence provocante.
On aurait dit qu'ils attendaient une bagarre. Une bagarre ! Il ne fallait pas compter sur moi. Je ne me bats pas, je crains les coups. Un poing m'effraie davantage qu'un pistolet. Ce n'est pas de la lâcheté, vous voyez, mais bien une répulsion physique, instinctive, une contraction de ma chair, pareille à celle d'une fille violentée.
Et puis, je m'étais habitué à cet état de choses. Lorsque j'étais en compagnie d'Anna, je la regardais et je me disais : « Ça n'a pas d'importance qu'elle me trompe. » Je la voyais et je mesurais combien elle était terriblement là, elle-même, contenue dans elle-même. J'en souffrais un peu, lorsque je n'étais plus à ses côtés. Je suis un imaginatif. Je la poétisais. Ainsi je pensais à ses cheveux. Anna avait de vilains cheveux noirs si rêches que, lorsque je les caressais, j'avais l'impression de saisir une poignée de paille. Eh bien, de loin ses cheveux me plaisaient et c'est alors que j'imaginais les sensations de Philibert lorsqu'il les caressait aussi.
Ils couchaient ensemble : je voyais très bien le tableau, mais il ne me fouettait pas les sangs.
En somme, rien de ma femme ne m'échappait ; je connaissais ses moindres gestes, ses habitudes les plus menues, ses vêtements les plus intimes, tout cela par cœur, et comme tout cela participait à la chose, je m'y manifestais indirectement.
Je n'aime pas faire l'amour. Je juge l'acte triste et décevant, tout juste bon pour les femmes. Mes pensées me suffisent. Je pense pour rien ; les femmes ne sont capables que de penser par calcul. Anna a choisi Philibert comme complément, et je m'en suis tout de suite aperçu.
J'habite Bourgoin. Tous les matins, j'allais en chemin de fer à Grenoble pour y prendre mon service. Je repartais à neuf heures en direction de Lyon. Philibert montait à La Tour-du-Pin et descendait à La Verpillière pour attendre le car suivant. Ma femme m'attendait à Bourgoin afin de me remettre un repas froid. Bientôt je remarquai que Philibert descendait à Bourgoin. Un jour, au moment de démarrer, je l'aperçus dans le rétroviseur au côté d'Anna. Leur attitude était correcte ; néanmoins, je compris.
Il aurait suffi d'un rayon de soleil dans le rétroviseur.
A quelque temps de là, je me fis remplacer au dernier moment à Bourgoin par mon frère, et je suivis le couple jusqu'au petit hôtel où ils s'introduisirent comme des lézards.
J'éclatai de rire et j'allai me saouler. Le soir, Anna me fit une scène.
* * *
La vérité ! Ah ! Le gros mot ! Si je disais la vérité, vous hausseriez les épaules. Alors je vais vous raconter tout sur le plan dont je vous parlais tout à l'heure. Vous savez : à égale distance, etc.
* * *
Pour commencer, cette journée, je l'appelle pour moi la « journée de la chaleur » et je pense au car comme à un gros bourdon.
Lorsque les toits de La Tour-du-Pin apparurent, je devins nerveux. Je n'en voulais pas à Philibert : ce n'était qu'un homme. Les premières maisons me dévorèrent. Je klaxonnai puissamment ; le klaxon possédait une sonorité nouvelle, appartenant à la même famille que le « Attention, École ! » dressé comme un pion d'internat à l'entrée de la ville.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre des maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là.
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent.
Alors Philibert s'avança, et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein ?
Avec moi, il était d'une amabilité servile. Je me gavais de ses sourires effrayés.
Le car repartit. Philibert vérifiait les billets en titubant. Je pensais : Tout à l'heure, il viendra s'asseoir sur le siège d'à côté et nous ne nous regarderons pas, nous essaierons de nous ensevelir dans le ronronnement du moteur, dans le tournoiement flamboyant de la chaleur. Nous nous oublierons en pesant l'un sur l'autre, comme cela, jusqu'à Bourgoin où il retrouvera Anna.
J'aurais voulu éprouver une rage démesurée afin de montrer une dignité noble et violente, mais je ressentais à peine une sorte de morne tristesse. Une tristesse sans ampleur, sans gravité, sans consolation.
La chaleur nous attendait au sortir de la ville. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé. La précision de mes souvenirs m'effraie. J'ai peur de porter dans ma mémoire des instants que je n'ai pas vécus.
* * *
Philibert prit place à mes côtés comme prévu. Il sortit un journal de sa poche. Je regardais sa main gauche, couverte de poils blonds, à l'annulaire de laquelle brillait une chevalière massive. Une main qui, tout à l'heure, caresserait le corps d'Anna.
Je pensais au corps d'Anna, mais j'y pensais comme à un corps. Comme à un corps à moi, comme au corps de Philibert.
La main du contrôleur tremblait. Était-ce à cause des soubresauts du véhicule ?
Était-ce de peur ?
Ç'aurait pu être de peur ! Je n'avais jamais fait part à quiconque de ce qu'on appelle mon infortune conjugale, mais Philibert savait que je savais.
L'expression me fit sourire et je répétai : « Il sait que je sais ! »
Et le moteur du car, dans la côte de poussière blanche, reprit comme un hymne :
« Il sait que tu sais. Il sait que tu sais ! »
Et dans le rétroviseur les voyageurs disaient d'un air goguenard :
« Il sait que tu sais ! »
Et, sur la route, l'ombre des arbres scandait la phrase :
« Il sait (une ombre)… que tu sais (une ombre). »
Tout l'univers savait que Philibert savait que je…
Voilà comme on use son infortune conjugale sur les routes.
* * *
Je regardais avidement la main de Philibert et il me semblait que je voyais une main pour la première fois.
Philibert allait descendre à Bourgoin, avec son air préoccupé, son air de signifier qu'on ne peut respirer que pour la Compagnie Vignes, consacrer ses plus humbles gestes qu'à la Compagnie Vignes ; mais il retrouverait ma femme et il la prendrait dans ses bras, et il la caresserait avec sa main couverte de poils blonds. Et peut-être dans sa tête à képi, dans sa sale tête rougeâtre, dans sa tête idiote, dans sa tête de taureau vicieux, dans sa tête, dans sa tête, trouverait-il des mots de jeunes couples au crépuscule pour lui brouiller le regard.
J'essayais d'imaginer cette liaison. Leur chair ! Oui, je comprenais leur chair. C'est si bête ! J'avais envie de rire. Anna avait un gros pli sous le ventre et je savais que Philibert portait une ceinture. Il s'agissait d'amours orthopédiques.
Leur amour ! Je regardais Philibert, sa tête à képi, sa tête rougeâtre, sa tête idiote, sa tête de taureau vicieux, sa tête, sa tête, et non, ça ne pouvait pas être.
Alors ?
* * *
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent : perpétuité des mouvements de foule !
Philibert était descendu avant tout le monde. Et il regardait tout le monde avec ses yeux de canard. Je cherchai Anna du regard. Je ne l'aperçus pas, mais, en revanche, je vis venir à moi Léon, le fils de notre voisine. Il m'apportait ma mallette-au-dîner et il me dit que ma femme était prise de violentes douleurs dans le ventre, qu'elle était couchée et que sa mère se tenait à son chevet, que peut-être il vaudrait mieux que je me fasse remplacer à Lyon afin de rentrer au plus tôt !
J'éclatai de rire en pensant à Philibert, à sa ceinture, au gros ventre qu'elle contenait et qui allait être déçu.
* * *
En rentrant, le soir, je trouvai ma femme morte et je fus bien étonné. Moi qui pense tant et à tant de choses, je n'avais jamais imaginé cette situation.
La première chose que je vis en arrivant chez moi, ce fut la voiture du médecin, une toute petite voiture jaune à roues noires. La porte de la chambre était ouverte, et j'aperçus un groupe de cinq à six personnes. Il y avait mon frère, ma belle-sœur, des voisins. Ils parlaient à voix basse et se turent en m'apercevant. Le médecin avait une petite barbiche. Tout ce monde se tenait autour du lit, silencieux et grave, et je pensai au tableau représentant Ambroise Paré et ses élèves entourant la première table d'opération.
Il y eut un long silence, tout le monde me regardait. A la fin, mon frère s'avance, il me dit :
— Écoute, Amédée, c'est un rude coup, mais…
Alors voilà ma belle-sœur qui éclate en sanglots. Le médecin prend un air navré. Les autres toussent. Le soleil éclate dans la chambre. La chambre danse comme derrière un rideau de chaleur.
Et moi, très calme :
— Elle est morte !
Et puis je repense à la grosse sale gueule de Philibert, à sa main poilue, à ses yeux de canard.
Je m'approche du lit, chacun s'écarte, on me regarde, on m'espère, on attend de moi des choses dont on jouira, des réactions.
Anna était là, bien sage dans sa robe mauve, les seins à cheval, les mains jointes, le regard mal clos et myope.
Elle était morte. Morte pour de vrai. Ça ne s'explique pas.
* * *
Il y a eu les funérailles. Je n'aurais pas cru avant, mais son enterrement a ressemblé à tous les enterrements. Ma belle-sœur Adrienne pleurait toutes ses réserves ; elle pleure toujours sur les malheurs, sur les joies, sur les pages des livres et devant les écrans.
Elle me répétait à chaque instant :
— Ah ! mon pauvre Amédée, ce qu'on est peu de chose ! Ou bien : Si vite, c'est terrible, et à son âge !
Le type des pompes funèbres. Le curé. La teinturière. Les gants noirs du dernier moment. Les voisins. Les couronnes : A mon épouse bien-aimée, A notre sœur et belle-sœur.
Du bruit, beaucoup de bruit… en silence.
Le faux silence plein d'une sourde allégresse des cérémonies funèbres.
Et puis le grand silence d'après. Anna n'est plus là. Tous ses objets, tout ce qu'elle avait annexé à sa vie, justifié par sa vie, sa mort le laisse intact et pourvu d'une louche utilité.
« Oh, Anna ! Oh, mon amour d'Anna ! Anna des étés odorants ! Anna de ma jeunesse ! Anna de mes émois ! Anna de ma vie !
« Mes larmes coulent ; ton souvenir les pousse comme le cœur pousse le sang. Les larmes sont le vrai sang de mon cœur. Elles coulent, Anna ! Elles coulent sur ta tombe. Mais rien ne sortira de ta tombe hormis le rosier que j'y planterai. »
* * *
Mon frère me dit :
— Après un coup pareil, il faut te reposer quelques jours !
Se reposer, c'est ne rien faire. Rien faire est bien fatigant.
« On » s'occupa de moi. « On » me fit boire et pleurer, deux choses qui soulagent beaucoup.
* * *
Je sais. Vous me laissez dire. Vous m'attendez au moment crucial, parce que vous avez lu les journaux, et c'est la suite qui vous intéresse. Donnez-moi une minute pour réfléchir. J'aimerais tant être franc : mémoire d'un cobaye. Mon cœur bat. Messieurs de la Cour, messieurs les jurés. Au cirque, la musique s'arrête sur un signe du chef de piste : exercice dangereux ! Il a suffi d'un rien. C'est comme l'image du rétroviseur, Philibert et Anna, un rien à interpréter.
Je devais reprendre mon travail chez Vignes le lendemain. J'étais de plus en plus désemparé. J'allais connaître une nouvelle face de ma solitude. Alors l'idée me vint d'aller au cimetière. C'était la fin de l'après-midi, pendant ce moment émouvant où le soleil, sans perdre de son éclat, semble tremper dans un bain de fraîcheur. Les gestes s'adoucissent et les bruits se feutrent. Je marchais d'un pas sans pensées. Marco, le chien de mon frère, me suivait. C'est un gros chien jaune, croisé saint-Bernard et je ne sais pas quoi. J'arrive devant la tombe d'Anna, toute fraîche comme un labour, je m'assieds sur une grosse pierre et Marco pose sa grosse tête sur mon genou. Il avait des yeux mous et humides, pareils à des dedans de raisins. Des mouches couraient autour de ses yeux comme si elles hésitaient à s'y baigner, et Marco faisait des mouvements de bilboquet avec son museau pour les chasser et les happer. Ses dents claquaient à vide. Le soir commençait. Alors je me dis que la vie était bonne à boire, et insensiblement ma douleur s'éloigna comme s'éloigne un rivage.
Je regardais les couronnes entassées sur le morceau de terre d'Anna. Et j'en aperçus une qui me fit bondir. « De la part de l'Entreprise Vignes. » L'étiquette était restée auprès des perles. Alors, en foule, pressées, hurlantes, des pensées me viennent : là-bas, dans les bureaux de l'entreprise, ils ont fait la quête : « Pour la couronne à Leroy, que sa femme est morte », a dit le portier Justin. Je connais. Il a promené son tronc sous le nez de tous les employés. Alors Philibert… Alors Philibert, avec sa grosse sale gueule, ses yeux de canard, et la navrance de sa viande serrée, Philibert a dû tirer son portefeuille et donner vingt francs — le prix d'une piaule à l'hôtel — pour la couronne d'Anna.
La haine, enfin, la véritable haine me galvanise. Je sors en courant du cimetière. Marco me suit, les mouches suivent Marco. On s'en va, tous à la queue leu leu, derrière la vengeance.
* * *
Je passai une nuit réconfortante. Ma rage me fortifiait. J'en voulais à Anna d'être morte avant que je ne me sois vengé. Je comprenais brusquement ma complaisance devant sa tromperie. Elle vivait, Philibert vivait, je vivais. L'idée d'une mort ne me venait pas. Tout était possible, comprenez-vous ? J'avais le temps : j'avais nos trois vies devant moi. J'avais l'éternité de la vengeance. Obscurément, j'attendais mon heure ; ma soi-disant indifférence était comme un raffinement de cruauté. Je me laissais lentement fermenter au contact de ce levain qu'est la haine. Et puis, soudain, plus rien. Anna était morte, et alors je me trouvais à jamais trompé. Trompé par une tombe !
Toute la nuit je cherchai une solution pour sortir de cette impasse.
Pourquoi ne tuerais-je pas Philibert ?
Mais sa mort me paraissait vide. Il mourrait pour lui. A quoi cela servirait-il ?
Néanmoins, avant de partir au travail, je pris mon revolver et le glissai dans ma poche. On ne sait jamais…
* * *
Mon volant me réconfortait. Le va-et-vient des voyageurs, les haltes bruyantes, la route de poussière, la danse du soleil, l'éternité des gestes à accomplir, des pensées à penser, de la vie quotidienne facile et hautaine, me captivèrent. Jusqu'à La Tour-du-Pin, tout alla bien.
Le véhicule s'engouffra dans une vallée ombreuse, sinuant entre les maisons tranquilles.
Je m'arrêtai sur la place baignée de soleil. Philibert était là !
Quelques voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Alors Philibert s'avança et il me dit :
— Bonjour, Leroy ! Quelle chaleur, hein !
Toujours la même chose, les mêmes mots. Je le regardai, il était toujours pareil. Et je sentis que moi aussi j'allais redevenir pareil et ne jamais plus changer, parce que rien ne vaut la peine qu'on change.
Philibert fit son travail. Il vint s'asseoir. Il tira son journal. Je regardai sa main. Ses poils blonds. Et je faillis comprendre. Mais je n'eus pas le temps de comprendre que je comprenais. Déjà, la colère me revenait comme une aigreur d'estomac.
Pourquoi ?
Je revis la tombe d'Anna. Plus d'Anna. Mais la main de Philibert n'avait pas encore oublié la peau et les formes d'Anna.
Alors j'éprouvai un grand froid sur ma cuisse, c'était le revolver qui n'avait pu se réchauffer dans ma poche. Il était glacé comme une vipère, comme un désir impossible à assouvir, comme la vengeance.
Essayez de bien comprendre.
Chaque fois que je passais les vitesses, je le caressais furtivement. Toute cette mort assoupie dans ma poche m'enchantait. Mais je n'avais toujours pas envie de tuer Philibert.
Nous arrivâmes à Bourgoin. Des voyageurs descendirent, d'autres montèrent. Philibert ne broncha pas. Je le regardai avec des yeux épouvantés. Comment osait-il ne pas descendre ? Il se foutait d'Anna. Ça, je ne pus l'admettre. A partir de là, je vis que tout déraillait et que je ne comprendrais jamais plus l'affaire.
J'embrayai. Nous repartîmes. La chaleur nous attendait au sortir de la ville, après le rideau de platanes. Depuis le début de l'été, mes pensées avaient une odeur de caoutchouc brûlé.
Lorsque nous fûmes en pleine campagne, j'arrêtai le car.
— Quelque chose qui ne va pas ? demanda Philibert.
Les voyageurs croyaient à une panne et se lamentaient déjà.
Alors je sortis sans rien dire mon revolver, et ma cuisse redevint chaude. Philibert me regardait avec des yeux fixes. Il s'était vidé d'un coup ; je me dis qu'aucune goutte de sang ne sortirait de sa grosse sale gueule. Il restait là, sans geste, attendant de toutes ses forces.
Je souris. Rien que ça et j'étais payé de tout, et Anna aussi, et tous les hommes comme moi et toutes les femmes comme Anna se trouvaient vengés. J'avais envie de remettre le truc dans ma poche. Mais ce fut l'idée du froid qu'il y produirait qui me retint. Je vidai tout le barillet dans le ventre de Philibert tandis que les voyageurs hurlaient de peur et se sauvaient par la portière du fond.
Puis je descendis du car et, après avoir jeté le revolver dans un champ de trèfles, j'allai pisser au bord du talus.
V
LA BECQUÉE DES MONSTRES
La Mort m'avait dit : « Ah ! la vengeance… »
A Léon Charlais.
Le salon luisait d'encaustique, une rivière de soleil le traversait. Quelques meubles impersonnels, décoratifs et sans utilité précise, semblaient avoir grand-peine à se maintenir en équilibre sur cette patinoire. Au-dessus de la porte, un Christ jaune.
— Il ne faudra pas pleurer, dit Mme Mauduis à son fils.
Alban secoua la tête et se mit à pleurer.
Mme Mauduis retint à grand-peine une trombe de larmes entre ses longs cils si savants. Ses pleurs contenus agissaient sur sa vue comme des verres grossissants. La tête bouclée de son gamin lui parut immense comme une lande.
Elle dit encore :
— Je viendrai te voir tous les mercredis ; le jeudi, je ne peux pas, mais j'espère que le directeur acceptera.
On entendait, comme suintant des murs, un sourd bourdonnement de prières.
Il y avait des mouches sur les vitres et une branche de lilas, lourde comme une grappe, oscillait derrière la croisée.
Le portier boiteux avait dit :
— Monsieur le directeur termine son cours d'anglais ; si vous voulez bien attendre quelques instants…
Il était jaune comme le Christ d'ivoire et il paraissait aussi inutile que la table ronde couverte d'un tapis vert.
Madeleine Mauduis saisit la main de son fils.
— Il faudra m'écrire souvent, n'est-ce-pas ?
L'enfant fit signe que oui. Ses larmes tombèrent sur le parquet. Il les regarda.
Madeleine les regarda aussi. Et peut-être que le premier regard du directeur, en entrant, alla à ces trois larmes écrasées sur le plancher ciré. Il ne referma pas la porte tout de suite. Pendant quelques secondes, on entendit : « … pleine de grâce, le Seigneur est avec vous », puis la prière ânonnée redevint un bourdonnement que Madeleine maintenant pouvait suivre.
Le directeur s'avança. Il avait l'air bon. Il ressemblait à un vieux président de la République, à un bœuf, à un beau crépuscule, à quelque chose de noble, de puissant et de serein.
Il s'inclina très bas et dit :
— Mes respects, Madame.
Madeleine dit :
— Bonjour, Monsieur.
Elle regardait le bouc poivre et sel du directeur et pensait involontairement : « vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus, le fruit de vos entrailles… »
Alban s'arrêta de pleurer, il fit un pas et marcha sur ses larmes. Personne n'y pensait plus.
— Bonjour, mon petit, murmura le directeur en tapotant la joue du gamin avec deux doigts.
Il tenait toujours deux doigts allongés, comme le Christ, mais c'était à cause de sa cigarette.
— Comment t'appelles-tu ? questionna-t-il.
La mère répondit :
— Alban.
— C'est un joli nom, approuva le directeur, et tu m'as l'air d'un brave petit. Tu verras comme nous serons bons amis ; quel âge as-tu ?
— Il a huit ans, s'empressa Madeleine.
Elle était soulagée. Cet homme savait comprendre les enfants.
Alban tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Il réprimait un sanglot sec, convulsif, un sanglot pareil au tonnerre qui s'éloigne.
— Tu peux pleurer, murmura le directeur, il ne faut pas rentrer ses larmes. Je comprends ton chagrin, va, mais ta maman viendra te voir souvent et tu trouveras ici de bons camarades.
Il posa sur le front du petit un baiser de distribution de prix. Après quoi, il appuya sur un bouton astucieusement dissimulé dans une moulure de la boiserie.
Le portier apparut.
— Allez me chercher M. Fels, ordonna le directeur ; puis, se tournant vers Madeleine Mauduis : C'est notre surveillant, il aime les enfants ; je vais lui confier Alban pour aujourd'hui.
M. Fels ne tarda pas à arriver. Son visage rond paraissait emmanché sur un col dur. Il avait les joues couperosées, les yeux niais, et une moustache de chat.
— Voici le petit Alban, dit le directeur après les salutations d'usage, je vous le confie pour aujourd'hui. Il va embrasser sa maman, ensuite vous l'emmènerez dans le jardin. A la récréation, il faudra le présenter à son maître, M. Guichard, et à ses petits camarades.
M. Fels salua avec déférence et assista aux effusions d'un air faussement attendri.
— Viens, bébé — il prononçait « baibai » —, dit-il en prenant la main d'Alban.
Madeleine Mauduis quitta précipitamment le pensionnat. Elle se retrouva dans une rue calme, assoupie, où un arroseur dessinait de grands zigzags d'eau avec son jet.
Elle allait, comme on revient d'un enterrement, la tête vide et le cœur soulagé. Elle pensait à la branche de lilas, au Christ d'ivoire, aux larmes de son fils écrasées en étoile.
« Je vous salue, Marie, pleine de grâce … »
* * *
M. Fels se promène dans les jardins de l'internat. Il a l'habitude. A chaque nouvel élève, il est chargé de l'adaptation. Il dit à Alban, montrant un carré de salades :
— Tu vois, ça c'est des salades.
Alban approuve et pense de toutes ses forces aux salades, il les apprend comme la formule d'un document secret.
Les voici devant un cerisier aux branches basses. M. Fels se hausse sur la pointe des pieds. Il attrape une cerise d'un air malin et la tend à l'enfant.
— Tiens, mange, attention au noyau.
La cerise a un goût de chagrin pas très mûr. Alban, docile, crache le noyau.
Ils parviennent devant le lilas. Alors le petit songe à la branche qui dansait devant la fenêtre. Il ne peut plus la découvrir dans cette immense gerbe palpitante. Cette branche ressemblait à sa mère ; comme sa mère, elle a disparu.
— Il ne faut pas pleurer, chuchote le surveillant. Tiens, voilà justement M. le directeur, sèche vite tes larmes.
En effet, le directeur se dirige vers eux. Il sourit et tapote les joues d'Alban avec ses deux doigts jaunis par la nicotine.
— Va jouer, mon petit, il y a des quilles sous le préau.
Alban s'éloigne à pas peureux. Il examine les quilles, mais n'ose les toucher, il ne connaît pas ce jeu qui lui paraît redoutable et détenteur de perfidies.
Pendant ce temps, M. le directeur approche son bouc de l'oreille du surveillant.
— Il m'a l'air docile, cet enfant. Je vous le recommande, c'est un pauvre petit ; son père est mort depuis plusieurs années, et sa mère, comment dirais-je, n'a pas une conduite…
M. Fels rougit.
— Ce n'est pas à proprement parler une femme de mauvaise vie, mais elle se fait entretenir par des amants. Dans sa déchéance, cette malheureuse n'a pas perdu tout à fait la notion de son devoir maternel puisqu'elle éloigne son fils de sa vie licencieuse.
« Nous devons forger une âme robuste et pure à cet enfant qui connaîtra trop tôt, sans doute, les noirceurs de l'existence.
M. Fels se racle le gosier.
— Ne craignez-vous pas, M. le directeur, que la conduite de cette… gourgandine ne nuise au renom de notre établissement ?
Le directeur ferme les yeux, lève la main.
— Que celui qui n'a pas péché lui jette la première pierre, souvenez-vous, M. Fels !
Le surveillant baisse la tête comme à confesse.
— Je vous laisse, avertit le directeur, j'ai du travail.
* * *
La vie de M. Fels est comme une route dans la nuit. Elle fend la nuit, elle mène plus loin ; c'est seulement une route. M. Fels a vingt-huit ans d'internat Saint-Joseph dans la tête, dans les membres. Toutes les cerises qu'il a mangées pendant vingt-huit ans provenaient de ce cerisier. Il a existé gravement au milieu d'enfants sans cesse nouveaux, sans cesse identiques comme des vagues. Son sifflet nickelé est tout jaune à l'embouchure, tout rongé par ses lèvres molles, pareil au pied du saint de bronze de la chapelle qu'il faut toucher pour obtenir cent jours d'indulgence. Le pied du saint, ce pied informe, cette masse dorée, luisante, semblable à une décomposition du bronze, ce pied aux orteils rongés, ce pied qui s'amenuise de lustre en lustre, c'est la vie de M. Fels.
M. Fels ne quitte jamais l'internat, même pendant les grandes vacances. Il ne sort qu'une fois par an, à la Noël. Il se rend à Paris, muni de ses économies de l'année, il prend un bain, fait un bon repas et va au bordel — tout ça rapidement —, il a juste le temps de se confesser à Saint-Germain-des-Prés avant de reprendre le train du soir. Il appelle cette sortie : « la visite à mon cousin Charles ». Car il a un cousin Charles ; il n'aurait pas été capable de l'inventer.
Adossé à un pilier du préau, M. Fels contemple Alban. Il recherche les traits de la mère sur ceux de l'enfant. Grand Dieu, s'il avait su, il aurait regardé Mme Mauduis ; il ne se souvient plus d'elle. Il fait un effort. De temps à autre lui parvient un détail immédiatement évaporé. Il revoit ses longs cils, un coin de sa bouche, son mollet. Il s'arrête au mollet et remonte en pensée la couture du bas. Un gros émoi s'empare de lui. Il voit trouble.
— Écoute, petit !
Alban lève sur M. Fels ses yeux craintifs.
— Elle est bien jolie, ta maman, as-tu une photographie d'elle ?
Alban se sent pris d'une grande affection pour M. Fels.
— Oui, M'sieur.
Et il tire de sa poche la photographie.
Voyez le phénomène : Alban regarde cette jeune femme souriante à la gorge généreuse. Son cœur se contracte, il voit sa mère. M. Fels s'empare du portrait, il regarde au-delà de la photographie, il repère les lèvres pulpeuses et croit déceler la palpitation de la poitrine. Il voit une femme.
Tout à l'heure, Alban pleurera dans le lit anonyme. Tout à l'heure, dans un autre lit, M. Fels remontera doucement la couture du bas.
Et peut-être qu'à Noël, le corps qu'il louera aura un visage.
* * *
Cunacan, de la classe de sixième, demande à Alban :
— Qui que t'aimes le mieux, des maîtres ?
Et Alban répond :
— Çui que j'aime mieux des maîtres, c'est pas un maître, c'est M. Fels.
Cunacan éclate de rire. Sa tête tondue se plisse. Il n'a pas de cheveux et presque pas de pensées sous sa couenne mal bouclée. Il appelle les autres :
— Écoutez, tout le monde, Mauduis il aime mieux le père Fesse de tous.
Alban rougit intensément. Est-ce indécent d'aimer M. Fels ?
Le grand Gripa interroge, soupçonneux :
— A cause de quoi, que t'aimes mieux de tous le père Fesse ?
— J'sais pas, ment Alban, je le trouve gentil.
Et c'est exact. M. Fels est gentil. Il dorlote Alban. Pendant les récréations, il le prend par la main et fait avec lui le tour de la cour. Lorsque deux élèves se battent, il donne un petit coup de sifflet — pas un long, car les élèves croiraient à la fin de la récré. Il crie :
— Hep ! là-bas, avez-vous fini ? Grogiron, au piquet devant les cabinets ! Mignard, dix fois le tour du préau les mains sur la tête !
Comme cela, sans lâcher la menotte d'Alban, si bien qu'Alban participe bon gré mal gré à la sentance. Il apprend l'autorité ; c'est une science qu'on n'enseigne pas à Saint-Joseph.
Un jour que Cunacan faisait pipi dans le seau à papier M. Fels lui infligea cent tours de préau, mais, à la suite d'une timide intervention d'Alban, il ramena le pensum à dix tours.
Alban est devenu l'éminence grise de la discipline.
M. Fels l'aime, ça ne s'explique pas. Un lien familial se noue peu à peu. Ainsi, lorsque sa maman vient le voir, le mercredi, bien que ce ne soit pas le jour des visites, M. Fels l'accompagne au parloir et discute avec Mme Mauduis.
Il dit :
— Madame, votre cher baibai est un ange. Il est studieux, poli, et d'une sagesse édifiante. Je le considère comme mon petit enfant à moi.
Madeleine rougit de plaisir. Elle embrasse Alban, sourit à M. Fels et tous trois grignotent des pâtisseries.
Au moment de se séparer, Mme Mauduis serre la main de M. Fels ; alors, au lieu de dire : « Au revoir, madame, à bientôt », tout de suite le surveillant trouve un discours, au dernier moment, et le prononce sans lâcher la main de la jeune femme. Et Madeleine frissonne, car il lui semble qu'elle vient d'engager sa main, comme un dompteur, dans la gueule d'un fauve. Elle se méfie de la douceur du fauve.
La maman d'Alban connaît les fauves, tous les fauves ; les tigres, les lions, les M. Fels, etc. Mais elle fait semblant de rien.
* * *
Ce mercredi, M. Fels arrive seul au parloir. Mme Mauduis devient pâle.
— Le petit est malade ?
— Non, non, rassure le surveillant, ils sont en composition de calcul, il faut attendre un petit quart d'heure.
Madeleine soupire de soulagement. Elle sourit à M. Fels qui s'assied à ses côtés sur le canapé épluché.
Il recommence à chanter les louanges de l'enfant. C'est une chanson dont Mme Mauduis raffole et qu'elle ne saura jamais par cœur.
M. Fels parle, parle ou plutôt chante, chante. Son interlocutrice ne le voit plus. Tout en parlant, il fixe la jambe de Madeleine. Le mollet rond accompagne la jambe sous le bas. Mme Mauduis croise ses genoux, ce qui produit de chaque côté de cet entrelacs de jambes un trou dans la jupe. Un trou d'ombre dans lequel M. Fels plonge par la pensée. Il est hypnotisé par ces deux vides aux ténèbres infernales. On n'est pas en bois. Sans cesser de parler, il s'approche de Madeleine. Sa main quitte l'entournure de son gilet et descend lentement le long de son corps. La voici maintenant sur le canapé, il la suit du regard, comme un équilibriste suit les gestes de son partenaire. Cette main, sa main, est partie toute seule pour accomplir une mission. Il n'y peut rien. Et puis, on n'est pas en bois. La main hésite — mais va donc, imbécile ! Elle prend ses repères. Va-t-elle aborder directement le genou ou plonger dans le gouffre noir ? Elle se décide pour le gouffre et continue sous la jupe ses reptations.
Madeleine Mauduis, comme en extase, regarde sans le voir le visage violet de M. Fels. Et M. Fels pense : « Je suis à un centimètre de sa peau ! » Et M. Fels dit d'une voix charmée :
— Ainsi, la semaine passée, ce chéri m'a demandé de lever la punition d'un de ses petits camarades…
Et soudain, un tonnerre éclate dans la viande de M. Fels. La main messagère s'abat sur une cuisse tiède. On n'est pas en bois ! M. Fels n'oubliera jamais ce contact. Il se précipite sur Madeleine, les yeux brillants, le ventre courageux. Mais elle le repousse. Le désir exaspéré de M. Fels ne peut pas concevoir ce refus. Sa moustache hérissée cherche les lèvres de Madeleine. Mais Madeleine fuit la moustache en secouant brusquement la tête. Elle crie doucement, oui, elle crie doucement : « Que signifie ? Monsieur ! Monsieur ! allez vous finir ? »
Et peu à peu le désir de M. Fels diminue, il se résorbe, pantèle, s'évanouit. Bientôt il est envahi par une dignité sinistre, froide, froide. Le voilà en bois. Il se lève et sort d'un air digne.
* * *
Alban demande à sa mère :
— Tu as pleuré ?
— Non, non, mon petit, ce n'est rien, on m'a tellement dit du bien de toi. C'est la joie, comprends-tu ?
* * *
Après avoir quitté sa mère, Alban retourna dans la cour de récréation, mais il ne s'y arrêta pas, car il se proposait de monter au dortoir les petits paquets dont elle l'avait comblé. Au moment où il s'engageait dans le couloir, la voix de M. Fels le rattrapa. Il ne la reconnut pas tout de suite, tant elle était hargneuse et glacée.
— Où allez-vous ?
Alban se retourna en souriant de la surprise qu'éprouverait le surveillant lorsqu'il le reconnaîtrait. Mais son sourire se figea, M. Fels se tenait immobile derrière sa moustache. Le blanc de ses yeux était tout dilaté. Il restait debout et paraissait immensément lourd et précaire comme un pan de mur qui va tomber.
— Vous ne savez pas qu'il est interdit de pénétrer dans les bâtiments sans autorisation ? Vous me ferez dix tours de préau !
Alban regarde M. Fels. Si l'aumônier arrivait et lui disait : « A propos, Alban, ce n'est pas vrai, Dieu n'existe pas, car il y a une foule de dieux. » Si son professeur de calcul lui affirmait : « Deux plus deux, ça ne fait rien ! » ; si le professeur de français annonçait qu'« orthographe » s'écrit avec dix h, Alban rirait. Une chose admise fait partie de vous. Elle ne peut plus ne pas exister.
Alban regarde M. Fels. M. Fels a la moustache de M. Fels, le visage lombaire de M. Fels, les yeux de M. Fels. Alors ?
— Mais, Monsieur ?…
Il a envie de crier : « Mais, Monsieur, je suis Alban, le petit Alban ! »
— Vous m'en ferez vingt ! ordonne le surveillant, et il gifle la joue rouge, la joue lisse, la joue neuve d'Alban avec la main de tout à l'heure.
* * *
Alban tourne autour du préau, mais cette ronde n'est pas un circuit fermé, c'est un véritable acheminement. Chaque pilier de la construction est une borne de la route humaine où vient de le projeter une gifle.
Ne compte pas les tours, Alban ! Tourne, marche, tous les hommes tournent autour du préau. Tu viens d'entrer dans le cycle.
Tu comprends obscurément que M. Fels est un monstre, et un jour tu sauras le nom de ce monstre, et peut-être le portes-tu déjà, ce nom. Car te voilà un homme. Le visage de M. Fels te fait brusquement horreur, tu le piétines par la pensée, et tu rêves à ses gros yeux éclatant sous tes galoches de pensionnaire.
Tourne quand même et rêve à la mort de M. Fels si elle te soulage.
* * *
M. le directeur, qui traversait la cour, s'approche du surveillant :
— Tiens, dit-il, vous avez puni le petit Mauduis ?
— Il a de mauvais instincts, affirme sincèrement M. Fels ; que voulez-vous : l'hérédité !
Le directeur hoche la tête et, pendant quelques instants, regarde tourner cette âme neuve où, en secret, germe un meurtre.
VI
DEUX SOUS DE VIE
La mort m'avait dit : « Tuer par devoir ! Quelle humanité. »
A mes Brugère.
Le soldat Fritz Kurth, vingt-huit ans, croix de fer sur le front russe — Heil Hitler ! — , était originaire du Hanovre. Sa maison natale commençait un petit village couleur de camouflage et mirait sa cheminée compliquée dans les eaux indolentes de l'Aller.
Le père du soldat Fritz Kurth s'était noyé en 1930 dans ces tendres eaux, à l'âge de soixante-deux ans, ce qui lui fit rater une très importante partie de l'histoire d'Allemagne. Le soldat Fritz Kurth pensa souvent que son père aurait pu trouver une mort glorieuse, à l'instar de tant de vieillards allemands qui se prolongèrent jusqu'en 1945 dans cette seule intention — Heil Hitler ! Mais le führer propose et, hélas, Dieu dispose !
La mère du soldat Fritz Kurth avait fait de son garçon un homme vigoureux et un parfait nazi. On trouve de partout des veuves courageuses.
Le soldat Fritz Kurth fut incorporé dans la Wehrmacht en 1939 et se mit à apprendre l'Europe. Il connut la Pologne, la Norvège, la France, l'Italie, la Grèce, l'Ukraine, sans oublier l'Europe centrale. Les voyages usent la jeunesse. Il ne tarda pas à être blasé par la multiplicité des paysages et revint à sa distraction première qui était le bricolage. Car l'ingénieux soldat Fritz Kurth n'avait pas son pareil dans tout le Hanovre pour parfaire l'utilité des instruments créés pour le soulagement de la vie courante, depuis la béquille jusqu'au fusil.
Sa croix de fer lui ayant donné quelque ambition, il résolut de travailler au perfectionnement d'une arme de façon à servir au mieux son pays — Heil Hitler ! — en même temps que sa réputation. Après mûre réflexion, il s'attaqua à la découverte d'un fusil capable de propulser à volonté des balles explosives et des fléchettes empoisonnées. Malheureusement, ses loisirs étaient rares ; le soldat Fritz Kurth s'appliqua à penser paisiblement, même dans les plus grands tumultes, et fut bientôt capable de vous fusiller le patriote le plus pathétique sans cesser d'étudier le comportement de son fusil.
C'est en France qu'il put travailler d'une façon effective à son invention. Il eut la bonne fortune de séduire, dans une petite ville de garnison, la femme d'un prisonnier, laquelle mit à son service l'atelier de serrurerie de son mari.
Le soir, après avoir rendu à son hôtesse les politesses qu'elle attendait de sa belle prestance, il s'asseyait devant l'établi et ses gros doigts habitués aux rudes gâchettes s'assouplissaient étrangement au contact d'instuments minutieux.
— Que fais-tu, mon coco joli ? demandait la donzelle à travers son petit Deutsch-Franzosische judicieusement édité par un libraire du pays.
— J'invente une arme nouvelle, répondait le soldat Fritz Kurth par l'intermédiaire de l' Allemand-Français sorti des presses du même éditeur avec une préface du maréchal X…, sept étoiles.
Cette dame était très fière d'héberger un génie, et une partie de son respect allait aux outils de son époux, lesquels, jusqu'alors, n'avaient travaillé qu'à des serrures françaises.
De plus, le soldat Fritz Kurth était très gentil. Il sortait à tout propos une boîte de conserve de sa giberne et ne dénonça qu'au moment de son départ les voisins du dessus qui écoutaient la radio anglaise.
Lorsque, le 6 juin, la Libération « éclata », le soldat Fritz Kurth touchait au but. Il emportait dans ses fontes l'ébauche de son appareil — une sorte de réveille-matin sans cadran.
— Quelle poisse ! dit-il en allemand. Si j'avais disposé d'encore quinze jours, mon invention était au point.
Mais les Alliés ne savaient pas…
* * *
La chose se passa en Alsace. Le soldat Fritz Kurth faisait partie d'une patrouille chargée de reconnaître la position des lignes américaines. Dans le même secteur furetait une patrouille américaine chargée de reconnaître la position des lignes allemandes. Elle était commandée par le sergent Smith, de Detroit. Il faisait un clair de lune de tableau. Et voici que le hasard mit en présence les deux patrouilles. Les Américains eurent l'avantage, l'élément de surprise joua en leur faveur, car, étant presque tous nègres, ils furent moins vite repérés.
— Hands up ! crièrent-ils.
Les soldats allemands dans leur jeunesse avaient lu des fascicules de Nick Carter, ils comprirent et levèrent les bras.
— O.K., nasilla le sergent Smith, voilà une bonne prise. Retournons au cantonnement.
Les deux patrouilles unirent leur marche, l'une encadrant l'autre.
Le soldat Fritz Kurth était bien ennuyé, non pas d'être fait prisonnier, mais à cause de son invention qui gonflait sa poche. Tout en marchant, il réfléchissait : « On va nous fouiller, bien. On trouvera mon appareil, bon. On ne saura pas de quoi il s'agit, et on le flanquera aux ordures. »
Ah non ! non ! Cette découverte en puissance ne lui appartenait plus, il en était responsable vis-à-vis de son pays — Heil Hitler ! Il lui fallait à tout prix s'évader et ramener comme un flambeau les rouages de son génie.
A un détour du chemin, il prit sa course, mais le sergent Smith avait l'œil. Ajustant le fuyard, il lui dépêcha une balle démocratique au nom de la Liberté.
Le soldat Fritz Kurth culbuta et mourut avant de comprendre qu'il ne courait plus.
* * *
On décora le sergent Smith.
La maman du soldat Fritz Kurth pleura beaucoup. C'est triste, trimer pour élever un garçon, ne pas le perdre de vue pendant des années à cause des eaux sournoises de l'Aller, et puis voilà…
La maman du sergent Smith offrit un thé aux voisins pour fêter la décoration de son fils.
Il aurait fallu quinze jours de plus au soldat Fritz Kurth. Quinze jours ! Une poussière de vie, une misère de vie dans l'éternité.
Mais les Alliés ne savaient pas…
VII
LE RÈGNE DE LA JUSTICE
La mort m'avait dit : « Concevez-vous qu'on puisse tuer pour rien ? »
A mes Rollet.
Mangod marchait lentement, avec précaution, à cause de sa cheville enflée. Il était le dernier de la colonne, il se méfiait. Il avait remarqué que les premiers et les derniers essuyaient davantage de coups. Le dernier surtout parce qu'il était le dernier et qu'on lui mettait tout ce qui vous restait de colère.
La foule s'ouvrait férocement devant ceux de tête et se refermait derrière lui comme une bouche. Toute la multitude pesait sur ses reins endoloris, en hurlant. Mangod ne comprenait pas pourquoi la ville hurlait après lui, ni pourquoi sa personne déchaînait de la haine. Il se sentait si bien lui-même, si éternellement, si constamment lui-même que, vraiment, il ne pouvait pas comprendre.
La foule criait la mort comme une girouette crie le vent.
Mangod vivait, et c'était intolérable, soudain, pour des milliers de gens qui, quelques minutes auparavant, ignoraient jusqu'à son existence. Mangod ne comprenait pas. Comprendre, c'est s'ouvrir à une vérité : sa vérité à lui venait de sombrer ; elle s'était dissipée, un peu comme une idée fausse. Il ne restait plus que le vide dans l'être de Mangod. Et Mangod marchait tête basse, avec le cri du monde sur ses talons.
Les F.F.I. qui l'escortaient ne prêtaient pas attention à lui, c'est-à-dire pas particulièrement, car ils lui jetaient de temps à autre un regard distrait afin de s'assurer de lui. On avançait sur un boulevard que Mangod avait parcouru peut-être des milliers de fois, et il ne le reconnaissait pas. Ce n'étaient que des pavés qui défilaient sous lui, très vite, comme un tapis roulant qu'on descendrait. A gauche, à droite, il apercevait, en louchant un peu, une barrière de jambes. Elles bougeaient ; c'était plus énervant qu'un malaxage. Mangod préférait contempler la fuite des pavés, tout en bas de ses yeux.
Ni les distances ni le temps ne comptaient plus ; ainsi, si l'on avait dit à Mangod qu'il marchait depuis sa jeunesse, il l'aurait cru. Il était prêt à accepter n'importe quelle vérité.
Il se produisit soudain un ralentissement.
Des cris retentirent au sommet de la colonne :
— Laissez passer ! Déblayez !
Les F.F.I. taquinèrent leurs armes. On arrivait et ils se méfiaient de l'immobilité : la vitesse soutient les équilibres.
— Les bras en l'air ! ordonna un sergent.
— Oui, oui, approuva la foule. Les bras en l'air, les bras en l'air, plus haut, plus haut !
Mangod leva les bras, désespérément. Il les leva au point de s'étirer les muscles. Il avait l'impression, en accomplissant ce geste, de conjurer une force en suspens.
La troupe parvint au centre d'épuration devant lequel stationnaient des automobiles estampillées aux couleurs françaises. A cet endroit la foule stagnait ; le boulevard l'avait conduite là ; c'était la mare où se déversait le noir ruisseau des badauds.
Les prisonniers relevèrent la tête et prirent le vent comme un gibier traqué. Ils examinèrent avec effarement la façade verte de ce magasin désaffecté qui coagulait la populace. Des drapeaux alliés claquaient allègrement. Il aurait fait bon vivre derrière la foule.
Mais il y avait trop de monde en vérité, on ne pouvait les fusiller là ; un frisson courut dans la colonne, un frisson d'espoir.
— Halte ! ordonna une voix.
Dès qu'ils furent immobiles, les prisonniers prirent peur. La multitude croulait sur eux. C'était une immense pesée contre laquelle ils ne pouvaient rien. Ils se sentaient accablés par leur inertie. Les soldats s'interposèrent. Mangod regarda l'un d'eux avec gratitude, il éprouva le besoin de lui parler ; jamais aucun homme ne lui avait été aussi cher.
— Moi, j'ai rien fait, commença-t-il.
Le soldat lui jeta un coup d'œil indifférent. C'était un petit campagnard râblé, à figure rouge et aux yeux clairs.
— Y disent tous ça ! fit-il en haussant les épaules.
— Moi, je jure que je n'ai rien fait, insista Mangod.
— Y disent tous ça aussi ! continua le soldat.
Désespéré, Mangod se tut ; il aurait voulu pouvoir attendre son sort.
* * *
Le chef était un petit Corse au regard d'aigle et aux cheveux épais.
Il demanda :
— Milicien ?
— Oui, dit Mangod, mais je n'ai rien fait.
Il se sentait couler dans un grand cloaque de vie gâtée qu'il aurait voulu pouvoir rayer de son passé.
— Depuis quelle date ? questionna le chef.
— Depuis 1943, février. Je vais vous dire, Monsieur, on est des gens du peuple. On demandait qu'à s'employer utilement, on cherchait une branche à quoi s'agripper. Au début, on y a cru, vous-même y auriez cru, je vous jure !
Le Corse déboutonna sa chemise de soie saumon, il montra le sinuement d'une estafilade sur sa poitrine velue.
— Je n'y ai jamais cru, dit-il en regardant pesamment Mangod.
Mangod fixait sur la cicatrice un regard éperdu. Elle était d'un rose dangereux de blessure résignée.
— Vous êtes un homme intelligent, bien sûr ; moi, faut comprendre, je n'avais pas d'instruction.
— Dis donc, demanda le chef, est-ce que tu te fous de moi ?
Il ne comprenait pas. Mangod était désolé. Le chef ne croyait pas à son admiration.
Le chef regarda intensément son prisonnier, Mangod soutint le regard. Était-ce bien ainsi ? L'autre n'allait-il pas croire à une bravade ?
— Qu'as-tu fait à la Milice ?
— Je montais la faction devant la porte.
— Pendant un an et demi, tu as monté la faction ?
— Je jure que je n'ai rien fait ; ma femme est enceinte, ajouta-t-il.
Il y eut un silence. Les miliciens interrogés avaient été parqués au fond du local, les autres se tenaient immobiles, attentifs et anxieux.
— Ça va, dit le Corse d'un ton blasé, au suivant !
Mangod rejoignit les autres. Certains s'étaient déjà habitués à leur sort au point de s'asseoir par terre. Il y avait là beaucoup d'hommes parmi lesquels quelques sidis hébétés. En insistant, on finissait par reconnaître des femmes. Elles avaient été tondues, on ne les distinguait qu'à leurs robes en loques. L'une d'elles avait un drapeau allemand en papier épinglé sur la poitrine. Le papier se déchirait, elle eut peur de perdre cet attribut et, timidement, l'épingla plus bas.
Mangod s'insinua au centre de ce bétail humain. Il se trouva contre un grand Arabe dont les lèvres étaient tuméfiées. Il regarda le sidi qui devait avoir des dents cassées, car les chairs de la mâchoire s'éboulaient.
— J'ai rien fait ! affirma-t-il au sidi.
L'Africain eut un rire violet qui fit saigner ses lèvres.
Mangod avait envie de pleurer à cause de ce sang qui ne servait à rien.
Les femmes baissaient la tête ; elles n'osaient pas se parler. Du reste, aucun des prisonniers n'osait parler. C'était moins la présence de leurs gardiens qui les terrorisait que leur promiscuité.
Bientôt il n'y eut plus personne devant la table du chef. Celui-ci referma son cahier et le mit dans une serviette. Au moment où il se levait, un jeune garçon s'approcha de lui et lui parla à l'oreille.
Pourquoi Mangod avait-il l'impression qu'il s'agissait de lui ?
— C'est bien, dit le Corse, nous allons voir.
Il se tourna vers les prisonniers.
— Mettez-vous sur un rang, ordonna-t-il.
Le jeune homme s'approcha en fronçant les sourcils pour cacher sa gêne. Il était blond, d'un blond transparent, et il avait une mâchoire de mulot. Il commença par le bout et examina chaque individu d'un air préoccupé. Parvenu devant Mangod, il eut comme un sursaut.
— C'est lui ! cria-t-il au chef.
— Vous êtes sûr ? insista l'autre.
Mangod dit d'une voix bonne :
— Vous devez faire erreur, Monsieur ; moi, je ne vous connais pas.
— Salaud ! grinça le jeune homme blond.
Il zozotait. Il suçait le mot. Il répéta : « Salaud ! » en envoyant des postillons au visage de Mangod. Les postillons furent comme des éclaboussures d'acide. Mangod les sentit ronger sa figure.
Il essaya encore :
— Mais, Monsieur…
Alors le chef lui flanqua un énorme coup de poing sur la bouche. Mangod eut l'impression de manger ses dents. Il se dit tout de même qu'il préférait les coups aux postillons du mulot blond.
Le Corse se tourna vers ses hommes et commanda :
— Embarquez-moi ces fumiers au centre de triage.
Il dit à Mangod :
— Toi, reste ici.
Il prit le jeune homme à part.
— Je n'ai pas le temps ce soir, nous nous occuperons de cette affaire demain. Venez me trouver à sept heures, ici. Auparavant, inscrivez votre nom et votre adresse sur ce cahier, et puis laissez-moi la photographie. C'est ça, au revoir !
Le jeune homme se dirigea vers la porte, il se retourna et cria : « Salaud ! » à Mangod.
Mangod geignit :
— Mais je n'ai rien fait !
— Ah ! tu n'as rien fait ? dit le Corse. Viens voir là !
Il tira un pistolet de sa poche. C'était un Walther allemand. Mangod le reconnut au petit point rouge indiquant que le cran de sûreté n'était pas en place. On leur donnait les mêmes, à la Milice.
— Écoute, dit-il, si tu étais tombé dans mes mains il y a seulement trois jours, je t'en aurais mis une dans la tête, mais maintenant nous sommes en République, alors tu seras jugé et on t'en flanquera douze au lieu d'une. Tu n'y perds pas !
Il tendit au prisonnier une photographie :
— Tu connais ?
Mangod s'empara de l'image. C'était le portrait de la jeune Juive qu'il avait tuée.
— Non, dit-il avec un calme qui le surprit, qui est-ce ?
— Comme tu voudras, fit le chef, mais à ta place j'avouerais. De toute façon, ta culpabilité sera prouvée, car le type de tout à l'heure t'a formellement reconnu. C'était le garçon de bureau du magasin où vous êtes allés perquisitionner et il t'a vu tuer la petite. Il devait avoir le béguin, car, depuis ce matin, il court les postes d'épuration avec l'espoir de te retrouver.
Mangod réfléchit. Chose curieuse, il éprouvait un soulagement à se voir accuser d'une façon précise. Le chef lui parlait sur un ton cordial.
— Écoutez, Monsieur, je voudrais que vous compreniez : dans la vie, il y a des moments… C'est bête, comment vous expliquer ? D'accord, j'ai tué la petite, mais ce n'était pas un geste de moi, il y avait l'ambiance…
Il s'interrompit. Le chef était devenu tout pâle.
— Qu'est-ce ?… Qu'est-ce qu'il y a ?…
— Tais-toi ! gronda le Corse en s'approchant de lui.
Il lui administra un coup de crosse dans le ventre ; Mangod en eut le souffle coupé.
— Tais-toi, vomissure, fils de louve ! Comment oses-tu parler encore ? Comment oses-tu espérer te faire comprendre ?
— Sans la guerre, larmoya Mangod, j'aurais toujours été un brave homme. Je suis un accident.
— A cause de la guerre, affirma le Corse, d'autres, tant d'autres sont devenus des martyrs et des héros !
— Ce sont des accidents aussi, dit Mangod.
Il pleurait. Il pensait à sa femme, il se disait qu'on le fusillerait sûrement, mais cela ne le terrorisait pas, à cause de sa femme. Il pleurait sur sa vie accidentée.
— Tu me dégoûtes, grommela le chef en haussant les épaules.
Il se dirigea vers la porte. Le boulevard s'était vidé. Cette journée d'août s'achevait et un crépuscule tiède descendait des arbres comme un oiseau enhardi par le silence.
— Merde, dit le Corse, tous mes hommes sont partis.
Il regarda à droite et à gauche ; il aperçut, assis sur un banc, un homme muni d'un brassard tricolore et le héla.
— Vous faites partie d'un groupe ? questionna-t-il.
— Non, dit l'homme, j'ai quarante ans. Mais je suis venu m'enrôler au café Manuel.
Le chef réprima un petit rire méprisant : encore un néophyte.
— Écoutez, dit-il, vous allez me rendre un service. Il s'agit de me garder à vue cet homme pendant deux heures. Méfiez-vous, il est dangereux. (Mangod sourit.) Vous n'êtes pas armé ? Tenez, voilà mon pistolet, vous savez vous en servir ? Je vais à la prévôté, et je téléphonerai pour qu'on vous envoie un garde ; vous lui laisserez mon feu, merci…
* * *
Le nouveau venu s'assit derrière le bureau du chef. Il regarda Mangod.
— Qu'est-ce que tu as fait ? demanda-t-il au bout d'un moment.
— J'étais milicien.
— Aïe ! Aïe ! fit l'autre, c'est mauvais ça.
Il parlait sur un ton conciliant.
— Il paraît que tu es dangereux ?
Mangod haussa les épaules.
— On dit ça, parce que, par accident, j'ai tué une femme juive !
— Ah ! t'as tué une femme ? Eh ben, mon vieux…
Mangod murmura :
— Je peux baisser les bras ?
L'autre hésita afin de savourer le plaisir de décider. Il prit le pistolet et fit oui de la tête. Puis, à nouveau il regarda le prisonnier.
— T'es un dégueulasse, conclut-il. Moi, tu vas voir, j'aime pas les Juifs, mais question de leur faire du mal, ça non ! On va te bousiller et ce sera pain bénit.
Mangod baissa la tête, mais, en coin, il examina l'homme.
Celui-ci possédait une tête tranquille. Il avait un regard de chien de chasse et de grandes oreilles préhensiles.
— Les miliciens étaient des ordures, enchaîna-t-il, des vendus et des brigands. Moi, j'ai jamais fait de la résistance, je suis marié, avec des gosses, et j'ai mon petit magasin de primeurs ; on ne peut pas s'occuper de tout… Mais cette Milice me puait au nez.
Dehors la nuit tombait ; par la vitre du magasin on voyait la lune qui se colorait.
Mangod réfléchit un long moment.
— Écoutez, dit-il, ma peau est fichue. Je vais payer ; s'il ne s'agissait pas de moi, je dirais que c'est juste ; pourtant, comme j'ai vécu mon passé, il me paraît excusable, vous saisissez ? Vous avez l'air d'un brave homme et je voudrais, avant de… de mourir, être compris.
— C'est pas comprenable ! dit l'homme.
— Mais si, dit Mangod, puisque je l'ai compris !
— Moi, je ne pourrai pas le comprendre, affirma l'homme. Tuer ? Je comprendrai jamais.
— Écoutez tout de même les choses, insista Mangod.
Et, sans attendre un acquiescement, il commença :
— Voilà, un jour on nous dit d'aller perquisitionner un comptoir de textiles juif. Le patron, paraît-il, planquait ses employés bons pour le S.T.O. On arrive, le patron n'y était pas, il y avait seulement sa nièce, une jolie fille, juive aussi. Alors on se met à tout fouiller et on vide le tiroir-caisse, et puis, comme nous avions une bagnole, on la remplit de coupons de laine. Ces Juifs, faut reconnaître, ils manquaient de rien, pendant que les pauvres types allaient cul-nu. La fille, écoutez, on l'aurait violée qu'elle aurait peut-être rien dit, mais de voir partir la marchandise et le pognon, ça la met dans une fureur noire. La voilà qui nous injurie et nous traite de tous les noms. Je lui dis ; « Ta gueule ! », mais elle crie de plus en plus, je lui fous un gnon ; elle hurle, alors je regarde sa bouche et j'ai tiré. C'est tout. Vous comprenez ?
L'homme ouvrait de grands yeux. Il respira profondément et demanda :
— Bon Dieu, t'as tiré ?
— Hélas ! fit Mangod.
— A cause de sa bouche ?
— Oui.
— Qu'est-ce que ça te faisait ?
— Je peux pas te dire, c'était comme si ma chair grinçait, non, non, je peux pas t'expliquer.
Un silence pesa dans la pièce, les deux hommes regardèrent la nuit par l'imposte.
Ils se distinguaient mal, l'homme s'approcha de Mangod.
— Redis-moi ?
— Quoi ? demanda Mangod.
— La mort de la femme.
— Je te dis : elle gueulait, j'essaie de la faire taire, je la bats, mais elle hurle. Alors j'ai tiré.
— Bon Dieu, t'as tiré ? Et comment ça lui a fait, à elle ?
— Je sais pas, avoua Mangod, elle a eu l'air étonnée, elle s'est tue ; puis elle a fait la grimace et elle est tombée.
— Et à toi, qu'est-ce que ça t'a fait ?
Mangod baissa la tête.
— Ça m'a fait comme plaisir, le cœur me cognait…
Il y eut une grosse détonation. Mangod sentit une violente douleur lui fouailler les entrailles. Il vit que le pistolet fumait dans la main de l'homme.
— Ah… t'as compris ! balbutia-t-il.
— Oui, cria l'homme. Oui, oui, oui !
Et, à chaque oui, il appuyait sur la gâchette.
VIII
LA RONDE DU MEURTRE
La Mort m'avait dit : « Console-toi, c'est Dieu qui inventa le meurtre. »
Épilogue
Le beau Diurne était étendu sous le soleil. Il chantait, et tous les bruits du monde chantaient avec lui. Le beau Diurne était blond, d'un blond doré, et il portait sur son visage les douleurs de la vie. Il régnait depuis longtemps sur le monde, les hommes l'aimaient mais sa lumière lassait leur vue. Alors le jeune Nocturne vint. Il était brun et son visage, quoique beau, était gris. Il dit :
— Diurne, ton règne s'achève.
— Non, sourit Diurne, et il continua à chanter.
La déesse du Temps survint. Nocturne la prit à témoin.
— N'est-il pas vrai que son règne s'achève ?
— Hélas ! dit-elle en pleurant.
Chaque brin d'herbe reçut une de ses larmes.
Diurne s'arrêta de chanter, il se leva et demanda :
— Et qui doit régner à ma place ?
— Moi, dit Nocturne.
— Jamais !
— Si, dit Nocturne, et la déesse du Temps sera mon épouse.
— Ton épouse ? Ma douce déesse ?
Diurne tira son épée, Nocturne en fit autant. Le combat commença. Il fut long. Le soleil devenait rouge, et le sang des blessures ruisselait sur sa face. Puis, comme vidé, il bascula, avec Diurne vaincu, derrière le monde.
Nocturne régna aux côtés de la déesse du Temps. Pour leurs amours, la Terre devint une couche odorante.
Ils s'aimèrent, les heures passèrent.
— Je ne me lasserai jamais de toi, affirmait Nocturne. Nous vivrons éternellement heureux.
— Hélas, murmura la déesse, un autre naîtra, qui te tuera.
Elle mit au monde un enfant. C'était un fils de Diurne.
Alors les coqs chantèrent.
POSTFACE
J'ai dit à la Mort : « En somme, la mort des autres n'a pas tellement d'importance. »
Mai 1945 .