roman

Mon cher Simenon Si je ne pensais pas à vous comme à un ami, c’est au romancier Georges Simenon que je dédierais ce livre. F. D.

AVERTISSEMENT

Les héros de ce récit sont fictifs. Les personnes qui voudraient se reconnaître dans ces pages nous donneraient la réconfortante impression qu’ils sont cependant humains.

F. D.

CHAPITRE PREMIER

En 1924 la bonne société de Bourg s’enorgueillissait d’un médecin nommé Ferdinand Worms, praticien de grand mérite et homme de grande vertu. Il est assez fréquent de voir des médecins pratiquer la charité, aussi la bourgeoisie lui pardonnait-elle volontiers ce caprice et, loin de lui en tenir rigueur, avait à cœur de l’en louer.

Le docteur Worms jouissait d’un de ces physiques communs qui abritent les âmes de valeur. Il avait un regard bleu, préoccupé, des lèvres minces, pincées par un sourire oblique et un visage sans intentions au nez côteleux. Ses cheveux blonds et fins découvraient comme par transparence son crâne luisant, mais à quarante ans Ferdinand Worms ne redoutait plus la calvitie ; il avait compris qu’il demeurerait jusqu’à la vieillesse une sorte de chauve artificiel. Bien qu’il fût plutôt maigre, il possédait un cou massif de personne placide qui exagérait l’ovale de son visage. Le docteur Worms n’était pas beau, mais il savait plaire ; or le charme est à la beauté ce que la tendresse est à l’amour : un prolongement moins chatoyant mais beaucoup plus durable.

Très tôt, ses parents — un couple de colonels — lui avaient acquis un cabinet et une épouse, car, à leur avis, l’un n’allait point sans l’autre. Gens rigides, le père portait les éperons, la mère maniait la cravache. Tous deux avaient trop le culte du commandement pour ne pas apprendre à leur fils à obéir. Leur vie fut un enseignement. Ils la voulurent édifiante et n’osèrent jamais regretter cette décision. Le colonel routinier aimait la France, la discipline et les dames de bon maintien et il vénérait l’armée qui lui avait accordé tout cela. On le considérait comme un rude meneur d’hommes dont on avait vu les qualités au cours de maintes grandes manœuvres. Tout le monde regretta sa mise à la retraite avant la guerre de 1914 ; quatre ans auraient suffi à cet homme patient pour décrocher une étoile au ciel de sang.

En 1910 l’officier eut à statuer sur sa situation et celle de son hoir. Sa fortune modeste ne permettait pas simultanément l’achat de la maison de campagne susceptible d’abriter sa retraite — mot pénible pour un soldat — et du cabinet de son fils. Il fallait se décider pour l’un ou pour l’autre. Certes le père Worms aspirait à une calme campagne où son sabre aurait pu rouiller, mais il savait le poids d’une situation neuve et se serait sans aucun doute dépouillé au profit de Ferdinand, si sa femme n’avait apporté une troisième solution à laquelle se rallia la famille : un riche mariage.

Ferdinand Worms ne songeait qu’à son travail. Il voyait en chaque femme une épouse possible dont il ne récusait pas l’importance et tenait le beau sexe en trop grande estime pour se laisser émouvoir par lui. Il chercha consciencieusement parmi les riches héritières de la ville et se décida pour la fille d’un marchand de vin que l’on disait laide et sotte mais qui n’était que dodue et réservée. Cette personne lui parut particulièrement désignée pour tenir un intérieur bourgeois et procréer efficacement. Peut-être une part de calcul se mêla-t-elle à la chose et Ferdinand pensa-t-il donner confiance à sa future clientèle en produisant une épouse bourrée de santé, mais il ne fit jamais à quiconque confidences de ce genre. Il apportait dans la corbeille de mariage le passé prestigieux de son père et les promesses de son avenir. Le marchand de vin ne se fit pas trop tirer l’oreille — les gros buveurs sont cléments — il fut flatté par l’uniforme du beau-père et la profession de l’époux. Il dorait ses barriques avec les galons du colonel. C’était un homme sans façons, gros et jovial, dans les veines duquel coulait un vin épais. Il s’appelait François Borecque et s’en montrait très fier. Cette facilité à se satisfaire de faits aussi naturels dénote un esprit simple qui tend hélas ! à disparaître. Il maria sa fille, paya un cabinet boulevard de Brou et recommanda son gendre à toutes les « cirrhoses du foie » de la ville. « Vous savez, disait-il d’un air matois à ses amis, vous n’avez guère de mine ces temps-ci, votre figure est jaune comme un canard plumé ; allez donc trouver notre docteur, allez-y de ma part ; si, si, le gendre vous fera un prix ». Le salon d’attente du jeune médecin fut vite très fréquenté ; au moindre bobo, on allait voir Ferdinand Worms ; par curiosité, autant que par sympathie pour le père Borecque d’abord ; ensuite parce qu’il satisfaisait ses pratiques. Il prenait un air réfléchi qui inquiétait et mettait en confiance tout à la fois. Il avait une façon de vous flairer et d’aller droit au mal qui tenait du prodige. « Il connaît son affaire » pensaient les malades en se rajustant. Et comme, par égard pour les recommandations de son beau-père, il tenait des prix modestes, sa réputation ne tarda pas à s’affirmer.

La fille Borecque se prénommait Blanche. C’est là un prénom de tout repos qu’elle méritait et justifiait pleinement. Elle était blonde et grasse, trop timide comparativement à l’importance de sa dot, et d’un caractère passif, prompt à se satisfaire comme celui du marchand de vin. Elle fut bien aise d’être mariée à un médecin et s’appliqua à l’aimer. Comme elle l’admirait et le craignait ce lui fut facile. Elle s’intégra à la maison, ouatant la vie du docteur. Elle allait à la messe sans enthousiasme mais pour perpétuer au profit de son mari cette habitude qui s’était avérée utile à son père. Blanche savait combler son existence avec de menus soucis ménagers. Elle possédait en fait de distractions une servante docile, quelques amies bavardes et une collection de pauvres recommandables, cependant elle manifesta bientôt le désir d’enfanter. C’est un peu par ce souhait que les jeunes filles bien pensantes rejoignent les libertines fatiguées. Ferdinand Worms n’eut garde d’accéder à cette importante mais légitime requête. Il ne voulait pas se multiplier avant de s’être pleinement réalisé, avant de jouir d’une situation et d’une renommée. Seuls, les hommes ayant connu les affres des chiffres ambitionnent que leurs enfants soient en naissant les fils de leur père. En 1919 il songea à satisfaire son épouse, mais il différa sa résolution le 3 août et reporta le projet à une date ultérieure. C’était un homme prudent. Sa femme eut l’esprit de ne pas se formaliser et s’abstint de juger hâtivement la carence du docteur, dont en quatre ans elle avait pu apprécier la sagesse.

Bien que fils d’officier — ou peut-être à cause de cela — Ferdinand Worms n’était pas militariste. Il considéra la mobilisation un peu comme une épidémie et l’esquiva savamment. Savoir comment n’est pas notre fait. Le système D et les aréopages évoluent très lentement, point n’est besoin de révéler de pernicieux échappatoires susceptibles d’être mis à profit au cours des guerres à venir.

Le colonel habitait aux environs de Meximieux une coquette bicoque bressane. Le quatre août, il se précipita à Bourg afin de reprendre du service. Avant de se rendre à la Préfecture, il passa chez son fils qui lui découvrit séance tenante une obturation du pylore nécessitant une proche opération. Ce diagnostic arrêta l’élan du retraité. « Vois, Ferdinand, s’exclama-t-il, comme le hasard est maudit. Tu es témoin de mon patriotisme. Enfin puisque mon corps n’est plus aussi neuf que mon âme, je m’incline. Espérons que la France vaincra quand même. »

Grâce à la maîtrise du docteur, le père Worms évita l’opération envisagée. Son pylore se déboucha tout seul, miraculeusement… quatre ans plus tard.

La « grande guerre » affermit la position du docteur Worms en le faisant bénéficier de la clientèle de ses confrères mobilisés.

Vers le milieu des hostilités, le marchand de vins mourut d’une mauvaise angine de poitrine malgré les efforts de son gendre et les prières de son épouse. Ferdinand Worms hérita de huit cent mille francs. Il n’en demandait pas tant et s’estimait comblé par les libéralités du père Borecque. Un grand mouvement intérieur bouleversa cet être réfléchi qui vit dans cette largesse du sort un mystérieux avertissement. Il sentit s’élever en lui une flamme luminescente qui, dès lors, éclaira sa vie. Le docteur Worms se dit qu’à trente ans, jouissant d’une fortune solide, il se devait tout entier à la médecine.

Il voulut lui restituer son véritable rôle qui est de soulager tout individu souffrant. On le vit se dépenser largement, indifférent à l’heure qui passe, allant de lit en lit, de grabat en grabat. Il soignait les riches sans dédain et les pauvres sans condescendance, omettant de présenter sa note lorsqu’il devinait la gêne. Il fréquentait d’un même cœur le luxe et la misère. Il savait que le mal n’a pas de classe et il vivait avec le mal. « Il m’est, disait-il, sympathique comme un vieil adversaire dont les ruses passionnent. »

Le docteur se fit lentement une réputation de philanthrope sévère qui se propagea au-delà de la ville, dans la campagne environnante.

En 1920, Blanche Borecque mit au monde un garçon, ce dont toute la famille lui fut reconnaissante. Le colonel, élu parrain, voulait le prénommer Napoléon ou César mais les femmes se récrièrent et lui firent sentir combien de tels prénoms sont lourds à porter. La maman Borecque proposa timidement François en souvenir du marchand de vin « qui aurait été si heureux s’il avait été là ». On agréa d’emblée ce prénom d’un maniement facile. On le baptisa fastueusement. Des malades reconnaissants vinrent sur les marches de l’église. On rit beaucoup des larmes du bébé ; on pleura d’émotion devant ses sourires. Après quoi, le colonel déclara qu’on en ferait un sacré petit lieutenant de cavalerie.

* * *

Les Worms habitaient une maison de deux étages cossue et confortable où le granit abondait. La façade grise révélait qu’un bon siècle s’était installé entre les pierres sans leur causer le moindre dommage. Un lierre chétif s’essayait sur les soubassements, habillant de vert la demeure jusqu’à la hauteur des fenêtres. Ces dernières étaient pourvues de petits carreaux dont certains — ceux du haut — se partageaient les trois couleurs fondamentales. Le toit d’ardoise ressemblait à un manteau de cheminée ; il enveloppait l’habitation dans une sorte de carapace luisante, un peu austère sans doute car l’ardoise est triste, mais d’une distinction savante. Chose étrange ! une avancée de tuiles roses, en forme de visière, surmontait la porte d’entrée. L’architecte avait prodigué toute son originalité à celle-ci. Elle était faite de chêne massif, tourmenté de moulures, et s’ouvrait à deux battants. Un heurtoir de cuivre représentant une tête de lion la parait bizarrement. Cette tête de lion incommodait à cause de ses yeux de verre, profonds et sans prunelles, dans lesquels le soleil glissait parfois des fixités infinies.

Pendant de longues années, François Borecque avait convoité cette maison opulente. Il eut la satisfaction d’y installer le ménage de sa fille et de voir briller sur la fameuse porte la plaque de cuivre de son gendre. Il put ainsi avant de mourir se repaître de ce legs prématuré.

Le rez-de-chaussée répondait aux nécessités du médecin. Il se composait de quatre pièces administrées par un vestibule carrelé en damier au fond duquel prenait le monumental escalier intérieur donnant accès à l’appartement. À gauche de l’entrée, s’ouvrait la porte d’un vaste salon d’attente, à droite celle du cabinet d’auscultation auquel faisait suite le laboratoire du docteur. La pièce correspondant au laboratoire servait de débarras et de bureau ; on y serrait les meubles détériorés, les vieux paravents et une galerie de tableaux d’ancêtres inconnus dont la vue déplaisait à Blanche. C’est dans cet entrepôt d’antiquaire que se tenait mademoiselle Jésus la secrétaire de Ferdinand Worms, une vieille fille de bonne tenue dont les fonctions étaient d’ouvrir la porte aux pratiques, de répondre au téléphone et de dactylographier le courrier du médecin, d’un index hésitant, sur une vieille Olliver.

La vie du docteur Worms était très active et ses nuits se peuplaient de coups de sonnette. Il subissait courageusement la tyrannie de sa clientèle sans se départir d’une constante égalité d’humeur. Sa femme ne lui avait jamais vu exprimer le moindre signe d’impatience lorsqu’un appel le sortait du lit. Elle confia à une amie que, la sonnerie du téléphone ayant retenti certaine nuit alors qu’il accomplissait son devoir d’époux, il s’était levé aussitôt et comme Blanche lui témoignait sa déception, s’était excusé courtoisement en disant : « Pardonnez-moi ma chère, et ne considérez pas mon départ comme un affront, mais comme une déficience ; je vous jure qu’il me serait impossible de prendre ou de donner du plaisir en sachant qu’un malade me réclame ». L’amie ne put conserver plus d’un jour ce secret intime qui, du reste, méritait de ne pas l’être. Toute la ville chuchota ce trait de dévouement dont certains imbéciles s’autorisèrent à rire mais que tout le monde n’eut garde d’admirer.

Le docteur Worms allait à ses malades comme un archer va au combat : allègrement et avec une constante curiosité. Il connaissait d’une manière précise les maladies et les guérissait de mémoire car il possédait un sixième sens de médium pour percevoir le mouvement intérieur de l’individu « Il me suffit, expliquait-il, d’opérer une transposition, je ne me substitue pas aux malades, mais j’interpose mon corps entre mon regard et lui. Je confronte mes sensations et ses symptômes ». Il se colletait vaillamment avec les maladies effectives et réservait tout son enthousiasme aux troubles mentaux, qui échappent aux réalités tangibles de l’anatomie et de la microbiologie. « Lorsqu’il s’agit, expliquait Worms, d’organes tels que le cœur, le foie, les poumons, le lien unissant les lésions aux symptômes est manifeste tandis qu’il n’en va pas de même pour le cerveau. La psychiatrie est une partie arriérée et sans limite de la pathologie, elle se trouve en retard sur le mouvement scientifique. Voilà pourquoi elle me passionne. »

Cette branche de la médecine le séduisait aussi parce qu’elle exige beaucoup d’intelligence, de psychologie et de grands efforts d’adaptation. Son laboratoire comprenait une bibliothèque exclusivement réservée à cette science. Il y puisait largement au cours des maigres loisirs de sa vie harassante. Ses confrères du département s’adressaient à lui et sollicitaient son diagnostic dans les cas de démence qui — trop souvent hélas — dépassaient leur compétence. Ils trouvaient pour le requérir des formules adroites, évitant l’aveu de leur incapacité.

— Allo ! glapissait le petit docteur Basin de Nantua, c’est vous, Worms ? Écoutez, j’ai en ce moment dans ma collection une gentille méningo-encéphalite diffuse qui vous amuserait, si le cœur vous en dit.

— Vous avez fait la réaction de Guillain ?

— Heu, non… je…

— Bon, murmurait Ferdinand Worms, je termine mon cabinet et je saute dans ma voiture. Avez-vous du benjoin, au moins ?

Il savait l’art délicat consistant à commander un égal sans qu’il y paraisse. Aussi ses collègues ne lui en voulaient-ils pas trop de son obligeance. Au début de sa spécialisation, ils avaient essayé le coup de la commission sur les « consultations provoquées » et suggéré l’idée d’un service rétroactif, mais Worms avait pris une attitude digne, pleine de fermeté pour témoigner combien il méprisait ces procédés de charlatans. Ses confrères qualifiaient sa dignité d’égoïsme, mais à voix basse, car il leur rendait de sérieux services… sans escompte.

— Vous vous laissez dépouiller de votre savoir, docteur, protestait parfois Mademoiselle Jésus, lorsqu’il revenait d’un canton voisin les vêtements poussiéreux, les yeux rouges et clignotants — il roulait dans un petit cabriolet découvert — et la cravate chiffonnée par le vent. « Ils » vous grugent, poursuivait la vieille fille, vous guérissez leurs malades et la gloire est pour eux.

Ferdinand Worms jetait un bref regard à sa secrétaire. Il la trouvait laide et la plaignait : la laideur étant un mal contre lequel il ne pouvait rien.

— Mademoiselle Jésus, disait-il, on ne dépouille jamais quelqu’un de son savoir et il n’y a aucune gloire à guérir. J’entends la sonnette, allez ouvrir.

Elle obéissait promptement. La vieille demoiselle était comme une girouette qui ne grince plus.

* * *

En 1924, Blanche Borecque se trouva enceinte pour la seconde fois. Ferdinand Worms en fut contrarié. Sa femme allait sur ses trente-cinq ans et il en comptait lui-même trente-huit, ils avaient pris de graves habitudes et chérissaient leur petit François d’une façon déjà exclusive, — cependant, il n’eut pas la coupable pensée d’utiliser sa science pour changer le destin de son foyer.

Il menait une calme existence, dépourvue de soucis mesquins, et entourait Blanche d’une profonde affection — c’était décidément une épouse commode, silencieuse, d’humeur aimable, sachant recevoir et possédant en mémoire pour le moins mille recettes de pâtisserie. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui détiennent l’instinct maternel avant la puberté. Son fils occupait toute sa vie. Elle regrettait d’être riche par besoin de se prodiguer et craignait qu’un événement imprévu engloutît la future fortune de François. Une nouvelle maternité l’intimidait quelque peu. Elle doutait de pouvoir se multiplier au point d’enfermer deux enfants dans le même cœur et ressentait une gêne à la pensée que l’événement provoquerait la curiosité de son aîné, dont les incessants « pourquoi » l’étourdissaient. Bien avant que sa grossesse fût apparente, Blanche se vêtit de robes vagues et légères, pareilles à des tuniques, qui dérobaient ses formes et accentuaient son allure massive. Les bourgeoises de la ville, se soumettant à la mode des cheveux coupés, abandonnaient leur magnifique toison aux ciseaux affamés des coiffeurs. Worms conseilla à sa femme de les imiter, bien qu’il tînt cette fantaisie pour un vandalisme. Il sentait l’opinion publique aux aguets et craignait que les cheveux de sa femme ne lui offrissent une prise facile ; il n’hésita pas à les lui sacrifier afin de ne pas passer pour « rebelle au modernisme ». D’autant que la chevelure de Blanche ne forçait pas l’admiration : elle était lourde, raide et d’un méchant blond. Pourtant, lorsque la jeune femme sortit du salon de coiffure, chacun se rendit compte — et Ferdinand Worms le premier — combien ce décret de la mode la désavantageait. La disparition de son chignon lui découvrait une nuque de débardeur, musclée et géométrique. La pauvre Blanche, dans ses vêtements trop larges, ressemblait à ces rudes statues de monuments aux morts symbolisant la France éplorée.

Ferdinand Worms examina sa femme avec ennui et convint qu’elle était peut-être pire que laide : ridicule.

Mais il n’en souffrit pas tout de suite car, nous l’avons dit, il ne s’intéressait qu’à la médecine.

Le docteur commençait ses visites de bonne heure. Il savait combien la nuit est hostile aux malades et courait à leur chevet avant que l’entrain du jour ne les ait rendus enclins à l’optimisme. « Le mal est noir expliquait-il, il ne faut pas le voir en rose ».

Il se levait aux premiers miroitements de l’aube et sans bruit, gagnait la salle de bain. Il se lavait à l’eau froide afin de chasser le sommeil obstruant ses pores et se frottait d’eau de Cologne avant de passer un complet de bonne coupe.

Il voulait que sa présence apporte un réconfort total. Il savait qu’une mise soignée et une odeur de savonnette mettent souvent plus en confiance que des paroles. Ainsi astiqué, frotté à vif, luisant et frais il sortait sa voiture. C’était une petite Peugeot, jaune citron, à l’arrière pointu et plat comme une punaise des bois. Tout le quartier connaissait le halètement de son moteur et le cri effroyable de son klaxon. Elle était longue à mettre en route, têtue et obstinée comme un vieil âne. Le docteur s’évertuait sur sa manivelle, sacrait contre cet engin du diable qui se moquait de lui, plongeait sous le capot et gâtait ses gants à tripoter le moteur. Enfin il arrachait quelques longs crachats à l’automobile et tournait, tournait la manivelle à perdre haleine.

Les voisins matinaux s’amusaient de la scène car il parlait à sa voiture.

— Tiens, disait-il, en as-tu assez ?

Mais le ronron du moteur s’affaissait après quelques pétarades.

— Oh ! tu renâcles ma fille, tiens donc, et maintenant as-tu compris ?

Il sautait sur son siège, rouge et le front emperlé sueur, au moment où le buste de Blanche apparaissait à la fenêtre de leur chambre, une Blanche blême et fondante dans une chemise de nuit semblable à une tunique d’archange.

— Ne prenez pas froid, Ferdinand, lançait-elle invariablement.

CHAPITRE II

Ce 12 novembre 1924, Ferdinand Worms quitta son domicile plus tôt que de coutume dans sa hâte de retrouver un malade dont l’état inquiétant lui avait ravi le sommeil une bonne partie de la nuit.

Il s’intéressait vivement à la pneumonie d’un vieil employé de gare, car elle se compliquait d’une agitation intense qui éveillait l’attention du psychiatre. Aussi, durant le trajet, une sorte d’allégresse le poussait-elle. Le matin exhalait d’ardentes odeurs de vie, qui grisaient Ferdinand Worms en lui insufflant le frémissant désir d’exister. Il eut la tentation — vite repoussée — de s’accorder une promenade dans les environs de la ville tant il devinait la campagne vivante et blonde, mais son devoir parlait haut et le docteur aimait se soumettre à sa voix. Son malade demeurait dans une maison grise et muette, d’une tristesse nullement tempérée par une quelconque fantaisie architecturale. Les fenêtres géométriques faisaient penser à des regards vides. Le crépissage glissait au ruisseau, à chaque passage de lourds véhicules, comme du sable au bas d’un crible. C’était une de ces bâtisses moroses dont la laideur ne se hausse pas jusqu’au pittoresque, où les grandes sociétés ont entrepris de loger leur personnel. Les appartements y sont identiques comme le destin de leurs occupants. La société détient dans les rayons de cette ruche — otages résignés et crédules — les familles de ses employés dont, ainsi, la vie privée leur appartient. La petite automobile du docteur peupla les fenêtres de cent visages bouffis de sommeil, auxquels Ferdinand Worms prodigua un sourire circulaire. Il s’engouffra dans une cage d’escalier obscure au bas de laquelle baillaient des boîtes à lettres défoncées. Les murs transpiraient une eau trouble qui glaçait les doigts sans vraiment les mouiller ; l’escalier difficile, aux marches glissantes, était plongé dans une nuit fétide, qui croupissait dans les bas étages malgré la lueur indifférente d’une ampoule poussiéreuse. Au faîte de l’immeuble se découpait une verrière blafarde chargée de prodiguer aux portes des greniers un jour éteint, malade et âcre, plus louche encore que l’obscurité.

Tout en montant, le docteur Worms évaluait la qualité des microbes en suspens dans cette seule cage d’escalier et louait Dieu de ne pas lâcher plus souvent la bride des épidémies.

Il s’arrêta au troisième étage, et sonna à une porte où une carte de visite annonçait : « Auguste Rogissard, Employé P. L. M. ».

Une jeune fille vint lui ouvrir. Elle se devinait à peine dans l’ombre du corridor. En l’apercevant, Ferdinand Worms esquissa un mouvement de surprise.

— Entrez docteur, fit-elle, je suis Claire, la fille de M. Rogissard, la voisine m’a écrit pour me dire que mon père…

Worms suivit la jeune fille sans mot dire dans le couloir tapissé d’un affreux papier jaune qui servit d’écran à leurs deux ombres bizarrement tumultueuses.

— Je suis arrivée hier au soir…

Préoccupé par son malade, il ne prêtait pas attention aux paroles de Claire.

— Comment est-il ? questionna Worms.

Elle tourna vers lui un regard empreint à la fois de réprobation et de gratitude. Elle était vexée de l’indifférence impolie du médecin à son égard et comprenait par ailleurs l’inquiétude professionnelle de ce dernier.

— Il ne tousse plus, dit-elle, mais il délire.

— A-t-il beaucoup de fièvre ?

— Oui, s’écria la jeune fille d’un air anxieux, il est très malade, n’est-ce pas ?

Worms haussa les épaules. Il n’ignorait pas qu’Auguste Rogissard était un ivrogne notoire et redoutait que sa pneumonie ne déclenchât une psychose alcoolique aiguë. Il pénétra dans la chambre où stagnait une odeur d’eucalyptus et de corps négligé. Une vive clarté éblouissait, mais cependant, ici, le jour ne donnait pas une impression de salubrité. Perfidement il accusait la médiocrité de la pièce, la signalait par vingt détails. Le papier de la tapisserie partait en languettes, le soleil et l’humidité en avaient décomposé la couleur, celle-ci était devenue d’un jaune inégal, infiniment triste. Les meubles étaient fades jusqu’à écœurer, on eut dit qu’ils figuraient les dons de plusieurs brocanteurs car, sans le moindre style, ils réussissaient à être dépareillés. La glace de l’armoire mentait ; des horreurs en plâtre s’ennuyaient sur une commode en bois verni et sur des sellettes aux jambes frêles, entre autre un pierrot bleu, maladif et stupide, grattant d’un doigt figé une mandoline dorée. Malgré cela, subsistait dans cette chambre de veuf l’ombre décolorée d’une présence féminine ; les cendres d’une intimité disparue couvaient.

Worms respira péniblement, il n’aimait pas les chambres de veufs car ce sont les caveaux des amours mortes.

Auguste Rogissard reposait sur un lit qu’on aurait cru Empire, s’il n’avait été en bois blanc. Il s’était délivré des couvertures de sa couche et, mal vêtu d’une chemise aux manches déchiquetées, se tordait sur son lit en vociférant. C’était un quinquagénaire voûté et creux, comme un saule. Il travaillait depuis vingt-cinq ans au chemin de fer en qualité de lampiste et à force d’évoluer dans la gare, d’enjamber les voies, d’escalader les fourgons, de secouer les feux de signalisation, ses membres avaient acquis une étrange souplesse ayant pour thème le balancement. Il oscillait sur ses jambes comme un métronome et ses bras accomplissaient d’amples mouvements circulaires de brasseur de levain. Une photographie fixée à la tête de son lit le représentant en militaire, conservait le souvenir d’une mâle beauté. On découvrait entre la visière du képi et les écussons du col un visage altier de soldat photographié tout vif ; les yeux hardis jusqu’à l’effronterie, brillaient d’une flamme, qui n’était certes pas d’intelligence mais dont l’éclat avouait un esprit éveillé. La moustache effilée n’aurait pas déparé un lieutenant de cavalerie, et le jeune militaire possédait ces lèvres charnues et sensuelles, sur lesquelles les trottins de 1900 posaient une main mutine. Il existait, entre cette photographie jaunie et le malade, la différence qui sépare les deux planches anatomiques d’un livre de science élémentaire, représentant d’un côté l’homme nu et de l’autre le squelette, Rogissard à vingt ans, Rogissard quinquagénaire, auraient fort justement illustré le fameux avant et après des affiches anti-alcooliques chargées de montrer le plus effroyablement possible, les méfaits de la boisson chez un individu. D’une maigreur tourmentée, sa figure se sillonnait de rides acides, étrangères à l’âge, ses sourcils touffus se joignaient au-dessus d’un nez rouge et variqueux, ses joues sans pommettes étaient creuses comme les flancs d’un chat maigre, ses oreilles s’éloignaient de ses tempes, et ses yeux enfoncés, ayant à peine la force d’un regard mêlé de sang, ressemblaient à une double blessure. Durant sa maladie, une barbe profuse, malsaine comme une barbe de mort, avait envahi le bas de son visage, lui donnant l’aspect terrifiant d’un Christ de patronage.

Lorsque le docteur Worms pénétra dans la chambre, l’employé de gare hurlait des phrases sans suite mais qui traduisaient toutes un incompréhensible effroi. À certains moments, il « cuinait » comme une femme en couche, sans cesser d’effilocher les manches de sa chemise et de se démener tel un chat dans un sac.

Le médecin tenta de s’emparer du poignet de Rogissard, mais le malade le repoussa avec une force déroutante et le contempla d’un air terrorisé.

— Voyons Rogissard, fit Worms paisiblement, mettant dans sa voix une fermeté débonnaire, ne vous démenez pas ainsi, sacrebleu !

Il étudia l’effet produit par ces paroles, le malade ne semblait pas les avoir entendues, il se reculait à l’autre extrémité de sa couche avec de brusques soubresauts.

— N’approchez pas, assassin ! cria-t-il, vous êtes un bandit, vous tuez, au secours !

Worms secoua la tête d’un air pensif ; il savourait l’exactitude de son pronostic : à n’en pas douter Rogissard faisait une psychose alcoolique aiguë. Déjà il se désintéressait de Worms pour passer à un cauchemar sans objet. Il pointa son doigt au plafond en affirmant qu’une nuée de chauve-souris y tourbillonnaient, puis il poussa des clameurs en annonçant que ses jambes s’embarrassaient dans un nœud de serpents.

Claire Rogissard suivait, épouvantée, les divagations de son père ; en profane elle les attribuait à la fièvre. Elle fit part de cette supposition au docteur.

— De la fièvre, bougonna Worms, vous êtes bonne. Il s’agit d’hallucinations à caractère pénible et terrifiant. Entraîné par sa science, oubliant qu’il avait comme interlocutrice la propre fille du sujet, il exposa complaisamment le cas de Rogissard.

« C’est un alcoolique, poursuivit Worms, un alcoolique chronique, cet accès de psychose alcoolique aiguë a été occasionné par sa pneumonie. Notre malade vit un cauchemar. Les hallucinations visuelles se succèdent rapidement, ce sont des scènes de meurtre, des visions de dangers ininterrompus. À un degré de plus ces hallucinations se font menaçantes et alors le malade, pour échapper à ces dangers a recours au suicide ou au meurtre. »

— C’est affreux balbutia la jeune fille qui jeta à son père un de ces regards par lesquels les femmes savent traduire tous les sentiments qui les agitent.

Ferdinand Worms eut alors conscience de s’être montré inhumain et tâcha d’atténuer la sévérité de son pronostic.

— Heureusement, murmura-t-il en examinant la fille Rogissard, il existe un traitement énergique.

— Évidemment, fit-elle, sèchement, tous les maux ont été dotés d’un traitement, il faut bien essayer de barrer la route à la maladie, ne serait-ce que pour satisfaire la famille du malade.

Le médecin sursauta, ses yeux bleus s’embrumèrent d’une juste colère. Soudain, cette frêle fille blonde aux joues blafardes, aux cheveux tressés en bandeaux, au regard fébrile et combatif lui fut insupportable. En général la famille d’un malade est anxieuse, humble, soumise au médecin. Worms avait l’habitude des gens passifs. Nous savons qu’il n’éprouvait aucun orgueil de son talent ; cependant, il n’aimait pas parler médecine avec des gens qui n’y entendent rien.

— Mademoiselle, vous ne me comprenez pas, dit Worms, le front plissé, je ne cherche nullement à vous être agréable en vous promettant un traitement efficace. Je suis médecin et non représentant en spécialités pharmaceutiques. Je soigne et guérit parce que les hommes sont faits pour être vivants et les vivants pour être en bonne santé. Vous saisissez ? Ceci dit, je vais vous envoyer une garde-malade, je ferais bien transporter votre père à l’hôpital, mais comme l’isolement est ma première prescription, mieux vaut le laisser ici.

— Je n’ai nul besoin de garde-malade, docteur, répondit Claire, je viens précisément de Paris pour soigner mon père.

Elle plantait ses yeux comme un dard dans ceux de Worms et sa voix tremblait.

— À votre aise, fit le docteur avec une nonchalance affectée, néanmoins, poursuivit-il, une assistance vous sera nécessaire. Je suppose que votre voisine…

— Ma voisine a deux enfants.

— Écoutez, interrompit Worms, il faudra administrer des lavements de chloral et je ne pense pas que la fille d’un malade soit qualifiée pour le faire.

Passant outre son indignation, il rédigea une ordonnance détaillée dans laquelle il prescrivit des diurétiques, une copieuse hydratation et des enveloppements humides.

Avant de signer l’ordonnance, il alla une dernière fois examiner Rogissard, et, profitant d’un instant d’accalmie, l’ausculta.

— Le cœur est faible, murmura-t-il, nous allons le lui soutenir au moyen d’huile camphrée.

Claire, pendant ce temps, s’était emparée de son sac à main et, avec cette belle impudeur que témoignent les femmes pour l’argent, comptait des billets de banque.

— Voulez-vous m’indiquer le montant de vos honoraires, docteur demanda-t-elle à Worms au moment où celui-ci se levait.

Le médecin haussa les épaules.

— Attendez que votre père soit rétabli pour parler argent, mademoiselle.

Elle n’insista pas, mais à un frémissement de ses narines, Worms comprit qu’il venait de la heurter à nouveau. Grand Dieu ! que cette fille était donc susceptible ! Il la devinait fragile comme ces gencives délicates qui saignent au moindre contact. Il contempla — d’un œil peut-être attendri — le petit visage ardent, aux yeux fiévreux, aux lèvres décolorées, et lui trouva mauvaise mine.

« Bast, songea-t-il, je pense trop en médecin, que cette gamine se débrouille donc ! que sa santé ploie puisque son orgueil est si rigide ! »

Pourtant, lorsqu’il se retrouva sur le palier obscur, un remords lui vint et il s’en fut sonner chez la voisine. C’était une grosse femme, abondante et graisseuse qui sentait le rance. Elle accueillit respectueusement le docteur et ponctua les paroles de Worms de ces mille petits cris exclamatifs qui n’expriment rien sinon la considération et agacent votre interlocuteur en lui donnant la certitude qu’il n’a pas à se mettre en frais pour être ovationné. La brave femme mouchait ses enfants et frétillait de voir le médecin lui présenter une requête. Les humbles ont davantage de reconnaissance pour ceux qui leur réclament des services que pour ceux qui leur en rendent. Elle accepta d’enthousiasme. Oui, elle soignerait son voisin, bien sûr « qu’elle » savait faire les enveloppements, quant à donner des lavements : « Vous pensez, docteur, avec deux enfants »…

Sans y prêter attention, Worms orienta la conversation sur Claire Rogissard, et obtint en quelques secondes plus de renseignements sur la jeune fille, qu’une agence spécialisée en aurait pu réunir en six mois de recherches.

Il apprit donc son âge : vingt-quatre ans, son métier : comptable chez un négociant en vins. Aux dires de la voisine, Claire était une fille laborieuse, un peu farouche et même taciturne, douée d’une vive intelligence. Worms sourit à cette dernière affirmation car son interlocutrice ne lui semblait pas qualifiée pour la formuler. La colonelle répétait souvent que dans le royaume des aveugles les borgnes sont rois. Il s’amusait in petto de voir la bonne ménagère, naïve et dépourvue de ruse — cette intelligence des imbéciles — apprécier le cerveau d’autrui. Entraînée par cette audience inespérée, la commère se jeta dans un long discours où des parenthèses abondantes se greffaient sur d’autres parenthèses, si bien qu’il était impossible de la suivre. Worms se contentait de glaner çà et là une information et reconstituait tant bien que mal l’histoire Rogissard, qui se révélait à la fois banale et touchante. Puis, brusquement, il eut la sensation de perdre son temps en bavardages stériles. Il se morigéna de remuer ainsi le linge des Rogissard, eut honte et prit congé de la voisine en reculant pas à pas jusqu’à la porte.

* * *

Claire Rogissard, le front contre les vitres, regarda le docteur s’affairer autour de sa minuscule automobile. Elle éprouvait une sensation de solitude et d’angoisse. Elle regrettait les paroles aigres-douces échangées avec Worms, car ce dernier, malgré qu’elle s’en défendît, lui inspirait confiance. Aussi chercha-t-elle une cinglante vexation à lui infliger. C’est le propre des femmes volontaires que de toujours marcher de l’avant, même en se sachant dans l’erreur.

Bien que, de l’avis du docteur Worms, la voisine fût dépourvue de sens critique, elle avait porté sur Claire un jugement précis en la prétendant intelligente. La jeune fille avait vécu la jeunesse qui pouvait le mieux façonner et aiguiser son intelligence, une jeunesse de douleurs, de luttes, de déceptions. Dix ans auparavant, la mère de Claire était morte, laissant le chagrin comme raison sociale à l’ivresse d’Auguste Rogissard. Le bonhomme pleura beaucoup et but officiellement pour noyer sa tristesse « qui devait être rudement salée » affirmèrent en plaisantant ses collègues ; on savait qu’il avait le gosier complaisant, aussi trouva-t-on naturel que l’employé de gare cherchât l’oubli au fond de la bouteille, chacun ne pouvant le posséder en soi, ou le découvrir opportunément. Mais on plaignit sa petite fille.

Cette enfant sensible le méritait bien, puisqu’elle pleurait simultanément une chère absence et une odieuse présence. L’ivresse se manifeste sous de multiples aspects : elle est violente ou triste, bruyante ou taciturne, sentimentale ou enjouée, joyeuse ou timide ; celle de Rogissard appartenait à la plus sordide, la plus écœurante de toutes : elle était triste. « Il ne pisse pas son vin, il le pleure, disait-on ». Cela surprenait d’autant plus que, rencontré à jeun, l’employé conquérait par un entrain de bon aloi. Il aimait les histoires plus ou moins spirituelles, les recherchait, les modifiait, les propageait. Il connaissait toutes les vieilles blagues de comptoir, tous les jeux de mots de banquets, tous les à peu près lamentables qui font s’esclaffer les personnes bornées et sourire de pitié les gens d’esprit. Il amusait par la bonne volonté de ses saillies et ses louables intentions de dérider. Le matin le trouvait réjoui et plein d’une ardeur laborieuse. Il « dégourdissait » selon sa propre expression, ses collègues. Puis, entre deux manœuvres, ses visites au buffet commençaient. Alors il perdait de son enthousiasme, de son éclat. Le vin l’éteignait comme le jour fait pâlir et oublier la lumière d’une lampe. Il devenait méditatif, puis sombre et passait graduellement par tous les stades conduisant de la mélancolie à l’affaissement.

Cela commençait par des confidences et se terminait par des radotages larmoyants. Au repas de midi il exposait ses rancœurs à la fillette, au dîner il lui pleurait son malheur. Claire fut l’exutoire du trop-plein couleur de lie de cette âme étroite. Le bonhomme geignait sur la laideur de la vie, sur la pauvreté de sa condition, sur l’inhumanité de ses chefs. Il racontait des misères, exposait son infortune de veuf à la malheureuse gamine excédée par ces éternelles jérémiades. À l’âge où les filles font connaissance avec le miroir, Claire se consacrait aux travaux ménagers. Ce n’était pas une Cosette car elle ne subissait aucune contrainte ou brutalité, mais elle connaissait les affres de la solitude totale, de cette solitude hermétique sans horizon, de cette solitude d’enfant qui ne peut concevoir une tendresse en dehors de ses proches. Auguste Rogissard témoignait envers sa fille d’une indifférence qui ne se démentait même pas au cours de ses quotidiennes crises de désespoir. Il vivait machinalement dans l’univers de son alcool, sans prêter attention à son travail, à son logis, à son enfant. Le poisson ne doit pas s’apercevoir des déplacements que l’on fait subir à son aquarium, puisqu’il nage dans une même portion d’eau. Rogissard nageait dans son vin. Chaque jour, un nouveau torrent de Beaujolais l’entraînait comme un fétu, le roulait, l’aveuglait et le déposait rompu, sur la grève vineuse de sa couche solitaire.

Claire possédait des aspirations qui ne dépassaient pas ses possibilités. L’adolescente souhaitait s’instruire. Elle le souhaitait en femme, d’une façon pratique, non pour accumuler du savoir, mais pour s’élever à l’échelle sociale. Elle sut choisir et acquérir des connaissances facilement monnayables telles que la comptabilité et le maniement de ces multiples machines en acier noir, nées du commerce qui embrigadent les chiffres et enlèvent tout attrait aux opérations. À dix-huit ans elle quitta son père, qui ne pleura ni plus ni moins, et s’embarqua pour Paris munie d’une recommandation de son école l’adressant à un négociant en vins de Vaugirard.

Un jeune provincial affronte Paris en tremblant. Il sait trop de choses de la Ville Lumière, il sait ses monuments, ses rues, ses gloires, sa légende, il l’attend comme un communiant fervent attend l’hostie rédemptrice. Il s’effraye de cette connaissance brusque. Il a peur d’un écrasement ou d’une déception. Paris c’est l’inconnu, mais, chose paradoxale, un inconnu dont on sait tout. Il n’en va pas de même pour une femme. Une jeune provinciale attend Paris comme une vierge sa nuit de noce, avec une candeur qui ignore la crainte. « Le » provincial, sitôt descendu du train se fait conduire aux Champs Élysées afin de se mesurer avec l’Arc de Triomphe. Il remonte l’avenue prestigieuse, pieusement, comme un chemin de gloire, une sorte de voie sacrée qui conduit à la France. « La » provinciale peut-être, s’y fera-t-elle conduire aussi ? Ne dit-on pas que les plus grandes élégantes du monde y circulent ? Elle n’apprendra jamais Paris ; une petite provinciale est bien trop positive, même dans ses rêves ; elle se promènera, mais ne flânera pas ; or l’on ne peut découvrir Paris qu’en flânant. Paris n’appartient pas aux gens pressés. Le provincial se rendant à Paris pour y faire fortune commence à vivre son désir en dépensant son pécule, il travaillera après, lorsqu’il aura appris les petits tabacs de Montmartre, le quartier latin et les boulevards ; soyons sans crainte pour lui, il se « débrouillera », tout le monde se débrouille à Paris. Sa sœur provinciale ira sagement — comme le fit Claire — à sa boucle d’amarrage, se fixera solidement, s’installera, s’organisera une vie ordonnée comme une page de grand livre. Évidemment le moment de l’homme arrivera, rarement celui des hommes pour une fille matoise ; elle rencontrera le Parisien, le vrai, celui qui ne connaît pas Paris parce que l’ayant toujours possédé, et qui sait ? peut-être seront-ils heureux, étant ignorés. Tandis que pour le provincial, il y aura inéluctablement les femmes, et sans cesse les femmes, car à Paris les femmes sont parisiennes.

Claire obéit à la règle. Elle se rendit tout droit chez le négociant, dont les barriques lui servirent de radeau. Délivrée de la présence d’Auguste Rogissard, elle s’initia à la liberté, en réapprenant à exister pour elle-même. Certes elle éprouvait quelque chagrin d’abandonner le père Rogissard, mais elle se disait que le vin rendait au bonhomme la chose sans importance en la noyant dans une même amertume. Les femmes, n’ayant point un violent souci de coquetterie, réussissent très bien dans leurs emplois, grâce à leur ténacité méthodique, (que seuls possèdent des hommes d’avenir). Elles apportent dans l’accomplissement de leur besogne une obstination paysanne fort appréciée des employeurs. Une fille à l’image de Claire, ne redoutant point l’ouvrage et attendant son salut de son propre courage, devient vite le pilier d’une maison de commerce, surtout lorsque, malgré ses vingt ans, elle sait ne pas sourire. La fille Rogissard put progressivement assumer dans sa place une tâche enviable. Son patron, un vieux commerçant enrichi par la guerre — disaient ses ennemis — découvrit cette perle, l’étudia et sut dissimuler sa satisfaction à la jeune fille. Cet homme ne louangeait ses employés qu’au moment de les congédier. « Un employé remercié, expliquait-il, a besoin d’avoir confiance en soi. Il se montra très rigide avec Claire, l’éduqua sans qu’il y paraisse et souhaita au fond de son cœur qu’elle continuât à se coiffer sévèrement, à se vêtir de noir et à avoir l’air grave et agressif pour que les hommes se disent en la voyant : « Cette petite est un pion dans un pensionnat libre, je plains les gamines qui sont sous sa coupe ». On le voit, le négociant en vins connaissait la vie, il savait que le labeur et l’amour sont du même sexe et par conséquent ne s’accordent pas. Chaque lundi matin, il regardait sa secrétaire d’un air soupçonneux, redoutant de découvrir le bonheur dans ses yeux. Car il jugeait le dimanche néfaste aux jeunes filles. Les femmes, affirmait-il, composent toujours leur destin un dimanche, or l’on ne fait rien de bien le jour du Seigneur.

Il scruta l’horizon sentimental de la jeune fille de longs mois encore, mais sans rien y apercevoir de louche, si bien qu’il finit par la croire immunisée contre l’homme, et définitivement liée à son poste. Les meilleurs psychologues témoignent souvent de défaillances incompréhensibles dans leur jugement. Peu de temps après son ascension au poste de confiance de la maison Blanchin et C° (Blanchin était le nom du marchand de vins, et C° la raison sociale de sa maison) Claire fut sensible aux grâces de Cupidon qui lui apparut sous les traits d’un pauvre hère de vingt ans, affamé comme on ne peut l’être qu’à Paris, musicien, sans doute poète, en tout cas prêt à tout même à travailler — pour assurer sa matérielle. Ce garçon habitait une mansarde à Montmartre dans laquelle il composait une musique nostalgique et crin-crin qu’il affirmait puissante bien que les éditeurs de chansons fussent de l’avis contraire. Il jouait du saxophone dans une boîte de la rue Pigalle mais une vilaine histoire survenue au patron fit clore l’établissement, et notre musicien, sacrifiant à ses aspirations, après maints expédients, accepta le premier emploi qui se présenta. Il échoua de la sorte à la maison Blanchin en qualité de caviste. Il est pénible de mettre du vin en bouteilles (même des crus sélectionnés) lorsqu’on se nomme Ange Soleil et que l’on est l’auteur d’une symphonie, sans doute pour longtemps inédite, mais à coup sûr promise à la postérité. Notre compositeur ne se consola pas de cette cruauté du sort et dépérit séance tenante. Il résolut de quitter le marchand de vin au plus tôt, mais le « plus tôt » d’un artiste est illimité. Du reste, il venait de tenir de multiples emplois dans des milieux hétéroclites qui l’avaient passablement déprimé et désirait se ressaisir. Le travail du jeune homme consistait à remplir plusieurs centaines de litres, à les classer selon leur crû, à les capsuler, à établir un état détaillé de cette opération, et à communiquer ce dernier à Claire. Claire fut-elle sensible à son regard famélique, à son teint olivâtre, à son visage allongé nanti de favoris en nageoire, à ses cheveux noirs, indisciplinés ? La chose est probable. En tous cas, la fille Rogissard témoigna au « musico » une bienveillance protectrice à laquelle personne ne prêta attention car on la tenait pour ambitieuse. Le jeune homme lui-même avait trop de notes en tête, trop d’hymnes au cœur pour qu’une femme pût s’introduire et s’installer dans l’un ou l’autre de ces endroits secrets. Aussi, ne flaira-t-il pas la bonne occasion, comme l’aurait fait un homme plus prosaïque.

À plusieurs reprises, les deux jeunes gens firent route ensemble, le soir. Au cours de ces instants d’intimité, dans le tumulte de la foule, notre compositeur confia ses rêves à Claire, lui fredonna ses airs les mieux venus, lui parla concert, en bref l’étourdit si bien par sa fougue d’artiste que la jeune fille conçut très vite une vive admiration pour le caviste-mélomane. L’admiration est le fœtus de l’amour. Le sentiment de Claire se développa d’autant plus rapidement qu’il se heurta à une sereine indifférence. Chez les filles farouches, l’amour ressemble à ces tubercules qui croissent dans la rocaille. Elle serra dans son cœur candide l’image de Ange, la voix de Ange, l’odeur de Ange ; tout ce que sa mémoire ravissait au musicien, Claire le savourait dans son lit. Elle le nommait son artiste, son pauvre poète, son petit génie, pleurait sur la pauvreté du caviste et sur le machiavélisme du sort qui oblige des hommes de valeur à soutirer du vin pour subsister. Elle rêvait de gagner une fortune afin de matérialiser les désirs de l’artiste. Elle qui ne reconnaissait que le travail comme socle à chaque existence, aspirait à un éden pour Ange. La courageuse fille devenait plus poète que l’objet de ses tourments. Cependant rien de son secret n’apparaissait, aussi trompa-t-elle tout le monde, y compris le marchand de vins.

La vie prend souvent pour joindre deux êtres des chemins détournés. Le roman de Claire et de Ange le prouvera.

Un après-midi, notre musicien, torturé par une mélodie en sol mineur, quitta son travail en omettant de fermer hermétiquement le robinet d’un tonneau de Brouilly. Le tonneau s’épancha librement au cours de la nuit, et le lendemain, le marchand de vins fit mander d’urgence le caviste.

« Mon ami, lui dit cet homme de bien, vous êtes chez moi depuis bientôt deux mois et je n’ai eu qu’à me louer de vos services. Vous possédez des qualités certaines. »

En entendant ce langage, Claire qui se trouvait dans le bureau directorial, pensa défaillir. Car elle devina la conclusion de la péroraison.

« Malgré votre bonne volonté, je me vois, étant donné l’accident d’hier, dans l’obligation de vous congédier. Mais ne vous découragez pas, vous trouverez aisément un meilleur emploi, mieux à même de mettre en valeur votre personnalité. »

Le malheureux Ange, menacé de la soupe populaire à bref délai, tenta d’attendrir le patron qui demeura souriant et inflexible. Alors, certain de ne pouvoir fléchir ce négociant pour lequel la perte d’un tonneau de vin équivalait à une saignée, il abdiqua toute dignité et se soulagea d’une amertume qui fermentait en lui depuis trop longtemps.

Le marchand de vins s’entendit traiter d’homme sans cœur, de négrier, de geôlier, d’affameur et de marchand de soupe.

À quoi, sans se départir de son calme, l’autre fit remarquer justement qu’il est moins déshonorant de vendre de la soupe que d’être incapable de s’en offrir.

Cette discussion mettait Claire à la torture.

— Ah ! jeune homme, fit M. Blanchin en matière de conclusion, vous mettrez de l’eau dans votre vin.

— Le conseil est bon, rétorqua Ange, en tous cas il vous a réussi.

Le négociant saisit très bien l’astuce et devint plus rouge qu’un curé de campagne. Il désigna la porte à son employé qui la prit avec la calme résignation des martyrs.

Si Claire avait obéi à l’élan de son être elle aurait couru derrière son « petit génie », mais chez les femmes de tête la raison a le pas sur les impulsions. Or la raison lui commandait de jouer l’indifférence.

— Vous parlez d’un pistolet ! tonna le marchand de vin, prenant sa secrétaire à témoin. Ces gens-là ont du sang de romanichel dans les veines, ils crèvent la faim et font de l’esprit.

Claire approuva d’un sourire. « Ah ! Saint Pierre, Saint-Pierre, murmura-t-elle. Pardonnez-moi, mon Ange, mais il le faut. »

À dater de ce jour, elle passa ses heures de liberté à proximité du domicile de son compositeur dans l’espoir de le revoir. Elle le rencontra un soir, hâve, efflanqué, le menton piquant, l’œil battu.

— Que devenez-vous ? questionna la jeune fille, avez-vous trouvé une autre place ?

Le musicien secoua la tête affirmativement. Il travaillait chez un photographe spécialisé dans la carte postale et l’image religieuse. Ange posait les Jésus-Christ. « Je suis rompu, avoua l’artiste, aujourd’hui j’ai fait dix poses de « Laissez venir à moi les petits enfants », vingt au moins de « Prenez et buvez » et, en supplément, un essai de poilu amoureux, vous savez :

Loin de vous
je pense à vous
toujours
mon amour.

J’ai un mal de tête effroyable, c’est fou ce qu’un casque tient chaud.

Claire s’enquit des besoins de Ange, mais il lui affirma ne manquer de rien et elle le quitta tristement, malheureuse de ne pouvoir se dévouer pour lui.

Quelques jours plus tard, elle le retrouva à nouveau, mangeant un sandwich dans un petit bar de la rue Mogador, le jeune homme était noir et anguleux comme une croche.

— Alors, s’enquit-elle, et cette photographie ?

— J’en ai eu assez, révéla Ange, le patron voulait me faire poser « St-Michel terrassant le démon » ; pour cela, il exigeait que je me rase les favoris, je l’ai envoyé au bain.

— Vous êtes donc sans ressources ? espéra Claire.

— Non, je joue du saxophone dans les bistrots.

À leur troisième rencontre, le musicien annonça, les larmes aux yeux, qu’il avait dû porter son instrument au Mont-de-Piété et qu’il n’avait absorbé qu’un café-crème depuis la veille.

La fille Rogissard sentit son cœur lui remonter à la gorge. Très simplement, elle passa son bras sous celui de son ami.

— Venez, dit-elle, allons chez moi.

Sa patience triomphait enfin. Le musicien lui appartenait désormais.

Elle connut alors des jours d’une infinie félicité. En elle naissait, décuplé par un long refoulement, la soumission de la femme devant l’élu.

« Oh mon Jésus, dit-elle, câline, le lendemain de leur première nuit de fièvre, je suis pour toujours ta Madeleine, garde-moi, accepte-moi et laisse-moi t’assurer l’existence qu’il te faut. Demeure ici. Tu composeras des opéras, moi je travaillerai. »

Ange Soleil accepta sans trop se faire prier ce programme qui garantissait son futur immédiat. Les artistes ont une mentalité d’arabe, de nervi et de femme entretenue. Ils n’admettent qu’une contrainte : celle de leur art. La vie facile leur est due car ils portent en eux leur part de problèmes et de complications. Par ailleurs, ce sont des êtres crédules et faibles qui ne s’étonnent guère et pour lesquels un miracle n’est qu’un événement rare. Le musicien admit fort bien la brûlante passion de Claire et trouva normal de l’avoir suscitée. Il se laissa dorloter par la jeune fille, fort complaisamment. Il fut habillé à neuf et se produisit à Montmartre dans une veste en velours bleu et une chemise à col Danton, dont ses amis du bar Bar s’émurent.

— Dis donc, Ange, lui demandèrent-ils, t’as « fait » une perruche de la haute ?

Il souriait sans répondre, d’un air sûr de soi. Ange se levait tard, fumait beaucoup, mangeait copieusement, se bichonnait, se promenait, faisait l’amour, et trouvait assez de temps cependant pour jeter sur le papier quelques notes sans lendemain. Il ne tarda pas à engraisser, ses joues s’affermirent, ses yeux s’affaissèrent, sa nervosité fit place à une tranquillité du geste. Il devint moins beau mais beaucoup plus appétissant. Claire était folle de son génie. Elle redoublait d’ardeur au travail, assumait des heures supplémentaires avec une frénésie, une ardeur, un dévouement joyeux de mère de famille. Elle était payée de ses peines le soir.

« Ange, mon Ange, chuchotait la jeune fille, as-tu bien travaillé ? montre-moi tes devoirs. »

Esprit positif, elle voulait la gloire pour son amant.

« Je n’ai pas écrit de musique aujourd’hui, s’excusait l’artiste, la musique, comprends-le, Clairette, ce n’est pas comme la peinture ou la littérature : ça naît, ça enfle, ça se met en place, ça s’ordonne, on n’écrit pas un air à la petite semaine, mais on s’en libère d’un coup ».

Il se frappait le front : « Là-dedans, affirmait-il, il y a un bouillonnement de musique, tiens, écoute. »

Alors, devant la jeune fille extasiée, il se mettait à fredonner une adaptation de la Marche turque ou du Boléro de Ravel. Claire, ignorante en matière musicale, battait des mains, affirmait bien haut qu’elle n’avait jamais rien entendu de semblable, même au théâtre de Bourg, que c’était là du grand art, et qu’elle ne serait pas surprise d’entendre bientôt ces airs dans la rue.

La vie s’écoulait dans le ravissement pour les amants. Elle travaillait pour lui, et lui, devenant homme, vivait paresseusement au rythme de son égoïsme naissant.

Claire n’exigeait rien de Ange sinon un peu de bonne volonté et de complaisance pour se laisser dorloter. Ange n’était pas encore blasé de sa vie facile.

Ils en étaient là — c’est-à-dire au point culminant de leur bonheur — lorsqu’arriva une lettre de Bourg, annonçant à Claire la maladie d’Auguste Rogissard.

Après quelques hésitations et beaucoup de larmes et de serments, la jeune fille céda à son devoir.

Il convient maintenant de clore cette trop longue parenthèse où se trouve résumé le curriculum-vitæ de Claire et qui nous a entraîné loin du docteur Worms. Revenons auprès de la jeune fille dans la chambre d’Auguste Rogissard où se libère un souffle de folie.

* * *

Peu après le départ du docteur, la voisine arriva, curieuse comme une entremetteuse. L’employé de gare se démenait et hurlait à percer le tympan. Tout le vin qu’il avait absorbé au cours de son existence se muait en sang. Il voyait couler à ses pieds un fleuve rouge à la surface duquel bouillonnait une écume immonde. Le malheureux se disait aux prises avec des animaux inconnus aussi fantastiques que des motifs de tapisserie chinoise.

— Le docteur est venu chez moi, dit la voisine. Il paraît que le pauvre Auguste est comme qui dirait dérangé, je viens pour lui administrer des lavements.

Claire n’osa rudoyer la bonne femme qui lui avait un peu servi de mère jadis, mais son mécontentement contre Worms s’accrut.

Elle médita un instant, puis, se tournant vers la commère :

— Madame Puvonnier, murmura-t-elle, combien de visites le docteur Worms a-t-il fait à mon père ?

— Attendez, fit la voisine qui se mit à compter sur ses doigts d’un air inspiré, quatre, oui, je ne dois pas me tromper.

— Ses visites sont à dix francs, n’est-ce pas ? Je dois donc quarante francs au docteur, votre aîné peut-il porter un pli chez M. Worms ?

« Oui, poursuivit la jeune fille devant le regard surpris de son interlocutrice, ce médecin ne me plaît guère, son traitement ne m’inspire pas confiance, je préfère appeler un de ses confrères. »

La voisine, ennuyée de voir dédaigner ce bon docteur Worms, si aimable et si peu fier, fit l’éloge du praticien. Elle exalta son dévouement, son érudition, la sûreté de son diagnostic et affirma que justement les troubles mentaux étaient « comme qui dirait » le régal de Worms, sa partie, son terrain, sa chose. On pouvait croire en lui les yeux fermés. La brave femme s’enthousiasmait ! À l’entendre, le docteur eût été capable aussi de ressusciter Lazare.

Mais toutes les femmes sont corses par leur goût de la vengeance. Claire ne se laissa nullement ébranler par ce panégyrique et persista dans sa résolution.

« Madame Puvonnier, trancha-t-elle, la santé de mon père avant tout, je fais ce que me dicte ma conscience… »

Le mensonge soulagea la fille Rogissard en lui procurant un argument contre ses propres remords.

« Et maintenant, ajouta cette entêtée, indiquez-moi le meilleur médecin de la ville. »

— Comment le pourrais-je, dit la voisine, puisque vous venez de le rejeter ?

— Alors le second, fit Claire avec un froid sourire.

La dame Puvonnier se frotta le menton où poussaient, sans méthode, quelques poils d’éléphant. Déçue et mortifiée de voir ses conseils écartés, elle se vengea à son tour en prononçant le nom d’une remarquable nullité du corps médical : celui de Borogov.

Borogov était un russe blanc, installé depuis peu dans la ville. Les quelques curieux qui se risquèrent dans son cabinet — suivant une formule du Far-West — n’étaient plus là pour s’en vanter. Ce compatriote de Pierre-le-Grand traitait ses malades comme un « petit père » ses moujiks et maniait la médecine comme un chat à neuf queues. Il ressemblait à Sadi Carnot. Il était roux, il était sale, il était myope. Non content de pratiquer la science d’Hippocrate, le russe tenait également un cabinet dentaire où, pour un prix dérisoire, il arrachait aux paysans leurs molaires les plus récalcitrantes.

Ce fut cet individu, ce Knock slave, que le cadet des Puvonnier alla quérir tandis qu’on dépêchait son aîné chez le docteur Worms, lesté d’une enveloppe contenant le montant des honoraires du médecin et un court billet le remerciant de ses services.

Les paroles préparent peut-être les actes, mais à coup sûr ne les hâtent point. Pendant ces discussions qui durèrent une sérieuse partie de la matinée, l’état de Rogissard ne cessa d’empirer. À chaque minute, le malheureux se jetait hors de son lit et les deux femmes avaient grand mal à le recoucher.

— Tout de même, dit la femme Puvonnier, voyant que le Borogov tardait, on pourrait, au moins, en attendant, essayer l’ordonnance du docteur.

Claire secoua la tête. Elle éprouvait une grande honte de cet absurde ressentiment. Mais elle avait pris parti, elle aurait sacrifié son père à son obstination.

La voisine la regarda fixement, les femmes les plus incultes comprennent les caprices impardonnables. Elle se dit que l’air de Paris ne convenait guère aux jeunes filles car il leur découvre des idées néfastes.

Le docteur Borogov finit par arriver. Ce personnage pour Musée Grévin salua onctueusement les deux femmes, il se pencha sur le lit de Rogissard en froissant sa barbe rousse à pleines mains.

— Aïe, aïe, fit-il.

— Est-ce grave ? s’inquiéta Claire.

— Aïe, aïe, répéta-t-il.

Il parlait, on le voit, fort peu le français, en eût-il connu les plus rares subtilités qu’il n’aurait su s’exprimer autrement, car le cas de Rogissard le déroutait. Il commença à palper le malade comme un fruit mûr, ce qui rendit l’employé furieux ! Au plus fort de sa crise, Rogissard se mit à trembler de tous ses muscles en tirant la langue.

Borogov se frappa les cuisses et partit d’un long rire d’opéra, puis, fantasque comme le sont tous les slaves, il s’assombrit :

— Compris, dit l’homme, plus lugubre qu’un clown malade. « Delirium tremens ».

— Mon Dieu ! s’exclamèrent les femmes.

Les assistants s’abandonnèrent un instant à leurs réactions personnelles. Claire évitait de baisser la tête, car ses yeux s’étaient remplis de larmes, la dame Puvonnier cherchait un prétexte pour sortir, tant elle avait hâte de propager la nouvelle dans l’immeuble ; quant à Borogov, il se grattait la tête jusqu’aux temporaux, afin d’en faire jaillir une décision.

Auguste Rogissard traversait un cauchemar invivable. Il s’imaginait étendu en travers d’une voie ferrée tandis qu’une locomotive rougeoyante lui passait et repassait sur le corps.

« Ah, ah, dit Borogov, nous allons calmer avec camisole de force. Comme ce puissant auxiliaire des maisons de santé lui faisait défaut, il entrava Rogissard au moyen d’un drap tordu en corde, puis, lorsque le quinquagénaire fut immobilisé, il se mit en devoir de le ligoter avec le cordon des tentures. L’employé de gare ressembla bientôt à une momie. Mais à une momie ressuscitée en sursaut. Comme il poussait des cris discordants, le russe lui jeta un verre d’eau froide en pleine face. »

— Voilà, dit-il paisiblement, cela fait dix francs. Ne le touchez pas, je repasserai ce soir.

CHAPITRE III

Au sortir de chez Rogissard, Ferdinand Worms poursuivit ses visites. Il se rendit au chevet d’une nouvelle accouchée, examina l’enfant et la mère, et serra la main du père qui l’entraîna à l’écart d’un air gêné. Le jeune père expliqua au médecin qu’il était marié depuis huit mois et n’avait jamais « connu » sa femme avant ses noces, il demandait si… des fois… vous comprenez, docteur ?

Worms calma les craintes de l’époux, d’une façon fort pertinente.

— Votre femme a-t-elle cherché à expliquer cette avance ?

— Non.

— Alors, elle a la conscience tranquille, mon bon ami, et je vous affirme que votre héritier est né avant terme.

« Grand Dieu, pensa-t-il, les médecins, les prêtres, et les détectives privés entendent beaucoup d’histoires ! »

Il visita tour à tour une « fracture du genou », un « cancer du larynx » et acheva son périple auprès d’une « ablation de la rate ». Ce dernier cas l’intéressa vivement. C’était celui d’une femme de quarante ans, aigre et chétive, à laquelle le chirurgien n’avait pas scellé les dangers de l’opération et qui s’étonnait de vivre encore.

— Vous comprenez, docteur, expliqua cette survivante abasourdie, j’avais fait mon testament, pris les sacrements, recommandé mon âme à Dieu et ma fille à mon mari. Je m’étais préparée à la mort, je crois bien qu’à force d’y penser, elle m’était devenue suffisamment familière pour que je ne la craigne plus. Maintenant me voici sauvée. Toute cette force d’âme est donc perdue car je sens qu’on ne peut réussir deux fois un tel tour de force. Maintenant j’ai peur de la prochaine fois, j’ai peur d’avoir peur.

— C’est humain, fit le docteur, mais à quoi bon redouter une mort problématique ? L’instant ne correspond jamais à ce que l’on imagine.

Bien sûr, murmura pensivement la convalescente, n’empêche que ce doit être terrible de mourir lorsqu’on ne s’en sent pas capable.

— Ah, chère Madame, la consola Worms, j’ai vu mourir tellement de gens qui ne s’en sont pas aperçu que je ne redoute pas ce que les prêtres nomment la Grande Faucheuse. Mourir ! c’est tellement simple voyez-vous. Croyez-moi, les hommes réussissent très bien leur mort. Malheureusement ils se gâtent la vie à la redouter.

Le médecin esquissa un geste de retraite, mais « l’ablation de la rate » le retint. Elle en voulait pour son argent, elle se payait en discours.

— Avouez, docteur, enchaîna la bavarde, qu’il est atroce d’être promis à la mort.

— Mais non, dit Worms, c’est à la vie que nous sommes réservés, puisque n’étant rien, nous avons vécu. Chaque matin je m’émerveille de vivre encore. Enfin… Vous voici remise en route.

— Sans rate ! clama la malade du ton d’Harpagon brandissant son implacable : « sans dot ! ».

— Qu’importe ! rassura le médecin, vous fonctionnez. Appréciez chaque minute, ne vous habituez pas trop à revivre, voilà le secret de la force.

Habilement, il prit congé de sa cliente. L’opérée considérait Worms comme un homme remarquable. Le docteur savait ainsi conquérir par la complaisance de sa conversation.

Comme midi approchait, il prit le chemin du retour. Il cueillait sur son passage beaucoup de sourires et de coups de chapeau. Les femmes accouchées par lui brandissaient leur enfant comme un bouquet. Les notables saluaient en lui un citoyen de valeur. Les conseillers municipaux lui savaient gré de ne pas poser sa candidature à ce poste car elle aurait aussi sûrement capté les voix des électeurs qu’un aimant la limaille. On l’aimait à cause de ses disponibilités dont il ne jouissait pas et qu’il savait ne pas tenir en suspens comme une force de réserve.

Worms rentrait à son domicile avec plus d’entrain que de coutume parce que son père et sa mère l’y attendaient. En effet, les « colonels » venaient trois fois par an passer quelques jours auprès de leur fils : pour Noël — le colonel aimait la dinde truffée, et sa femme les petits Jésus en cire — , pour le 14 juillet et le 11 novembre, dates extrêmement républicaines et patriotiques. L’ancien officier avait conservé de sa vie active le goût de la cocarde et du clairon, de plus il vénérait Clemenceau, Lloyd George et tous les drapeaux du dictionnaire. La veille, délaissant sa thébaïde bressane, il était venu se repaître de discours et de galons. Il avait mené son petit-fils aux défilés, il lui avait appris les uniformes, les grades, et la victoire française.

Ferdinand trouva son père et son fils très animés. Le colonel se tenait à quatre pattes — tout comme Henri IV — au milieu du salon. Il alignait sur le tapis marocain et suivant les meilleures règles de la stratégie napoléonienne une douzaine de hussards en terre cuite, aux pommettes vermillon ; il les opposait à une autre douzaine de militaires — des aviateurs cette fois — qui, bien que français, figuraient l’ennemi. Le colonel éprouvait bien un certain remords de cette mutation, mais il ressentait un réel plaisir à humilier aussi gravement l’armée de l’air. L’ex-officier de cavalerie méprisait les aviateurs, jugeait l’aéronautique un sport et déplorait son intrusion dans la guerre. « Belle foutaise que ces avions, déclarait-il volontiers, tout juste bons à contrarier les opérations, me parlez pas de ces gommeux qui viennent faire les marioles au-dessus des lignes, bien à l’abri des obus, là-haut. Enfin, « ils » en reviendront, ça va faire comme pour le bicycle, ces engins-là, on s’en lassera. »

Ferdinand secouait la tête, c’était un homme de science, il prévoyait l’ère de la mécanique. « L’acier remplacera la chair, père, affirmait-il. »

— Tais-toi, barrissait le vieillard, un bon cheval entre les genoux, tu m’entends, Ferdinand ? rien ne remplacera un bon cheval.

L’arrivée du médecin ne troubla pas le grand-père et le petit-fils.

— Ah ! te voilà, major ? fit le colonel à son fils, vois, je commence l’éducation de François. La tenaille ! Ç’a été La tactique de Bonaparte, c’est aussi la mienne.

« Lorsque le gamin sortira de Saint-Cyr, il se souviendra des conseils du colonel, et si par chance, une autre guerre survient avant qu’il soit à la retraite… »

— Sacristi, père, comme vous y allez, s’écria le médecin, révolté par ce rêve de gloire.

— Voyons, Ferdinand, tu ne saisis pas mon point de vue, remarqua le père Worms, je sais bien que la guerre est une mauvaise affaire pour quantité de gens, mais reconnais du moins qu’elle représente une aubaine pour les industriels et les militaires de carrière. En tant qu’homme je prie Dieu de préserver l’humanité d’un tel fléau, mais en tant qu’officier, je lui demande de procurer dans vingt ans de nouvelles batailles à notre pays afin que François puisse s’y distinguer.

— Oui, et bien, trancha Worms, je vois un moyen de trancher ce différend.

— Comment cela ? questionna le vieillard, en fixant sur son fils un regard mouillé par la curiosité.

— Comment ? mais mon père en ne faisant pas de François un soldat.

Le vieux militaire poussa une faible exclamation qui ressemblait à un gémissement. Il ouvrit la bouche, puis la referma parce qu’il avait trop de pensées violentes à libérer.

— Ferdinand ! Ferdinand ! finit-il par s’exclamer, es-tu bien mon fils ? Sais-tu que mon grand-père, que mon père ont consacré leur vie à l’armée. Je veux bien que le sort ait fait en ta personne une entorse à notre continuité militaire. Je m’y suis habitué. Mais tu as le bon goût, toi, fils d’officier, de nous faire un garçon et tu le destinerais à une autre carrière que celle des armes ?

Le docteur, peu soucieux de mécontenter son père, devint conciliant.

— Il est vain de vouloir édifier le futur, et surtout le futur d’un bonhomme de quatre ans, père. François suivra sa vocation, s’il en a une, vos conseils, s’il n’en a pas, et les miens, si hélas ! vous n’êtes plus là.

— Un bon point, cria le vieillard, redevenu jovial, je n’en demande pas davantage ! mon petit-fils aura mes aspirations et je vivrai assez vieux pour les lui communiquer. Attention, Ferdinand ! n’oublie pas que les militaires meurent chargés d’ans.

Worms sourit devant cette puérilité. Il se dévêtit et descendit à son cabinet de travail, nullement préoccupé de savoir si son fils deviendrait ou non colonel. « Pardi, se disait-il, nous verrons bien. Je vais lui bâtir pour commencer une solide santé, je lui apprendrai peut-être ce qu’est un homme d’esprit, la vie fera le reste… »

Il feuilleta son carnet de rendez-vous, afin de « préparer » le cas échéant ses consultations de l’après-midi.

Il vit qu’un gendarme viendrait en première visite au sujet d’un anthrax au genou ; aussi mit-il en état sa tablette d’opération. Après quoi il sonna Mademoiselle Jésus.

— A-t-on téléphoné ce matin ? demanda Worms.

— Non, docteur, répondit la vieille fille, mais un gamin a apporté un pli à votre nom.

Le docteur s’empara de la lettre, laquelle, on l’a deviné, contenait l’argent et le billet de Claire Rogissard. Sa lecture plongea Ferdinand Worms dans une profonde stupeur : « Cette petite idiote, fit-il tout haut, elle monte toute seule comme du lait sur le feu. Quelle crétine ! Mon Dieu, qu’une femme vindicative est donc méchante, et peu gracieuse dans sa méchanceté. »

Il jeta la lettre au panier et serra l’argent dans le tiroir de son bureau, bien décidé à oublier tous les Rogissard de France. Bien entendu, il n’en fallut pas davantage pour que l’incident lui occupât l’esprit.

— Me voilà remercié, comme un garçon de ferme, songea-t-il, c’est dommage car le cas m’intéressait. Je suppose que le confrère qui me succédera auprès de Rogissard continuera dans mon ordonnance. Il ne peut agir autrement, le chemin est tout tracé, qui aura-t-elle choisi ? Faber ou Grignard ? Enfin nous verrons ce soir ; puisqu’ils dînent chez moi, je leur en toucherai deux mots.

Ferdinand examina sa montre, elle marquait l’heure du déjeuner. À cet instant le colonel frappa d’un doigt timide à la porte de son fils. Le vieillard était en tenue de ville et tenait le petit François par la main.

« Nous allons prendre l’apéritif, le lieutenant et moi, déclara-t-il en désignant l’enfant, nous t’emmenons ».

Worms fit la moue, il n’aimait guère les cafés parce que, disait-il, on y perd son temps sans profit.

— Il est l’heure de se mettre à table, allégua-t-il.

— Il est l’heure qu’il nous plaît, affirma l’ex-officier, qui venait d’arracher laborieusement à sa femme la permission de sortir, et du reste, ajouta-t-il, les ménagères sont prévenues.

Worms se leva sans enthousiasme.

— Mon cabinet commence à 14 heures, plaida le médecin, je dois opérer un gendarme d’un mauvais anthrax.

Mais le colonel fit la sourde oreille.

« Le gendarme attendra et son anthrax lui tiendra compagnie s’il s’ennuie, trancha-t-il ». En avant, marche ! Lieutenant mettez-vous à l’alignement.

— C’est bon, je vous suis soupira Worms.

Il accompagna d’un regard amusé, le passé et le futur des Worms. Le grand-père était raide comme une cravache. Il avait la peau rouge-brun, le visage osseux, la bouche sans lèvres, une moustache poivre et sel, deux petits yeux en acier bleui et cet inévitable menton carré troué par une fossette de nouveau-né qui signale à l’attention publique les vieux traîneurs de sabres. Il s’habillait en gros drap clair, son costume aux formes sévères parachevait son aspect « ancien militaire ». Il donnait l’impression d’un meneur d’hommes ayant beaucoup servi ; on le jugeait volontaire mais il n’était que sentencieux. Le colonel Worms méprisait tous les civils. « Le civil ne sait pas obéir, disait-il, or, pour commander, il faut savoir obéir ». À la vérité Worms avait surtout su obéir… à sa femme d’abord, à ses supérieurs ensuite ; il n’avait jamais commandé que par esprit d’imitation, en employant les expressions de ses chefs et les mimiques de la colonelle. Au demeurant, il s’agissait d’un brave homme, assez innocent pour sembler indulgent, mais possédant quelque peu la cruauté des faibles.

Le petit François, âgé de quatre ans, ne se signalait à l’attention par aucune précocité particulière physique ou morale. C’était un bel enfant, blond, rose, et bleu. Il n’atteignait pas l’âge où l’on se manifeste. On ne l’éduquait pas encore ; on le surveillait seulement. Un élan poussait l’enfant vers le colonel, il aimait le vieillard, ce vieux petit garçon qui n’avait jamais regardé la vie que du haut de son cheval, et savait si bien jouer. L’officier éveillait en lui des sensations timides d’orgueil en lui vantant son avenir. Le bonhomme avait une conversation chamarrée comme un uniforme de hussard qui alimentait l’imagination du petit.

Ferdinand Worms suivit les « deux soldats » au café le plus proche où déjà, le colonel réclamait une ganache.

L’ancien officier avait décidé son fils à prendre l’apéritif dans un but précis. D’accord avec sa femme, il projetait d’emmener pour quelque temps son petit-fils chez lui. « À cause du bon air, alléguait-il, car le lieutenant était un peu pâlot ». En réalité le bonhomme s’ennuyait à la campagne, surtout en automne. Pour les gens rudes, la nature n’est pas exaltante à cette saison. Il n’osait demander à son fils la permission de lui ravir François. Il savait le médecin très strict sur les habitudes d’hygiène et craignait un refus. Rien n’est plus touchant qu’un grand-père s’apprêtant à solliciter une requête intéressant ses petits-enfants. Le père Worms dansait d’un pied et de l’autre devant le comptoir, en sirotant sa ganache. De temps à autre il ébouriffait les cheveux du petit et clignait de l’œil bêtement.

— Nous tenons un temps idéal, commença-t-il d’un air coupable. Je n’attends pas l’hiver avant la fin du mois.

— Eh bien, père, sourit Ferdinand, vous êtes plus pressé que moi, pour ma part, je l’attends le 22 décembre tout comme le calendrier.

— M’est avis, fit gravement le colonel, soucieux de ne pas perdre le fil de son projet, m’est avis que l’air de Bourg n’est pas fameux, fameux à cette époque.

— Tiens, pourquoi ? questionna le docteur.

— Parce que !… expliqua le retraité avec un regard entendu.

Il chercha un argument.

— Le petit est tout pâlichon, il a les yeux cernés et on voit ses veines, un peu de campagne ne lui ferait pas de mal.

Il se mit à disserter sur les enfants des villes.

— Ils sont presque tous tuberculeux, Ferdinand, et sais-tu pourquoi, non ? Cela vient de l’air, il leur manque des séjours à la campagne, et puis les gosses de ville deviennent vicieux, ils se touchent. Tiens, écoute, maman m’en parlait hier au soir, elle me disait : « Hector, François n’a pas bonne mine, nous allons l’emmener quelques jours chez nous. »

Ferdinand Worms fronça le sourcil car, s’il était bon fils, il était davantage encore bon père.

— Il est encore bien jeune, protesta le médecin, le voici à l’âge où l’entendement s’éveille, par conséquent à l’âge où l’on doit inculquer à l’enfant des habitudes élémentaires.

— La belle affaire, dit le colonel, dresse-moi la liste de ces habitudes, je les lui ferai boire, doit-on les prendre comme un remède, avant les repas, dans un peu d’eau ?

« Je plaisante, se reprit-il en sentant qu’il n’empruntait pas le bon chemin, mais je sais la gravité de ces choses et tu peux compter sur moi, j’ai passé ma vie à prendre des habitudes et à en faire prendre aux autres. »

Ferdinand Worms se cacha derrière sa montre.

— Il est l’heure de manger, père, nous reparlerons de cela plus tard.

Ils rentrèrent tête basse. Le pauvre colonel, dépité, sentant la victoire lui échapper, fit une nouvelle tentative.

— Je te disais tout à l’heure qu’un officier vivait très vieux, mais de mon âge à très vieux, la marge n’est pas grande, tu comprends, Ferdinand ? Alors laisse-moi profiter de lui avant que je ne sois trop près de la mort et lui trop près de la vie.

— Mais, père, ma maison est la vôtre, rien ne vous empêche d’y demeurer à votre gré.

— Tu es bien bon, grommela méchamment le vieillard.

Les deux hommes se mirent à table en silence ; le père Worms ressentait de la cruauté pour ce fils égoïste ; le fils était navré de refuser à son père une satisfaction pourtant légitime. La colonelle examina ces visages contractés l’un par la rancune, l’autre par le remords, flaira le désaccord et pénétra subtilement les sentiments des deux hommes. Un sourire étroit fit pétiller son regard sévère. « Hector a donné l’assaut, tête baissée, comme un taureau, ce cher vieux maladroit, devina la vieille dame. Décidément les militaires n’entendent rien à la diplomatie. »

Elle haussa discrètement les épaules. Quarante ans de vie conjugale n’avaient pu habituer aux lourdeurs de son mari cette mère modèle, qui, destinée par la vivacité de son esprit à un Talleyrand, s’était inconsidérément unie à un Mac Mahon. La colonelle ressemblait par son maintien et son air sévère à une dame dirigeante de bonnes œuvres. Elle était d’une taille agréable et malgré la soixantaine son corps détenait une certaine légèreté. Elle avait l’air résolu, la voix sèche et les yeux incisifs. Son regard formait un rempart contre lequel se brisaient les objections. Ce regard n’était pas seulement défensif, il savait le cas échéant devenir puissamment offensif.

La vieille dame fixa son fils jusqu’à ce que, capté par cette force sournoise, le médecin confia ses yeux à sa mère. Alors elle y fourragea à cœur joie. Ferdinand se sentit pâlir. « Grand Dieu, pensa-t-il, si ma mère désire vraiment emmener François, il est inutile de lui barrer la route. Je parie qu’elle a déjà obtenu le consentement de Blanche. »

Il ne se trompait pas ; en subtile diplomate, la mère du docteur s’était assurée l’alliance de sa bru. Pour ce faire, elle avait étalé des arguments sans réplique, susceptibles de calmer les craintes de la jeune femme : « Ma bonne Blanche, avait déclaré la colonelle, votre grossesse commence à apparaître, voilà qui est fâcheux en ce qui concerne François dont la curiosité vous gênera. Or, tout mal a son remède, j’ai réfléchi, voici le vôtre : nous allons emmener le petit avec nous à Rigneux, l’air y est excellent, il ne manquera pas d’y prendre de grosses joues. Je comprends tout le chagrin que peut vous causer cette séparation momentanée, mais n’est-il pas vrai, entre deux maux, il faut choisir le moindre ? »

À ces paroles, Blanche fondit en larmes, mais elle sentit l’enfant qu’elle portait tressaillir dans son sein. Cette manifestation de vie lui apparut comme un consentement de Dieu.

— Vous êtes bien bonne, maman, fit-elle, je sens que vous avez raison.

Au cours du repas, le colonel Worms ne tarda pas à reprendre le sourire. En effet, à peine les hors d’œuvre expédiés, sa femme entreprit le docteur. Elle lui présenta les mêmes arguments qu’à sa belle-fille, mais sur un ton plus autoritaire. Ferdinand Worms eut le bon goût de ne pas insister. Bien qu’il possédât beaucoup de volonté, le sens critique développé et un jugement des plus sain, il ne se sentait ni le droit, ni le courage de contrevenir aux desseins de sa mère.

Le père Worms accédait au parfait bonheur ; il devint loquace, but beaucoup et raconta moult histoires. Les grands-parents devaient passer à Bourg une huitaine de jours, mais la joie de possession est la plus exclusive de toutes ; dans leur hâte d’emmener ce trésor tant désiré et si vite obtenu, ils résolurent de hâter leur départ. Celui-ci fut fixé au surlendemain.

L’après-midi, le colonel promena son petit-fils à travers la ville. Des lambeaux de guirlandes tricolores palpitaient au vent. Le sol était jonché de cocardes et les gerbes déposées au monument aux morts n’étaient pas encore fanées. Un remugle de fête nationale flottait sur la petite ville. On percevait même comme des bribes de discours et des échos de clairon dans le chuchotement des arbres. Le vieillard humait l’air avec délice, il lui venait par moment des bouffées de caserne qui le faisaient sourire de contentement.

Comme un cycliste frôlait François d’un peu près, il le rappela à l’ordre. Le cycliste traita le vieillard de « vieille baderne ».

— Vieille baderne ! s’exclama le vieux Worms, pas plus que vous.

Et il tourna le dos à l’homme.

— As-tu vu comme je lui ai rivé son clou à ce malotru ? demanda-t-il à l’enfant. Ah ! mon lieutenant, il ne faut pas se laisser chauffer les oreilles par des impolitesses. Jamais, jamais, entends-tu ?

La journée fut maussade pour Ferdinand et baignée de pleurs pour sa femme. La colonelle s’employa à consoler sa bru. Elle lui promit de veiller tout au long du jour sur François ; de ne pas le laisser se mettre en sueur, de prendre garde qu’il n’approche ni des bêtes, ni des puits et de lui administrer son lait de poule quotidien. Cette femme docile touchait quelque peu la grand-mère, bien que celle-ci eût le mépris de la passivité. Enfin le soir arriva, et comme les Worms recevaient, Blanche fut distraite par des soucis ménagers.

Ferdinand, nous l’avons dit, entretenait d’excellentes relations avec ses confrères. Il les priait fréquemment à dîner ainsi que leurs épouses. Blanche se montrait une maîtresse de maison parfaite. Les invités masculins lui savaient gré de ses plantureux repas et les invitées de son caractère facile.

La jeune madame Worms ne contredisait jamais personne, approuvait tout, admirait beaucoup avec sincérité ; il n’en faut pas davantage pour s’attirer la sympathie des bourgeoises.

Ce soir-là, les confrères de Worms arrivèrent de bonne heure — Ferdinand possédait un Porto recherché dont il n’était pas avare.

Le docteur Faber survint le premier. Aussitôt le salon de Worms fut plein de ce petit homme de quarante ans au ventre en ballon, à la face rougeaude, aux yeux clignotants, jovial et bon enfant. Sa femme était une personne maniérée et coquette, qui le trompait volontiers, mais d’une façon presque vertueuse.

Les Grignards apparurent dix minutes plus tard. Lui était un vieillard à barbiche, racé et doux. Il vivait beaucoup sur le passé de sa famille. Son grand-père avait été un ami intime de Lamartine et, d’après des ragots à longue portée, un doute subsistait sur les origines du père de notre médecin. Le docteur Grignard avait pour sa part piétiné depuis belle lurette et de grand cœur la réputation de sa grand-mère, il ne doutait pas que le sang du poète coulât en ses veines, et l’accouchement, point tellement laborieux de sonnets assez bien venus, le fortifiait dans cette certitude. Elle, était une femme de haute taille, désolée comme une chèvre galeuse, très portée sur la religion ainsi que le sont la plupart des provinciales laides et qui s’ennuient.

La conversation devint générale, on passa à table peu après et, une fois franchi le silence recueilli des premières moitiés de repas, on se mit à discuter de ces choses insignifiantes, mille fois dites, qui permettent à des convives de parler sans effort.

Le colonel parla du onze novembre.

— Nous rions de contentement, dit-il, mais je pense à la tête que l’on doit faire à cette date chez les Alboches. C’est vrai que depuis six ans que la guerre est finie, « ils » doivent s’être fait une raison.

— Pensez-vous ! glapit Faber, les premiers onze novembre ont avant tout et pour tout le monde signifié la fin de la guerre, c’est seulement maintenant qu’ils expriment une victoire et une défaite. La guerre s’est cicatrisée en nous, nous pouvons jouer à l’honneur national.

Des quatre hommes assemblés, aucun n’avait fait la guerre véritable, mais tous l’avaient suivie sur l’Illustration, à défaut de souvenirs personnels, chacun émit des considérations.

Aux liqueurs, Worms pensa brusquement à Auguste Rogissard. Il s’enquit auprès de ses confrères des nouvelles du bonhomme, à sa vive stupeur, aucun d’eux ne le connaissait.

— Mais alors, sursauta le médecin, si sa fille ne vous a point appelés, elle s’est adressée à Borogov.

Il rapporta à ses invités son aventure du matin. Ces dames furent scandalisées par l’audace de cette fille, les collègues de Worms déplorèrent qu’elle se fût privée de lui pour un cas devant lequel eux-mêmes auraient sollicité sa collaboration. Quant au colonel il jura que cette drôlesse méritait une fessée.

— Je me demande si le Borogov s’est inspiré de mon ordonnance, dit Worms pensivement. Pourquoi tolère-t-on la présence de ce charlatan ? Je sais bien que chacun a le devoir de gagner sa vie, mais à condition pourtant de ne pas ravir celle des autres. Or, cet homme est un danger.

Faber et Grignard approuvèrent.

Grignard insinua qu’il serait bon d’essayer de le faire partir en signalant les erreurs de Borogov au Syndicat des Médecins.

— Ah bast ! ce serait cracher sur du sable, protesta Faber, c’est un étranger, nous avons trop le respect des étrangers en France. Il faudrait pour émouvoir le Syndicat lui fournir une preuve de l’incapacité de Borogov, lui en trouver une autre pour l’amener à prendre une décision, et une troisième afin que cette décision soit patente.

— Eh bien, dit Worms avec chaleur, allons tous trois chez Rogissard et, si comme je le crains, nous découvrons une terrible sottise, nous enverrons un rapport contre-signé à qui de droit.

Cette proposition jeta un froid. Les confrères de Worms la trouvèrent déplacée et regrettèrent leur indignation.

— Qu’en dites-vous ? insista Ferdinand.

Grignard toussota et regarda sa femme qui lui fit les gros yeux.

— Non, dit-il, je ne pense pas que le procédé soit bon, nous aurions l’air d’être de parti pris.

— Ceci semblerait un complot, renchérit Faber, les rieurs ne seraient pas de notre côté.

Worms n’insista pas. Il voyait se dresser chez ses collègues la peur des responsabilités et du qu’en-dira-t-on.

— Que voulez-vous, Worms, plaida Grignard, nous habitons une petite ville où les murs sont en verre et les fronts en ciment, nous devons nous méfier. À quoi bon vouloir le bien des gens malgré eux ?

La soirée fut moins divertissante que les invités l’avaient escompté. Ce léger incident avait rompu le charme. La conversation reprit, sans chaleur ; s’égara, traîna. Aussi les convives qui étaient arrivés de bonne heure partirent-ils tôt.

— Vous avez vu, dit Worms à sa famille, lorsque ses collègues eurent pris congé. Ah, ces maudits bourgeois ! Ils font de la médecine comme les soldats font l’exercice. Ils sont incapables d’un geste généreux, d’une décision importante. Comment peut-on réussir de grandes choses dans un pays où la liberté est une entrave ?

— On le peut cependant, dit la colonelle.

— Bien sûr, renchérit son mari, et les réussites en France sont plus magnifiques que partout ailleurs car nous sommes individualistes : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul » !

— C’est cela, s’exalta Ferdinand, tout seul, vous avez raison, père. Eh bien, je vais tout seul chez Rogissard et nous verrons bien.

Il passa son pardessus, saisit sa trousse et sortit.

— Voilà qui est d’un homme, approuva le colonel. Ce Borogov dont parle Ferdinand m’a l’air d’un joli coco et je ne demanderais pas mieux que de lui casser ma canne sur les reins !

Ferdinand arpenta les rues de Bourg à longues enjambées. Une aigre bise s’engouffrait entre ses vêtements. L’obscurité était insensible et froide. L’hiver commençait à rôder, de nuit, autour de la ville, comme un loup dont la faim grandit.

Le docteur Worms marchait vite, les épaules rentrées, en aiguisant sa colère. Il mâchonnait un bout de cigare qu’il crachotait bribe par bribe, tant son agitation était grande. Il parcourut le boulevard Victor-Hugo, la rue Voltaire et la rue de la Gendarmerie machinalement et se retrouva devant l’immeuble de Rogissard sans s’être aperçu du trajet.

Ce fut encore Claire qui répondit à son coup de sonnette. À la vue de Ferdinand, la jeune fille devint écarlate et se trouva privée de mots.

— Oui, mademoiselle, c’est moi, commença Worms, mais rassurez-vous, je ne viens pas en médecin traitant, seulement en ami de votre père. Me permettez-vous de l’approcher ?

Lorsque des hommes d’un tempérament paisible sortent de leur humeur, les volontés les mieux tendues ne sauraient les affronter. D’autre part, Claire n’était pas courageuse, son agressivité s’abritait derrière une savante perfidie.

— Entrez docteur, je vous prie, murmura-t-elle en dérobant son regard.

Worms ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre de l’employé. À peine introduit, il s’arrêta, pétrifié par la stupeur, comme s’il eût trouvé Rogissard pendu à la place du lustre. L’ivrogne, sûrement ligoté, tirait une langue d’une aune et tremblotait comme une gelée mal prise.

— Qui a fait cela ? questionna Worms d’un ton glacé.

Claire perçut aussitôt la colère contenue dont Worms étouffait.

— Le docteur Borogov, dit-elle humblement.

— Je m’en doutais, éclata Ferdinand, l’assassin ! mais vous êtes donc idiote, mademoiselle, au point de ne pouvoir reconnaître un charlatan d’un médecin. Oh ! ne prenez pas cet air pincé, poursuivit-il, nous nous trouvons en face d’un mourant : parfaitement, votre père se meurt, et par votre faute, vous seriez à maudire si vous n’étiez à fesser. Donnez-moi un couteau.

Brusquement, la jeune fille mesura toutes les conséquences de son caprice, un violent désespoir la glaça. Sa pâleur naturelle s’accentua, ses lèvres se vidèrent.

— Allons, allons, murmura le médecin, adouci, ne tournez pas de l’œil, mon enfant. Je vais faire l’impossible pour le sauver.

Il trancha les liens de fortune entravant Rogissard et ausculta ce dernier.

— Vite, vite, cria-t-il en sortant son stylographe, courez sans perdre une seconde à la pharmacie et n’ayez crainte d’actionner la sonnette de nuit ! Vous demanderez ceci, ajouta-t-il en tendant le papier. Je vais lui injecter un demi-milligramme d’hyoscine.

Pendant l’absence de Claire, le médecin se mit en devoir d’inventorier la cuisine des Rogissard à la recherche de tisanes, il finit par dénicher, enfoui au fond d’un tiroir, un paquet de verveine poussiéreux. Aussitôt il prépara une infusion qu’il sucra largement et fit absorber au malade. Après quoi, il mit à bouillir un grand chaudron d’eau.

Claire revint peu après. Sa course au grand air l’avait comme dégrisée. Aucune rébellion ne fermentait plus en elle. Elle était enfin détendue et soumise.

— Docteur, pensez-vous qu’il ?…

Worms scrutait la face convulsée de l’employé de gare.

— Je suis arrivé à temps, fit-il en guise de réponse.

Une chaleur d’autoclave emplissait l’appartement.

— Maintenant, dit le médecin, nous allons lui faire des enveloppements humides.

Lentement, il posa sa veste, son gilet, sa cravate et roula ses manches de chemise au-dessus des coudes.

Ils se mirent à l’œuvre tous deux avec une sorte de rage contre le mal, avec un emportement frénétique qui rejoignait l’indifférence au-delà de leur volonté. Ils vivaient à une cadence déréglée ces instants terribles où la vie du père Rogissard semblait sourdre de son corps contracté. Leurs mouvements rapides et silencieux comme des mouvements d’ombres les entraînaient dans une ronde fantastique d’où s’évadaient leurs pensées. Car ils finissaient par ne plus penser. Leur esprit s’égarait dans la puissance de leur lutte.

Ils s’agitaient à travers une vapeur d’eau qui alourdissait leur respiration. De temps à autre, leurs regards se croisaient, et ils s’effrayaient peut-être l’un l’autre, car ils avaient des visages de rêve, escamotés, inconsistants, troubles, aqueux ; leurs figures semblaient se rencontrer sous l’eau. Leurs yeux dansaient dans leurs faces boursouflées, un rictus chavirait d’un coin à l’autre de leurs bouches.

Un fracas de lavoir leur emplissait le crâne. Claire trempait les linges dans le chaudron, les tordait. Ferdinand les secouait et les appliquait sur le corps du malade. L’eau dégouttait sur le parquet. Des ruisselets se composaient, qui se joignaient bientôt pour former de larges flaques d’eau dans lesquelles Worms et sa compagne piétinaient. Ils ne disaient rien. Claire était hébétée, le docteur surveillait Rogissard. Aucun bruit étranger ne parvenait dans la chambre, excepté, à intervalles réguliers, les sifflets des trains. Le bruit qu’ils créaient avec leur eau, leurs linges et leur piétinement devenait douloureux.

Enfin ils cessèrent leur va-et-vient. Rogissard paraissait calmé.

— Voilà, dit Worms, de la bonne besogne.

Et il contempla Claire. La chaleur avait empourpré les joues de la jeune fille, son regard brillait fiévreusement, des mèches de cheveux coulaient sur sa figure.

« Tiens, pensa le médecin, je ne l’aurais pas crue aussi blonde. »

Il lui découvrait une beauté étrange qui l’émouvait peut-être.

Soudain leurs yeux se lièrent ; ils éprouvaient une gêne imprécise. Ils demeurèrent quelques secondes interdits, vaguement anxieux, sans avoir la volonté de rompre ce charme opprimant.

— Merci, dit enfin Claire, le mot est sobre et tellement galvaudé qu’il ne signifie pas grand-chose, mais je voudrais qu’il traduise toute la reconnaissance que…

— Je sais, dit Worms, redevenant plus Worms que jamais devant ce parler familier pour lui.

Il voulut éprouver la jeune fille, mettre à vif sa susceptibilité par un ton dédaigneux. Elle l’intriguait.

— Ne parlez pas de reconnaissance, la reconnaissance est plus lourde que le bienfait, car elle ne s’assouvit jamais. J’ai fait mon métier, vous me payez, n’enveloppez pas cette transaction de sentiments grandiloquents.

Claire le regarda, un instant déroutée, puis elle sourit.

Ils se comprirent ; ils étaient au fond très superficiels l’un et l’autre.

Rogissard s’assoupit. Inerte, il ressemblait à une carcasse d’homme mort, ses os saillaient de toute part comme les baleines d’un très vieux parapluie.

Claire pensa que le médecin allait partir.

— Avant de vous en aller, vous prendrez bien une tasse de café, très fort ? proposa-t-elle.

— Il n’est pas question que je parte, protesta Worms. Nous avons encore du travail.

Néanmoins, il suivit la jeune fille dans la salle à manger triste, où l’on pénétrait rarement et qui, figée dans sa cire, sentait l’oubli.

Worms questionna Claire sur Paris. Aussitôt elle s’assombrit en pensant à Ange Soleil. Que devenait-il ? Elle eut une peur intense que son éloignement ne la fasse oublier. Mais elle se dit que le musicien n’était pas un coureur de jupons et que sa solitude se traduirait par des flots de musique.

— Que pensez-vous de Paris ? demanda le docteur.

— Je ne sais pas, répondit-elle, j’ai hâte d’y retourner, voilà tout.

Ils devisèrent de banalités. Worms raconta des anecdotes sur ses malades, il savait intéresser avec peu de faits.

À quatre heures, ils retournèrent au chevet d’Auguste Rogissard afin de lui administrer des lavements ; lorsqu’ils eurent terminé, ils s’aperçurent qu’un jour gris pénétrait dans la chambre. L’atmosphère de la pièce était irrespirable, une odeur de nécropole leur engourdissait le cerveau, ils se sentaient harcelés par un sommeil fiévreux contre lequel leurs nerfs tendus s’insurgeaient.

— Ouvrez la fenêtre, commanda Worms, après avoir bordé le malade.

Ils respirèrent l’air de l’aurore voluptueusement. Le jour glissait lentement des toits. Une brise légère agitait les suprêmes feuilles calcinées sur les arbres.

— Maintenant, dit le médecin, allons nous reposer quelque peu… Vous en avez grand besoin, observa-t-il, en constatant la pâleur de Claire.

Il lui tâta le pouls. Elle avait la peau tiède et calme ; son sang battait faiblement entre les muscles du poignet.

— Je reviendrai avant midi, promit-il.

Il rentra chez lui à pas lents. La torpeur qui l’accablait chez Rogissard stagnait en lui ; il était hanté par la chaleur de Claire enfouie dans la paume de sa main droite et dans laquelle se poursuivait la palpitation feutrée de son pouls.

CHAPITRE IV

Chaque jour, avant de partir pour ses consultations, Ferdinand Worms laissait à Mademoiselle Jésus une liste de ses clients à visiter, pour le cas où un appel désespéré obligerait la vieille secrétaire à le faire quérir sur l’heure.

Ce matin-là, Mademoiselle Jésus jeta un rapide coup d’œil sur la liste et esquissa un bref pincement de lèvres en constatant que le nom de Rogissard y figurait. Elle savait que le docteur répugnait à « exploiter » un malade et se rendait le moins possible chez lui, quitte à dépêcher sa secrétaire aux nouvelles afin de suivre son état de santé, aussi s’étonnait-elle profondément de le voir se rendre une ou deux fois par jour chez l’employé de gare depuis environ trois semaines.

— Décidément, docteur, remarqua la vieille fille, d’un air sournois, décidément, ce pauvre M. Rogissard vous donne beaucoup de mal.

Worms reçut un choc cérébral.

« Diable, se dit-il, voilà que ça commence ».

— C’est un cas très intéressant ! dit-il de ce ton faussement désinvolte qui confirme chez les femmes les doutes qu’elles nourrissent quant à la conduite des hommes.

Il songeait : « les femmes sont, quoi qu’on en dise, bien maladroites ; cette pie déplumée ne se rend-elle donc pas compte à quel point ses remarques à double tranchant peuvent m’indisposer ?… »

Il se résolut au calme, mais ne put s’empêcher de claquer fortement la porte en partant.

On était en décembre. Le ciel noir lâchait par intermittence de brèves rafales de neige, d’une neige inconsistante qui fondait avant d’atteindre le sol noir. Au reste, tout était noir : les gens et les choses ; les gens étaient tristes, les choses étaient noires. Les maisons devenaient hermétiques et dures comme les flaques d’eau des cours, comme les bassins des fontaines où nagent d’épais gâteaux de glace. La ville se cachait dans une sorte de boîte grise, à la manière d’un diamant dans sa gangue ; elle présentait un grand visage inerte de statue de pierre.

Une clarté infirme tenait lieu de jour. La lumière universelle, la glorieuse lumière impitoyable et bravante des ciels dégagés, des ciels de faïence bleue, avait disparu. Les becs de gaz brûlaient tard. Midi, seul, apportait quelque vie mais presque aussitôt le jour agonisait.

C’était cette période blafarde et morne au cours de laquelle l’hiver s’installe. Les hommes subissaient péniblement ce lent investissement de l’obscurité et du froid.

Les saisons reviennent inéluctablement, on ne les prévoit pas ; pourtant, leur retour alterné nous étonne sans cesse.

Ferdinand Worms aimait l’hiver parce que les sentiments ne sont pas distraits par le mouvement extérieur. Tout est rentré, tout est feutré, tout somnole, la vie sommeille, et le sommeil de la vie est un gage de régénérescence.

Il expédia en premier lieu ses visites urgentes et se hâta en direction de la gare. Comme chaque jour, Claire le guettait par la fenêtre. Levant les yeux il aperçut le visage de la jeune fille écrasé contre la vitre striée par des fougères de glace, on aurait dit un visage aperçu dans un miroir brisé. Il sourit.

Les locataires le surveillaient également. Dans les étages des portes s’ouvraient silencieusement sur son passage et des femmes aux sourires perfides ne manquaient pas de le gifler d’un « bonjour, docteur » féroce.

Chaque jour, Worms se disait que cette situation ne pouvait durer. Rogissard se portait comme un charme et offrait maintenant un bien faible bouclier à ces visites quotidiennes. D’autre part, Ferdinand aurait voulu réagir contre ce lent engourdissement qui annihilait sa volonté. Au moment de partir, il annonçait immanquablement : « cette fois, je vous laisse, je repasserai dans quelque temps. » Mais à peine dans l’escalier, une panique s’emparait de lui. Il devait se raidir pour ne pas retourner auprès de Claire. Il se remettait à fonctionner tant bien que mal, s’étourdissait avec d’autres malades. Jamais sa clientèle n’eut un médecin plus volubile, plus décidé aussi.

« Je suis seul avec ma médecine, se disait-il, entouré de tendresse et de relations, je ne possède ni amour, ni amis. J’assiste les autres et personne ne m’assiste. »

Il éprouvait à quarante ans l’impérieux besoin d’aimer. Les vies chastes et raisonnables cèdent ainsi tardivement. Claire l’avait intéressé par les aspérités de son caractère. Il lui avait été reconnaissant du choc de leur premier contact. Il la savait ferme, sans échapper pour cela à la faiblesse implorante de la véritable féminité, et il admirait son insolente hardiesse. Elle appartenait à cette catégorie de femmes qui paraissent solliciter une protection tout en assurant qu’elles ne l’accepteront point. Parvenu à un état de satiété conjugale, Worms avait le cœur comprimé. Soudain il ressentait une infinie lassitude pour la distinction fagotée de sa femme. Il se sentait écrasé sous le manteau d’or de la dignité. Il aimait sa compagnie, à cause des silences lourds de pensées qui creusaient leurs conversations. Il aimait son visage impassible sur lequel se matérialisait chaque sentiment : l’eau tranquille se froisse sous le plus léger vent. Il aimait ses mines sérieuses, ses traits durs de jeune fille allemande, sa pâleur bleutée et son petit sourire, infiniment triste, de statuette d’un âge lointain. C’est en « aimant » une profusion de détails physiques et moraux chez un être que l’on finit par l’aimer tout court. Au début, on voit surgir une foule de travers vite étouffés dans l’exubérance de l’enthousiasme. L’être aimé peut se permettre tous les défauts et même bien des tares, une qualité les contrebalance infailliblement : l’amour qu’il provoque. Car n’est-ce pas la plus belle des qualités, la plus périlleuse et la plus noble, la plus complète, la plus ardente, la plus innocente que de susciter l’amour ? Il n’y a aucun mérite à aimer puisque aimer c’est se trouver simplement en état de réceptivité, c’est être touché par une lumière invisible pour d’autres, mais se faire aimer, quelle puissance ! Pauvre Dieu ! qui ne connaît que l’amour fanatique. Sans la banale apparition de Claire, Ferdinand Worms n’aurait jamais connu l’amour. Claire fut un hasard. Dieu a consenti le hasard aux hommes afin de féconder leurs inerties.

La jeune fille s’aperçut très vite de l’impression qu’elle produisait chez le docteur, mais elle n’en laissa rien paraître. Les femmes sont les seules à savoir voir sans regarder, voilà pourquoi tant de timides promènent dans leurs souvenirs des passions inutilisées. Très habilement elle accepta sous forme d’amitié l’assiduité de Ferdinand Worms, elle sut se montrer familière aux moments opportuns, et réduire ainsi les élans du médecin.

« Vous avez raison », disait-elle à la voisine, le docteur Worms est un très grand praticien, je regrette notre algarade du début, du reste il ne m’en tient pas rigueur et nous sommes devenus bons amis.

La constance de Worms ne la troublait pas mais lui procurait un enchantement obscur. Elle savourait comme une victoire inattendue l’amour du médecin. Et les victoires les plus enivrantes sont celles que l’on remporte en ignorant la lutte.

Cependant, près d’un mois s’était écoulé depuis son arrivée. Son père commençait à se lever et les lettres de Ange, espacées et laconiques au début, devenaient pressantes, car l’artiste avait consommé rapidement le pécule de Claire et recommençait à craindre la misère. Le musicien venait d’apprendre la bonne vie et n’entendait pas l’oublier. Les artistes sont des despotes qui ignorent les limites et particulièrement la limite des exigences. Il tyrannisait la malheureuse Claire par des demandes d’argent.

« Je cherche du travail, lui écrivait-il, n’importe quoi une fois de plus. Hélas je vais devoir abandonner ma musique. Tout allait trop bien. Évidemment ton retour arrangerait tout — avouait ce cynique inconscient — Oh ! pourquoi une amante a-t-elle des devoirs paternels. Tu es femme, tu n’es pas enfant, et tu es ma femme. Tu te dois à moi, car tu travailles pour moi. Mais comment en éprouverais-je du remords puisque de mon côté je n’édifie mon œuvre que pour toi, je ne ressens que de la reconnaissance et c’est tellement plus beau, tellement moins lourd, tellement facile entre nous deux. »

Claire interprétait cet égoïsme comme une exigence du génie. Affolée, craignant une faillite de son bonheur, elle avait expédié à Ange des mandats prélevés sur le peu d’argent dont elle s’était munie. Lorsqu’elle fut à court d’argent à son tour, elle écrivit une lettre savamment dosée à son patron, afin de lui réclamer une avance sur ses futurs appointements. Le marchand de vins lui adressa une aumône en l’avertissant qu’il ne s’agissait pas d’un précédent, mais d’un fait isolé, unique, dont il espérait qu’elle se souviendrait. Cet argent transita seulement à Bourg et retourna immédiatement à Paris où Ange le dissipa sans plus tarder. Alors, Claire eut recours à des expédients. Elle fit demander également à son père, une avance sur son salaire, elle emprunta à la voisine des sommes dérisoires qu’elle jetait dans les poches percées du musicien.

« Pardon ! mon grand homme de ne pouvoir faire plus, écrivait-elle en réponse aux jérémiades de son amant ; je vais rentrer bientôt, et alors tu seras à l’abri de la misère ».

L’éloignement la terrorisait, elle pressentait une accumulation de forces mauvaises qu’elle avait hâte d’affronter. Il lui semblait que sa seule présence dissiperait la nuée de soucis assaillant Ange Soleil. L’état de santé de Rogissard ne s’opposait plus à son départ. L’employé de gare jouissait maintenant de toute sa raison, il se levait, accomplissait quelques pas et demandait à boire. Il était plein d’entrain malgré son extrême faiblesse.

— Ouf, disait-il, à tout venant, que c’est bon de vivre après une pareille secousse. Cela fait plaisir de se savoir le corps et la tête à ce point solide.

« Alors fillette ? demandait-il à Claire, que penses-tu de ton vieux père ? Hein, suis-je robuste mille Dieu, le vieux bois c’est le vieux bois. »

Le bonhomme on le voit trouvait sa résurrection une excellente chose et prenait goût aux petits soins. Il appréciait la présence de sa fille et projetait de la faire demeurer auprès de lui.

— Vois-tu, lui dit-il un soir, il ne faut plus que tu retournes à Paris, je deviens vieux, et la mort me guette.

Claire fut consternée, mais son esprit de décision lui fit trouver dans le danger les armes pour le combattre.

— Nous ne sommes pas riches père, et grâce au ciel je me trouve dans une place exceptionnelle, d’autre part vous n’êtes pas vieux du tout et vous venez de prouver que la mort se désintéresse de vous, tout au contraire je pensais vous quitter sous peu.

Rogissard éprouva une vive contrariété mais la pensée qu’après le départ de sa fille la bouteille lui serait accessible, le consola bien vite.

Claire commença donc à préparer sa valise, malheureusement une grave question pécuniaire l’embarrassait. L’argent de son retour lui faisait défaut et, l’eût-elle détenu, il lui aurait manqué une « avance » lui permettant de vivre à Ange et à elle jusqu’à l’échéance de sa première paie. Elle contourna la situation, envisagea des possibilités ; mais celles-ci ne tenaient pas devant une réflexion un peu poussée. Elle ne possédait aucun bijou monnayable, aucune relation en mesure de la secourir efficacement, par ailleurs elle n’avait pas réglé Worms de ses honoraires ; certes elle savait combien le docteur répugnait à recevoir de l’argent de sa main, mais elle n’ignorait pas non plus qu’il forcerait sa répugnance par crainte de l’indisposer une nouvelle fois.

À force de songer à Worms, elle finit par décider qu’il était le seul habitant de Bourg susceptible de la tirer d’affaire. Cette fille décidée, si soucieuse des principes, si fière, n’hésita pas à tourner en crédit sur Worms le sentiment qu’elle lui inspirait. Elle ne ressentit qu’une répugnance de forme, ressortant de la timidité. Je le rendrai heureux en lui demandant un service, se dit-elle avec assez de bon sens, il n’en espère pas tant.

Elle ne se trompait pas ; Ferdinand ne nourrissait en effet aucun projet sur Claire. Il l’aimait pour lui-même, cérébralement, sans désirs décevants, en homme de science qui côtoie toutes les misères de la vie et tire de cette constante promiscuité une sorte de sérénité égoïste. Nous étudierons par la suite cette naissance de l’amour tardif chez Worms, pour l’instant nous devons songer à d’autres personnages plus impatients que notre calme médecin.

Lorsque Worms arrivait chez Rogissard, il affectait de ne s’intéresser qu’à son malade. Puis peu à peu la conversation s’écartait du domaine médical et s’étendait. Il ne tardait pas à passer dans la salle à manger avec Claire, là ils parlaient longuement de banalités qui revêtaient aux yeux de Worms un intérêt brûlant. Paris leur fournissait un sujet de discussions inépuisables. Chose curieuse, c’était les questions de Ferdinand qui révélaient Paris à Claire en lui découvrant les aspects de la capitale, inconnus d’elle et qu’elle se promettait de conquérir en compagnie de Ange Soleil. De son côté, Worms éprouvait la cuisante nostalgie de ces choses dont il était privé : la Seine désespérée et lente, les ruelles provinciales de Montmartre, les tabacs grouillant de gens pressés, et les mille tableaux évocateurs contenant les monuments, les richesses, la poésie, la magnificence de la Ville Lumière. Combien il aurait été enivrant de muser « là-bas » en compagnie de Claire, de lui désigner du doigt des images, de lui souffler du cœur des impressions.

Il dévorait la jeune fille du regard, fouillait en elle comme en un livre où il aurait puisé les enseignements de l’amour. Sa science, son calme, son ordre de vie lui pesait et ses quarante ans lui paraissaient voisins de la décrépitude. Il ne pouvait s’empêcher de penser raisonnablement. Il saisissait sans réflexion les exactes dimensions de l’existence. Il aurait voulu connaître l’exaltation, la fougue, l’inconscience, tous ces bondissements de la jeunesse ; il aurait voulu que son sang pétillât et lui brûlât les veines au lieu de sentir l’immobile mouvement de marée, ce flux et ce reflux de sang paisible qui parcourait son corps comme une sève de raison.

Ce matin-là, lorsqu’il arriva chez Rogissard, il trouva l’atmosphère du logis changée. Claire préparait ses effets et prenait des dispositions pour garantir un bien-être relatif à son père. Son effervescence créait une ambiance frétillante quoique triste de départ et de solitude prématurée.

— Holà ! s’écria Worms, que se passe-t-il ?

Claire se proposait de jouer une partie pénible pour son amour-propre. Elle produisait un visage étudié, où la prudence tempérait la décision.

— Il se passe, mon bon docteur, que je dois vous quitter, mon travail m’appelle et, comme mon père se trouve en bon chemin, je lui obéis.

— Ah ! fit Ferdinand qui se sentit saisi à la gorge par un subit chagrin, et quand partez-vous ?

— Demain.

À part soi, Claire admirait sa confiance, elle trouvait cocasse d’annoncer aussi fermement son départ alors qu’elle n’avait pas un sou vaillant.

Worms palpa machinalement les joues de Rogissard. Le bonhomme se laissait faire avec anxiété et explorait la physionomie du médecin qui pensait à toute autre chose qu’à son malade.

— Et alors ? questionna l’employé de gare, avec un petit sourire inquiet, que dites-vous de votre malade, docteur ?

Worms haussa les épaules.

— Je dis qu’il n’est pas tellement vaillant et que mademoiselle a tort de le quitter aussi vite.

— Ah ! tu vois, fit Rogissard en se détournant vers sa fille.

Mais Claire lança à Ferdinand un regard suppliant auquel il ne put résister.

— Rassurez-vous, enchaîna-t-il, vous êtes tiré d’affaire, et, si vous consentez à ne plus boire…

— Oui, oui, bien sûr, trancha vivement Rogissard, à demi sincère, et qui ne désirait pas voir la conversation s’engager sur ce terrain. Il se terra dans son fauteuil et profita d’un silence pour faire mine de s’assoupir.

La jeune fille et le médecin lui surent gré de cette discrétion et se retirèrent sur la pointe des pieds.

— Ainsi, balbutia Ferdinand, lorsqu’ils se trouvèrent seuls dans la salle à manger, ainsi vous partez.

Claire devint fébrile, en elle naquit une honte inutile qui n’ébranla pas sa volonté mais la fit rougir.

Worms mit cette brusque coloration sur le compte de la pudeur. Il pensa, avec cette fatuité masculine à laquelle aucun homme n’échappe, qu’il était l’auteur de cet émoi et en conçut un secret enchantement.

— J’ai de la peine à quitter Bourg, dit la jeune fille, s’appliquant à prendre un ton nostalgique, j’y avais retrouvé des habitudes d’enfance et découvert un ami, car vous êtes mon ami, n’est-ce pas, docteur ?

— Je crains de ne pas en être digne, mademoiselle, murmura Worms, profitant de l’occasion qui apparemment s’offrait.

— Pourquoi parlez-vous de la sorte ? dit Claire, j’avais cru deviner une sympathie réciproque entre nous, et voyez-vous, les femmes se trompent rarement sur ces sortes de choses.

Worms saisit la main de la jeune fille.

— La sympathie n’est qu’une complaisance dans la politesse, dit-il gravement, les femmes connaissent des sympathies durables, les hommes non ; ils sont trop sincères, trop spontanés ; il y a longtemps que vous ne m’êtes plus sympathique, Claire, car il y a déjà longtemps que vous m’êtes chère.

— Mon Dieu ! s’exclama Claire, bouleversée malgré elle par la gravité de cet aveu.

— Ne me demandez pas d’explications, poursuivit le docteur. J’ignore comment la chose s’est produite, l’amour, — non, ne sursautez pas — l’amour n’a pas d’origine. Il ne s’observe pas, il se constate. Je l’ai constaté chez moi un matin, fort gravement, en médecin ; je me suis en somme diagnostiqué. Je vous aime d’un amour lunaire, c’est-à-dire d’un amour lumineux mais sans chaleur. Non ! vous le voyez, Claire, je ne suis pas votre ami mais votre vieil amoureux. N’attendez aucune folie d’un monsieur aussi sérieux, ligoté par sa situation et ses préjugés. N’attendez aucune autre folie que cet aveu fait d’une voix paisible. Voyez, j’ai saisi votre main et machinalement mes doigts ont rampé jusqu’à votre pouls, et je vous révèle mon amour avec le ton que je prends pour annoncer aux gens qu’ils sont atteints de pleurésie.

— Comme tout cela est triste ! soupira Claire.

— N’est-ce pas ? Et comme cette tristesse est triste !

— Pourquoi avez-vous parlé ?

— Ne me le reprochez pas, Claire, murmura Ferdinand, vous m’offrez sans doute la seule occasion de dire à une femme que je l’aime. Oui, de ma vie. J’existais allègrement, sans croire à ce qui n’était pas en moi. Parfois je me disais : l’amour ? eh bien quoi, l’amour ?

— Oui, je sais, fit la jeune fille d’une voix lasse.

— Maintenant, poursuivit le médecin, je dis : l’amour ? C’est cela bien sûr ; et je reprends votre exclamation de tout à l’heure : comme tout cela est triste ! Mais quelle paix dans cette tristesse, Claire, et quel émerveillement nous procure cette cascade de sentiments pétillants ! Le jour où je vous ai vue, j’ai pensé : quelle petite garce ! Le même soir, tandis que nous luttions ensemble pour arracher votre père à la mort, je vous observais, j’essayais de vous juger et, Dieu ! l’étrange, la désagréable sensation, votre personne ne me procurait plus aucune impression sinon une impression de joie et d’angoisse. Moi qui n’ai jamais soigné que des cas, j’aspirais à vous soigner. J’aurais voulu écarter de votre tête un danger plus direct que celui menaçant votre quiétude en la personne de votre père.

Claire écoutait, les yeux baissés. Ses pommettes s’empourpraient. Elle était rouge d’orgueil. Une femme courtisée minaude, une femme ainsi assaillie par un aveu soudain ne peut que se taire, elle perd sa voix car ses pensées lui échappent. Pourtant malgré le tourbillon de son esprit, Claire pensait à son triomphe, elle avait conquis ce médecin, cet homme sérieux au cœur engourdi, aux impulsions paralysées. Il lui racontait son amour en phrases précises, et sa petite histoire d’homme désabusé ravissait la fille Rogissard.

« Si je puis ainsi inspirer l’amour, pensait-elle, je suis assez forte pour garder Ange. Elle se pénétrait de cette certitude qui la fortifiait, l’enthousiasmait, la grandissait et elle était reconnaissante à Worms de la lui avoir donnée. »

— Si je n’avais jamais parlé, poursuivit Ferdinand après un silence méditatif, le temps aurait passé sur mon sentiment et sans doute, un jour, aurais-je douté d’avoir éprouvé réellement ce que j’éprouve aujourd’hui. Cette aventure intérieure m’aurait laissé comme une impression de refoulement amoindrissante tandis que maintenant je vais souffrir réellement. Ah ! la bonne, la rude, la saine souffrance en compagnie de laquelle je vais vivre. Elle aura un visage : le vôtre ; elle sera vivace et je la porterai allègrement.

Claire regarda Worms au-delà de ses yeux et convint qu’il était presque beau. « Si la beauté n’est pas une harmonie physique, mais une force dans l’expression, le docteur est beau, se dit-elle. » Elle était gênée de ne pouvoir se ressaisir, de ne rien avoir à objecter puisque Worms ne lui demandait rien. Que répondre ? comment échapper à l’emprise de cette calme déclaration ?

Elle voulut ouvrir la bouche, mais le médecin qui l’observait, devina les protestations banales qu’elle allait proférer et leva la main vivement.

— Attendez, attendez ! s’exclama-t-il, ne parlez pas, petite, ne parlez pas avant d’avoir compris que je vis un instant unique, un instant dont on se souvient, que l’on recherche et dont on cultive le souvenir. Ne me dites pas des choses connues qui me navreraient. Tenez, ne me dites rien : je préfère admirer vos silences plutôt que de regretter vos paroles.

— J’allais parler pour vous signifier que je préférais garder le silence, fit la jeune fille. Je ne suis ni une innocente, ni une pimbêche, j’avais soupçonné ce que vous croyez me révéler, mais je vous remercie d’avoir parlé. La vie des femmes est peuplée de sourires et de compliments, elle manque d’un regard profond. Vous avez pris place dans la mienne, bon docteur, et je sais que je puis compter sur vous.

— Vous le pouvez ! s’écria Ferdinand, sortant de sa réserve.

La violence d’un sentiment chez la femme tombe vite. Brusquement, Claire pensa au côté sordide de son aventure. La dernière phrase de Worms lui donna la certitude qu’il était à la température convenable pour le pressurer. Elle prit un air accablé. Le médecin, chauffé à blanc, ne décela pas la part de comédie que comportait l’attitude de Claire.

— Merci, merci d’exister, cher ami, soupira-t-elle, car vous êtes mon ami, malgré tout. Mettons que notre amitié soit… compliquée, cela vous effraierait-il ?

— Non, balbutia Worms, la gorge sèche.

— Je tiens à votre amitié, parce que c’est d’amitié que j’ai besoin. Je suis si lasse, si malheureuse, ajouta la rouée jeune fille en versant quelques larmes providentielles.

— Qu’avez-vous ? qu’avez-vous ? s’inquiéta le médecin, éperdu devant ce brusque désespoir.

— Comment oserai-je jamais vous le dire, ne savez-vous donc point combien je suis une fille farouche, entière, sottement orgueilleuse ?

Il a fallu que vous soyez exactement cela pour séduire l’homme calme que je suis, rétorqua Ferdinand ; vous me devez des confidences, Claire, une montagne de confidences pour compenser celle qui m’a échappé tout à l’heure.

Claire blottit sa main dans celle de son amoureux.

— Eh bien, je souffre de mon indigence, dit-elle, le regard pendant. La maladie de mon père a épuisé mes maigres économies, ce qui m’est égal, mais je laisse mon père dans un total dénuement, ce qui me navre.

— Quoi ! ce n’est que cela, s’exclama Worms, tout heureux de ce souci qu’il lui était aisé de dissiper. Mais je vais vous aider, petite.

La jeune fille se leva et réussit à pâlir.

— Après ce qui vient de se passer, cria-t-elle, jamais ! Ô, docteur, ô mon ami, pourquoi n’avez-vous pas su m’éviter cette blessure ?

Worms fut décontenancé par cette douleur d’amour-propre et se sentit gauche.

« Diable, songea Claire, j’ai exagéré l’indignation, pourvu qu’« il » insiste ! »

Le docteur insista. Il se trouvait dans cet état de demi-inconscience dans lequel vous plonge un choc sentimental. Il insista avec une sorte de sombre fureur, avec une obstination aveugle, car il avait l’impression qu’en secourant Claire matériellement, il s’introduisait irrémédiablement dans sa vie. Lui faire accepter de l’argent devint pour lui un rêve extravagant et impérieux, un but mirifique auquel tendirent unanimement toutes ses facultés.

— Il faut que vous acceptiez mon aide, reprit Worms avec force, il le faut ; s’il est exact que vous me considériez comme votre ami. Il vous est possible de me donner de la joie sans vous mettre en cause, faites-moi l’aumône d’accepter de l’argent. Ayez l’intelligence de l’accepter sans répulsion, sans scrupules et sans remords. Au reste, ce n’est pas à vous qu’il sera destiné, mais à votre père, il ne vous soulagera que l’esprit et vous permettra de partir d’un cœur léger.

Claire demeura pensive quelques minutes.

— Eh bien, je vous obéis, décida-t-elle, aurais-je l’impudence de vous dire combien ce sacrifice m’est pénible ?

— Les sacrifices ne sont jamais agréables, dit le docteur.

— Serez-vous plus heureux si je vous affirme que, malgré l’immense soulagement moral que votre aide m’apporte, je ne partirai pas d’un cœur léger ?

Worms dévisagea longuement la jeune fille.

— Oui, dit-il simplement, merci.

Ce long débat, où se mêlèrent comme les branches de deux arbres rapprochées les premiers essais d’une volonté perversive et les premiers symptômes d’une faiblesse volontaire, devait avoir de vastes répercussions sur plusieurs existences. Un incendie peut naître de deux pierres choquées.

Quelques heures après cet entretien qui se termina par des adieux humides, Mademoiselle Jésus apporta chez Rogissard une enveloppe, dûment cachetée, contenant cinq mille francs. Par retour, Claire régla les honoraires du médecin. Ce geste aurait pu sembler assez fantaisiste, voire de mauvais goût ; mais la jeune fille l’accompagna d’un court billet, petit chef-d’œuvre de rouerie, qui le fit passer pour remarquable à Ferdinand.

« La reconnaissance est lourde, écrivait-elle. J’accepte l’aide de l’ami, je ne veux rien devoir au médecin ».

— Cette fille est exceptionnelle, songea Worms en lisant le mot que sa secrétaire lui apportait. C’est une tige d’osier qui fouette et qui siffle dans les bourrasques de la vie. L’homme qui l’épousera détiendra un trésor redoutable.

Cette pensée machinale éveilla dans l’âme de Ferdinand le sentiment qu’elle exprimait, c’est-à-dire le sentiment d’un rêve irrémédiablement refusé.

Le médecin poussa un long soupir qui déclencha le regard pointu de Mademoiselle Jésus. Worms toisa méchamment sa secrétaire. Il la considérait comme un être accessoire. Ce fils d’officier, malgré son mépris pour le galon, ignorait les subalternes et s’étonnait de les voir lorsque leur personnalité s’imposait parfois à lui. Mademoiselle Jésus ne lui apparaissait que par ricochets et il ne l’apercevait jamais avec plaisir. Pourtant sa physionomie s’adoucit lorsqu’il songea à l’entrevue que la vieille fille venait d’avoir avec Claire.

Déjà, pour Worms, le monde se divisait en deux clans : ceux qui connaissaient Claire et ceux qui l’ignoraient. Bienheureuse Mademoiselle Jésus !

CHAPITRE V

Claire partie, Worms se retrouva comme seul dans une société trottinante et incolore, avec, plantée dans l’âme, une douleur lugubre.

Le lecteur s’étonnera certainement que nous ne lui ayons pas fait assister suivant la règle, à l’évolution de l’amour chez le médecin. Il est toujours intéressant de s’embusquer derrière le cœur d’un homme, surtout derrière le cœur d’un Ferdinand Worms. La langueur des premiers symptômes, l’incertitude du premier sentiment éprouvé, la stupeur de la constatation, l’hébétude de la certitude, l’enthousiasme, la gloire, l’enivrement de l’acceptation, composent un arc-en-ciel sentimental sur lequel se portent et se complaisent les yeux. Nous ne nous serions pas dérobés à cette marche de l’amour si l’amour de Worms pour Claire avait été un aboutissement au lieu d’un point de départ. Nous pensons que l’action se montre impérieuse, particulièrement au commencement d’un long récit, et qu’une étude psychologique trop concentrée aurait créé un climat néfaste à l’élan d’un début, de roman. Worms devint amoureux de Claire, nous devons accepter ce fait, que nous avons révélé au lieu de le faire pressentir, admettre cet amour qui a été expliqué et non suivi.

Ferdinand se replia sur soi-même et résolut de s’habituer à son amour. L’habitude étant le chemin de l’oubli.

Plus que jamais, il se donna à sa tâche. Il comptait guérir l’obsession des premiers jours de solitude par une activité débordante, mais il s’aperçut très vite que son amour était une pyramide que des préoccupations matérielles ne pouvaient recouvrir. Et puis, il découvrit avec stupeur que les sentiments fondamentaux du cœur s’entremêlent dans la vie quotidienne, et qu’il suffit d’être possédé par l’un pour le suivre au long des jours, comme on suit un chemin à l’horizon. Ses malades lui offraient des sujets de méditation. Il découvrait leurs souffrances dans leurs maux et demeurait confondu. Il donnait à ces souffrances — perceptibles pour lui — un sens profond et méditait longuement.

« Comment pouvais-je me prétendre psychiatre, songeait-il, puisque je n’éprouvais rien. Certes, je comprenais, mais la compréhension relève de l’intelligence, de cette pauvre intelligence si mal définie qui semble la route d’un tout à l’homme supérieur mais qui se dérobe ou ne tient pas devant une simple contrariété. »

Un dimanche soir, tandis qu’il travaillait dans son cabinet, il fut appelé auprès d’un couple de vieillards auquel il allait prescrire chaque automne quelque sirop de pin. Ces bonnes gens abritaient leur grand âge dans la verdure d’une petite propriété voisine de la ville. Worms se précipita au volant de son invraisemblable petite auto car il répugnait à faire attendre les personnes âgées pour lesquelles le mal est plus impatient. Il conduisait à vive allure et imaginait le cas devant lequel il allait se trouver. C’était la vieille épouse qui lui avait fait téléphoner pour lui demander de venir promptement. Son mari était un solide vieillard et Worms pensait le voir terrassé par une affection cardiaque. Aussi fut-il justement étonné d’être reçu par le bonhomme.

— Eh bien, que se passe-t-il ? s’inquiéta le médecin, je croyais vous découvrir sous un édredon et voici que vous m’ouvrez la porte !

— Ah ! docteur, lamenta le vieux, il m’arrive une chose terrible.

Derrière lui, sa femme approuvait tristement l’exclamation de son conjoint et secouait la tête d’un air navré.

— De quoi s’agit-il ? demanda le médecin dont la curiosité professionnelle était mise à vif par ce mystère.

— Voilà, balbutia le vieillard, je… ah, docteur, c’est terrible, je vous le dis… je vais mourir, je ne peux plus faire l’amour.

Ferdinand Worms fut médusé.

— Ah ça, éclata-t-il, vous vous moquez de moi ? Comment ! en plein hiver, la nuit, vous me faites parcourir plusieurs kilomètres pour m’apprendre une chose aussi naturelle. Mais, mon brave, ajouta-t-il cruel, à votre âge, c’est plutôt si vous pouviez faire l’amour qu’il faudrait me prévenir.

Et il partit d’un bref éclat de rire.

Le vieux prit un air effrayé.

— Mais, dit-il, je n’ai que soixante-quinze ans.

— Bien sûr, fit Worms, touché par tant de candeur, mais tout de même… Ah sacré papa Budin, ainsi vous aviez des retintons par-ci par-là ?

Le papa Budin fixa sur le médecin un regard où se devinait une totale incompréhension, puis il regarda sa femme et répéta avec obstination : « des retintons, par-ci, par-là, des retintons ! »

Il rajusta son souffle :

— Mais, docteur, s’écria-t-il, mais, docteur, tous les jours, oui, je le jure, tous les jours depuis l’âge de dix-huit ans demandez à ma femme. Ah bien sûr, pas rien qu’avec elle, mais tous les jours !

« Oui, oui, faisait la vieille de la tête, en esquissant un petit sourire de sa bouche rongée. Elle éprouvait une humble fierté des prouesses de son homme sans songer à se formaliser de ses escapades au sujet desquelles il requérait son témoignage. »

— Vous me stupéfiez, dit Worms, sincèrement, je n’ai jamais eu vent d’une pareille verdeur. Fichtre ! quel entraînement !

— Et voilà que je me sens incapable aujourd’hui, larmoya le bonhomme.

— Ah bast ! ne vous inquiétez donc pas. Votre corps obéissait à une routine sexuelle, il y avait accoutumance de l’organisme. Les premiers froids sont la conséquence de votre faiblesse, dit en riant Ferdinand, n’en soyez pas surpris ; madame Budin pour une fois vous pardonnera votre carence.

Il parla un moment de la sorte, à la fois enjoué et sermonneur. Les deux vieux dodelinaient de la tête et se sentaient gagnés par la gaîté du docteur.

— Bien sûr, émit la femme, qui généreusement s’associait à l’infortune de son mari, on se fait vieux, docteur, il faut en convenir.

D’après Worms, le vieux père Budin avait bien plus besoin d’un petit discours remoralisateur que d’aphrodisiaques. Il le consola habilement et, avec beaucoup de délicatesse, lui fit sentir combien Cupidon s’était montré magnanime envers lui. Il excita l’orgueil du vieillard et y parvint facilement. Il laissa les deux époux complètement rassérénés.

* * *

Il ne se pressa pas de rentrer chez lui malgré le froid cuisant. Du reste, plongé dans des réflexions sans fond, il était insensible à la température. Un peu de neige couvrait par plaques les toitures et la cime des arbres, la route était inerte et des corbeaux aux contours imprécis nageaient en croassant dans une brume fluide.

Ferdinand pensait à la vitalité de ce vieillard. Il ne savait s’il éprouvait de l’admiration ou plutôt une répulsion inavouée devant cette bestialité de forniqueur, peut-être les deux à la fois. Ce qu’il admirait, c’était cette défaite de la vieillesse devant le sexe, mais il ne pouvait contenir un frisson de répulsion à l’évocation de ces amours séniles. Le médecin ne connaissait pas les embrasements des désirs impérieux, sa chair était calme, raisonnable. Peut-être parce qu’il n’était pas un imaginatif et ne pouvait oublier sa profession en temps utile. Les images pornographiques ne lui fouettaient pas le sang, pourtant combien en avait-il aperçues dans les tiroirs des tables de nuit, chez de vieux intellectuels, chez des filles, voire dans des foyers apparemment sains et vigoureux où il s’étonnait de ce répugnant secours réclamé par les sens à la lubricité.

Blanche n’était certes pas femme à cultiver ses sens. Elle montrait en amour la froideur de l’inertie, tempérée parfois d’ardeurs stupides et maladroites suivies par une gêne intense. Blanche était honteuse de ses élans, en femme vertueuse marquée par une compréhension étroite de la religion ; et Ferdinand, par enchaînement, était honteux de la gêne de sa femme qui le ravalait au rang d’un suborneur polisson.

Son intelligence refusait de croire à l’amour physique. Le désir n’était pour lui qu’un banal appétit des sens aussi agréable à assouvir que la faim ou le sommeil mais dont l’apaisement engendrait une tristesse de la chair. Rien de cérébral ne participait à ses étreintes et comme l’amour ne le harcelait pas, il était devenu chaste par manque d’ardeur.

L’incident des deux vieillards le déconcertait. Certes, il l’avait dit, tous deux obéissaient à une routine sexuelle, cependant cette persévérance glorifiait l’amour et, pour la première fois peut-être, Ferdinand Worms devinait que l’acte comporte du sentiment ; il commençait à voir dans un amoureux une divinité en puissance.

Il pensa à Claire ouvertement car, sans trêve, l’image de la jeune fille sommeillait dans sa mémoire et il fut honteux de mêler à des pensées impures celle qu’il s’appliquait à spiritualiser. Furtivement, il évalua le corps de la fille Rogissard. Il se souvint de sa bouche humide, de son regard brillant, de ses formes à peine esquissées, mystérieuses infiniment. Il n’aurait pas cru porter en lui de tels souvenirs. Y avait-il donc quelque part dans son être, échappant à son contrôle, un coin secret où croupissaient des pensées douteuses et des désirs repoussés ?

Oui ! le corps de Claire ondulait devant ses yeux, dans les vitres embuées du pare-brise comme une vision née du froid. Pour échapper au danger de ces évocations charnelles, Ferdinand essaya de se distraire avec le froid ; depuis un bon moment, il ne l’éprouvait plus. Le froid ! une scène de son enfance concrétisait le mot ! Un hiver, il avait placé des pièges à moineaux dans la cour de la caserne, après avoir balayé la neige ; un oiseau s’était laissé prendre. Il était raide et dur et pesant ; le fil de cuivre du piège collait aux doigts. Le petit Ferdinand avait reçu comme un choc l’odieuse impression causée par cette bête morte, absolument morte, puisque la dépouille ne connaissait pas cette sorte de vie de la décomposition, et par ce métal brûlant et poisseux de froid. De froid ! De froid ! Si le froid saisissait le corps de Claire, quelle statue austère cela donnerait ! Worms voyait des seins de vierge antiques, brutaux et secrets, un ventre plat, parcouru d’un frisson immobile, un pubis délicat, et des jambes révoltées contre la pesanteur. Un lent désir naissait en Ferdinand, un désir impérieux et dru pareil à la croissance d’une racine qui crissait dans sa chair comme une lame dans un fruit vert. Worms se concentra sur la conduite de son automobile. Non ! il ne voulait pas subir une emprise aussi totale, il refusait de se soumettre aux complaisances d’une imagination qu’il avait crue aride. Il acceptait d’aimer Claire un peu parce qu’il ne croyait pas en Dieu et parce qu’il y avait en lui de la place pour un Dieu. Mais il s’insurgeait contre une possession totale. Il avait besoin de sa maîtrise, de sa lucidité, de son calme, de l’apathie de ses sens pour être vraiment soi-même, pour subsister et se poursuivre.

— Sacristi, murmura-t-il, voilà bien des souffrances en perspective.

Car il avait un principe de vie avec lequel il voulait être loyal coûte que coûte.

Mais les principes sont des accidents survenus aux volontés. Le médecin fut bientôt convaincu qu’il désirait Claire, malgré sa raison.

— Comment ! s’exclama Worms en arrivant chez lui, tu n’es pas encore couchée, Blanche, dans ton état…

Il disait cela moins par sollicitude que par irritation contre sa femme dont, ce soir, la vue lui était insupportable.

Dieu ! qu’il la trouvait laide avec ses traits tirés qui mettaient une morne fixité dans son regard et sa taille ample, informe, ballonnée par un ventre pointu, pas symbolique du tout.

— Je t’attendais, mon ami, dit Blanche paisiblement. Je n’ai plus que toi depuis que tes parents ont emmené François.

Bien entendu elle se mit à pleurer. Ces larmes de mère, loin d’émouvoir Ferdinand, l’agacèrent ; il osa comparer sa femme à une vache désolée. Oui il devait se montrer franc sur ce chapitre, Blanche était bovine et infiniment ridicule, elle ne savait pas pleurer, elle ne savait rien faire, rien dire, rien penser qui ne soit elle, lamentablement elle.

Worms eut un frémissement devant la catastrophe qu’elle représentait. Toute sa vie, il serait flanqué de cette présence flasque, qui lui donnerait des enfants, recevrait ses relations, l’attendrait pour se mettre au lit, et pleurerait maladroitement.

Toute la vie, toute la vie…

Ah ! combien les bagnards avaient de chance que leurs fers soient en fer !

Le vieux père Budin mourut le lendemain d’une crise d’urémie aiguë.

CHAPITRE VI

Le temps est venu pour le lecteur de faire plus ample connaissance avec Ange Soleil, lequel n’a rôdé dans les pages précédentes qu’à titre de silhouette. Ce bohème embourgeoisé n’excitait guère la curiosité, bien qu’il se vêtit de velours à grosses côtes et adorna son visage de favoris pesants. Ni l’aisance ni l’excentricité ne pouvaient le sauver du commun. Il émanait de la médiocrité comme d’un arbre qu’aucune greffe ne pouvait améliorer. C’était irrémédiablement un individu malgré ses efforts pour se créer un personnage. Son visage exprimait seulement l’orgueil de ce qu’il désirait paraître. Tous les artifices suggérés par une étroite imagination se lisaient sur ce masque anguleux, à peau blanche et opaque. On découvrait au fond de son regard une cohorte de pensées nonchalantes, contournant tous ces tremplins intellectuels qui se nomment orgueil, volonté, ténacité, courage. Soleil était indolent et prétentieux. Il se savait incapable d’agir et attribuait sa paresse à son talent car l’intelligence ne lui faisait pas complètement défaut. C’est un précieux réconfort que de pouvoir donner des interprétations flatteuses à ses travers. Nous employons à dessein le mot « travers » parce que les défauts de Ange ne se haussaient pas jusqu’au vice. Il faut une certaine envergure pour supporter le vice ; le musicien appartenait à ces jouisseurs timorés, qui n’assimilent que les facilités de l’existence sans toutefois se donner la peine de les rechercher. Il s’admirait beaucoup. Peut-être possédait-il quelque talent — il composait parfois assez facilement — mais son œuvre n’était pas un affluent du grand art et ne prenait pas sa source sous le roc du génie car, si elle était assez réfléchie, elle n’était jamais éprouvée. Sa musique manquait d’inspiration comme l’eau des remous manque de courant. Elle tournait en rond, mais cette circonférence se décrivait autour d’aucun pivot sensible. Il s’agissait d’une circonférence accidentelle, sans nulle autre combinaison que sa forme : circonférence d’un serpent qui mord sa queue. La musique d’Ange se mordait la queue ; elle n’emprisonnait pas l’ombre d’un sentiment violent. Elle était laborieuse et vide.

Avant de connaître Claire, le musicien ignorait une bonne partie des conforts terrestres. Il avait poussé tout seul entre deux pavés parisiens, sous le regard horizontal et trop haut d’un vieil oncle, ancien instituteur, qui lui avait enseigné la musique par déformation professionnelle, tant il est vrai qu’une activité ne peut s’arrêter brusquement et court toujours sur son aire. Ange Soleil essaya très tôt de nombreux métiers dont aucun ne le satisfit. Il n’aimait pas le travail qui lui semblait désolemment inutile par son éternel recommencement. Il pensa alors à utiliser sa connaissance de la musique. Artiste ! Quel beau parti à tirer de sa paresse ! Les artistes, talentueux ou non, ne sont-ils pas les inutiles tolérés de la société ? Soleil joua donc les bohèmes désinvoltes et finit par croire en lui, au lieu de brûler pour son art. Il était sans relâche plein de sa suffisance et de sa satisfaction indulgente. Claire lui apparaissant à une période pénible de sa destinée le conquit aisément, car elle lui permettait de se consacrer totalement à soi-même. Notre musicien vécut dans un univers enchanté, garni de repas copieux, de spectacles varies, d’amour à volonté et surtout de sommeil et de farniente. Il aima Claire distraitement un peu comme on aime la main qui se tend vers vous, préoccupé surtout par ce qu’elle contient. Il se rendit compte de l’intelligence de sa maîtresse, de sa fermeté, de son esprit réfléchi, et fut fort aise de lui voir exercer ses facultés sur tout, hormis lui. Elle était une femme d’action à l’ombre de laquelle l’être élu pouvait vivre en toute quiétude. Elle possédait au plus haut degré l’art délicat de donner sans avoir l’air de se dépouiller ou d’accomplir une largesse. Et puis, elle était ardente et passionnée comme Esméralda, ce qui importait pour Ange, les paresseux étant des sensuels recherchés. On mesure alors la déception du musicien lors du départ de sa maîtresse. Les premiers jours, il dépensa frénétiquement l’argent que Claire lui avait laissé ; il éprouvait une agréable sensation de vacance, car la jeune fille insistait pour qu’il travaillât sa musique. Elle le forçait gentiment, mais fermement : « Tu dois arriver, lui glissait-elle, tu connaîtras la gloire. » Cette tyrannie incommodait Ange dont les aptitudes fondaient à mesure qu’il engraissait. Il se voulait artiste, mais son art le laissait en repos. Il ignorait les doutes cruels et lancinants, les nuits d’insomnie hallucinantes au cours desquelles l’esprit bivouaque devant un trou d’inspiration. Il ne connaissait pas non plus l’appel impérieux de la portée vide et la soif du recommencement ; sa musique ne le tourmentait pas, il la portait sans peine, sans cet effarement que donne la certitude d’une vie intérieure, indépendante et égoïste. Il ne partait jamais à la conquête de ses sensations, il n’écoutait jamais la voix de son être, les mille bouches de l’inspiration clapaient à vide dans son cœur. Il ne composait pas sa musique. Pour la créer, il n’avait pas à rassembler des éléments disparates, épars autour de lui et à les coordonner avec son rythme d’existence, mais il élaborait froidement suivant un procédé. Il partait d’un air connu, le fredonnait, s’y installait et le poursuivait. C’était facile puisqu’il empruntait un mouvement et prenait son élan grâce au tremplin d’autrui. Malgré tout, il avait de l’artiste le goût de l’indépendance et, si la composition lui coûtait peu, il était entravé par l’obligation de produire. Il profita de l’absence de Claire pour renouer d’anciennes relations dans un café du boulevard de Clichy. Il s’agissait de musiciens rencontrés au hasard d’engagements aux environs de la place Blanche. Ces gens, des Italiens pour la plupart, vivaient davantage de leurs tricheries au jeu que de leurs instruments. La passe anglaise eut vite pris à partie le pécule de Claire car le musicien aimait le jeu. Il l’aimait pour l’émotion qu’il procure infailliblement. Peut-être existait-il dans cet être sans importance un réel tempérament d’artiste se manifestant par une soif d’émotions. Il jouait prudemment, mais avec une persévérance téméraire. Il lui était indifférent de perdre pourvu que ses adversaires demeurassent impassibles et ne lui montrassent pas leur satisfaction. L’aventure du jeu avait conquis Ange. Elle lui paraissait pathétique et devenait un territoire presque infini, bien moins limité que l’art, où sa curiosité paresseuse s’épuisait sans jamais s’assouvir. Ses compagnons découvrirent très vite ce funeste penchant et surent l’exploiter. L’argent fondait dans les poches de Soleil, cela l’ennuyait.

— Pourquoi gâcher le jeu en le compliquant d’un enjeu ? faisait-il remarquer à ses partenaires égayés.

— Alors, petit vieux, faisaient ceux-ci, tu voudrais jouer des haricots ?

— Même pas, je voudrais jouer pour jouer.

Lorsqu’il fut « ratissé », Ange commença à regarder autour de lui et à évaluer chaque chose. Les maigres mandats expédiés par Claire ne lui suffisaient pas, il vendit les quelques objets appartenant à la jeune fille, il monnaya fort calmement les meubles de leur petit appartement tant et si bien que lorsque sa maîtresse revint, elle trouva un mobilier ramené à sa plus simple utilité. On eût dit en vérité qu’un huissier était passé là. Claire ne se formalisa aucunement de cette liquidation et affirma à son amant qu’il avait fait montre d’une remarquable initiative. Au fond, elle se trouvait flattée par un dépouillement aussi total. Ange était un animal qui se nourrissait d’elle. Elle se transmutait en lui et s’exaltait puissamment à la pensée des forces qu’elle lui communiquait. Elle revenait lestée des cinq mille francs de Worms. Elle rentrait au nid, harassée et triomphante ; plus heureuse que le pélican car la joie de combler l’être aimé passe celle de se sacrifier pour lui. Seul le sacrifié connaît le poids du sacrifice, un bénéficiaire ne sait jamais que ce qu’il reçoit.

Afin de jouir le plus longtemps possible de leur fortune, les amants décidèrent de ne pas remplacer le mobilier et d’aller vivre à l’hôtel. Ils parachevèrent en riant la liquidation de l’humble intérieur, si péniblement créé par Claire, et louèrent une chambre dans un petit hôtel de la rue de Provence. Ils s’offrirent alors quelques jours de vacances, de ces vacances tumultueuses et vides que l’on prend à Paris lorsque les êtres assoupis ont des appétits frénétiques. La calme Claire aux pensées si précises s’étourdit dans Paris au bras de son amant. Ange organisait savamment les plaisirs avec cette sûreté condescendante et indulgente des nervis « sortant » leurs filles. Il avait le culte de la table et choisissait les vins. Il savait boire et faire boire de manière à s’envelopper d’une torpeur tiède, rose et mélodieuse. Il inventait alors des mots très connus et beaucoup dits qui ravissaient sa compagne. En voluptueux, il l’émouvait pour lui-même, il récoltait sur cette fille une moisson de sentiments fragiles, lesquels s’étiolaient à mesure que croulait son ivresse. Il essayait de croire qu’il aimait follement sa compagne, il l’ennoblissait, elle devenait une divinité de l’amour infiniment précaire et majestueuse dont l’aspect se modifiait comme un nuage d’orage et qui s’effaçait dans le mouvement de la réalité. Pour Ange, Claire représentait le présent. Elle pesait sur lui comme la vérité du moment. Mais il ne nourrissait aucun projet à son sujet. C’est assez dire qu’il ne l’aimait pas, car les amoureux édifient sans trêve un futur prolongeant et exaltant leur liaison. L’avenir, c’est l’espoir. Le seul espoir des amants est de survivre à leur présent.

Après les repas étourdissants, après la fournaise des spectacles, après ce long ballottement dans la foule, les jeunes gens regagnaient le Trinité Hôtel devant lequel erraient des filles anxieuses mais résignées. Un pelletier occupait le rez-de-chaussée de l’immeuble. Avant de rentrer, Claire jetait un regard sur les fourrures pêle-mêle dans la vitrine, semblables à un grouillement de bêtes foudroyées.

Ange examinait les filles avec convoitise. Il avait la curiosité de l’amour indifférent, il aimait l’étreinte dans l’acte et seulement l’étreinte. Il trouvait sa maîtresse trop cérébrale. Il ne la prenait pas, elle se donnait chaque fois. Elle se tendait vers lui comme un prisonnier se tend vers la lucarne de son cachot. Une transformation s’opérait dans toute sa personne. L’amour soufflait en bourrasque sur son visage. Ses yeux s’enfonçaient et brillaient d’un éclat brusque et sec de cassure, sa bouche pâlissait, ses joues se creusaient, un frémissement la parcourait et de cette femme chavirée par l’ivresse orgueilleuse de la soumission complète se dégageait une lumière. Un artiste moins prosaïque que le musicien eût été touché d’un tel bouleversement. Mais lui considérait ce transport comme un indice de sensualité et assouvissait ses instincts de forniqueur populacier avec la conscience qu’apportent à ces sortes de choses les garçons malingres qui dépensent leurs forces dans l’amour seulement.

Cette vie oiseuse, cette routine dans les plaisirs, ces journées creuses animées par de maigres initiatives harassèrent Ange Soleil, tandis qu’elles paraissaient à Claire l’ombre portée du Paradis. La présence constante de Claire ennuyait le musicien et le gênait. Il rougissait lorsqu’il croisait au bras de sa compagne quelques copains sur le boulevard Montmartre. Il en voulait à sa maîtresse de se pâmer à ses côtés et d’avancer dans son pas avec cette allure de conquérante extasiée. Les jours pesaient sur lui. En se couchant le soir, il pensait amèrement qu’il lui faudrait recommencer le lendemain ce va-et-vient sans but en compagnie de cette femme dont les loisirs le lésaient puisqu’ils accéléraient la dilapidation de leur pécule. Il devint taciturne et regarda méchamment sa compagne. La jeune fille finit par découvrir ce changement d’attitude et crut son amant malade. Au comble de l’anxiété, elle l’assaillit de questions.

— Je crois, avoua Soleil, je crois être victime d’une dépression motivée par mon inaction. Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui n’es pas artiste. L’art me tenaille.

Ces paroles habiles remplirent très bien leur mission. Claire, saisie de remords, voulut reprendre son travail dès le lendemain. Son admiration pour le musicien s’accrut ; décidément, il appartenait à une race élue pour laquelle les tourments de l’esprit ont été inventés.

Claire ressentit un soulagement à retourner chez le marchand de vins, d’abord parce qu’elle restituait Soleil au génie, et ensuite parce que la vieille notion plébéienne de la tâche était plus sûrement ancrée en elle que celle de l’art chez son amant.

Elle reprit le chemin de Vaugirard d’un cœur léger, prête à affronter des renoncements, à braver des difficultés. Elle avait à nouveau soif de dévouement.

Quant à Ange Soleil, il se hâta vers ses amis de la butte, lesquels firent rapidement crouler à coups de dés ce qui demeurait de la générosité de Worms.

CHAPITRE VII

Félix Blanchin, le patron de Claire Rogissard, gérait depuis de nombreuses années son entreprise de vins en gros, rue Notre-Dame-des-Champs, à proximité du cimetière Montparnasse. C’était un quinquagénaire assagi par les affaires. Il avait connu dans ses débuts de grandes difficultés et se vantait d’être arrivé à Paris en bourgeron bleu. Au début de ce livre, nous avons vu la façon rigide dont il traitait son personnel, ne tolérant aucun écart, ne pardonnant aucune faute ; il conduisait son commerce comme un attelage et tous ses employés traînaient leur charge, gaillardement, sans faiblir, en gens garantis contre les faiblesses par une permanente menace de renvoi. À vrai dire, Félix Blanchin n’était pas un tyran — on ne tourmente pas une montre — , il laissait ses gens fonctionner en paix ; chacun était un rouage dans le mouvement de la maison, il ne réclamait de ces rouages que la vérité de leur fonction.

Cet homme implacable remarqua Claire parce qu’elle travaillait consciencieusement, sans dépression, ni fièvre ambitieuse.

— Voilà, ma foi, une secrétaire modèle, se réjouit-il.

Il l’attacha à son service personnel afin de l’éprouver. La jeune fille triompha des menus pièges qui lui furent tendus. Félix Blanchin avait un frère dans les ordres et faisait appel à lui lorsqu’il voulait sonder une nature imperméable. Il entretint ce dernier de son employée.

— C’est une fille capable, expliqua-t-il, je voudrais me l’annexer, en faire l’amazone de mon affaire. Elle a de l’envergure et de la modestie, je la crois intelligente et désintéressée, j’aimerais être secondé par cette femme. Les hommes sont pour la plupart incapables ou passifs. Les rares hommes d’action sont bouillants ou cupides. Il me faut le concours de cette fille.

— Est-elle jolie ? demanda l’abbé.

— Non, affirma Blanchin qui n’aimait pas les blondes.

— Est-elle exigeante ?

— Je l’ai fait « augmenter » mais elle n’a pas paru s’en apercevoir.

— Est-elle amoureuse ?

— Je ne l’ai jamais vue en retard.

— Es-tu certain de sa probité ?

— J’ai mis à plusieurs reprises de l’argent en excédent dans sa caisse, elle me l’a toujours signalé.

Le prêtre se gratta la tonsure.

— Est-elle… bigotte ? questionna-t-il doucement.

— Ah ça… ça. Non, je ne pense pas, elle ne porte ni croix, ni médaille, elle n’a pas les lèvres pincées, elle ne dit du mal de personne, elle ne rabroue pas les cavistes chahuteurs.

— C’est une fille très bien, murmura l’abbé, il me semble en effet…

Encouragé par cette approbation ecclésiastique, Félix Blanchin avait suivi de bonne grâce les conseils que lui chuchotait son intuition. Il explora les capacités de Claire et la chargea peu à peu en travail, mais il opéra par dosages savants ; ainsi procède-t-on pour éprouver la puissance d’une machine neuve. Le marchand de vins était un homme positif. À un représentant qui lui proposait une pompe dernier cri, devant fonctionner dix ans sans se détériorer, il avait objecté cet argument :

— Comment pouvez-vous me garantir la durée d’une nouveauté ?

À aucun moment, il ne laissa percevoir à Claire l’importance qu’elle prenait. Il demeura impassible, compta ses compliments, mesura sa satisfaction. La jeune fille absorbait la besogne comme une bête complaisante accepte des fardeaux. Elle aimait le travail. Très rares sont les travailleurs qui savent œuvrer non en vue d’un résultat mais par besoin d’édifier. Il lui plaisait d’être l’intermédiaire entre un ordre et son exécution.

La maladie du père Rogissard, en éloignant Claire de son emploi, permit au marchand de vins de se rendre compte du rôle que la jeune fille jouait dans la marche de la maison. Privé de son employée, il ploya sous le poids inattendu de charges transmises et oubliées. Aussi compta-t-il les jours. Il se fit tirer l’oreille lorsque Claire implora une avance. Ce besoin d’argent le ravit. « Elle reviendra bientôt, pensa-t-il, quand les chevaux n’ont pas d’avoine, ils rongent leur longe. »

Claire revint en effet. Elle arriva un matin à l’heure habituelle, le visage tiré, le regard creux, la lèvre éteinte ; maussade et rêveuse, encore étourdie des journées frénétiques passées en compagnie de Ange, complètement déconcertée par le silence et la lenteur du calme devoir quotidien.

— Elle a dû beaucoup souffrir, s’apitoya Blanchin.

Il ne pouvait deviner qu’au contraire la fille Rogissard sortait d’un bain de bonheur tant chez cette curieuse amante, l’amour engendrait une tristesse sereine, le vague désespoir d’un moment englouti, la terreur superstitieuse du temps qui passe sur la joie et du monde qui continue. Elle se remit au travail et oublia d’approfondir sa peine.

Notre vie nous est plus vaste que l’histoire du monde. Elle se gradue également en ères et en époques, notre drame est celui des collectivités, et nous traversons des âges comportant chacun ses aventures. Comme le monde toujours, en imaginant un probable, nous marchons vers l’incertain et tombons sur un nouveau qui ne nous satisfait pas. Nous ne savons qu’attendre autre chose et que rêver d’ailleurs, mais nous avançons dans l’ombre de la réalité, de cette réalité devant laquelle reculent nos horizons.

Claire accéda progressivement à une nouvelle époque de sa vie. Elle devina cette métamorphose de ses pensées et ne s’en effraya pas. Son existence changeait, et c’était par un mouvement intérieur. Ce mouvement émanait d’elle-même. Il habitait dans son être comme une souffrance, et, comme une souffrance, la transformait. Le spectacle familier demeurait constant mais cessait d’être familier. Elle voyait différemment et ne retrouvait plus ses sensations habituelles. Elle se sentait désemparée. Le don de Worms lui avait ôté le sens de l’argent. Cette grosse somme faussait le prix de son travail. Ses efforts lui paraissaient maintenant dérisoires, au point qu’elle éprouvait l’impression de perdre son temps en travaillant. Son goût pour la tâche bien faite faiblissait car il prenait l’aspect déroutant d’un plaisir exclusif.

Sans que rien n’ait apparemment changé autour d’elle, sans que ses habitudes soient atteintes, sa puissance, c’est-à-dire le naturel, l’hermétisme de son ordre de vie, tressaillait et ce séisme moral annonçait la formation d’une vision nouvelle, de conceptions nouvelles, peut-être même d’une morale nouvelle. Claire était en marche pour une transformation. Sans que rien ne meure tout à fait en elle, quelque chose allait naître, qui serait la suite de son propre personnage.

Nous nous continuons, pareils aux arbres dont il faut couper les branches pour leur permettre de croître et de se vivifier.

Claire apercevait brusquement l’aridité du gain. Jusqu’à présent, elle avait travaillé pour sa propre satisfaction et pour celle de ses employeurs en déposant le bénéfice de cet acte aux pieds de son amant. Maintenant sa besogne l’encombrait comme un sacrifice inutile. Que représentait son salaire mensuel de trois cents francs en regard des cinq mille francs extorqués à Worms avec une si belle impudeur ? Elle regrettait d’être séparée de Soleil par l’appât d’un aussi piètre gain. Cette fille économe perdit le sens de l’argent. Pour l’ancienne Claire, chaque pièce de monnaie annonçait une liste de denrées et de plaisirs menus. C’était la possibilité d’une satisfaction laborieusement acquise et dont elle s’autorisait à jouir chichement de temps à autre. La nouvelle Claire ne distinguait plus dans les monnaies qu’un métal magique chargé d’enchaîner son amour.

Ange consommait de l’argent. Il l’empochait sans remords et sans curiosité sur sa provenance. La petite fortune rapportée par Claire le fit sourire mais il ne posa aucune question.

— Mazette ! remarqua-t-il simplement, sans la moindre arrière-pensée, on rétribue grassement les infirmières dans ton bled.

Claire détourna la tête pour rougir à son aise.

Elle pensait à la générosité de Worms que son amour discret, ravalé, étouffé comme une grossesse honteuse devait ronger ; mais toute à son bonheur égoïste, elle ne parvenait pas à se hausser jusqu’à la douleur d’autrui. La pensée qu’elle en était la source ne la gênait pas. Dans son esprit atrophié par un éblouissant amour, Worms demeurait l’être à demi légendaire, le bonhomme vaguement loufoque, le Boubouroche ridiculement amoureux et exagérément généreux.

Félix Blanchin découvrit avec inquiétude le changement survenu dans l’attitude de sa collaboratrice. Elle travaillait toujours avec une conscience digne d’éloges mais sans ardeur, accablée par une langueur inquiétante. Il se perdit en suppositions, la crut tour à tour amoureuse, malade ou lasse, essaya de la confesser, ne réussit qu’à l’effaroucher et revint sur ses positions d’observateur.

Claire faillissait lentement à sa règle de conduite. Son détachement du travail était perceptible d’en dessous, c’est-à-dire que si son patron pressentait seulement un bouleversement, ses collègues le voyaient nettement. Car leurs rapports avec la jeune fille changeaient. Elle ne retrouvait pas cet entrain gentil et souriant qui plaisait tant aux employés sur lesquels s’exerçait son autorité. Elle ne savait plus la joie paisible d’expliquer au lieu d’ordonner ; aucune solidarité n’adoucissait les sanctions qu’elle appliquait au nom de Blanchin. Cette solidarité qu’elle devait à l’humilité de son enfance populaire, elle ne l’éprouvait plus. Pour conserver intact son passé, il faut souffrir, Claire s’ensevelissait dans un bonheur de bête, elle ne rencontrait plus que des difficultés, des inquiétudes, de petits tourments dont elle se repaissait.

* * *

Ange Soleil dépensait chaque jour une somme rondelette puisée le matin dans le pot à tabac de palissandre où Claire serrait ses valeurs. Il jouait énormément en compagnie de ses amis et aussi avec des partenaires de rencontre qui le plumaient avec tout autant d’entrain. Mais le jeu ne remplissait pas ses journées car il l’épuisait. Pour se débarrasser de l’état de fébrilité dans lequel le plongeait la frénésie du cornet à dés, Soleil se distrayait avec les filles du boulevard de Clichy. Il dansait fort bien et ses attitudes langoureuses de bohème embourgeoisé connaissaient un succès pétri de considération auprès de ces femmes naïves, cocardières et gogodes dont la seule force réside dans la conscience professionnelle et pour lesquelles chaque client représente une somme d’argent en équilibre sur un désir. Elles appartiennent au vice comme un soldat appartient à son régiment et le servent par devoir, par habitude et parfois par plaisir, car il est un au-delà où il fait bon vivre et d’où l’on regarde venir à soi, par la porte feutrée, la véritable vie, la vie aride et tourmentée, qui se présente gauchement, le col relevé et l’épiderme à vif.

Les filles accueillent volontiers qui les méprise. Or Soleil ne méprisait pas précisément les prostituées mais toutes les femmes sur lesquelles il s’était une bonne fois démontré sa supériorité. Il aimait boire des fines à l’eau au milieu des groupes pérorant, s’introduire dans les conversations de ces dames qui, tout en attendant leurs « Jules », discutaient de « coucher » et de « comptée ». Il se frottait voluptueusement à ce milieu facile mais malgré tout empreint d’un louche mystère. C’était un de ces gamins qui précèdent à reculons les fanfares militaires : il regardait, écoutait, s’extasiait. Il était hanté par le désir d’appartenir à cette faune mais sentait son inconsistance et la légèreté de sa paresse qui lui ôtaient jusqu’à la possibilité de s’« affranchir ». Car il souffrait moins d’une paresse d’action que d’une paresse d’élaboration. En pourceau aveugle et goulu, il tétait la vie à la première mamelle venu. Claire avait dissipé le léger mécanisme qui pouvait donner à ce fainéant le courage de travailler : la nécessité. Sans besoins, Ange était sans force. Il suivait qui le tolérait, se faisant humble et servile pour payer de sa présence. Il se savait inexistant et témoignait de la reconnaissance à ces tricheurs, à ces filles, à cette pègre bon enfant au sein de laquelle il se couchait comme sur un lit paisible. Parfois, lorsqu’une des prostituées en compagnie de qui il venait de trinquer sortait du café, il la suivait d’une allure dégagée et la hélait.

— Dis donc, Léla, disait-il avec un petit sourire de peur, je me sens d’attaque et j’ai des idées marrantes, montons…

Invariablement l’interpellée acceptait, et la femme — que ce fût Léla la rousse, la grande Marche, Charlotte ou Pépé — savait prendre une attitude intermédiaire entre l’amitié et le travail.

Soleil retrouvait alors ces fades accouplements dans des chambres honteuses. Il accomplissait des gestes éternels et les étreintes qu’il connaissait étaient plus désespérantes que des étreintes matrimoniales.

Le soir, il rejoignait Claire au Trinité Hôtel. Il arrivait en retard et déjà la jeune fille se « donnait un coup de fer » devant une méchante glace. Ils allaient dîner dans un restaurant de la rive gauche où l’on mangeait d’excellentes andouillettes et du riz à l’espagnol. Ni l’un ni l’autre ne parlait de sa journée. Claire ne pensait plus qu’à sa joie ; Ange s’appesantissait sur une veulerie oppressante.

C’était le repas lentement absorbé sous le regard du patron chauve à tablier de cuir, le digestif dégusté dans un grand café du boulevard Saint Germain, le retour en métro, le morne piétinement de bête dans les couloirs souterrains…

Le lit où, enfin, ils s’abattaient, tristes de leur joie, tristes de leur tristesse.

CHAPITRE VIII

Vers le milieu de février le ménage manqua d’argent. En plongeant la main dans le pot à tabac, un matin, Ange ne ramena qu’un peu de poussière au bout de ses doigts paresseux. De saisissement, il s’assit sur le bord du lit et se prit la tête à deux mains. L’argent lui avait permis de se créer des besoins, l’indigence le terrifia. Il se trouva tout à coup privé de forces, la tête bourdonnante, en proie à une vague terreur. Qu’allait-il faire, comment alimenterait-il ses plaisirs maintenant qu’il ne pouvait plus compter que sur le salaire de Claire dont les deux tiers allaient à leur entretien ? Brusquement il eut peur, peur à défaillir du lendemain béant, peur de ses passions rapidement écloses sous le châssis de l’argent, peur aussi de Claire qui ignorait à peu près tout de ses faits et gestes. L’amer regret de ces heures chèrement payées et auxquelles il n’avait prêté nulle attention ravagea son insouciance. Ah ! le désir du recommencement ! Bien que son passé fût aussi éphémère qu’un mot écrit sur une buée de vitre, il l’incommoda. Toutes ces années vécues lui laissaient une nausée de lendemain de noce. Des larmes brouillèrent sa vue. Elles venaient de très loin, comme d’un pays manqué. Ange Soleil arpenta la chambre triste, aux papiers sales, aux meubles ébréchés ; c’était donc là le décor de sa vie ? c’était dans ce local anonyme et lugubre qu’il se laissait aimer et tentait de se découvrir ! Il y avait des punaises dans son amour, et son destin mal éclairé comme la chambre, comme elle, semblait tapissé du même papier souillé.

Tout cet argent perdu lui fit mal. Il ne se sentait pas capable de dominer ses regrets. S’il avait gagné les cinq mille francs, il aurait eu l’espoir de s’en procurer à nouveau, mais comme il s’agissait somme toute d’une gracieuseté du sort, en les gaspillant, Soleil avait éteint d’un souffle trop puissant la faible flamme de la chance qui demande à être attisée délicatement.

Il hésita à sortir ; maintenant la ville lui paraissait pleine de maléfices.

Ange arpenta la chambre, fouillant ses poches rageusement ; le moindre billet de cent francs lui eût semblé un capital inouï à l’aide duquel il se serait senti capable d’édifier une fortune. Oui, cent francs maintenant lui suffiraient à recommencer. Il irait les jouer, certes, mais il les jouerait pour gagner, non en amoureux du hasard, et le hasard obéit à ceux qui le commandent.

À grand peine il totalisa dix-huit francs. De quoi manger ce jour. Claire devait également détenir une vingtaine de francs. En se modérant, ils attendraient le quinze du mois, alors la jeune fille pourrait demander un acompte. Le musicien reprit espoir. Il allait blottir sa faiblesse contre le sein de Claire, car il rejoignait l’état de débilité totale dans lequel elle l’avait trouvé. Sa seule inspiration du moment était de retrouver sa maîtresse afin de lui révéler ses excès et le dénuement où il les avait conduits. Elle le consolerait, mieux, lui pardonnerait, c’était surtout d’une absolution que Soleil avait besoin !

Il se rendit à pied rue Notre-Dame-des-Champs et parvint devant la maison Blanchin précisément à l’instant où Claire en sortait. La fille Rogissard réprima un élan joyeux. Pour la première fois Soleil avait une délicate attention qu’elle interprétait comme une crise d’amour particulièrement impérieuse. Elle vint se pendre à son bras, toute chavirée par une joie délicieusement improvisée.

— Tu es un Ange, lui chuchota-t-elle, Dieu que ton parrain a eu raison.

Ils firent quelques pas en silence. Soleil trouvait intempestif le plaisir de Claire, en tout cas peu apte à provoquer sa confession. Sa figure triste et son mutisme surprirent la jeune fille, elle l’assaillit de questions mais il attendit que l’inquiétude intervint dans la curiosité de sa compagne avant de lâcher le pénible aveu de sa prodigalité. Il creva l’abcès tout à coup, comme on fouaille une douleur pour la vaincre, et le vida jusqu’au germe. Il avoua tout : sa découverte du jeu, l’ardent plaisir qu’il y prenait, son infortune, la frénésie de sa passion et le honteux bien-être procuré par sa promiscuité avec des gens interlopes. À mesure qu’il se dévoilait, sa laideur lui apparaissait et l’excitait. Il trouvait du plaisir à se souiller, à se noircir, à forcer le vilain tableau dans lequel il se blottissait. Des larmes de rage rendirent sa confusion pathétique. Claire était bien un peu ennuyée d’apprendre le délabrement de leur bourse mais un tel mea culpa, l’aspect d’un pareil abandon la faisait frémir d’allégresse. Elle ne voyait dans la faute de son amant que le triomphe de son repentir et elle en concevait une félicité infinie.

— Console-toi, va, lui dit-elle, plaie d’argent n’est pas mortelle, et puis ne suis-je pas là ?

Tant d’abnégation et de confiance ébranlèrent le cynisme par nonchalance du musicien. Il aima sa maîtresse à cause de l’amour qu’il lui inspirait. Rien n’était perdu puisqu’il pouvait à ce point subjuguer. Oui, elle saurait dénouer l’écheveau.

Ange sourit de soulagement, il se laissait recueillir une seconde fois, mais maintenant il se tiendrait coi dans la quiétude que Claire sécrétait. Il venait de rencontrer avec effroi le fantôme d’une misère oubliée. Dorénavant, il saurait vivre au ralenti, à l’ombre de menus plaisirs. Jamais pénitent ne fut animé d’une bonne volonté plus sincère. Là, dans la rue, il aurait été capable de composer un hymne d’allégresse, à la fois triste et trépidant ; il le sentait enfin, ses sentiments partaient en sonorités : un fracas de cuivre marquerait l’explosion de sa joie à laquelle succéderait le brusque silence de l’étourdissement, du vide cérébral ; puis s’élèverait un solo de flûte représentant la voix de la raison — bientôt soutenu par les lamentations des violons.

— Ma petite Claire, ma petite Claire, je tiens une idée formidable, cria l’artiste. Ah ! comme l’art est miséricordieux, il vient me tirer par la manche dans les moments pénibles.

Soleil dansait d’enthousiasme.

— Je vais m’enfermer pour des mois et composer un monument. Pa.. pa.. li.. la.. li.. la.. la, chantonna-t-il, une douleur, la souffrance, ça appuie sur la gâchette de l’inspiration, Claire, c’est merveilleux. Je sens mon œuvre. Ah ! tu vas voir.

Claire souriait, amusée et intimidée par l’explosion de cette nouvelle allégresse. Elle ne doutait pas que son amant fût à l’instant visité par le génie ; comme elle goûtait tous les proverbes, elle se dit que d’un mal pouvait naître un bien.

Soleil se montra d’humeur joyeuse pendant le repas, entrecoupant la conversation par de tonitruants tra la la lo lère.

Il réclama un la au saxophoniste famélique qui vint donner une aubade dans la salle de restaurant et déposa cinquante centimes dans sa sébile.

Un peu de neige folle chargeait le vent du boulevard. Après-demain serait le quinze…

* * *

Avec une sorte de stupeur, Ange obéit à ses résolutions. Il resta cloîtré dans leur chambre, ne sortant distraitement que pour prendre ses repas. Ce garçon inconsistant avait l’étrange faculté d’oublier très vite. Bientôt le bar Bar et ses clients s’estompèrent dans son esprit. Sa soif du jeu s’apaisa. Il découvrit une nouvelle volupté : le sommeil. Soleil s’aperçut que dormir pouvait très bien être une occupation. Et il suffisait de se consacrer à une occupation pour lui arracher des jouissances insoupçonnées. L’hiver le cernait dans son lit, il y demeurerait donc. Il s’éveillait lorsque Claire se levait et savourait à travers une somnolence molle le bien-être contenu par cette chaleur humaine, accumulée sous les draps. Lentement, il se rendormait, avec des hésitations qui lui faisaient suivre le processus de son évanouissement dans le flou. Les heures s’écoulaient très vite, ponctuées par les bruits de l’hôtel qui heurtaient son sommeil. Il se levait vers onze heures, au moment où le valet de chambre déclenchait bruyamment le zonzonnement de l’aspirateur dans la pièce voisine. Après une toilette sommaire, il allait se faire raser chez un petit coiffeur de la rue Chaussée-d’Antin. L’après-midi, il refondait la symphonie qu’il traînait dans ses fontes depuis deux ans. Sa musique l’occupait entièrement, Ange voulait produire une pièce importante qui pût être éditée et sur laquelle il bâtirait sa renommée. C’est pourquoi il y travaillait fébrilement, suivant son fameux procédé de continuité d’une œuvre, or comme il partait d’une musique qui était déjà sienne, le résultat obtenu serait forcément marqué d’un cachet ultra-personnel. Enfin ! car depuis longtemps rien n’était sorti de lui qui fût un fruit absolu de sa pensée. Sa symphonie lui paraissait digne du succès ; l’allegro venait bien et le largo comprenait un mouvement d’une amplitude dénotant un certain courage. Par exemple, le menuet lui causait de graves tourments car il ne saisissait pas sa tournure ancienne. Pour s’en tirer, il demanda beaucoup à Mozart et Boccherini. Il réussit un mouvement somnolent coupé à intervalles de brusques réveils fort artificiels. Néanmoins il s’avoua satisfait et se dit que les failles de son édifice en soulignaient la force. D’après Soleil, un chef-d’œuvre ne devait pas se montrer d’une beauté uniforme.

Claire vivait dans les transes. Elle craignait qu’une catastrophe vint interrompre l’envol de son amant. Ange avançait au succès, de portées en portées. Il devait réussir. Il se coucherait alors de toute sa surface sur sa musique qui le hisserait. La jeune fille ne pensait plus qu’à cette œuvre qu’elle regrettait de ne pouvoir apprécier. Au long du jour elle songeait à la musique de Soleil. Elle en apprenait des passages qui tournaient dans sa mémoire jusqu’à provoquer en elle une immense lassitude. Elle devenait rêveuse, dolente, abstraite et se désintéressait chaque jour davantage de la maison Blanchin.

Le marchand de vins ne s’inquiétait plus de son employée mais la surveillait activement, sourcils froncés et griffes dehors car il se promettait de faire payer à Claire la désillusion qu’elle lui infligeait. Il soulignait avec une joie malsaine ses erreurs et ses faiblesses.

— Ah ! mademoiselle Rogissard, je me demande ce qui vous est arrivé pour que vous soyez à ce point changée, larmoyait-il à tout moment.

Claire rougissait mais ne perdait pas son assurance. Les sarcasmes de son patron ne l’atteignaient plus. Elle était en route pour une autre vie.

* * *

Lorsque la symphonie fut achevée, revue, corrigée, recopiée, Ange Soleil se crut un autre homme, enfanté par le travail en même temps que son œuvre, et devant qui ses contemporains devaient s’incliner. Il ne pensait plus à sa vie passée, tous ses regards se portaient vers un avenir où s’amoncelaient des lauriers.

Il courut chez les éditeurs de musique et poussa leur porte le front haut et l’œil conquérant. Ces messieurs lui dirent de repasser. Il repassa. Chaque fois on lui remit son rouleau de musique en masquant un refus derrière des compliments passe-partout ressemblant à des condoléances. Mais ces rebuffades ne lui firent pas perdre sa belle assurance. La suprême ressource des artistes rebutés est de se croire incompris…

— C’est normal, affirmait Ange à sa maîtresse, la musique classique disparaît, si j’avais sorti un morceau de jazz, je connaîtrais la grande vogue, mais je suis pour la musique sérieuse, ma symphonie peut dormir dans un tiroir, son heure viendra car elle représente une vérité. Soleil ne savait pas que les vérités sont périssables.

Le dernier jour du mois, Claire apporta l’autre moitié de sa paie. Elle était soucieuse.

— Comment atteindrons-nous la fin du mois prochain ? exposa-t-elle.

Avec ses trente-et-un jours, Mars la terrorisait.

— Eh bien, allons seulement au quinze, proposa Ange, toujours disposé à trouver un palliatif commode, tu obtiendras certainement un autre acompte.

La jeune fille haussa les épaules. Elle savait bien que son étoile pâlissait à la maison Blanchin où ses faits et gestes s’accomplissaient dans la pleine lumière de l’attention générale. Redemander un nouvel acompte c’était s’attirer un dur sermon du marchand de vins.

Elle eut un geste las.

— Cela ne servirait à rien mon pauvre amour puisque tout serait à recommencer le mois suivant.

Soleil se rembrunit, de nouvelles restrictions ne lui souriaient pas. Il n’acceptait pas de se priver pour la conquête d’un équilibre douteux. Il ressemblait à ces héros qui n’acceptent de mourir qu’en échange d’une certitude. Le quotidien avait un goût de rance et Claire, dont le pouvoir faiblissait, lui paraissait laide et encombrante.

— Il me vient une idée, murmura la jeune fille. Écoute, ta musique est belle, si elle était éditée, elle enthousiasmerait bien des connaisseurs, pourquoi ne la ferais-tu pas imprimer toi-même ?

Le musicien fit un saut. Brave Claire. Ah ! bonne Claire amoureuse et entreprenante. Il la saisit dans ses bras et la souleva de terre. Il embrassait à pleine bouche les rires de sa maîtresse.

— Mais l’argent ? fit-il soudain, en la reposant à terre.

— Ah bast ! combien cela peut-il coûter ?

— Je ne sais pas… Attends ! Peut-être… oui au moins cent francs le mille.

Claire sourit.

— Il nous restera donc cinquante francs pour traverser le mois…

— Non, dit Ange, je vais presser l’imprimeur et je suis certain de tout vendre en huit jours.

Ils employèrent une partie de la nuit à tirer des plans. Soleil décida que sitôt que sa symphonie serait sortie des presses, il la placerait en dépôt chez tous les grands marchands de musique de Paris. Je pousserai la vente au moyen d’une claque affirma-t-il, et il expliqua à Claire que les artistes de théâtre payaient des compères pour les applaudir. Partant de ce principe, il mobiliserait ses copains de la Butte et les enverrait acheter son œuvre chez les principaux dépositaires.

— Tu vois, cette publicité est la meilleure dans sa simplicité, affirmait-il, d’un sur entendu.

Un imprimeur de Montrouge se chargea du travail moyennant cent dix francs. Soleil ne quitta presque pas l’imprimerie avant que ses mille exemplaires fussent tirés. Il était transformé par une joie d’enfant. Au fur et à mesure que sa musique tombait en pages définitives, elle lui donnait la certitude de son talent. Il imaginait son nom associé à d’autres noms célèbres de l’époque. On parlerait de lui peu à peu, sa gloire serait durable. On jouerait ses œuvres dans les grands concerts. Il deviendrait l’homme qu’il était peut-être déjà. Et dans l’étourdissement de la réussite son talent fermenterait. Car, son caractère indolent l’exigeait, il ne pouvait persévérer sans applaudissements.

Enfin le moment de la parution vint. Soleil se fit livrer la totalité du tirage au Trinité Hôtel et passa une demi-journée à se repaître de son œuvre. Il prenait un exemplaire de la symphonie, le feuilletait, fredonnait un passage bien venu, puis il le posait pour en prendre un autre qui lui semblait différent. Chaque partition avait son caractère, et surgissait dans sa vue avec la brusquerie d’une chose inconnue. Il humait ces feuillets neufs, ce papier fraîchement imprimé. Les mille brochures le représentaient différemment, il était contenu mille fois et mille fois nouveau.

Le soir, Claire partagea sa joie. Elle voulut à toute force qu’il lui dédicaçât un exemplaire et elle embrassa la signature.

— Tu te mets de l’encre sur les lèvres, prévint ce faux poète.

Dès le lendemain il partit à la conquête du public, un paquet de symphonies sous le bras. Il se présenta chez des marchands de musique de la rive gauche qu’il connaissait vaguement et leur laissa à chacun une vingtaine de partitions. Il réussit à en caser de la sorte près de quatre cents dans la même journée. Il était résolu à repasser sous huitaine afin de « relever le compteur » selon ses propres expressions. Il ne lui restait plus qu’à se tenir à l’affût, mais il voulut mettre à exécution son projet de lancement et courut chez ses amis du Bar. Il leur exposa son plan et leur remit à chacun l’argent nécessaire à l’achat de plusieurs symphonies.

— Vous saisissez, expliquait-il, la musique peut se lancer comme un produit quelconque. Si le vendeur se voit demander tel morceau, il s’y intéresse et le pousse. Il faut savoir semer pour récolter.

Soleil refusa les propositions de ses amis relatives à une partie de passe anglaise car il se trouvait « désargenté » et reprit le chemin de son hôtel.

Les musiciens se gaussèrent et de sa symphonie et de son sens des affaires. L’un d’eux proposa de grouper l’argent distribué par Ange et de le boire à la réussite de son œuvre ; cette proposition réunit tous les suffrages.

* * *

Pendant les huit jours qui suivirent, les deux amants se nourrirent de pain frais et de poissons frits qu’ils absorbaient devant quelque café crème tiède. Ils riaient de leur indigence passagère.

— Et dire, rêvait Claire en époussetant les miettes égarées dans les plis de sa jupe, et dire que tes symphonies sont peut-être toutes vendues.

— Tant mieux, souriait Soleil, il en reste encore six cents, je peux réapprovisionner mes magasins, de plus, mon imprimeur m’a promis de conserver les flans pendant quelque temps.

Il prenait un crayon et s’absorbait dans des multiplications sur le marbre de la table ce qui faisait maugréer le patron.

Le grand jour tombait un vendredi. Ange se leva en même temps que sa maîtresse et partit relever ses filets.

Il était ému mais calme. Au contraire Claire vivait des instants de folle surexcitation, tant et si bien qu’elle accumula erreurs sur erreurs à la maison Blanchin. Le marchand de vins, contrairement à ses habitudes, laissa éclater sa colère. Son ressentiment contre Claire s’étala en termes véhéments. Il l’accabla de reproches, allant jusqu’à faire des allusions à sa vie privée, dont à la vérité il ne savait rien.

— Je me demande ce qui vous occupe l’esprit, déclara Blanchin, ma parole vous devez être la victime d’un gigolo pour perdre ainsi l’habitude de votre travail.

C’était là une phrase malheureuse. Claire pouvait tolérer d’être rabrouée pour des fautes évidentes, elle aurait accepté l’injure de cette supposition si celle-ci n’avait pas été l’expression de la vérité, mais voir accoler au veston d’Ange le terme de gigolo la pétrifia de fureur.

Elle se leva raide et blême.

— Je vous défends, je vous défends, grinça-t-elle.

Le marchand de vins la traita de péronnelle.

La jeune fille riposta en qualifiant son patron de goujat et de garde-chiourme, ce qui malgré l’étendue des droits prolétaires, dépassait une élémentaire mesure. Blanchin vit son autorité en équilibre instable ; or l’autorité avant tout, il pensa à Richelieu qui fit exécuter St-Mars.

— Je vous chasse, dit-il, non sans quelque noblesse.

* * *

Pour la première fois Claire subit la cuisante humiliation d’un renvoi.

Elle rentra chez elle, hagarde et tremblante mais soulagée néanmoins par le sentiment d’accéder à une nouvelle époque.

— Je suis arrivée, je suis arrivée, murmurait-elle. À quoi ? elle était incapable de le comprendre. Ces derniers mois de travail lui faisaient l’effet d’un pénible cheminement à travers une jungle de maléfices. Son renvoi en était l’aboutissement. Elle avait évolué par rapport à un état de chose immuable. Elle venait de se dégager. Peut-être était-ce bien ainsi.

Elle admirait l’opportunité du hasard, qui la privait de ressources le jour même où Ange plongeait dans une mine prolifique. La jeune fille se calma. Bientôt ne subsista plus en elle qu’une brûlure d’amour-propre.

Elle se mit à coudre en attendant le retour de Soleil.

Il arriva sur le soir, tête basse et le regard vidé, portant sous le bras, au complet, les quatre cents symphonies déposées.

— Rien ! rien ! on s’est foutu de moi. Le monde entier me boude. Je suis un raté, trépigna-t-il. Les copains ne se sont même pas dérangés. Quelle immense trahison Claire ! Pas une symphonie de vendue. Si tu avais vu le sourire narquois des vendeurs.

Claire pressa sur sa poitrine la tête échevelée de son amant.

— Nous payons notre bonheur, dit-elle, mais tout cela n’est rien, il n’a pas de prix. Je t’aime.

Brièvement, elle lui relata ses déboires personnels.

— Il ne manquait plus que cela ! tonna le musicien, eh bien, nous sommes dans de beaux draps.

Elle eut un geste très doux ; de son bras replié, elle le fit basculer sur le lit au bord duquel il était assis.

— Tais-toi, tais-toi, chuchota-t-elle en s’allongeant à ses côtés, ne sens-tu pas à quel point nous sommes deux ?

Ange fut frappé par la grâce de l’instant.

Il se tut.

Leur nuit fut noire. Elle fut très longue comme une nuit de convalescent et douloureuse car ils ne dînèrent pas.

Ils se tenaient immobiles, dans leur lit, pareils à des gisants, éveillés et silencieux, avec le poids de Paris sur leur ventre. Une enseigne lumineuse jetait spasmodiquement dans la chambre des vagues de lumière rouge.

Pendant ces intervalles de clarté artificielle, les amants apercevaient la façade morte des « Galeries Lafayette » lardée d’échelles de secours qui ressemblait à un chantier abandonné. La rumeur des boulevards montait jusqu’à eux, les ensevelissant dans leur silence. Le va-et-vient furtif de l’hôtel se confondait avec des bruits vagues. Mon Dieu, que tout cela importait peu. Ils étaient eux deux, allongés côte à côte dans la mort de leur amour. Ils refusaient ce qui ne venait pas de l’autre. Ils se taisaient ; et leurs corps ne se touchaient pas.

Ils étaient arrivés. Toute leur vie précédente — ce long errement — aboutissait à ce lit d’hôtel. Une même fatalité ratifiait leur union. Mais Paris déchaînée pouvait aboyer sur leurs chausses, ils étaient hors d’atteinte maintenant, dans la plénitude du calme désespoir.

Ils demeurèrent ainsi, longtemps, prostrés. L’enseigne lumineuse se tut, ils l’attendirent mais elle ne revint pas. Alors sentant le sommeil venir, Claire réussit le miracle de tout guérir, de tout recommencer.

— Demain, dit-elle sourdement, il fera jour. Je t’emmènerai à Bourg. Tu verras. Dormons. Nous sommes jeunes.

CHAPITRE IX

Beaucoup de personnes au cours de cet hiver 1924-25, et parmi ces personnes, de nombreux enfants durent la vie à Ferdinand Worms. Jamais le médecin n’avait été à ce point maître de sa science et prodigue de sa personne. Son amour navré l’avait plongé dans un calme creux où rôdait la neurasthénie. Il réagissait en travaillant. Il pratiquait la charité, la vraie, celle qui ne comporte pas de sacrifices, car la charité est un réflexe et ne doit pas être pensée. Sa réputation dépassait sa fortune, il était respecté par tous, aimé par beaucoup et vénéré par quelques-uns de ses rescapés. Il est doux de déployer sa reconnaissance envers un médecin : la vie étant au fond une chose abstraite, on ne peut être certain qu’un homme vous l’ait conservée, et comme un médecin fait profession de son dévouement, c’est uniquement par complaisance vis-à-vis de soi qu’on lui porte une gratitude. Ferdinand Worms pensait ainsi et ne s’attardait pas aux démonstrations de ce genre. Il aimait les malades, les gens bien portants ne l’intéressaient pas. Pas plus que sa vie, du reste, qu’il jugeait d’une fade utilité. Il était un outil, rien qu’un outil de la médecine. Le plus passif des outils est le soldat. Worms était un soldat en guerre constante avec le mal. Un soldat n’a pas le droit d’être un homme. Worms guérissait savamment mais sans tirer orgueil de son savoir, le guerrier maniant un lance-flammes utilise des causes en vue d’un effet, il sert son arme au profit d’une volonté. Il n’a pas la fierté de son acte.

Worms n’avait pas de vie privée. Il n’existait pas un endroit où il se reposât, pas une heure à laquelle il se dérobât, pas un appel auquel il ne répondît. Son foyer était aussi public que celui d’un grand homme.

— Vous vous usez trop vite, lui disait son collègue Faber.

— Ah ! baste, je fonctionne, voilà tout.

— Alors vous fonctionnez exagérément. Pourquoi diable ne prenez-vous jamais de vacances ?

— Le mal en prend-il ?

— Ah ! ricanait le rondouillard docteur, c’est une lutte sans merci, eh bien, soyez persuadé que vous serez battu au finish. Quel type vous faites ! Vous êtes un médecin ayant pour violon d’Ingres la médecine, vous…

Mais devant le regard glacé de Ferdinand il souriait d’un air gêné et se taisait.

Worms n’attendait plus rien, il connaissait la paix de l’indifférence et pensait souvent à Claire comme un chrétien pense à sa foi. La fille Rogissard s’était transformée en figure biblique dont la réalité passée n’importe plus. Parfois, il se rendait en pèlerinage chez l’employé de gare. Il trouvait ce dernier ivre et triste. Alors, il lui parlait de sa fille afin de le faire pleurer car les larmes de l’ivrogne lui procuraient une jouissance secrète, à la fois honteuse et pure. Il fouillait l’appartement d’un regard avide pour essayer d’y retrouver une image de Claire. Il avait besoin par moment de la matérialiser, pour sauvegarder la notion de ses sens… Claire avec ses cheveux tirés, ses seins de vierge et son sourire de divinité immobile…

Claire…

Pourquoi ne s’était-il pas tu quelques mois auparavant ? La conjuration du silence aurait combattu ses sentiments. Ah, n’être qu’un homme vide et routinier, accomplir des gestes de vie pour soi, sans dédain, vivre pour vivre et ne pas charrier ce mal secret : un amour perdu.

Blanche mûrissait ; son accouchement était prévu pour avril, elle devenait épaisse et pulpeuse comme une poire de septembre. Elle prenait la forme de ce fruit ; elle s’affaissait sur sa base. Ferdinand augurait un enfant exceptionnel. Il s’inquiétait de sa femme car elle représentait un cas, il craignait un siège. De toutes façons l’accouchement serait pénible. L’état de Blanche lui faisait oublier la grise monotonie de son intérieur. Il s’intéressait à sa grossesse, sans tendresse excessive mais ardemment, de toute sa conscience professionnelle.

— J’ai peur, se lamentait Blanche, je me sens si lourde.

Il la rassurait de son mieux, sans parvenir cependant à dissiper l’appréhension de sa femme. Pourquoi n’avait-elle pas confiance en lui que tant de gens réclamaient ? Une épouse aimante n’aurait-elle pas dû s’abandonner sans réserve ?

Mais Blanche ignorerait toujours l’amour. Elle trottinait au long de son étroit destin, bâtée de sentiments médiocres.

Et ainsi le temps passait. Le temps utile pour tant d’autres et qui ne le conduisait nulle part.

* * *

Un dimanche de Mars, le médecin « visita » une petite fille de douze ans difficilement remise d’une appendicite. La jeune malade parlait avec cette volubilité effrontée qu’acquièrent les enfants malades, désaxés par leurs maux, et trop choyés par leurs parents. Elle racontait ses amies, ses rêves, ses jeux. Worms l’écoutait pérorer complaisamment. Cette petite bonne femme le berçait avec son verbiage.

— Vous voyez, disait la gamine, je ne m’ennuie pas. Papa a tourné mon lit face à la fenêtre, je regarde la rue et je vois passer tout le monde. Elle débita une liste de noms, tirant une puérile vanité de sa mémoire. Soudain Worms l’arrêta.

— Mademoiselle Rogissard ! s’exclama-t-il, est-ce de Claire, la fille de l’employé de gare qu’il s’agit ?

Et comme la petite approuvait :

— Mais je la croyais à Paris, dit Worms.

— Elle en est revenue, affirma la mère de l’enfant. La maison qui l’employait a, paraît-il, licencié une partie de son personnel.

Le médecin se sentit pâlir et il lui parut que ses doigts s’allongeaient et se raidissaient tant son saisissement était grand.

Il prit congé de ses clients et partit.

Dehors, il hésita, allait-il fuir, se terrer chez lui pour méditer à loisir ou au contraire chercherait-il à voir la jeune fille ? En obéissant à son impulsion, il redoutait de briser quelque chose par sa précipitation, par ailleurs, l’attente lui semblait impossible à endurer après ces mois d’amertume.

— Non, non, se dit-il, tout de suite.

Auguste Rogissard lui ouvrit.

Worms vit que le bonhomme était ivre, il avait le regard trouble et sentait le vin.

— Vous êtes seul ? s’inquiéta le médecin.

— Oui, fit l’autre, Claire est sortie depuis ce matin, je ne sais où elle a mangé. Oh, elle se moque bien de son vieux père, je suis seul mon bon docteur, tout seul sans personne pour s’inquiéter de moi, mais entrez donc un brin et asseyez-vous.

Le docteur pénétra dans la cuisine où traînait de la vaisselle sale et qui sentait le conduit d’évier.

— Vous boirez bien un verre de vin ? proposa Rogissard, heureux de trouver un auditeur complaisant.

Selon son habitude, il lamenta sa condition, parla de l’intransigeance de ses chefs, de la dureté de son labeur, de la jalousie de ses camarades, de l’indifférence de sa fille. Il critiquait Claire d’être revenue, alors que Paris lui tendait mille occasions de travailler. Vraiment, elle avait un caractère difficile.

Peu importait à Ferdinand qu’on brossât un vilain tableau de son amour, l’essentiel était qu’on en parlât. Il se délectait du nom de Claire. Et il regardait l’employé de gare avec une tendresse filiale. Il le trouvait touchant, pitoyable et même pittoresque avec ses épais sourcils en bataille et ses yeux fondants pareils à ceux d’un barbet aveugle.

— Que va-t-elle faire maintenant, grommelait Rogissard, sans ouvrage ici, dans un aussi fichu pays ? Je serai obligé de la nourrir pour sûr.

— Va-t-elle bientôt rentrer ? coupait le médecin à tout moment.

— Oui, je pense, puisque voilà la nuit.

Worms tressaillait au moindre bruit. Chaque fois il souhaitait que ce ne soit pas elle tant son émotion croissait. Il se disait que l’apparition de la jeune fille le ferait tomber en défaillance.

Lorsque Claire survint, une heure plus tard, Ferdinand eut un grand sourire soulagé.

Elle réprima un tressaillement à la vue du docteur et elle fut envahie par une grande joie car il était l’être qu’elle désirait le plus rencontrer.

— Vous ! s’écria-t-elle en lui serrant la main avec effusion. Comme je suis heureuse de vous retrouver ! Mais quelle idée a eue mon père de vous recevoir à la cuisine. Passons dans la salle à manger, voulez-vous ?

Et ils plantèrent là le vieux Rogissard qui se versa à boire et se mit à maugréer.

— Ainsi, vous voici revenue, définitivement, je l’espère ? Claire, vous ne pouvez pas imaginer tous les tourments que j’ai subis. L’habitude de vivre est bien puissante, croyez-moi…

Il lui posa les mains sur les épaules et la contempla ardemment.

— Et maintenant, qu’allez-vous faire ?

— Oui, regardez-moi, dit Claire, je n’ai pas évolué depuis notre dernière entrevue. Je suis à nouveau dans le dénuement le plus absolu et cette fois la pensée d’un travail m’attendant ne me secoure même pas, et j’ai votre dette que je traîne comme un poids mort.

Elle se tut et eut un pâle sourire.

— Vous me trouvez bien amère, n’est-il pas vrai ?

— Oui, murmura Worms, et je ne saurai supporter cela.

« D’abord laissez-moi vous jurer que vous ne me devez rien ? Malgré vous, vous représentez une partie de mon être pour laquelle le mot dette est absurde. Ensuite, poursuivit-il en ouvrant son portefeuille, vous allez accepter ce peu d’argent. Quant à du travail, je vous en trouverai. »

Il lui baisa le bout des doigts.

— Ne me regardez pas ainsi, je vous réclame un peu de pitié, oui Claire, de vraie pitié. J’essaie de compliquer, oh bien laborieusement, notre aventure. Je crée quelque chose, dans le genre sordide, mais qui nous unit un peu. Si, Claire, ayez pitié et laissez-moi partir, j’ai hâte de vous construire un demain meilleur.

Ferdinand Worms s’exaltait. Il riait, s’agitait comme un homme pris de boisson.

Des gens se retournèrent dans la rue et se demandèrent pourquoi le docteur…

* * *

Claire ne fit qu’une brève visite à son père ; en toute hâte, elle retourna à l’Hôtel de France où logeait Ange Soleil.

Il achevait de déballer ses effets.

— Eh bien, tu n’as pas été longue, sourit-il, as-tu trouvé de l’argent, au moins ?

— Oui, dit la jeune fille d’un ton rogue.

Le musicien la regarda de biais.

— J’écoute, fit-il.

Elle sursauta.

— Comment ?

— Parbleu, je vois bien que tu meures d’envie de me parler. Ton nez bouge.

On le voit, le changement de climat rendait Soleil d’excellente humeur.

En riant, il saisit Claire à la taille et l’assit sur la commode ébréchée.

— Maintenant raconte ! ordonna-t-il.

Alors, la fille Rogissard obéit. Elle était heureuse de se soulager car elle s’estimait coupable vis-à-vis de son amant. Cette femme intelligente et lucide, pleine d’alacrité pour ses semblables, avait des émois et des scrupules lorsque Ange était en jeu. Elle lui avoua l’existence de Worms et le lui dépeignit comme un papa gâteau, compliqué peut-être, mais à coup sûr, sérieusement pincé et prêt à toutes les prodigalités.

— Je me fais honte, s’écria-t-elle, pourtant je n’éprouve aucun scrupule, mais seulement la crainte de t’indisposer.

Ange Soleil demeura silencieux. Non qu’il ressentît les morsures de la jalousie, la révélation de sa maîtresse le suffoquait de plaisir. Il entrevit la fortune à perpétuité. Enfin, il allait être un homme entretenu car il entendait profiter de l’aubaine.

— Tu ne dis rien ? s’inquiéta Claire. Je te déçois, je te répugne ? Parle-moi. Pardon, mon Ange, pardon, je vais rendre cet argent, je vais…

Il la fit taire d’un geste.

— Écoute, commença Ange d’un ton sentencieux, mon oncle qui était Normand me disait toujours qu’il faut cueillir les pommes sitôt qu’elles sont mûres, ton type est un envoyé du Paradis tout simplement. Ah ! comme tu as raison. Foin du remords et autres balivernes. Est-ce un péché que d’ouvrir ses poches et de dire merci ?

Il alla s’asseoir au bord du lit et contempla Claire d’un œil égrillard. Il possédait tout à coup une sûreté de gestes et une autorité déconcertante qui faisait de lui l’égal du plus costaud des costauds du bar Bar. Tiens, tiens, pourquoi ne serait-il pas un dur aussi ? Bon Dieu ! Ça devait être réconfortant, simple et viril.

Il sautilla d’aise sur le lit.

— Tiens ! fit-il, s’appliquant à être canaille, le pieu ne grince pas, vient qu’on l’essaie ma choute.

CHAPITRE X

La pluie de Mars incertaine, grignotait les auvents. Worms écoutait le ruissellement de l’eau sur sa maison, chaque goutte était une attaque. La maison floflottait comme une marmite d’eau bouillante, accroupie et narquoise sous le nuage hargneux.

— Tirez donc les rideaux, ordonna Ferdinand à Mademoiselle Jésus. Ce bruit de pluie m’agace…

La vieille fille alla fermer les lourds rideaux de reps rouge et retourna s’asseoir à sa petite table. Chaque hiver, elle abandonnait son obscur « cagibis » ou l’on ne pouvait faire du feu pour occuper un coin du cabinet de travail de Worms.

Le médecin regarda sa secrétaire.

— Quel âge avez-vous ? Mademoiselle Jésus questionna-t-il à brûle-pourpoint.

— Mais… mais, soixante-deux ans, répondit la vieille demoiselle, médusée.

— Quelle est votre situation pécuniaire ? poursuivit Worms, imperturbable. Vous possédez une petite bicoque de trois pièces, et vous jouissez de votre retraite d’institutrice libre ? Vous êtes une grande travailleuse, mademoiselle Jésus, une grande travailleuse en vérité, et j’estime qu’il est normal que vous vous reposiez car je vois à votre mine que votre cœur n’est pas des plus solides.

— Vous croyez ? bégaya la vieille fille.

— Je crois, dit Ferdinand. Vous avez l’âge du tricot, des tasses de thé, et des bavardages. Je ne puis prendre sur moi de vous assujettir à un travail. Voyons, je vous donne environ deux mille francs par an, eh bien je vais vous payer cinq ans d’avance à titre de dédommagement soit dix mille francs et à la fin de la semaine, vous commencerez une merveilleuse existence de petite rentière.

— Je vous regretterai, mademoiselle, ah certes oui, mais si l’on ne secouait pas de temps à autre son égoïsme, on se préparerait de pénibles moments.

Mademoiselle Jésus caressa sa barbe en poils d’éléphant et ouvrit largement bouche et yeux.

— Docteur, oh docteur, balbutia-t-elle abasourdie par un pareil geste. Bien sûr, tout Bourg connaissait la générosité de Worms, mais jusqu’ici celle-ci ne s’était exercée que sur les indigents.

— Vous êtes trop bon, je… je puis encore travailler pour vous.

— Non, non, trancha le médecin, il faut une équité. Sommes-nous, oui ou non, dans une société organisée ? Je participe à cette organisation. Vous avez servi, vous serez payée, je gagne de l’argent, je le répartis.

Il feignit de s’absorber dans un énorme bouquin car il était gêné par la reconnaissance de la vieille fille qu’il savait ne pas mériter.

Mais Mademoiselle Jésus ne pouvait accepter ce don en silence et l’enfouir dans son bas comme une péripatéticienne.

— Si tous les riches étaient comme vous… rêva avec intention la vieille demoiselle.

Worms haussa les épaules devant cet espoir communisant.

— Voulez-vous me recopier ces ordonnances au plus tôt ? trancha-t-il impatiemment.

« Et dire, pensa le médecin, et dire que je paie une excuse dix mille francs. Si j’avais eu envie de renvoyer cette femme, l’idée ne me serait même pas venue de lui proposer un dédommagement. Mais parce que Claire occupera cette place, je la veux intacte, libre, préservée de toute rancune. Ce sera une place neuve. Je suis généreux pour mon amour. Oui, Claire sera là, assise sous un abat-jour, je l’écouterai vivre, je la regarderai et le monotone clapotis de la pluie me sera une musique. Elle sera là, sous mes yeux, comme un trésor patient dont la vue enchante et je lui créerai une vie si douce qu’elle n’osera s’en évader. »

Ainsi le cœur de Worms, tel un flûteau sensible, chantait-il au souffle de cette douce certitude.

* * *

Dès le lendemain, la bourgeoisie de Bourg subit un choc pénible en apprenant la façon dont le bon docteur — c’est ainsi que le nommaient les pauvres — traitait sa secrétaire.

Certains s’émurent et virent dans ce geste un acte compromettant l’équilibre de l’ordre domestique. À cette époque, la situation financière de la France se compliquait. Le docteur Faber laissa entendre qu’une généralisation de ce procédé conduirait le pays à une proche révolution, il insinua qu’il s’agissait là d’une intention laïque destinée à soutenir Édouard Herriot, alors Président du Conseil, dans son projet d’imposer la laïcité aux autonomistes alsaciens. Il démontra combien l’initiative de Worms dérouterait les esprits prolétariens. Le domestique était un animal particulièrement rétif et exigeant, il convenait que le front patronal soit parfaitement étanche.

Tel un esprit provocateur, Mademoiselle Jésus parcourait la ville en brandissant ses dix mille francs comme une bannière de procession. Elle voulait payer son bienfaiteur en lui traçant une auréole de louanges. Elle portait sa reconnaissance dans ses bras et la présentait au peuple. Elle se démena tant que M. le Curé dut intervenir. Il lui affirma que la générosité doit être secrète, et que celle du médecin pouvait éveiller des désirs cupides et dresser des consciences les unes contre les autres.

— Ah ! mademoiselle, dit-il en matière de péroraison, le cœur humain est aussi faible que le corps qui le contient, épargnez-le et songez à tirer une saine utilisation de cet argent.

Le bon prêtre après un silence recueilli, engagea mademoiselle Jésus à verser cinq cents francs au clergé pour participer à la construction d’un séminaire, de façon, dit-il, à restituer au ciel une partie de cette petite fortune qui en tombait.

Du reste, la gratitude de la vieille fille tourna comme un lait d’orage, lorsqu’elle connut sa remplaçante. Le manège du médecin lui apparut dans toute sa mesquine puérilité. Elle seule avait flairé l’amour de son patron. Son esprit critique avait compris ce que son cœur stérile ne pouvait plus éprouver. Elle pinça les lèvres et rentra sa colère. Ainsi que Worms le lui avait conseillé, elle fit du tricot en rêvant d’une revanche. Car mademoiselle Jésus était aussi calme et patiente que la vengeance.

* * *

Claire accepta d’emblée la proposition du médecin.

— De cette façon, dit-elle, je pourrai en vous servant m’acquitter un peu.

Ange Soleil se frottait les mains.

— Tu es dans la place, exultait le musicien, si tu sais usiner nous ne manquerons de rien.

Cette désinvolture par trop cynique déroutait la fille Rogissard.

— Il ne m’aime pas, songeait-elle tristement, puisqu’aucune jalousie ne l’effleure. Il me pousse à une sorte d’ignoble prostitution morale, comme un souteneur qui se nourrit avec l’amour des autres.

Mais bien vite, elle conspua ces pénibles pensées. Non ! non ! Ange vivait simplement en lézard rampant dans la lumière. C’était l’égoïste petit pélican, il avait faim des mille futilités décorant la vie des autres. Il tendait son assiette vers Claire, mais si voyons, on pouvait appeler amour cette confiance aveugle, il l’aimait. Claire s’abandonnait aux exigences de son maître, toute sa force tournée contre les faiblesses fertiles. Elle déchirait son honneur de femme intelligente parce qu’elle avait encore cette virginité-là à perdre pour se soumettre.

— Il ne faut pas que ton toubib connaisse mon existence pour commencer, prévint Ange, aussi, nous nous verrons très peu les premiers temps. Tu habiteras chez ton père et tu viendras me rejoindre un moment le soir, en te dissimulant le plus possible.

— Très bien, dit Claire.

— Tâche de ne pas rebuter le médecin.

— Non.

— Tu as bien compris ?

— Oui.

La jeune fille partit.

Soleil s’approcha de l’armoire à glace et s’observa. Il était brun et blême. Ses favoris ne faisaient plus artiste du tout. Mais quoi ?… Il faut bien vivre.

* * *

Cette même semaine, Félix Blanchin, le marchand de vins de Vaugirard, fut visité par le remords. L’absence de sa secrétaire le privait de ses moyens, aussi, après beaucoup d’hésitations et de pas perdus, se rendit-il en personne, au Trinité Hôtel, décidé à faire amende honorable. La caissière lui apprit que mademoiselle Rogissard était partie en compagnie de son monsieur depuis quatre jours. Blanchin fit bonne contenance et remercia d’un air renseigné. Mais sitôt dehors une inconcevable émotion troubla sa vue.

— La petite garce, la petite garce, me faire ça, à moi.

Il alla de ce pas, troublé, compter sa mésaventure à son frère le curé.

— Cela n’a rien pour te surprendre, déclara l’ecclésiastique, Dieu a créé l’homme avant la femme !

CHAPITRE XI

Contrairement aux prévisions de Ferdinand, lorsque Claire occupa l’emploi de mademoiselle Jésus, il n’éprouva pas l’envie de demeurer chez lui. La présence constante de la jeune fille fut une délivrance, son tourment tomba à ses pieds comme une jupe dégrafée. Claire était enfin capturée, cette certitude le décevait un peu. Il se sentait triste, et c’était la tristesse navrée de la chair après l’amour.

Worms organisa sa vie aux côtés de sa secrétaire. Il ne lui ordonna jamais un travail verbalement. Lorsqu’elle arrivait, Claire trouvait sur sa table sa besogne du jour. Le médecin ne la voyait qu’aux heures de son cabinet, devant des tiers, et il ne lui jetait que des regards furtifs, tellement graves qu’ils déconcertaient la jeune fille. Worms avait l’impression de faire fausse route en oubliant ainsi son amour. Pourquoi s’était-il exalté de la sorte, tel un collégien sentimental ? Il se ressaisissait et devenait plus rigide, plus glacé, plus Worms que jamais. Il était gêné d’avoir avoué ses sentiments à Claire et se félicitait de s’être repris. Il imaginait le roman banal auquel il venait d’échapper grâce à sa volonté. Une liaison ne conduit jamais qu’à des catastrophes. En faisant de Claire sa maîtresse, il aurait adopté une existence confuse pleine de dissimulations et de tromperies ; il connaissait les drames bourgeois de la ville, il savait de tristes histoires de cinq à sept.

Il était au-dessus de ces pauvretés… Un homme ! Oui, un homme, ce devait être lui. Il regardait dans des miroirs de rencontre sa tête placide, ses yeux intelligents, sa peau de blond, délicate, son complet noir, son chapeau melon. Car il portait un chapeau melon afin de corser encore son aspect sévère. Aucun vice ne le hantait, il était simple et ferme comme un arbre.

Ah ! son amour pouvait souffler sur lui, il saurait résister et répondre par un coup de chapeau à des sourires. Il le portait comme l’eau porte le soleil : sans le posséder.

Claire vivait dans une perpétuelle attente car Ange s’impatientait. « Que fait donc ton toubib ? » grommelait ce dernier.

— Rien, répondait-elle, il travaille.

Et la jeune fille s’émerveillait de ce travail. Elle était venue à l’affût, tous ses nerfs tendus, croyant avoir à soutenir une lutte. Elle pensait que Worms essayerait de se payer de sa bonté et Claire avait préparé de souples défenses, des pièges et des fortins, toute une panoplie de tricheuse sentimentale. Voilà qu’elle ne rencontrait que paix et conscience là où elle attendait assauts et impulsions. Elle découvrait un Worms magistral, plein de tact, de bonté. Mon Dieu, que les saints sont donc humiliants ! Elle essayait de rappeler au médecin, par des gestes réprimés, leur fameux mystère, mais il ne sourcillait pas. Ferdinand oubliait l’âpreté de ses tourments. Claire le guérissait d’elle-même. Sa présence était apaisante comme un mariage. Il croyait sa secrétaire vertueuse, et s’il était toujours sensible à l’harmonie de son corps, sa chair ne le tourmentait pas car l’esprit positif de Worms ne s’attardait qu’au mouvement, et la virginité est pire qu’une immobilité, c’est une solitude. Tout dans la personne de Claire sentait la jeune fille. Les grandes amoureuses demeurent jeunes filles parce que la passion a sa candeur.

La maîtresse de Soleil continua d’habiter chez son père. Elle réintégra si bien son ancienne existence qu’elle oublia peu à peu son séjour à Paris.

Elle rencontrait Ange la nuit et uniquement à l’Hôtel de France, à l’autre extrémité de la ville. Jamais elle ne s’oublia dans les bras de son amant. Pourtant le musicien la recevait avec un empressement inaccoutumé. La province déconcertait Soleil et il s’y ennuyait au point d’attendre impatiemment les visites quotidiennes de Claire. Il passait ses journées dans les cafés, à jouer aux cartes en compagnie de quelques fonctionnaires rondouillards et jovials, honnêtes jusque dans le jeu. Il mangeait beaucoup, ne manquait pas un spectacle et rendait de fréquentes visites à la maison close du pays dont il connaissait maintenant toutes les pensionnaires. Pourtant cette monotonie ne lui déplaisait pas car Soleil savait se créer une personnalité. Il s’affirmait compositeur et distribuait volontiers ses symphonies à son entourage, ce qui lui valut une considération réconfortante. On lui présenta Félix Ramassou, le président de l’Harmonie locale qui s’intéressa à son œuvre et promit de la faire répéter par ses musiciens en vue d’une fête de bienfaisance qui devait avoir lieu prochainement. Il rêvait déjà de se faire nommer chef de musique et s’embourgeoisait rapidement. Bientôt, se disait-il, le médecin lâchera de fortes sommes, je me louerai un bel appartement meublé et rien ne m’empêchera d’épouser Claire, et de donner des réceptions chez moi. Ces projets matrimoniaux étaient la conclusion de sa longue liaison et il pensait au mariage moins pour ratifier son amour que pour s’annexer définitivement une perle comme Claire.

Il fit des promesses à la jeune fille et elle chancela de bonheur. Il l’aimait. Il lui donnait une preuve éternelle. La preuve des preuves. Claire ressentit une immense quiétude l’envahir. Elle comprit combien jusqu’à ce jour elle avait vécue, crispée. Elle pouvait se détendre, regarder autour d’elle avec confiance. Rien ne pressait, ouf ! comme il fait bon vivre lorsqu’on se dit qu’il est inutile de courir après les événements puisque ceux-ci vous attendent.

Elle eut bientôt sujet de trouver son emploi agréable. Blanche, la femme de Worms, en véritable provinciale, avait la curiosité des nouveaux visages. Elle offrit une tasse de thé à la nouvelle secrétaire de son mari. Claire lui plut à cause de sa jeunesse, de son maintien réservé, de sa conversation ouverte et franche. À un mois de l’accouchement madame Worms avait rompu tout contact avec ses relations. Elle se terrait chez elle et, assise dans une bergère, attendait que son ventre soit mûr. Elle vivait dans les affres de l’appréhension et s’ennuyait mortellement. Elle fut joyeuse de trouver une compagne douce et compréhensive. Elle demanda à son époux l’autorisation de « faire monter » Claire l’après-midi. Worms acquiesça, satisfait comme le sont tous les hommes de mettre en présence deux femmes chères à leur cœur. Toutes deux devinrent rapidement une paire d’amies. Nous avons indiqué les raisons rendant la fille Rogissard sympathique à Blanche. Il nous reste à révéler comment cette fine mouche de Claire aima la femme du médecin, si lourde et si obtuse. Les femmes de tête se lient complaisamment avec des femmes incolores par besoin de domination. Claire était flattée d’imposer des idées et des goûts à une personne socialement supérieure à elle. Elle aima cette grosse bourgeoise passive qui s’émerveillait de ses réflexions et se fiait à son jugement comme à celui de Salomon. Et puis, Blanche était geignarde et affectueuse comme un enfant gâté. Et il est doux d’être maternelle envers un enfant riche. Ainsi, chacun de nos héros connut-il une période de calme. Tous furent touchés par la sagesse, la vraie sagesse qui donne la paix à ceux qui la méritent.

* * *

Mais, dans toute légende bien construite, l’ombre de Satan chemine aux côtés de l’angélique ménestrel. Le mal veillait dans notre histoire comme ailleurs, car le mal ne s’éteint jamais, c’est un feu qui connaît la modestie, il sait parfois se nourrir de peu et couver bien longtemps avant de dégainer ses flammes.

Mademoiselle Jésus fut le Méphisto de notre livre. Le thé et la laine sont de bien faibles dérivatifs à la rancune. La vieille fille portait péniblement son humiliation. Elle usait ses insomnies à mûrir des vengeances, mais Ferdinand Worms était vis-à-vis du commérage une planche savonnée, la calomnie ne pouvait avoir prise sur lui. Mademoiselle Jésus résolut de l’atteindre de biais. L’ancienne secrétaire de Ferdinand Worms habitait à proximité de l’Hôtel de France. Le hasard voulut qu’elle vît passer le soir, à plusieurs reprises, Claire devant sa fenêtre. Tout d’abord, elle n’attacha aucune importance à ces allées et venues, mais s’étant dit que Claire demeurait à l’autre extrémité de la ville, le fait lui parut suspect. Elle guetta la jeune fille et la suivit jusqu’à l’hôtel où elle s’informa discrètement. Elle découvrit ainsi l’existence de Ange Soleil et ne douta pas une seconde que Worms l’ignorait. Ainsi, cette petite Rogissard avait ramené un amant de Paris. La gueuse cachait bien son vice et savait arracher des soupirs à Worms avec ses mines de pucelle. Ah ! mais… Ce soir-là, Mademoiselle Jésus se coucha de bonne humeur. Un grand espoir réchauffait la haine de la vieille fille.

Le lendemain, elle se prétendit malade, garda le lit et dépêcha sa femme de ménage chez Worms en lui enjoignant de le ramener au plus tôt. Le médecin fit diligence.

— Eh bien, eh bien, est-ce vous qui allez me faire travailler maintenant ? demanda-t-il, à son ex-employée, voyons ce qui ne va pas.

Mademoiselle Jésus se plaignit d’étouffements.

— Oui, dit Ferdinand, après l’avoir auscultée, un peu d’affection cardiaque, prenez quelques gouttes de digitaline et il n’y paraîtra plus.

Il s’assit au chevet de sa pseudo-malade afin de bavarder suivant son habitude. C’était au cours de ces entretiens qu’il administrait les remèdes les plus efficaces.

— Êtes-vous satisfait de ma remplaçante, questionna la vieille fille d’un air doucereux.

— Ma foi… oui, rétorqua Worms, gêné.

— Ça m’a l’air en effet d’une bonne petite, reprit mademoiselle Jésus. Demeurera-t-elle chez vous, une fois mariée ?

— Mon Dieu, je l’ignore, sourit le médecin, en tout cas, il n’est pas question de son mariage pour l’instant.

— Comment ! s’exclama l’autre, mimant la surprise, vous ne savez pas ? Mais mademoiselle Rogissard est fiancée, du moins je le suppose, avec un musicien qu’elle a ramené de Paris, qui vit à l’Hôtel de France et qu’elle va rejoindre chaque soir.

Mademoiselle Jésus se tut et détourna la tête, comme le fait la vipère après avoir mordu.

— Vous me surprenez, balbutia Worms, enfin mademoiselle Rogissard est libre d’agir à sa convenance, n’est-ce pas ? et je ne… je… Au revoir.

La vieille fille se retourna vers le crucifix placé sur sa table de nuit.

— Mon Dieu ! chuchota-t-elle, mon Dieu !

Mais Dieu ne répondit pas.

* * *

Après avoir vérifié l’exactitude des révélations de la vieille, Ferdinand Worms rentra chez lui fort courroucé et décidé à chasser Claire comme un vulgaire palefrenier. Il pénétra en trombe dans son cabinet. La jeune fille n’y était pas, alors il monta à ses appartements et trouva les deux femmes réunies dans la lumière d’un abat-jour rose. Sa colère tomba instantanément devant la richesse de ce tableau. Qu’on imagine une allégorie représentant la féminité assistant la maternité. Blanche se tenait étendue sur la bergère, abandonnée dans sa lourdeur, tandis que Claire, assise à ses pieds, laissait éclater le triomphe de ses formes libres. L’épais tapis de haute laine avait assourdi les pas du médecin dont l’entrée, à cause du clair-obscur de la pièce, passa inaperçue. Il regarda Claire avec avidité et il lui sembla qu’il la contemplait pour la première fois. Bon Dieu ! mais c’était une femme, un instrument d’amour dont les chairs étaient cultivées. Et dire que Ferdinand n’avait pas vu, lui le médecin infaillible au regard implacable… L’image sainte s’animait et la vierge figée jaillissait drue de ses voiles. Il ne subsistait bientôt plus qu’une femme. Le désir lointain qui avait effleuré Worms certain jour d’automne, bondissait dans ses muscles, dans son sang. Il se mit à trembler, son cœur déchaîné frappait ses sens à coups profonds.

— Claire ! appela-t-il.

Les deux femmes poussèrent un cri de surprise.

— Claire, voulez-vous descendre immédiatement ?

Il s’effaça pour la laisser passer et descendit l’escalier derrière elle. Parvenus dans le cabinet, il ferma la porte et vint se placer devant la jeune fille qui, vaguement troublée, le regardait fixement.

— Vous m’avez joué, lui dit-il, je sais que vous avez ramené un amant dans vos fontes et je sais aussi où vous le dissimulez.

Claire devint livide.

— Alors ? dit-elle.

Ferdinand fouilla obstinément ce visage de marbre, puis son regard descendit à la poitrine tumultueuse.

— Claire, bégaya-t-il, je vous aime malgré tout, j’ai, oui, j’ai à la fois envie de vous gifler et de vous mordre.

« Eh bien, s’emporta-t-il comme la jeune fille ne bronchait pas, puisque vous êtes à ce point femme, pourquoi ne serais-je pas homme ? Ah, tout est sale, Claire, et nous sommes sales avec tout. »

Comme il achevait ces mots, ils entendirent, venant du hall, un grand fracas suivi de cris discordants. Ils se précipitèrent hors du bureau et aperçurent un amas de jupes au bas de l’escalier. La bonne dévalait les marches quatre à quatre.

— Madame est tombée, madame est tombée, hurlait-elle.

Worms se pencha sur sa femme et comprit à la position de son corps que la malheureuse s’était fracturé la jambe. Il l’examina et vit qu’elle avait la cuisse droite brisée au-dessus de la rotule, comme il manipulait le membre pour entendre le crépitus, la blessée rouvrit les yeux et poussa une longue plainte.

— Il faudrait une civière, fit le médecin, voulez-vous téléphoner à la clinique du docteur Grignard afin que l’on envoie une ambulance ?

Il demanda à la bonne de glisser un coussin sous la tête de Blanche à qui il administra les premiers soins. Il était soucieux. Il redoutait que cet accident fît accoucher la pauvre femme avant terme. Lorsque l’ambulance fut là, il y monta et Claire à sa suite. Au milieu de ses gémissements. Blanche expliqua que l’attitude de son mari l’ayant frappée de même que le ton sur lequel il avait enjoint à Claire de descendre, après quelques hésitations, elle s’était décidée à les rejoindre et, au milieu de l’escalier, son pied s’était pris dans un accroc du tapis. Elle geignait doucement et de grosses larmes douloureuses coulaient sur ses joues molles.

— Je souffre, Ferdinand, gémissait-elle, ô mon ami, j’ai peur, j’ai peur. Croyez-vous que je sois sérieusement blessée ?

— Mais non, rassura Worms, vous avez la jambe cassée, il ne s’agit que de repos et vous serez à peu près remise à l’époque de vos couches.

Ils atteignirent rapidement la clinique où Grignard les attendait, en blouse blanche et l’air affairé. Les deux médecins décidèrent d’opérer immédiatement la patiente. Blanche insista pour que Claire restât à ses côtés.

La jeune fille s’assit dans un coin de la salle. Elle était étourdie par la succession de ces événements. À vrai dire, elle ne compatit que médiocrement aux souffrances de Blanche ; celle-ci réussissait à se montrer grotesque jusque dans la souffrance. L’intérêt de Claire allait tout entier à Ferdinand qui déployait une brève activité. Il lui rappelait le Worms méthodique et sûr de soi qu’elle avait secondé une nuit, au chevet de son père.

Elle ne pouvait s’empêcher de faire une parallèle entre Worms et Soleil et, la parallèle défavorisait singulièrement ce dernier. Quelques minutes auparavant, Ferdinand pensait de Claire qu’elle était intensément femme, maintenant elle se disait qu’aucun homme ne pouvait le dépasser en énergie et en désintéressement… Ange ! Ange était paresseux et cupide. Que faisait-il à cette minute même ? Elle l’imagina jouant aux cartes, peut-être regretta-t-elle qu’il eût en guise de qualité dominante juste l’amour qu’elle lui portait. Mais comme elle l’aimait ! les yeux fermés, arc-boutée contre des évidences, lui, le faible, qu’importait qu’il réussisse ou non, elle avait trop de forces. Il fallait déverser sur cette tête folâtre toute une vitalité inemployée.

Claire regardait Worms. Il se donnait à sa tâche et semblait ne plus penser à elle, ni à sa femme mais seulement à cette blessée ravagée par la souffrance.

Comme il était grand ! une moue attentive contractait sa bouche et ses yeux avaient l’éclat bleu d’une flamme léchant des cendres. Il ne parlait pas.

Quand tout fut terminé, les médecins décidèrent de faire une piqûre calmante à la jeune femme. Blanche sombra bientôt dans une torpeur artificielle, trouée de temps à autre par des gémissements.

— Je vais vous la confier pour quelques heures, dit Worms à son confrère, le temps de visiter mes malades.

Il partit, toujours flanqué de Claire.

— Je retourne avec vous jusqu’à la maison, dit-il, il faut que j’y prenne ma trousse.

Ils cheminèrent côte à côte sous une poussière de pluie. Ils avaient l’impression de traverser une nappe de brume fluide. Le crépuscule s’appesantissait dans les rues luisantes, criblées de lumières instables ou fixes.

— C’est ridicule, cet accroc au tapis, murmura Worms.

— C’est terrible, répliqua Claire, en écho.

Au bout de trente pas, il saisit le bras de sa compagne et elle se laissa faire sans le moindre frémissement. D’un commun accord ils enfilèrent une ruelle obscure. Le bras de Worms glissa le long des hanches de la jeune fille et enserra sa taille. Il plaqua sa main très bas et il sentit sous ses doigts le léger balancement de la croupe.

Claire pensa à Soleil.

— Il serait satisfait, se dit-elle.

Elle n’éprouvait rien, sinon une sorte de lassitude heureuse.

Quand ils arrivèrent chez Worms, ils pénétrèrent dans le cabinet du médecin. La pièce était vaguement éclairée par le mica incandescent d’un phare. Ferdinand négligea d’actionner le commutateur. Dans cette pénombre vacillante il saisit Claire dans ses bras maladroits d’automate amoureux.

— Tu sens ma vie ? lui murmura-t-il d’une voix qui donna à Claire envie de pleurer. Tu sens ma vie accumulée sur cette minute ?

Elle ne bougea pas. Il leur semblait entendre la ronde folle de leurs cœurs emplissant leurs chairs d’une cataracte de sang brûlant.

— Tu sens ma vie ? répéta Worms.

« C’est la justice qui passe, se dit Claire. »

Il la souleva et la porta jusqu’au canapé de cuir.

Lorsque Worms se releva, il ne se reconnut pas.

— C’est moi qui étais vierge, dit-il.

Et tous deux se mirent à pleurer.

CHAPITRE XII

La nuit qui suivit son accident, Blanche mit au monde un enfant mort. L’accouchement fut abominable, étant donné les conditions dans lesquelles il s’effectua. Worms assista son confrère Grignard et fit même appel à une vieille sage-femme renommée malgré la répugnance de son collègue. Les forceps ne suffisant pas, les médecins pratiquèrent la césarienne et vers les deux heures, Ferdinand se trouva père d’une chose violacée et flasque que la sage-femme essaya en vain de caser dans l’humanité en la trempant dans des bains d’eau chaude. L’accouchée était au plus mal. On ne l’enleva pas de la table d’opération. Grignard lui administra force piqûres. « Nous la tirerons de là, affirma-t-il lorsqu’il vit la jeune femme plus calme. Mais quelle journée a passé cette malheureuse madame ! Sans ce damné accident, le mois prochain, vous étiez père d’un superbe garçon. »

Worms ne savait que serrer la main de son compagnon à tout moment.

— Allons, ne vous laissez pas abattre, conseilla Grignard qui prenait le désarroi de Worms pour du désespoir, allons fumer une cigarette dans le hall puisqu’il ne nous reste qu’à attendre.

Ils s’installèrent dans des fauteuils d’osier. Le hall tenait du jardin d’hiver, il comprenait une large verrière et s’ornait de plantes exotiques, malingres dans cette atmosphère chargée en éther. Une veilleuse étouffée répandait une clarté blafarde qui défigurait. Les vitres de la verrière étaient dressées contre la nuit humide de Mars dans laquelle trempait une lune pâle. Tout contribuait à créer un climat bizarre. Des plaintes troublaient le silence. Elles jaillissaient de la clinique assoupie par intervalles irréguliers. Les cris semblaient se répondre comme un lamento de crapaud dans les campagnes nocturnes. Pourtant ils ne s’appelaient pas. Ils appartenaient à la souffrance, et le cri de douleur étant le paroxysme d’un appel, ils retentissaient pour eux-mêmes.

Worms regarda à pleins yeux la nuit incertaine où s’engloutissaient ses pensées. Mais étaient-ce bien des pensées, ces images inachevées qui tournaient dans son crâne comme de lourds corbeaux obsédés par une dépouille ? Non, Ferdinand ne pensait plus. Il existait tout juste dans son corps, où il était condensé comme le long glaïeul dans l’oignon noir.

Claire ! La bouche de Claire. L’accident de Blanche. La chaleur de Claire. La cuisse boudinée de Blanche. Les cuisses chaudes de Claire. La plainte maladroite de Blanche. Le souffle contenu de Claire.

Sa mémoire noyée par la violence et l’accumulation de ses souvenirs lançait sans ordre des images cisaillées. Et ces réminiscences usaient les sens de Ferdinand ; elles déchiraient sa vue tel un tableau surréaliste, interrompaient son ouïe et heurtaient sa peau.

— Vous suez !

— Plaît-il ?

— Vous suez, répéta Grignard, pourtant on ne peut dire qu’il fasse chaud ici. Vous devriez prendre garde, hé ? ce n’est pas le moment d’attraper du mal, je vais vous faire préparer du café très fort.

Worms s’effondra un peu plus dans son fauteuil. Claire, Blanche, Claire, Blanche.

Toujours cette sarabande de ces deux visages. Il avait beau écraser son regard sous ses poings, ils dansaient encore et forçaient sa vue pour la meurtrir.

Il essayait de ressusciter l’instant inoubliable de la veille, de la veille qui n’était pas la veille pour lui puisqu’il n’avait pas dormi.

— Voyons, nous sommes entrés dans mon cabinet, ah oui, la pénombre, la lueur rouge du phare, ses éclats de métal et la chaleur épaisse ; je la tenais par la taille… Et puis… Je lui ai dit, sentez-vous ma vie ? elle n’a rien répondu, elle devait comprendre que ma vie était trop lourde pour moi. Et puis… sur le canapé. Le canapé de cuir réservé aux auscultations. Tant de maladies s’y sont étendues, Claire et moi étions une terrible maladie. Elle n’a pas bougé. Elle n’a pas fermé les yeux. Elle me bravait comme si elle avait été sur moi. Oh ! la vaincre, mon Dieu, la vaincre… Ma vie pour la vaincre.

Une infirmière entra, portant un plateau.

— Voilà du café, annonça Grignard, buvons, mon cher, buvons chaud.

— Ma foi, cela va mieux, dit-il en reposant sa tasse vide, il est l’heure de la piqûre, venez-vous ?

Il parlait haut. Il était fier d’avoir l’initiative et de guider chaque geste de son collègue.

Blanche était immobile. La garde somnolait dans un coin d’ombre.

En apercevant sa femme, Worms eut un haut-le-corps que l’autre comprit.

— Mais non, fit-il, elle dort.

— On dirait qu’elle est morte, balbutia Ferdinand.

Grignard prépara la seringue.

— Allons, ne faites pas l’enfant, dit-il goguenard, ma parole ! un médecin de votre trempe n’a pas le droit de se laisser démonter ainsi.

— Tiens, ajouta-t-il, le pouls se stabilise.

Worms regarda Grignard d’un air absent. On eût dit que l’agitation de son confrère ne le touchait pas et que la patiente étendue sur la table représentait quelque chose de plus qu’anonyme, comme un cas sans intérêt.

Il trouvait Grignard infiniment ridicule avec ses mines prétentieuses et sa tête de clown démaquillé. Cet homme croyait pratiquer la médecine, mais il n’appliquait que des règles. Il ne vivait pas ses malades.

— Vous pouvez vous retirer, assura Grignard à la femme de garde. Il est trois heures, le docteur Worms et moi suffirons.

Ils prirent des sièges et se retirèrent dans le pan d’ombre. La lumière de la veilleuse, étranglée par un abat-jour pointu, posait au milieu de la salle son cône de clarté épaisse. La table d’accouchement était brutalement éclairée et Blanche recevait sur toute sa surface une lumière intense qui décomposait ses chairs.

Worms n’osait diriger son regard sur elle. Il avait peur de ce corps abandonné, si étranger au sien malgré le long tumulte qu’il y avait créé. Inlassablement, — mais la repoussait-il vraiment — l’image de Claire revenait à sa vue. Il pensait à son ventre chaud, à ses hanches fermes, à cette chaleur uniforme coulant dans ses doigts comme un sable tiède à mesure qu’il promenait sa main sur cette bête frémissante.

Elle avait un amant, elle devait se soumettre à cet homme. Ferdinand ne ressentait aucune jalousie. L’amant de Claire ne la connaissait pas. Il ignorait le caractère farouche de la jeune fille. C’était certainement Worms qui possédait le plus intensément la fille Rogissard et, devant Dieu, il jurait de s’en faire aimer.

— Écoutez, murmura Grignard, c’est stupide mais j’ai eu une journée très chargée et je tombe de sommeil, puisque notre blessée est calme, je vais aller m’étendre sur un lit de sangle. La sonnette d’appel est là et voici la seringue et les ampoules, vous ferez la prochaine piqûre dans vingt minutes, et les autres se succèdent toutes les heures, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, coupa Worms, allez vous reposer.

Sa quasi solitude l’apaisa. Il avait l’impression que ses pensées s’inscrivaient sur son front.

Demain, il allait revoir Claire, il lui apprendrait son cœur, il lui raconterait son amour. Il se dépouillerait de sa personne pour mettre à vif la flamme ardente qui brûlait si haut en lui. Alors Worms commencerait à vivre. En compagnie de Claire, il apprendrait la poésie. Il l’emmènerait à la campagne. Il rêvait de courir échevelé dans des champs au crépuscule, et de s’affaisser à bout de souffle dans la rosée angoissante du soir. Il rêvait d’un été torride, sentant le feu et la paille ; il aurait aimé mourir avec Claire, dans la bouche d’un coquelicot. Mais les coquelicots se déshabillent si vite… Et puis il voulait également des hivers affamés pour les regarder passer derrière les vitres marquées, comme certains morceaux de houille, d’empreintes de fougère. Il attendait la nature. Derrière Claire s’étendait le monde, avec ses richesses, étalées seulement aux poètes. Le monde et ses torrents verts, le monde et ses soleils, le monde et les seins de Claire, le monde et les yeux perdus de Claire.

Blanche, mais où était-elle ? Ah oui, sur cette table, dans cette lumière de clinique qui était une lumière de ventre malade. Blanche venait d’accoucher d’une chose : d’un être mort. Et l’abominable fruit issu de ses entrailles représentait l’humanité sans amour. L’humanité morte avant d’avoir vécu.

Cette veille ne finirait donc jamais. Que vienne l’aurore et son ciel encombré de minuscules nuages pareils à des beignets et l’œil énorme de son horizon.

« Nous sommes entrés dans mon cabinet, répéta Worms en lui-même — mais les voix intérieures sont des fracas — . Il y avait la pénombre, la chaleur et la lueur rouge du phare. « Ses » lèvres avaient un goût de sang. Et ses yeux grands ouverts me regardaient comme les morts regardent l’infini.

« Elle n’a cédé ni par calcul, ni par faiblesse. Rien n’a plus compté pour elle que l’acceptation d’un déterminisme venant de loin. »

Worms prit une pose commode. Il revivait chaque soupir de son étreinte. Il était heureux, il regrettait de ne pas mourir car une heure justifiait sa vie. Tout était si beau, si complet ; ainsi, ce sont les lendemains qui transforment les grands jours.

Il rêva longtemps, les mains jointes, le regard fixe. Il ne s’aperçut pas que la clarté de la veilleuse faiblissait. Le jour venait. Le jour immense commençant son futur.

La porte s’ouvrit. Grignard bâillait encore, jamais sa peau n’avait paru aussi rugueuse.

— Il est six heures, fit-il, comment va…

Il se précipita au chevet de Blanche :

— Mais… Grand Dieu, mais elle est morte. Vous ne lui avez pas fait ses piqûres, dit-il froidement après un regard aux ampoules.

Worms se leva en titubant.

— On dirait qu’elle dort, chuchota-t-il.

Mais non, ce n’était pas vrai puisqu’elle avait les yeux à demi clos. Pourquoi proférait-il des paroles étrangères à ses pensées ? Car il pensait encore, il pensait toujours, il pensait que là, même morte, Blanche avait l’air bête.

Le chagrin viendrait après, comme le bruit derrière l’éclair.

CHAPITRE XIII

Après les obsèques de sa femme, Ferdinand Worms pensa qu’une période transitoire devait séparer son terne passé du mystérieux futur vers lequel l’entraînait un destin sournois. Il se rendit aux instances de ses parents et partit avec eux à Rignieux, après avoir donné des instructions à sa bonne et à sa secrétaire et confié ses malades à Grignard.

— Je vous demande de venir comme à l’accoutumée, dit-il à Claire, il faut que vous soyez là car je ne veux pas que ma porte reste fermée.

« Je reviendrai bientôt, ajouta-t-il, attendez-moi. »

Il lui prit la main.

Il resta absent un mois, pendant lequel il se laissa choyer par sa mère et étourdir par le verbiage du colonel et du petit François.

La mort de Blanche affectait peu les parents de Worms. Ils la pleurèrent poliment.

— C’était une bonne fille, décréta l’officier en égouttant sa moustache.

— Une femme d’intérieur accomplie, oui, renchérit son épouse.

Tous deux éprouvaient une sympathie posthume pour la disparue dont la mort les faisait héritiers de François.

— Il est bien entendu qu’un homme seul ne peut se charger d’un enfant, dit la colonelle. Laisse-le-nous, Ferdinand.

Le médecin ne songea même pas à protester. Pour lui, maintenant, son fils représentait un capital bloqué dont il ne songeait pas à réclamer l’usufruit. Worms était lucide. Une ère nouvelle se préparait et il fallait qu’il soit seul pour l’affronter.

Pendant son séjour à la campagne, il essaya de rencontrer son chagrin. Mais celui-ci lui échappait. Il avait beau penser à Blanche, il ne parvenait pas à s’attendrir sur son sort. La mort de sa femme le désorientait sans l’affecter. Il mesurait maintenant la faible place qu’elle avait occupée dans sa vie. Son veuvage était une liberté et il en convenait sans honte.

* * *

Huit mois plus tard, Ferdinand Worms épousait Claire Rogissard.

Sa demande formulée d’une façon inattendue surprit beaucoup la jeune fille. Le médecin ne l’avait plus regardée en face depuis le fameux soir de leur étreinte et elle se demandait si le geste de Worms n’avait pas été un caprice. Mais, un matin de l’automne suivant, comme elle arrivait à son travail, il ne lui laissa pas le temps de se dévêtir.

— Claire, lui dit-il, voici exactement un an que j’ai fait votre connaissance. Je m’étais imposé ce laps de temps avant de vous demander d’être ma femme. Pendant ces huit derniers mois, j’ai longtemps épié vos faits et gestes. Je connais les plus infimes recoins de votre vie. Je sais que vous avez un amant et j’ai étudié cet homme discrètement. Il est impossible que vous ne vous en soyez pas aperçu, c’est un paresseux, un raté ; une femme forte comme vous ne peut aimer un garçon aussi débile que ce monsieur Soleil. Je ne vous demande pas de choisir. Il se peut que vous éprouviez encore longtemps le besoin de veiller sur cette chose qui est la vôtre. Épousez-moi et je lui accorderai, aussi longtemps que vous le désirerez, des moyens d’existence. Je veux vous gagner, Claire, et pour cela, il faut d’abord que je vous épouse. Maintenant, partez, et ne revenez que pour me donner une réponse.

En d’autres temps, Claire aurait refusé tout net, mais depuis leur arrivée à Bourg sa liaison avec le musicien avait perdu son visage matrimonial. Bien que se voyant quotidiennement, leurs deux vies étaient séparées. Soleil prenait de l’importance dans les milieux artistiques de la ville. La société de musique l’avait admis dans son sein en qualité de sous-chef et son œuvre figurait au programme de chaque manifestation harmonique.

Il avait raccourci ses favoris, et sa montre dans son gilet commençait à ne plus être verticale car il prenait du ventre. Quant à Claire, elle était subjuguée par Worms. Cependant, elle aimait toujours Ange. Elle admirait le médecin et protégeait l’artiste. Le premier lui donnait conscience de sa faiblesse, le second de sa force. Avec les deux, elle devenait une femme complète.

Au sortir de chez Worms, elle se dirigea vers l’Hôtel de France. Soleil fronça le sourcil en la voyant.

— Il m’a demandé de l’épouser, cria-t-elle en s’effondrant dans un fauteuil.

Elle pleurait et c’était le même chagrin qui la poignait le soir où Worms l’avait prise.

— Bon Dieu ! siffla Soleil, eh bien, eh bien, pour une surprise. Mais il n’y a pas de quoi chialer, loin de là. Je suppose que tu as dit oui ?

— Non.

— Tu as refusé, sursauta le musicien, mais imbécile, tu ne comprends donc pas qu’il nous arrive une chose inouïe. Il est immensément riche, ce gars-là.

Alors, il se produisit un fait incroyable.

Claire se leva et gifla son amant.

— Tu m’avais promis le mariage toi aussi, lui dit-elle, mais tu n’aurais jamais le courage de devenir un mari. Tu n’es qu’un pauvre petit homme en trop. Un homme sans la moindre importance collective. Tiens, lèche ma main comme un bon chien bien nourri. N’aie crainte va, je ne te laisserai jamais. Si je te perdais, ce serait mon tour d’être faible et mon sang alors s’arrêterait de couler.

Elle refit en courant le trajet jusque chez Worms.

— J’accepte, dit-elle à Worms, je serai votre femme si je puis moi-même transmettre à Soleil les bienfaits par lesquels vous comptez le… dédommager. Êtes-vous d’accord ?

— Oui, dit résolument Ferdinand.

À cet instant, le téléphone tinta. C’était Faber qui demandait conseil à Worms sur un cas de méningite.

— Vous voyez, murmura le médecin, après avoir secouru son collègue, vous voyez, malgré ma perversion, je demeure tout de même une parcelle de vérité dans le mouvement universel.

CHAPITRE XIV

Le second mariage de leur fils plongea les parents de Worms dans une noire indignation.

— Comment, écrivit la colonelle, après t’être élevé au tout premier rang des personnalités de ta ville, voici que tu commets la plus banale, la plus midinette des mésalliances, tu épouses ta secrétaire, toi, le docteur Worms. Mais, mon cher fils, tu pouvais enfin prétendre aux meilleurs partis ; ton père et moi savons bien que Bourg ne compte pas une seule femme libre, veuve ou demoiselle, qui ne soit sensible à ta gloire, ton éducation et ta fortune.

Le père Worms se lamenta. Il alla de ferme en ferme expliquer aux paysans indifférents que son fils devait avoir perdu la raison à soigner celle d’autrui.

Il jura à sa femme de ne jamais remettre les pieds chez son fils et refusa d’assister à la cérémonie bien que celle-ci lui fournît l’occasion d’endosser une ultime fois son uniforme de gala. À part soi, il trouvait Ferdinand diantrement stupide de s’enchaîner à nouveau alors qu’il aurait pu jouir de sa liberté. Faut-il que cette gueuse soit habile pour le traîner devant le maire, grondait le vieillard.

Il l’avait aperçue aux obsèques de Blanche où elle lui avait fait bonne impression par son maintien, sa réserve et sa discrète activité, mais il ne voulait plus en convenir et reniait son premier jugement. Il ne doutait pas que Claire appartînt à ces perfides gourgandines qui sont des tiques de ménages et des mangeuses de veufs. Après avoir dédaigné la carrière militaire, son fils lui infligeait une seconde déception. Il résolut de contrebalancer cette double faillite d’un Worms en faisant du petit François un être d’élite, dur à la vie, c’est-à-dire ami du danger et ennemi des femmes. Il lui inculqua des principes rigoureux, incompréhensibles pour l’enfant. Afin de l’aguerrir, il l’envoyait faire des courses en pleine nuit malgré les protestations de sa femme. Il l’obligeait à toucher des vipères mortes, à tuer des taupes, à plumer des volailles, à s’ôter soi-même des échardes, à accomplir enfin mille exercices baroques qui provoquent généralement une répulsion. Il lui défendit de jouer en compagnie des petites filles du village et lui expliqua en termes savoureux qu’un homme digne de son sexe doit envelopper dans un même mépris tout ce qui ne pisse pas debout. Il arpentait la commune tout autant que le facteur et savait les noms de tous les chiens. Son petit-fils marchait dans son ombre. Le colonel s’habillait de coutil l’été et de velours l’hiver mais il arborait en toute saison un feutre à larges bords et des bottes de cuir souple. Il aimait la compagnie des villageois.

— Il n’est pas fier, assuraient ceux-ci. Car il parlait volontiers et s’appliquait à les divertir.

Mais cette rondeur cachait le mépris du galon pour la plèbe. Le vieux Worms était bon enfant par calcul. Il fallait un auditoire à ses récits et un auditoire soumis. Il donnait son opinion sur les problèmes du bourg. Le colonel potassait le « Chasseur français » et prodiguait des conseils concernant la vie rurale. Il apprenait aux paysans l’art de châtrer les chiens, de greffer les arbres fruitiers, de poser des châssis. Il savait tout. Il récitait par cœur les noms de tous les ministres. Il prévoyait les incidents parlementaires, on le consultait comme un oracle. Souvent, l’après-midi, il rendait visite à son ami l’instituteur et interrompait sa classe pour interroger ses élèves comme s’il eût été l’inspecteur primaire. Tout le pays lui appartenait, il avait l’impression que chacun œuvrait à son intention afin de parfaire l’harmonie de ses jours, et que la roue du moulin tournait pour son plaisir.

La maison des Worms n’attirait pas le regard. C’était une bâtisse quelconque, grise et un peu triste dont les vitres reflétaient le calvaire de la place. Madame Worms n’en sortait guère. Elle passait son temps en fourbissage ; les meubles de style bressan luisaient, de même que le dallage rouge des pièces. C’était une gageure, en maîtresse de maison accomplie, la colonelle tirait des éclats de toutes les surfaces lisses. Elle tyrannisait sa bonne, une rousse aux doigts usés et aux yeux faibles et jurait de la renvoyer, mais elle se gardait bien de mettre à exécution cette sentence car nulle part elle n’aurait trouvé une fille aussi laide, aussi dolente, aussi maladroite sur qui exercer sa cruauté glacée de bourgeoise. Cette domestique représentait une indulgence partielle pour l’ancien officier en ce sens qu’elle détournait de lui l’attention de sa femme. Aussi la choyait-il en cachette par crainte de la perdre.

Un jour par semaine, les Worms recevaient l’instituteur et le curé — personnages éminemment classiques — . Malgré leurs divergences d’idées, les deux hommes s’entendaient fort bien car ils étaient du même village, et savaient juguler leurs opinions en se menaçant de souvenirs communs.

Ces relations masculines suffisaient à la colonelle qui détestait la compagnie des personnes de son sexe. C’était une femme de caserne, aimant le clairon.

Le mariage de son fils lui parut un signe de débilité mentale. Elle approuva son mari lorsque celui-ci refusa d’assister à la noce, pourtant, comme malgré tout elle aimait Ferdinand, afin de ne pas l’affliger elle lui conseilla de se marier dans la plus stricte intimité par égard au chagrin de la mère Borecque.

Le médecin ne souffla mot. Mais après la cérémonie, il emplit sa voiture de bonnes choses et arriva chez ses parents sans les prévenir. Il parvint à Rigneux au moment du déjeuner, jetant l’affolement chez les retraités qui ne s’attendaient pas à cette intrusion et demeurèrent saisis.

— Je vous présente ma femme, dit-il d’une voix ferme, puisant du courage dans le désarroi des siens.

Claire embrassa gentiment ses beaux-parents et prit François sur ses genoux. Sa gravité fit bonne impression. Le colonel était embarrassé et restait sans voix. Il regrettait de ne pas éprouver une colère d’opéra devant ce coup d’état. Mais la jeunesse de Claire le désarmait. Il ne pouvait s’empêcher de la trouver charmante. Le brave homme s’empêtrait dans des compliments périmés qu’il lançait comme des ordres militaires.

— Charmante. Brr brr très heureux. Brr brr. Bonheur. Santé. Entente. Brr. Brr.

Ferdinand riait sous cape.

La colonelle ne prêtait que très peu d’attention à sa nouvelle bru, mais elle maudissait son fils de la lui présenter sans avoir averti. Pour l’instant, seules comptaient ses préoccupations domestiques. Grâce aux provisions fastueuses apportées par le médecin, le repas fut digne d’un sous-diacre et se prolongea toute la journée. Le stratagème de Ferdinand réussit pleinement, il avait mené cette opération familiale en stratège consommé. Claire amadoua sa belle-mère en la complimentant sur la tenue de sa maison. Elle admira plus que ne l’exigeait la politesse ses faïences anciennes, ses meubles encaustiqués, la soumission de sa bonne et sa dextérité à découper le pâté en croûte sans l’émietter.

« Tiens, se disait la colonelle, cette petite est peut-être une arriviste, mais je la crois intelligente et cela fera une moyenne avec cette pauvre Blanche. »

Le vin aidant, la gêne des premiers moments disparut tout à fait.

Ferdinand ne se tenait plus de joie. Il rayonnait d’un bonheur égoïste. Il produisait sa femme avec cette fierté puérile des amoureux qui pensent transmettre un peu de leur ravissement en montrant l’être élu. Il épiait le visage de sa mère comme un marin scrute le ciel et riait malgré lui de la voir se détendre. Quant au père Worms, il commençait à perdre son maintien et embrassait Claire à chaque instant.

— Vous êtes ma fille, expliquait-il, il ne faudra pas tenir les vieux trop à l’écart, n’est-ce pas ? Sa satisfaction lui mouillait les joues, il torchait sa moustache d’un revers de main, son regard brillait. Il voulut présenter sa belle-fille au curé et envoya sa bonne au presbytère, puis à l’école, et la journée s’acheva très tard avec de belles phrases et des éclats de rire.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, et beaucoup d’enfants, déclara le colonel en brandissant son verre.

Ce toast jeta un froid car il rendait oppressante la présence du petit François qui ne quittait pas des yeux la dame de son papa, mais l’instituteur redressa la conversation en lui donnant un ton enjoué. Il complimenta la mariée pour sa jeunesse et sa grâce et fit prendre une mine distraite au curé en félicitant Worms d’un ton égrillard.

À minuit, les nouveaux époux prirent congé. On les accompagna jusqu’à leur voiture avec des lanternes.

— Quels braves gens ! s’exclama Claire lorsque l’automobile eut tourné le coin de la place.

Worms ne répondit pas, il avait grand mal à maintenir sa direction dans ce chemin raviné et montant, charriant un fleuve de glaise. Bientôt ils atteignirent la grand-route toute bleue de pluie.

— Oui, répondit-il enfin, comme s’il avait interrompu le travail de son esprit depuis les paroles de sa femme, ce sont de braves gens.

— Et votre fils est charmant.

— À cinq ans, on est toujours charmant, répondit-il. Claire, murmura-t-il, Claire, nous voici mariés… vous m’appartenez, il me reste maintenant à vous conquérir.

Elle sourit tristement. Elle pensait à Ange. Comment le musicien avait-il passé la journée ? à boire, sûrement. L’avant-veille, Ferdinand avait donné à sa future femme un portefeuille abondamment garni. « Pour vos pauvres, avait-il dit simplement ». Oui, Ange à cette heure devait être ivre et penser à elle. Peut-être pleurait-il dans sa chambre d’hôtel en rêvant du foyer qu’il avait refusé. Pourquoi faut-il toujours choisir ? La vie est une succession de choix. Dieu a accordé aux hommes certaines libertés, parmi lesquelles la faculté de décider. Ange, le petit génie raté, le faux bohème, le faux artiste, le faux vivant, Ange, son Ange, l’Ange jouisseur et fantasque, le paresseux sentimental, le compositeur insensible, combien il lui appartenait maintenant qu’elle l’avait perdu ! Il croyait en elle aveuglément au point de ne pas déceler le danger que représentait pour lui son mariage à elle. Non, elle ne l’abandonnerait pas. Elle se fortifierait au contact du mari et insufflerait à l’amant le souffle de la vie. Maintenant que Worms venait de trancher le cordon ombilical les unissant. Claire se sentait capable d’un courage maternel implacable.

— Vous pleurez ? remarqua Ferdinand.

C’était à moitié vrai, elle porta la main à ses joues. Un sillon chaud lui labourait la figure. Pourtant elle ne pleurait pas.

— Vous pouvez pleurer librement, continua Worms. Il ne faut jamais contenir des larmes. Chaque larme est un peu de peine qui coule.

— Je ne pleure pas, dit Claire obstinément.

Ah non ! elle ne voulait rien perdre de sa douleur. C’était la seule chose durable que lui avait donnée Soleil.

Elle essaya de réaliser sa situation. Alors sa vie lui parut affligeante. Claire se trouvait unie à un homme de savoir qu’elle admirait et qui la subjuguait, mais son cœur, mais ses pensées, appartenaient à un être plus que médiocre pour lequel elle nourrissait un incompréhensible et inutile amour. Chacun de ces deux hommes était un sacrifice pour l’autre. Elle concevait — douloureusement, certes — que Soleil l’eût poussée au mariage, sa soif de lucre et son inconsistance expliquaient toutes les veuleries. Mais elle ne pouvait comprendre qu’un homme de la trempe de Worms acceptât cette situation pour le moins ambiguë. Il lui fit peur brusquement. Un sentiment plus fort que l’amour le hantait sans doute. Les grandes choses effraient.

L’automobile roulait à bonne allure. Malgré la capote et les battants de mica, une aigre bise propulsée par la vitesse s’infiltrait et leur mordait le visage.

— Cette automobile est ridicule, murmura Worms, jusqu’ici elle suffisait à mes déplacements en ville, maintenant il nous faut une excellente voiture de tourisme. Nous irons à Lyon la semaine prochaine acheter une conduite intérieure.

Ces paroles réveillèrent la jeunesse de Claire. Elle se dit avec un tressaillement d’aise qu’elle venait d’épouser un homme riche et que, désormais, les satisfactions de l’argent se pressaient en foule à ses pieds.

Le médecin devina sans doute les pensées de sa femme.

— J’attends vos désirs, murmura-t-il.

En passant les vitesses il frôlait du dos de la main la jambe de Claire. Ce fugitif contact troublait la jeune femme. Une langueur l’envahissait.

« Bon Dieu, se dit-elle, et si j’oubliais tout pour vivre cet instant. Je suis jeune. Ah ! ne plus penser qu’à ce bonheur que l’on me fabrique… »

— Nous allons coucher à Chalamont, prévint Ferdinand, il est tard.

Claire comprit l’impatience de son mari.

— Comme vous voudrez, mon ami.

— Mon ami ! C’était amusant de jouer à la bourgeoise, d’employer des expressions qui paraissent ridicules, de chercher un ton poli, de travailler son visage, de maîtriser chacun de ses muscles.

N’était-elle pas madame Worms ?

* * *

Un feu de cheminée flambait dans la chambre de l’hôtel, vaste pièce tapissée d’un papier peint représentant des scènes de chasse. Un monde de piqueurs joufflus habitait cette tapisserie de cauchemar. Une pendulette à sous trônait sur la cheminée, mais elle ne possédait plus d’aiguilles.

Ferdinand la désigna du doigt.

— Voyez, murmura-t-il, le temps n’existe plus. Nous sommes deux êtres perdus dans l’éternité de l’amour.

Claire approcha un fauteuil de l’âtre. Son mari vint s’agenouiller à ses pieds sur le tapis pelé.

— Comme ce feu est romantique, remarqua-t-elle.

Ils contemplèrent les flammes dansantes. La chaleur leur cuisait le visage.

Ils n’avaient pas besoin de se regarder pour suivre leurs pensées. Leurs deux âmes flottaient dans le feu comme des salamandres.

Au bord de leur avenir commun, ces deux êtres se sentaient saisis par un indicible effroi.

— Viens ! ordonna Ferdinand en se levant.

Il la prit dans ses bras ainsi qu’il l’avait fait huit mois auparavant, retrouvant dans l’étourdissement du moment les mêmes gestes extatiques.

Claire se donna avec une fureur désespérée. Leur étreinte fut un printemps.

Le lendemain, Worms se planta devant l’armoire à glace et se plongea dans une contemplation narcissique. Son visage était ravagé par une nuit tumultueuse, ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Il s’examina de plus près. Il ne se reconnaissait qu’à grand-peine. Évidemment, en détail, c’était toujours lui : son nez rectiligne, curieusement pincé, ses joues plates, ses lèvres bien jointes, mais l’ensemble ne le composait plus. Il avait l’impression de contempler une photographie ancienne conservant le souvenir d’une disparition. Quel homme devenait-il ? Pourquoi tout changeait-il par le seul fait qu’une femme lui avait découvert ses sens ?

Sa respiration troublait la glace, et lentement anéantissait son image.

CHAPITRE XV

Dans l’année qui suivit son second mariage, Ferdinand Worms perdit pour le moins la moitié de sa clientèle. La population de Bourg ne lui pardonna pas sa mésalliance, ni le scandale dont elle fut suivie.

Mademoiselle Jésus fut à l’origine d’une immense cabale montée contre le médecin. La vieille fille chuchota dans les milieux bien pensants que Claire — cette fille d’ivrogne — avait ramené de Paris un bon-à-rien dont Worms connaissait l’existence et qu’il avait la suprême lâcheté de tolérer.

— C’est une gourgandine dangereuse qu’on devrait arrêter, affirmait-elle. Je ne sais comment elle s’y est prise pour enjôler le docteur mais chose certaine, elle et son voyou d’amant en veulent à sa fortune. C’est un couple de larrons.

La vieille demoiselle trouva une puissante alliée en la personne de la mère Borecque. La veuve du marchand de vins n’aimait guère la médisance pourtant l’immense chagrin qui l’accabla à la mort de sa fille se mua partiellement en un courroux de brave femme lorsqu’elle vit son gendre se remarier avant même que le rosier planté sur la tombe de Blanche eût fleuri.

Les deux femmes firent de la « belle ouvrage », l’une insinuant, l’autre tonnant. Elles parcoururent les salons et les magasins en révélant la déchéance de Worms ; car pouvait-on nommer autrement l’insigne faiblesse réduisant le médecin à accepter un corniflage pré-nuptial ? Un souffle d’indignation passa sur la ville, la soulevant contre Worms. L’indignation n’est qu’un abcès, mais le mépris est un cancer. Peu à peu les commérages s’éteignirent, et quand Worms fit ses pas dans une société qu’il avait bernée, il ne rencontra que froideur dédaigneuse. Alors il devina qu’en fait d’excuse et de consolation, il ne lui restait que sa faute.

Claire prenait de plus en plus conscience de son pouvoir. Elle avait cru épouser un homme fort, et elle se rendait compte combien Ferdinand était infiniment faible devant elle, bien davantage en vérité que Soleil fortifié par son indifférence. Elle fut déçue. Une fois encore, elle allait devoir régner. Elle se sentait lasse, infiniment lasse, comme un vieillard, mais sans la sérénité de l’âge.

Ce n’était après tout qu’une femme.

Bientôt sa double vie l’harassa. Elle atteignit l’époque prévue et attendue par Ferdinand où tout naturellement elle devait choisir. Le médecin l’amena à ce carrefour par une tactique de bête. Il voulait la sevrer de Soleil et pour y parvenir se dépensait follement. Il conduisait sa chair dans un tourbillon érotique qui étourdissait Claire. Peu à peu son corps paisible, neuf, avait pris l’habitude de l’amour. Cette longue pureté de l’indifférence charnelle faisait place à une soif d’étreintes sans cesse renouvelées auxquelles se prêtait la jeune femme en détresse. C’est au lit que ces deux êtres usaient leur volonté de se conquérir. Ah ! les malades pouvaient attendre, les nuits de Worms ne leur appartenaient plus. Le soir, le médecin décrochait l’écouteur et débranchait la sonnerie de la porte d’entrée. Il s’enfonçait dans le silence, égoïstement, en homme possédé qui répond à l’appel de son vice. Il se jetait sur Claire et l’assaillait violemment. Mordant ses chairs tièdes, la brûlant de son corps, frénétique et passionné, il avait des audaces, des violences de soudard.

La jeune femme affrontait ce déferlement d’ivresse qui s’abattait sur elle comme une vague et, comme une vague, la roulait. Cette rage d’amour s’achevait dans un anéantissement reposant et triste. Chaque fois, Worms croyait posséder sa femme, mais après chaque étreinte il sentait qu’elle lui échappait comme une poignée de sable, que tout était à recommencer.

« Ce n’est pas cela, pensait-il lorsqu’il la sentait défaillir sous ses ardeurs, ce n’est pas cela que je veux de toi. Il me faut la pensée que tu auras tout à l’heure. »

Il était obsédé par une jalousie étrange. Il savait que Soleil n’était plus pour Claire qu’un amour désincarné. Sa femme ne le trompait pas, il la faisait surveiller. Elle rencontrait Ange de temps à autre dans la salle commune de l’Hôtel de France, précisément c’était ce caractère platonique de la liaison qui le troublait. Il rageait de voir Claire veiller sur la sécurité du musicien. Il aiguisait sa psychologie afin d’essayer de comprendre cet attrait auquel répondait la fille Rogissard. Car enfin Soleil n’était qu’un raté, l’enfant chétif d’un siècle malade ; alors que lui, Ferdinand, possédait l’intelligence d’un enfant de vieux, il appartenait au siècle précédent, il était le fils de l’autre Europe.

Une nuit, la question qui fermentait entre ses lèvres lui échappa.

— Tu l’aimes, n’est-ce pas ? Explique-moi pourquoi.

Claire jeta à son mari un regard surpris. Il avait donc enfin la force de questionner.

— Je ne sais si je l’aime, répondit-elle. À vrai dire, je ne crois pas. Mais, voyez-vous, Ferdinand, nous venons lui et moi d’un lieu que vous ne connaissez pas : de la misère. Je ne suis que sa sœur, une sœur dévouée jusqu’au sacrifice. Il s’est toujours reposé sur moi. Il a tellement besoin qu’on agisse pour lui, qu’on pense pour lui… Avant tout il lui faut des pardons pour vivre. Qui pourrait lui pardonner si ce n’est moi ? Qui pourrait écouter ses rêves sans sourire, et croire en ses espoirs auxquels il ne croit pas lui-même ? Ce n’est pas mon amant. Un amant donne et lui ne sait que prendre. Je l’aime comme on aime un être qui fonctionne avec vos organes. Croyez-moi, Ferdinand, vous ne devez pas concevoir la moindre jalousie. Pensez-vous qu’il me serait possible de berner deux hommes, de vivre en équilibre entre ces deux hommes ? Non, non, nous sommes deux veufs, mon ami ; et de nos premières noces, il nous, reste à chacun un fils.

— Dans ce cas, murmura le médecin, sur lequel les paroles de Claire agissaient à la manière d’un philtre, pourquoi ne quitterait-il pas ce pays ?

— Grand Dieu ! s’écria Claire, s’il partait, il serait corrompu en un clin d’œil, c’est une terre facile qu’il faut sarcler fréquemment.

— Écoutez, mon cœur, je ne suis pas conformiste ; mais songez au ridicule de ma situation. Les gens me considèrent comme un barbon. Leur mépris s’accumule sur moi et je me demande si d’ici trois mois, il se trouvera dans cette ville un seul malade qui accepte mes soins. Si, au moins, ce monsieur Soleil s’installait dans ses meubles, mais il bivouaque depuis un an dans un hôtel comme s’il s’apprêtait à disparaître avec ma femme après m’avoir détroussé. Il est, dit-on, musicien et membre de l’harmonie municipale. Que ne donne-t-il des leçons de solfège ? Il aurait de la sorte une raison sociale et l’on ne m’accuserait plus d’entretenir de mes deniers l’amant de ma femme.

— Voilà une magnifique idée, approuva Claire.

— Alors, exposez-la-lui. Je suppose qu’il consentira. En ce cas, nous lui louerons un appartement dans ce quartier. Et pour vous voir, il n’aurait qu’à venir ici. J’ai confiance en vous, Claire, et vos paroles de tout à l’heure m’ont ouvert l’entendement. Je ne vois aucun inconvénient à le compter parmi mes relations.

— Y songez-vous ! s’exclama la jeune femme. Worms sourit tristement.

— Vous tirez gloire de vos origines prolétariennes, mon aimée, et pourtant, quelle bourgeoise vous faites !

« Lorsqu’on est accusé d’une tare physique, le meilleur moyen de prouver le contraire est de se dévêtir. Montrons-nous nus au public et le public se taira. »

CHAPITRE XVI

C’était un dimanche de printemps tendre et fragile. Un humus renouvelé poussait les plantes neuves, et les végétations nourries du cadavre de l’hiver croissaient d’un sûr élan dans les matins fous. Les pierres lâchées dans l’eau des fontaines ne tombaient plus droites ; bousculées par de jeune courants, elles atteignaient les fonds avec des grâces de feuilles mortes. La nuit s’étrécissait, pressée entre deux soleils, et le jour s’endormait dans des pépiements d’oiseaux et des parfums de fleurs. C’était le printemps éternel et c’était dimanche.

Ferdinand Worms regarda Claire et Ange qui, assis côte à côte, étudiaient le menu. Il se sentait démesurément heureux ce jour-là. Vraiment, il avait eu une bonne idée d’emmener sa femme et Soleil déjeuner dans cet hôtel de Saint-Amour.

Claire releva la tête, elle contempla le ciel — un ciel italien, immense et lointain jusqu’au bleu roi.

— Tiens, dit-elle, les oiseaux sont revenus.

Soleil promena un œil préoccupé sur l’horizon :

— C’est vrai, fit le musicien. Puis, tendant le menu à Worms : le poulet à la crème ne m’a pas l’air mal, annonça-t-il, qu’en pensez-vous, docteur ?

Le médecin sourit devant ces préoccupations stomacales. Il regarda Claire, elle aussi avait compris. Dieu ! que c’était amusant cette alliance secrète tournée contre le musicien.

Deux mois auparavant, obéissant au programme dressé par Worms, Ange avait pris possession d’un petit appartement meublé situé Boulevard de Brou. Une plaque de cuivre brillait à sa porte : Ange Soleil, professeur de musique. Cette plaque avait fait de Soleil un autre homme. Il la contemplait à chacune de ses sorties et tirait de cette contemplation une assurance exagérée. Bourg était la ville qu’il lui fallait. Grâce à cette plaque, il la conquérait. Maintenant le souvenir de Paris l’écœurait. Comment pouvait-on croupir dans cette multitude, enseveli dans l’obscurité de l’inconnu ? Une petite ville est une arche où chaque individu est un prototype. Lui représentait l’art, on le saluait. On connaissait son nom, sa profession, sa musique. Il prenait un embonpoint de bon ton et devenait jovial et grassouillet comme un maître de chapelle. Maintenant il se cachait pour visiter la maison close. Il buvait modérément, pinçait discrètement les servantes et n’acceptait comme partenaires aux cartes que des gens ayant pignon sur rue.

Il ne voyait plus Claire avec les mêmes yeux et se prenait même à douter qu’elle eût été sa maîtresse tant elle était devenue la femme de Worms. Désormais, il ne se permettait plus aucune privauté avec elle, car Worms lui en imposait. C’était un personnage formidable dont la bonté inquiétait. Le médecin l’avait accueilli fort courtoisement, et Soleil le craignait à cause de cet accueil déroutant.

Peu à peu, une amitié bizarre lia les deux hommes. Soleil était un pleutre servile et Worms goûta à son tour la joie de la domination… Il lui plaisait de voir le musicien prendre des mines pour lui et s’ingénier à le satisfaire par des attentions de courtisan. Ah, certes ! cet homme n’était guère dangereux pour sa quiétude et, loin de menacer son bonheur, ne pouvait que le renforcer. Le bohème trouvait l’occasion de se transformer en bourgeois. Il s’agrippait à cette providence qui se nommait Ferdinand Worms. Quant à Claire, elle connaissait le calme des mères ayant marié leurs enfants. Sa tache était terminée. Elle s’efforçait de jouir de sa vie facile ; tout en essayant de ne pas trop mépriser les deux hommes. Soleil l’avait vendue contre du pain à Worms qui l’avait payée avec une lâcheté. Que devenait son bel amour rose de jadis ? Elle pleurait parfois en se remémorant les folles heures du Trinité-Hôtel, le tabac du boulevard Saint-Germain, cette douceur de vivre disparue sentant la chambre d’hôtel et l’andouillette grillée. Mais quoi ! se disait-elle, il faut bien un passé.

Et elle arrosait le sien de ses larmes.

* * *

Le calcul de Ferdinand s’avérait exact. Peu à peu, la colère publique se refroidissait. La population fut déroutée par la tournure que prenait l’aventure. Lorsqu’on vit les deux hommes côte à côte, souriant d’un sourire politique, la stupeur paralysa les langues. On ne put croire à une pareille complaisance de Worms. Quelqu’un murmura qu’après tout, Soleil pouvait bien être un fils naturel de Rogissard ; le vieil employé de gare s’enivrait assez pour semer des enfants sans bien s’en rendre compte. Il se fit une contre-manifestation en faveur du médecin. L’imagination populaire trouva des arguments pour réhabiliter le docteur. Mais cette réhabilitation fut un feu de paille. Les hommes appartenant au public sont plus vulnérables que le commun des mortels. Une renommée est pareille à un dangereux exercice, son succès réside dans sa constance. On s’était habitué à considérer Worms comme un philanthrope d’une conduite irréprochable, exposé à toute curiosité. Il avait failli à sa légende. Avec stupeur, Bourg découvrait l’homme sous le médecin. Une clameur de foule bernée l’avait conspué, puis, par un retour classique des indignations collectives, on avait essayé de reconstruire le héros. Mais en vain. Les Tuileries ne conservaient plus leur lourd mystère après que le peuple de Paris y fût entré. Car, tout le monde avait pénétré dans l’intimité de Worms à la suite de Soleil. On lui avait tendu le bonnet phrygien mais il avait refusé de s’en coiffer. Il demeurait lui-même malgré tout, c’est-à-dire un homme de science, un homme de devoir. Seulement, son devoir changeait de camp. Il ne répondait presque plus aux appels nocturnes. Pourquoi s’en indigner ? Qui donc aurait compris qu’il commençait sa vie, toute sa vie à quarante ans ? Le devoir, le premier devoir n’est-il pas d’utiliser sa vie ? Il y a tellement de têtes de morts dans les cimetières qui doivent rire de leur vie manquée.

* * *

Le repas fut plein d’entrain.

Soleil réprimait son appétit et mangeait d’une manière précieuse, en s’efforçant de mastiquer lentement.

Worms le surveillait du coin de l’œil. Le musicien l’amusait. Un être comme lui reposait la vue. Ange s’habillait en noir et, avec sa veste trop pincée, son col amidonné, sa cravate mal nouée, ses pommettes luisantes, il ressemblait à un marié de village. Il aimait manger, cela se voyait au regard avec lequel il accueillait chaque plat. Le médecin l’étudiait comme un cobaye. Soleil promettait d’être son plus joli cas de guérison. Il le guérissait lentement de la misère et faisait de lui un petit valet de comédie, bien nourri et maniéré.

Ce n’est pas désagréable de posséder un homme pour soi seul, de le voir blêmir à chacun de vos froncements de sourcils, et rire de vos saillies et participer bon gré mal gré à votre humeur. Ange admirait Worms pour sa richesse, son savoir, son attitude. Il mettait ses pieds dans les pas de Ferdinand, ajustait son ombre à la sienne. Il voulait se faire oublier à force d’être présent.

Et comme Laetitia Bonaparte, sa seule pensée était celle-ci : « Pourvu que ça dure. »

— Ça durera, promettait le regard tranquille de Claire, ne suis-je pas là ? Je te sauverai malgré toi, malgré lui, malgré moi peut-être, parce que trop de choses grandes ou laides ont été accomplies pour cela jusqu’ici. Et parce que rien n’est tout à fait inutile.

Au dessert, la conversation prit un tour familier. Ferdinand proposa à sa femme de passer les fêtes de Pâques chez ses parents, le colonel réclamait sa bru à corps et à cris.

— Ce sera un grand plaisir pour moi, affirma Claire, vous avez de bons parents.

Le médecin sentit le regret contenu dans ces paroles et embrassa tendrement la jeune femme, ce qui remplit d’aise Soleil. Il semblait au musicien que chaque caresse des époux fortifiait sa position.

— Votre père est un excellent homme également, assura Ferdinand.

— Mais quel ivrogne ! lâcha Soleil. Hier au soir encore, il pleurait au Café de la Gare, devant au moins cinquante personnes. C’est grotesque pour toi, Claire, et pour le docteur. Songes-y, tu pourrais essayer de sermonner ton père. Bon Dieu, il ne s’appartient plus. Lorsqu’on a une fille aussi bien mariée il faut savoir se faire oublier.

Des larmes apparurent dans les yeux de la fille Rogissard.

— Là, là, calmez-vous, balbutia Worms affolé par ce chagrin silencieux. Que nous importe l’opinion publique ! Je crois vous avoir montré le peu de cas que j’en fais. Quant à votre père, je déplore son penchant pour la bouteille à cause de sa santé, mais permettez-moi de ne pas tenir un langage de médecin — chacun prend son plaisir où il peut. Allons, ne pleurez plus, souriez avec le printemps, mon amour. N’avez-vous pas dit tout à l’heure que les hirondelles étaient de retour ?

— Les hirondelles, les hirondelles, murmura Ange d’une voix rêveuse, car il n’avait plus faim.

Et ce fut une belle journée.

CHAPITRE XVII

Quinze ans s’écoulèrent, quinze années livides, échevelées, comme les motifs en bas-relief d’une fresque de monument romain.

En 1930 le colonel Worms mourut, sans trop s’en apercevoir, d’une affection cardiaque. Ferdinand éprouva un gros chagrin. Bien qu’il le vît rarement, son père occupait une grande place dans son existence. Le vieillard lui apportait une foule de croyances plus ou moins fallacieuses, de rodomontades, de verve facile, de hâbleries, étrangères au caractère du médecin mais dont cependant il avait besoin de percevoir l’écho. Claire et Ange veillèrent le corps du défunt en compagnie de Ferdinand. Le musicien assista son ami Worms avec un tact dont on ne l’aurait jamais cru capable. Il est à remarquer que les êtres médiocres savent profiter de l’abattement de ceux qui les dominent pour se rendre indispensables. Soleil s’occupa des pompes funèbres, des faire-parts, du teinturier et du repas. Il revêtit son costume le plus sombre, prit son air le plus inspiré. Il enviait Claire de pouvoir prendre le deuil. Il désirait tellement se fondre dans cette famille ! À force de manger du Worms, Ange croyait devenir Worms.

Le noir allait bien à Claire. Sa tristesse naturelle se reposa sous le crêpe.

On enterra le colonel dans le petit cimetière de Rigneux envahi par les ronces, fourmillant de lézards, bourdonnant d’abeilles — symbole de perpétuité — qui viennent prendre aux morts ces douceurs auxquelles ils sont indifférents : les parfums et le sucre.

La colonelle refusa d’aller habiter chez son fils. Son tempérament rigide pouvait s’accommoder d’un gros chagrin. Elle demanda seulement à Ferdinand de lui laisser François. Son petit-fils possédait les yeux et les manies du colonel. Il procurait à sa grand-mère ces éléments indispensables à la vie : l’affection et les soucis.

L’entêtement de la vieille dame ravit le médecin, Worms se souciant peu de rompre l’engourdissement bienheureux de sa vie conjugale en faisant venir auprès de lui une femme autoritaire et un gamin turbulent.

La colonelle prit donc à son compte l’éducation de François. L’instruction de l’enfant fut confiée au Curé et à l’instituteur qui s’appliquèrent à en faire un bon chrétien et un solide républicain. Mais ni le catholicisme ni l’instruction civique ne séduisirent le gamin. Le colonel avait semé dans cette jeune âme quelques graines de fantaisie avec ses palabres, ses promenades, ses gamineries de vieux petit garçon. Cette fantaisie germa bien vite dans la solitude. François se retrouva seul ; il était le plus affecté de la mort du vieillard. Il ne pouvait admettre la disparition de son compagnon à cheveux blancs qui le parait de ses décorations, lui laissait admirer ses épaulettes moisies, et l’emmenait de ferme en ferme tonitruant, riant, calmant la colère des chiens par des paroles mystérieuses. L’enfant errait mélancoliquement dans les chemins creux où chuchotent les noisetiers. Il ne s’aventurait plus dans les embauches et regardait craintivement les taureaux têtus. Le colonel savait les flatter en caressant les poils crépus de leur front, maintenant il avait peur de leurs yeux alanguis et cruels qui le fixaient avec la hargne vengeresse d’un ennemi vaincu attendant son heure. Désormais le ruisseau méandreux conservait ses poissons. Les houx si solides et qui donnaient de si bons bâtons semblaient avoir haussé leurs branches. Les puits étaient noirs, et l’eau de nuit croupissant au fond gardait la petite voix frêle sans lui faire l’honneur d’un écho. François allait s’asseoir devant la forge du maréchal-ferrant et regardait les sabots grésillants de la jument du maire, laquelle lui paraissait plus haute que le cheval de Troie. Il avait l’impression que jamais plus il ne pourrait grimper sur le large dos où le juchait le colonel. Jamais plus il ne sentirait racler ses fesses par le dur côtèlement, et jamais plus ses jambes nues ne rencontreraient le contact émouvant de cette peau souple que font frissonner les mouches. Il restait là, dans cette odeur de corne brûlée, essayant d’évoquer la haute silhouette de l’officier à travers l’âcre fumée. Le maréchal jurait après la bête. C’était un brave homme aux cheveux hérissés qui devait ressembler à Vulcain avec son tablier de cuir, ses poignets gainés de cuir, et sa face en cuir mal rasée. Le colonel l’aimait bien et le saluait militairement. « Il faut bien puisque vous êtes maréchal, s’esclaffait-il. » Ah ! la douceur de ce début de passé ! Ah ! les bottes du colonel ! Ah ! sa moustache de vieux guerrier inutile qui était mort comme se rouille un sabre n’ayant jamais servi !

Les soirs maintenant tombaient tristement sur des journées vides et les premiers feux le glaçaient.

Dès que le crépuscule enflammait la tête des arbres, François se rendait au cimetière. La grille grinçait. Le vent du soir courait entre les croix. Il y avait çà et là des perles de verre et des lettres de zinc détachées des inscriptions fixées aux couronnes. Des poteries éclatées par les gels du dernier hiver exhalaient l’odeur putride des fleurs pourries et les tombes tanguaient sur un lac de glaise jaunâtre. Celle du colonel ressemblait à une barque paisible.

Ici repose

François regardait le sol dans lequel s’enfonçaient ses sabots bressans. Ici repose ! mais non ! le colonel n’était pas dans cet enclos raviné. Il demeurait un peu partout pour l’enfant. Son rire sonnait dans le cliquetis de ses médailles, le marteau du maréchal rappelait sa force, son pouvoir mûrissait dans chaque graine de houx et les bêtes se souvenaient de lui. Des parcelles de sa gloire tombaient du ciel en fils de la vierge scintillants de rosée lumineuse.

François se mit à aimer cette magie rustique qui conservait si bien son grand-père. En grandissant il fit la conquête du village. Il savourait l’enchantement des saisons et l’éternité des actes. Il aimait l’école pour la salle de classe d’où l’on entendait crier les hirondelles, pour l’odeur puissante de ses camarades, pour le pittoresque du grand Tep qui mâchait de la douce-amère. Il aimait l’église parce qu’elle était une véritable église de campagne avec des chemins de croix dignes du douanier Rousseau, des bancs de bois où l’on s’accroche, et parce que le jour qui tombe des vitraux est une lumière de paradis campagnard. Il aimait le cordonnier et sa pie apprivoisée. Il aimait le petit café où chaque samedi, Baptiste l’accordéoniste allait jouer « Elle a perdu son pantalon », en lançant des ruades aux gamins qui l’approchaient.

— Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, créateur et souverain Maître de toutes choses, lui enseignait le curé.

Et avec une persévérance de poète, l’enfant recherchait l’empreinte de ce Dieu terriblement abstrait, dans les ruissellements de sève. Il le découvrit dans la nature comme il avait découvert le colonel. Dieu était là, toujours présent dans l’entrelacement des plantes, dans les instincts animaux, dans la ronde des astres.

Un jour il tenta d’expliquer au curé sa trouvaille, mais le prêtre ne le comprit pas et conseilla au petit de chasser des pensées païennes. François comprit alors qu’aucune vérité n’est absolue. Chacun porte la sienne à grand-peine comme un sac de courges qui roulent, vous meurtrissent, et attaquent les parties sensibles de vos reins.

Le curé bâtissait sa croyance sur des lois fragiles. L’instituteur émiettait sa science sans la diminuer. Elle formait son bloc de vérités à lui, et rien n’était moins vrai pour François que ces évidences de manuel. Il apprit à bâtir son propre univers. Ce fut facile, sa grand-mère ne surveillant guère que sa santé. Une soif de lectures le brûlait. Il dévora un à un tous les ouvrages de la bibliothèque. Robinson Crusoé le passionna et devint son livre de chevet. Par la suite, il ne devait pas réviser son choix. Jamais roman ne fut plus merveilleux que celui de ce naufragé. Aucun romancier ne pouvait inventer aventure plus bouleversante que celle d’un homme isolé. Aucune poésie n’égalait en puissance celle de ce livre qui suggère tant et s’abandonne à toutes les imaginations. Crusoé donnait à François le goût de la solitude, de la rêverie, de la nature. « Un jour, se disait l’adolescent, je partirai peut-être pour des contrées sauvages, il faut pour être véritable qu’une solitude soit tragique. » Il attendait, comme seuls les contemplatifs savent le faire, sans impatience, avec une confiance de poète. Il commença d’écrire de petits récits champêtres, doux comme des chants de pipeau. Il les lisait à sa grand-mère, le soir, sous l’abat-jour rose. La vieille dame les trouvait charmants, mais en son for intérieur elle regrettait que son petit-fils ne manifeste aucune aptitude guerrière. François allait sur ses quinze ans et elle jugeait que le temps était venu pour lui de commencer des études supérieures. Comme son fils et sa bru, venaient les visiter en moyenne un dimanche sur deux, elle leur fit part de ses préoccupations. Elle voulait un uniforme pour François afin que les mânes de son mari reposent en paix.

— Tu sais bien, Ferdinand, que les Worms sont des soldats. Tu as choisi une autre, carrière soit, mais il ne faut pas que les traditions se perdent.

— Grand Dieu, mère ! sursauta le médecin, vous désirez voir entrer votre petit-fils dans l’armée, vous ne savez sans doute pas qu’avant dix ans, nous aurons la guerre.

— Et puis ? s’indigna la colonelle, si la guerre éclatait, François y partirait de toutes façons. Et s’il devait tomber sur un front, poursuivit-elle, cruelle dans son orgueil, mieux vaut que ce soit avec des galons sur les manches.

Claire qui assistait à ce conseil de famille prit la parole doucement.

— Peut-être François a-t-il une idée sur la question, murmura-t-elle.

La femme de Worms aimait profondément son beau-fils. Elle admirait sa grâce innocente, son air réfléchi et sa beauté. Car le physique du jeune garçon était remarquable par l’harmonie de ses traits. Ses cheveux abondants, d’une blondeur intense, son regard bleu où l’on se mirait, son nez fin évoquaient ces pastels qui, dans les salons oubliés, conservent le témoignage des jeunesses antiques. Son rire triste et fier mouillait les yeux de Claire.

Worms appela François et lui relata sa conversation avec la colonelle.

— Tu es en âge de choisir ta carrière, mon fils, conclut-il fort doctement, que décides-tu ?

Le fils de Ferdinand contempla tour à tour ces trois visages si différents. Celui de la colonelle contracté par une âpre volonté, celui de son père attentif et grave, celui de Claire enfin, paisible et doux, complice, oui, tout prêt à soutenir une rébellion. Dieu ! que son père avait eu bon goût d’épouser une femme pareille. Claire était si jeune. Elle ne vieillirait jamais et il sentait confusément qu’ils possédaient l’un et l’autre une identique forme d’esprit. Ils appartenaient à la tristesse comme à une race.

Le regard de François revint à Ferdinand.

— Es-tu riche ? questionna-t-il à brûle-pourpoint.

— Qu’appelles-tu riche ? demanda le médecin, sans se laisser démonter par cette étrange question. Pour être riche, il n’est pas besoin de posséder beaucoup d’argent, l’essentiel est d’en avoir assez et j’en ai assez, plus qu’assez.

— Eh bien alors, si tu le permets, je me consacrerai aux lettres.

— Aux lettres ! s’écria Worms effaré, mais, mon cher François, as-tu du talent ?

— Je ne suis pas sûr d’avoir du talent, mais la foi ne me fait pas défaut. Prends ce cahier, il contient quelques contes, évidemment on ne peut se fonder là-dessus pour décider d’une carrière, pourtant si je suis autre chose qu’un paresseux tu dois le découvrir.

Étonné par ce parler net, Worms s’empara du cahier. Claire se rapprocha de lui et tous deux commencèrent la lecture, tandis que la colonelle s’éloignait d’un air courroucé.

Le médecin n’était pas à proprement parler un littéraire mais il était capable de juger une œuvre. Il fut surpris et ému par le talent de son fils. Ces contes trempaient dans une lumière de printemps, comme s’ils eussent été écrits avec de la rosée.

— Que de fraîcheur ! murmura Claire. Votre fils a une sensibilité de jeune fille.

— Oui, approuva Worms chez qui s’éveillait une curiosité professionnelle. Il avait l’impression d’apercevoir son fils pour la première fois. Aussitôt il se reprocha de s’être désintéressé de lui si longtemps, il s’agissait moins d’un remords que d’un regret, le regret de n’avoir pas vu croître cet être neuf et vibrant, le regret de n’avoir pas participé à l’élaboration d’une grande œuvre, le regret de s’être laissé voler son double.

Chaque exclamation de Claire lui entrait dans la chair comme une écharde.

— Eh bien, dit-il en refermant le cahier, je te fais confiance.

Fort du soutien paternel, François se lança éperdument dans la voie dangereuse qui l’attirait.

Il s’écoutait vivre et regardait autour de lui. Il demandait à ses lectures le moyen d’exprimer ses sensations. Lorsqu’il eut acquis une certaine maîtrise, il commença à envoyer sa prose dans les rédactions de plusieurs revues et eut la joie de se voir retenir çà et là quelques textes.

— Je suis parti, exultait-il, grand-mère, je réussirai.

La vieille dame souriait tristement, partagée entre la joie de sa joie et la rancune qu’elle ne lui vînt pas de succès militaires. Eh quoi, son petit-fils ne serait donc jamais qu’un civil ? Il trahissait comme son père la lignée des Worms. Décidément la race s’atrophiait. Le passé militaire de la famille manquait sans doute de guerres. Le colonel avait passé sa vie dans des casernes, en lui s’était fanée la virilité cocardière des descendants.

— Des guerres !

Cinq ans plus tard il y en eu une. Elle affecta fort peu François. Il attendait patiemment d’être mobilisé et fut tout surpris de voir arriver l’armistice de 1940 avant son ordre de départ. Il ne connut de l’occupation que quelques soldats allemands, arrogants et mornes, dans les rues de Bourg où il se rendait parfois afin de mettre à sac les librairies. Son père lui évita la corvée des chantiers de jeunesse. Le médecin n’aimait ni Vichy, ni ses institutions. « Je me moque des partis, affirmait-il, je ne demande qu’une chose aux gouvernements : la liberté. La force est la raison des imbéciles. Je suis du côté de l’intelligence et l’intelligence ne s’épanouit que dans la liberté ». Pendant l’occupation, le médecin s’appliqua à vivre encore davantage chez lui. Il ne pouvait se rassasier de sa femme et malgré ses années de mariage il lui semblait la connaître de la veille. Sans le vouloir Claire le tenait en haleine ; elle se faisait conquérir chaque jour. Quant à Soleil il était l’animateur de galas organisés au profit des prisonniers. Il confectionnait une musique facile qu’il orchestrait et faisait jouer par sa société. Grâce à l’appui de Worms il occupait une place très en vue et attendait d’un jour à l’autre les palmes académiques que lui avait promis un sous-préfet, patronnant l’une de ses séances.

On le voit, les bouleversements sociaux troublèrent fort peu la famille Worms. François commençait à se faire un nom dans la presse périodique. Il vivait comme un ermite dans son petit village de l’Ain, mais en 1943 son père, effrayé par les luttes intestines mettant aux prises l’armée secrète et les forces miliciennes appuyant l’occupant, craignit pour la sécurité de son fils, son instinct paternel fut tiré de la léthargie dans laquelle elle s’était engloutie.

— Les campagnes ne sont plus sûres écrivit-il à François, viens habiter avec nous.

La colonelle pleura pour la première fois de sa vie.

CHAPITRE XVIII

L’arrivée de François dans la maison du Boulevard de Brou créa une diversion dans les habitudes de ses occupants.

Dès le premier soir Ferdinand regretta sa décision. Son fils lui fit peur. Avec lui s’écroulait un bonheur laborieusement construit. Jusqu’ici il avait vécu ardemment pour Claire, sans éprouver la moindre gêne. Il l’entourait de ces mille attentions qui ne peuvent se prodiguer que dans l’intimité la plus absolue.

Petit à petit ses relations avaient déserté son logis car, malgré son souci des convenances, Worms ne pouvait masquer le profond ennui dans lequel le plongeait la présence de tierces personnes. Son fils était pire qu’une tierce personne. Désormais le médecin allait devoir se surveiller, refréner ses élans d’époux et ne jamais oublier qu’il était père. Les yeux d’un fils sont ceux d’une conscience.

Worms ne pouvait plus supporter chez lui que la présence de Soleil. Soleil était tout le public de son amour. Il encourageait la dévotion de Ferdinand pour sa femme et savourait chaque baiser. Le musicien ne croyait pas à sa bonne fortune, bien qu’au cours des dernières années sa situation se soit consolidée, il vivait sur un éternel qui vive et s’attendait chaque jour à ce que Worms les chassât Claire et lui. Il ne pouvait comprendre l’extase du médecin. Cet amour durerait donc toujours ? Avec son esprit versatile Soleil ne pouvait croire cela. Sa politique était une politique d’attente. Il se disait que Worms avait près de cinquante-cinq ans et qu’un jour il serait vieux. Alors Ange sortirait vainqueur de ce tournoi obscur, car il avait quinze ans de moins.

La venue du fils de Worms lui causa une désagréable impression. Bon Dieu ! il avait passé quinze ans de sa vie à séduire le médecin, à s’installer dans son foyer, à manger dans sa main, à l’arroser de ses larmes, à l’égayer de ses rires, à lui dédier ses œuvres musicales, à lui ligoter sa femme, — parce que, il fallait bien le dire, c’est lui qui avait le plus contribué à faire de Claire madame Worms — . Il s’était hissé au rang pénible d’ami de famille, avec tout ce que cette fonction comporte de conseils à donner, de confidences à recevoir, de services à rendre. Qui donc en effet conduisait l’automobile au cours des sorties dominicales ? Qui consolait les tristesses de Claire par des pressions de mains prudentes et des clins d’yeux indéfinissables ? Qui écoutait les lamentations de Worms lorsque celui-ci s’épouvantait de ces états dépressifs chez sa femme ? Ange, toujours Ange. Il était devenu l’Éminence grise de ce ménage étrange, l’homme à tout faire familier devant qui la gêne s’évanouit.

En vérité François Worms était mal venu dans ce foyer qui ne pouvait plus être le sien. Il s’y introduisait à grand-peine comme un corps étranger dans une chair contractée par l’appréhension.

La nuit de son arrivée, Soleil ne put fermer l’œil. Il se retournait dans son lit, éclairait sa lampe de chevet, puis se replongeait dans l’obscurité sans parvenir à s’endormir ou à trouver une solution à son angoisse. Cette angoisse qui tournait dans sa tête comme une roue de moulin, broyant toute pensée lucide. La vie chez Worms ressemblait à un numéro de music-hall, elle tenait à un prodige de complaisances et d’habitudes. Le jeune homme arrivait avec son insouciance et ses sabots dans ce climat fragile. Qu’allait-il se produire ? Il ne devait pas savoir qu’en haute altitude un éternuement peut provoquer une avalanche. Et puis il s’agissait d’un roman à trois. Soleil se voyait démasquer par le fils Worms, privé de subsides, privé de Claire, seul avec son petit embonpoint de notaire. Que deviendrait-il si semblable catastrophe fondait sur lui ? Il ne savait rien faire pour lui-même, il était incapable de se nourrir, incapable aussi de crever de faim.

Worms de son côté se débattait contre des pensées d’un autre ordre. La présence de son fils pesait sur lui ; ce soir-là, il n’avait pas osé — pourquoi ? — toucher sa femme. Cette longue frénésie sexuelle qui brûlait en lui depuis quinze ans menaçait de s’éteindre. Il était glacé par l’insupportable idée de la faillite de son appétit charnel. Il pensait à ce soir d’automne où il avait visité un vieillard bouleversé par son impuissance. Il avait ri, l’imbécile. Pauvre Faust ! il le comprenait maintenant. L’autre était mort, plaise à Dieu que le même sort lui soit réservé si décidément il devait subir cet outrage des ans. Il baignait dans la chaleur de Claire, son genou touchait le jarret de Claire et ce contact n’éveillait en lui aucun désir, son corps devenait insensible. Allons, que diable, il n’allait pas s’avouer vaincu. Furtivement il caressa le corps endormi de cette femme de trente-huit ans, aux formes épanouies. Il fallait, il fallait qu’il l’éveillât par une étreinte frénétique, mais il n’osait pas s’aventurer dans un assaut incertain.

Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? se demanda le médecin. Bien sûr je suis un cérébral, et c’est la pensée de mon fils couché à côté qui m’obsède, ce grand fils de vingt-deux ans.

Pourquoi ce jeune homme inconnu surgissait-il à ses côtés ? Non, son fils, ce grand fils n’était pas son fils mais une sorte de père du petit enfant de quatre ans que les colonels avaient emmené, ravis, un surlendemain de onze novembre.

Doucement Worms se leva et s’en fut raccrocher l’écouteur téléphonique. Si au moins un malade pouvait l’appeler !

* * *

Le lendemain, les craintes de Soleil connurent une accalmie. Il comprit que François ne le gênerait pas. Ce garçon frêle et rêveur regardait bien au-delà de son entourage. Il contemplait un univers fantastique peuplé par ses héros. Tout de suite il organisa son existence commodément. Il passait son temps à muser à travers la ville et dans les campagnes avoisinantes ou bien se cloîtrait des heures entières dans sa chambre pour écrire. Il était d’humeur égale, aimable et d’un commerce facile. Il charmait par sa conversation. Il parlait bien et tenait des raisonnements d’homme expérimenté qui surprenaient chez un être aussi jeune. François possédait une sorte d’expérience intuitive, faisant de lui l’égal d’un homme ayant longuement vécu. Worms n’osait plus bouger devant son fils et se taisait. Il redoutait de se laisser deviner en se manifestant. Le médecin tâchait à se créer un personnage conventionnel de père et cette immobilité le vieillissait abominablement. L’inaction ankylose. Amer et taciturne, il examinait Claire, surveillait les réactions de sa femme devant son fils. Voici que soudain une jalousie voilée pointait dans son cœur. Pourquoi Claire retrouvait-elle un rire depuis si longtemps disparu ? Worms n’osait croire que ce fût la jeunesse de François qui déridait ainsi sa femme. Car enfin lui-même n’était pas si vieux et l’amour lui conservait une éternelle jeunesse. Peut-être après tout son entrain sonnait-il faux et tous ces cadeaux dont il la couvrait, toutes ces ardeurs dont il l’assaillait ne pouvaient compenser le seul sourire d’une bouche de vingt ans. Claire et François bavardaient interminablement. Le jeune écrivain prêtait ses livres favoris à sa belle-mère, les commentait et lui donnait la notion de choses invisibles pour d’autres. Il lui lisait sa prose à voix basse, le soir, Worms les aurait tués. Parfois il essayait de s’immiscer dans leur clan en posant une question mais les deux autres lui répondaient d’un air ennuyé, et il venait s’asseoir avec Soleil auprès de la cheminée, comme un chien triste qui n’intéresse plus. Claire sortait lentement de l’engourdissement hivernal où l’avait plongé son mariage. Elle venait de passer quinze ans entre ces deux hommes dont l’un l’avait déçue et l’autre exaspérée et qu’elle finissait par mépriser profondément.

Pourquoi avait-elle accepté de jouer ce rôle de femme adulée ? Grand Dieu que c’était ridicule de se déguiser en madame Worms, alors qu’elle était la fille Rogissard. Grignoter des toasts en tenant le petit doigt levé, morigéner la bonne, appeler son mari mon ami, voussoyer Ange, se promener en automobile et se sentir la fille d’un ivrogne ! Quelle ironie ! Mais qu’y pouvait-elle ?

Elle n’était pas de ces femmes-caméléons, sans passé, qui s’adaptent à chaque décor. Dans ses veines coulait un sang mêlé de vin, le sang du peuple, un sang de tâcheron, un sang de 14 juillet. Elle conservait ses pensées plébéiennes comme un cadeau obligatoire de sa nation et de sa race.

François lui apportait son innocence et sa pureté, une immense affection débordait de son âme, mêlée de gratitude. Elle se reprenait à chantonner comme autrefois, à Paris, lorsqu’elle regagnait le Trinité Hôtel au bras d’un homme qu’elle croyait posséder. Maintenant elle pouvait reposer son regard sur un être neuf. La gravité de François l’amusait, son exaltation, sa foi, son ton pathétique l’émouvaient étrangement. Et elle devinait qu’il était lui aussi troublé par elle. Il avait des rougeurs adorables lorsque par hasard leurs mains-se touchaient.

* * *

La salle à manger des Worms : Claire et François jouent aux dames.

Worms et Soleil se chauffent les reins.

Les deux joueurs sont gais. Les deux hommes sont tristes.

Le médecin médite amèrement sur cette quiétude passée qui s’effiloche un peu plus chaque jour. Pourquoi se sent-il de plus en plus honteux ?

Il n’y a pas de honte à vieillir. Il regarde sa femme, il regarde son fils. Oui, il est jaloux, étrangement jaloux. Non pas qu’il nourrisse des doutes sur la conduite ou les sentiments de Claire. Claire est d’une autre époque, c’est une femme farouche, fidèle d’une façon absolue comme seules certaines femmes du peuple ou de vraies dames sont capables de l’être. Mais le docteur se sent berné. Quinze ans il a lutté pour séduire cette femme et en quinze ans il n’a pu obtenir d’elle autre chose qu’une passivité sans limites, qu’une bonne volonté à se laisser combler, qu’une amitié sans tendresse. Sa vie ! il donnerait avec joie sa vie pour faire éclore sur les lèvres de sa femme un seul des sourires dont elle comble François. Il examine avec aigreur ce fils qui débarque d’un passé dont il s’est à jamais délivré. Si Worms était superstitieux… S’il était superstitieux, il croirait que Blanche se venge. Pauvre Blanche, lorsqu’il pense à elle, il ne peut plus l’imaginer vivante. Elle a toujours été comme une morte. Il a épousé une morte, il l’a tenue dix ans dans sa main, puis un jour il a écarté les doigts et l’a abandonnée à la terre. Il lui fallait ses deux mains pour s’emparer de Claire. Et en ce moment, bien qu’elle ne lui ait jamais appartenu, Claire lui échappe.

Le vieux Worms se tourne vers Soleil. Il se sent pris d’affection pour le musicien déconfit, il passe par les mêmes transes que lui. Ange se dit qu’en définitive, François est dangereux puisqu’il accapare Claire. Sans l’attention, sans l’aide, sans la volonté de Claire, Ange Soleil trébuche. Demain, si cet état de choses continue, il ne sera plus qu’un déchet sans ferment, inutile à l’humus de l’humanité.

* * *

Huit jours plus tard, trois policiers allemands vinrent perquisitionner chez le médecin. L’officier qui commandait cette opération déclara avoir reçu une lettre anonyme, accusant François Worms de manœuvres terroristes. Leurs recherches furent vaines, mais les gens de la Gestapo emmenèrent néanmoins le jeune homme.

— Un garçon de vingt-deux ans, n’a rien à faire chez lui déclarèrent-ils avec un mauvais sourire. N’ayez crainte, s’il est innocent nous lui trouverons un emploi.

Ange Soleil était de cet avis.

CHAPITRE XIX

Un soir d’hiver les trois personnages de notre récit étaient réunis dans le grand salon de la maison, autour de la cheminée — Worms adorait les feux de cheminée — . La nuit les avait surpris dans cet assoupissement, et petit à petit la pièce était entrée dans l’obscurité sans que l’un des trois ne songeât à donner la lumière. Les reflets de l’âtre dansaient sur le plafond une ronde irrégulière, et les flammes montaient haut dans le gouffre noir de la cheminée avec un doux crépitement de cendres chaudes.

Aucun ne parlait, tous trois se perdaient dans la contemplation du feu, offrant leur visage au rougeoiement convulsif des bûches. La même pensée les habitait sans doute car au bout d’un instant, lorsque Ferdinand questionna :

— Et que dit-il encore ?

Claire et Soleil relevèrent la tête simultanément.

— Il prétend que les bombardements leur empêchent de fermer l’œil, murmura le musicien.

— Les bombardements, dit Worms. Pauvre garçon, si calme, si éloigné de ce tumulte.

— Faut-il que les gens soient immondes, pour se livrer à ce monstrueux trafic de dénonciations, soupira Claire.

Le médecin jeta un coup d’œil à Ange Soleil qui frémit et sentit ses mains se glacer. Il n’en pouvait plus. Cela faisait des semaines que le pauvre diable ployait sous le remords. Décidément il n’avait aucune envergure. Les premiers jours il s’était félicité de sa trouvaille. Sa lettre avait sorti du jeu ce pion dangereux que figurait François et il avait sauté de soulagement. Mais peu à peu il s’était laissé prendre par la tristesse de Claire. Il ne mangeait plus et faisait des cauchemars. L’atmosphère de la maison se condensait, chacun vivait une vie provisoire, avec des habitudes impérieuses, des gestes machinaux, des mots vides. Non il n’en pouvait plus. Et le soir surtout sa lassitude le tourmentait comme un abcès. À chaque instant, l’envie lui prenait de se jeter aux genoux des époux en se frappant la poitrine. « Je suis l’être immonde dont vous parlez, mais ayez pitié de moi, ne m’abandonnez pas, donnez-moi l’assurance que vous veillerez toujours sur moi et peut-être alors pourrai-je enfin vivre normalement et m’améliorer. Il faut de l’argent pour devenir un brave homme lorsqu’on n’est qu’une chiffe. La vertu coûte cher, offrez-m’en une. Je ne peux plus supporter ce perpétuel qui-vive. Oh, Claire, si j’avais su, comme je t’aurais épousée ! »

Claire se leva, abandonnant à ses pieds une flaque de lumière rouge.

— Je vais m’occuper du dîner, annonça-t-elle.

Les deux hommes demeurèrent côte à côte, les couacs aux genoux, pareils à des vieillards.

— Vous pleurez ! fit Worms d’une voix lente.

Le musicien renifla.

— Un homme ne doit jamais pleurer, continua le docteur. Il doit conserver sa peine et la laisser fermenter. La vie est un ferment, Ange.

Soleil tourna vers lui un petit visage contracté par la douleur et par l’effroi qu’elle lui causait.

— Docteur, oh docteur, balbutia-t-il, je suis un salaud, un salaud, si vous saviez…

Worms repoussa du pied une bûche qui s’effondrait.

— Je sais, dit-il sèchement.

Soleil s’arrêta, interdit ; il n’osait pas comprendre.

— Vous… vous savez, bégaya le musicien.

Ferdinand secoua la tête.

— Oui, et vous vous demandez pourquoi je vous tolère sous mon toit après ce que vous avez fait. Mais, mon pauvre Soleil, vous ne voyez donc pas que je suis le seul à bénéficier de votre lâcheté. Votre vermine vous ronge et je vis de votre vermine. En me prenant mon fils, vous m’avez rendu ma femme. Et ma femme, c’est plus que ma vie, voyez ce que je suis devenu pour elle : j’ai refusé de vieillir, j’ai dressé mon corps à une acrobatie amoureuse, j’ai délaissé la médecine, j’ai perdu mon nom et terni ma gloire. Je me suis renié, j’ai… je n’ai pas empêché ma première femme de mourir, moi, le docteur Worms. Et c’est vous qui vous frappez la poitrine ! Ayez donc le courage d’être vous-même jusqu’au bout. Voyez, je participe à votre crime par cet aveu, je me fais votre complice afin de vous aider. Vous ne pleurez plus ? C’est bien, peut-être qu’un tourment rentré vous fortifiera. Vous manquez de phosphore, tout Soleil que vous êtes. Redressez la tête, vous, voici quelqu’un. J’ai vu le maire aujourd’hui, il paraît que vos palmes s’avancent. Une fois décoré vous vous sentirez l’égal de n’importe qui.

Ange Soleil regardait Worms avec des yeux épouvantés. Mais par-delà sa terreur une aube pointait. Sauvé, il était sauvé. Après avoir ressuscité Lazare, le Christ n’avait plus le droit de le damner.

Claire revint un instant plus tard.

— Hé là, sourit-elle, vous n’avez toujours pas allumé ? avec ce feu de bûches comme toile de fond, vous ressemblez à des démons.

— À des démons, rêva Worms, à des démons ! c’est donc que nous sommes arrivés. N’est-ce pas, Soleil ?

FIN

Février 1944 Février 1945