L’HOMME AU REGARD D’AVEUGLE
Peut-être que cette nouvelle vous donne des vapeurs. Peut-être que votre cervelet émet du point d’exclamation à la cadence où les usines Ford débitent des bagnoles. Alors c’est que vous n’êtes pas des champions de la réflexion. Le meurtre de Ferdinand ne m’épate pas du tout. Entre nous et le jardin du Luxembourg, je m’attendais à un dénouement de ce genre. C’est justement pour le prévenir que j’ai demandé au rouquin de me conduire chez Ferdinoche. Seulement je n’avais pas prévu qu’ils se débarrasseraient aussi vite de ce témoin gênant. Pardon ! les gens que la fusée Stevens intéresse, ne plaisantent pas. Ils travaillent vite et bien.
Le pauvre Ferdinand a la gorge tranchée d’une oreille à l’autre. C’est pas du tout du boulot d’amateur ! Son meurtrier n’a pas suivi des cours par correspondance, moi je vous le dis.
J’enjambe le corps et j’examine les lieux, Derrière la lourde il y a une flaque d’eau et des traces de semelles crêpe. Quelqu’un venu de l’extérieur a séjourné là ; guettant le retour du petit gangster…
Lorsque Ferdinand a pénétré dans son appartement, une main est sortie de l’ombre comme dans les trucs du Grand Guignol et lui a ouvert le corgnolon. Drôle de médicament contre les angines !
Les semelles appartiennent à des tatanes d’homme. Elles présentent un motif curieux : des ronds enchevêtrés comme d’emblème du sport. Je ne suis pas de ces flicards qui collectionnent les bouts d’allumettes et les boutons de culotte, pourtant je note mentalement le détail. Il peut m’être utile à l’occasion.
Je jette un ultime regard à la carcasse de Ferdinand.
— Adieu, tocasson, je lui fais, en touchant le bord de mon papeau cabossé ; voilà ce que c’est de jouer au gros dur lorsqu’on a un tempérament de marchand de sucettes.
En bas, le père Toto continue de soutenir le montant de sa porte. Il paraît aussi éveillé qu’une tortue.
— Dites-moi, Toto, je lui fais, vous n’avez pas bougé de devant votre lourde entre le moment où Ferdinand est rentré et celui où je suis arrivé ?
— Pas bougé.
— Alors vous avez dû voir sortir des gens de l’immeuble.
— L’est sorti un mec, fait-il.
— Vous le connaissiez ?
— …amais vu…
— Comment il était, ce type ?
Le gros bœuf me regarde lourdement. Ses petits yeux de goret frileux ont une lueur d’intelligence.
— Quèque chose va pas ? demande-t-il.
— Peut-être, dis-je sans me mouiller. Alors, ce zigoto, il ressemblait à Henri IV ou à quoi ?
— Il était grand, jeune, frisé…, lâche Toto.
Il reprend son souffle. L’asthme lui ravage la forge à ce gros picoleur.
— Il avait un pardessus marron, un cache-col jaune…
Ce qu’il y a d’O.K. avec le bougnat c’est qu’il possède un beau coup d’œil. Lorsqu’il a remarqué un type, il est capable de vous dire s’il avait ou non ses dents de sagesse et de vous révéler la couleur de son slip.
— Pas mal, murmuré-je.
— Attendez, continue l’autre. Ses yeux…
— Qu’est-ce qu’ils avaient, ses yeux ?
— Ils étaient minces, enfoncés… Ça lui faisait un regard d’aveugle, je sais pas si vous voyez ?
— Je vois… Merci.
Je grimpe dans la bagnole. Avant qu’elle ne démarre, je baisse la vitre et je dis au père Toto :
— Ferdinand a-t-il une ardoise chez vous ?
— Non.
— C’est heureux ; parce qu’il n’est plus en mesure de payer ses dettes. On vient de lui signer un reçu pour solde de tous comptes… M’est avis que vous feriez bien de passer un coup de tube au commissariat.
Il ne semble pas extraordinairement ému.
Il cherche sa respiration, la trouve et rentre dans son bar.
— À la boîte ! ordonné-je au rouquin.
Voici le moment de prendre quelques dispositions. On vient de me servir les hors-d’œuvre, je dois me préparer au plat de résistance. Faire chauffer les assiettes pour les viandes quoi ! Je vais commencer par le commencement, c’est-à-dire par Héléna. En v’là une dont il est grand temps que je m’occupe. Si je laisse flotter les rubans, la France va se dépeupler…
De retour à la Grande Maison, je grimpe au labo afin de me munir du matériel qui me paraît utile pour mener à bien ma mission.
Héléna va avoir un super ange gardien, moi je vous le dis. Je vais lui coller après comme un morceau de sparadrap.
Je fais transporter le matériel en question dans une petite Austin et je mets — seul cette fois — le cap sur le « Stevens’ office ».
La bagnole que je pilote offre plusieurs particularités dont il est impossible de se rendre compte si l’on n’est pas affranchi, elle n’a pas le châssis standard, mais un autre spécialement conçu pour elle, et sa carrosserie passe-partout recèle un moteur Abarth, ce qui fait qu’on peut grimper à 190 avec cette trottinette et en mettre plein la vue à n’importe quelle grosse batteuse.
La nuit descend prendre son service au moment où je parviens rue Gambetta. Je m’arrête à proximité du 64 et je regarde. Il ne me faut pas une minute pour repérer les deux types précédemment chargés de la filature. Ils se baguenaudent dans les parages avec des mines trop innocentes pour qu’un gamin de cinq ans ne crie pas que ce sont des flics…
Comme ma voiture est aussi pourvue de la radio, je mets le contact et j’appelle le boss.
— Dites-donc, chef, pouvez-vous immédiatement faire dire à vos bonshommes de rentrer ?
« Je m’en chargerais bien moi-même, mais s’ils sont brûlés, ça n’est guère prudent. »
— Entendu.
J’attends une demi-heure environ, et je vois radiner un motard. Il descend de sa machine et regarde autour de lui comme je l’ai fait précédemment. Lui non plus ne met pas longtemps à repérer les polichinelles. Il s’approche d’eux, leur dit quelques mots et enfourche son engin. Les copains vont à une voiture stationnée plus loin et les mettent. Ouf ; cette fois, c’est au gars San-Antonio de jouer !
La nuit est complètement tombée. Je mets mes feux de position. Heureusement, il y a un lampadaire juste devant la porte de chez Stevens, je n’ai pas à m’égratigner la rétine pour surveiller les allées et venues… Je dois le dire, le trafic est faiblard. Excepté une bonniche qui est allée poster du courrier, je n’ai vu entrer ou sortir personne. J’établis un petit courant d’air et je fume en rêvant à une poupée qui a eu des bontés pour moi la semaine précédente.
Je ne suis pas du tout du genre de mec qui se penche sur son passé, c’est un truc qui vous flanque moralement le torticolis. Simplement, je pense à cette môme parce que c’est une distraction qui en vaut une autre, et qu’on a toujours intérêt à se meubler l’esprit avec des images délicates. Vous ne pouvez pas savoir combien elle était chouïa, cette greluse.
Et pour jouer au calcif par-dessus la commode, oh pardon ! Elle aurait rendu des points à une équipe de professionnelles !
Mes pensées voltigent, pareilles à des papillons roses. Cette image pour vous rappeler que je ne suis pas seulement un écraseur de pifs, mais que la poésie est une copine à moi.
Brèfle, comme on dit dans le grand monde, je tue le temps de mon mieux. Tout de même c’est pas folichon de moisir à l’intérieur d’une voiture. Surtout lorsqu’on a pas l’esprit sardine à l’huile. Je n’aime pas à faire l’élevage des fourmis dans mes guiboles. Pourtant je dois attendre et ne pas me montrer. L’affût, c’est ce qu’il y a de plus tartignole dans la chasse.
Il est neuf heures lorsque je vois une DS stopper devant le 64. Gare aux taches ! J’essuie la buée du pare-brise et je fais fonctionner mes lotos. Un petit vieux en descend, suivi d’une jeune femme. Le petit vieux n’est pas exactement un petit vieux. Ça doit être même un grand vieux lorsqu’il est entièrement développé ; mais il est voûté comme la galerie d’un cloître, ce qui réduit considérablement sa taille. Quant à la poulette qui l’escorte, je comprends tout de suite que c’est Héléna.
Alors là, je tique, d’abord parce qu’elle est belle à vous couper la respiration, ensuite parce que je me demande comment il se fait qu’elle ne soit pas dans la maison comme je pouvais le supposer, puisque les deux mouches faisaient le pied de grue dans la rue…
Peut-être l’avaient-ils perdue, après tout ?
Je suppose que le vieux biscornu c’est le prof. Elle est aux petits soins pour sa pomme Elle le soutient pour l’aider à gravir le perron. Une vraie infirmière gâteau !
Ils disparaissent à l’intérieur de la cambuse, mais mon petit doigt me dit qu’elle ne va pas tarder à réapparaître because c’est elle qui tenait le volant et qu’elle n’a pas arrêté le moteur.
En effet, la revoici. Avec la légèreté d’une gazelle elle dégringole l’escalier, ce qui fait danser sa poitrine. Elle porte un manteau gris-vert non boutonné, et, par-dessous, une jupe noire et un pull jaune. Ce pull c’est un frangin ! Il lui moule les roberts à ta perfection. Il y a du trèfle au balcon, je vous le jure ! Ils sont deux et ils occupent leur strapontin… Mazette, elle a des vaniteux qui appellent la main-d’œuvre étrangère !
La v’là dans son carrosse. Elle décarre en trombe. Le hic c’est que sa monture se trisse dans le sens contraire à celui de la mienne, si bien qu’avant de me lancer sur ses roues je dois exécuter une manœuvre de grand style. Je parviens au bout de la rue en me demandant si je vais encore la voir. Tout va bien. Elle se trouve stoppée par un feu rouge à un croisement et je m’annonce dans sa zone de désintégration. Nous repartons ensemble. Elle tourne du côté du bois et franchit la grille.
Ça commence mal. À ces heures, la circulation est presque nulle dans le bois de Boulogne. Je risque de me faire repérer et c’est une chose que je tiens à éviter à tout prix. Heureusement pour moi, ce coin de Paris m’est familier, car c’est là que je viens faire mes levages les jours d’inaction.
Pour lui donner le change, j’emprunte des allées de traverse, ce qui me permet de la précéder. Précéder, c’est le meilleur moyen de suivre, cela semble paradoxal, mais la formule est garantie sur facture.
On quitte le bois par l’avenue Foch et on remonte sur l’Étoile. Héléna décrit un demi-cercle autour de l’Arc de Triomphe et prend l’avenue Wagram. Elle s’arrête aux Ternes, range sa DS et entre dans un grand restaurant. Je l’imite. La porte commandant l’accès est une porte-tambour. Juste comme je viens de m’engager dans le tambour, cette p… de lourde se bloque. Elle se bloque parce que quelqu’un, à l’intérieur, a glissé son pied là où il ne faut pas. Ce quelqu’un c’est un mec jeune, aux cheveux bouclés. Il porte un par-dessus marron et un cache-col jaune. Il a les yeux obliques, terriblement enfoncés, ce qui lui donne un regard d’aveugle. Il me bigle en rigolant.