Ne soyez pas trop franc

Un dernier regard à la voiture truquée, un suprême à ce que les journaleux appelleront « l’immeuble tragique » et je tourne le dos à tout ça…

Je me dirige vers la lumière, c’est-à-dire du côté de la vérité, car mon bon vieux naze ne m’avait pas trompé : il existe une vérité à découvrir. Une vraie ! Ce sera duraille mais je ne partirai pas chez les Ricains avant d’avoir donné un coup de projecteur sur toute cette eau trouble…

D’accord, c’est vachement embrouillé, c’est bizarre, c’est tout ce que vous voudrez, pourtant au milieu de tout cela il existe comme une logique : Balmin le cardiaque est tué — maintenant on peut taper dans le vocabulaire ! — dans la voiture de Parieux, lequel, étant donné la combine de la poignée électrisée, ne pouvait ignorer la chose… Le même Parieux est menacé, il écrit « Au secours ! » Et, en effet, il est buté par un malin qui lui trouve une mort peu banale… du moins quant à sa préparation… La maîtresse de Parieux, complice présumée du premier meurtre, trempe, semble-t-il, dans le second… Elle est la fille du toubib qui soignait Balmin pour son cœur et qui, par conséquent, savait qu’une légère émotion pouvait tuer ce dernier.

Vous le voyez, il y a dans tout ça matière à réflexions…

J’arrive à la hauteur du garage. Je franchis la vaste porte et je me trouve nez à nez avec un type superbement barbouillé de cambouis.

— C’est pour de l’essence ? demande-t-il.

— Non, fais-je, c’est pour de la lumière…

Il me regarde comme vous regarderiez le quidam qui voudrait vous vendre un canon atomique pour mettre sur votre cheminée…

— Police ! j’ajoute.

Il essuie ses pognes après son pantalon bleu et dit :

— Ah ! avec une gravité qui me fait sourire.

— M. Parieux, qui habite dans la rue, garait ici, n’est-ce pas ?

— Oui, lorsqu’il était à Paris…

— Il ne vous a pas demandé de procéder à une petite installation d’un genre particulier dans sa voiture ?

— Non…

— Venez voir…

Je l’entraîne à l’auto et lui désigne le fil insolite…

— Non, assure l’homme, nous n’avons jamais fait ça… Je ne comprends pas du reste son utilité…

— C’est pour une farce, assuré-je… Lorsqu’on chope la poignée de la porte afin de la fermer, on déguste une secousse. Ça n’est pas le summum de l’esprit, j’en conviens, mais ça vaut le poil à gratter et le verre baveur !

— Ouais, admet-il.

Il admettrait n’importe quoi lorsque ce n’importe quoi est dit par un matuche.

— Lui est-il déjà arrivé de laisser sa voiture dehors, la nuit ?

— Non, jamais… Seulement il s’en est servi cette nuit, il n’est rentré que sur le matin et il n’a pas osé me réveiller…

Le gars parle avec une assurance qui me fait sourciller…

— Comment savez-vous qu’il s’est servi de sa guinde cette nuit ?

— Pas malin, elle était là, hier soir, à neuf heures… J’ai pensé en la voyant : « M. Parieux ne va plus tarder… » Et puis je n’y ai plus pensé… J’allais au ciné avec ma bonne femme. En rentrant elle n’y était plus… J’ai cru qu’il l’avait rentrée pendant le temps du veilleur de nuit. Mais non… Et ce matin, à l’ouverture, elle était de nouveau dehors, voilà…

Je répète « voilà » en rêvassant…

Donc la voiture truquée a servi cette nuit. Est-ce Parieux qui l’a utilisée ? Ou bien… quelqu’un d’autre ?

— Merci, vous êtes bien aimable… Rentrez cette voiture et ne la touchez plus jusqu’à nouvel ordre, compris ?

— Entendu…

Je lui serre la paluche, histoire de lui montrer qu’une main de travailleur n’a jamais rebuté un bourdille et je monte dans mon os.

*

— C’est encore moi, docteur…

Il a toujours son visage déteint, ses cheveux en broussaille, ses yeux pointus…

Un air de contrariété polie passe sur sa face blême.

— Bonjour, me dit-il…

Il me fait entrer de nouveau dans son salon triste qui sent l’oubli.

— En quoi puis-je encore vous être utile ? demande-t-il, prenant bien soin de souligner le « encore ».

M’est avis qu’il ne doit pas avoir lerche de clients, le mec. Drôle de toubib en vérité… Un toubib qui ouvre lui-même la lourde à ses clients, qui reste en veste d’intérieur et vit en compagnie d’un clébard peu engageant…

— Dites-moi, docteur…

Je parle doucement, affûtant bien mes mots, car ce gnace est un homme énergique…

— Dites-moi, docteur, connaissez-vous un certain Jean Parieux ?

Je m’attends à tout, sauf à une réaction pareille.

— Je vous en prie ! dit-il sèchement…

J’attends la suite en le regardant d’un air incrédule…

— Pourquoi me parlez-vous de cet individu ? demande-t-il, comprenant que je ne romprai pas le silence qui s’est établi.

— Peut-être parce que c’est le moment de parler de lui… D’après votre réaction, je vois que vous le connaissez ?

— Ne jouons pas au plus fin, déclare-t-il sèchement, vous ne devez pas ignorer, si vous vous intéressez à lui, qu’il est l’amant de ma fille.

— Je ne l’ignore pas, fais-je en le regardant dans les yeux, Mais, dites-moi, docteur, pourquoi ne parlerions-nous pas de lui à l’imparfait ?…

— C’est-à-dire ?

— Vous me semblez ignorer, vous, qu’il est mort !

Il est abasourdi, ou alors c’est rudement bien imité.

Il s’assied, les flûtes fauchées.

— Mort…

— Comme il n’est pas possible de l’être…

— Quand ?

— Cette nuit…

Soudain, le visage du docteur se modifie, il se crispe, se ride, devient presque pathétique.

— Comment ? fait-il.

Je lis la panique dans ses yeux. C’est la panique d’un père redoutant des giries pour son lardon.

— Asphyxié, dis-je : le gaz… Mais les circonstances de cet… accident, me semblent… mettons, bizarres.

— Bizarres ?

— Oui. Votre fille n’est pas là ? J’aimerais l’in… lui parler !

— Ma fille n’est plus là, dit-il tristement…

« Depuis qu’elle fréquente cet individu, nous sommes séparés, elle vit dans la banlieue rouennaise où j’ai une propriété…

Je l’arrête du geste car j’ai besoin de réfléchir… La banlieue rouennaise… Où ai-je entendu parler de cela, récemment ?

« Ah ! oui… Hier, chez Balmin : Parieux… Il prétendait avoir laissé l’antiquaire dans sa voiture pour aller téléphoner à un client demeurant dans les environs de Rouen…

— Le nom du bled ? fais-je.

— Goussenville.

— Il y a longtemps que votre fille fréquentait Parieux ?

— Cinq ou six mois…

— Comment l’a-t-elle connu ?

— Eh bien ! chez Balmin, précisément : au magasin de ce dernier. Ma fille collectionne les monnaies anciennes…

— Ah ! oui…

— Oui… Cela vous étonne ?

Je secoue imperceptiblement les épaules. Je trouve qu’on parle beaucoup de monnaie ancienne dans cette affaire.

— Continuez.

— Balmin étant un client à moi, j’ai dit à ma fille d’aller faire ses achats chez lui. C’est lui qui lui a présenté Parieux… Et… Bref, il l’a séduite !

Je le regarde :

— Vous viviez seul avec votre fille ?

— Ma femme est morte en lui donnant le jour, je l’ai élevée… Je…

Compris : la jalousie paternelle !

— Quel âge a votre fille ?

— Vingt-six ans…

— Elle n’a jamais été fiancée ?

— Plusieurs fois, c’est une enfant fantasque…

— Puis-je vous poser une question… Heu… délicate ?

— Allez-y !

— Plus qu’un autre vous devez admettre qu’une jeune femme a besoin de… d’un ami…

— Je l’admets !

Son visage est neutre comme la Suisse.

— Or, vous vous brouillez avec cette fille choyée parce qu’elle prend un amant ?…

— Je ne me suis pas brouillé avec elle parce qu’elle a pris un amant, je suppose qu’elle en a eu d’autres, du reste. Mais nous nous sommes fâchés parce que cet amant était Parieux…

— Vraiment ?

— Vraiment !

Il est net !

— Que lui reprochiez-vous ?

— Son casier judiciaire, tout simplement. C’est un sujet sur lequel un honnête homme ne peut pas passer !

— Son casier…

Du coup, je passe pour une crème, moi ! J’arrive ici, le bec enfariné, sans savoir que Parieux avait un casier…

— Lourd ? je demande.

— Trop lourd pour le compter au nombre de mes relations.

— Comment avez-vous su cela ?

— C’est vous, commissaire, qui me posez une pareille question ? Vous ignorez qu’il existe des officines auxquelles on peut faire appel lorsqu’on désire avoir des renseignements sur quelqu’un qui vous intéresse ?

— Très juste, admets-je…

J’ajoute :

— Vous n’aimiez pas beaucoup Parieux, hein ? Vous le détestiez même…

— Mettons carrément que je le haïssais…

— Cette franchise vous honore, docteur…

Et, en prononçant ces mots, je songe que tous les acteurs de ce drame sont francs… À l’exception toutefois de Jo-la-Lopette.

Oui, ils sont francs : Parieux était franc, trop franc… Illico il est venu raconter l’histoire de ses relations avec Balmin… Le toubib est franc…

Pour tout vous dire, je commence à nager car je n’arrive pas à me faire une opinion…

— Une dernière question, docteur : vous n’avez pas assassiné Parieux, n’est-ce pas ?

— Non, dit-il… Et croyez bien, commissaire, que je le regrette beaucoup.