Ne vous servez jamais de buvard

Je trouve le flic qui m’a sifflé tout à l’heure devant ma voiture, détournant en fulminant la circulation contrariée par cet obstacle.

En m’apercevant il se rue sur moi.

— Non, mais dites donc, espèce de cornichon ! Qu’est-ce qui vous prend de laisser votre voiture au milieu de la chaussée ? Je vous ai sifflé, vous ne m’avez même pas répondu… Refus d’obéissance, ça va vous coûter cher…

— Allons, allons, fais-je en lui montrant ma carte, tu vas faire exploser tes hémorroïdes en hurlant de cette façon… J’ai laissé mon tréteau ici parce que ça pressait ! Merci de me l’avoir surveillé, un choc est si coûteux à notre époque…

Il me rend ma carte et balbutie des excuses.

— Je pouvais pas savoir, monsieur le commissaire…

— Évidemment…

Je grimpe dans ma tire au grand désappointement de quelques sadiques qui attendaient mon retour avec l’agent en espérant assister à un passage à tabac.

Il est la demie de sept heures…

Je fonce rue Joubert…

*

— Tu viens, chéri ? me demande une des cent quarante-cinq p… qui arpentent le bitume du quartier.

— Tu me feras des trucs exotiques, je parie ? lui demandé-je…

— Non, mais ça sera bon tout de même…

— Plus tard…

— Va donc, hé…

Je pénètre dans l’allée et je consulte le tableau des locataires, car j’en ai soupé des concierges, bien que, dans l’ensemble, elles m’aient été utiles…

Croyez-moi ou ne me croyez pas, mais je ne suis pas satisfait… Je ne le suis pas car il y a un point faible dans ma reconstitution : l’appel « Au secours » écrit par Parieux… Ça, ça me désoriente vachement…

Enfin je monte quatre à quatre jusqu’au dernier étage bien entendu où perche le fameux Audran, qui désire tant me parler…

Une odeur de lessive m’accueille. Je sonne…

Une femme jeune et grosse m’ouvre. Elle porte un tablier à carreaux bleus et elle est enceinte jusqu’aux yeux.

— M. Audran, s’il vous plaît ?

— Entrez…

Un marmot joue à Zorro dans le vestibule décoré de chromos touchants.

— Allons, Hervé-Xavier, fait-elle, laisse passer monsieur…

Et elle crie :

— Léon !

On renouvelle les prénoms dans la tribu !

Léon surgit d’une salle à manger-salon microscopique. Je le remets : c’est le guichetier des Postaux aux tifs en brosse et à l’air acide qui a douillé la brique de Balmin…

— Tiens, dis-je, intéressé… C’est vous ?…

— Voulez-vous entrer, monsieur le commissaire ?

— Comment avez-vous eu mon adresse ? lui demandai-je.

— Voyons, vous avez touché un chèque… Un chèque à votre nom… Je n’ai eu qu’à demander votre numéro de téléphone aux renseignements.

Je me mords les mouillettes : se faire contrer par un mou de la tronche, c’est vexant, non ?

— Que se passe-t-il ?…

— Eh bien ! fait-il, j’ai appris que l’homme qui vous intéressait était mort. J’ai fait un rapprochement entre ce décès survenu à la sortie de chez nous… (c’est de l’immeuble des Chèques postaux qu’il parle !) et votre interrogatoire…

Il est là, rigide, sévère, sentencieux, fier de lui, de son emploi, des douze gosses qu’il fera encore à sa pauvre femme et qu’il affublera de prénoms prétentiards…

— J’ai concentré mes souvenirs, poursuit-il.

« On concentre bien la tomate », me dis-je en regardant sa face de constipé.

— Et alors ?

— Je me souviens avoir entendu le vieillard dire à son compagnon : « Notez l’adresse… »

« Je n’ai pas pris garde au reste… Je vous le répète, monsieur le commissaire, j’exécute mon travail sans m’occuper des usagers…

Il voudrait que je le congratule, que je l’appelle Bernard Palissy, héros et martyr du travail. Mais je reste froid.

— C’est tout ?

— Alors je me suis souvenu que l’homme au manteau de cuir a griffonné quelque chose sur le talon de chèque que je venais de restituer… Mais il a agi ainsi pour satisfaire le vieillard, pour « faire semblant », comme dit Hervé-Xavier, mon fils… La preuve, il n’a pris qu’une partie de cette note… puisque c’est vous qui l’avez trouvée…

Sans qu’il m’invite à le faire, je dépose mon pétrousquin sur la banquette…

Une adresse…

— L’homme au manteau s’est servi du buvard mis à la disposition des usagers, poursuit-il…

Il fait un pas en arrière afin de pouvoir décrire un geste large et noble.

— Le voici, ajoute-t-il en me tendant un petit rectangle rose pâle…

— Il n’y a pas beaucoup de signes imprimés dessus, fait-il remarquer, afin de souligner qu’il ne donne pas de la mauvaise marchandise…

Je saisis le buvard et je m’approche de la glace Louis XIV–Levitan ornant la cheminée…

J’ai vite fait de repérer ce qui m’intéresse.

Sans grande difficulté je déchiffre : « Au secours. »

Puis, immédiatement dessous et écrit par la même main : « 30, rue Laffitte ! »

Ce que j’ai pris pour un message, ce qui a déclenché toute l’affaire, c’est simplement l’adresse d’une grande compagnie d’assurance. Parieux a noté cela, puis il a déchiré un morceau du talon, celui où figurait l’adresse…

J’éclate de rire.

— Merci, monsieur Audran… Vous avez fait votre devoir de bon citoyen. La police a en vous un auxiliaire intelligent et dévoué.

Les talons joints, l’œil humide, il m’écoute.

Et avec dévotion, il saisit les cinq doigts que je lui propose.

*

— Ce que tu es gentil d’être venu tout de même, mon grand…

Félicie est rayonnante.

— J’avais idée que tu dînerais ici ce soir… J’ai tout de même mis mes pieds au four…

— Hum !

— Tu sais, les mamans sentent les choses…

Après tout ce doit être vrai… Moi, je croyais vadrouiller dans les rues jusqu’à la dernière minute… Mais le mystère dissipé, l’histoire perd tout son parfum… Il n’est plus question maintenant que de retrouver une meurtrière dans Paris… Une meurtrière dont on a l’identité, le signalement et les empreintes… Oui, je croyais que… Mais les mamans sentent les choses. La preuve : Félicie a tout de même préparé ses pieds paquets…

Et ils sont délicieux…

— À quoi songes-tu, mon grand ?

— À une paumée, M’man… À une fille qui a voulu jouer les aventurières et qui n’a reculé devant rien… Elle a acculé son pauvre père au suicide… Elle a tué des hommes… Pas des hommes très intéressants, mais des hommes tout de même…

— Quelle horreur ! soupire Félicie…

Puis, passant à un autre sujet…

— Tu te soigneras bien… Il paraît que les Américains mangent beaucoup de glaces, fais attention, c’est mauvais pour l’estomac… Fais attention aussi aux gangsters, ajoute-t-elle en écrasant une larme…

Je sais ce qu’elle pense :

« Les gangsters, c’est mauvais pour la vie des flics… »

— Allons, M’man, tu ne vas pas cafarder, au moins !

— Non, non, assure-t-elle…

— Tu sais ce que je t’ai promis ? La Bretagne à mon retour…

— Mais oui…

— Je serai bientôt là…

Je commence à gamberger à la mission dont m’a chargé le boss, et je songe que rien n’est moins sûr…

— Je te rapporterai un cadeau de là-bas… Tu sais, les Ricains font des choses ahurissantes pour le ménage… Tiens : un fer à repasser qui repasse tout seul, ou bien une machine à découper les carottes en forme de bombe atomique ? Hein ! Que veux-tu que je te ramène ?

— Ramène-moi seulement mon grand en bon état, soupire-t-elle.