CHAPITRE I
Étaient-ils vraiment doués d’intelligence ? D’une intelligence personnelle, tout au moins ? Je n’en sais rien. Je ne sais pas non plus si nous pourrons jamais arriver à le déterminer.
Ce que je puis dire c’est que, s’ils ne l’étaient pas, j’espère ne jamais voir le jour où nous devrons entrer en lutte contre des êtres similaires qui, eux, le seraient ! Je connais d’avance les perdants : moi, vous, bref, ceux que l’on appelle les humains.
En ce qui me concerne, l’aventure a commencé (trop tôt à mon gré !) le matin du 12 juillet 2007. Mon téléphone s’était mis à vibrer à m’en arracher la peau du crâne. Il faut dire que les téléphones dont on se sert à la Section ne sont pas d’un modèle standard : l’audiorelais est inséré chirurgicalement sous la peau derrière l’oreille gauche, les os jouant le rôle de conducteurs. Je me tâtai machinalement avant de me rappeler que j’avais laissé ce que je cherchais dans mon veston, à l’autre bout de la pièce.
« Ça va, grommelai-je, j’ai entendu. Pas la peine de faire un tel boucan.
— Appel urgent, dit une voix dans mon oreille. Venez immédiatement au rapport ! »
Je lui dis sans ambages ce que je lui conseillais de faire de son appel urgent.
« Le Patron attend », insista la voix.
Cela changeait l’aspect de la question. « On y va », dis-je en me rasseyant avec une secousse qui me fit affreusement mal derrière les yeux. Je passai dans ma salle de bains, m’injectai un centigramme de « gyro », et confiai au vibromasseur le soin de me disloquer les membres pendant que la drogue me les remettrait en place. Quand je sortis de là, j’étais un homme nouveau, ou du moins quelque chose qui y ressemblait vaguement. J’enfilai mon veston, et sortis de chez moi.
Je pénétrai dans les bureaux de la Section par un lavabo de la gare Mac Arthur. Notre adresse ne figure pas dans l’annuaire du téléphone. À vrai dire nous n’avons pas d’adresse. Tout ce qui nous concerne est une espèce d’illusion d’optique. On peut aussi arriver chez nous par une petite boutique dont l’enseigne porte l’inscription « Timbres et monnaies anciennes ». N’essayez pas non plus de passer par là. Tout ce que vous y gagneriez serait de vous faire vendre un Bonne-Espérance triangulaire.
À vrai dire ? il vaut mieux ne pas essayer du tout. Je vous répète que nous n’existons pas.
Il y a une chose qu’aucun chef d’État ne peut savoir : c’est la valeur de son service de renseignements. Il ne l’apprend que par les échecs de ce dernier. C’est justement la raison d’être de notre Section. Nous tenons lieu de cadre et de soutien aux autres sections du Service secret. Les Nations Unies n’ont jamais entendu parler de nous ; le Service central de renseignements non plus – du moins, je le crois. Tout ce que je connais moi-même de nos activités, c’est l’entraînement que j’ai reçu et les missions que me confie le Patron. Ce sont des missions intéressantes d’ailleurs, à condition de ne pas se soucier de l’endroit où l’on mange et où l’on dort, ni de ce que l’on mange, ni de l’âge auquel on mourra. Si j’avais pour deux sous de bon sens, j’aurais depuis longtemps démissionné et cherché du travail ailleurs.
Seulement dans ce cas, je n’aurais plus travaillé sous les ordres du Patron, et ça c’est quelque chose qui compte !
Oh ! n’allez pas vous imaginer que le Patron soit un chef coulant ! Il serait très capable de vous dire à l’improviste : « Mes enfants, voilà un chêne qui manque d’engrais. Vous voyez ce trou qui est au pied ? Sautez dedans et je le reboucherai ! »
Nous l’aurions fait. Chacun de nous l’aurait fait sans hésiter.
Le Patron, aussi, du reste, s’il avait pensé qu’il y eût seulement cinquante-trois chances sur cent pour que l’opération sauvât le pays d’une catastrophe.
Il se leva en me voyant entrer, et s’avança vers moi en boitillant. Un sourire malicieux lui retroussait les lèvres.
Avec son grand crâne chauve et son nez busqué, il avait l’air moitié démon, moitié polichinelle.
« Bonjour, Sam, me dit-il. Je regrette bien de t’avoir tiré du lit. »
Vous pensez comme je l’ai cru !
« J’étais en permission, remarquai-je assez sèchement.
— Oh ! mais tu l’es toujours. Nous allons partir en vacances. »
Je me méfie de ses « vacances », et je ne mordis pas à l’appât.
« Donc je m’appelle Sam ? répondis-je. D’accord. Et comme nom de famille, ce sera quoi ?
— Cavanaugh. Moi, je serai ton oncle Charlie. Charles M. Cavanaugh, retraité. Je te présente ta sœur Mary Cavanaugh. »
J’avais bien remarqué que nous n’étions pas seuls dans la pièce, mais le Patron est un de ces hommes qui savent monopoliser toute votre attention aussi longtemps que ça leur chante. Je regardai ma nouvelle sœur. Je la regardai même longuement : elle en valait la peine.
Je comprenais maintenant pourquoi il voulait nous faire tenir les rôles du frère et de la sœur dans une mission où nous devions opérer ensemble : comme cela, il était sûr d’éviter les complications sentimentales entre nous. Un bon agent est aussi incapable de trahir la psychologie du personnage qu’il incarne qu’un bon acteur de prendre des libertés avec son texte. J’étais donc forcé de me conduire avec cette jeune personne comme si ç’avait été ma sœur. On peut dire que le Patron était vache avec moi !
Un long corps mince, mais une poitrine agréable. De jolies jambes, des épaules plutôt larges pour une femme. Des cheveux couleur de flamme et cette forme de crâne un peu reptilienne des vrais roux au-dessus d’un visage plus joli que beau… Elle me regardait avec autant d’indifférence que si j’avais été un quartier de bœuf à l’étal.
Moi j’avais envie de faire la roue ou de marcher sur les mains. Cela dut se voir car le Patron me dit gentiment : « Allons, allons, Sammy, un peu de tenue. Ta sœur t’adore et tu l’aimes beaucoup – mais ton affection est toute franche, toute saine, toute chevaleresque. Le parfait boy-scout, quoi ! Tu vois ça d’ici ?
— A ce point-là ? dis-je en continuant à dévisager ma « sœur ».
— Encore plus !
— Bon ; tant pis ! Comment allez-vous, sœurette ? Enchanté de faire votre connaissance. »
Elle me tendit une main ferme qui me sembla aussi robuste que la mienne. « Bonjour, frérot », répliqua-t-elle d’une voix de contralto qui acheva de me chavirer. Que le diable emporte le Patron !
« Je dois encore te prévenir, continua celui-ci, que tu es si attaché à ta sœur que tu sacrifierais volontiers ta vie pour elle. Or je regrette de te le dire, Sammy, mais, pour le moment du moins, la vie de ta sœur est plus utile au Service que la tienne !
— Compris, répliquai-je. Merci d’y mettre tant de formes.
— Et maintenant, Sammy…
— C’est ma sœur chérie et je dois la défendre contre les chiens errants et les inconnus. Compris. Quand part-on ?
— Il faut d’abord que tu passes à l’atelier de cosmétique. On t’a préparé une nouvelle figure.
— Il vaudrait mieux une nouvelle tête tant que vous y êtes. Eh bien, à tout à l’heure. Au revoir, sœurette. »
Ils ne sont pas tout à fait allés jusqu’à la nouvelle tête. Mais ils m’ont réinstallé mon téléphone personnel dans la nuque avant de me coller d’autres cheveux par-dessus. Ils ont teint les miens dans le même ton que ceux de ma nouvelle sœur. Ils m’ont décoloré la peau et retouché les pommettes et le menton. Quand je me suis vu dans la glace j’avais autant qu’elle l’air d’un rouquin authentique. En regardant mes cheveux je ne suis même pas arrivé à me rappeler quelle avait jamais pu être leur teinte naturelle. Je me suis demandé à moi-même si ma « sœur » était bien ce qu’elle semblait être. Dans le fond, j’aurais mieux aimé cela.
J’ai enfilé les vêtements qu’on m’avait donnés, et quelqu’un m’a remis un sac de voyage tout préparé. Le Patron, lui aussi, était manifestement déjà passé à l’atelier de cosmétique. Son crâne était maintenant couvert de petites bouclettes d’une teinte intermédiaire entre le rose et le blanc. On lui avait également retouché le visage ; je ne pourrais pas dire au juste comment on s’y était pris, mais il était indiscutable que nous étions maintenant devenus tous trois de très proches parents, tous membres de cette étrange variété de l’espèce humaine que sont les roux.
« Viens, Sammy, me dit-il, je t’expliquerai la mission en route. »
Nous sommes sortis par un chemin que je ne connaissais pas et qui aboutissait aux quais d’envol de la gare du Nord, au-dessus de New Brooklyn et face au Cratère de Manhattan.
Je pilotais, et le Patron parlait. Dès que nous eûmes quitté les circuits locaux, il me dit de brancher le pilote automatique et de mettre le cap sur Des Moines dans l’Iowa. Cela fait, je suis allé rejoindre Mary et l’« oncle Charlie » dans la cabine arrière. Il nous a fourni nos curriculum vitae respectifs bien tenus à jour. « Et voilà, a-t-il conclu. Nous sommes une famille de touristes en vacances. Si par hasard nous nous trouvons être les témoins d’événements exceptionnels, c’est ainsi que nous devrons nous comporter : en touristes curieux mais insouciants.
— Mais d’abord, quel est le problème ? Nous ne faisons tout de même pas une partie de colin-maillard.
— Hum… Ça se pourrait…
— O.K. Quand on se fait démolir, c’est tout de même agréable de savoir pourquoi. Pas vrai, Mary ? »
« Mary » n’a rien répondu. Elle semblait posséder cette qualité rare chez les femmes de savoir se taire quand elle n’avait rien à dire. Le Patron m’a jeté un coup d’œil pensif. « Sam, m’a-t-il dit enfin, tu as bien entendu parler des soucoupes volantes ?
— Hein ?
— Voyons, tu as quand même fait de l’histoire en classe.
— Quoi ? Vous parlez de cette épidémie de folie qui a sévi bien avant la période des Désordres ? Je croyais que vous pensiez à quelque chose de récent, de réel. Les soucoupes volantes n’étaient que des hallucinations collectives.
— Est-ce bien sûr ?
— Ma foi, je ne suis pas très calé en psycho-pathologie collective, mais il me semble quand même bien me rappeler qu’à cette époque tout le monde était plus ou moins névrosé. Si quelqu’un avait eu le cerveau en bon état, il se serait fait fourrer au cabanon.
— Tu trouves notre époque plus raisonnable ?
— Ce serait beaucoup dire. »
À force de fouiller les recoins de ma mémoire j’ai fini par trouver la réponse que je cherchais. « Je me rappelle l’équation, ai-je dit. C’est l’intégrale de Digby, qui sert à évaluer les données du deuxième ordre et au-dessus. Elle nous fournit une probabilité de 93,7 pour cent pour que le mythe des soucoupes volantes, après élimination des cas expliqués de façon satisfaisante, soit dû à des hallucinations. Je m’en souviens parce que c’est le premier cas de ce genre pour lequel les faits aient été systématiquement rassemblés et étudiés par des savants à la demande du gouvernement. Dieu sait pourquoi, d’ailleurs !
— Alors, tiens-toi bien, Sammy, m’a dit le Patron d’un air débonnaire, parce que aujourd’hui nous allons examiner une soucoupe volante. Nous en rapporterons même peut-être un morceau comme souvenir, en bons touristes que nous sommes. »
CHAPITRE II
« Il y a dix-sept heures vingt-trois minutes, dit le Patron après un coup d’œil sur sa montre-bague, un astronef non identifié s’est posé près de Grinnell dans l’Iowa. Type : inconnu. Forme : approximativement discoïdale. Diamètre : environ cinquante mètres. Origine : inconnue, mais…
— On n’a pas relevé sa trajectoire ? coupai-je.
— Non, répondit-il. Voilà une photo prise après l’atterrissage par le satellite artificiel Beta…»
J’y jetai un coup d’œil avant de la passer à Mary. Ce document était aussi peu satisfaisant que l’est en général toute téléphoto prise d’une distance de dix mille kilomètres. Des arbres qui ressemblaient à de la mousse… l’ombre d’un nuage gâchant la partie la plus intéressante de l’image… et enfin un cercle gris qui pouvait être un astronef en forme de disque, si l’on y tenait, mais tout aussi bien un château d’eau ou un réservoir à essence…
Mary rendit la photo au Patron.
« On dirait un chapiteau de cirque, remarquai-je. Nous avons d’autres renseignements ?
— Aucun.
— Aucun ? Au bout de dix-sept heures ? Nous devrions être submergés sous les rapports de nos agents. Qu’est-ce qu’ils fichent donc ?
— Nous avions pourtant du monde là-bas : deux qui étaient dans les parages et deux autres que j’ai envoyés spécialement. On est sans nouvelles d’eux. J’ai horreur de perdre des agents, Sammy, surtout quand c’est pour rien. »
Je compris soudain avec une lucidité froide que la situation devait être d’une extrême gravité pour que le Patron eût décidé de miser son va-tout sur son intelligence, au risque d’entraîner la disparition de la Section ; car la Section c’était lui. Je me sentis frissonner. En temps ordinaire un agent a le devoir de sauver sa peau, pour pouvoir terminer sa mission et revenir faire son rapport. Mais cette fois-ci, c’était le Patron qui devait revenir – et après lui, Mary. Je compris que ma vie n’avait pas plus de prix qu’une agrafe-trombone. Sale impression !
« Un de nos hommes nous a adressé un rapport incomplet, continua le Patron. Il s’était approché de l’objet en feignant d’être un innocent badaud et nous a téléphoné qu’il devait s’agir d’un astronef. Il a ensuite signalé que l’astronef s’ouvrait et qu’il allait tâcher de se rapprocher, en franchissant les cordons de police. Sa dernière phrase a été : « Les voilà ! Ce sont de petits êtres d’environ…» Puis plus rien.
« De petits hommes ?
— Il a dit “êtres”.
— Y a-t-il eu des rapports provenant de la périphérie de la zone ?
— Des masses ! La station de téléstéréo de Des Moines a envoyé des camions sur place pour des prises de vues. Mais ils n’ont diffusé que des vues prises d’avion, de très haut. On n’apercevait qu’un objet en forme de disque. Pendant à peu près deux heures il n’y a plus eu ni images ni nouvelles. Un peu plus tard, on a reçu des gros plans accompagnés d’informations conçues dans un esprit tout différent. »
Le Patron se tut.
« Alors ? dis-je.
— Soi-disant, ce n’aurait été qu’un canular. L’astronef serait une fumisterie, une blague, imaginée par deux jeunes paysans qui l’auraient construit avec des feuilles de tôle et de matière plastique, dans une clairière près de leur ferme. Les premières fausses nouvelles auraient été lancées par un speaker. Il aurait donné cette idée aux jeunes gens, dans l’espoir d’en tirer un beau papier. On l’aurait révoqué et la dernière “invasion interplanétaire” ne serait qu’une plaisanterie. »
Je fis la grimace. « Une plaisanterie qui nous a coûté six hommes ! Nous allons les rechercher ?
— Non. Nous ne les retrouverions pas. Nous allons tâcher de découvrir pourquoi le repérage trigonométrique de la photo ne coïncide pas exactement avec les informations radiodiffusées…»
Il me tendit la téléphoto prise du satellite artificiel.
«… et aussi pourquoi la station de Des Moines a cessé pendant quelque temps ses émissions, acheva-t-il.
— J’aimerais bien bavarder avec les deux paysans », dit Mary, prenant la parole pour la première fois.
Je me posai un peu avant Grinnell et continuai par la route. Nous nous mîmes en devoir de chercher la ferme des MacLain, puisque les informations désignaient Vincent et George MacLain comme les principaux coupables. Elle ne fut pas bien difficile à découvrir. A une bifurcation, nous aperçûmes une grande pancarte où l’on avait inscrit au-dessus d’une flèche : « Vers l’astronef. » La route commençait à être encombrée sur les deux côtés, d’autos, d’autavions et de triplex arrêtés. Dans deux baraques, à l’entrée de la ferme des MacLain, on vendait des boissons fraîches et des souvenirs. Un flic en uniforme réglait la circulation.
« Arrête-toi, m’ordonna le Patron. Autant profiter du spectacle.
— D’accord, oncle Charlie », répliquai-je docilement.
Le Patron descendit d’un bond en balançant sa canne. J’aidai Mary à sortir de l’autavion. Elle se serra contre moi et me prit le bras. Elle me regardait d’un air qu’elle était parvenue à rendre à la fois admiratif et niais.
« Ce que tu es fort, frérot ! » remarqua-t-elle.
Je lui aurais volontiers flanqué des claques. Voir un des agents du Patron jouer ainsi les femmelettes, je vous jure que c’était pénible !
Notre « oncle Charlie » tourniquait en tous sens, embêtant les flics, raccrochant les badauds, s’arrêtant à une baraque pour acheter des cigares, bref jouant avec un parfait naturel le rôle du vieux schnock très à son aise, en train de prendre ses vacances. Il se retourna vers nous et d’un grand geste de son cigare nous désigna un des flics. « L’inspecteur dit que c’est un canular, mes enfants – une simple blague de deux gamins. Nous partons.
— Alors, il n’y a pas d’astronef ? dit Mary d’un air déçu.
— Il y a un astronef si vous voulez appeler ça comme ça, répliqua le flic. Vous n’avez qu’à suivre les gogos. Et par parenthèse, je ne suis pas inspecteur. Brigadier seulement. »
Nous avons traversé une pâture, et nous sommes entrés dans le bois. Il fallait payer un dollar pour franchir la barrière et beaucoup de badauds faisaient demi-tour. Le sentier qui traversait le bois était relativement peu fréquenté. Je marchais avec prudence et regrettais de ne pas avoir des yeux derrière la tête au lieu d’un téléphone. L’oncle Charlie et ma petite sœur me précédaient. Mary jacassait comme une oie blanche. Je ne sais pas comment elle s’y prenait, mais elle parvenait à paraître plus petite et plus jeune que dans l’autavion. Nous sommes enfin arrivés à une clairière. L’astronef était là.
Il avait plus de trente mètres de diamètre, mais il était fait de métal léger et de feuilles de plastique, badigeonnées de peinture d’aluminium. Il avait la forme de deux assiettes à soupe accolées face à face. À part cela, il n’offrait rien de remarquable. « C’est passionnant ! » s’écria pourtant Mary.
Un gamin de dix-huit ou dix-neuf ans, dont le visage boutonneux était rougi par un coup de soleil permanent, passa la tête par une espèce de trappe ménagée au sommet de cette grotesque machine. « Vous voulez visiter l’intérieur ? » proposa-t-il. Il ajouta que ce serait cinquante cents de supplément par personne. L’oncle Charlie les lui donna.
Mary hésita une seconde à l’entrée de la trappe. À ce moment le garçon boutonneux fut rejoint par un autre qui semblait être son frère jumeau, et, à eux deux, ils voulurent l’aider à descendre. Elle eut un mouvement de recul. Je m’avançai rapidement, tout près à l’aider moi-même, si besoin était. J’avais d’ailleurs pour cela des motifs presque uniquement professionnels. Je trouvais que cette mise en scène sentait effroyablement mauvais.
« Oh ! ce qu’il fait noir là-dedans ! dit-elle avec un petit frisson.
— Vous n’avez rien à craindre, dit le second jeune homme. Depuis ce matin nous n’arrêtons pas de conduire des visiteurs. Je suis Vincent MacLain. Venez donc, mademoiselle. »
L’oncle Charles jeta sur la trappe un coup d’œil de mère poule. « Il y a peut-être des serpents, déclara-t-il. Non, Mary, il vaut mieux que tu n’y ailles pas.
— Il n’y a rien à craindre, insista le premier MacLain. Vous ne risquez rien.
— Vous pouvez garder l’argent, décréta l’oncle Charles en jetant un coup d’œil à sa montre-bague. Nous sommes en retard, mes enfants. Allons-nous-en. » Je les suivis une deuxième fois en sens inverse le long du sentier.
Nous remontâmes dans l’autavion. « Alors ? dit sèchement le Patron quand nous fûmes en l’air. Qu’est-ce que tu as vu ?
— Il n’y a pas de doute sur l’origine du premier rapport, coupai-je. Je parle de celui qui est resté inachevé.
— Pas l’ombre d’un doute.
— Jamais un de nos agents ne se serait laissé prendre à ce truc-là, même en pleine nuit. Donc ce n’est pas cela qu’il a vu.
— Bien sûr. Mais alors, quoi ?
— À votre avis, combien ce truquage a-t-il pu coûter ? Il a fallu des feuilles de métal, de la peinture et, d’après ce que j’ai vu par la trappe, une dizaine de mètres cubes de bois pour la carcasse.
— Continue.
— La ferme des MacLain a l’air hypothéquée jusqu’à la gauche. Si les deux gamins étaient dans le coup, ce n’est toujours pas eux qui ont payé la note.
— Évidemment. Et toi, Mary ?
— Oncle Charles, avez-vous remarqué comment ils s’y sont pris avec moi ?
— Qui ? demandai-je sèchement.
— Le flic et les deux gamins. Quand je me sers de mon sex-appeal, j’obtiens toujours une réaction chez mon interlocuteur. Ici, rien.
— Ils ont pourtant été très aimables, objectai-je.
— Vous ne comprenez pas. Je sais ce que je dis. D’habitude je remarque toujours une réaction. Eux avaient quelque chose d’anormal. On aurait dit des morts vivants. Des eunuques, si vous préférez. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Hypnose ? suggéra le Patron.
— Ça se pourrait. Peut-être une drogue…»
Elle fronça le sourcil d’un air perplexe.
« Hum…, grommela-t-il. Prends donc la première route à gauche, Sammy. Nous allons examiner un endroit situé à quatre kilomètres plus au sud.
— C’est l’endroit qui correspond aux coordonnées de la photo ?
— Évidemment. »
Nous ne devions jamais y parvenir. Nous sommes d’abord tombés sur un pont coupé. Je n’avais pas assez de recul pour pouvoir sauter par-dessus, sans même parler des règlements qui interdisent cet exercice aux autavions roulant à terre. Nous avons donc fait un détour par le sud et nous sommes revenus par la seule autre route possible.
Un flic de la police routière nous a arrêtés. Il nous a dit qu’il y avait un incendie de forêt dans la région et que, si nous allions plus loin, nous risquions de nous faire enrôler de force parmi les gens qui luttaient contre le feu. D’ailleurs il avait peut-être tort de ne pas nous mettre le grappin dessus sans attendre…
Heureusement un battement de cils de Mary le fléchit. Elle lui fit remarquer que ni l’oncle Charles ni elle-même ne savaient piloter – ce qui était un double mensonge.
« Alors ? demandai-je quand nous eûmes démarré. Que dites-vous de celui-là ?
— Quoi, celui-là ?
— C’est aussi un eunuque ?
— Oh ! ma foi non ! Un garçon très séduisant, au contraire. »
Sa réponse m’agaça.
Le Patron s’opposa à ce que nous prenions l’air pour survoler l’endroit intéressant. Il déclara que ce serait inutile. Nous prîmes donc la direction de Des Moines. Au lieu de nous garer à l’octroi, nous payâmes une taxe pour pouvoir introduire l’autavion dans la ville. Nous nous arrêtâmes au studio du poste de téléstéréo. L’oncle Charlie, à force de bluff, s’introduisit avec nous jusque chez le directeur général. À moins qu’il ne lui eût raconté une série d’affreux mensonges, « Charles M. Cavanaugh » devait être une huile considérable de l’Office fédéral des communications.
Du reste, une fois dans le bureau du directeur, il continua à jouer son rôle.
« Je voudrais bien savoir ce que signifie cette ridicule histoire de pseudo-astronef ? J’exige des explications nettes ! Votre situation en dépend. »
Le directeur était un petit homme aux épaules voûtées. Il ne paraissait pas intimidé – agacé seulement.
« Nous avons déjà donné toutes les explications nécessaires à nos auditeurs, dit-il. Nous avons été les victimes de plaisantins, mais le responsable a été congédié.
— Comme explication, c’est plutôt maigre ! » Le petit homme (il s’appelait Barnes) haussa les épaules.
« Que vouliez-vous que nous lui fassions ? On ne pouvait quand même pas le pendre ! »
L’oncle Charles braqua son cigare dans sa direction. « Je vous préviens que je ne suis pas homme à me laisser berner. Je suis loin d’être convaincu que deux rustauds et un jeune speaker aient pu à eux seuls monter de toutes pièces cette ahurissante histoire. Il leur a fallu de l’argent. Oui, monsieur, de l’argent ! Voulez-vous me faire le plaisir de me dire ce que vous…»
Mary s’était assise non loin du bureau de Barnes. Je ne sais ce qu’elle avait fait à ses vêtements, mais sa pose me rappelait la Femme dévêtue de Goya. Elle fit un clin d’œil au Patron et abaissa le pouce vers la terre.
Normalement, Barnes n’aurait pas dû s’en apercevoir ; toute son attention semblait tournée vers le Patron. Pourtant, il remarqua le geste de Mary. Il se tourna vers elle et son visage perdit toute expression. Il abaissa la main vers son bureau.
« Sam ! Tue-le ! » me cria le Patron.
Je le blessai aux jambes ; le haut de son corps bascula sur le sol. J’avais mal visé : je voulais lui brûler le ventre.
Je m’avançai vers lui et d’un coup de pied expédiai au loin le pistolet qu’il serrait encore dans ses doigts. J’allais lui donner le coup de grâce (un homme blessé comme il l’était est perdu de toute façon, mais il lui faut un certain temps pour mourir).
« N’y touche pas ! me cria le Patron. Mary, recule. »
Il s’approcha obliquement de Barnes, comme un chat qui flaire un objet inconnu. Barnes laissa échapper un long soupir et ne bougea plus. Le Patron le poussa doucement du bout de sa canne.
« Patron, dis-je, il me semble qu’il serait temps de nous tirer.
— Nous ne courons pas plus de risques ici qu’ailleurs, dit-il sans se retourner. L’immeuble en est peut-être rempli.
— Rempli de quoi ?
— Comment veux-tu que je le sache ? Rempli d’êtres comme lui. »
Il désignait du doigt le cadavre de Barnes. « C’est justement cela qu’il faut que je découvre, conclut-il.
— Il respire encore ! s’écria Mary avec un sanglot étouffé. Regardez ! »
Le cadavre gisait face contre terre et le dos du veston se soulevait comme si la poitrine du mort se dilatait encore. Le Patron y jeta un coup d’œil et tâta le corps du bout de sa canne.
« Viens ici, Sam », ordonna-t-il.
J’obéis.
« Déshabille-le, continua-t-il. Enfile tes gants et fais bien attention.
— Piège explosif ? suggérai-je.
— Tais-toi. Mais fais attention. »
Il devait avoir eu une intuition bien proche de la vérité. Je me suis toujours dit que le cerveau du Patron était construit comme une machine à calculer électronique : il sait arriver à la solution logique, à partir d’un minimum de faits, comme les paléontologistes reconstituent un animal à partir d’un os unique. J’ai commencé par prendre mes gants. C’étaient des gants spécialement faits pour nous avec lesquels j’aurais pu agiter de l’acide bouillant sans même me brûler tout en restant capable, en tâtant une pièce de monnaie dans le noir, de distinguer son côté pile de son côté face. Une fois ganté, je me suis mis en devoir de retourner Barnes pour le déshabiller.
Son dos se gonflait et se dégonflait toujours ; c’était un spectacle peu attrayant. Je posai ma paume entre ses omoplates.
Le dos d’un homme est fait d’os et de muscles. Celui-là était flasque et palpitant. Je retirai précipitamment ma main.
Sans mot dire Mary me tendit une paire de ciseaux qu’elle venait de prendre sur le bureau. Je m’en servis pour découper le dos du veston de Barnes. Il ne portait qu’une simple chemise en dessous. Entre celle-ci et la peau, de la base du cou à la moitié du dos environ, je vis quelque chose qui n’était pas de la chair. Ce quelque chose, épais d’une demi-douzaine de centimètres, donnait au cadavre un aspect voûté, ou légèrement bossu.
La chose était animée de pulsations.
Nous la vîmes glisser lentement le long de l’échine du cadavre, comme pour nous fuir. Je me baissai pour arracher la chemise. D’un coup de canne sur les doigts, le Patron m’arrêta net.
« Il faudrait savoir ce que vous voulez », grognai-je en me frottant les phalanges.
Sans répondre, il glissa sa canne sous la chemise et la fit remonter le long du tronc. La « chose » était ainsi tout à fait visible.
C’était grisâtre et légèrement translucide, avec des organes plus sombres à l’intérieur, rappelant des veines. C’était informe, mais c’était manifestement vivant. Sous nos yeux, la chose se coula dans le creux de l’aisselle du mort qu’elle emplit complètement et resta là, incapable d’aller plus loin.
« Pauvre bougre ! dit doucement le Patron.
— Hein ? Ça ?
— Non. Barnes. Tu me feras penser à demander pour lui une citation à l’ordre de la Nation, quand toute cette histoire sera finie… Si jamais elle l’est…»
Le Patron se redressa et arpenta la pièce. Il semblait avoir complètement oublié la chose qui s’était nichée dans l’aisselle de Barnes.
Je fis un pas en arrière et continuai à la fixer, mon pistolet à la main. Elle ne devait pas pouvoir se déplacer rapidement et il était évident qu’elle ne pouvait pas voler ; mais, à part cela, j’ignorais ce dont elle était capable. Mary s’avança et vint coller son épaule contre la mienne comme pour me réconforter. Je lui pris la taille de mon bras libre.
Sur une table voisine il y avait une pile de ces boîtes métalliques qui servent à ranger les bobines de stéréo. Le Patron en prit une et la vida de son contenu. « Je crois que ça ira », dit-il en posant la boîte sur le plancher près de la « chose ». Il commença à l’asticoter avec sa canne pour l’inciter à se couler dans la boîte.
Elle se rétracta au contraire si bien qu’elle disparut totalement sous le cadavre. En lui saisissant son bras libre, je le retournai. La « chose » s’y accrocha une seconde et retomba sur le sol. Sous la direction de notre bon oncle Charlie, Mary et moi nous servîmes de nos pistolets réglés à la puissance de rayonnement minimale pour brûler le plancher tout près d’elle et la forcer ainsi à se glisser dans la boîte. Nous finîmes par réussir. Elle y entrait tout juste, et je me hâtai de remettre le couvercle par-dessus.
Le Patron glissa la boîte sous son bras. « En route, mes enfants », ordonna-t-il.
Sur le pas de la porte, il se retourna, comme pour dire au revoir à quelqu’un. Après l’avoir refermée il s’arrêta au bureau de la secrétaire de Barnes. « Je viendrai revoir M. Barnes demain ! déclara-t-il. Non, inutile de me prendre un rendez-vous, je téléphonerai. »
Nous sortîmes lentement, le Patron tenant toujours sous son bras la boîte contenant la « chose ». Je tendais l’oreille, guettant un signal d’alerte. Mary continuait à jouer les oies blanches et jacassait sans arrêt. Le Patron eut le culot de s’arrêter dans le hall pour acheter un cigare et demander son chemin, de son air important de brave homme un peu raseur.
Une fois dans l’autavion, il me donna ses ordres et me recommanda de ne pas aller trop vite. Ses indications nous amenèrent à un garage. Le Patron fit appeler le directeur. « M. Malone a besoin de cet autavion immédiatement », dit-il. C’était un signal que j’avais déjà eu moi-même l’occasion d’employer. Deux minutes plus tard l’autavion aurait cessé d’exister, autrement que sous forme de pièces détachées, dans des casiers destinés à cet usage.
Le directeur nous toisa rapidement. « Par ici », dit-il d’une voix calme.
Il renvoya les deux mécanos qui se trouvaient dans son bureau et nous nous engouffrâmes dans la porte qu’il nous désignait.
Nous nous retrouvâmes dans l’appartement d’un vieux ménage, et nous y devînmes tous les trois bruns. Le Patron récupéra son crâne chauve, et je fis l’acquisition d’une moustache. Mary était aussi réussie en brune qu’en rousse. Nous renonçâmes à la mascarade Cavanaugh. Mary reçut un uniforme d’infirmière, et je me trouvai transformé en chauffeur, tandis que le Patron devenait notre patron, sous les espèces d’un vieux gâteux impotent, avec châle et manies à la clé.
Un autre autavion nous attendait dehors. Notre voyage de retour se passa sans incident, et nous aurions pu rester sans risque le même trio de rouquins qu’à l’aller. Je gardai l’écran de la stéréo réglé sur Des Moines, mais en admettant que les flics eussent déjà découvert le cadavre de M. Barnes, rien n’en transpira aux informations.
Nous pénétrâmes directement dans le bureau du Patron. Là nous ouvrîmes la boîte, et le Patron fit appeler le docteur Graves, chef du laboratoire biologique de la Section, qui se mit au travail avec tous les instruments voulus.
Ce qu’il nous aurait fallu, ç’aurait été des masques à gaz. Une puanteur de matière organique en décomposition envahit la pièce, nous forçant à refermer précipitamment le couvercle et à ouvrir en grand les ventilateurs. Graves fronça le nez. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il stupéfait.
Le Patron jurait à mi-voix. « C’est à vous de le découvrir, dit-il. Travaillez avec des vêtements protecteurs, dans un caisson stérile, et ne supposez pas que cette créature soit morte avant d’en avoir la preuve formelle.
— Si ce truc-là est vivant, je veux bien être changé en chimpanzé !
— Ça se peut, mais ne prenez pas de risques inutiles. C’est un parasite capable de s’attacher à un hôte, tel que l’homme, dont il contrôle ensuite les actions. Son origine et son métabolisme sont presque sûrement extraterrestres. »
Le chef du laboratoire renifla dédaigneusement. « Un parasite extraterrestre sur un hôte terrestre ? C’est absurde ! Les chimies des deux organismes seraient incompatibles.
— Je me fous de vos théories, grogna le Patron. Quand nous l’avons capturé, il était fixé sur un homme. Si cela veut dire qu’il s’agit d’un organisme terrestre, indiquez-moi où vous le placez dans la zoologie que nous connaissons et où nous pouvons chercher ses pareils. Et ne sautez pas d’emblée aux conclusions. Je veux des faits. »
Le biologiste se raidit légèrement. « Vous en aurez, promit-il.
— Mettez-vous au travail. Et ne vous obstinez pas à croire que cette créature est forcément morte. Cette odeur est peut-être une arme défensive. Cette chose, si elle vit, est incroyablement redoutable. Si jamais elle se fixe sur un de vos chimistes, je serai à peu près sûrement obligé de l’abattre. »
Le chef du laboratoire se retira. Il avait perdu un peu de sa jactance.
Le Patron se réinstalla dans son fauteuil, soupira et ferma les yeux. Au bout de cinq ou six minutes, il les rouvrit.
« Combien de ces cataplasmes pourrait contenir un astronef de même taille que l’imitation que nous avons vue là-bas ? demanda-t-il.
— Existe-t-il seulement un astronef ? demandai-je. Les preuves sont bien minces.
— Minces mais irréfutables. Il y a eu un astronef. Il y en a encore un.
— Nous aurions dû examiner les lieux plus à fond.
— Nous y aurions laissé notre peau. Mes six agents n’étaient pas des imbéciles. Réponds à ma question.
— La taille de l’astronef ne me renseignera pas sur sa charge utile, si j’ignore ses moyens de propulsion, la distance qu’il a parcourue et les besoins de ses passagers. On ne peut pas résoudre une seule équation à plusieurs inconnues. À vue de nez je vous dirais plusieurs centaines, peut-être plusieurs milliers.
— Hum… oui… Donc il y a peut-être plusieurs milliers de morts-vivants dans l’Iowa à l’heure qu’il est. Plusieurs milliers d’eunuques pour reprendre l’expression de Mary…»
Il resta un moment songeur. « Mais comment arriver jusqu’au harem ? Nous ne pouvons pas abattre tous les habitants de l’Iowa qui ont le dos rond. Cela ferait trop de bruit. » Il sourit faiblement.
« Je vais vous poser une autre question, dis-je. Si un astronef a atterri hier dans l’Iowa, combien se poseront demain dans le Dakota du Nord ? Ou au Brésil ?
— Évidemment, murmura-t-il, encore plus troublé. Je vais te la résoudre, moi, ton équation.
— Hein ?
— Toutes ses solutions nous sont également néfastes ! Allez vous distraire, mes enfants, vous n’en aurez peut-être plus souvent l’occasion. Mais ne quittez pas les bureaux. »
Je repassai à l’atelier de cosmétique, où je retrouvai ma couleur de peau et mon apparence habituelle. Je pris un bain, me fis masser et retournai à la buvette, à la recherche d’un drink et de compagnie. Je jetai un coup d’œil autour de moi ; je ne savais pas si je devais chercher une blonde, une brune ou une rousse, mais j’étais bien sûr de reconnaître le châssis qui m’intéressait.
Mary était restée rousse. Je la vis assise à une table, occupée à savourer un drink. Elle n’offrait pas une apparence très différente de celle qu’elle avait la première fois où je l’avais vue.
« Bonjour, sœurette, lui lançai-je en m’installant à côté d’elle.
— Salut, frérot, répliqua-t-elle avec un sourire. Vous prenez quelque chose ? » ajouta-t-elle en me faisant une place à côté d’elle.
Je commandai un bourbon à l’eau au serveur automatique.
« Ressemblez-vous vraiment à ce que vous êtes actuellement ? demandai-je.
— Pas du tout, dit-elle en secouant la tête. Normalement je suis rayée comme un zèbre et j’ai deux têtes. Et vous ?
— Moi, ma mère m’a noyé dans mon bain quand j’étais bébé, ça fait que je n’ai jamais bien pu savoir quelle tête j’avais ! »
Elle me dévisagea de nouveau de son même air de cliente qui examine un morceau de viande chez son boucher.
« En un sens, je la comprends ! dit-elle. Mais je suis plus coriace que cela. Vous n’êtes pas mal, frérot.
— Merci, continuai-je. Pendant que nous y sommes, nous pourrions peut-être laisser tomber ces histoires de frère et sœur. Ça me donne des complexes d’inhibition.
— Je ne suis pas sûre que vous n’en ayez pas besoin !
— Moi ? Je ne suis pas un violent, vous savez. Tout à fait le type “Barkis veut bien[1] ”. »
J’aurais pu ajouter que j’étais sûr, si je portais la main sur elle sans son consentement, de me retrouver manchot. Les poulettes du Patron ne sont généralement pas des poules mouillées.
« Vraiment ? dit-elle en souriant. Eh bien, Miss Barkis, elle, ne veut pas. Pas ce soir, en tout cas. »
Elle reposa son verre. « Finissez le vôtre et commandez-en un autre », conseilla-t-elle.
C’est ce que je fis. Nous étions confortablement installés, nous nous sentions bien au chaud et d’excellente humeur. Il n’y a pas beaucoup de moments pareils dans notre métier. C’est ce qui vous les fait savourer d’autant plus.
Je me disais qu’elle ne ferait vraiment pas mal en face de moi, devant l’âtre familial. Le métier que je faisais m’avait toujours empêché de penser sérieusement au mariage. Après tout, une fille n’est qu’une fille. Il n’y a pas de quoi se monter le bourrichon.
Mais Mary appartenait aussi à la Section ; avec elle, je pourrais parler sans avoir l’impression de crier dans le désert. Je m’aperçus soudain que j’étais seul dans la vie depuis un sacré bout de temps.
« Mary…, dis-je.
— Oui ?
— Vous êtes mariée ?
— Hein ? Pourquoi me demandez-vous ça ? À vrai dire, non. Mais en quoi… enfin, je veux dire, quelle importance cela a-t-il ?
— Cela pourrait en avoir », insistai-je.
Elle secoua la tête.
« Je suis sérieux, poursuivis-je. Regardez-moi : j’ai deux bras et autant de jambes. Je suis encore jeune, et je m’essuie toujours les pieds en rentrant. Vous pourriez plus mal tomber. »
Elle se mit à rire, mais sans méchanceté. « Et vous, vous pourriez trouver une meilleure méthode d’approche. Je suis sûre que vous venez d’improviser.
— C’est exact.
— Je ne vous le reproche pas. Écoutez-moi, don Juan : votre technique est déplorable. Ce n’est pas parce qu’une femme se refuse qu’il faut perdre la tête et lui offrir un contrat de mariage. Il y a des femmes qui seraient assez rosses pour vous prendre au mot.
— J’étais sincère, dis-je avec dépit.
— Ah oui ? Quel salaire offrez-vous ?
— Vous êtes impossible. Mais si c’est ce genre de contrat qu’il vous faut, c’est d’accord ; vous garderez votre traitement pour vous et je vous donnerai la moitié du mien… jusqu’à ce que vous vous décidiez à prendre votre retraite. »
Elle secoua la tête.
« Jamais je n’exigerais un pareil contrat d’un homme que j’aurais vraiment envie d’épouser…
— Cela m’étonnait aussi !
— Je cherchais seulement à vous faire comprendre à vous-même que vous ne parliez pas sérieusement. »
Elle me dévisagea. « Je me trompais peut-être, après tout, ajouta-t-elle d’une voix douce et chaude.
— En effet.
— Des agents secrets ne devraient pas se marier, dit-elle en secouant de nouveau la tête.
— Des agents secrets ne devraient se marier qu’entre eux », rectifiai-je.
Elle allait répondre, mais s’arrêta soudain. Mon téléphone parlait à mon oreille. C’était la voix du Patron, et je savais qu’elle l’entendait en même temps que moi. « Venez dans mon bureau », ordonna-t-il.
Nous nous levâmes sans un mot. Mary m’arrêta à la porte et me regarda dans les yeux. « Vous comprenez maintenant pourquoi il est stupide de parler de mariage ? Nous avons une tâche à terminer. Pendant toute notre conversation, vous n’avez pensé qu’à cela. Moi aussi du reste.
— Moi ? Pas du tout.
— Ne me racontez pas d’histoires ! Voyons, Sam, supposez que nous soyons mariés et qu’un beau jour, en vous réveillant, vous trouviez un de ces êtres posé sur les épaules de votre femme et la possédant ? »
Ses yeux s’étaient emplis d’horreur. « Et supposez que j’en trouve un sur vos épaules à vous ? poursuivit-elle.
— C’est un risque que j’accepte. D’ailleurs je ne les laisserais pas arriver jusqu’à vous. »
Elle effleura ma joue. « C’est vrai, dit-elle doucement. Je le crois. »
Nous entrâmes chez le Patron qui leva la tête en nous entendant.
« Venez, dit-il, nous repartons.
— Où cela ? demandai-je. Est-ce un secret ?
— À la Maison Blanche, voir le Président. Tais-toi ! » Je me tus.
CHAPITRE III
Lorsqu’un incendie de forêt ou une épidémie prend naissance, il existe toujours une brève période où un minimum d’action appropriée peut enrayer le fléau. Ce que le Président devait faire, le Patron l’avait déjà compris : il fallait proclamer l’état d’urgence, isoler la région de Des Moines, et abattre toutes les personnes cherchant à en sortir. Après cela, il fallait les filtrer une à une et voir si elles portaient des parasites. Entre-temps, il fallait se servir du réseau radar, des engins téléguidés et des satellites artificiels, pour déceler tout nouvel atterrissage d’astronefs et les anéantir aussitôt.
Il fallait alerter toutes les nations du globe et s’assurer leur concours, mais sans s’embarrasser des lois internationales. L’enjeu de la lutte était la survie de l’espèce humaine, menacée par des envahisseurs extraterrestres. Peu importait qu’ils viennent de Mars, de Vénus, des satellites de Jupiter ou même d’en dehors du système solaire. Il fallait repousser l’invasion.
Le seul don vraiment exceptionnel que possédait le Patron était de pouvoir raisonner logiquement sur des faits extraordinaires, ou peu croyables, avec autant d’aisance que sur des données banales. Ce n’est pas grand-chose, direz-vous ? Détrompez-vous ; la plupart des cerveaux s’enraient net quand ils se trouvent en présence de faits contraires à leurs croyances fondamentales. « C’est impossible, je ne peux pas y croire », est une phrase commune aux intellectuels et aux crétins.
Mais pas au Patron ! Et il avait l’oreille du Président.
Les sentinelles du Service secret nous épluchèrent en détail. Un appareil à rayons X donna un signal d’alarme et je dus me défaire de mon pistolet à rayons. Je constatai que Mary était un véritable arsenal ambulant ; l’appareil de contrôle lança quatre « tops », et un hoquet, alors qu’apparemment Mary n’aurait pas pu cacher sur elle une simple feuille de papier. Le Patron abandonna sa canne sans attendre qu’on la lui demande.
Nos capsules téléphoniques furent décelées à la fois par les rayons X et par les détecteurs à métaux, mais les sentinelles n’étaient pas outillées pour procéder à des opérations chirurgicales ; après une conférence précipitée le chef décida qu’un objet encastré sous la chair ne pouvait être considéré comme une arme. Ils prirent nos empreintes, photographièrent nos rétines et nous firent passer dans une salle d’attente. Le Patron fut seul introduit devant le Président.
Au bout d’un moment, nous fûmes invités à les rejoindre. Le Patron nous présenta. Je balbutiai je ne sais quoi et Mary s’inclina. Le Président nous dit qu’il était heureux de faire notre connaissance et nous gratifia de son célèbre sourire, popularisé par la téléstéréo. Il donnait l’impression d’être vraiment heureux de nous voir. Je m’en sentis tout ragaillardi et oubliai ma gêne.
Le Patron m’ordonna de raconter tout ce que j’avais fait et vu au cours de notre mission. Quand j’en vins à l’exécution du pauvre Barnes, je cherchai à me guider sur son expression, mais il n’en avait aucune. J’omis donc de dire que j’avais agi sur son ordre, et laissai entendre que j’avais tiré pour défendre un autre agent quand j’avais vu Barnes prendre son pistolet.
« Ne passe rien », m’ordonna le Patron.
Je précisai donc que c’était le Patron qui m’avait dit de tirer. Le Président lui jeta un coup d’œil en coin. C’était la première manifestation d’intérêt qu’il se permettait. Je continuai en parlant du parasite, et je m’arrêtai quand je fus arrivé à l’instant où nous nous trouvions, personne ne m’ayant dit de le faire plus tôt.
Le tour de Mary vint ensuite. Elle bafouilla pas mal en essayant d’expliquer au Président pourquoi elle s’attendait à une réaction spéciale de la part des hommes normaux en face desquels elle pouvait se trouver et comment elle ne l’avait constatée ni chez les MacLain, ni chez le flic motorisé, ni chez Barnes. Le Président vint à son aide avec un sourire cordial.
« Ma chère enfant, dit-il, je comprends sans peine. »
Mary rougit. Le Président l’écouta gravement pendant qu’elle terminait son récit. Il resta ensuite plusieurs minutes immobile avant de s’adresser au Patron. « Andrew, dit-il, votre Section nous rend des services inestimables. Les renseignements que vous avez fournis ont parfois fait pencher la balance de l’histoire du bon côté à des moments cruciaux.
— Donc, c’est “non” ? grommela le Patron.
— Je n’ai pas dit cela.
— Mais vous allez le faire ! »
Le Président haussa les épaules. « J’allais seulement suggérer que ces jeunes gens se retirent. Vous êtes un génie, Andrew, mais les génies eux-mêmes peuvent faire des erreurs.
— Écoutez-moi bien, Tom : je m’attendais à votre réaction. C’est même pourquoi j’ai amené des témoins avec moi. Ils ne sont pas drogués et je ne leur ai pas fait la leçon. Appelez vos services psychologiques, essayez de les faire se démentir, et vous verrez. »
Le Président secoua la tête.
« Je suis convaincu que vous êtes plus expert en ces matières que tous les gens que je pourrais faire venir pour les mettre à l’épreuve. Prenez ce jeune homme par exemple : il était prêt à risquer une inculpation de meurtre, rien que pour vous couvrir. Vous avez le talent d’inspirer un dévouement total à vos subordonnés. Quant à cette jeune femme… franchement Andrew, je ne peux pas prendre une décision qui équivaut à déclarer l’état de guerre, à cause d’une simple intuition féminine. »
Mary fit un pas en avant. « Monsieur le Président, dit-elle avec conviction, je sais ce qu’il en est. Je l’ai su à chaque fois. Je ne peux pas vous expliquer comment je le sais, mais je vous affirme que ces hommes n’étaient pas des mâles normaux.
— Vous oubliez une explication assez plausible, répliqua-t-il. Si c’étaient véritablement des… euh… des eunuques, le hasard vous en a fait rencontrer quatre le même jour, voilà tout. »
Mary se tut. Mais pas le Patron.
« Enfin, bon Dieu, Tom…» commença-t-il.
Je frissonnai. Ce n’est pas comme cela qu’on s’adresse au Président.
« Je vous ai connu quand vous présidiez une commission sénatoriale d’enquête, continua-t-il. J’étais votre principal enquêteur. Vous savez bien que je ne vous aurais pas dérangé pour une pareille histoire de brigands, s’il y avait eu la moindre possibilité d’expliquer autrement les choses. Et l’astronef ? Que contenait-il ? Pourquoi n’ai-je même pas pu atteindre le point où il a atterri ? »
Il sortit la photo prise par la station satellite Beta, et la fourra sous le nez du Président.
Celui-ci n’en parut pas troublé. « Ah ! oui, dit-il, les faits… Vous et moi, Andrew, nous avons la passion des faits. Mais j’ai d’autres sources d’information que votre Section… Cette photo, oui, je sais… Vous avez insisté sur son importance en me téléphonant. Les limites de la ferme des MacLain, telles qu’elles sont enregistrées au cadastre correspondent exactement avec la latitude et la longitude de l’objet photographié ici. Il leva la tête. Un jour je me suis perdu à deux pas de chez moi. Vous ne connaissez pas cette région à fond, Andrew.
— Tom…
— Oui, Andrew ?
— Vous n’êtes pas allé là-bas vérifier vous-même le cadastre ?
— Évidemment non !
— Dieu merci ! Sans quoi vous porteriez déjà trois livres de tapioca vivant entre les épaules… et alors pauvres États-Unis ! Soyez bien sûr d’une chose : l’employé du cadastre et le fonctionnaire que vous avez envoyé là-bas sont à l’heure actuelle “possédés” l’un et l’autre. Oui. Parfaitement “possédés”. Comme le chef de la police de Des Moines, comme les journalistes de la région, les télégraphistes, les flics, bref tous ceux qui occupent des postes clés. Tom, je ne sais pas à quoi nous avons affaire au juste, mais eux savent ce que nous sommes ; tantôt ils coupent les filaments nerveux de notre organisation sociale avant que des informations authentiques n’aient le temps de nous parvenir – tantôt ils contredisent des informations exactes par des fausses, comme ils l’ont fait en se servant de Barnes. Monsieur le Président vous avez le devoir de décréter que la zone infectée sera immédiatement soumise à une quarantaine rigoureuse. C’est notre seule chance.
— Ah, oui, Barnes…, répéta doucement le Président. J’aurais bien voulu vous épargner cela, Andrew, mais…»
Il pressa un bouton sur son bureau. « Passez-moi la station W.D.E.S. à Des Moines. Je veux le directeur en personne. »
Un voyant s’éclaira bientôt sur le bureau. Le Président pressa un autre bouton et toute une partie du mur s’illumina. Nous avions sous les yeux la pièce où nous nous étions trouvés quelques heures plus tôt.
Dans cette pièce, il y avait un homme qui occupait la presque totalité de l’écran. C’était Barnes.
Ou son frère jumeau. Quand j’abats quelqu’un, je ne m’attends pas à le voir ressusciter. J’éprouvai donc une stupeur bien naturelle, mais je n’en gardai pas moins confiance en moi et mon pistolet à rayons.
« Vous m’avez demandé, monsieur le Président ? dit notre homme, qui semblait abasourdi de l’honneur qui lui était fait.
— C’est exact, monsieur Barnes. Reconnaissez-vous ces personnes ? »
Il parut surpris. « Je ne crois pas. Pourquoi ?
— Dites-lui d’appeler tout son personnel », coupa le Patron.
Le Président prit un air narquois, mais fit ce qu’on lui demandait. Le bureau s’emplit de gens – des femmes pour la plupart. Je reconnus la secrétaire qui défendait l’entrée du bureau de Barnes. Une femme poussa un petit cri. « Mais… c’est le Président ! »
Personne ne nous reconnut. En ce qui concernait le Patron et moi-même, cela n’avait rien d’étonnant, mais Mary n’avait pas changé d’aspect, et je suis prêt à parier que son physique se grave en lettres de feu dans la mémoire de toute femme qui l’a vue, ne serait-ce qu’une fois.
Pourtant une chose me frappa : tous ces gens avaient le dos rond.
Le Président nous mit gentiment à la porte. Il plaça sa main sur l’épaule du Patron. « Sérieusement, Andrew, la République n’est pas en danger… Nous nous en sortirons. »
Dix minutes plus tard, nous nous retrouvions en plein vent sur le quai de Rock Greek. Le Patron semblait tassé et vieilli.
« Alors, Patron ?
— Hein ? Quoi ? Pour vous deux, rien. Vous êtes en congé jusqu’à nouvel ordre.
— J’aimerais bien jeter un coup d’œil dans le bureau de Barnes.
— Ne mets pas les pieds dans l’Iowa, c’est un ordre.
— C’est bon. Et vous, qu’allez-vous faire, si je puis me permettre cette question ?
— Moi, je vais filer en Floride pour prendre des bains de soleil en attendant que le monde entre en décomposition. Si vous avez pour deux sous de bon sens, vous en ferez autant. Il ne vous reste guère de temps. »
Il se redressa et s’éloigna. Je tournai la tête pour dire un mot à Mary mais elle avait déjà disparu. Je la cherchai partout sans parvenir à la découvrir. Je rattrapai le Patron en courant. « Pardon, Patron, vous ne savez pas où est allée Mary ?
— Hein ? Qui ? En permission je suppose. Fiche-moi la paix. »
J’eus un instant l’idée de m’adresser à nos bureaux pour retrouver sa trace mais je me souvins à temps que je ne connaissais ni son vrai nom, ni son pseudonyme régulier, ni son matricule. Je pensai à forcer la chance en donnant son signalement à la Section mais c’était une idée idiote. Il n’y a que les archives de l’atelier de cosmétique qui gardent trace du vrai visage d’un agent, et elles sont ultra-secrètes pour tout le monde. Je savais seulement qu’elle m’était deux fois apparue sous les traits d’une rousse et que (à mon avis, du moins) elle avait de « ça » à un point extraordinaire. Pour retrouver son numéro de téléphone, c’était un peu mince.
Je me contentai de louer une chambre à un lit dans le premier hôtel venu.
CHAPITRE IV
Je me réveillai au crépuscule et mis le nez dehors à l’heure où la capitale s’anime pour la nuit. La rivière déroulait sa large courbe au-delà du Mémorial. Grâce à la fluorescéine qu’on y verse en amont de Washington, elle se détachait en boucles phosphorescentes, roses, jaunes ou émeraude.
Des embarcations de plaisance chargées de monde fendaient le flot coloré. Elles devaient être remplies de couples occupés à se distraire d’une façon peu morale mais qu’ils jugeaient assurément agréable.
Sur la rive, s’allumaient çà et là au milieu de bâtiments plus anciens, des dômes en forme de bulle qui donnaient à la ville un aspect de paysage féerique. À l’est, là où la bombe était tombée, il n’y avait plus aucun vieil immeuble ; tout le quartier ressemblait à un panier de gigantesques œufs de Pâques, éclairés de l’intérieur.
« J’ai vu notre capitale pendant la nuit plus souvent que beaucoup de gens mais je n’y avais jamais prêté beaucoup d’attention. Ce soir-là, j’avais l’impression de lui dire adieu. Ce n’était pas sa beauté qui me prenait à la gorge, c’était de savoir que ces globes colorés abritaient des gens bien vivants, tous différents les uns des autres qui s’occupaient à mille choses diverses, s’aimant ou se querellant selon leur humeur, bref faisant ce qui leur plaisait, chacun chez soi, sans craindre personne.
J’imaginais tous ces braves bougres inoffensifs, chacun avec son espèce de limace grise collée au dos qui faisait mouvoir à volonté bras et jambes, qui imposait à sa voix les mots qui lui convenaient, qui le conduisait là où elle voulait qu’il allât…
Je me fis à moi-même un serment solennel : si jamais les parasites gagnaient la partie, je me jurai de disparaître avant qu’un de ces êtres me possédât. Pour un agent secret c’était facile : je n’aurais qu’à me ronger un ongle ; il y a d’autres méthodes pour le cas où l’on n’aurait plus de mains. Le patron a prévu tous les besoins du service.
Mais il n’avait pas pris de telles dispositions dans cette intention, et je le savais bien. Il était là, comme moi, comme nous tous, pour que ces hommes, ces femmes auxquels je pensais fussent en sûreté et non pour nous aider à prendre la tangente au moment où cela irait mal.
Je détournai la tête. Pour le moment, je ne pouvais absolument rien faire. Je décidai qu’il me fallait surtout un peu de compagnie. Ma chambre contenait une liste des agences fournissant des compagnes de sortie et des mannequins complaisants comme on en trouve dans presque tous les grands hôtels. Je la feuilletai, mais la refermai presque aussitôt. Je n’avais pas besoin d’une fille quelconque pour passer une bonne soirée, j’avais besoin d’une fille en particulier : d’une fille qui n’hésitait pas plus à descendre son homme qu’à lui serrer la main. Et je ne savais pas où elle était allée…
J’ai toujours sur moi un tube de pilules extra-temporelles : on ne sait jamais à quel moment on peut avoir besoin d’une bonne secousse aux réflexes pour se tirer d’un mauvais pas. Quoi qu’en disent les propagandistes hostiles à cette drogue surnommée « tempus fugit », elle ne provoque pas d’accoutumance comme le haschisch.
Un rigoriste aurait pourtant pu dire que j’étais un intoxiqué car j’en prenais de temps en temps, quand je voulais faire durer une semaine une permission de vingt-quatre heures. J’aime bien l’euphorie douce que provoquent les pilules. Leur action essentielle consiste à multiplier environ par dix la durée subjective. Le temps se trouve ainsi découpé en plus petites parcelles ; on vit plus longtemps pour une période de temps réel identique. Naturellement je n’ignorais pas l’horrible exemple de cet homme qui mourut de vieillesse en un mois, à force de se bourrer sans arrêt de pilules, mais je n’en prenais qu’occasionnellement.
Qui sait, d’ailleurs, si ce malheureux n’avait pas eu raison ? Il avait vécu une longue existence heureuse (là-dessus, aucun doute possible), et il était mort, très satisfait, une fois arrivé au bout de son rouleau. Quelle importance cela avait-il qu’il n’eût vu le soleil se lever que trente fois ? Qui marque les points après tout, et quelles sont les règles du jeu ?
Je restais là, à fixer mon tube de pilules et à me dire que j’en avais assez pour me faire passer l’équivalent physiologique de deux années entières. Je n’avais qu’à me terrer dans mon trou, en tirant la porte derrière moi.
Je pris deux pilules et allai chercher un verre d’eau. Mais au retour je remis les pilules dans leur tube, pris mon pistolet et mon téléphone, quittai l’hôtel et me dirigeai vers la bibliothèque du Congrès.
Chemin faisant je m’arrêtai à un bar et regardai les actualités télévisées. Pas de nouvelles de l’Iowa. Il est vrai qu’on n’en reçoit pas souvent de ce coin-là.
À la bibliothèque, je descendis à la salle des catalogues, pris une paire de viseurs-occulteurs et commençai à faire passer les fiches matières devant mes yeux. De « Soucoupes volantes », je fus renvoyé à « Disques volants », puis à « Opération Soucoupe », puis à « Lueurs célestes », à « Globes de feu », et à « Vie-Diffusion cosmique de la…» sans parler de deux douzaines de fausses pistes et d’une foule de productions littéraires pseudo-scientifiques. Il m’aurait fallu un compteur Geiger pour déceler ce qui pouvait présenter de l’intérêt, d’autant que ce que je cherchais serait sûrement doté d’un mot matière qui le ferait classer quelque part entre les fables d’Ésope et le mythe de l’Atlantide.
Pourtant, en une heure, je réunis une bonne poignée de fiches perforées. Je les passai à la jeune vestale préposée au bureau et attendis patiemment pendant qu’elle les glissait une à une dans le sélecteur automatique.
« Presque tous les films que vous demandez sont en lecture, me dit-elle bientôt. Les autres vous seront apportés à la salle 9 A. Prenez l’escalier roulant, je vous prie. »
La salle 9 A n’avait qu’un seul occupant qui leva la tête à mon entrée.
« Tiens, revoilà notre don Juan ! Comment avez-vous fait pour me retrouver ? J’aurais pourtant bien juré vous avoir filé entre les doigts.
— Bonjour, Mary, dis-je.
— Bonjour et au revoir, Sam. Miss Barkis ne veut toujours pas et j’ai du travail. »
Elle commençait à m’agacer.
« Petite prétentieuse, va ! Si étrange que cela puisse vous paraître, ce n’est pas votre corps – charmant pourtant ! – qui m’a attiré jusqu’ici. Moi aussi il m’arrive de travailler. Quand mes bobines seront là, je ficherai le camp dans une autre salle. Je tâcherai d’en trouver une qui soit interdite aux femmes ! »
Au lieu de se mettre en colère, elle s’adoucit aussitôt. « Je vous demande pardon, Sam. On s’entend si souvent répéter les mêmes boniments que… Asseyez-vous.
— Non, merci. Je m’en vais, j’ai vraiment du travail.
— Restez donc, insista-t-elle. Lisez cette pancarte : si vous transportez des bobines dans une autre salle que celle où on vous les a remises, non seulement vous ferez sauter une douzaine de lampes triodes dans le sélecteur, mais, par-dessus le marché, vous donnerez un accès de neurasthénie au conservateur !
— Je les rapporterai ici dès que j’aurai fini. »
Elle prit mon bras qu’une onde de chaleur parcourut aussitôt.
« Je vous en prie, Sam ! Je vous demande pardon, là…»
Je m’assis en souriant.
« Dans ce cas, rien ne pourrait me déterminer à partir. Je n’ai pas l’intention de vous quitter des yeux avant de connaître votre numéro de téléphone, votre adresse personnelle et la vraie couleur de vos cheveux.
— Don Juan, dit-elle doucement, vous ne connaîtrez rien du tout ! »
Elle replongea ostensiblement la tête dans son appareil de lecture et ne fit plus attention à moi.
L’orifice du tube automatique de distribution claqua et mes bobines roulèrent dans la corbeille. Je les alignai sur la table à côté du second appareil de lecture. L’une d’elles alla rouler contre celles que Mary avait empilées et les culbuta. Je ramassai celle que je croyais être la mienne et jetai un coup d’œil sur son extrémité. J’avais du reste choisi le mauvais bout car je ne vis qu’un numéro de série et ce mystérieux dessin pointillé que seul peut déchiffrer le sélecteur automatique. Je le retournai, lus l’étiquette de la boîte et plaçai la bobine sur mon tas personnel.
« Hé là, dit Mary, celle-là est à moi.
— Des clous, répliquai-je poliment.
— Mais je vous assure ! C’est justement celle-là dont je vais avoir besoin. »
Cela peut exiger du temps, mais je finis toujours par me rendre à l’évidence, Mary n’était pas venue à la bibliothèque pour y étudier l’histoire de la chaussure. Je pris plusieurs de ses films et en déchiffrai les étiquettes.
« C’est donc pour cela que rien de ce que je cherchais n’était disponible, dis-je. Mais vous n’avez pas travaillé consciencieusement. Il vous en manque. »
Je poussai mes propres films vers elle.
Mary les regarda et réunit toutes les bobines en un seul tas.
« Nous partageons, ou nous voyons tout, l’un après l’autre ? dit-elle.
— Partageons-les pour défricher le terrain et revoyons ensemble ce qui sera intéressant, proposai-je. Mais dépêchons-nous. »
J’avais beau avoir vu le parasite fixé sur l’échine du pauvre Barnes, le Patron avait eu beau m’affirmer qu’une « soucoupe volante » s’était bel et bien posée dans l’Iowa, je n’étais pas préparé à la masse de preuves que j’allais trouver ensevelies au fond de cette bibliothèque. Au diable Digby et son intégrale ! Les preuves étaient irréfutables. Ce n’était pas une fois, mais plusieurs, que la Terre avait reçu des visiteurs venus du ciel.
Les documents remontaient bien plus haut que la date à laquelle nous avions conquis l’espace. Certains dataient du XVII e siècle et même d’avant, mais il était impossible d’utiliser des « faits » notés à une époque où la « science » ne se référait encore qu’à Aristote. Les premiers documents sérieux dataient des années 1940 à 1950 ; il y en avait une deuxième série vers 1980. Une idée me frappa tout à coup et je me mis à relever des dates. Les apparitions d’objets mystérieux dans le ciel semblaient suivre un cycle de quelque trente ans. Une analyse statistique de ces phénomènes pourrait avoir son intérêt…
Les soucoupes volantes semblaient liées en quelque façon à de mystérieuses disparitions de personnes. Non seulement parce que les documents les concernant étaient classés dans la même série que les serpents de mer, les pluies de sang et autres bizarreries de la nature ; mais aussi parce que, dans plusieurs cas solidement établis, des pilotes qui avaient pris en chasse les « soucoupes » n’étaient jamais revenus à leurs bases, ni nulle part ailleurs. Officiellement, ils avaient été considérés comme ayant atterri dans des zones désertiques – ce qui était une échappatoire un peu trop facile.
Il me vint une autre idée encore. Je tâchai de voir si l’on pouvait ou non observer des maxima tous les trente ans dans le nombre des disparitions mystérieuses, et dans l’affirmative si le cycle coïncidait avec celui des objets étranges apparus dans le ciel. Il était difficile de se faire une certitude, car les cas étaient trop nombreux et les fluctuations pas assez importantes. Trop de gens disparaissent en effet chaque année pour d’autres raisons. Pourtant bon nombre de documents capitaux avaient été longtemps conservés et tous n’avaient pas disparu dans les bombardements. Je pris note de quelques références pour les communiquer aux analystes professionnels.
Mary et moi n’échangeâmes pas trois paroles de la soirée. Finalement, nous nous levâmes en nous étirant avec lassitude. Je donnai de la monnaie à Mary pour qu’elle puisse payer les bobines de notes qu’elle avait prises (pourquoi donc les femmes n’ont-elles jamais de monnaie ?) et je payai les miennes.
« Alors ? demandai-je. Quel est le verdict ?
— Je me fais l’effet d’un moineau qui a construit son nid dans une descente de gouttière !
— Dans ce cas, faisons comme lui. Dédaignons les leçons de l’expérience et reconstruisons notre nid à la même place.
— Oh ! non, Sam. Il faut faire quelque chose. Tout se recoupe trop bien. Cette fois-ci ils ont l’intention de rester.
— C’est possible. Je le croirais volontiers.
— Alors que fait-on ?
— Ma jolie, nous allons bientôt apprendre qu’au pays des aveugles les borgnes n’ont pas la vie drôle !
— Ne soyez pas cynique. Nous n’avons pas le temps.
— Non, c’est vrai. Fichons le camp d’ici. »
Il faisait presque jour et la bibliothèque était à peu près déserte.
« J’ai une idée, dis-je : nous allons acheter un baril de bière et le transporter à mon hôtel, nous le mettrons en perce et nous discuterons la question à fond.
— Pas dans votre chambre, dit-elle en secouant la tête.
— Enfin, c’est pourtant du travail sérieux, il me semble.
— Venez plutôt chez moi. Ce n’est qu’à deux cents kilomètres d’ici. Je vous invite à partager mon petit déjeuner.
— Voilà l’offre la plus sympathique qu’on m’ait faite de la soirée ! Mais sérieusement pourquoi pas mon hôtel ? Cela nous gagnerait une demi-heure de voyage.
— Vous ne voulez pas venir chez moi ? Je ne mords pas, vous savez !
— Tant pis ! Mais je suis surpris que vous ayez si vite changé d’avis.
— Qui sait », dit-elle avec un sourire qui creusa des fossettes sur ses joues, « je veux peut-être vous faire constater qu’il y a des pièges à loup autour de mon lit. Ou vous prouver que je sais faire la cuisine. »
Je hélai un taxi qui nous emmena chez elle.
Elle commença par examiner soigneusement tout son appartement.
« Tournez-vous, dit-elle en revenant vers moi. Je veux vous tâter le dos.
— Pour quoi faire ?
— Mais tournez-vous donc ! »
Je m’exécutai. Elle m’appliqua un bon coup de poing entre les omoplates. « Et maintenant à votre tour, dit-elle.
— Avec plaisir. »
Je ne m’en acquittai pas moins consciencieusement de ma tâche pour cela, car j’avais compris ce qu’elle avait en tête. Il n’y avait rien sous ses vêtements – rien que son corps charmant et toute une panoplie d’engins destructeurs.
Elle se retourna avec un soupir.
« C’est pour cela que je ne voulais pas venir à votre hôtel, expliqua-t-elle. C’est maintenant la première fois depuis que j’ai vu cette chose sur le dos de Barnes que je me sens en sûreté. Mon appartement est étanche. Je coupe l’arrivée d’air et je laisse tout hermétiquement fermé chaque fois que je sors.
— Et les conduites du conditionnement d’air ?
— Je ne l’ai pas fait marcher. J’ai ouvert une des bonbonnes de réserve à la place. Et maintenant, occupons-nous de choses sérieuses. Que voulez-vous prendre ?
— Un steak à peine cuit, c’est possible ? »
Ça l’était. Tout en mangeant, nous avons regardé les actualités. Il n’y avait toujours rien de l’Iowa.
CHAPITRE V
Je n’eus pas l’occasion d’examiner les pièges à loup dont avait parlé Mary car elle ferma à clef la porte de sa chambre.
Trois heures plus tard, elle me réveilla et nous redéjeunâmes. Une fois nos cigarettes allumées, je branchai le poste de stéréo sur les informations. Celles-ci consistaient presque exclusivement en un reportage sur l’élection de Miss Amérique. En temps ordinaire je l’aurais suivi avec intérêt, mais comme aucune concurrente n’avait le dos rond et que la tenue de concours ne pouvait matériellement dissimuler de bosse suspecte, je trouvai le spectacle un peu futile.
« Alors ? dis-je enfin.
— Il faut arranger nos documents d’une manière cohérente et les fourrer sous le nez du Président, déclara Mary.
— Comment cela ? »
Elle ne trouva rien à répondre.
« Il n’y a qu’un moyen, dis-je : passer par le Patron. »
J’appelai aussitôt celui-ci par nos deux codes simultanément pour que Mary puisse suivre la conversation.
« Ici, Oldfield, entendis-je, je remplace temporairement le Patron. Allez-y.
— Il faut que je parle au Patron en personne.
— Pour une question officielle ou privée ? demanda la voix au bout d’un instant d’hésitation.
— Euh… mettons privée, si vous voulez.
— Je ne peux pas vous le passer pour une question privée. Et pour toute question officielle, c’est à moi que vous devez vous adresser. »
Je coupai net car j’allais lâcher des gros mots. Je fis une seconde tentative en me servant du code spécial qui, paraît-il, tirerait le Patron de la tombe en cas de besoin. Mais gare à qui s’en servirait inutilement !
Il me répondit par un torrent de jurons.
« Patron, dis-je, c’est à propos de l’affaire de l’Iowa…»
Il s’arrêta pile.
« Oui ?
— Mary et moi avons passé la nuit à étudier des documents d’archives. Nous voudrions vous en parler. »
Les jurons recommencèrent. Il me dit de passer mes documents aux analystes et ajouta qu’il avait l’intention de déguster mes oreilles en sandwich à la première occasion.
« Patron ! lançai-je sèchement.
— Hein ?
— Du moment que vous pouvez vous tirer des pattes, il n’y a pas de raison que nous n’en fassions pas autant. Mary et moi démissionnons à l’instant même. C’est officiel. »
Mary leva les sourcils, mais ne dit rien. Au bout d’un long silence, le Patron me dit d’une voix lasse. « Hôtel Palmglade, à Miami.
— Nous arrivons. »
J’ai demandé un taxi et nous sommes montés sur le toit. J’ai dit au pilote de survoler l’Océan, pour éviter la Caroline où la vitesse est limitée. Nous avons bien marché.
Le Patron était étendu sur la plage. D’un air bougon, il faisait couler du sable entre ses doigts tout en écoutant notre rapport. J’avais apporté un dictaphone pour lui permettre d’entendre directement nos notes enregistrées.
Il leva la tête quand nous en arrivâmes au fameux cycle de trente ans, mais resta silencieux jusqu’à ce qu’il ait entendu mon hypothèse relative à un éventuel cycle, peut-être similaire, de disparitions inexpliquées. Il appela aussitôt la Section. « Passez-moi le bureau d’analyse. Allô Peter ? Ici le Patron. J’ai besoin d’une courbe des disparitions mystérieuses constatées depuis 1800. Quoi ? Élimine les facteurs connus et ne tiens pas compte des valeurs absolues. Ce qu’il me faut ce sont les maxima et les minima. Pour quand je la veux ? Pour hier soir imbécile ! Qu’est-ce que tu attends ? »
Il se remit debout et accepta la canne que je lui tendais.
« Allons-y, on reprend le collier, grogna-t-il.
— Nous allons à la Maison Blanche ? demanda Mary avec espoir.
— Quoi ? Tu es malade ! Vous n’avez rien découvert qui puisse faire changer le Président d’avis.
— Ah ? Mais alors…
— Je ne sais pas. Si vous n’avez rien d’intelligent à dire, taisez-vous. »
Le Patron était venu dans son autavion. Ce fut moi qui pilotai pour le retour.
« Patron, lui dis-je après avoir remisé l’appareil, j’ai pensé à un truc qui pourrait convaincre le Président. »
Il se contenta de grogner.
« Voici de quoi il s’agit, expliquai-je : vous n’avez qu’à envoyer deux agents là-bas, moi et quelqu’un d’autre. L’autre aura un téléviseur portatif qu’il gardera braqué sur moi. Vous persuaderez le Président de nous suivre sur son écran.
« Et s’il ne se passe rien ?
— Je m’arrangerai pour qu’il se passe quelque chose. Je vais retourner là où l’astronef s’est posé. J’arriverai bien à passer. Nous transmettrons directement à la Maison Blanche des gros plans du vrai astronef. Après cela, je retournerai à la station de stéréo et je passerai en revue tous les gens à dos rond. Je leur arracherai leur chemise en plein devant la caméra. Pas question de finasser : il faut frapper un grand coup.
— Est-ce que tu te rends compte que tu as à peu près autant de chances de t’en tirer qu’une souris égarée dans un congrès de chats ?
— Je n’en suis pas si sûr. À mon avis ces êtres n’ont pas de pouvoirs surhumains. Je serais tenté de croire qu’ils sont limités au pouvoir même des hommes dont ils se sont rendus maîtres. Je ne suis pas candidat au martyre, vous savez ! En tout cas, vous aurez vos images.
— Hum…
— Cela pourrait marcher, coupa Mary. Je serai l’autre agent. Je pense…»
Le Patron et moi lui avons dit « non » en même temps… Je suis même devenu tout rouge en me rendant compte que j’empiétais sur les prérogatives de mon chef.
« J’allais dire qu’il était logique que ce soit moi, a repris Mary à cause de ce… euh… de ce don que j’ai, pour repérer les hommes qui portent un parasite.
— Non, a répété le Patron. Là où il va, et jusqu’à preuve du contraire, tout le monde en porte. D’ailleurs je te garde pour autre chose. »
Elle aurait dû se taire, mais n’en fit rien.
« Pourquoi donc ? Cette mission-ci est importante.
— Celle que je te réserve aussi, dit doucement le Patron. J’envisage de te nommer garde du corps du Président.
— Ah ! dit-elle pensivement… C’est que… voyez-vous, Patron, je ne sais pas si je pourrais repérer une femme possédée par un parasite. Je n’ai pas… euh… l’équipement intellectuel nécessaire.
— Eh bien, on lui enlèvera ses femmes-secrétaires, voilà tout. Et puis, n’oublie pas qu’il faudra le surveiller lui aussi…
Elle réfléchit.
« Et si malgré toutes les précautions prises je découvrais qu’un parasite s’est emparé de lui ?
— Tu ferais le nécessaire, le Vice-Président succéderait au Président et tu serais fusillée pour haute trahison ! Revenons à notre autre mission. Nous allons prendre Jarvis pour faire marcher le téléviseur, et nous joindrons Davidson à l’équipe, comme homme de main. Pendant que Jarvis s’occupera de ses prises de vues, Davidson surveillera Jarvis – et toi tu tâcheras de le surveiller de ton côté.
— Donc vous croyez que cela peut marcher ?
— Non, mais mieux vaut un mauvais plan que pas de plan du tout. Ça déclenchera peut-être toujours quelque chose. »
Pendant que Jarvis, Davidson et moi nous dirigions vers l’Iowa, le Patron filait sur Washington. Mary m’attira dans un coin au moment où nous allions partir, me prit par les deux oreilles et m’embrassa énergiquement. « Tâchez de revenir, Sam », me souffla-t-elle.
Je me sentis des chatouillements dans tout le corps. Je retrouvais mes quinze ans.
Davidson posa l’autavion un peu au-delà de l’endroit où j’avais repéré un pont détruit. Je lui servais de navigateur, en utilisant une carte sur laquelle avait été pointé le lieu d’atterrissage du véritable astronef. Le pont fournissait un point de repère précis. Nous avons quitté la route à trois cents mètres à l’est, et nous avons gagné notre destination à travers champs.
Nous ne sommes cependant pas arrivés exactement où nous voulions. Nous sommes tombés dans une zone brûlée et j’ai décidé de continuer à pied. Le point signalé par le satellite artificiel se trouvait dans la zone dévastée par le feu et on ne voyait pas la moindre soucoupe volante. Il aurait fallu être un meilleur détective que moi pour établir qu’il y en avait jamais eu un. L’incendie en avait détruit toute trace.
Jarvis télévisait tout ce que nous voyions, mais je savais bien que les larves venaient de gagner un nouveau round. En revenant sur nos pas nous sommes tombés sur un vieux paysan. Conformément à nos instructions, nous nous sommes tenus à une prudente distance.
« Fameux incendie ! ai-je remarqué sans trop m’approcher.
— Vous pouvez le dire, a-t-il gémi. Deux de mes meilleures laitières que ça m’a coûté ! Pauvres bêtes… Vous êtes des journalistes ?
— Oui, ai-je dit, mais je crois que nous perdons notre temps. »
Je regrettais vivement l’absence de Mary. Le brave cul-terreux avait peut-être naturellement le dos rond, mais en admettant que le Patron ait raison au sujet de l’astronef (et il fallait bien qu’il ait raison) ce trop innocent paysan devait en connaître l’existence. Il s’efforçait donc de nous donner le change. Donc, il était possédé.
Il n’y avait pas à hésiter. Nous avions plus de chances de capturer un parasite et d’en envoyer l’image à la Maison Blanche si nous opérions dans ce bled désert que si nous nous étions trouvés au milieu d’une foule. J’ai jeté un coup d’œil à mes collègues. Ils étaient aux aguets et Jarvis télévisait nos moindres mouvements.
Au moment où le paysan se détournait, je l’ai fait tomber à terre d’un croc-en-jambe. Je me suis jeté sur lui et j’ai agrippé sa chemise à deux mains. Jarvis s’est approché et a pris des gros plans. J’ai mis le dos de mon prisonnier à nu avant qu’il n’ait repris son souffle.
« A nu » est bien le mot. Il n’avait pas le moindre parasite. On n’en voyait même pas la trace. Ni sur son dos, ni sur le reste de son corps. J’ai pris soin de m’en assurer.
Je l’ai aidé à se relever et à s’épousseter. Ses vêtements étaient tout souillés de cendre.
« Je vous demande pardon », ai-je dit.
Il tremblait de rage.
« Espèce de petit…»
Il était incapable de trouver un mot assez injurieux. Il nous regardait les lèvres tremblantes.
« Je vous ferai un procès ! a-t-il promis. Si j’avais vingt ans de moins, je vous casserais la gueule à tous les trois.
— Je vous assure que c’était une erreur, grand-père.
— Une erreur ! »
Ses traits se sont convulsés et j’ai cru qu’il allait pleurer.
« Je reviens d’Omaha, pour trouver ma ferme brûlée, la moitié de mon bétail disparu, et mon gendre avec ! Je tombe sur des étrangers qui rôdent chez moi, ils me mettent en loques et ils viennent me dire que c’est une erreur ! Je me demande où nous allons…»
Il me semblait bien que j’aurais pu répondre à cette dernière question, mais j’ai gardé mon avis pour moi. J’ai voulu l’indemniser pour l’indigne traitement que je lui avais fait subir, mais il m’a jeté mon argent à la figure. Nous sommes repartis la tête basse.
« Tu es sûr que tu sais ce que tu as fait ? a seulement dit Davidson quand nous nous sommes remis en route.
— Je peux me tromper, ai-je dit rageusement, mais as-tu jamais vu le Patron faire une erreur ?
— Euh… non… Où allons-nous maintenant ?
— À la station W.D.E.S. Cette fois il n’y aura pas d’erreur ! »
À l’octroi de Des Moines, le gardien hésita. Il regarda son carnet, puis le numéro de notre autavion.
« Le shérif nous a signalé ce numéro-là, grogna-t-il. Rangez-vous sur la droite. »
Il abaissa sa barrière.
« D’accord », dis-je.
Je reculai de dix mètres et fonçai sur la barrière à toute allure. Les autavions du Service ont des moteurs spécialement gonflés et des carrosseries renforcées. Heureusement, du reste, parce que la barrière était solide. Je me gardai bien de ralentir une fois de l’autre côté.
« Ça devient intéressant, me dit Davidson d’un air songeur. Tu sais toujours ce que tu fais, oui ?
— Boucle-la, dis-je sèchement. Comprenez-moi bien, tous les deux : nous n’avons pas grande chance de nous en tirer, mais il faut coûte que coûte que nous transmettions ces foutues images.
— À tes ordres. »
J’avais distancé nos éventuels poursuivants. Quand je m’arrêtai net devant l’immeuble de la station de stéréo, nous sautâmes à terre. Il n’était plus question de recourir aux méthodes indirectes employées par l’oncle Charlie. Nous nous engouffrâmes dans le premier ascenseur venu et appuyâmes sur le bouton correspondant à l’étage de Barnes. Je laissai la porte de la cabine ouverte en sortant. Dans le premier bureau où nous pénétrâmes, l’employée de la réception voulut nous arrêter. Nous passâmes outre. Toutes les dactylos levèrent la tête avec étonnement. J’allai droit à la porte du bureau de Barnes et voulus l’ouvrir, mais elle était fermée à clé. Je me tournai vers la secrétaire.
« Où est Barnes ? demandai-je.
— C’est de la part de qui ? » répliqua-t-elle avec l’amabilité d’une porte de prison.
Je regardai ses épaules : elle avait le dos rond. « Bon Dieu, me dis-je, cette fois, ça y est ! » Je me souvenais de l’avoir vue après avoir abattu Barnes.
Je m’approchai et relevai brusquement son chandail. J’avais raison. C’était couru. Pour la seconde fois de ma vie, je voyais un parasite.
Elle se débattait, griffait, voulait mordre. Je lui fis une prise de judo au cou, manquant de peu d’enfoncer la main dans la saloperie qu’elle portait sur le dos. Elle se laissa brusquement aller. Je lui enfonçai trois doigts joints au creux de l’estomac et la fis pivoter sur elle-même.
« Jarvis ! hurlai-je. Un gros plan vite ! »
Cet abruti tripotait son instrument et interposait son gros derrière entre moi et la chose à photographier.
Il se redressa.
« Impossible, dit-il. Une lampe vient de sauter.
— Change-la. Grouille ! »
A l’autre bout de la pièce, une sténographe se leva et tira sur l’appareil. Elle le toucha, mais Davidson l’abattit sur place. Comme sur un signal, six autres femmes se ruèrent sur lui. Elles ne semblaient pas armées, mais elles l’étouffaient sous leur nombre.
Je m’accrochai à ma première prisonnière et tirai sur les autres de là où j’étais. Du coin de l’œil, j’entrevis quelque chose qui bougeait derrière moi. Je me retournai et me trouvai face à face avec Barnes – le Barnes numéro deux. Il était debout dans l’embrasure de sa porte. Je visai sa poitrine pour atteindre la larve que je savais se trouver sur son dos et me remis à mon travail de boucherie.
Davidson s’était relevé, mais une femme rampait vers lui. Elle paraissait blessée. Il la brûla en plein visage et elle s’arrêta net. La rafale suivante me rasa l’oreille.
« Merci, lui dis-je. Et maintenant filons. Viens, Jarvis. »
L’ascenseur était toujours ouvert. Nous nous y engouffrâmes tous les trois ; moi, je traînais toujours la secrétaire de Barnes. Je claquai la porte et appuyai sur le bouton de la descente, Davidson tremblait et Jarvis était blanc comme un linge.
« Remets-toi, dis-je. Ce ne sont pas des gens que tu as tués, mais des choses. Tiens, regarde…»
Je redressai ma prisonnière et jetai un coup d’œil sur son dos.
Je manquai m’évanouir. Mon spécimen, celui que je voulais à tout prix ramener vivant, avait disparu. Il avait dû glisser sur le sol et s’éclipser pendant la bagarre.
« As-tu pu prendre quelque chose ? » demandai-je à Jarvis.
Il secoua négativement la tête.
Le dos de la jeune fille était couvert d’une éruption semblable à la piqûre de millions de fines épingles, là où la larve s’était fixée. Je la calai contre la paroi de la cabine. Elle était toujours inanimée et nous la laissâmes dans l’ascenseur. Nous pûmes traverser le hall pour regagner la rue sans qu’on paraisse courir après nous.
Un flic avait posé le pied sur le garde-boue de notre autavion. Il remplissait une feuille de son carnet à souches qu’il me tendit.
« C’est interdit de stationner là, me dit-il.
— Je ne savais pas », dis-je en émargeant sa feuille.
Je démarrai, évitai le plus possible les artères fréquentées et m’envolai en pleine rue, en me demandant si le flic allait ajouter ce nouveau délit sur sa feuille. Une fois à la bonne altitude, je changeai nos numéros d’immatriculation et notre code de communication.
Le Patron avait pensé à tout.
Il n’avait pas l’air trop content. J’essayai de lui faire mon rapport par téléphone en cours de route, mais il me coupa la parole et nous convoqua d’urgence aux bureaux de la Section. Nous l’y trouvâmes en compagnie de Mary. Il me laissa faire mon rapport jusqu’au bout en l’interrompant seulement de quelques grognements.
« Et vous ? demandai-je pour terminer. Qu’avez-vous pu voir ?
— La transmission a été interrompue au moment où vous avez enfoncé la barrière de l’octroi, me dit-il. Ce que le Président a vu n’a pas fait une très forte impression sur lui.
— Je m’en doute !
— Il m’a dit de te balancer.
— Je ne demande pas…, commençai-je en me raidissant un peu.
— Tais-toi, fit sèchement le Patron. Je lui ai dit qu’il pouvait me limoger moi, mais pas mes subordonnés. Tu n’es qu’un cafouilleux, mais j’ai encore besoin de toi.
— Merci. »
Mary se promenait à travers la pièce. Je voulus saisir son regard au vol, mais elle ne parut pas s’en apercevoir. Elle s’arrêta derrière la chaise de Jarvis et fit au Patron le même signe que pour Barnes.
J’assenai un coup de pistolet sur le crâne de Jarvis. Il s’affaissa dans sa chaise.
« En arrière, Davidson, cria le Patron, son pistolet braqué sur la poitrine de son subordonné. Et lui, Mary ? demanda-t-il.
— Rien d’anormal.
— Et lui ? »
Il me désignait du doigt.
« Sam est normal. »
Les yeux du Patron se posèrent sur nous. Jamais je ne m’étais senti aussi proche de la mort. « Ôtez vos chemises », ordonna-t-il sèchement.
Nous obéîmes. Mary avait raison. J’en venais à me demander si j’aurais senti la présence d’un parasite sur moi.
« À lui maintenant, commanda le Patron. Prends des gants. »
Nous allongeâmes Jarvis sur le sol et découpâmes avec précaution ses vêtements. Nous tenions enfin notre spécimen vivant.
CHAPITRE VI
Je me sentais près de vomir. L’idée de cette créature, cachée juste derrière moi, tout le temps de notre retour de l’Iowa, était plus que n’en pouvait supporter mon estomac. Je ne suis pourtant pas délicat – mais on n’arrive pas à imaginer l’effet que ces êtres peuvent vous faire, tant qu’on n’en a pas vu, en sachant bien de quoi il s’agit.
J’avalai ma salive. « Essayons de comprendre, dis-je. Nous pouvons peut-être encore sauver Jarvis. »
Je ne le pensais pas vraiment. J’avais tout au fond de moi la conviction intime qu’un homme possédé par un de ces êtres en restait marqué pour toujours.
Le Patron nous fit signe de reculer.
« Ne t’occupe pas de Jarvis !
— Mais…
— Assez ! Si on peut le sauver, cela ne lui fera pas de mal d’attendre un peu plus. Et d’ailleurs…»
Il se tut. Moi aussi. J’avais compris ce qu’il voulait dire. Un agent se remplace, mais le pays, lui, ne se remplace pas.
Son arme à la main, le Patron continuait à examiner avec méfiance la chose qui palpitait sur le dos de Jarvis. « Appelle le Président, dit-il à Mary. Code spécial 0007. »
Mary se dirigea vers le bureau. Je l’entendis parler dans l’appareil, mais toute mon attention était concentrée sur le parasite. Il ne faisait aucun mouvement pour quitter son porteur.
« Je ne peux pas l’obtenir, dit bientôt Mary. Mais j’ai un de ses aides de camp à l’appareil : Mr. MacDonough. » Le Patron fit une grimace. MacDonough est un homme aimable et intelligent, mais il n’a changé d’idée sur rien depuis vingt ans. Le Président s’en sert comme de tampon.
Le Patron se mit à vociférer, sans même prendre la peine de s’approcher du parleur.
Non, le Président n’était pas visible. Non, on ne pouvait pas lui faire parvenir de message. Non, Mr. MacDonough ne sortait pas des limites de ses attributions. Non, le Patron ne figurait pas sur la liste des exceptions prévues. En admettant, du reste, qu’une telle liste existât… Oui, Mr. MacDonough serait heureux de lui obtenir une audience. C’était une chose promise. Vendredi prochain lui conviendrait-il ? Dès aujourd’hui ? Il n’en était pas question. Demain ? Impossible.
Le Patron coupa. Il semblait friser l’apoplexie. Il respira deux ou trois fois à grands coups et ses traits se détendirent.
« Appelle-moi le docteur Graves, dit-il à Davidson. Et vous autres, tenez-vous à distance. »
Le chef du laboratoire biologique arriva bientôt.
« Docteur, dit le Patron, en voilà un qui n’est pas mort. »
Graves regarda de près le dos de Jarvis. « Très intéressant », dit-il seulement. Il mit un genou à terre.
« Reculez ! »
Graves leva la tête. « Mais il faut bien que je…
— Pas question ! Je veux que vous l’étudiiez, d’accord, mais il faut d’abord que vous me le conserviez vivant. En deuxième lieu il faut l’empêcher de s’échapper. En troisième lieu il faut vous protéger vous-même contre lui. »
Graves sourit.
« Ça ne me fait pas peur. Je…
— Il faut en avoir peur ! C’est un ordre.
— J’allais vous dire qu’il faudrait que je mette au point un incubateur pour le garder en vie après que nous l’aurons enlevé de son porteur. Il est évident que ces êtres ont besoin d’oxygène. Non pas d’oxygène libre, mais d’oxygène fourni par le porteur. Un gros chien suffirait peut-être…
— Non, dit sèchement le Patron. Laissez-le là où il est.
— Quoi ? Cet homme est volontaire ? »
Le Patron ne répondit pas.
« Tout cobaye humain doit être volontaire, insista Graves. C’est une question de conscience professionnelle. »
Ces sacrés savants ne parviennent jamais à se mettre dans la tête ce que c’est que la discipline.
« Docteur Graves, dit tranquillement le Patron, chacun de mes agents est volontaire pour ce que je juge bon de lui demander. Je vous prie d’exécuter mes ordres. Faites venir une civière. Et faites attention à vous. »
Quand ils eurent emmené Jarvis, Davidson, Mary et moi allâmes au bar prendre un drink ou deux. Nous en avions besoin. Davidson tremblait, sans pouvoir s’arrêter. Je vis que son premier drink ne le remettait pas d’aplomb.
« Tu sais, mon vieux Dave, lui dis-je, je suis aussi affligé que toi de ce qui est arrivé à ces pauvres filles… mais nous n’y pouvions rien. Mets-toi bien ça dans l’idée.
— Ç’a été dur ? demanda Mary.
— Assez dur. Je ne sais pas combien nous en avons tué. Nous n’avions pas le temps de prendre des gants. Ce n’était pas sur des êtres humains que nous tirions, mais sur des parasites. »
Je me tournai vers Davidson.
« Tu ne peux donc pas comprendre ça ?
— C’est justement… Elles n’étaient plus humaines… Je serais très capable d’abattre mon propre frère, si j’en avais l’ordre, mais ces êtres-là étaient… déshumanisés. Même quand on leur tirait dessus, elles continuaient à avancer sur vous. Elles ne…»
Il s’interrompit.
Je ne ressentais en moi que de la pitié. Au bout d’un moment il s’en alla. Mary et moi continuâmes à causer quelque temps encore. Nous cherchions des solutions, mais nous n’aboutissions à rien. Tout à coup elle me dit qu’elle avait sommeil et gagna le dortoir des femmes. Le Patron avait ordonné à tous ses agents de passer la nuit dans les locaux de la Section. Je me dirigeai vers le quartier des hommes où je me glissai dans un sac de couchage.
Ce fut la sirène d’alerte aérienne qui me réveilla. Je sautai sur mes vêtements. Les sirènes venaient de se taire quand la voix du Patron retentit dans les haut-parleurs du téléphone intérieur. « Appliquez les consignes antigaz et antiradiations. Fermez tout. Rassemblement immédiat dans la salle de conférences. »
En ma qualité d’agent de l’extérieur, je n’avais pas de consignes particulières à appliquer. Je gagnai donc les bureaux par le passage souterrain. Le Patron était déjà dans la grande salle de conférences. Il avait l’air dur et résolu. J’aurais bien voulu lui demander ce qui se passait, mais il y avait une douzaine d’employés, d’agents et de sténos près de nous. Au bout d’un moment, le Patron m’envoya demander la liste d’appel à la sentinelle qui montait la garde à la porte. Il fit l’appel lui-même et nous pûmes bientôt constater que tout le monde était rassemblé dans la salle, depuis la vieille Miss Haines, la secrétaire du Patron, jusqu’au garçon du bar. Tout le monde sauf la sentinelle de la porte et Jarvis. Il ne s’agissait pas de faire une erreur ! Heureusement nous pointons les entrées et les sorties du personnel avec plus de soin qu’une banque ne surveille ses mouvements de fonds.
Je fus de nouveau chargé d’aller appeler la sentinelle. Il fallut une confirmation personnelle du Patron pour que mon camarade acceptât de quitter son poste. Il tira le verrou de sûreté et me suivit enfin. En rejoignant les autres, je vis que Jarvis était déjà là. Le docteur Graves et un technicien du labo l’accompagnaient. Il était vêtu d’une robe de chambre et semblait avoir sa connaissance, bien qu’il parût un peu groggy.
Je commençais à entrevoir vaguement ce dont il s’agissait. Le Patron qui faisait face à son personnel gardait soigneusement ses distances. Il tira son pistolet.
« Un des parasites qui cherchent à envahir notre planète est en liberté parmi nous, dit-il. Certains d’entre vous ne savent que trop ce que cela signifie. Aux autres je vais donner quelques explications supplémentaires ; notre sécurité à tous, celle de toute notre race, dépendent de votre coopération totale et de votre obéissance absolue. »
Il poursuivit en expliquant brièvement, mais avec une pénible exactitude, ce qu’était un parasite et comment se présentait la situation.
« Bref, conclut-il, le parasite en question se trouve presque certainement dans cette pièce. L’un d’entre nous, bien qu’il ait gardé son apparence humaine, n’est plus qu’un automate qui agit suivant le bon plaisir de notre plus redoutable ennemi. »
Un murmure parcourut la salle. Les gens s’entre-regardaient. Quelques-uns s’écartèrent de leurs voisins. Quelques secondes plus tôt nous formions une équipe ; nous n’étions plus maintenant qu’une foule, où chacun se méfiait de tout le monde. Je me surpris en train de m’éloigner d’un garçon qui se trouvait à côté de moi et que je connaissais depuis des années : c’était Ronald, notre barman. Graves s’éclaircit la voix.
« Patron, commença-t-il, j’avais pourtant pris toutes les précautions raisonnables…
— Assez. Amenez Jarvis devant tout le monde et enlevez-lui sa robe de chambre. »
Graves se tut et se mit en devoir d’obéir, aidé de son adjoint, Jarvis ne paraissait pas se rendre exactement compte du heu où il se trouvait. Graves devait l’avoir drogué.
« Retournez-le », ordonna le Patron.
Jarvis se laissa docilement retourner. On voyait sur ses épaules et sa nuque la marque de la larve, sous la forme d’une éruption rouge.
« Vous voyez, poursuivit le Patron, à quel endroit la chose s’est collée à lui. »
Il y avait eu des murmures et un petit rire étouffé quand on avait déshabillé Jarvis. Un silence mortel suivit les paroles du Patron.
« Et maintenant, continua-t-il, nous allons capturer cette larve. Et, qui plus est, nous allons la capturer vivante. Vous avez tous vu à quel endroit du corps humain se fixent les parasites. Je vous avertis que si vous me tuez celui-là, moi, je tuerai le responsable. Si vous êtes forcés de tirer, visez bas. Viens ici, toi », conclut-il avec un geste de son pistolet dans ma direction.
Il me fit arrêter, à mi-chemin entre la foule et lui.
« Vous, Graves, asseyez Jarvis derrière moi. Non, ne lui remettez pas sa robe de chambre. »
Le Patron se retourna vers moi. « Pose ton pistolet à terre », ordonna-t-il.
Il dirigeait le sien vers mon nombril. Je fis très attention à la manière dont je tirai mon arme de son holster, et la fis glisser à deux mètres de moi.
« Et maintenant, déshabille-toi complètement. »
C’était là un ordre assez gênant à exécuter. Mais le pistolet du Patron m’aida à surmonter les inhibitions. En revanche ce n’était pas un encouragement d’entendre rigoler les femmes pendant que je me mettais à poil. « Pas mal », murmura l’une. « Un peu noueux », remarqua une autre. Je rougis.
Après m’avoir examiné, le Patron me dit de reprendre mon pistolet. « Aide-moi, ordonna-t-il, et surveille la porte. À vous, Dotty je ne sais quoi. C’est votre tour. »
Dotty était une des secrétaires. Elle n’avait bien entendu pas d’arme et portait un peignoir. Elle s’avança, s’arrêta et en resta là…
Le Patron agita son arme. « Allons, dépêchons. Enlevez-moi ça.
— Vous parlez sérieusement ? dit-elle n’en croyant pas ses oreilles.
— Plus vite que ça, nom de Dieu ! »
Elle sursauta.
« C’est bon ! Il n’y a pas de quoi m’engueuler. »
Elle se mordit les lèvres et défit sa ceinture.
« Ça devrait donner droit à une prime, dit-elle d’un air de défi avant de laisser tomber le peignoir à ses pieds.
— Collez-vous contre le mur, cria violemment le Patron. Renfrew, à toi. »
Les hommes avaient déjà assisté à mon supplice x : ils s’exécutèrent donc sans chichis, mais avec parfois un peu de gêne. Quant aux femmes, certaines rougirent et d’autres ricanèrent avec embarras, mais aucune ne protesta trop. En vingt minutes, il y avait plus de mètres carrés de peau humaine exposés dans la salle que je n’en avais jamais vu. Le tas de pistolets constituait un véritable arsenal.
Quand vint le tour de Mary, elle se déshabilla rapidement et sans faire de manières. Elle semblait n’y attacher aucune importance et portait son costume d’Ève avec beaucoup de dignité. Après son passage, le tas de quincaillerie s’accrut considérablement. Elle devait avoir une passion pour les engins de guerre !
Finalement nous nous retrouvâmes tous à poil et, manifestement, sans parasites. Il ne restait que le Patron et sa vieille fille de secrétaire. Je crois qu’il avait un peu peur de Miss Haines. Il paraissait gêné et tripotait le tas de vêtements du bout de sa canne. Il leva enfin les yeux. « Miss Haines…, s’il vous plaît…»
Mon vieux, me dis-je, cette fois-ci il va falloir employer la force !
Elle restait là à le toiser, pareille à une statue de la pudeur outragée. Je m’approchai.
« Et vous, Patron ? murmurai-je tout bas. Déshabillez-vous donc ! »
Il parut surpris.
« C’est sérieux, dis-je. Ce ne peut être qu’elle ou vous… Aussi bien l’un que l’autre. Allez, à poil ! »
Le Patron capitula devant l’inévitable.
« Qu’on la déshabille », dit-il.
Il se mit à tripoter ses propres fermetures Éclair d’un air morose. Je dis à Mary de se faire aider par deux femmes et de retirer les vêtements de Miss Haines. Quand je me retournai, le pantalon du Patron flottait déjà à mi-mât. Miss Haines voulut fuir.
Le Patron se trouvait entre nous. Je ne pouvais pas bien viser et tous mes collègues étaient désarmés. Je ne crois pas, du reste, que ç’ait été une faute de tactique : le Patron n’avait pas confiance en eux. Ils pouvaient fort bien tirer. Et il voulait capturer sa larve vivante…
Elle avait franchi la porte et fuyait déjà dans le couloir avant que j’aie repris mes esprits. J’aurais pu la blesser au vol mais je me sentais comme inhibé. Intellectuellement parlant, je n’avais pas encore réussi à changer de vitesse. Pour moi, elle était toujours la mère Haines, la redoutable secrétaire du Patron, qui m’engueulait quand je faisais des fautes de grammaire dans mes rapports. Et puis je ne voulais pas risquer de tuer son parasite.
Elle disparut dans une petite pièce. Une fois encore j’hésitai, par la force de l’habitude, avant de l’y suivre : c’était le lavabo réservé aux dames.
Mais je n’hésitai pas longtemps. J’ouvris la porte et jetai un coup d’œil dans la pièce, prêt à tirer.
Quelque chose vint me frapper derrière l’oreille droite.
Je ne peux pas décrire avec exactitude ce qui s’est passé dans les instants qui ont suivi. J’ai commencé par rester un petit bout de temps dans les pommes. Je me souviens d’une lutte, de cris confus. « Attention ! », « Nom de Dieu, elle m’a mordu ! », « Attention à tes mains ! ». Puis quelqu’un dit très calmement. « Par les mains et par les pieds… Attention. » « Et lui ? » dit une autre voix. « Plus tard, lui répondit-on. Il n’a rien de grave. »
J’étais encore à peu près K.-O. quand ils s’en allèrent, mais je sentais la vie revenir. Je m’assis. Il me semblait avoir quelque chose de très urgent à faire. Je me levai en titubant et gagnai la porte. Je jetai un coup d’œil prudent au-dehors. Il n’y avait personne en vue. Je suivis le couloir, en tournant le dos à la salle de conférences.
À la porte extérieure, je m’aperçus avec stupeur que j’étais tout nu. Je me précipitai vers les locaux réservés aux hommes, m’emparai des premiers vêtements que je pus trouver et les enfilai à la hâte. Les souliers que je pris étaient beaucoup trop petits pour moi, mais cela ne me sembla pas avoir d’importance.
Je courus vers la sortie et appuyai sur le bouton. La porte s’ouvrit.
Je me croyais libre, mais quelqu’un cria « Sam ! » juste au moment où je sortais. Je ne m’arrêtai pas pour cela. Je trouvai six portes entre lesquelles je devais choisir, puis trois encore, au-delà de celle que je pris. Le terrier que nous appelons nos bureaux est desservi par un véritable labyrinthe de tunnels. J’en sortis finalement par l’arrière-boutique d’une librairie du métro. Je fis un signe de tête au propriétaire, soulevai le battant du comptoir et me mêlai à la foule.
Je pris le premier express remontant la rivière et descendis à la première station. Je changeai de quai pour prendre la direction opposée et attendis un moment près d’une caisse. Je vis arriver quelqu’un dans le portefeuille duquel je remarquai la présence d’une somme d’argent assez considérable au moment où il prenait son ticket. Je montai dans la même rame que lui et descendis à la même station. Au premier coin sombre, je lui fis le coup du lapin. J’avais maintenant de l’argent et j’étais prêt à agir. Je ne savais pas moi-même pourquoi il me fallait de l’argent, mais je savais qu’il m’en faudrait pour ce que j’allais faire.
CHAPITRE VII
Je voyais tout ce qui m’entourait d’une façon étrange ; les objets me semblaient dédoublés, comme lorsqu’on les observe à travers une surface d’eau ridée de petites vagues. Pourtant je n’en éprouvais ni surprise ni curiosité. Je marchais comme un somnambule, sans savoir ce que j’allais faire. J’étais pourtant éveillé : je savais qui j’étais, où je me trouvais et de quelles tâches j’avais été chargé à la Section. Et j’avais beau ne pas savoir ce que j’allais faire, je restais conscient de tous mes actes et certain que chacun d’eux était nécessaire, au moment même où je l’accomplissais.
La plupart du temps je n’éprouvais aucune émotion, sinon la satisfaction que l’on goûte lorsque l’on s’est acquitté d’une tâche indispensable. Cela se passait dans la partie consciente de ma personnalité ; mais ailleurs, à un niveau plus profond et que je ne pouvais déterminer exactement, j’étais atrocement malheureux, effrayé, et rempli d’un sentiment de culpabilité. Mais cela se passait très, très profondément en moi. C’était refoulé, enfermé à double tour. Je m’en apercevais à peine et n’en étais pas affecté.
Je savais qu’on m’avait vu partir. Le cri de « Sam ! » que j’avais entendu m’était adressé. Or, deux personnes seulement me connaissaient sous ce pseudonyme, et le Patron aurait employé mon vrai nom. C’était donc Mary qui m’avait vu fuir. Je songeai que c’était une chance qu’elle m’ait révélé son adresse personnelle. Il faudrait y tendre un piège pour le cas où elle y reviendrait. Entre-temps il fallait poursuivre ma tâche, en évitant de me faire prendre.
Je me trouvais dans un quartier rempli d’entrepôts ; je faisais appel à toute mon expérience d’agent secret pour ne pas me faire repérer. Je découvris bientôt un local satisfaisant. Un écriteau portait : « Hangar à louer. S’adresser au gérant, au rez-de-chaussée. » Je jetai un coup d’œil sur les lieux, notai l’adresse, allai au plus proche bureau télégraphique, m’installai devant une machine vide et expédiai le message suivant : « Envoyez deux caisses poupées parlantes même remise consignées Joël Freeman. » J’y ajoutai l’adresse du hangar. Mon message était adressé à Roscoe et Dillard, manufacturiers. Des Moines, Iowa.
Au moment où je quittais le bureau, la vue d’un restaurant express me rappela que j’avais faim. Mais cette impulsion se dissipa aussitôt et je n’y pensai plus. Je retournai au hangar, cherchai un coin sombre et m’y installai en attendant le jour et l’heure d’ouverture des bureaux.
Je garde de cette nuit un vague souvenir de cauchemars indéfiniment répétés, inspirés par des thèmes claustrophobiques.
À neuf heures, je vis le gérant ouvrir son bureau. Je lui louai le hangar, avec un gros dessous de table pour pouvoir entrer en jouissance immédiatement. Je m’y rendis, l’ouvris et attendis.
Vers dix heures et demie, on me livrait mes caisses. Sitôt les transporteurs partis, j’en ouvris une au hasard, en sortis une cellule porteuse, la réchauffai et l’ouvris. J’allai retrouver le gérant. « Voudriez-vous venir un instant, M. Greenberg ? lui dis-je. Je voudrais vous parler de quelques changements à apporter au système d’éclairage. »
Il m’accompagna de mauvaise grâce, mais m’accompagna. Je refermai la porte du hangar derrière nous et le conduisis près de la caisse ouverte.
« Voilà, dis-je. Si vous voulez bien vous baisser un peu, vous verrez ce que je veux dire. Si je pouvais…»
Je l’empoignai avec une violence qui lui coupa le souffle, retroussai son veston et sa chemise et, de ma main libre, transvasai un « maître » de la cellule sur son dos nu. Je le maintins immobile jusqu’à ce que je sente ses muscles se relâcher. Je l’aidai à se relever, remis sa chemise en place et l’époussetai.
« Quelles nouvelles de Des Moines ? demandai-je dès qu’il eut repris son souffle.
— À quel sujet ? demanda-t-il. Depuis combien de temps en es-tu parti ? »
J’allais lui donner des explications, mais il me coupa la parole.
« Entrons plutôt en conférence directe, sans perdre de temps. »
Je remontai ma chemise et il en fit autant. Nous nous assîmes sur la caisse encore fermée, dos contre dos, de façon que nos « maîtres » puissent se toucher. Mon cerveau était comme vidé. Je ne sais pas combien de temps cette étrange séance a pu durer. Je regardais distraitement une mouche bourdonner autour d’une toile d’araignée poussiéreuse.
Le concierge de l’immeuble fut notre deuxième recrue. C’était un Suédois colossal et nous dûmes nous y mettre à deux. Mr. Greenberg appela ensuite le propriétaire sous prétexte d’examiner je ne sais quel dégât imaginaire à la toiture. Moi, pendant ce temps, j’étais occupé avec le concierge à ouvrir et à réchauffer d’autres cellules.
Le propriétaire se révéla une bonne prise. Nous étions tous enchantés, et, naturellement, lui le premier. Il appartenait au Club de la Constitution, dont la liste des membres constitue un vrai Bottin de la Finance, de l’Industrie et de la Fonction publique.
Il n’était pas loin de midi. Nous n’avions pas de temps à perdre. Le concierge alla m’acheter des vêtements et une sacoche, et en profita pour nous envoyer le chauffeur du propriétaire comme nouvelle recrue. À midi et demi je partis avec le propriétaire, dans la voiture de ce dernier. La sacoche contenait douze « maîtres » encore enfermés dans leurs cellules, mais prêts à être transférés.
Le propriétaire inscrivit sur le registre du club : « J. Hardwick Potter et son invité. » Un laquais voulut me débarrasser de mon sac, mais je le gardai en prétextant que j’avais besoin de changer de chemise avant de déjeuner. Nous flânâmes au lavabo en attendant de nous y trouver seuls avec l’employé ; nous le recrutâmes à son tour et l’envoyâmes dire au directeur qu’un membre s’était trouvé mal au lavabo.
Après que nous eûmes fait le nécessaire avec le directeur, il me trouva une veste blanche à ma taille et je fus adjoint à l’employé du lavabo. Il ne me restait que dix « maîtres », mais je savais que les caisses allaient bientôt être enlevées du hangar et amenées au club. L’employé et moi-même utilisâmes tout ce qui nous restait avant la fin du coup de feu de midi. Un des membres nous surprit et je fus forcé de le tuer. Nous le fourrâmes dans le placard à balais. Après cela il y eut une accalmie pendant que nous attendions les caisses. Les réflexes de la faim me tordaient en deux ; ils diminuèrent ensuite d’intensité, mais persistèrent cependant. J’en prévins le directeur qui me fit servir à déjeuner dans son bureau. Les caisses arrivèrent au moment où j’achevais mon repas.
Pendant la période creuse de l’après-midi, nous nous rendîmes entièrement maîtres des lieux. À quatre heures tout le monde au club, y compris les membres, le personnel et les invités, étaient des nôtres. À partir de ce moment nous capturâmes les autres dans le hall au fur et à mesure que le portier les introduisait. Un peu plus tard dans l’après-midi, le directeur téléphona à Des Moines pour réclamer de nouvelles caisses. Ce fut dans la soirée que nous opérâmes notre plus belle prise en la personne du sous-secrétaire d’État au Trésor. Cela, c’était vraiment une grande victoire : il a, entre autres attributions, la charge de protéger la personne du Président.
CHAPITRE VIII
La capture de ce haut personnage m’inspira sur le moment une satisfaction distraite, mais je n’y pensai bientôt plus. Nous (quand je dis « nous », je parle des porteurs humains) ne pensions plus guère. Nous savions ce que nous allions faire, mais seulement au moment d’agir, comme un cheval de haute école reçoit ses ordres de son cavalier, y répond et redevient ensuite tout prêt à recevoir les suivants.
Cette comparaison avec le cheval de haute école et son cavalier est assez exacte, mais elle ne va pas assez loin. Non seulement les « maîtres » disposaient de toute notre intelligence, mais ils étaient aussi capables d’utiliser les réserves de notre mémoire et de notre expérience. Nous leur servions aussi d’organes de communication. Parfois nous savions de quoi nous parlions, parfois non. Les mots étaient articulés par nous, leurs esclaves, mais nous ne participions pas aux conférences directes, de « maître » à « maître », qui étaient infiniment plus importantes. Pendant ces conférences nous restions assis tranquillement en attendant que nos parasites aient terminé. Après quoi nous rajustions nos vêtements et nous faisions ce que nous avions à faire.
Je n’intervenais pas plus dans les paroles que me faisait prononcer mon « maître » qu’un téléphone ne prend part à la conversation qu’il transmet. J’étais un simple instrument de communication – rien de plus. Quelques jours après avoir été enrôlé, je donnai au directeur du club des instructions relatives aux expéditions de cellules porteuses. Ce faisant j’avais vaguement conscience que trois nouveaux astronefs avaient atterri, mais tout ce que j’avais nettement en tête, c’était une adresse à La Nouvelle-Orléans.
Sans y penser davantage, je repris mon travail. J’étais devenu le secrétaire particulier de Mr. Potter et je passais toutes mes journées dans son bureau – toutes mes nuits aussi d’ailleurs. À vrai dire, nos situations respectives pouvaient se trouver interverties et il m’arrivait souvent de donner des instructions verbales à Potter. Il est du reste probable que je comprends toujours aussi peu l’organisation sociale des parasites que je la comprenais alors.
Je savais et mon « maître » savait qu’il nous fallait demeurer cachés. Par mon intermédiaire, mon « maître » savait tout ce que je savais, et notamment que j’étais le seul être humain dont le Patron connût avec certitude la capture. Mon « maître » savait aussi, j’en suis sûr, que le Patron n’aurait de cesse qu’il ne m’ait retrouvé, repris, ou abattu.
Il pourra paraître étrange que mon « maître » n’ait pas dès lors cherché un autre porteur et ne m’ait pas supprimé ; nous avions à notre disposition plus de recrues que de « maîtres » et il ignorait certainement tous nos scrupules humains. Du reste les « maîtres » fraîchement transférés de leurs cellules endommageaient souvent leurs porteurs. Dans ce cas nous détruisions le porteur et nous en cherchions un autre. D’un autre côté, de même qu’un cow-boy expérimenté n’aurait pas abattu de bon cœur un cheval bien dressé : pour le remplacer par une monture inconnue, mon « maître » hésitait peut-être à se débarrasser de moi. Il préférait encore vivre caché avec moi et me garder.
Au bout de quelque temps, toute la ville fut occupée. Mon « maître » recommença à me faire sortir dans les rues. Je ne veux pas dire que tous les habitants avaient une bosse – non : les humains étaient très nombreux et les « maîtres » encore très rares. Mais les positions clés de la ville étaient toutes tenues par nos recrues, depuis le flic du carrefour jusqu’au maire, au chef de la police et aux agents électoraux, en passant par les prêtres, les membres influents de comités et tout ce qui touchait de près ou de loin aux communications et à l’information. La majorité des gens continuaient à vaquer paisiblement à leurs occupations ; non seulement cette mascarade ne les dérangeait pas, mais ils ne la soupçonnaient même pas.
À moins, bien entendu, que quelqu’un ne se mette volontairement ou non en travers du chemin des « maîtres » – dans ce cas, on s’en débarrassait.
Ce qui handicapait le plus nos « maîtres » c’était la difficulté qu’ils avaient à communiquer à longue distance. Ils en étaient réduits à ce que leurs porteurs humains pouvaient se dire en langage humain, par les méthodes usuelles ; de plus, à moins de pouvoir contrôler d’un bout à l’autre la voie de communication employée, ils devaient se contenter de messages en code, comme celui que j’avais expédié pour faire venir le premier lot de cellules porteuses. Ces communications par l’intermédiaire des porteurs ne pouvaient répondre pleinement aux besoins des « maîtres ». Ils semblaient avoir besoin de fréquentes conférences, corps à corps, pour coordonner leurs actions.
Ce fut pour une conférence de ce genre que je fus envoyé à La Nouvelle-Orléans.
Je sortis le matin dans la rue, comme d’habitude, gagnai le quai de départ des autavions et demandai un taxi. Au bout de quelque temps il fut amené sur la rampe de lancement. J’allais monter quand un vieux monsieur me bouscula et grimpa avant moi dans le taxi.
Je reçus l’ordre de le liquider. Mais cet ordre fut aussitôt annulé par un autre qui m’enjoignait d’agir avec prudence et de ne pas me presser.
« Je vous demande pardon, dis-je, mais ce taxi est retenu.
— C’est exact, dit le vieux monsieur. Retenu par moi.
— Il faudra que vous en trouviez un autre, dis-je sans m’emballer. Puis-je voir votre numéro d’attente ? »
Là, je le tenais : le taxi portait bien en effet le numéro correspondant à mon propre ticket. Néanmoins il ne broncha pas.
« Où allez-vous ? me demanda-t-il.
— À La Nouvelle-Orléans, répondis-je, apprenant ainsi pour la première fois ma destination.
— Alors vous pourrez me déposer à Memphis au passage. »
Je secouai la tête. « Ce n’est pas sur ma route, protestai-je.
— Cela ne fait qu’un quart d’heure de détour, insista-t-il avec une irritation croissante. Vous ne pouvez pas monopoliser ainsi un véhicule public sans raison valable.
« Pilote, expliquez donc le règlement à ce monsieur », continua-t-il en me tournant le dos.
Le pilote cessa un instant de se curer les dents.
« Moi, je m’en fous ! déclara-t-il. Je charge le client, je l’enlève et je le dépose, un point c’est tout. Arrangez-vous entre vous, sinon je demande un autre client au contrôle. »
N’ayant pas encore reçu d’ordres, j’hésitai une seconde. Je me vis soudain en train de monter dans le taxi. « À La Nouvelle-Orléans, dis-je. Arrêtez-vous à Memphis au passage. »
Le pilote haussa les épaules et signala à la tour de contrôle qu’il était prêt. L’autre passager, après avoir reniflé dédaigneusement, cessa de faire attention à moi.
Une fois en l’air il ouvrit sa serviette et étala ses papiers sur ses genoux. Je l’observai avec indifférence, mais je m’aperçus bientôt que je changeais de position pour dégager plus facilement mon pistolet. Le vieux monsieur allongea brusquement la main et me saisit le poignet.
« Pas si vite, petit ! » dit-il.
Ses traits dessinaient le sourire satanique du Patron.
J’ai normalement des réflexes rapides, mais j’étais handicapé par le fait que toutes mes idées devaient passer de moi à mon « maître », être examinées par celui-ci et revenir de lui à moi, transformées en impulsions motrices. Combien de délai cela représente-t-il ? Je n’en sais rien. Au moment où je tirais mon arme, je sentis le bout d’un pistolet appuyé contre mes côtes.
« Du calme ! » dit-il.
De son autre main, il me poussa quelque chose contre le flanc. Je sentis une piqûre légère et le chaud picotement d’une injection de « Morphée » me parcourut le corps. Je fis une seconde et vaine tentative pour saisir mon arme et m’affaissai la tête en avant.
J’avais vaguement conscience d’un bruit de voix. Quelqu’un me remuait sans douceur. « Attention au singe ! » disait quelqu’un d’autre. « Il n’y a pas de danger, il a les tendons coupés », répondit une autre voix. À quoi la première voix répliqua : « Il lui reste des dents, non ? »
« Que oui ! pensai-je rageusement. Essaie d’approcher et tu verras ! » La remarque relative à mes tendons me parut exacte : mes membres refusaient en effet de bouger ; toutefois cela m’ennuyait moins que de m’entendre traiter de singe. « C’est quand même honteux, pensai-je, d’injurier comme ça un homme sans défense. »
Je pleurai un peu et sombrai dans une profonde torpeur.
« Ça va mieux, petit ? »
Appuyé au pied de mon lit, le Patron se penchait vers moi ; il me regardait pensivement. Sa poitrine était nue et couverte de poils grisonnants.
« Pas trop mal », marmonnai-je.
Je voulus m’asseoir, mais je m’aperçus que j’en étais incapable.
Le Patron fit le tour du lit. « Maintenant, on peut enlever les sangles, dit-il en tripotant des boucles. C’était pour t’empêcher de te faire mal. Là…»
Je m’assis en me frottant les côtes.
« Et maintenant, dit le Patron, au rapport ! Qu’est-ce que tu te rappelles ?
— Ce que je me rappelle ?
— Ils t’ont capturé. Te souviens-tu de ce qui t’est arrivé après que le parasite s’est attaché à toi ? »
Je sentis un vent de panique passer sur moi. Je m’accrochai au lit.
« Patron, balbutiai-je, ils connaissent l’adresse de la Section ! Je leur ai tout dit.
— Ils ne connaissent rien du tout, répliqua-t-il paisiblement. Nous ne sommes plus là où tu crois. J’ai fait évacuer nos anciens bureaux et ils ne connaissent pas notre quartier général actuel. Du moins, je le crois. Donc, tu te souviens ?
— Bien sûr, je me souviens. Je suis parti d’ici – enfin je veux dire des anciens bureaux et je suis allé…»
Mes pensées précédaient mes paroles. Je me vis tout à coup tenant un « maître » vivant dans ma main nue, prêt à le placer sur le gérant.
Je me mis à vomir. Le Patron m’essuya la bouche.
« Continue », dit-il doucement.
J’avalai ma salive.
« Patron, dis-je, ils sont partout… Ils tiennent la ville.
— Je sais. Comme Des Moines. Et aussi Minneapolis, Saint-Paul, La Nouvelle-Orléans et Kansas-City. D’autres villes encore peut-être. Je ne sais pas… Je ne peux pas être partout à la fois. »
Il fronça le sourcil. « C’est comme si l’on voulait boxer avec les pieds pris dans un sac, ajouta-t-il. Nous perdons du terrain. Et très vite ! Nous ne pouvons même pas nous attaquer aux villes que nous savons conquises.
— Bon Dieu, mais pourquoi ?
— Tu devrais t’en douter ! Parce que des autorités supérieures, et soi-disant mieux informées, ne sont toujours pas convaincues du péril. Parce que quand ils s’emparent d’une ville, la vie y continue normalement. »
J’ouvris de grands yeux.
« Ça ne fait rien, reprit-il doucement. Tu es notre premier coup de veine. Tu es la première victime des parasites que nous avons pu reprendre vivante et voilà que nous découvrons que tu te souviens de ce qui s’est passé. C’est très important. Et ton parasite est le premier que nous ayons pu capturer et maintenir en vie. Cela nous permettra de…»
Mon visage dut exprimer une terreur indicible. L’idée que mon « maître » était encore vivant et capable de me ressaisir était plus que je ne pouvais en supporter.
Le Patron me secoua vigoureusement. « Du calme, dit-il tranquillement. Tu es encore très faible.
— Où est-il ?
— Qui ça ? Ah ! ton parasite ? Ne t’en fais pas. Pour le moment il est fixé sur ton voisin d’en face, un orang-outan rouge du nom de Napoléon. Il ne risque rien.
— Tuez-le !
— Tu ne voudrais pas ! Il faut que nous le gardions en vie pour l’étudier. »
Je dus avoir une espèce de crise de nerfs, car il me gifla.
« Tiens-toi donc un peu, dit-il. Ça m’ennuie de t’embêter alors que tu es encore souffrant, mais il le faut. Il faut que nous enregistrions tout ce que tu te rappelles. Tâche de te ressaisir, et accouche. »
Je fis un effort sur moi-même et commençai un rapport détaillé sur tout ce dont je pouvais me souvenir. Je lui racontai la location du hangar et la façon dont j’avais recruté ma première victime, puis comment nous nous étions installés au Club de la Constitution. Le Patron hocha la tête.
« Tout cela est très logique. Même une fois à leur service, tu es resté un bon agent.
— Vous ne comprenez pas, objectai-je. Ce n’était pas moi qui pensais. Je savais ce qui se passait, mais c’est tout. C’était comme si… euh… enfin comme si…»
Je m’arrêtai, incapable de trouver des mots pour m’exprimer.
« Peu importe. Continue.
— Quand nous avons eu enrôlé le directeur du club, tout a été facile. Nous les avons capturés au fur et à mesure qu’ils arrivaient et…
— Leurs noms, tu t’en souviens ?
— Oui, bien sûr. Il y a eu Mr. C. Greenberg, Thor Hansen, J. Hardwick Potter, son chauffeur, Jim Wakeley et un petit bonhomme qu’on appelait « Jake ». Il tenait les lavabos. Mais on a été obligés de le liquider par la suite : son maître ne lui laissait même pas le temps d’aller pisser ! Il y avait aussi le directeur, mais je n’ai jamais su son nom. »
Je m’arrêtai, fouillant mes souvenirs, m’efforçant de retrouver la personnalité de chaque recrue.
« Oh, Nom de Dieu ! m’écriai-je.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Le sous-secrétaire d’État au Trésor !
— Vous l’avez pris ?
— Oui. Le premier jour. Combien de temps tout cela a-t-il duré ? Je ne sais plus… Mais, bon Dieu, Patron, le Trésor assure la protection du Président ! »
Je retombai en arrière, à bout de forces et me mis à sangloter dans mon oreiller. Au bout d’un moment, je m’endormis.
CHAPITRE IX
Je me réveillai avec un mauvais goût dans la bouche, des bourdonnements dans le crâne et un pressentiment de catastrophe imminente. Néanmoins je me sentais mieux – par comparaison, s’entend.
« Ça va ? » me dit une voix aimable.
Une petite brune était penchée sur moi. Elle était très mignonne et j’étais maintenant assez dans mon assiette pour en avoir faiblement conscience. Elle portait un costume bizarre, composé d’un short blanc, d’un bout de tissu autour des seins, et d’une espèce de carapace métallique qui lui couvrait le cou, les épaules et l’épine dorsale.
« Un peu mieux, reconnus-je avec une grimace aimable.
— Vous avez un mauvais goût dans la bouche ?
— Pis qu’un collecteur d’égout !
— Buvez ça. »
Elle me tendait un verre rempli d’un liquide qui me brûla le palais, mais dissipa le mauvais goût que j’avais sur la langue.
« Attention, dit-elle, n’avalez pas, recrachez. Je vais vous donner de l’eau à boire. »
J’obéis.
« Je m’appelle Doris Marsden, continua-t-elle, je suis votre infirmière de jour.
— Enchanté, répliquai-je en la regardant. Peut-on savoir à quoi rime cet accoutrement ? Ce n’est pas que ça me déplaise, mais vous avez l’air de sortir d’une bande de comics.
— Moi, je me fais l’effet d’une girl de music-hall, dit-elle en riant. Mais vous ferez comme moi, vous vous y habituerez.
— Ça me plaît beaucoup. Mais quelle est la raison ?
— Ordre supérieur. »
Je compris brusquement le pourquoi de ce costume ; du coup je me sentis de nouveau plus mal.
« Et maintenant, continua Doris, à table. Voilà votre dîner. »
Elle posa un plateau sur mon lit.
« Je n’ai pas faim.
— Dépêchez-vous, dit-elle fermement, ou je vous mets le nez dedans ! »
Entre deux bouchées avalées à contrecœur, je parvins à me lever.
« Je me sens bien, dis-je. Après une piqûre de « gyro » je serai tout à fait d’aplomb.
— Les stimulants vous sont interdits, affirma-t-elle d’un ton décidé tout en continuant à me gaver. Une alimentation spéciale, beaucoup de repos et un somnifère tout à l’heure. Voilà les ordres.
— Qu’est-ce que j’ai de si grave ?
— Fatigue générale, inanition, et début de scorbut. Sans parler de la gale et autres vermines. Mais ça, on vous en a déjà débarrassé. Maintenant vous savez tout. Et si vous répétez au docteur que je vous l’ai dit, je vous traiterai de menteur. Allons, tournez-vous. »
J’obéis et elle se mit en devoir de changer mes pansements. J’étais apparemment couvert de bleus et de plaies variées. Je réfléchis à ce qu’elle venait de dire et m’efforçai de me rappeler la vie que j’avais menée pendant ma période d’esclavage.
« Ne tremblez donc pas comme ça, dit-elle. Je vous fais mal ?
— Non, ça va. »
Autant que je pouvais m’en souvenir je n’avais jamais mangé plus d’un jour sur deux ou trois. Quant aux bains… voyons… non, je ne m’étais jamais baigné. Je m’étais seulement rasé chaque matin et avais mis du linge propre, parce que c’était nécessaire à notre mascarade et que mon maître le savait bien.
En revanche je n’avais pas retiré mes souliers depuis le jour de ma capture jusqu’au moment où le Patron m’avait repris – et dès le début ils avaient été trop étroits pour moi.
« Dans quel état sont mes pieds ? demandai-je.
— Pas de curiosité déplacée ! » me dit sévèrement Doris.
J’aime bien les infirmières : elles sont en général calmes, terre à terre et tolérantes. Miss Briggs, ma garde de nuit, n’était pas aussi mignonne que Doris : elle avait une figure de cheval. Elle portait le même accoutrement d’opérette que Doris, mais elle l’arborait avec un air sévère et une démarche de grenadier. La brave petite Doris, elle, avait l’air de danser en marchant.
Miss Briggs me refusa un second cachet de somnifère, quand je me réveillai au milieu de la nuit en proie à d’affreux cauchemars, mais elle accepta de jouer au poker avec moi et me pluma d’un demi-mois de mon traitement. Je tâchai de la questionner sur le Président, mais elle resta bouchée à l’émeri. Elle ne voulut même pas m’avouer qu’elle connaissait l’existence de parasites ou de soucoupes volantes, et cela en dépit de son costume qui ne pouvait avoir qu’une seule raison d’être.
Je lui demandai quelles nouvelles donnait la stéréo, mais elle me soutint qu’elle n’avait pas eu le temps de prendre les informations. Je demandai qu’on installe un poste dans ma chambre. Elle répliqua qu’il faudrait l’autorisation du docteur, parce qu’il m’avait prescrit le repos absolu. Je lui demandai quand je verrais ce fameux docteur, mais, à ce moment on la sonna dans le couloir et elle s’éclipsa.
Un peu plus tard, je m’endormis ; je fus réveillé par Miss Briggs qui me claquait la figure avec une serviette mouillée. Elle me prépara pour mon petit déjeuner. Doris la releva ensuite et me l’apporta. Tout en mastiquant je lui demandai, à elle aussi, les dernières nouvelles, mais sans plus de succès. Les infirmières se comportent avec leurs malades comme s’ils étaient tous des enfants arriérés.
Après mon petit déjeuner, je reçus la visite de Davidson.
« Je viens d’apprendre que tu étais à l’infirmerie », me dit-il.
Il ne portait qu’un short pour tout vêtement. Un pansement entourait son bras gauche.
« On ne m’en a même pas dit autant, gémis-je. Qu’est-ce qui t’est donc arrivé ?
— Une abeille m’a piqué. »
Après tout, s’il ne voulait pas me dire comment il avait été blessé, ça le regardait.
« Le Patron est passé me voir hier, mais il m’a quitté en coup de vent. Tu l’as revu depuis ?
— Oui.
— Et alors ?
— Et toi, où en es-tu ? Est-ce que les psychotechniciens de la Section t’ont examiné ? Tu as toute ta tête ou pas ?
— La question se pose ?
— Tu parles ! Le pauvre Jarvis ne s’en est jamais remis.
— Hein ? »
J’avais oublié Jarvis.
« Comment va-t-il ? demandai-je.
— Il ne va plus, le pauvre. Il est tombé dans le coma et il est mort le lendemain de ton départ – de ta capture, veux-je dire. »
Davidson me regarda d’un œil critique. « Faut que tu sois costaud », conclut-il.
Dieu sait que je ne m’en faisais pas l’effet. Des larmes de faiblesse me vinrent aux yeux et je les renfonçai avec peine, Davidson fit semblant de ne pas les remarquer.
« J’aurais voulu que tu voies ce ramdam, après que tu nous as filé entre les doigts ! reprit-il. Le Patron t’a couru après. Il n’avait absolument que son pistolet sur lui. Il t’aurait rattrapé, mais la police l’a ramassé et il a fallu que nous le sortions de taule. »
Davidson se mit à rire.
Je souris faiblement. Il y avait quelque chose de grotesque et d’héroïque à la fois dans ce réflexe du Patron, essayant de sauver l’humanité en tenue d’Adam.
« Je regrette de ne pas l’avoir vu. Et à part ça, que s’est-il passé ces derniers temps ? »
Davidson me dévisagea pensivement.
« Attends un peu », dit-il.
Il sortit de ma chambre et resta quelques instants dehors.
« Le Patron est d’accord. Que veux-tu savoir ?
— Tout. Que s’est-il passé hier ?
— C’est comme ça que je me suis fait blesser, dit-il en agitant son bras bandé. Et encore j’ai eu de la chance. Trois agents ont été tués. Tu parles d’une histoire !
— Mais le Président ? Est-ce qu’il…»
À ce moment Doris entra.
« Ah ! vous êtes là ? dit-elle à Davidson. Je vous avais pourtant bien dit de rester couché ! On vous attend à l’hôpital de la Charité immédiatement. L’ambulance est là depuis dix minutes. »
Il se leva, lui sourit et la pinça amicalement de sa main valide.
« Ils ne peuvent pas partir sans moi, dit-il d’un ton rassurant.
— Alors, dépêchez-vous.
— On y va.
— Hé là, criai-je. Et le Président ? »
Davidson se retourna à demi. « Ah ! oui. Le Président… Eh bien, ça va. Il n’a pas une égratignure. » Là-dessus, il s’en alla.
Doris revint quelques minutes plus tard. Elle était furieuse.
« Ah ! ces malades ! lança-t-elle comme si ç’avait été un gros mot. Il aurait fallu qu’il attende vingt minutes pour que la piqûre ait le temps d’agir, mais il a fait si bien que j’ai dû la faire au moment où il montait dans l’ambulance.
— Une piqûre de quoi ?
— Il ne vous l’a pas dit ?
— Non.
— Oh, il n’y a pas de raison de vous faire un mystère. Il va subir une amputation et une greffe de l’avant-bras gauche.
— Aïe ! »
Ce ne sera pas Davidson qui te racontera la fin de l’histoire, me dis-je. La greffe d’un nouveau membre cause un choc terrible. Le sujet doit rester au moins dix jours sous anesthésie.
« Et le Patron ? insistai-je. A-t-il été blessé ? Vos sacro-saints règlements vous interdisent peut-être de me le dire ?
— Vous parlez trop, répliqua-t-elle. C’est l’heure de boire un peu. Après vous ferez la sieste. »
Elle me tendit un verre rempli d’une pâtée laiteuse.
« Si vous ne me répondez pas, petite rosse, je vous recrache ça à la figure !
— Celui que vous appelez le Patron, c’est le directeur de la Section ?
— Qui voulez-vous que ce soit ?
— Il n’est pas hospitalisé, fit-elle avec une petite grimace. En voilà un que je ne tiendrais pas à avoir comme malade ! »
CHAPITRE X
On me fit garder le lit pendant deux ou trois jours encore. On me traitait comme un enfant, mais cela m’était égal : c’était le premier vrai repos dont je jouissais depuis des années. Mes plaies allaient mieux ; bientôt on m’encouragea – je devrais dire, on me força – à prendre un peu d’exercice dans la chambre.
Le Patron passa me voir.
« Alors ? dit-il. Tu continues à tirer au flanc ? »
Je rougis.
« Vous, au moins, vous n’avez pas le cœur hypertrophié ! dis-je. Donnez-moi un pantalon et je vous ferai voir qui tire au flanc.
— Du calme, petit. »
Il jeta un coup d’œil sur ma feuille de température.
« Mademoiselle, dit-il à mon infirmière, donnez un short à monsieur. Il reprend son service. »
Doris lui fit aussitôt face comme un petit coq de combat.
« Vous avez beau être le directeur, vous n’avez pas d’ordres à donner ici. Le docteur verra si…
— Assez, dit-il. Allez chercher un short.
— Mais…»
Il la souleva de terre, la fit pivoter sur elle-même et lui appliqua une claque sur le derrière. « Au trot ! » précisa-t-il.
Elle sortit de la chambre avec de petits glapissements de fureur, mais revint bientôt en compagnie du docteur.
« Toubib, dit doucement le Patron, ce n’est pas vous que je demande, c’est un pantalon.
— Je vous serais obligé de ne pas vous occuper de mes malades, dit sèchement le toubib.
— Ce n’est plus votre malade. Je lui fais reprendre son service.
— Ah oui ? Monsieur, si la façon dont je dirige l’infirmerie ne vous convient pas, je vous offre ma démission.
— Je vous demande infiniment pardon, monsieur, rétorqua le Patron. Il y a des moments où je suis si préoccupé que j’oublie de suivre les formes. Voulez-vous me faire la grande faveur d’examiner ce malade ? S’il était en état de reprendre son service, j’aurais besoin de lui au plus vite ! »
Les masséters du docteur tremblaient encore, mais il se contenta de marmonner : « Certainement, monsieur. »
D’un air pompeux il examina ma feuille de température, et vérifia mes réflexes.
« Il a encore besoin de repos… mais tant pis ! Je vous le rends. Mademoiselle, veuillez lui chercher des vêtements. »
Les vêtements en question consistaient en un short et en une paire de chaussures. Mais tout le monde était habillé de la même manière et c’était un spectacle réconfortant que de voir toutes ces épaules nues sur lesquelles aucun « maître » n’était fixé. Je le dis au Patron.
« C’est notre meilleure parade, grogna-t-il, mais ça fait ressembler la boutique à un camp de vacances. Si nous n’avons pas gagné la partie avant l’hiver, nous sommes cuits. »
Il s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait : « Laboratoire de Biologie. Défense d’entrer. »
Je fis un pas en arrière.
« Où allons-nous ? demandai-je.
— Jeter un coup d’œil sur ton frère jumeau ; tu sais bien, cet orang-outan qui porte ton parasite.
— C’est bien ce que je pensais. Très peu pour moi, merci ! »
Je tremblais des pieds à la tête.
« Écoute, petit, dit-il patiemment, il faut que tu surmontes ta panique. La meilleure méthode c’est de regarder les choses en face. Je sais que c’est pénible – j’ai dû moi-même passer des heures à observer cette créature, rien que pour m’y habituer.
— Vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir…»
Je tremblais si fort que je dus m’appuyer au chambranle de la porte.
« Ça doit être différent quand on en a eu un sur soi, dit-il lentement. Jarvis…»
Il s’interrompit.
« Différent ? Vous pouvez le dire ! Pas de danger que je mette les pieds là-dedans.
— C’est bon. En fin de compte le docteur avait raison. Retourne à l’infirmerie, petit. »
Il pénétra dans le laboratoire.
Je le rappelai presque aussitôt.
« Patron ! »
Il s’arrêta et fit demi-tour. Son visage ne reflétait rien de sa pensée.
« Attendez-moi, dis-je. Je viens.
— Tu n’y es pas forcé, tu sais.
— Je viens. Il… j’avais seulement besoin d’un petit moment pour me faire à l’idée. »
Je le rejoignis. Il me prit le bras avec une affectueuse cordialité et ne le lâcha plus. Nous franchîmes une seconde porte fermée à clé et pénétrâmes dans une pièce où l’atmosphère était maintenue artificiellement tiède et humide. Le singe était là, dans une cage.
Son torse était maintenu, soutenu par une espèce d’échafaudage de bandes métalliques. Ses bras et ses jambes pendaient mollement, comme s’il avait perdu tout contrôle sur ses membres. Il leva les yeux vers nous – des yeux malveillants et intelligents ; soudain cette lueur s’éteignit dans son regard ; ses yeux redevinrent ceux d’un animal – d’un animal qui souffre.
« Fais le tour par là », dit doucement le Patron.
J’aurais voulu ne pas bouger, mais il me tenait toujours par le bras. Le singe nous suivait des yeux, mais son corps restait immobilisé dans sa carcasse métallique. De ma nouvelle position, je pouvais voir – je pouvais le voir…
C’était lui, c’était mon parasite, l’être qui m’avait possédé pendant un temps indéterminable, qui avait parlé avec mes lèvres, pensé avec mon cerveau. C’était mon « maître ».
« Du calme, dit doucement le Patron. Tu t’y feras. Cesse un moment de le regarder. Ça t’aidera. »
Je fis ce qu’il me disait. Il avait raison. Je pris deux larges respirations et parvins à ralentir les battements de mon cœur. Je m’obligeai à regarder fixement.
Ce n’est pas l’aspect physique d’un parasite qui suscite une telle horreur chez celui qui le voit. Cette horreur ne provient pas seulement de la connaissance que l’on a de leurs pouvoirs, puisque je l’avais éprouvée dès la première fois où j’en avais vu un, et avant même de savoir ce que c’était. Je tâchai de l’expliquer au Patron. Il hocha la tête sans quitter le parasite des yeux. « Tout le monde a la même impression, dit-il. C’est une terreur irraisonnée : comme celle de l’oiseau en face du serpent. C’est probablement là leur arme essentielle. »
Il détourna les yeux comme si une trop forte dose de ce spectacle lui était insupportable, malgré ses nerfs à toute épreuve.
Je restai là, essayant de m’accoutumer à ce que je voyais. Je remâchais mon déjeuner qui ne voulait pas rester dans mon estomac, et me répétais qu’il ne pouvait plus rien me faire. Je détournai les yeux de nouveau et vis que le Patron me regardait.
« Alors ? dit-il. Tu t’endurcis ? »
Je regardai de nouveau.
« Un peu, murmurai-je. Tout ce que je voudrais, c’est le tuer, ajoutai-je sauvagement. Je voudrais les tuer tous… passer ma vie à en tuer…»
Je me remis à trembler.
Le Patron m’observait.
« Tiens », me dit-il en me tendant son pistolet.
Son geste me surprit. J’étais sans arme, puisque je sortais du lit. Je pris le pistolet, mais regardai le Patron d’un air interrogateur.
« Pour quoi faire ? dis-je.
— Tu dis que tu veux le tuer. Si tu y tiens absolument, vas-y, tue-le tout de suite.
— Hein ? Mais… je croyais que vous disiez que vous en aviez besoin pour l’étudier…
— Exact. Mais si tu as l’impression qu’il faut absolument que tu le tues, vas-y. Celui-là te revient de droit. Si le tuer te permet de redevenir vraiment un homme, vas-y. »
Redevenir vraiment un homme… Je retournai cette pensée dans ma tête. Le Patron savait quel remède pouvait me guérir. Je ne tremblais plus. Le pistolet était bien calé dans ma main, prêt à cracher la mort. Mon « maître » était à ma merci…
Si je tuais celui-là, je serais un homme libre ; en revanche je ne pourrais jamais l’être tant qu’il vivrait. Je voulais les tuer tous, les traquer, les détruire… mais celui-là, par-dessus tout…
Il avait été mon maître… Tant que je ne l’aurais pas tué, il le resterait. J’avais la sombre certitude que si je me trouvais seul avec lui, je ne pourrais rien faire, que je resterais paralysé par la frayeur tandis qu’il ramperait sur moi, se réinstallerait entre mes omoplates, trouverait mon épine dorsale et prendrait possession de mon cerveau, de mon âme même…
Mais je pouvais le tuer.
Rassuré, rempli d’une joie sauvage, je levai l’arme.
Le Patron m’observait.
Je rabaissai le pistolet.
« Patron, dis-je avec hésitation, en supposant que je le tue… vous en avez d’autres ?
— Non.
— Et il vous faut absolument celui-ci ?
— Oui.
— Bien sûr, mais… Enfin, bon Dieu, pourquoi m’avez-vous donné une arme, alors ?
— Tu le sais bien. Si tu ne peux pas faire autrement, vas-y. Mais si tu peux lui faire grâce, la Section l’utilisera. »
Il le fallait. Même si nous tuions tous les autres, tant que celui-là vivrait, je continuerais à trembler le soir. Quant aux autres… après tout, nous pouvions en trouver une douzaine rien qu’au Club de la Constitution… Une fois celui-là mort, j’étais disposé à prendre moi-même la tête de l’expédition. Je levai de nouveau mon arme.
Je me détournai et lançai le pistolet au Patron qui le saisit au vol.
« Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-il.
— Hein ? Je n’en sais rien. Au moment d’agir, la certitude que je pouvais le tuer m’a suffi.
— Je m’en doutais. »
Je me sentais réchauffé et détendu. Comme si je venais de tuer un homme ou de posséder une femme – comme si j’avais tué ma larve. Je pouvais maintenant lui tourner le dos. Je n’en voulais même pas au Patron de ce qu’il m’avait fait.
« Je sais bien que vous vous en doutiez, vieux brigand ! C’est agréable de faire marcher des marionnettes ? »
Il ne prit pas la phrase comme une plaisanterie.
« Ce n’est pas du tout cela, dit-il paisiblement. Moi je me contente d’amener les gens sur le chemin qu’ils veulent suivre. Le vrai marionnettiste, le voilà. »
Je jetai un coup d’œil dans la même direction que lui.
« Oui, dis-je doucement. C’est bien cela. Vous ne vous doutez pas vous-même à quel point ce que vous venez de dire est vrai. Et je vous souhaite de ne jamais le comprendre.
— Moi aussi », dit-il avec un grand sérieux.
Je pouvais maintenant regarder sans trembler.
« Patron, poursuivis-je en continuant à le fixer, quand vous en aurez fini avec lui, je le tuerai.
— C’est promis. »
Notre entretien fut interrompu par un homme qui entrait en coup de vent. Il était vêtu d’un short et d’une blouse de laboratoire, ce qui lui donnait un air passablement grotesque. Ce n’était pas Graves. Je n’ai jamais revu Graves ; je suppose que le Patron l’avait avalé en tartines.
« Patron, dit le nouveau venu, je ne vous savais pas ici. Je…
— Eh bien, j’y suis, coupa le Patron. Pourquoi avez-vous une blouse ? »
Il avait sorti son arme et la braquait sur le technicien.
Celui-ci fixait le pistolet avec stupeur, comme s’il s’était agi d’une mauvaise plaisanterie.
« Mais c’est que je travaillais, expliqua-t-il. On risque toujours de s’éclabousser. Nous manipulons certains liquides qui…
— Enlevez-moi ça !
— Hein ? »
Le Patron agita son pistolet. « Tiens-toi prêt à lui sauter dessus », me dit-il.
L’homme ôta sa blouse. Ses épaules étaient nues et ne présentaient aucune éruption suspecte. « Emmenez-moi cette saleté et brûlez-la, ordonna le Patron. Vous retournerez à votre travail après. »
L’homme se hâta de sortir, rouge de confusion. Il s’arrêta à la porte.
« Patron, dit-il, êtes-vous toujours disposé à faire votre… expérience ?
— Bientôt. Je vous préviendrai. »
Il sortit. Le Patron remit avec lassitude son arme dans son étui.
« On a beau afficher un règlement, le faire lire tout haut, le leur faire émarger, ça ne sert à rien. On pourrait le leur tatouer sur la peau qu’il y aurait encore un malin pour s’imaginer que ça ne le concerne pas. Ah ! ces savants ! »
Je revins à mon ancien « maître ». Sa vue me révoltait toujours, mais j’éprouvais en même temps une forte impression de danger qui n’était pas entièrement déplaisante.
« Qu’est-ce que vous allez en faire, Patron ? demandai-je.
— Je compte l’interviewer.
— Quoi ? Mais comment ? Je veux dire, enfin, le singe…
— Non, bien sûr, le singe ne pourrait pas parler. Il nous faudra un volontaire – un volontaire humain. »
Quand je commençai à entrevoir ce qu’il voulait dire, je fus ressaisi par une vague d’horreur. « Vous ne pouvez pas vouloir dire ça ? Vous n’oseriez faire ça à personne !
— Je peux et j’oserai. Ce qui doit être fait sera fait.
— Vous ne trouverez jamais de volontaires.
— J’en ai déjà un…
— Vous ? Et qui ?
— … mais je préférerais ne pas m’en servir. Je cherche toujours le sujet idéal. »
J’étais profondément écœuré et je le lui laissai voir.
« Vous n’avez pas le droit de prendre un cobaye humain pour cette expérience-là, qu’il soit volontaire ou pas. Si vous en avez trouvé un, vous n’en aurez jamais d’autre ; il ne peut pas y avoir deux individus cinglés à ce point-là.
— Ça se peut, reconnut-il. Mais je ne tiens toujours pas à utiliser celui que j’ai. Cet entretien a une importance primordiale, mon petit. Nous nous battons contre un adversaire sur lequel nous manquons totalement de renseignements. Nous ne le connaissons même pas. Nous ne pouvons pas négocier, nous ne savons ni d’où il vient ni quels sont ses mobiles. Or il faut que nous découvrions tout cela ; notre existence en dépend. La seule façon que nous ayons de parler à ces créatures, c’est de prendre un homme comme intermédiaire. C’est ce que nous ferons. Mais je cherche encore le volontaire idéal.
— Ne vous adressez pas à moi !
— C’est pourtant ce que je compte faire. »
Ma réponse avait été une plaisanterie. La sienne me pétrifia.
« Vous êtes fou ! parvins-je à balbutier. J’aurais dû le tuer quand j’avais votre pistolet en main. Si j’avais connu vos intentions, je l’aurais fait. Mais quant à être volontaire pour vous laisser me mettre cette chose sur… Non, merci ! Je suis déjà passé par là.
— Je ne peux pas prendre n’importe qui, continua-t-il patiemment comme s’il ne m’avait pas entendu. Il me faut un homme capable de tenir le coup… Jarvis n’était ni assez équilibré, ni assez costaud. Toi, nous savons que tu l’es.
— Moi ? Tout ce que vous savez c’est que j’en ai réchappé une fois. Je… je ne pourrais pas supporter une deuxième expérience.
— En tout cas, répliqua-t-il avec le plus grand calme, tu as moins de chances qu’un autre d’y rester. Tu as déjà subi l’épreuve du feu. Avec un autre sujet, je cours plus de risques de perdre un agent.
— Et depuis quand vous souciez-vous tellement de les perdre ? dis-je amèrement.
— Depuis toujours, crois-moi. Je te donne une dernière chance, mon petit : acceptes-tu cette expérience, sachant qu’elle est nécessaire, qu’elle a plus de chances de réussir avec toi qu’avec n’importe qui d’autre, et que tu peux nous être plus utile qu’un autre parce que tu es déjà passé par là, ou vas-tu laisser un autre agent risquer sa raison et peut-être sa vie à ta place ? »
J’essayai de lui expliquer ce que je ressentais. Je ne pouvais supporter l’idée de mourir en étant possédé par un parasite. Je ne sais pourquoi il me semblait que mourir dans ces conditions comportait pour moi la certitude d’être condamné à un enfer sans fin et sans rémission. Et la perspective de ne pas mourir, une fois que la larve m’aurait touché, me paraissait pire encore. Mais je ne trouvais pas de mots pour m’exprimer.
Je haussai les épaules.
« Je démissionne, dis-je. Il y a des limites à ce qu’un homme peut endurer. Je refuse. »
Il se tourna vers le micro du téléphone intérieur.
« Allô, le laboratoire ? appela-t-il. Nous allons commencer. Pressez-vous.
— Quel sujet prend-on ? demanda la voix de l’homme qui nous avait quittés un peu plus tôt.
— Le premier volontaire.
— On prend le plus petit appareil alors ? demanda la voix.
— C’est ça. Apportez-le ici. »
Je me dirigeai vers la porte.
« Où vas-tu ? me lança sèchement le Patron.
— Dehors, répliquai-je. Je ne veux pas voir ça. »
Il m’empoigna par l’épaule et me fit faire demi-tour. « Ah ! mais non ! Tu connais ces êtres-là, toi. Ton avis peut nous être utile.
— Lâchez-moi !
— Tu resteras ici, répéta-t-il férocement, même si je dois te faire ficeler à un fauteuil. J’ai été très indulgent avec toi à cause de ta maladie, mais j’en ai assez de tes caprices. »
J’étais trop las pour lutter.
« C’est vous le Patron, dis-je. Comme vous voudrez. » Les gens du laboratoire apportèrent sur ces entrefaites une sorte de fauteuil roulant qui ressemblait à s’y méprendre à la chaise électrique de Sing-Sing. On y avait fixé des colliers de serrage destinés à maintenir les chevilles, les genoux, les poignets et les coudes de l’occupant. Une sorte de corset devait lui serrer la poitrine et la taille, mais le dossier était découpé pour lui laisser les épaules accessibles.
Ils placèrent cet étrange meuble à côté de la cage dont ils enlevèrent la face contiguë au fauteuil. Le singe les regardait faire avec ses yeux attentifs et perspicaces, mais ses membres pendaient toujours, comme inertes. Pourtant mon inquiétude s’accrut encore quand on ouvrit la cage. Seule la menace du Patron de me faire maintenir sur place de force en cas de besoin m’empêcha de fuir. Les techniciens s’écartèrent ; tout était prêt. La porte de la pièce s’ouvrit et plusieurs personnes entrèrent. Mary était du nombre.
Je fus pris de court. J’avais vainement essayé de la voir depuis mon retour ; j’avais même demandé plusieurs fois aux infirmières de la faire venir dans ma chambre, mais cela n’avait rien donné, soit qu’elles n’aient pu l’identifier, soit qu’elles aient reçu des ordres. En la revoyant maintenant en de telles circonstances, je maudis intérieurement le Patron : ce n’était pas là un spectacle pour une femme – même si cette femme était un agent de la Section. Il y a des limites à tout.
Mary parut surprise de me voir et m’adressa un petit signe de tête. Nous en restâmes là, car l’heure n’était pas aux propos de salon. Elle avait bonne mine, mais paraissait soucieuse. Elle portait le même costume que mes infirmières, mais n’était pas affublée de leur grotesque cuirasse dorsale. Derrière elle, étaient entrés des hommes chargés d’appareils enregistreurs et stéréodiffuseurs, et de bien d’autres choses encore.
« Vous êtes prêt ? demanda le chef du laboratoire.
— Allez-y », dit le Patron.
Mary alla droit à la chaise et s’y assit. Deux techniciens s’agenouillèrent près d’elle et se mirent en devoir de lui immobiliser les membres dans les colliers prévus à cet usage. Pétrifié, je les regardai faire. Je saisis tout à coup le Patron par le bras et le jetai littéralement de côté. Je me précipitai vers la chaise et repoussai les techniciens à grands coups de pied.
« Mary, hurlai-je, allez-vous-en de là ! »
Le Patron me mit en joue.
« Va-t’en toi-même, ordonna-t-il. Attachez-le, vous autres. »
Je regardai son pistolet – je regardai Mary. Elle ne bougeait pas : ses pieds étaient déjà attachés. Elle se contenta de me jeter un coup d’œil apitoyé.
« Levez-vous, Mary, dis-je avec lassitude. Laissez-moi la place ! »
Ils emportèrent le fauteuil et en ramenèrent un autre plus grand. Je n’aurais pu utiliser le premier car ils étaient tous les deux faits sur mesure. Quand ils eurent achevé de m’immobiliser, je me sentis pris comme dans un bloc de béton. Le dos commençait déjà à me démanger d’une manière insupportable quoique rien ne l’ait encore touché.
Mary avait quitté la pièce. Je ne l’avais pas vue sortir, mais cela n’avait guère d’importance. Quand je fus prêt, le Patron me posa la main sur le bras. « Merci, mon petit », me dit-il seulement. Je ne lui répondis pas.
Je ne les vis pas manipuler le parasite au moment où ils me le plaçaient sur le dos. Cela ne m’intéressait même pas ; en eussé-je été capable, ce qui n’était pas le cas, que je n’aurais même pas tourné la tête. Le singe jappa une fois, puis hurla, « Attention », cria quelqu’un.
Un silence tomba, comme si tout le monde avait retenu son souffle… quelque chose d’humide me frôla la nuque et je m’évanouis…
Quand je repris conscience, je sentis en moi cette même impression d’énergie vibrante que j’avais déjà connue. Je savais que j’étais mal pris, mais j’étais bien décidé à trouver à force de ruse un moyen de m’en sortir. Je n’avais pas peur. Je n’avais que du mépris pour mes adversaires auxquels je me savais infiniment supérieur.
« M’entends-tu ? demanda brutalement le Patron.
— Ne criez pas comme ça je ne suis pas sourd, répliquai-je.
— Te souviens-tu de ce que nous devons faire ?
— Vous voulez me poser des questions ? Qu’attendez-vous ?
— Qu’es-tu au juste ?
— Quelle question idiote ! Un homme de 1,75 m avec plus de muscles que de bon sens ! Je pèse…
— Il ne s’agit pas de toi. Tu sais très bien à qui je parle. Pas à toi, à l’autre…
— C’est une devinette ?
— Inutile de jouer la comédie. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.
— C’est pourtant la pure vérité.
— Tu sais que je t’étudie depuis que tu es fixé à ce singe. Je sais plusieurs choses qui me donnent un avantage sur toi. »
Il commença à les compter sur ses doigts.
« Tu n’es pas immortel, et d’un. Tu es susceptible de souffrir, et de deux. Tu n’aimes pas les décharges électriques, tu ne peux pas supporter un degré de chaleur dont les hommes s’accommodent et tu es complètement impuissant sans ton porteur, et de trois. Si je t’enlevais de celui où tu es en ce moment, tu mourrais. Tu n’as pas d’autres pouvoirs que ceux que tu lui empruntes. Et de quatre. Or ton porteur actuel est réduit à l’impuissance. Essaie de te libérer, pour voir. Il va falloir te montrer conciliant – ou mourir. Tu as le choix. »
J’avais déjà éprouvé la solidité de mes liens. Comme je m’y attendais, je constatai que je ne pouvais me libérer. Mais cela ne m’inquiétait pas trop. Chose bizarre, j’étais assez satisfait d’avoir retrouvé mon « maître », de ne plus éprouver de tensions, d’inquiétudes personnelles. Mon devoir était de servir coûte que coûte, et c’était tout. Un des colliers qui m’immobilisaient les chevilles semblait un peu moins serré que les autres. Peut-être pourrais-je parvenir à y faire passer tout mon pied… Je vérifiai les liens de mes bras. Peut-être qu’en me décontractant bien…
Un ordre me parvint aussitôt – ou si vous préférez, je pris une décision. Cela revient au même : il n’y avait aucun conflit de volontés entre mon « maître » et moi qui ne faisions qu’un. Quoi qu’il en soit, je compris que le moment n’était pas venu de tenter de m’évader. Je parcourus la pièce des yeux, essayant de deviner qui pouvait être armé. J’estimai que le Patron devait être seul dans ce cas : cela améliorait mes chances.
Quelque part, tout au fond de moi, j’éprouvais ce sentiment douloureux, fait de culpabilité et de désespoir, que seuls connaissent les esclaves des « maîtres », mais j’étais bien trop occupé pour y faire attention…
« Alors ? poursuivit le Patron. Veux-tu répondre, ou préfères-tu souffrir ?
— Répondre à quoi ? Jusqu’à présent vous n’avez dit que des sottises.
— Passez-moi l’électrode », dit le Patron en se tournant vers un technicien.
Occupé que j’étais à éprouver mes liens, je ne ressentais aucune appréhension. Si je parvenais à lui inspirer la tentation de mettre son arme à portée de ma main – en admettant que je parvienne à me dégager un bras – alors, je pourrais…
Il me toucha la région des épaules avec une baguette métallique et je sentis une douleur atroce. La pièce s’obscurcit comme si l’on avait coupé net l’électricité. J’eus l’impression d’avoir été déchiré en deux. Momentanément, je restai sans « maître ».
La douleur se dissipa, ne laissant derrière elle qu’un cuisant souvenir. Avant que je puisse me remettre à penser de façon cohérente, le dédoublement que je sentais avait cessé, et je me retrouvai sous l’emprise de mon « maître ». Mais pour la première et unique fois depuis que je le servais, je n’étais pas sans inquiétude. Un peu de son angoisse, de sa panique, m’avait été transmis.
« Alors, demanda le Patron, ça te plaît ? »
Ma panique se dissipa. De nouveau je me sentais rempli d’un bien-être insouciant ; je restais pourtant sur le qui-vive. Mes poignets et mes chevilles, qui avaient commencé à me faire mal, cessèrent de m’incommoder.
« Pourquoi avez-vous fait cela ? demandai-je. Vous pouvez me faire souffrir, c’est évident, mais pourquoi ?
— Réponds à mes questions.
— Posez-les.
— Qu’es-tu ? »
La réponse se fit attendre. Le Patron allongea la main vers sa baguette.
« Nous sommes le peuple…, m’entendis-je répondre.
— Quel peuple ?
— Le seul peuple… Nous vous avons étudiés. Nous connaissons vos mœurs. Nous…
— Continue, dit sévèrement le Patron, avec un geste de sa baguette.
— Nous sommes venus, continuai-je, pour vous apporter…
— Nous apporter quoi ? »
Je voulais parler ; la baguette était redoutablement proche de moi. Mais j’avais du mal à trouver mes mots.
« Vous apporter la paix…», balbutiai-je.
Le Patron renifla dédaigneusement.
«… La paix, continuai-je, la satisfaction… la joie de… de… l’abandon…»
J’hésitai de nouveau. « Abandon » n’était pas le mot que je cherchais. Je dus faire un effort comme cela arrive lorsque l’on s’exprime dans une langue étrangère.
« La joie, répétai-je, de… du nirvâna…»
C’était le mot qui convenait. Je me sentis heureux comme un chien qui reçoit un morceau de sucre pour avoir fait le beau. Je me trémoussai de plaisir.
« Que je comprenne bien, dit le Patron. Vous nous promettez, à nous les humains, que si nous capitulons, vous prendrez soin de nous et nous rendrez heureux ? C’est cela ?
— Exactement. »
Le Patron médita cette réponse tout en fixant mes épaules. Il cracha à terre.
« Tu sais, dit-il lentement, qu’on nous a souvent offert le même marché à moi et à mes semblables. Cela ne nous a jamais rien apporté de bon.
— Essayez vous-même, suggérai-je. C’est bien facile. À ce moment-là, vous comprendrez. »
Il me regarda de nouveau, bien en face, cette fois.
« Je le devrais peut-être. Je dois peut-être à… à quelqu’un de ma connaissance de faire cette expérience. Il n’est pas dit que je ne la ferai pas un jour. Mais pour le moment, continua-t-il avec vivacité, tu dois répondre à mes questions. Réponds vite et bien, et il ne t’arrivera rien. Si tu t’endors, je te réveillerai… avec ça. »
Il brandit sa baguette.
Je me recroquevillai sur moi-même ; la stupeur et la déconvenue se mêlaient en moi. Un moment, j’avais cru qu’il allait accepter et j’évaluais déjà les possibilités de m’échapper.
« Maintenant, continua-t-il, dis-moi d’où tu viens. »
Pas de réponse. Je n’éprouvai aucune impulsion m’enjoignant de répondre.
La baguette se rapprocha.
« De très loin…, hurlai-je.
— Ça, nous le savons. Mais où se trouve votre base ? Votre planète natale ? »
Le Patron attendit un instant en vain.
« Je vois qu’il va falloir te rafraîchir la mémoire », menaça-t-il.
Je l’observais d’un œil morne. Je ne pensais toujours à rien. À ce moment, un assistant interrompit le Patron.
« Quoi ? grogna celui-ci.
— C’est peut-être une difficulté sémantique qui l’arrête, expliqua l’autre. Leurs concepts astronomiques sont peut-être différents des nôtres.
— Pourquoi ? répliqua le Patron. Cette larve sait tout ce que sait son porteur. C’est un fait que nous avons déjà établi. »
Il essaya pourtant une autre approche.
« Écoute-moi bien : tu sais ce qu’est le système solaire ? Votre planète en fait-elle partie ? »
J’hésitai, puis répondis enfin : « Toutes les planètes sont nôtres. »
Le Patron se tira pensivement la lèvre. « Je me demande bien ce que ça veut dire, fit-il d’un ton songeur. Mais peu importe… Vous pouvez revendiquer tout l’univers si ça vous chante. Mais où est votre repaire ? D’où viennent vos astronefs ? »
Il m’était impossible de le lui dire. Je restai silencieux.
Il allongea brusquement la main derrière mon dos et je sentis un choc effroyable.
« Vas-tu parler, nom de Dieu ? De quelle planète venez-vous ? De Mars ? De Vénus ? De Jupiter ? De Saturne ? D’Uranus ? De Neptune ? De Pluton ? »
Au fur et à mesure qu’il les énumérait, je les voyais défiler devant moi – et pourtant je n’ai jamais été plus loin de la Terre que sur un satellite artificiel. Quand il nomma la bonne planète, je sus que c’était bien celle-là – mais cette pensée me fut aussitôt arrachée du cerveau.
« Parle, continua-t-il. Ou gare !
— Ce n’est aucune de celles-là, dis-je. Nous venons de bien plus loin. »
Il regarda mes épaules, puis mes yeux.
« Tu mens, gronda-t-il. Il va falloir une dose de courant pour t’apprendre à être honnête.
— Non, non !
— On peut toujours essayer. »
Il avança lentement la baguette derrière moi. De nouveau, je sus quelle était la vraie réponse à sa question ; j’allais la lui donner quand quelque chose me prit à la gorge. À cet instant précis la douleur recommença.
Elle ne cessait pas. J’étais comme déchiré. Je tâchais de parler – j’aurais fait n’importe quoi pour mettre fin à la douleur que je sentais, mais la main invisible me serrait toujours la gorge.
À travers un brouillard douloureux, je vis flotter en tremblotant les traits du Patron.
« Ça te suffit ? » demanda-t-il.
Je voulus répondre, mais j’étouffai en hoquetant. Je le vis allonger de nouveau la baguette.
Je me sentis disloqué comme par une explosion et je mourus.
Ils étaient penchés sur moi. « Il revient à lui », dit quelqu’un.
Le visage du Patron était penché au-dessus du mien. « Ça va, petit ? » demanda-t-il anxieusement. Je détournai les yeux.
« Reculez-vous, je vous prie, dit une autre voix. Laissez-moi lui faire sa piqûre. »
Celui qui venait de parler s’agenouilla à côté de moi et me fit une piqûre. Il se leva, regarda ses mains, et les essuya sur son short.
« Ça doit être du “gyro” ou quelque chose comme ça », pensai-je distraitement. En tout cas, ça me remettait d’aplomb. Bientôt je pus m’asseoir sans aide. J’étais toujours dans la même pièce, juste devant cette foutue chaise. Je voulus me remettre debout. Le Patron me donna un coup de main, mais je me dégageai brutalement. « Vous, ne me touchez pas ! hurlai-je.
— Pardon, dit-il. Toi, Jones, lança-t-il sèchement, va chercher la civière avec Uto. Emmène-le à l’infirmerie. Allez avec eux, docteur.
— Certainement. »
Celui qui m’avait fait ma piqûre voulut me prendre le bras.
Je fis un pas en arrière. « Ne me touchez pas ! » criai-je de nouveau.
Le docteur regarda le Patron, qui haussa les épaules et fit signe à tout le monde de sortir. Je gagnai seul la porte et passai dans le couloir. Je m’y arrêtai, regardai mes poignets et mes chevilles et conclus que je ferais aussi bien de passer à l’infirmerie. Doris m’y soignerait et je pourrais peut-être dormir.
Il me semblait avoir fait quinze rounds de boxe… et les avoir tous perdus.
« Sam, Sam ! » Je reconnaissais cette voix. Mary courut vers moi ; elle s’arrêta et me regarda avec de grands yeux tristes. « Oh ! Sam ! Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? » Sa voix était si étouffée que je la comprenais à peine.
« Vous devriez le savoir », répliquai-je.
Je retrouvai assez d’énergie pour la gifler. « Garce ! » lui lançai-je rageusement.
Ma chambre était vide et je ne trouvai pas Doris. Je refermai la porte derrière moi, me jetai à plat ventre sur mon lit et tâchai de m’empêcher de penser ou de sentir. J’entendis bientôt un petit cri étouffé. J’ouvris un œil ; Doris était là. « Mon Dieu ! » s’écria-t-elle. Je sentis ses mains se poser doucement sur moi. « Pauvre petit, dit-elle, ne bougez pas. Je vais chercher le docteur.
— Non !
— Mais il faut bien que le docteur vous voie.
— Je ne veux pas. Occupez-vous de moi vous-même. »
Elle ne répondit pas et je l’entendis sortir. Elle revint peu de temps après – je crois du moins que ce fut peu de temps après – et commença à nettoyer mes plaies. Je faillis hurler quand elle me toucha le dos, mais elle fit rapidement mon pansement. « Maintenant retournez-vous tout doucement, me dit-elle.
— J’aime mieux rester à plat ventre.
— Mais non, protesta-t-elle. Il faut que vous buviez quelque chose. Soyez un peu raisonnable. Là, très bien…»
Je me retournai, ou plutôt ce fut elle qui me retourna, et je bus ce qu’elle me tendait. Bientôt je m’endormis.
Je crois me souvenir de m’être réveillé, d’avoir vu le Patron et de l’avoir injurié. Le docteur était là, lui aussi. À moins que le tout n’ait été qu’un rêve…
Miss Briggs me réveilla et Doris m’apporta mon petit déjeuner.
C’était comme si je n’avais jamais été rayé de la liste des malades. Je n’étais pas en trop mauvaise forme. Il me semblait seulement avoir dégringolé les chutes du Niagara dans un tonneau. J’avais des pansements aux deux bras et aux deux jambes, là où les colliers m’avaient coupé la peau, mais pas de fractures. C’était surtout à l’âme que j’avais mal…
Comprenez-moi bien : le Patron avait le droit de mettre ma vie en danger. Ça, c’était dans le contrat. Mais pas ce qu’il m’avait fait ! Il savait bien ce qui me ferait agir et il s’en était servi pour m’obliger à faire une chose que je n’aurais jamais faite de mon plein gré. Après m’avoir amené là où il voulait, il s’était impitoyablement servi de moi. Oh ! bien sûr, il m’est arrivé de passer des types à tabac pour les faire parler. Quelquefois on ne peut pas faire autrement. Mais cela, vous pouvez m’en croire, c’était tout différent.
C’était de penser au Patron qui me faisait le plus de mal. Mary ? Après tout ce n’était qu’une fille comme beaucoup d’autres. Bien sûr, j’étais dégoûté qu’elle l’ait laissé se servir d’elle comme d’un appât. Elle était parfaitement en droit d’utiliser son sex-appeal dans son métier d’agent. Il y a des espionnes depuis que le monde est monde et celles qui sont jeunes et jolies ont toujours eu recours aux mêmes armes.
Mais elle n’aurait jamais dû accepter qu’on se serve d’elle contre un collègue – et en tout cas pas contre moi.
Ce n’est guère logique, direz-vous ? Moi je trouve que si. J’étais déjà passé par là. Ils pouvaient continuer sans moi « l’Opération Parasite ». J’avais un petit chalet dans les Adirondacks ; assez de provisions au réfrigérateur pour une année, et une bonne réserve de pilules extra-temporelles. Je décidai d’aller là-bas les utiliser. Le monde se sauverait ou se perdrait sans moi.
Si quelqu’un s’approchait à moins de cent mètres de mon chalet, il ferait bien de montrer son dos nu s’il ne voulait pas se faire abattre sur place.
CHAPITRE XI
J’avais grand besoin de m’épancher et Doris fut pour moi une auditrice toute trouvée. Ce que je lui racontai l’indigna tant qu’elle entra dans une colère bleue. Elle avait pansé mes plaies et si, en sa qualité d’infirmière, elle avait souvent eu à en panser de bien pires, les miennes avaient ceci de particulier que je les devais à des collègues. Je lui exprimai d’une façon plus ou moins intelligible les sentiments que m’inspirait le rôle joué par Mary dans l’affaire.
« Je ne me trompe pas ? dit-elle stupéfaite. Vous vouliez vraiment épouser cette fille ?
— Exact. C’est bête, hein ?
— Mais alors elle connaissait son pouvoir sur vous ! C’est malhonnête…»
Elle cessa un instant de me masser. Les yeux lui sortaient de la tête. « Je n’ai jamais vu votre rouquine, déclara-t-elle, mais si je la rencontre, je lui arracherai les yeux. »
Je lui souris. « Vous êtes une brave gosse, Doris. Vous au moins je suis sûr que vous êtes honnête avec les hommes.
— Oh ! je ne suis pas une sainte. Mais si j’avais fait la moitié de ce qu’elle vous a fait, je n’oserais plus me regarder dans une glace. Tournez-vous que je m’occupe de l’autre jambe…»
Mary vint me voir. Je l’appris en entendant Doris crier avec colère : « Vous n’entrerez pas !
— J’entrerai, répliqua la voix de Mary.
— Si vous ne vous en allez pas, je vous arrache vos cheveux carotte », hurla Doris.
J’entendis l’écho d’une bagarre et le bruit d’une gifle.
« Hé là, criai-je, qu’est-ce qui se passe ? »
Elles apparurent ensemble sur le pas de la porte. Doris était tout essoufflée et ses cheveux étaient en désordre. Mary parvenait à conserver un air digne, mais il y avait une grande marque rouge sur sa joue et la tache correspondait aux dimensions de la main de Doris.
Celle-ci parvint à retrouver son souffle. « Vous, sortez ! dit-elle. Il ne veut pas vous voir.
— J’attendrai qu’il me le dise lui-même », répliqua Mary.
Je les regardai tour à tour.
« Oh ! et puis tant pis après tout, dis-je, résigné. Elle est là et j’ai deux mots à lui dire. Merci quand même, Doris.
— Vous êtes un crétin », me dit aigrement Doris en prenant la porte.
Mary s’approcha de mon lit.
« Sam, dit-elle, oh ! mon pauvre Sam !
— D’abord je ne m’appelle pas Sam.
— Je ne sais pas votre vrai nom. »
Ce n’était pas le moment de lui expliquer que mes parents m’avaient gratifié du charmant prénom d’Élisée. « Après tout, qu’est-ce que ça fait ? dis-je. Va pour Sam.
— Oh ! Sam, répéta-t-elle, mon pauvre chéri.
— Je ne suis pas votre chéri. »
Elle hocha la tête. « Oui, je sais. Mais je ne sais pas pourquoi, Sam, je suis venue vous demander pourquoi vous m’avez prise en haine. Je n’y pourrai peut-être rien, mais il faut que je le sache. »
Je poussai un grognement de dégoût. « Après ce que vous m’avez fait, vous ne savez pas pourquoi ? Voyons, Mary, vous n’avez peut-être pas de cœur, mais vous n’êtes pas une idiote. »
Elle secoua la tête. « C’est tout le contraire, Sam. J’ai du cœur, mais il m’arrive souvent d’être bête. Regardez-moi, s’il vous plaît. Je sais ce qu’ils vous ont fait. Je sais que si vous l’avez accepté, c’était pour m’épargner les mêmes souffrances. Je le sais et je vous en suis profondément reconnaissante. Mais je ne sais pas pourquoi vous me haïssez. Je ne vous avais pas demandé de prendre ma place, et je ne tenais pas à ce que vous la preniez. »
Je ne répondis pas.
« Vous ne me croyez pas ? » reprit-elle au bout d’un instant.
Je me soulevai sur un coude.
« Je crois que vous êtes parvenue à vous convaincre que les choses se sont passées comme vous le dites. Mais moi, je vais vous expliquer la vérité.
— C’est bien ce que je vous demande !
— Quand vous vous êtes assise dans cette saleté de fauteuil, vous saviez très bien que je ne vous laisserais jamais aller jusqu’au bout de l’expérience. Oui, vous le saviez, alors même que votre esprit retors de femme se refusait à le reconnaître. Jamais le Patron n’aurait pu me contraindre à cette expérience, même sous la menace d’un pistolet, même en me droguant. Mais vous, vous m’avez forcé à faire une chose à laquelle j’aurais mille fois préféré la mort – une chose qui m’a sali, dégradé pour toujours. Voilà ce que vous m’avez fait. »
Elle pâlit ; son visage finit par paraître presque verdâtre au-dessous de ses cheveux roux. Elle semblait avoir la respiration coupée. « Vous le croyez vraiment, Sam ? me dit-elle.
— Bien entendu.
— Sam, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Je ne savais pas que vous seriez là. J’ai été stupéfaite de vous y voir. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout ; j’avais promis.
— Promis ? répétai-je ironiquement. Avec des promesses d’écolière, que ne ferait-on pas ?
— C’était autre chose qu’une promesse d’écolière.
— Peu importe. Peu importe aussi que vous disiez la vérité en affirmant que vous ne saviez pas devoir me rencontrer là. Ce qui compte, c’est que vous y étiez et moi aussi, et que vous pouviez facilement imaginer ce qui se passerait en agissant comme vous l’avez fait.
— Oui…, dit-elle, je comprends que vous voyiez les choses de cette façon. Je ne peux pas nier les faits.
— Ce serait difficile, en effet ! »
Elle resta un long moment silencieuse. Je me gardai bien de la tirer de ses pensées.
« Sam, dit-elle enfin, un jour vous m’avez parlé de mariage…
— Ce jour est loin !
— Je ne m’attendais pas à vous voir renouveler votre proposition. Mais elle comportait une espèce de corollaire ; Sam, quelle que soit l’opinion que vous avez maintenant de moi, je tiens à vous dire que je vous suis profondément reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi. Euh… Miss Barkis consent, Sam. Vous me comprenez ? »
Je lui ris au nez.
« Le mécanisme d’une cervelle féminine m’enchantera et me stupéfiera toujours ! Vous croyez toutes que vous pouvez annuler le passé à volonté et repartir de zéro avec de nouveaux atouts en main. »
Je continuai à rire en la voyant rougir.
« Eh bien, cette fois-ci c’est raté, conclus-je. Je ne vous jouerai pas le mauvais tour de vous prendre au mot. »
Elle revint vers moi. Sa voix était redevenue très calme. « Je l’ai cherché, dit-elle. Pourtant j’étais sincère ; cela ou autre chose, je serai toujours prête à tout faire pour vous. »
Je me laissai tomber en arrière sur mon oreiller. « Oh ! quant à cela, vous pouvez faire une chose qui me serait très agréable. »
Son visage s’illumina. « Quoi donc ? dit-elle.
— Me ficher la paix ! Je suis fatigué. »
Je détournai la tête.
Le Patron passa me voir à la fin de l’après-midi. Ma première réaction fut d’en être content. La personnalité du Patron est une force à l’emprise de laquelle on échappe difficilement. Puis la mémoire me revint et je me sentis aussitôt réfrigéré.
« J’ai à te parler, commença-t-il.
— Moi, pas ! Allez-vous-en. »
Il entra sans faire attention à ma réponse.
« Je peux m’asseoir ? demanda-t-il.
— Vous n’avez pas attendu ma permission. »
À cela non plus, il ne fit pas attention. « Tu sais, petit, tu as beau être un de mes meilleurs agents, il y a des moments où tu juges trop vite.
— Quant à cela, rassurez-vous : sitôt que le docteur m’aura permis de me lever, je démissionnerai. »
Mais le Patron n’entendait jamais ce qu’il ne voulait pas entendre.
« Tu arrives trop vite à tes conclusions. Prends la petite Mary, par exemple…
— Quelle petite Mary ?
— Tu sais bien de qui je veux parler. Pour toi, elle s’appelle Mary Cavanaugh.
— Prenez-la vous-même ! Je vous la laisse.
— Tu lui as fait une scène terrible sans savoir la vérité. Tu l’as mise dans un tel état que, par ta faute, je risque de ne plus pouvoir l’utiliser. C’était pourtant un agent remarquable…
— C’est fou ce que ça me navre !
— Je te répète, petit crétin, que tu n’avais aucune raison de l’engueuler comme tu l’as fait. Tu ne connais pas toute la vérité. »
Je ne répondis pas ; les explications sont toujours une mauvaise défense.
« Oh ! je sais bien ce que tu penses, continua-t-il. Tu crois qu’elle a consenti à me servir d’appât. Tu n’as qu’à moitié raison. Elle a servi d’appât, c’est vrai, mais c’était moi qui me servais d’elle. C’est moi qui avais réglé toute la mise en scène.
— Je le sais bien !
— Alors pourquoi lui en vouloir à elle ?
— Parce que jamais vous n’auriez pu mettre votre plan à exécution sans son concours. Oh ! c’est très généreux, vieux salopard que vous êtes, de tout prendre sur vous – mais ça ne résiste pas à l’examen. »
Il ne releva pas l’insulte. « Tu ne saisis pas le nœud du problème, continua-t-il. La petite ne savait rien.
— Enfin, bon Dieu, elle était quand même là, non ?
— Bien sûr. Dis-moi, mon petit, est-ce que je t’ai jamais menti ?
— Non, reconnus-je, mais cela ne vous gênerait pas.
— J’ai peut-être mérité cela, répliqua-t-il. Je mentirais même à un de mes agents si la sécurité du pays en dépendait. Heureusement je n’ai jamais eu à le faire, parce que j’ai toujours su bien choisir ceux qui travaillaient pour moi. Mais aujourd’hui le sort du pays n’est pas en jeu et je ne mens pas. Tu y réfléchiras par toi-même et tu verras bien si, oui ou non, je te dis la vérité. La petite ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi tu étais là. Elle ignorait que je n’avais pas définitivement choisi mon cobaye. Elle ne se doutait pas que je ne voulais pas d’elle, ni que j’avais déjà décidé que toi seul pouvais me convenir et que j’étais résolu à te faire attacher de force à ce fauteuil, au besoin. Si je n’avais pas eu une carte maîtresse dans ma manche pour te décider à te porter volontaire, je l’aurais fait. Elle ne savait même pas que tu avais quitté l’infirmerie. »
Comme j’aurais voulu le croire, je fis tout mon possible pour ne pas me laisser convaincre. Quant à savoir s’il se serait donné la peine de me mentir sur cette question… Après tout, la reprise en main de deux excellents agents était peut-être une chose qu’il considérait à l’heure présente comme mettant en jeu la sécurité du pays. Le Patron a l’esprit très tortueux.
« Regarde-moi bien, ajouta-t-il : il y a une chose que je veux t’enfoncer dans le crâne. D’abord que tout le monde – moi compris – t’est profondément reconnaissant pour ce que tu as fait, quels qu’aient été tes motifs. J’ai fait mon rapport et tu seras sûrement décoré, même dans le cas où tu nous quitterais. Mais ne prends pas pour cela des airs de petit héros…
— Soyez tranquille !
— … Parce que la décoration en question sera décernée à tort. C’est Mary qui l’a méritée. Non, tais-toi une seconde ; je n’ai pas fini : il fallait te contraindre à cette expérience, de gré ou de force. Je ne te critique pas : tu en avais déjà vu de drôles. Mais Mary, elle, était vraiment volontaire. Quand elle s’est assise dans le fauteuil, elle ne s’attendait pas à recevoir sa grâce in extremis. Elle avait toutes raisons de penser que même si elle en réchappait, elle resterait complètement folle – et c’est une chose pire que la mort. Mais elle a quand même accepté, parce qu’elle a la trempe d’un héros – ce que tu n’es pas tout à fait.
« Vois-tu, petit, continua-t-il sans attendre ma réponse, la plupart des femmes sont des idiotes ou des enfants. Mais elles se situent sur une gamme de qualités plus étendue que nous. Les femmes braves sont plus braves, les bonnes sont meilleures et les mauvaises pires que nous. Voilà où je voulais en venir : celle dont nous parlons est plus virile que toi et tu lui as fait beaucoup de mal. »
J’étais si chamboulé que je ne pouvais plus me rendre compte s’il disait vrai, ou, au contraire, s’il me manœuvrait de nouveau.
« J’ai peut-être été injuste, dis-je. Mais si ce que vous dites est vrai…
— C’est vrai !
— … Cela ne rend pas votre attitude plus belle, cela la rend plus ignoble encore. »
Il encaissa sans broncher. « Mon petit, je suis désolé si j’ai perdu ton estime, mais je n’avais pas le choix des moyens. Je suis comme un commandant sur le champ de bataille, à cela près que je ne me sers pas des mêmes armes. Je suis un homme capable de tuer son propre chien, si besoin est. C’est peut-être ignoble, mais dans mon métier, c’est indispensable. Si jamais tu te trouves à ma place, il faudra bien que tu en fasses autant.
— Il y a peu de chances que cela m’arrive !
— Pourquoi ne pas te reposer et réfléchir à tout cela de sang-froid ?
— Je vais prendre un congé. Un congé libérable.
— C’est bien. »
Il se leva.
« Attendez, dis-je…
— Oui ?
— Vous m’avez fait une promesse et j’exige que vous la teniez. C’est au sujet de ce parasite. Vous m’aviez dit que je pourrais le tuer moi-même. Vous n’en avez plus besoin, maintenant ?
— Non, mais…»
Je fis mine de me lever. « Pas de mais ! Donnez-moi votre pistolet, j’y vais tout de suite.
— Impossible. Il est déjà mort.
— Quoi ? Vous m’aviez promis…
— Je le sais bien, mais il est mort pendant que nous essayions de te… de le forcer à parler. »
J’éclatai de rire. Je riais si fort que je ne pouvais plus m’arrêter.
Le Patron me secoua. « Tiens-toi donc tranquille, tu vas te rendre malade. Je regrette ce qui est arrivé, mais il n’y a pas de quoi rire.
— Oh que si ! répliquai-je avec des larmes dans les yeux. Je n’ai jamais rien entendu de si drôle ! Dire que tout cela n’a servi à rien ! Vous vous êtes déshonoré, vous nous avez torturés Mary et moi… tout cela en pure perte ?
— Hein ? Qui te parle de cela ?
— Comment ? Mais je le sais bien ! Vous n’avez rien pu tirer de lui… de nous. Vous n’avez rien appris que vous ne sachiez déjà.
— Que tu crois !
— Allons donc !
— Nous avons mieux réussi que tu ne pourrais t’en douter. Il est vrai que nous n’avons rien tiré directement du parasite avant sa mort, mais de toi c’est autre chose.
— De moi ?
— Parfaitement. Hier soir, nous t’avons questionné. Avec toutes les herbes de la Saint-Jean : penthotal, hypnose, encéphalographie, psychanalyse… La grande lessive, quoi ! Le parasite t’avait dit certaines choses et nous les avons retrouvées dans ton cerveau, après que tu as été libéré de ton “maître”.
— Quoi, par exemple ?
— L’endroit où ils vivent. Nous savons d’où ils viennent et nous pouvons riposter. Ils habitent Titan, le sixième satellite de Saturne. »
Au moment même où il me le dit, je sentis comme un bâillon me serrer la gorge, et je sus qu’il avait raison.
« On peut dire que tu ne t’es pas mis facilement à table, continua-t-il. Il a fallu t’attacher pour t’empêcher de te blesser plus gravement que tu ne l’étais déjà. »
Il posa sa mauvaise jambe sur le bord de mon lit et alluma une cigarette. Il paraissait en veine d’amabilité. Pour ma part, je ne tenais plus à lutter ; ma tête tournait et j’avais besoin de réfléchir à tout cela. Titan… c’était bien loin… Mars est la planète la plus éloignée que les hommes aient jamais atteinte… A moins que l’expédition Seagraves, celle qui n’était jamais revenue, ne soit arrivée jusqu’à Jupiter…
Pourtant nous pouvions aller là-bas si besoin était. Nous pouvions détruire le nid des larves…
Il se leva enfin pour partir. Il avait atteint la porte en boitillant quand je le rappelai.
« Papa…»
Cela faisait des années que je ne lui avais pas donné ce nom. Il se retourna d’un air étonné et comme sans défense.
« Oui, mon petit ?
— Pourquoi maman et vous m’avez-vous appelé Élisée ?
— Hein ? Mais parce que c’était le nom de ton grand-père maternel.
— Ah ? Comme excuse, c’est un peu court.
— Peut-être. »
Il me tourna le dos mais je l’arrêtai de nouveau.
« Papa… Quel genre de femme était maman ?
— Ta mère ? Je ne sais pas trop comment t’expliquer… Enfin… ma foi… elle était tout à fait du genre de Mary. Oui, tout à fait…»
Il sortit sans me laisser le temps de rien ajouter.
Je me tournai, la tête contre le mur et, au bout de quelque temps, je finis par me calmer.
CHAPITRE XII
Quand le docteur m’eut donné mon exeat, je me mis à la recherche de Mary. Je n’avais toujours que la parole du Patron pour seule garantie, mais je me rendais déjà assez nettement compte que j’avais fait l’idiot. Je ne m’attendais pas à la trouver très bien disposée à mon endroit, mais je tenais à placer mon petit discours.
On pourrait croire qu’une grande et belle fille rousse est aussi facile à retrouver qu’une plaine dans le Texas, mais les agents vont et viennent et le personnel sédentaire est dressé à ne s’occuper que de ce qui le regarde. Le Service du personnel m’envoya carrément au bain. Ils m’adressèrent au Bureau des opérations, c’est-à-dire au Patron. Cela ne me convenait pas.
Je me heurtai à plus de méfiance encore quand j’essayai de pointer les listes d’entrées et de sorties. Je me faisais l’effet d’un espion dans mon propre service.
J’allai au laboratoire biologique, mais ne pus découvrir son chef et dus me contenter d’un adjoint. Celui-ci ignorait tout d’une femme ayant tenu un rôle dans « l’Opération Interview », et il se remit à se gratter l’oreille en feuilletant des rapports. Je repartis du laboratoire et allai au bureau du Patron. Je n’avais guère le choix.
Il y avait une tête nouvelle au bureau de Miss Haines. Je ne revis du reste jamais cette dernière et me gardai bien de demander ce qu’elle était devenue. Je ne tenais pas à le savoir.
La nouvelle secrétaire transmit mon indicatif au Patron. Par miracle celui-ci était là et pouvait me recevoir.
« Qu’est-ce que tu veux ? dit-il d’un air bougon.
— Je croyais que vous auriez du boulot à me donner. »
Ce n’était d’ailleurs pas du tout ce que j’avais eu l’intention de lui dire.
« Justement j’allais te faire demander. Ça fait assez de temps que tu tires ta flemme. »
Il aboya quelque chose dans son téléphone et se leva. « Viens », me dit-il.
Je me sentais brusquement apaisé. « Je vais au service de Cosmétique ? dis-je.
— Non, ta sale gueule suffira. Nous partons pour Washington. »
Nous nous arrêtâmes cependant au service de Cosmétique, mais seulement pour y prendre une tenue de ville. Je touchai un pistolet neuf et fis vérifier mon téléphone crânien.
La sentinelle nous obligea à nous découvrir le dos avant de nous laisser approcher pour sortir. Nous émergeâmes enfin à la surface du sol, dans les bas quartiers de La Nouvelle Philadelphie.
« J’en conclus que le patelin n’est pas infecté ? dis-je au Patron.
— Dans ce cas, tu as le cerveau rouillé, me répliqua-t-il. Ouvre l’œil et le bon. »
Je ne pus lui poser d’autres questions. La présence de tant d’hommes habillés me troublait ; je me surpris à tourner la tête pour voir s’ils avaient le dos rond. Monter dans un ascenseur encombré pour gagner le quai de départ me semblait d’une folle imprudence. Quand nous fûmes dans notre autavion et que les appareils de pilotage automatique furent réglés, je le dis au Patron. « On se demande ce que fichent les autorités, remarquai-je. Je jurerais que le flic devant lequel nous venons de passer avait une bosse.
— C’est possible. C’est même probable.
— Ça alors, c’est énorme ! Je croyais que vous aviez la situation bien en main et que vous aviez lancé la contre-offensive sur tous les fronts ?
— À ton avis, que devrais-je faire ?
— C’est pourtant bien simple : même s’il gelait à pierre fendre, on ne devrait pouvoir apercevoir nulle part un dos couvert tant que nous n’aurions pas la certitude que tous les parasites sont morts.
— Tu as raison.
— Eh bien, alors ?… Voyons, le Président sait pourtant bien de quoi il retourne ?
— Il le sait.
— Qu’est-ce qu’il attend alors ? Il devrait proclamer la loi martiale et agir. »
Le Patron regarda le paysage. « Est-ce que tu t’imagines, petit, que c’est le Président qui dirige le pays ?
— Non, bien sûr, mais il est le seul à pouvoir agir.
— Hum… On appelle quelquefois le président Tsvetkov, « le prisonnier du Kremlin ». Ce qui est vrai en tout cas c’est que le Président est le prisonnier du Congrès.
— Vous voulez dire que le Congrès n’a encore rien fait ?
— Depuis que nous avons fait avorter la tentative de capture du Président, j’ai passé mon temps à l’aider à convaincre le Congrès. Tu as déjà eu affaire à une commission parlementaire, petit ? »
Je tâchai de saisir la situation : ainsi donc nous étions là bien tranquilles, pendant que l’espèce homo sapiens tout entière était en voie de disparition…
« Il est grand temps que tu découvres l’a b c de la vie politique, petit, continua-t-il. Le Congrès a souvent refusé d’agir dans des circonstances où le danger était plus manifeste encore qu’en ce moment. À l’heure actuelle il n’est pas évident. Nos preuves sont minces et très difficiles à croire.
— Et le sous-secrétaire d’État au Trésor ? Ils ne peuvent pas ne pas tenir compte de cela.
— Tu crois ? On a trouvé une larve sur le dos du sous-secrétaire d’État au Trésor, en pleine Maison Blanche, et nous avons abattu deux de ses gardes du corps du F.B.I., c’est exact, mais pour le moment notre Excellence est à Walter Reed sous le coup d’une dépression nerveuse, et il ne se souvient de rien. Le Trésor a seulement annoncé qu’une tentative d’assassinat contre le Président avait été heureusement déjouée. C’est vrai, mais pas au sens où ils l’entendaient.
— Et le Président a laissé dire ?
— Ses conseillers lui ont recommandé d’attendre. Sa majorité est incertaine et il y a dans les deux assemblées des gens qui veulent sa peau. La politique n’est pas un sport de tout repos.
— Enfin, quand même, dans un cas comme celui-ci, on ne devrait pas s’occuper de questions de parti. »
Le Patron souleva un sourcil. « Tu crois ça ? » dit-il seulement.
Je parvins enfin à lui poser la question pour laquelle j’étais allé le voir dans son bureau.
« Qu’est devenue Mary ? demandai-je.
— De ta part c’est une drôle de question », grogna-t-il.
Je ne répondis pas. « Où veux-tu qu’elle soit ? continua-t-il. Elle veille sur le Président. »
Nous commençâmes par nous rendre à une session secrète d’une commission interparlementaire. Au moment où nous arrivâmes, on passait des stéréos de mon ami Napoléon, l’anthropoïde. On voyait d’abord le singe avec son titan sur le dos, puis le titan en gros plan. Tous les parasites se ressemblent, mais je connaissais personnellement celui-ci et j’étais heureux de le savoir mort.
Je succédai au singe sur l’écran. Je me vis attaché au fauteuil. Je regrette de devoir dire que je faisais une bien sale gueule : la vraie frousse, ce n’est pas beau à voir. Je les vis enlever le titan du singe et le poser sur mon dos nu. Je m’évanouis sur l’écran et faillis bien m’évanouir une deuxième fois en chair et en os. Je ne tiens pas à décrire ce que j’éprouvai ; rien que d’y penser me rend malade.
Mais je vis cette créature mourir. Rien que cela valait le dérangement.
Le film s’arrêta. « Eh bien, messieurs ? dit le Président.
— Monsieur le Président !
— La parole est au représentant de l’Indiana…
— Parlant sans aucune idée préconçue, je dois dire que j’ai vu de meilleurs truquages à Hollywood…»
Ils se mirent à ricaner. « Très bien, très bien », dit quelqu’un.
Après la déposition du chef de laboratoire de biologie, je fus appelé à la barre. Je leur donnai mon nom, mon adresse, ma profession et on me posa quelques questions indifférentes sur ce que j’avais fait pendant que j’étais sous la domination des parasites. Les questions étaient écrites d’avance sur une feuille de papier. Ce qui m’énervait le plus, c’est qu’ils ne voulaient pas écouter mes réponses. Il y en avait deux qui lisaient leur journal.
On ne me posa que deux questions non préparées.
« Monsieur Nivens…, me dit un sénateur. À propos vous vous appelez bien Nivens ? »
J’acquiesçai.
« Monsieur Nivens, continua-t-il, vous dites être un agent de renseignements ?
— Oui.
— Vous appartenez au F.B.I., sans doute ?
— Non ! Mon chef hiérarchique relève directement du Président. »
Le sénateur sourit. « C’est bien ce que je pensais. Dites-moi, monsieur Nivens, vous êtes bien acteur, n’est-il pas vrai ? » Il semblait consulter des notes.
Je voulus trop préciser. Je voulais lui expliquer que s’il était exact que j’aie joué la comédie pendant une saison, dans une troupe de province, je n’en étais pas moins un authentique agent de renseignements. On ne m’en laissa pas la possibilité.
« Ce sera tout, monsieur Nivens. Je vous remercie. »
L’autre question me fut posée par un vieux sénateur qui désirait savoir mes opinions relativement à l’emploi de fonds budgétaires pour le réarmement de pays étrangers. Il en prit prétexte pour exprimer ses propres vues sur la question. Mes opinions sur ce point sont assez confuses, mais je n’eus pas à les exprimer. Je n’avais pas ouvert la bouche qu’on m’invitait déjà à quitter la barre.
Je m’y accrochai. « Écoutez-moi, dis-je. Il est évident que vous croyez qu’il s’agit d’un coup monté. Mais en ce cas, pour l’amour du Ciel, faites venir un détecteur de mensonges ! Ou faites-moi administrer du sérum de vérité. Cette séance est une plaisanterie. »
Le Président frappa la table de son maillet. « Reprenez votre place, monsieur Nivens », ordonna-t-il.
J’obéis.
Le Patron m’avait expliqué que le but de la séance était d’étudier une résolution interparlementaire déclarant l’état d’urgence et donnant au Président les mêmes pouvoirs qu’en temps de guerre. Nous fûmes expulsés avant le vote. « Ça va mal, dis-je au Patron.
— Ne t’en fais pas, me dit-il. Le Président a compris que cette procédure était vouée à l’échec dès qu’il a su les noms des membres de la commission.
— Mais alors, où en sommes-nous ? Attendrons-nous que les larves s’emparent aussi du Congrès ?
— Le Président va adresser un message au Congrès pour demander les pleins pouvoirs.
— Les obtiendra-t-il ? »
Le Patron se contenta de froncer les sourcils.
La séance commune des deux assemblées n’était pas publique, mais nous y assistâmes néanmoins – sur l’ordre personnel du Président. Le Patron et moi avions pris place dans l’espèce de petit balcon qui surplombe la tribune présidentielle. La séance fut ouverte avec les simagrées habituelles ; conformément à l’étiquette on envoya chercher le Président. Celui-ci arriva aussitôt, accompagné de la délégation réglementaire. Il était escorté de ses gardes du corps, tous des membres de notre section.
Mary aussi l’accompagnait. Quelqu’un lui apporta un pliant et elle s’installa tout à côté du Président. Elle tripotait un carnet et manipulait des papiers en feignant d’être une secrétaire, mais c’était là son seul déguisement. Elle me faisait penser à Cléopâtre par une belle nuit d’été et elle était aussi déplacée qu’un lit dans une église. On faisait au moins autant attention à elle qu’au Président.
Nos yeux se croisèrent et elle m’adressa un de ses doux sourires appuyés. Je pris une expression béate de jeune chiot et le Patron dut me donner un coup de coude dans les côtes. Je me ressaisis et tâchai de me conduire convenablement.
Le Président se lança dans un exposé raisonné de la situation. C’était aussi logique et direct qu’un rapport technique et à peu près aussi émouvant. Il se contenta d’énoncer des faits. À la fin, il mit ses notes de côté. « Il s’agit, dit-il, d’un danger si étrange et si terrible, si totalement en dehors de toute notre expérience que je dois vous demander des pouvoirs étendus pour y faire face. Dans certaines régions, la loi martiale doit être décrétée. Pour un temps, il sera nécessaire de restreindre considérablement les libertés individuelles. Le droit de libre déplacement doit être suspendu. Le droit qu’a chacun d’être à l’abri de fouilles et d’arrestations arbitraires doit s’incliner devant le droit de tous à la sécurité. Étant donné que tout citoyen, quel que soit son patriotisme ou son honorabilité, peut devenir un esclave involontaire de ces ennemis mystérieux, tous nos compatriotes doivent accepter de renoncer temporairement à une partie de leurs droits et de leurs libertés, jusqu’à ce que ce fléau soit enrayé.
« C’est donc avec le plus grand regret que je vous demande d’autoriser ces indispensables mesures de sécurité. »
Là-dessus, il se rassit.
Les sentiments d’une foule se perçoivent très bien. Nos parlementaires étaient mal à l’aise, mais pas convaincus. Le président du Sénat regarda le chef de la majorité. Il avait en effet été prévu que ce serait ce dernier qui soumettrait aux Chambres le projet de résolution.
Je ne sais s’il secoua la tête ou s’il fit un signal muet au président du Sénat, mais il ne demanda pas la parole. Entre-temps un silence gêné était tombé sur l’hémicycle. On entendit quelques cris de « monsieur le Président ! » et « À l’ordre ! »
Le président du Sénat fit mine de ne pas remarquer plusieurs candidats à la parole et la donna finalement à un membre de son parti, le sénateur Gottlieb, un vieux routier de la politique qui aurait voté pour son propre lynchage si tel avait été le vœu de son parti. Gottlieb commença par affirmer qu’il ne le cédait à personne en respect pour la Constitution, la Déclaration des Droits (et sans doute aussi le Grand Canyon du Colorado !) Il rappela modestement la durée de ses services et parla avec éloquence de la place occupée par les États-Unis dans l’histoire. Je crus d’abord qu’il cherchait à gagner du temps pendant que les autres mettaient leur tactique au point, mais je compris brusquement que ses paroles avaient un sens redoutable : il ne proposait rien de moins que de modifier l’ordre du jour et de procéder à la mise en accusation du Président.
Je ne mis du reste pas plus de temps qu’un autre à piger : le sénateur avait tellement enrobé sa proposition de phraséologie parlementaire qu’il était difficile de comprendre où il voulait en venir. Je regardai le Patron.
Le Patron regardait Mary.
Celle-ci le regardait d’un air excessivement insistant.
Le Patron prit un bloc-notes dans sa poche, y griffonna quelque chose et le fit passer à Mary. Elle le prit, le lut – et le passa au Président.
Celui-ci était paisiblement installé dans son fauteuil et ne paraissait pas s’apercevoir qu’un de ses plus vieux amis était en train de le diffamer à la tribune et de mettre la République en danger en même temps que lui. Il lut le message du Patron et se retourna sans hâte vers ce dernier. Le Patron hocha affirmativement la tête.
Le Président poussa du coude le président du Sénat qui se pencha vers lui. Ils échangèrent quelques mots à voix basse. Gottlieb parlait toujours. Le président du Sénat frappa sur son pupitre avec son maillet. « S’il vous plaît, monsieur le sénateur ! »
Gottlieb parut surpris.
« Je ne renonce pas à la parole, protesta-t-il.
— Je ne vous demande pas de renoncer à la parole. En raison de l’extrême importance de votre intervention, je vous prie de la poursuivre à la tribune. »
Gottlieb, qui paraissait intrigué, avança lentement vers la tribune. Le pliant de Mary en barrait les marches. Au lieu de lui laisser le passage, elle se leva, se détourna maladroitement et ramassa son pliant, obstruant ainsi davantage encore le passage. Le sénateur s’arrêta. Elle le frôla. Il lui prit le bras autant pour l’aider que pour maintenir son propre équilibre. Elle lui dit à mi-voix une phrase à laquelle il répondit, mais personne ne put entendre leurs paroles. Il parvint enfin à monter à la tribune.
Le Patron frémissait comme un chien à l’arrêt. Mary leva les yeux vers lui et hocha affirmativement la tête. « Saute-lui dessus », me lança le Patron.
D’un bond, j’enjambai la balustrade et atterris sur les épaules de Gottlieb. « Tes gants, petit, tes gants », entendis-je le Patron me crier. Sans prendre la peine de les enfiler, je déchirai le veston du sénateur et aperçus une larve qui palpitait sous sa chemise. Je déchirai celle-ci et tout le monde put en voir autant que moi.
Six caméras de stéréo n’auraient pas suffi à enregistrer ce qui se passa dans les quelques secondes qui suivirent. J’assommai Gottlieb pour l’empêcher de se débattre tandis que Mary le tenait par les jambes. Le Président, debout derrière moi, hurlait : « Êtes-vous convaincus maintenant ? » Le président du Sénat restait pétrifié, son maillet à la main. Le Congrès n’était plus qu’une foule déchaînée. Des femmes criaient d’une voix perçante. Au-dessus de moi, le Patron donnait ses ordres aux gardes du corps du Président.
Grâce aux pistolets des gardes et aux coups de maillet du président de séance, un semblant d’ordre fut bientôt rétabli. Le Président prit la parole. Il leur dit qu’une heureuse chance leur avait permis de constater de visu la nature de l’ennemi et leur proposa de passer un à un à la tribune pour y voir de leurs yeux un spécimen de la faune de Titan, la plus grande des lunes de Saturne. Sans attendre leur accord, il désigna du doigt les premiers bancs et leur dit d’avancer.
Ils obéirent.
Mary n’avait pas quitté la tribune. Déjà une vingtaine de parlementaires étaient passés (une femme-députée eut même une attaque de nerfs) quand je vis Mary faire un signe au Patron. Cette fois, je devançai son ordre d’une fraction de seconde. Heureusement deux de nos hommes se trouvaient tout près de là car l’honorable parlementaire (un ancien fusilier marin) était jeune et costaud. Nous l’allongeâmes à côté de Gottlieb.
À partir de ce moment, de gré ou de force, ils durent tous passer à la visite. Je passais la main sur le dos des femmes au fur et à mesure et je découvris une autre larve. Je crus un instant en avoir repéré une troisième, mais j’avais seulement fait une erreur gênante : l’honorable parlementaire était très grasse et je m’y étais trompé. Mary en repéra deux encore. Après quoi, il y eut une longue période de calme : il passa près de trois cents parlementaires devant nous sans que nous fassions de nouvelle découverte. Il était clair que certains faisaient traîner les choses en longueur.
Huit hommes armés ne suffisaient pas à la besogne – ni même onze, si l’on compte le Patron, Mary et moi. La plupart des larves se seraient échappées si le vice-président n’avait pas mobilisé des renforts. Avec son aide nous en attrapâmes treize, dont dix vivantes. Seul un des porteurs fut gravement blessé.
CHAPITRE XIII
Le Président reçut donc ses pleins pouvoirs et le Patron devint en fait son chef d’état-major. Nous pouvions enfin agir. Le Patron avait en tête un plan de campagne fort simple. Il ne pouvait plus s’agir d’une simple quarantaine comme il avait pensé en organiser une quand l’infection était encore limitée à la seule zone de Des Moines. Avant d’engager la lutte, il fallait d’abord repérer l’ennemi, et les services de renseignements gouvernementaux ne pouvaient pas passer deux millions de personnes au crible. Les citoyens devaient agir par eux-mêmes.
Le projet « Dos nu » devait constituer la première phase de l’« opération Parasite ». Il s’agissait pour tout le monde-je dis bien tout le monde – de vivre nu jusqu’à la taille jusqu’au moment où tous les extraterrestres auraient été repérés et supprimés. On tolérait seulement les soutiens-gorge pour les femmes : il eût en effet été difficile à un parasite de se dissimuler sous les minces cordons qui soutiennent par-derrière cette partie du vêtement féminin.
Nous organisâmes une espèce de parade pour accompagner le discours stéréodiffusé que le Président devait adresser au pays.
En faisant vite, on avait pu maintenir en vie sept des parasites qui avaient envahi les sacro-saints édifices du Congrès ; ils se trouvaient maintenant fixés sur des animaux. Nous voulions les montrer au public, ainsi que certains bouts du film que l’on avait pris de moi, choisis parmi les moins atroces.
Le Président devait apparaître en short et des mannequins appétissants présenter des modèles de ce que le citoyen bien dévêtu porterait la saison prochaine, y compris la fameuse armure métallique couvrant la nuque et la colonne vertébrale, et destinée à protéger les gens même pendant leur sommeil.
Nous mîmes tout au point au cours d’une seule nuit, à grand renfort de café noir. Le coup de cymbales final devait montrer le Congrès en séance, discutant l’état d’urgence ; tout le monde, hommes, femmes et huissiers, aurait le dos nu.
Vingt-huit minutes avant l’heure de l’émission, le Président reçut un coup de téléphone du Capitole. J’étais là, car le Patron, qui avait passé toute la nuit avec le Président, m’avait gardé sous la main pour les corvées. Nous étions tous en short, le plan « Dos nu » étant déjà entré en application à la Maison Blanche. Le Président ne prit pas la peine de s’isoler. « C’est moi, dit-il. Vous en êtes sûr ? ajouta-t-il bientôt. Très bien, John, alors que me conseillez-vous ?… Je vois… Non, je ne crois pas que cela marcherait… Il vaut mieux que je vienne. Dites-leur de se tenir prêts. » Il repoussa son téléphone et se tourna vers un de ses attachés. « Dites-leur de retarder l’émission. Venez, Andrew, ajouta-t-il à l’intention du Patron. Il faut que nous allions au Capitole. »
Il fit appeler son valet de chambre et passa dans le cabinet de toilette contigu à son cabinet. Quand il en ressortit, il était en tenue d’apparat. Il ne nous donna aucune explication. Nous gardâmes tous notre tenue légère et partîmes avec lui au Capitole.
La séance réunissait les membres des deux assemblées. Il me semblait vivre ce cauchemar bien connu où l’on se voit tout nu dans une église. Les sénateurs et les représentants étaient en effet vêtus comme à l’ordinaire. Mais je m’aperçus bientôt que les huissiers étaient en short et sans chemise ; ce spectacle me ragaillardit.
Certains semblent préférer la mort à une perte de prestige – les sénateurs spécialement. Les représentants aussi, du reste ! Ils avaient donné au Président les pouvoirs qu’il demandait, le plan « Dos nu » avait été discuté et approuvé par eux, mais ils ne comprenaient pas qu’il s’appliquait aussi bien à eux qu’aux autres. Avoir été inspectés et trouvés indemnes de parasites leur semblait suffisant. Il y en avait peut-être qui sentaient la faiblesse de leur position, mais personne ne voulait être le premier à faire son numéro de strip-tease. Ils siégeaient donc tous habillés.
Quand le Président fut monté à la tribune, il attendit que s’établisse un silence de mort. Puis, lentement, calmement, il commença à se déshabiller. Il s’arrêta quand il fut nu jusqu’à la ceinture. Il pivota sur lui-même et leva les deux bras.
« Ce que je viens de faire, dit-il enfin, vous permet de constater que le chef du pouvoir exécutif n’est pas prisonnier de nos ennemis. »
Il prit un temps. « Et vous ? » lança-t-il d’une voix vibrante.
Il désigna du doigt le chef de la majorité. « Mark Cummings, êtes-vous un bon citoyen – ou un espion des parasites ? Retirez votre chemise !
— Monsieur le Président…»
C’était Charity Evans, la représentante du Maine, qui venait de parler. Elle avait l’air d’une jolie institutrice. Elle se leva et je m’aperçus que, bien qu’entièrement vêtue, elle avait mis une robe du soir descendant jusqu’à terre, mais qui, au-dessus de la taille, était aussi décolletée que possible. Elle pivota sur elle-même comme un mannequin. Sa robe ne montait pas plus haut que ses dernières vertèbres inférieures. « Cela va-t-il comme cela, monsieur le Président ? demanda-t-elle.
— C’est parfait, madame. »
Cummings se débattait toujours avec ses boutons ; il était écarlate. À ce moment, quelqu’un se leva dans le centre de la salle. C’était le sénateur Gottlieb. Il avait l’air de sortir de son lit. Ses joues étaient creuses, son teint terreux et ses lèvres cyanosées mais il se tenait très droit. Avec une incroyable dignité il suivit l’exemple donné par le Président. Lui aussi il fit un tour sur lui-même. Sur son dos on pouvait voir la marque rouge du parasite.
« Hier, de cette même place, dit-il, j’ai tenu certains propos que je n’aurais jamais proférés en temps normal ! Plutôt être écorché vif. Mais hier je n’étais plus moi. Aujourd’hui, c’est différent. Vous ne comprenez donc pas que la patrie est en danger ? »
Brusquement un pistolet apparut dans sa main. « Debout, tas de propres à rien ! hurla-t-il. Tous ceux qui ne sont pas à poil d’ici deux minutes, je les descends ! »
Ses voisins voulurent lui saisir le bras, mais il agitait son pistolet comme un chasse-mouches et il estourbit un de ses adversaires. J’avais moi aussi tiré mon arme et je me tenais prêt à intervenir, mais ce fut inutile. Les parlementaires voyaient bien que leur collègue était aussi redoutable qu’un vieux taureau. Ils reculèrent.
Après une brève seconde d’hésitation, tout le monde se mit à se déshabiller avec l’enthousiasme d’une colonie nudiste. Quelqu’un essaya de gagner la sortie, mais on l’arrêta au passage. Il n’avait d’ailleurs pas de parasite. Nous en découvrîmes pourtant trois. Après quoi l’émission prévue passa avec dix minutes de retard et le Congrès inaugura la première de ses sessions dévêtues.
CHAPITRE XIV
FERMEZ VOS PORTES À CLÉ ! BAISSEZ LES TABLIERS DE VOS CHEMINÉES NE PÉNÉTREZ JAMAIS DANS UN ENDROIT OBSCUR ÉVITEZ LES ATTROUPEMENTS ! UN HOMME HABILLÉ EST UN ENNEMI: N’HÉSITEZ PAS À TIRER !
En même temps qu’il était soumis à un intensif barrage de propagande, le pays fut découpé en sections, et survolé par des escadres aériennes qui cherchaient le lieu d’atterrissage d’éventuelles soucoupes volantes. Notre réseau radar avait mission de signaler tout objet non identifié apparaissant sur ses écrans. Toute l’armée, depuis les unités aéroportées jusqu’au personnel des rampes de lancement d’engins téléguidés, se tenait prête à écraser au sol tout nouvel astronef découvert.
Dans les régions non contaminées, les gens ôtèrent leurs chemises de bon ou de mauvais gré, cherchèrent partout et ne trouvèrent pas le moindre parasite. Ils regardaient les actualités de la stéréo, s’étonnaient et attendaient que le gouvernement leur annonce que le danger était passé. Mais rien ne se produisit ; le gros public, et même les autorités locales, commençaient à se demander s’il était bien utile de parcourir les rues en tenue de plage.
Et les régions contaminées, direz-vous ? Les rapports qui en émanaient ne présentaient matériellement aucune différence avec ceux qui venaient d’ailleurs.
Jadis, au temps de la radio, cela n’aurait même pas pu se produire ; tout le pays aurait entendu la station de Washington d’où aurait été diffusé le message présidentiel. Mais la téléstéréo utilise des ondes si courtes qu’elles ne peuvent dépasser la ligne d’horizon ; au-delà il faut des stations relais, et les postes récepteurs de province ne peuvent recevoir que les émissions provinciales ; la densité et le peu de portée de notre réseau sont la rançon de la haute définition de nos images.
Or, dans les zones infectées, les larves étaient maîtresses des postes émetteurs et les habitants n’entendirent jamais la solennelle mise en garde du Président.
Cependant, de Washington, nous avions toute raison de croire qu’ils l’avaient entendue. Les rapports qui nous parvenaient – disons de l’Iowa – ne différaient en rien de ceux venus de Californie. Le gouverneur de l’Iowa fut un des premiers à adresser un message au Président pour lui promettre tout son appui. Une émission relayée nous montra même le gouverneur s’adressant à ses ressortissants, nu jusqu’à la taille. Il faisait face à la caméra et j’avais envie de lui dire de se retourner. L’image fut reprise ensuite par une autre caméra et nous vîmes un dos en gros plan, tandis que la voix du gouverneur continuait à se faire entendre. Nous assistions à cette émission dans une salle de conférences toute proche du bureau du Président. Celui-ci avait gardé le Patron auprès de lui. Je l’avais suivi, et Mary continuait à veiller sur le Président. Martinez, le sous-secrétaire d’État à la Défense était là, lui aussi, ainsi que le chef d’État-Major général, le maréchal de l’air Rexton.
Le Président attendit en silence la fin de l’émission. Il se tourna ensuite vers le Patron.
« Alors, Andrew ? Je croyais que nous serions forcés d’isoler l’Iowa ? »
Le Patron se contenta d’un grognement.
« À mon avis, intervint le maréchal Rexton – notez bien que je n’ai pas encore eu le temps de me faire une opinion mûrement réfléchie – ils sont entrés dans la clandestinité. Il nous faudra sans doute passer au peigne fin toutes les régions suspectes.
— Fouiller tout l’Iowa, meule par meule, ne me dit pas grand-chose, grogna le Patron.
— Et comment voulez-vous faire autrement ?
— Mettez-vous donc à la place de l’ennemi ! Il ne peut pas entrer dans la clandestinité puisqu’il ne peut pas vivre sans porteur humain.
— Soit. En admettant que ce soit vrai, combien de parasites supposez-vous qu’il y ait dans l’Iowa ?
— Eh, sacrebleu, que voulez-vous que j’en sache ? Ils ne m’ont pas fait leurs confidences.
— Si nous faisions une estimation maximale et si…
— Votre estimation n’a aucune base sûre, interrompit le Patron. Vous ne pouvez donc pas comprendre que les titans viennent de gagner une nouvelle manche ?
— Hein ?
— Vous venez d’entendre le gouverneur. On nous a laissés voir son dos – ou, en tout cas, un dos. Avez-vous remarqué qu’il ne s’est pas retourné devant la caméra ?
— Mais si, dit quelqu’un, je l’ai vu.
— J’ai certainement eu l’impression qu’il se retournait, dit lentement le Président. Voulez-vous dire que le gouverneur Packer serait lui-même possédé ?
— Exactement. Vous avez vu ce qu’on voulait que vous voyiez. Il y a eu un arrêt dans la séquence des images, juste avant qu’il ne se soit complètement retourné. C’est une chose qu’on ne remarque presque jamais. Croyez-moi, M. le Président, tous les messages venus de l’Iowa sont truqués. »
Le Président parut songeur.
« Impossible ! s’écria le sous-secrétaire d’État Martinez. J’admets que le message du gouverneur ait pu être truqué. Un acteur habile aurait pu l’imiter. Mais nous avons capté des douzaines d’émissions venant de l’Iowa. Tenez, cette vue des rues de Des Moines, par exemple. Vous n’allez pas me dire qu’on peut truquer des images représentant des centaines de gens allant et venant en short ! À moins que vos parasites ne pratiquent l’hypnose en série ?
— Je n’ai pas connaissance qu’ils en soient capables, reconnut le Patron. Heureusement, du reste, sans quoi nous n’aurions qu’à jeter l’éponge ! Mais qui vous fait penser que cette émission venait de l’Iowa ?
— Hein ? Enfin, bon Dieu, elle a été retransmise par le réseau de l’Iowa !
— Qu’est-ce que ça prouve ? Avez-vous vu des noms de rues ? Cela ressemblait à n’importe quelle rue d’un quartier commerçant de grande ville. Oubliez ce que le présentateur a pu vous dire. De quelle ville s’agissait-il ? »
Le sous-secrétaire d’État ouvrit la bouche. J’ai moi-même à un degré assez élevé cet œil photographique que les bons détectives sont censés posséder. Je tâchai de me remémorer la série d’images que je venais de voir – non seulement je n’aurais pu préciser de quelle ville il s’agissait, mais je n’aurais même pas pu dire dans quelle région des États-Unis elle était située. Cela pouvait aussi bien être Memphis, Seattle, ou Boston qu’autre chose. La plupart des villes américaines ont des quartiers commerçants aussi standardisés que des boîtes de conserve.
« Peu importe, continua le Patron. Mais je suis incapable de vous le dire, et pourtant, j’étais à l’affût de tout détail caractéristique. L’explication est toute simple : le poste de Des Moines a capté une émission illustrant l’opération « Dos nu » dans une ville non contaminée et l’a retransmise avec son propre commentaire. Ils ont coupé tout ce qui pouvait permettre de la localiser et nous avons gobé l’appât. Messieurs, l’ennemi nous connaît bien. Son plan de campagne a été minutieusement préparé et il est prêt à contrer chacun de nos mouvements.
— Vous êtes bien défaitiste, Andrew, dit le Président. Vous oubliez une autre possibilité : celle que les envahisseurs se soient transportés ailleurs.
— Ils sont toujours dans l’Iowa, affirma sans hésiter le Patron. Mais ce n’est pas avec ce truc-là que vous le prouverez », conclut-il en montrant le poste de stéréo.
Martinez s’agita sur son siège. « C’est ridicule ! À vous entendre nous ne pourrions pas plus recevoir de nouvelles authentiques de l’Iowa que s’il s’agissait d’un territoire occupé ?
— C’est exactement le cas.
— Mais je suis moi-même passé à Des Moines il y a deux jours ! Tout y était normal. Je ne discute pas l’existence de vos parasites, remarquez bien, quoique je n’en aie personnellement jamais vu. Mais il faut les chercher là où ils sont et les exterminer et non pas nous laisser aller à des songes creux. »
Le Patron paraissait très las. « Ceux qui contrôlent les moyens de communication d’un pays contrôlent le pays lui-même, dit-il enfin. Vous feriez bien d’agir au plus vite, Monsieur le sous-secrétaire d’État, sans quoi vous n’aurez bientôt plus de moyens de communication du tout.
— Mais je ne…
— C’est à vous de les dénicher, conclut grossièrement le Patron. Je vous ai dit qu’ils étaient en force dans l’Iowa, à La Nouvelle-Orléans et dans une bonne douzaine d’autres endroits. Ma tâche s’arrête là. »
Il se leva. « Monsieur le Président, j’ai eu une rude journée pour un homme de mon âge. Quand je manque de sommeil, je manque de patience. Veuillez me permettre de me retirer.
— Bien sûr, Andrew. »
Il n’avait pas perdu patience, et je crois que le Président le savait. Le Patron ne perd jamais sa patience – il la fait seulement perdre aux autres.
« Un instant, coupa Martinez. Vous affirmez des choses… Nous allons bien voir ! »
Il se tourna vers le chef d’État-Major général. « Rexton !
— Euh… oui ?
— Cette nouvelle station près de Des Moines… Fort – je ne sais quoi… Vous savez bien, ce fort auquel on a donné le nom de je ne sais qui…
— Fort-Patton ?
— C’est cela même. Ne perdons pas de temps : qu’on nous le passe sur le circuit militaire.
— En télévision, ajouta le Patron.
— En télévision, bien entendu. Nous allons montrer à ce… Enfin nous allons savoir ce qui se passe au juste dans l’Iowa. »
Le maréchal de l’air, après en avoir demandé la permission au Président, s’approcha du poste de stéréo et se mit en liaison avec son quartier général. Il demanda l’officier de garde de Fort-Patton.
Bientôt l’écran nous apporta l’image d’un standard militaire de communications. Au premier plan, nous voyions un jeune officier dont les insignes de grade et le numéro d’unité apparaissaient sur sa casquette. Il avait le torse nu.
Martinez se tourna triomphalement vers le Patron. « Eh bien, dit-il, vous voyez ?
— Je vois.
— Nous allons vérifier. Lieutenant !
— Oui, monsieur ? »
Le jeune officier paraissait terrorisé et ses yeux allaient avec inquiétude d’un haut personnage à un autre. Le son et l’image étaient bien synchronisés. Les yeux de l’image regardaient bien là où ils avaient l’air de regarder.
« Levez-vous et faites demi-tour, continua Martinez.
— Pardon ? À vos ordres…»
Il semblait étonné, mais il obéit. Cela faillit le faire sortir du champ. Nous vîmes son dos nu, jusqu’à la hauteur des premières côtes, mais pas plus haut.
« Nom de Dieu ! tonna Martinez. Asseyez-vous et pivotez sur place.
— À vos ordres. »
Le jeune homme semblait ému. « Un instant, je vous prie, il faut que j’ouvre davantage l’angle de prise d’images. »
L’image s’estompa et une série d’arcs-en-ciel sinueux se succédèrent sur l’écran. La voix de l’officier continuait à nous parvenir par le haut-parleur.
« C’est mieux comme cela, monsieur ?
— Mais sacristi, nous ne voyons plus rien du tout !
— Vraiment ? Un instant, je vous prie. »
L’écran se ranima brusquement et pendant une seconde je me crus de nouveau à Fort-Patton. Mais cette fois nous étions en face d’un commandant, et la pièce où il se tenait semblait plus vaste que la précédente. « Ici le quartier général, annonça l’image. Major Donovan, officier radio de service.
— Major, dit Martinez d’une voix grinçante, j’étais en liaison avec Fort-Patton. Que s’est-il passé ?
— Je sais, monsieur. C’était moi qui contrôlais la transmission. Nous avons eu un léger incident technique. Nous allons vous repasser Fort-Patton dans un instant.
— Dépêchez-vous.
— Certainement, monsieur. »
L’écran fut parcouru de stries multicolores et s’éteignit.
Le Patron se leva. « Vous me préviendrez quand vous serez venus à bout de votre léger incident technique, déclara-t-il. Moi, je vais me coucher. »
CHAPITRE XV
Si je vous ai donné l’impression que le sous-secrétaire d’État Martinez était stupide, je le regrette. Au début tout le monde avait du mal à croire au pouvoir des larves. Il faut en avoir vu une – après on y croit jusqu’au fond des tripes.
Le maréchal Rexton n’était pas non plus un endormi. À eux deux ils travaillèrent toute la nuit, après s’être convaincus par d’autres sondages dans des régions notoirement infectées que les incidents techniques ne peuvent pas se produire si souvent, ni avec autant d’à-propos. Vers quatre heures du matin, ils appelèrent le Patron et le Patron m’appela.
Je retrouvai dans la même pièce Martinez, Rexton, deux grosses huiles de l’État-Major et le Patron. Le Président entra au moment où j’arrivais ; il était vêtu d’une robe de chambre et suivi de Mary. Martinez allait parler, mais le Patron lui coupa la parole : « Montrez-nous votre dos, Tom », dit-il.
Mary lui fit signe que tout était normal, mais le Patron fit mine de ne pas le voir. « Je parle sérieusement, insista-t-il.
— Vous avez raison », dit lentement le Président.
Il ôta sa robe de chambre. Son dos était nu. « Si je ne donnais pas l’exemple, remarqua-t-il, comment pourrais-je demander aux autres de nous prêter leur concours ? »
Martinez et Rexton avaient planté des épingles dans une grande carte : des épingles rouges aux endroits infestés, des vertes aux endroits sains et quelques jaunes dans les cas douteux. L’Iowa semblait avoir la rougeole ; La Nouvelle-Orléans et la région de Teche ne valaient pas mieux. Il en était de même pour Kansas-City. Le haut du bassin Missouri-Mississippi, de Minneapolis et Saint-Paul jusqu’à Saint-Louis était clairement aux mains de l’ennemi. Plus bas, jusqu’à La Nouvelle-Orléans les épingles rouges étaient moins nombreuses, mais il n’y en avait pas du tout de vertes. Il y avait un coin malsain autour d’El Paso et deux autres sur la côte est.
Le Président y jeta un coup d’œil. « Il nous faudra l’aide du Canada et du Mexique, dit-il. Vous avez des nouvelles fraîches ?
— Rien d’intéressant.
— Le Canada et le Mexique ne seront qu’un début, dit gravement le Patron. Il vous faudra le concours du monde entier.
— Ah oui ? dit Rexton. Et la Russie, qu’en faites-vous ? »
Personne ne sut quoi répondre. La Russie était un pays trop vaste pour qu’on puisse l’occuper ou le négliger. La Troisième Guerre mondiale n’avait pas résolu le problème russe et aucune guerre ne le résoudrait jamais. Les parasites se trouveraient peut-être là-bas comme chez eux.
« Nous nous en occuperons quand le moment sera venu, dit le Président qui passa un doigt sur la carte. Avons-nous du mal à transmettre des messages à la côte ?
— Il ne semble pas, répondit Rexton. Ils n’ont pas l’air de gêner les transmissions en relais direct. Mais je fais maintenant passer toutes les communications militaires en relais par les satellites artificiels. »
Il regarda sa montre-bague. « C’est le satellite Gamma qui opère en ce moment, précisa-t-il.
— Hum…, dit le Président. Dites-moi Andrew, à votre avis, ces créatures pourraient-elles s’emparer par surprise d’un satellite artificiel ?
— Comment le saurais-je ? répliqua aigrement le Patron. J’ignore si leurs astronefs sont construits pour cela ou pas. Il me paraît plus probable qu’ils procéderaient par infiltration, en se servant des fusées de ravitaillement. »
Ils discutèrent ensuite la question de savoir si les larves avaient déjà pu conquérir des satellites artificiels ; le plan « Dos nu » ne s’appliquait pas à ces derniers. Nous les avions construits de nos deniers mais juridiquement ils appartenaient à l’O.N.U.
« Ne vous en faites pas pour cela, dit tout à coup Rexton.
— Pourquoi ? demanda le Président.
— Messieurs, étant probablement le seul d’entre vous à y avoir servi, je vous apprendrai que le costume que nous portons en ce moment est quasi de règle dans un satellite. Un homme complètement habillé y paraîtrait aussi déplacé qu’un pardessus sur une plage. Du reste, nous allons bien voir. »
Il donna ses ordres à un aide de camp.
Le Président se remit à étudier la carte.
« Autant que nous le sachions, dit-il en désignant la ville de Grinnell dans l’Iowa, toute l’invasion vient d’un unique engin qui a atterri ici.
— Autant que nous le sachions, précisa le Patron.
— Oh ! mais non ! » coupai-je.
Tout le monde me regarda. « Expliquez-vous, dit le Président.
— Je sais qu’au moins trois autres engins avaient déjà atterri, avant que j’aie été libéré. »
Le Patron parut surpris. « Tu en es sûr, petit ? Nous croyions pourtant bien t’avoir consciencieusement pompé.
— Naturellement, j’en suis sûr.
— Pourquoi n’en as-tu pas parlé ?
— Je n’y avais jamais pensé. »
Je m’efforçai de leur expliquer ce que l’on ressent quand on est possédé : on sait ce qui se passe, mais tout vous semble nuageux, et d’une importance ou d’une insignifiance égales. Je me sentais ému. Je ne suis pas d’un naturel nerveux, mais le fait d’être possédé par un « maître » vous change du tout au tout.
« Du calme, petit », me dit le Patron, tandis que le Président m’adressait un sourire rassurant.
« La question est la suivante, dit Rexton : où ont-ils atterri ? Nous pourrions peut-être encore capturer un engin intact.
— J’en doute, répliqua le Patron. Il ne leur a fallu que quelques heures pour camoufler le premier. En admettant que ç’ait été le premier », ajouta-t-il pensivement.
Je m’approchai de la carte et tâchai de réfléchir. La sueur au front, je désignai du doigt La Nouvelle-Orléans. « Je suis à peu près sûr qu’il y en a eu un par là, mais je ne sais pas où sont les autres, dis-je en fixant la carte.
— Pas par là ? demanda Rexton en me montrant la côte est.
— Je ne sais pas… je ne sais plus…
— Vous ne pouvez rien vous rappeler d’autre ? insista Martinez avec agacement. Faites un effort, sacrebleu !
— Je vous dis que je ne sais pas. Nous ne savions jamais au juste ce qu’ils comptaient faire. »
Je réfléchis à m’en donner la migraine et désignai du doigt Kansas City. « J’ai envoyé plusieurs messages là-bas, mais je ne sais pas si c’était pour commander des cellules porteuses. »
Rexton regarda la carte. « Nous admettrons donc qu’un débarquement a eu lieu près de Kansas City. Les techniciens pourront toujours étudier cela comme un kriegspiel et soumettre le problème à une analyse logistique. Nous pourrions même en déduire l’autre point d’atterrissage.
— L’autre, ou les autres, précisa le Patron.
— Hein ? Ou les autres points, parfaitement. »
Il revint vers la carte et s’absorba dans sa contemplation.
CHAPITRE XVI
Il n’y a rien de plus bête que l’esprit de l’escalier. Au moment où s’était posée la première soucoupe volante, une seule bombe aurait suffi à supprimer d’un seul coup la menace qu’elle représentait. Au moment où Mary, le Patron et moi faisions notre reconnaissance autour de Grinnell, nous aurions pu, à nous trois, abattre toutes les larves déjà en liberté, si nous en avions soupçonné l’existence.
Si le plan « Dos nu » était entré en application dès la première semaine, il aurait encore pu, à lui seul, emporter la décision. Mais il fut bientôt manifeste que le plan « Dos nu » avait échoué en tant que mesure offensive. Comme défense, il avait cependant son utilité ; grâce à lui, les régions non contaminées pouvaient le rester. Il permit même de remporter quelques petits succès offensifs : des régions contaminées, mais non encore complètement maîtrisées par l’ennemi, furent nettoyées. Ce fut le cas de Washington, de La Nouvelle-Philadelphie et du Nouveau-Brooklyn. Là, j’avais pu donner des conseils opportuns. Toute la côte passa du rouge au vert.
Mais, sur la carte, plus le centre du pays se remplissait d’épingles, plus il virait au rouge. Les zones infectées furent bientôt signalées par des lampes rouges ; la carte murale piquetée d’épingles ayant été remplacée par une énorme carte militaire électronique, au 1/600 000 e, qui couvrait tout un mur de la salle de conférences. Elle était reliée à une autre carte identique, installée dans les sous-sols du Nouveau Pentagone ; les indications portées sur cette dernière étaient retransmises automatiquement à celle de la Maison Blanche.
Les États-Unis semblaient coupés en deux, comme si un géant avait barbouillé de peinture rouge toute la plaine centrale. Deux bandes jaunes bordaient la zone occupée par les larves ; c’étaient les seules régions de véritable activité. La réception directe des stations contrôlées par l’ennemi ainsi que celles restées aux mains des hommes libres y était encore possible. L’une de ces bandes partait des environs de Minneapolis, passait à l’ouest de Chicago et à l’est de Saint-Louis et serpentait ensuite à travers l’Alabama et le Tennessee jusqu’au golfe du Mexique. L’autre coupait les grandes plaines et aboutissait près de Corpus Christi. El Paso formait le centre d’une autre zone rouge, isolée des autres.
Je me demandais ce qui pouvait bien se passer dans ce no man’s land. J’étais resté seul, le Cabinet étant en séance et le Président ayant emmené le Patron avec lui. Rexton et son état-major étaient partis un peu plus tard, mais je n’avais pas bougé, n’osant pas errer seul dans la Maison Blanche. Je me rongeais vainement en regardant des lampes jaunes passer au rouge et, de temps à autre, des lampes rouges devenir jaunes ou vertes.
Je me demandais comment un invité aussi insignifiant que moi pouvait se faire servir à déjeuner. J’étais debout depuis quatre heures du matin et je n’avais encore pris qu’une seule tasse de café que m’avait servie le valet de chambre du Président. J’aurais aussi donné cher pour découvrir un lavabo. Poussé par une impérieuse nécessité, je me décidai finalement à essayer d’ouvrir quelques portes. Je trouvai les deux premières fermées à clé. La troisième donnait sur ce que je cherchais. Comme on n’y avait pas inscrit « Réservé au Président », je fis sans scrupule usage de l’installation.
En entrant dans la salle de conférences, j’y trouvai Mary.
« Je vous croyais avec le Président ? dis-je bêtement.
— On m’a mise à la porte, répondit-elle en souriant. C’est le Patron en personne qui me remplace.
— Vous savez, Mary, dis-je, depuis longtemps je voulais vous parler mais je n’en ai encore jamais eu l’occasion. Je crois bien que je… C’est-à-dire que je n’aurais pas dû… Enfin, d’après le Patron…»
Je m’interrompis, mon petit discours si bien préparé s’étant démantibulé avant usage.
«… Bref je n’aurais pas dû vous dire ce que je vous ai dit », conclus-je d’un air piteux.
Elle posa sa main sur mon bras. « Oh ! Sam, Sam, mon chéri, ne vous tourmentez donc pas. Ce que vous avez dit ou fait était bien naturel : vous ne saviez pas toute la vérité. Ce qui compte à mes yeux c’est ce que vous avez fait pour moi. Le reste est sans importance, mais je suis très heureuse de savoir que vous ne me méprisez plus.
— Oui, mais… Vous êtes trop généreuse quand même ! Je ne peux pas supporter ça. »
Elle m’adressa un sourire joyeux, tout différent du sourire aimable avec lequel elle m’avait accueilli un peu plus tôt. « Mon petit Sam, je crois que vous aimez bien que les femmes se montrent un peu garces avec vous. Je vous préviens que j’en suis très capable. Il y a aussi cette fameuse gifle qui vous tracasse, hein ? continua-t-elle. Si ce n’est que cela, je peux vous la rendre. »
Elle allongea la main et me tapota doucement la joue. « Là ; c’est fait. Maintenant n’y pensez plus ! »
Elle changea tout à coup d’expression, et me lança une gifle à toute volée. Je crus que ma tête se dévissait. « Ça, dit-elle d’une voix rageuse, c’est pour celle que j’ai reçue de votre petite amie. »
Mes oreilles bourdonnaient et je n’avais plus les yeux en face des trous. J’avais l’impression qu’elle s’était servie d’un coup-de-poing américain. Elle me regardait d’un air de défi, tempéré de prudence, mais ses narines dilatées ne pouvaient exprimer que de la colère. Je levai la main et vis le visage de Mary se crisper, mais je voulais seulement tâter ma joue douloureuse.
« Doris n’est pas ma petite amie », dis-je piteusement.
Nos regards se croisèrent et nous éclatâmes de rire en même temps. Elle me posa les mains sur les épaules et laissa tomber sa tête contre ma poitrine. Elle riait toujours. « Mon pauvre Sam, parvint-elle à dire, je suis désolée ! Je n’aurais pas dû faire ça… pas à vous… Et en tout cas je n’aurais pas dû taper si fort !
— Désolée ? grognai-je. Ça me fait une belle jambe ! Vous auriez au moins pu ouvrir la main. Vous avez failli m’enlever la peau…
— Pauvre Sam ! »
Elle me toucha la joue, ce qui me fit très mal.
« C’est vrai qu’elle n’est pas votre petite amie ?
— Non, hélas ! Ce n’est pas ma faute, du reste.
— Ça, je m’en doute. Qui est votre petite amie. Sam ?
— Vous, petite garce !
— Oui, dit-elle paisiblement. Quand vous voudrez. Je vous l’ai déjà dit. Enlevez, c’est payé. »
Elle s’attendait à me voir l’embrasser, mais je la repoussai.
« Mais sapristi, ce n’est pas comme ça que je vous veux », protestai-je.
Elle n’en parut nullement déconcertée. « Je me suis mal exprimée, reprit-elle. C’est payé, mais pas encore enlevé. Et justement je suis là parce que j’ai envie qu’on m’enlève. Là, maintenant, voulez-vous m’embrasser, s’il vous plaît ? »
Une autre fois déjà, elle m’avait embrassé, mais cette fois-ci, c’était du sérieux. Je me sentis couler dans une brume dorée, d’où je n’avais nulle envie de sortir. Je fus contraint de décrocher le premier. « Je crois que je ferais bien de m’asseoir un peu, haletai-je.
— Merci, Sam, me dit-elle en me lâchant.
— Mary, lui dis-je bientôt, Mary, ma chérie, il y a quelque chose que vous pourriez faire pour moi.
— Oui ? dit-elle avec satisfaction.
— Dites-moi pour l’amour du Ciel comment on peut s’y prendre dans cette turne pour se faire servir à déjeuner. Je meurs de faim. »
Elle parut surprise. « C’est bien facile », dit-elle cependant.
Je ne sais pas comment elle s’y prit ; peut-être fit-elle une descente dans les cuisines de la Maison Blanche pour se servir elle-même ; en tout cas elle revint au bout de quelques minutes chargée de sandwiches et de deux bouteilles de bière. J’étais en train de finir mon troisième petit pain au corned-beef, quand je lui dis : « Mary, à votre avis, combien de temps va durer cette réunion ?
— Oh ! à vue de nez, deux heures au minimum. Pourquoi ?
— Dans ce cas, dis-je en avalant ma dernière bouchée, nous avons le temps de filer, de dégotter une mairie, de nous marier et de revenir avant que le Patron n’ait remarqué notre disparition. »
Elle ne répondit pas, mais regarda fixement les bulles de sa bière.
« Alors ? » insistai-je.
Elle leva les yeux. « Moi, je veux bien, si vous y tenez vraiment. Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit… Mais j’aimerais mieux pas.
— Vous ne voulez pas m’épouser ?
— Sam, je ne crois pas que vous soyez mûr pour le mariage.
— Parlez plutôt pour vous !
— Ne vous fâchez pas, mon chéri. Je suis à votre disposition avec ou sans contrat, n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. Mais vous ne me connaissez pas encore. Il vaut mieux que nous fassions plus ample connaissance ; vous risquez de changer d’avis.
— Je n’ai pas l’habitude de changer d’avis. »
Elle leva les yeux vers moi, puis les détourna avec tristesse. Je me sentis monter le sang aux joues.
« L’incident auquel vous pensez était tout à fait exceptionnel, protestai-je. Il n’a aucune chance de se reproduire. Ce n’était pas moi qui parlais, c’était…
— Je sais, Sam, interrompit-elle, mais vous n’avez pas besoin de vous défendre : je ne vous laisse pas tomber et je vous fais confiance. Emmenez-moi avec vous pour un week-end. Ou mieux encore, venez vous installer chez moi. Si l’épreuve m’est favorable, il sera toujours temps pour vous de faire de moi ce que nos grand-mères appelaient, Dieu sait pourquoi, une honnête femme. »
Je dus prendre un air grognon. Elle posa sa main sur la mienne. « Regardez la carte, Sam », me dit-elle avec un grand sérieux.
Je tournai la tête. Aussi rouge, plus rouge que jamais, la zone dangereuse s’était élargie autour d’El Paso. « Attendons d’en avoir d’abord terminé avec cela, mon chéri, dit-elle. Après, si vous en avez toujours envie, vous me redemanderez en mariage. D’ici là vous pourrez profiter de tous les avantages du mariage, sans en avoir les responsabilités. »
On ne pouvait se montrer plus généreux. Le malheur, c’était que je ne voulais pas que les choses tournent ainsi. Pourquoi un homme qui a toujours fui le mariage comme la peste se persuade-t-il tout à coup que rien d’autre ne peut lui convenir ?
Quand la conférence fut terminée, le Patron me mit le grappin dessus et m’emmena faire un tour. Mais oui, un tour ! Nous n’allâmes cependant pas plus loin que le banc du monument Baruch. Il s’y assit, tripota sa pipe et fronça le sourcil. Il faisait une de ces chaleurs humides comme on n’en voit qu’à Washington, et le parc était presque désert.
« L’opération “Choc en retour” commencera à minuit, m’apprit-il. Nous faisons une descente sur toutes les stations relais, tous les postes de radio, toutes les salles de rédaction et tous les bureaux télégraphiques de la zone rouge.
— Ça promet, dis-je. Combien d’hommes aurez-vous ? »
Il ne me répondit pas. « Ça ne me plaît pas du tout, se contenta-t-il d’ajouter.
— Pourquoi ?
— Comprends-moi bien, petit : le Président a lancé son message à la stéréo et a dit à tout le monde d’ôter sa chemise. Or, nous avons constaté que le message n’avait pas touché les territoires contaminés. Quelle est l’étape suivante ? »
Je haussai les épaules. « L’opération “Choc en retour” je présume, dis-je.
— Elle n’a pas encore eu lieu. Réfléchis bien. Cela fait plus de vingt-quatre heures que le discours du Président a été retransmis. Qu’aurait-il dû se passer qui ne s’est pas passé ?
— C’est une devinette ?
— À laquelle tu devrais pouvoir répondre si tu veux être capable de te débrouiller tout seul un jour. Tiens, dit-il en me tendant une clé, pars en éclaireur à Kansas City et jette toi-même un coup d’œil. Évite les postes de communication, les flics et… oh, et puis tu les connais après tout. Observe bien tout et ne te fais pas prendre. »
Il regarda son doigt. « Sois de retour une demi-heure avant minuit, conclut-il. Grouille.
— Pour étudier toute une ville, on peut dire que vous me laissez du temps, gémis-je. Il me faut déjà trois heures rien que pour y aller.
— Plus de trois heures, rectifia-t-il. Ne te fais pas repérer en récoltant une contravention pour excès de vitesse.
— Vous savez bien que je conduis très prudemment.
— Dépêche-toi. »
C’est ce que je fis. La clé était celle de l’autavion que nous avions pris pour revenir. J’embarquai au quai de départ de Rock Creek. Il n’y avait que peu de circulation et j’en fis la remarque au dispatcher. « Les transports en commun et les cargos sont retenus à terre, me dit-il. C’est à cause de l’état d’urgence… Vous avez une autorisation militaire ? »
J’aurais pu en obtenir une en téléphonant au Patron, mais il n’aime pas qu’on l’embête avec des broutilles.
« Vérifiez ma clé », lui dis-je seulement.
En haussant les épaules il la glissa dans son appareil de contrôle. J’avais deviné juste car il leva les sourcils. « Eh bien, mon vieux, dit-il avec admiration, vous devez être bien avec le Président ! »
Une fois en l’air, je branchai le pilote automatique sur Kansas City, à la vitesse maximale autorisée, et m’efforçai de réfléchir. L’écran radar se piquetait de petits points lumineux chaque fois que je passais d’une zone de contrôle à une autre, mais aucun visage ne paraissait sur l’écran de stéréo. La clé du Patron devait constituer un sauf-conduit pour tout le parcours, et cela malgré l’état d’urgence. Je commençais à me demander ce qui se passerait quand je pénétrerais dans la zone rouge. Je comprenais tout à coup ce qu’il avait voulu dire en parlant de l’« étape suivante ».
On a tendance à se représenter notre réseau de communications comme limité aux seules stations-relais de stéréo. Mais en réalité la notion de « communications » englobe aussi toute la circulation, y compris les vieilles dames bavardes qui vont passer leurs vacances en Californie. Les larves s’étaient emparées des réseaux-stéréo, mais on n’arrête pas aussi facilement les nouvelles qui peuvent se transmettre de bouche à oreille ; on n’arrive tout au plus qu’à les ralentir. Si donc les parasites voulaient conserver le contrôle des régions qu’ils occupaient, la capture des réseaux de communications ne représentait forcément pour eux qu’une première étape.
Que feraient-ils ensuite ? Ils agiraient sûrement d’une façon ou d’une autre, et moi qui, par définition, constituais une forme de « communication » ferais bien de préparer ma manœuvre si je voulais sauver ma peau. Le Mississippi et la zone rouge se rapprochaient de minute en minute. Je me demandais ce qui se passerait la première fois que mon signal d’identification serait capté par une station tombée aux mains des « maîtres ».
Je me dis que j’étais probablement à peu près en sécurité en l’air, mais que je ferais bien de ne pas attirer l’attention quand je me poserais à terre. C’était élémentaire.
Élémentaire ? Pas tant que cela ! Il s’agissait de se glisser entre les mailles d’un réseau de contrôle conçu de manière à repérer un moineau n’importe où. Les spécialistes affirmaient qu’un papillon ne pouvait effectuer un atterrissage forcé sur toute la surface des États-Unis sans alerter aussitôt les services de recherches et de secours. Ce n’était pas tout à fait exact, bien sûr, mais j’étais plus gros qu’un papillon.
À pied, je me fais fort de passer à travers n’importe quel barrage de sécurité qu’il soit mécanique, humain, électronique ou mixte. Mais comment faire des crochets avec un appareil qui avance d’un degré vers l’ouest toutes les sept minutes ? Ou donner un air bête et ingénu à un autavion ? Si j’allais à pied le Patron n’aurait pas son rapport avant Noël. Et il le voulait avant minuit.
Un jour, dans un de ses rares moments d’expansion, le Patron m’avait expliqué qu’il ne voulait pas embêter ses agents avec des instructions détaillées – on donne sa mission au bonhomme et on le laisse se débrouiller ou couler tout seul. Je lui avais fait remarquer que sa méthode devait lui coûter cher en personnel.
« Assez cher, avait-il reconnu, mais moins qu’autrement. Je crois à l’individu, et j’essaie d’embaucher des agents qui sont taillés pour survivre.
— Et comment diantre faites-vous pour les reconnaître des autres ? »
Il avait ri méchamment. « C’est bien simple : le type taillé pour survivre revient. »
Mon petit Élisée, me dis-je, tu ne vas pas tarder à savoir à quel type tu appartiens. Ah ! le vieux salaud !
Mon itinéraire me conduisait vers Saint-Louis, que je devais contourner, puis vers Kansas City. Mais Saint-Louis était dans la zone rouge. Sur la carte, Chicago apparaissait encore en vert ; la ligne jaune zigzaguait à l’ouest, un peu au-dessus d’Hannibal dans l’État du Missouri et je tenais à traverser le Mississippi avant d’avoir quitté la zone verte. Un véhicule passant au-dessus de ce fleuve large de deux kilomètres apparaîtrait sur un écran radar comme une étoile de première grandeur.
Je demandai au réseau de contrôle l’autorisation de descendre à la hauteur du trafic local, mais n’en attendis pas la permission. Je repris les commandes, ralentis et piquai au nord.
Un peu avant Springfield, je tournai à l’ouest, tout en restant très bas. Arrivé au fleuve, je le traversai lentement, tout au ras de l’eau, après avoir arrêté mon émetteur. Je sais bien que normalement on ne peut pas interrompre ses signaux d’identification en plein vol, mais les autavions du Service ne sont pas du modèle standard. J’espérais qu’il y aurait un peu de circulation locale pendant que je survolerais le fleuve et qu’on prendrait pour un bateau mon image sur l’écran radar.
Je ne savais pas avec certitude si, de l’autre côté du fleuve, le poste de contrôle suivant se trouvait en zone rouge ou en zone verte. Je faillis rebrancher mon téléguide, supposant plus prudent de reprendre les routes régulières, quand j’aperçus, droit devant moi, la ligne d’une voie d’eau. Ma carte ne signalant pas d’affluent à cet endroit je supposai que c’était un canal ou un bras artificiel non encore relevé par les cartographes. Je descendis presque au ras du sol et suivis le plan d’eau. Son cours était étroit et sinueux ; il était à demi caché entre des arbres. Je n’avais pas plus le droit de me promener par là en autavion qu’une mouche de s’enfiler dans un trombone, mais j’avais ainsi une parfaite protection antiradar. Je pouvais me perdre facilement dans la nature.
Quelques minutes plus tard j’étais effectivement perdu ! Impossible de retrouver ma position sur la carte. La rivière tournait dans tous les sens en revenant sur ses pas et j’étais si occupé à piloter que je ne pensais plus à naviguer. Je pestai violemment en regrettant que mon autavion ne fût pas un triplex, j’aurais au moins pu me poser sur le plan d’eau. Les arbres cessèrent brusquement et je vis devant moi une vaste étendue de plaine. Je piquai et me posai avec une décélération qui faillit me faire couper en deux par ma ceinture de sauvetage. Mais j’étais enfin à terre et non plus en train de jouer au saumon dans un ruisseau boueux.
Je ne savais pas trop quoi faire. Il devait y avoir une grand-route non loin de là. Le mieux était encore de la découvrir et de rester à terre.
Mais non… C’était idiot ! Je n’avais pas assez de temps devant moi pour rouler. Il fallait reprendre l’air. Mais je n’osais pas le faire avant d’avoir la certitude que le trafic était contrôlé dans cette région par des hommes libres et non par des larves.
Je n’avais pas fait marcher la stéréo depuis mon départ de Washington. Je m’arrêtai, allumai mon poste et cherchai des émissions d’actualités, mais sans en trouver. En revanche, je fus gratifié : a) d’une conférence par Myrtle Doolightly, docteur en philosophie : « Pourquoi nos maris se lassent-ils de nous ? », émission offerte par la Compagnie des Hormones ; b) d’un trio de chanteuses qui interprétaient : « Si tu penses ce que je pense, qu’est-ce que tu attends? » ; c) d’un épisode de « Lucretia fait son éducation ».
La chère Myrtle était tout habillée. Les trois chanteuses étaient aussi peu vêtues qu’on pouvait s’y attendre, mais elles ne tournèrent pas une seule seconde le dos à la caméra. Lucretia se déshabillait ou se faisait déshabiller toutes les deux minutes mais la prise de vue s’interrompait ou les lumières s’éteignaient régulièrement, avant qu’on pût s’assurer si elle avait ou non le dos nu – entendez, sans parasites…
D’ailleurs tout cela ne signifiait rien. Ces programmes pouvaient avoir été enregistrés plusieurs mois avant le message du Président. Je continuais à passer les stations en revue, cherchant toujours mes actualités, quand je me trouvai tout à coup en face du sourire onctueux d’un présentateur apparu sur l’écran. Il était tout habillé.
Je compris bientôt que c’était une de ces émissions idiotes, genre « Reine d’un jour », « En ce moment, disait-il, une heureuse auditrice, installée devant son écran, va recevoir, absolument gratuitement un “maître d’hôtel automatique familial” fabriqué par la Compagnie générale atomique. Sera-ce vous ? Ou vous ? Ou vous qui avez toujours de la chance ? » Il me tourna le dos une seconde et je pus voir ses épaules. Elles étaient dissimulées par un veston et nettement voûtées, presque bossues même. J’étais bien dans la zone rouge.
Quand je fermai mon poste je m’aperçus que quelqu’un m’observait. C’était un gamin d’une dizaine d’années. Il ne portait qu’un short, mais à son âge cela ne voulait rien dire. Je relevai le pare-brise.
« Hé petit, tu sais où est la grand-route ?
— La route de Maçon, c’est par là-haut, dit-il. Dites, monsieur, c’est bien une Cadillac décapotable que vous avez, hein ?
— Bien sûr. Là-haut, par où ?
— Laissez-moi monter avec vous. Je vous conduirai.
— Je n’ai pas le temps.
— Je vous indiquerai la route. »
Je cédai. Pendant qu’il montait, j’ouvris mon sac et en tirai une chemise, un pantalon et un veston. « J’ai peut-être tort de mettre ça, dis-je. On porte des chemises, par ici ? »
Il fronça les sourcils. « Qu’est-ce que vous croyez ? On n’est pas dans l’Arkansas, quand même ! »
Je lui redemandai où était la route. « Je peux appuyer sur le bouton de décollage ? » supplia-t-il.
Je lui expliquai que nous restions à terre. Il parut désappointé, mais condescendit à m’indiquer le chemin. Je conduisais prudemment, car mon autavion était très lourd pour le chemin de terre défoncé que nous suivions. Il me dit bientôt de tourner à gauche. Un peu plus loin, je m’arrêtai. « Alors, et cette route ? Tu veux une fessée pour me la montrer ? »
Il ouvrit la portière et sauta à terre.
« Hé là, pas si vite ! » criai-je.
Il se retourna. « C’est par là », consentit-il à me dire vaguement. Je suivis ses indications sans grand espoir de trouver une grand-route, mais la trouvai quand même à cinquante mètres de là. Ce sale petit morveux m’avait fait parcourir les trois côtés d’un carré !
Quand je dis une grand-route… Elle n’était même pas caoutchoutée ! Mais c’était quand même une route. Je la suivis en direction de l’ouest. L’un dans l’autre, j’avais perdu une bonne demi-heure.
Maçon, dans le Missouri, offrait un aspect trop normal pour être rassurant. Il était clair que personne n’y avait entendu parler du plan « Dos nu ». Je me demandai sérieusement si je ne ferais pas bien d’étudier la situation de la ville, mais je préférai faire demi-tour, pendant qu’il en était encore temps. Je n’osais pas m’enfoncer dans une région que je savais en possession des larves. J’avais terriblement envie de ficher le camp.
Mais le Patron avait dit : « Kansas City. » Je contournai donc Maçon et me posai sur un terrain d’atterrissage, à l’ouest de la ville. Là je fis la queue pour passer sur le quai de départ réservé au trafic local, et m’envolai vers Kansas City au milieu d’un flot d’hélicoptères et d’aérocamions de paysans. Je savais que je ne pourrais pas dépasser la vitesse locale tant que je serais dans cet État, mais c’était plus sûr que d’aller me fourrer dans le réseau à grande vitesse avec mon pilote automatique : mon signal d’identification me ferait repérer par chaque tour de contrôle. L’énergie était fournie automatiquement dans le réseau où je me trouvais ; il était probable que j’avais pu franchir la frontière du trafic local sans éveiller de soupçons.
CHAPITRE XVII
Kansas City n’avait pas été endommagé par les bombardements de la troisième guerre mondiale, sauf à l’est, du côté où était jadis Independence. En conséquence, la ville n’avait jamais été reconstruite. En venant du sud-est, on pouvait aller jusqu’à Swope Park. On pouvait, ensuite, soit parquer son véhicule, soit payer un péage pour entrer dans la ville proprement dite. Il était également possible d’arriver par air, de se poser sur les terrains du nord de la rivière et de pénétrer dans la ville par les tunnels, ou encore de se poser sur les quais du centre, au sud de Mémorial Hill.
Je décidai de ne pas arriver par air. Je ne tenais pas à me voir contraint de passer avec mon autavion dans un système de contrôle. Je n’aime pas les tunnels en cas de coup dur – ni les ascenseurs des quais d’envol. On peut trop facilement s’y faire coincer. À vrai dire j’aurais préféré ne pas entrer du tout dans la ville.
Je me posai sur la route 40 et arrivai au poste de péage de Meyer Boulevard. Une longue file de véhicules attendait déjà. Dès qu’un autre autavion se fut posé derrière moi, j’eus l’impression d’être définitivement épinglé. Mais le péager perçut la taxe d’entrée sans même me regarder. Je lui jetai un rapide coup d’œil, mais je ne pus savoir avec certitude s’il était ou non possédé.
Je passai la barrière avec un soupir de soulagement, mais je me trouvai aussitôt arrêté de nouveau. Une grille s’abaissa devant moi et j’eus tout juste le temps de stopper. Un flic passa sa tête à la portière. « Contrôle de sécurité, dit-il. Descendez. »
Je protestai avec véhémence.
« La municipalité a organisé une semaine de sécurité aérienne, m’expliqua-t-il. Voici votre ticket. Vous retrouverez votre autavion de l’autre côté de la grille. Descendez et passez par ici. »
Il me montrait une porte d’un banal bâtiment, le long du trottoir.
« Qu’est-ce que ça signifie ?
— On va vérifier votre vue et vos réflexes. Dépêchez-vous vous retardez les autres. »
Mentalement je revis la carte où Kansas City brillait d’un beau rouge. Que la ville fût aux mains des larves, j’en étais sûr. Donc ce flic trop poli était presque sûrement possédé. Mais à moins de l’abattre et de décoller sur place, je ne pouvais qu’obéir. Je sortis en grommelant et me dirigeai lentement vers le bâtiment qu’il me désignait. C’était un baraquement provisoire, dont la porte n’était même pas automatique. Je la poussai du bout du pied et jetai un coup d’œil autour de moi avant d’entrer. Je vis une antichambre vide, et une porte au fond : « Entrez ! » me cria quelqu’un de la seconde pièce. J’obéis, toujours avec méfiance, et je vis deux hommes en blouse blanche dont l’un portait un casque d’oto-rhino sur la tête. « Nous n’en avons que pour une minute, me dit-il cordialement. Venez par ici. »
Il referma la porte par laquelle je venais d’entrer et j’entendis claquer le verrou.
Leur organisation était bien plus ingénieuse que celle que nous avions imaginée au Club de la Constitution. Il y avait des rangées de cellules porteuses étalées sur une table, déjà ouvertes et réchauffées. Le deuxième individu en tenait une toute prête, et je savais qu’il me la destinait. Il en tenait l’ouverture tournée vers lui pour que je ne puisse pas voir la larve. Des cellules porteuses n’avaient pas en elles-mêmes de quoi effrayer les victimes : on sait bien que les toubibs se servent toujours d’un tas d’instruments bizarres.
On me pria de coller mes yeux aux oculaires d’un banal appareil à mesurer l’acuité visuelle. Le médecin allait me maintenir là, aveuglé, et sans même que je m’en doute, pendant que je lirais des séries de chiffres, son aide me collerait un « maître » sur le dos. Le tout devait se passer sans violences, sans à-coups, sans protestations.
Ma propre période de servitude m’avait appris qu’il fallait d’abord découvrir le dos de la victime. Il suffisait de poser le « maître » sur la nuque de sa victime et de laisser ensuite la nouvelle recrue rajuster elle-même ses vêtements pour dissimuler la larve qui la chevauchait.
« Par ici, répéta le docteur. Mettez vos yeux aux oculaires. »
Je m’approchai vivement de la table où était monté l’appareil de mesure et fis un brusque demi-tour.
L’assistant s’était avancé, sa cellule-porteuse toute prête dans la main. Au moment où je me retournai, il la mit derrière son dos pour m’empêcher de la voir.
« Docteur, dis-je, je porte des verres de contact. Faut-il les ôter ?
— Mais non, mais non, dit-il sèchement. Ne perdons pas de temps.
— Mais, docteur, insistai-je, je voudrais que vous voyiez s’ils me vont bien. Depuis quelque temps celui de gauche me donne des ennuis…»
Je levai les deux bras et soulevai la paupière gauche. « Vous voyez ?
— Nous ne sommes pas dans un dispensaire, dit-il avec colère. Allons, s’il vous plaît…»
Ils étaient tous deux à portée. J’abaissai les deux bras et les refermai sur eux dans une étreinte puissante. Je les empoignai à l’endroit que je connaissais trop, juste entre leurs deux omoplates. Dans chaque main, je sentis sous leurs vestons quelque chose de mou et un sursaut de dégoût me secoua.
Un jour, j’ai vu un chat heurté par une auto ; la pauvre bête avait fait un saut prodigieux, à la verticale, le dos arqué dans le mauvais sens, tous ses membres écartés. Avec ces deux pauvres bougres, ce fut pareil : chacun de leurs membres se tordit dans un spasme atroce et je ne pus les retenir. Ils m’échappèrent des mains et roulèrent sur le sol. Mais cela suffisait ; après cette unique convulsion, ils s’avachirent complètement – peut-être étaient-ils morts.
On frappait à la porte. « Une seconde ! criai-je. Le docteur est occupé. »
Les coups cessèrent. Je m’assurai que la porte était bien fermée, me penchai sur le « docteur », et relevai son veston pour voir ce que j’avais fait à son « maître ».
La larve n’était plus qu’un tas de gélatine écrasée. Celle de l’assistant aussi. Cela me fit un vif plaisir, car j’étais bien résolu à détruire les parasites s’ils n’étaient pas déjà morts ; et je ne savais pas si j’y parviendrais sans brûler en même temps leurs porteurs. Je laissai ceux-ci à leur destin – qu’ils vécussent, mourussent, ou fussent repris par les titans, je ne pouvais rien pour eux.
Pour les « maîtres » qui attendaient toujours dans leurs cellules, c’était différent. Avec un faisceau de rayons en éventail, à la puissance maximale, je les brûlai tous. Il y avait deux grandes caisses contre un mur ; je les arrosai aussi de rayons jusqu’à ce que le bois se mît à roussir.
Les coups à la porte recommencèrent. Je cherchai hâtivement un endroit où cacher les deux hommes, mais il n’y en avait pas. Je décidai de filer. Au moment de prendre la porte de sortie, je sentis que j’oubliais quelque chose. Je jetai les yeux autour de moi.
Je ne parvins pas tout de suite à trouver ce qu’il me fallait. J’aurais pu prendre les vêtements du docteur ou de son assistant, mais je n’y tenais pas. Ce fut alors que je remarquai la housse de l’appareil de mesure. Je déboutonnai mon veston et tassai la housse en tampon sous ma chemise entre mes deux épaules. Une fois mon veston refermé, je me trouvai ainsi pourvu d’une bosse de la bonne dimension.
Après quoi je sortis dans un monde étranger et hostile…
Je dois pourtant dire que je me sentais assez faraud.
Près de l’autavion un autre flic me prit mon jeton. Il me regarda attentivement, mais me fit signe de monter. J’obéis. « Allez au quartier général, à l’hôtel de ville, m’ordonna-t-il.
— Hôtel de ville. Au quartier général », répétai-je docilement.
Je démarrai et partis dans la direction indiquée. Je m’engageai sur le boulevard Nichols et, arrivé à un endroit où la circulation était moins dense, j’appuyai sur le bouton qui changeait la plaque d’immatriculation de mon autavion, car il n’était pas impossible que mon numéro eût déjà été signalé par le poste de péage. J’aurais bien voulu pouvoir changer la couleur et la forme de mon véhicule par la même occasion !
Avant le carrefour de Mac Gee Street, je redescendis une rampe et me cantonnai désormais dans les petites rues. Il était six heures du soir, heure de la zone 6, et je devais être de retour à Washington quatre heures et demie plus tard…
CHAPITRE XVIII
La ville avait un drôle d’air. Elle sonnait faux comme une pièce de théâtre mal mise en scène. J’essayai de mettre le doigt sur la fausse note, mais elle m’échappait obstinément.
À Kansas City beaucoup de quartiers sont encore bâtis de maisons individuelles datant d’un siècle, ou plus. Les gosses jouent sur les pelouses, et les propriétaires se reposent sur leurs porches, tout comme leurs arrière-grands-parents. S’il y a des abris anti-atomiques, on ne les voit pas. Ces drôles de maisons carrées, construites par des architectes morts depuis longtemps, donnent à ces quartiers l’air d’être des havres de sécurité. Je parcourus de nombreuses rues de ce genre, en évitant les chiens, les ballons et les gosses, et en essayant de m’imprégner de l’atmosphère du lieu.
C’était l’heure creuse de la journée, l’heure où l’on prend un verre, où l’on arrose sa pelouse, où l’on bavarde avec les voisins. J’aperçus une femme penchée sur un massif de fleurs. Elle portait une robe bain de soleil et son dos était nu ; il était évident qu’elle n’était pas possédée, pas plus que les deux gosses qui jouaient près d’elle. Que se passait-il donc d’anormal ?
Il faisait très chaud. Je commençai à regarder autour de moi, cherchant à dénombrer les femmes en bain de soleil et les hommes en short. Kansas City est située dans la partie la plus puritaine des États-Unis ; quand il fait chaud, on ne s’y déshabille pas avec la même unanimité qu’à Laguna Beach ou à Coral Gables et un adulte vêtu des pieds à la tête n’y est jamais déplacé. Or, si je voyais bien des gens vêtus et d’autres qui ne l’étaient pas, la proportion des deux catégories était anormale. Bien sûr cela grouillait de gosses en costume d’été, mais pendant plusieurs kilomètres de parcours, je ne vis que deux hommes et cinq femmes avec le dos nu.
Normalement j’aurais dû en rencontrer plus de cinq cents.
Faites le calcul vous-même : même si un certain nombre de vestons ne cachaient pas de parasites, la proportion de gens possédés n’en devait pas moins s’élever à 90 % de la population, au bas mot.
La ville n’était pas seulement occupée, elle était saturée ! Les « maîtres » ne possédaient pas seulement les positions clés et les principaux fonctionnaires d’autorité de la cité, ils étaient la cité.
Je me sentais une furieuse envie de décoller et de filer hors de la zone rouge à la vitesse maximale. Ils savaient maintenant que j’avais échappé au piège tendu à l’entrée de la ville ; ils devaient me rechercher. Dans toute la ville j’étais peut-être le seul homme libre à conduire un autavion ; ils m’entouraient de partout.
Je dus lutter contre moi-même. Un agent qui s’affole ne sert plus à rien et n’a guère de chances de se tirer d’un mauvais pas, mais je ne m’étais pas encore remis de ce que j’avais subi pendant ma période de « possession ».
Il ne m’était pas facile de garder mon sang-froid.
Je comptai lentement jusqu’à dix et m’efforçai d’envisager la situation avec lucidité. Je devais me tromper ; il ne pouvait matériellement pas exister assez de parasites sur la Terre pour saturer une ville de plus d’un million d’âmes. Je me rappelais ma propre expérience, je me souvenais de la façon dont nous avions capturé nos recrues et de l’importance que prenait chaque nouveau porteur. Certes, il ne s’agissait là que d’une invasion accessoire ravitaillée en personnel par des envois sporadiques alors que Kansas City devait se trouver tout près du lieu d’atterrissage d’une soucoupe volante. Pourtant, cela restait incompréhensible. Il aurait fallu une douzaine de soucoupes volantes, ou davantage, rien que pour saturer Kansas City. Si les atterrissages avaient été à ce point nombreux, les satellites artificiels auraient sûrement repéré sur leurs écrans-radar la trajectoire des engins.
Était-il possible qu’il n’y eût pas de trajectoire à repérer ? Ignorants que nous étions des capacités techniques des « maîtres », il aurait été imprudent de leur attribuer nos propres imperfections.
Mais les renseignements que je possédais m’amenaient à une conclusion que contredisait la logique normale. Avant de faire mon rapport il me fallait des certitudes. Une chose semblait sûre : même si les « maîtres » avaient effectivement saturé Kansas City ou presque, ils n’en continuaient pas moins leur mascarade, et laissaient à la ville l’apparence d’une ville normale, peuplée d’hommes libres. Peut-être n’étais-je pas après tout aussi voyant que je le craignais…
Je flânai encore au hasard sur quelques centaines de mètres. J’arrivai dans le quartier commerçant, autour de la Plaza, et fis demi-tour ; là où il y a de la foule, il y a des flics. Chemin faisant, je passai devant une piscine. Je l’examinai et notai mentalement ce que j’avais vu. J’attendis d’être plusieurs rues plus loin avant de réfléchir à ce que je venais de voir. Ce n’était d’ailleurs pas grand-chose : rien qu’un écriteau à la porte de la piscine : Fermé pour la saison.
Une piscine fermée pendant la période la plus chaude de l’été ? C’était incompréhensible. Il est arrivé et il arrivera encore que des piscines ne fassent pas leurs affaires, mais, à moins de nécessité absolue, il était contraire à toute logique économique de fermer une entreprise de ce genre pendant la saison où les affaires marchent le mieux. L’hypothèse d’une fermeture imposée par des circonstances banales était donc très improbable. En revanche, une piscine est par excellence le lieu où la mascarade des larves est impossible. Une piscine fermée attire moins l’attention qu’une piscine restant quasi vide en pleine canicule. Les « maîtres » saisissaient toujours le point de vue humain et y conformaient leur tactique. Dieu sait que je les connaissais bien !
Donc je disposais au total des données suivantes : a) un piège à l’entrée de la ville ; b) trop peu de tenues légères ; c) une piscine fermée. Conclusion : les larves étaient infiniment plus nombreuses que personne ne l’avait imaginé. Corollaire : l’opération « Choc en retour » était basée sur une estimation erronée. Autant aurait valu chasser le rhinocéros à la fronde ! Contre-argument : ce que je supposais était impossible. J’entendais déjà Martinez réduire mon rapport à néant sous ses sarcasmes. Il me fallait des preuves assez solides pour convaincre le Président, en dépit des objections raisonnables de ses conseillers officiels – et il me les fallait immédiatement, car même en enfreignant tous les règlements de circulation, je ne pouvais pas rentrer à Washington en moins de deux heures et demie.
Que fallait-il faire ? Retourner dans le centre, me mêler à la foule et dire à Martinez que j’étais certain que chaque personne rencontrée, ou presque, était possédée ? Comment pourrais-je moi-même en être certain ? Aussi longtemps que les titans continueraient à prétendre que la vie continuait normalement, les indices seraient bien minces et ne consisteraient qu’en une surabondance de dos ronds et une insuffisance de dos nus.
Je me doutais vaguement de la façon dont ils pouvaient s’y être pris pour saturer la ville, à condition que les réserves de larves fussent assez abondantes. Je m’attendais à retomber sur un nouveau piège en quittant la ville, à en trouver d’autres sur les quais d’envol ainsi qu’à toutes les entrées et sorties de Kansas City. Grâce à cet ingénieux système toute personne quittant la ville devenait un nouvel esclave et un agent secret de l’ennemi ; il en était de même de chaque arrivant.
J’avais repéré un distributeur automatique du Kansas City Star au dernier carrefour où j’étais passé. Je revins sur mes pas, m’arrêtai devant la machine et descendis. Je glissai une pièce dans la fente et attendis nerveusement que mon journal s’imprime.
Le Star avait gardé son aspect habituel de morne respectabilité. Pas de surexcitation, pas d’allusions à l’état d’urgence, ni au plan « Dos nu ». L’article de tête portait un titre discret : « Une recrudescence d’activité des taches solaires trouble les communications. » En sous-titre on lisait : « Notre ville presque complètement coupée du reste du pays. » Une photo stéréoscopique en couleurs étalait sur trois colonnes le visage du soleil défiguré par son acné cosmique. Cela permettait d’expliquer, d’une façon sensée et convaincante, pourquoi telle personne, non possédée, ne pouvait téléphoner à sa famille de Pittsburgh !
Je mis le journal sous mon bras pour l’étudier plus tard à tête reposée et revins à mon autavion – juste au moment où un véhicule de police le dépassait silencieusement et venait le bloquer contre le trottoir. Un véhicule de police semble toujours capable de faire surgir une foule du néant. Un instant plus tôt le carrefour était désert, mais maintenant il y avait des badauds partout pour regarder le flic se diriger vers moi. Ma main se posa sur mon pistolet. Je l’aurais descendu, si je n’avais pas été sûr que la plupart de ceux qui m’entouraient étaient aussi redoutables que lui.
Il s’arrêta devant moi. « Faites voir votre permis, dit-il aimablement.
— Volontiers, dis-je. Il est fixé au tableau de bord. »
Je passai devant lui, espérant bien qu’il allait me suivre. Je le sentis hésiter, mais il mordit à l’appât. Je l’amenai entre mon véhicule et le sien. Cela me permit de m’assurer qu’il n’avait pas de collègue avec lui, ce qui constituait une heureuse variante aux habitudes des policiers humains. De plus, et c’était là le plus important, mon véhicule se trouvait ainsi placé entre moi et la foule des badauds aux allures trop innocentes.
« Tenez, dis-je, en lui montrant du doigt l’intérieur de l’autavion. Il est attaché là-dessous. »
Il hésita, puis y jeta un coup d’œil. C’en fut assez pour que je puisse employer la technique que la nécessité m’avait enseignée. Ma main gauche s’abattit entre ses épaules et je serrai de toutes mes forces.
Il eut un spasme si brutal qu’il parut exploser. Je sautai dans mon autavion et démarrai avant même qu’il n’ait roulé sur le sol.
Il était temps ! Les spectateurs renoncèrent soudain à leur mascarade comme cela s’était passé déjà dans le bureau de Barnes. La foule se referma sur moi. Une femme s’accrocha par les ongles à ma carrosserie et parcourut une quinzaine de mètres avant de lâcher prise. J’avais déjà gagné de la vitesse et continuais à accélérer. Je me faufilai dans le flot de la circulation, tout prêt à prendre l’air, mais gêné par le manque d’espace.
Une rue s’ouvrait à ma gauche et je m’y précipitai. C’était une erreur, car elle était bordée d’arbres dont les branches formant voûte m’empêchèrent de décoller. À la rue suivante, ce fut pis encore. Je me trouvai contraint de ralentir. Je roulais maintenant à une allure normale pour la ville, et guettais toujours un boulevard assez large pour un décollage illégal. Je commençais à reprendre mes esprits, et je m’aperçus qu’on ne semblait pas me poursuivre.
La connaissance que j’avais acquise de la psychologie des « maîtres » me servit. Sauf dans les cas de « conférences directes », un titan vit en son porteur, et par son porteur ; il voit ce que voit le porteur, il capte et utilise les informations que son porteur reçoit, soit de ses organes sensitifs, soit de toute autre manière. Il était bien improbable qu’à l’exception du flic, les larves qui se trouvaient autour de moi m’aient particulièrement recherché ; j’avais donc réglé son compte au plus dangereux de mes adversaires.
Certes les autres parasites présents allaient maintenant se mettre à ma recherche – mais ils ne disposaient que des ressources physiques et des moyens d’action de leurs porteurs. J’en conclus que je n’avais pas besoin de les traiter avec plus de respect qu’une foule de badauds ordinaires, rendus fortuitement témoins d’un incident de rue ; je n’avais qu’à les dédaigner, changer de quartier et oublier toute l’affaire.
Il ne me restait à peu près qu’une demi-heure ; j’étais déjà arrivé à la conclusion qu’il me fallait absolument ramener avec moi la preuve de mes dires sous la forme d’un prisonnier – d’un possédé qui pourrait raconter ce qui était arrivé à sa ville. Il me fallait capturer un porteur – et le prendre vivant.
Il ne fallait ni lui faire de mal, ni le tuer, ni lui enlever son « maître » avant de l’avoir ramené à Washington. Je n’avais pas le temps de faire des plans détaillés ; il me fallait agir immédiatement. Au moment même où je prenais ma décision, j’aperçus, un peu plus loin dans la rue, un homme qui avait la démarche de quelqu’un en train de rentrer chez lui pour dîner. Je m’arrêtai le long du trottoir à sa hauteur. « Hep ! » lui criai-je.
Il s’arrêta.
« Hein ? Quoi ?
— J’arrive de l’hôtel de ville, dis-je. Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Venez à côté de moi que nous puissions avoir une conférence directe.
— De l’hôtel de ville ? répéta-t-il. Qu’est-ce que vous me chantez ?
— Il y a eu un changement dans nos plans. Ne perdons pas de temps. Venez vite. »
Il recula. Je sautai à terre et tâtai ses épaules voûtées.
Rien ne se produisit ; ma main ne toucha que des os et de la chair humaine. L’homme se mit à hurler.
Je sautai en autavion et filai rapidement. Un peu plus loin je ralentis et réfléchis à ce qui venait de se passer. Étais-je vraiment dans un tel état de nervosité que je voyais des larves partout – même là où il n’y en avait pas ?
Non. Pendant un instant je retrouvai en moi cette volonté indomptable qu’a le Patron de regarder les faits en face. Le poste de péage, les costumes de ville, la piscine, le flic du kiosque, tout cela constituait un faisceau de faits indiscutables. Ce dernier incident signifiait simplement que j’étais tombé sur le seul homme sur cent (ou sur mille) qui n’était pas encore possédé. Je me hâtai de rechercher une nouvelle victime.
J’aperçus bientôt un homme d’âge mûr qui arrosait sa pelouse. Il avait l’air si normal que je faillis passer outre. Mais il ne me restait presque plus de temps et son chandail présentait une bosse suspecte dans le dos. Si à ce moment-là, j’avais eu le temps de faire attention à sa femme, je n’aurais pas insisté car elle ne portait qu’une jupe et un soutien-gorge et ne pouvait donc être possédée.
Il leva la tête au moment où je m’arrêtais devant lui.
« Je viens de l’hôtel de ville, dis-je. Il faut que nous ayons immédiatement une conférence directe. Montez.
— Entrez chez moi, dit-il doucement. Dans l’autavion, on pourrait nous voir. »
Je voulais refuser, mais il se dirigeait déjà vers la maison. « Attention, murmura-t-il au moment où je le rejoignais. La femme n’est pas des nôtres.
— Vous parlez de votre femme ?
— Oui. »
Nous nous arrêtâmes sur le porche. « Ma chérie, dit-il, voici Mr. O’Keefe qui a besoin de me voir pour affaire. Nous allons dans mon bureau.
— Entendu, mon amour, dit-elle avec un sourire. Bonsoir, monsieur O’Keefe ; il fait chaud, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai et elle reprit son tricot. Nous entrâmes et l’homme me fit passer dans son bureau. Pour continuer la comédie, je passai le premier, comme il convient à un invité. Je ne tenais pourtant pas à lui tourner le dos. Je m’attendais à moitié au coup qu’il me porta à la base de la nuque. Je me laissai aller et roulai sur le sol sans presque me faire de mal. Je continuai ma cabriole et me reçus sur le dos.
À l’entraînement, ils nous flanquaient des coups de sac de sable chaque fois que nous essayions de nous relever une fois par terre. Je me gardai donc bien de chercher à me remettre debout ; à peine tombé, je le menaçais déjà de mes talons, mais il sauta hors de portée. Il ne semblait pas armé, et je ne pouvais pas atteindre mon pistolet, mais la pièce contenait une cheminée garnie d’un pique-feu, de pincettes et d’une pelle à charbon. Il y courut. Il y avait une petite table à ma portée. Je l’attrapai par un pied, l’attirai à moi et la lui lançai à la figure. Il la reçut juste au moment où il empoignait le tisonnier. Je lui sautai dessus…
Son « maître » venait de mourir entre mes doigts et il était convulsé par son ultime et terrible impulsion motrice quand je m’aperçus que sa femme était sur le pas de la porte. Elle hurlait. Je me levai d’un bond et lui envoyai un coup de poing au bon endroit. Elle s’arrêta net au beau milieu de son cri et je revins à son mari.
Un homme inanimé est étonnamment difficile à soulever et de surcroît celui-là était fort lourd. Heureusement je suis costaud. Je parvins à l’emporter au galop jusqu’à l’autavion. Je ne croyais pas que notre lutte ait attiré l’attention de personne d’autre que la femme, mais les cris de celle-ci avaient dû ameuter tout le quartier. Des deux côtés de la rue, des gens sortaient sur le pas de leur porte. Il n’y avait encore personne près de moi, mais je me félicitai d’avoir laissé ma portière ouverte.
Je devais pourtant bientôt le regretter ! Un gosse, du même acabit que celui qui m’avait déjà donné du fil à retordre, était installé dans l’autavion, très occupé à en tripoter les boutons. Avec un juron, je jetai mon prisonnier sur le siège et empoignai le gamin. Il se débattit, mais je l’arrachai de vive force des commandes et le lançai dans les bras du premier de mes poursuivants. Ils étaient encore occupés à se dépêtrer l’un de l’autre quand je me ruai sur le siège et démarrai sans même refermer la portière ni mettre ma ceinture. Au premier tournant, la portière se referma et je faillis être projeté hors de mon siège ; je filai alors en ligne droite le temps nécessaire pour ajuster ma ceinture. Je tournai à angle droit à un autre carrefour, faillis tamponner une auto et poursuivis mon chemin.
Je me trouvai bientôt sur un grand boulevard (le Paseo, je crois) et j’appuyai sur le bouton de décollage. Je provoquai peut-être plusieurs accidents, mais je n’eus pas le temps de m’en préoccuper. Sans attendre d’avoir pris de la hauteur, je mis le cap à l’est et continuai à m’élever tout en virant. Je gardai les commandes manuelles jusqu’à ce que j’eusse traversé le Missouri et me servis de toutes mes fusées de réserve pour accroître ma vitesse. Cette manœuvre imprudente et totalement illégale me sauva peut-être : quelque part au-dessus de Columbia, au moment où je déclenchais la dernière fusée, je sentis l’autavion réagir à un choc brutal. On avait lancé un intercepteur sur ma route et le sale engin avait éclaté juste à l’endroit que je venais de quitter.
On n’en lança pas d’autres. Ce fut tant mieux, car j’étais devenu une proie facile. Mon propulseur de tribord commençait à chauffer, soit par suite de l’explosion toute proche, soit tout simplement sous l’effort excessif auquel je le soumettais. Je le laissai chauffer en priant pour qu’il tienne le coup encore dix minutes. Après quoi, une fois le Mississippi derrière moi, et l’aiguille de l’indicateur largement engagée dans la zone marquée « Danger », je coupai le contact et laissai l’autavion continuer à boitiller sur son seul propulseur de bâbord. Je ne pouvais pas dépasser cinq cents kilomètres-heure, mais j’étais sorti de la zone rouge.
Je n’avais eu le temps que de jeter un coup d’œil rapide sur mon passager. Il était allongé sur le capitonnage du plancher et semblait mort, ou du moins inanimé. Maintenant que j’étais revenu parmi les hommes, je n’avais aucune raison de ne pas me brancher sur le pilote automatique. Je mis l’émetteur en route, demandai une prise en charge et enclenchai l’automatique sans en attendre la permission. Je fis demi-tour, allai vers la cabine arrière et regardai mon bonhomme de plus près.
Il respirait encore. Son visage portait la trace d’un coup, mais il ne semblait pas avoir de fracture. Je le giflai à toute volée et enfonçai mes ongles dans les lobes de ses oreilles sans pouvoir parvenir à le ranimer. La larve morte commençait à puer, mais je ne pouvais pas m’en débarrasser. Je les abandonnai à leur sort et revins au siège de pilotage.
Le chronomètre marquait 21 h 37, heure de Washington, et j’avais encore plus de 100 kilomètres à parcourir. Sans compter le temps nécessaire pour atterrir, courir jusqu’à la Maison Blanche et trouver le Patron, je n’arriverais à Washington qu’un peu après minuit. J’étais donc déjà en retard et je sentais que j’allais avoir droit à une copieuse engueulade.
J’essayai de remettre en route le propulseur de tribord. Rien à faire ; il était sans doute complètement grippé. Cela valait peut-être autant, car un moteur capable de fonctionner à un tel régime devient terriblement dangereux dès que le moindre élément se dérègle. J’y renonçai donc et essayai de joindre le Patron au téléphone.
Le téléphone ne marchait pas. Je l’avais peut-être détraqué au cours d’une des acrobaties que j’avais été forcé de faire. Je raccrochai en me disant que vraiment, j’aurais mieux fait de rester couché ce jour-là. Je branchai l’émetteur spécial et appuyai sur le signal d’alarme. « Tour de contrôle, appelai-je. C’est urgent ! »
L’écran s’illumina : je me trouvai face à face avec un jeune homme et vis avec soulagement qu’il était nu jusqu’à la taille. « Ici le Contrôle. Poste II F. Qu’est-ce que vous foutez en l’air ? J’essaie de vous appeler depuis que vous êtes entré dans ma zone.
— Peu importe, fis-je sèchement. Branchez-moi sur le plus proche circuit militaire. Priorité absolue. »
Il parut hésiter, mais l’écran clignota et bientôt une autre image apparut. J’aperçus un standard de communications militaires. Cela me fit du bien de constater que tout le monde y était nu jusqu’à la taille. Au premier plan je vis un jeune officier de garde ; je l’aurais de bon cœur embrassé. « Urgence militaire, me contentai-je de dire. Passez-moi le Pentagone et de là, la Maison Blanche.
— Qui êtes-vous ?
— Je n’ai pas le temps de vous expliquer. Je suis un agent civil et mon matricule ne vous dirait rien. Dépêchez-vous. »
J’aurais peut-être réussi à le persuader, mais à ce moment il fut repoussé hors du champ par un lieutenant-colonel.
« Atterrissez immédiatement, me dit celui-ci.
— Écoutez-moi donc, dis-je : il s’agit d’un cas d’urgence militaire. Il faut que vous transmettiez ma communication. Je…
— L’urgence militaire, c’est moi, coupa-t-il. Voilà trois heures que tous les appareils civils ont été ramenés à terre. Posez-vous immédiatement.
— Mais il faut que je…
— Posez-vous, ou je vous descends ! Vous êtes repéré. Je lance un intercepteur réglé pour exploser à un kilomètre devant vous. Si vous tentez une autre manœuvre que celle d’atterrissage, le prochain vous arrivera en plein dedans !
— Voulez-vous m’écouter ? Je vais me poser, mais il faut que j’aie…»
Il coupa net, me laissant parler dans le vide.
La première explosion me parut se produire à beaucoup moins d’un kilomètre de moi. Je me posai.
Je cassai du bois, mais ne blessai ni mon passager ni moi-même. Je n’eus pas longtemps à attendre. Ils m’avaient pris dans un faisceau de projecteurs et fondaient sur moi avant que j’aie seulement pu constater que mon autavion était définitivement démoli. On m’arrêta, et je me retrouvai en présence du lieutenant-colonel de l’écran, en chair et en os cette fois. Il consentit à passer mon message après que ses psychotechniciens m’eurent donné l’antidote normalement consécutif à un examen au penthotal. Il était 1 h 13, heure de la zone 5 – et le plan « Choc en retour » était entré en application une heure treize minutes plus tôt.
Le Patron écouta mon rapport sommaire, grogna un peu et me dit de revenir le voir dans la matinée.
CHAPITRE XIX
Le plan « Choc en retour » fut le pire ratage de toute notre histoire militaire. Les lâchers de parachutistes avaient eu lieu à minuit juste, heure de la zone 5, sur plus de neuf mille six cents points de communication : bureaux de journaux, tours de contrôle, stations-relais, etc. Les commandos étaient constitués par l’élite de nos troupes-aéroportées, renforcées de techniciens chargés de la remise en marche de tous les centres de communications reconquis.
Le discours présidentiel devait être aussitôt diffusé par chaque station locale ; le plan « Dos nu » entrerait alors en application dans tout le territoire infesté, et la guerre serait finie. Il n’y aurait plus que des opérations de nettoyage à envisager.
À minuit vingt-cinq, les premiers rapports commencèrent à arriver, précisant que tel ou tel objectif était conquis. Un peu plus tard parvinrent des appels au secours venus d’autres objectifs. À une heure du matin, la plupart des réserves avaient déjà été engagées, mais l’opération semblait bien marcher – si bien que les chefs d’unité avaient déjà atterri et envoyaient leurs rapports du sol.
Ce fut la dernière fois qu’on entendit parler d’eux.
La zone rouge absorba la totalité des troupes engagées avec autant d’aisance que si elles n’avaient jamais existé. Nous avions mis en ligne plus de 11 000 appareils, 160 000 combattants et techniciens, 71 généraux, outre… À quoi bon insister ? Les États-Unis venaient de subir leur plus écrasante défaite militaire depuis Pearl Harbor. Je ne critique ni Martinez, ni Rexton, ni l’État-Major général, ni les pauvres bougres de parachutistes. Le programme d’opérations était basé sur ce qui semblait une image exacte de la situation et celle-ci exigeait une action rapide menée avec nos meilleurs éléments.
Il fallut, paraît-il, attendre le petit jour pour que Martinez et Rexton puissent se mettre dans la tête que les comptes rendus de victoire qu’ils avaient reçus étaient bel et bien des faux – des faux envoyés par nos hommes – (oui, nos hommes !) – capturés, possédés et enrôlés dans l’armée invisible des parasites. Après mon rapport, alors qu’il était déjà trop tard pour arrêter les raids, le Patron avait tâché de les convaincre de ne plus envoyer de renforts, mais leur succès leur avait monté à la tête, et ils voulaient donner un coup de balai général.
Le Patron demanda au Président d’exiger la confirmation par stéréo des rapports reçus, mais, du point de vue des communications, l’opération était dirigée par le satellite artificiel Alpha et on ne peut pas retransmettre à la fois les images et le son d’un satellite. « Ne vous en faites pas, avait dit Rexton. Dès que les stations locales seront reprises, nos hommes se serviront du réseau terrestre et vous aurez toutes les preuves visuelles que vous voudrez. »
Le Patron lui avait fait remarquer qu’il serait trop tard.
« Enfin, sacrebleu, avait tonitrué Rexton, voulez-vous faire tuer un millier de nos hommes, rien que parce que vous avez les foies ? »
Le Président avait donné raison à Rexton.
Au matin, ils les avaient eues, leurs preuves visuelles ! Les stations du centre du pays continuaient à débiter leur guimauve habituelle, de « Réveil en musique », de « Petit déjeuner avec les Brown », etc. Aucun poste n’avait retransmis le message du Président, aucun ne faisait allusion à ce qui s’était passé au cours de la nuit. Vers quatre heures du matin, les dépêches militaires avaient cessé d’arriver, et les appels désespérés de Rexton restèrent sans réponse. La force combinée « Rédemption » avait cessé d’exister : spurlos versenkt!
Je ne pus voir le Patron que vers les onze heures du matin. Il me laissa lui faire mon rapport sans commentaires ; il ne m’engueula même pas, ce qui était pire.
« Et mon prisonnier ? dis-je au moment où il allait me congédier. A-t-il confirmé mes conclusions ?
— Lui ? Il n’a pas encore repris connaissance. On ne croit pas qu’il vivra.
— J’aimerais bien le voir.
— Ne te mêle pas de ce que tu ne connais pas.
— Bon. Vous avez quelque chose à me donner à faire ?
— Je crois qu’il vaudrait mieux… et puis non, tiens, va donc au zoo. Tu y verras des choses qui jetteront un jour nouveau sur ce que tu as observé à Kansas City.
— Hein ?
— Demande le docteur Horace, le sous-directeur. Dis-lui que c’est moi qui t’envoie. »
Horace était un brave type qui ressemblait à un de ses babouins. Il me confia à un certain docteur Vargas, un spécialiste en biologie exotique qui avait été attaché à la deuxième expédition sur Vénus. Il me fit voir où ils en étaient. Si le Patron m’avait emmené au jardin zoologique national au lieu de s’installer sur un banc du parc le jour où il m’avait envoyé à Kansas City, je n’aurais pas eu besoin de bouger. Les dix parasites que nous avions capturés au Congrès plus deux autres pris le lendemain, avaient été envoyés au zoo pour y être placés sur des anthropoïdes ; surtout des chimpanzés et des orangs-outans. On n’avait évidemment pas utilisé de gorilles !
Le directeur avait fait enfermer les singes dans l’infirmerie du zoo. Deux chimpanzés, nommés Héloïse et Abélard, occupaient la même cage. Ils formaient depuis toujours un couple uni, et on n’avait pas jugé utile de les séparer. C’est là du reste un bon exemple des difficultés psychologiques auxquelles nous nous heurtions dans notre lutte contre l’envahisseur : les biologistes qui avaient transplanté les larves ne pouvaient s’empêcher de continuer à voir dans leurs sujets des singes et non des extraterrestres.
La cage suivante abritait toute une famille de gibbons tuberculeux. On ne s’en était pas servi comme porteurs parce qu’ils étaient malades et il n’y avait pas de communication entre les cages que séparaient des panneaux coulissants, chacune ayant son conditionnement d’air indépendant. Le lendemain matin on constata que le panneau avait été ouvert et que les gibbons et les chimpanzés se trouvaient ensemble. Abélard, ou Héloïse, avait trouvé le moyen de faire jouer le mécanisme de la serrure. Celle-ci était censée être à l’épreuve des singes, mais elle n’avait pu résister à l’association singe-parasite.
On avait eu, au départ, cinq gibbons, deux chimpanzés et deux extraterrestres mais le lendemain matin il y avait sept singes possédés par sept extraterrestres.
On s’en était aperçu deux heures avant mon départ pour Kansas City, mais on n’en avait pas avisé le Patron. S’il l’avait su, il aurait aussitôt deviné que Kansas City était saturé. J’en aurais moi-même été capable. Si le Patron avait connu l’incident des gibbons, l’opération « Choc en retour » n’aurait pas eu lieu.
« J’ai vu le message du Président, me dit le docteur Vargas. Est-ce que vous n’êtes pas l’homme qui… enfin le…
— Oui, dis-je sèchement, c’est bien moi l’homme qui…
— En ce cas, vous pourrez nous fournir de précieux renseignements sur ces créatures.
— Je le devrais peut-être, dis-je lentement, mais je ne peux pas.
— Voulez-vous dire qu’il ne s’est produit aucun cas de mitose… de reproduction par fission si vous préférez, pendant que vous étiez… euh… leur prisonnier ?
— C’est exact, dis-je après un instant de réflexion. Du moins je le crois.
— J’avais compris que les… euh… victimes gardaient un souvenir détaillé de leurs aventures ?
— Oui et non, dis-je en tâchant de lui expliquer le bizarre état d’indifférence dans lequel se trouve plongé le cerveau d’un esclave des parasites.
— Cela doit pouvoir se passer pendant le sommeil du porteur ?
— Peut-être. Outre les périodes de sommeil il y a une autre ou plutôt d’autres périodes, dont on ne garde que peu de souvenir. Je parle des « conférences ».
— Des conférences ? »
Je m’expliquai. Ses yeux brillèrent. « Ah, vous voulez parler de leurs pariades ?
— Non, je parle de leurs conférences.
— Ne voyez-vous pas que c’est la même chose ? Il y a pariade, puis mitose ou fission – ils se reproduisent à volonté dès qu’ils disposent de porteurs en nombre suffisant. Un contact précède probablement chaque mitose, celle-ci se produit ensuite quand la possibilité s’en présente. Au bout de quelques heures, ou plus rapidement encore, on a deux organismes-fils adultes au lieu d’un. »
S’il disait vrai – et en regardant les gibbons je ne pouvais en douter – pourquoi donc avions-nous été contraints de nous approvisionner en parasites expédiés par caisses quand nous opérions au Club de la Constitution ? Mais était-ce bien ce qui s’était produit ? Je n’en savais rien. Je faisais ce que mon maître voulait que je fasse et je ne voyais que ce que j’avais sous les yeux. En tout cas, la saturation de Kansas City s’expliquait maintenant clairement. Avec d’abondantes ressources en « matériel humain » à portée, et un astronef rempli de cellules porteuses de réserve, les envahisseurs s’étaient reproduits de manière à égaler en nombre la population humaine de la ville.
À supposer qu’il y eût mille parasites dans l’astronef qui devait avoir atterri près de Kansas City, et qu’ils puissent se reproduire une fois par vingt-quatre heures, s’ils avaient des porteurs en nombre suffisant à leur disposition, cela donnait…
Le premier jour mille larves…
Le second, deux mille…
Le troisième quatre mille…
À la fin de la première semaine, le huitième jour, si vous préférez, cent vingt-huit mille larves…
Au bout de quinze jours, plus de seize millions!
Et qui nous disait qu’ils ne puissent se reproduire qu’une fois par jour ? Rien ne prouvait non plus qu’un astronef ne puisse contenir que mille cellules porteuses ; c’était peut-être dix mille… ou plus… En supposant qu’il y en ait dix mille au départ et qu’elles puissent fissionner toutes les douze heures, en quinze jours on arrivait à
PLUS DE DEUX MILLIARDS ET DEMI DE LARVES
Ce chiffre n’avait pas de sens ; c’était astronomique. Il n’y a pas deux milliards d’hommes sur la terre, même en comptant les singes.
Nous allions être submergés par les larves et cela avant longtemps. Je me sentais encore plus déprimé qu’à Kansas City.
Le docteur Vargas me présenta à un certain docteur Mac Ilvaine qui appartenait à l’Institut Smithson. Mac Ilvaine était un spécialiste de psychologie comparée, auteur, m’apprit Vargas, d’un ouvrage intitulé : Mars, Vénus, et la Terre. Essai d’une analyse des intentions motivantes. Vargas s’attendait à me voir très impressionné, mais je n’avais jamais lu ce bouquin. Je me demande d’ailleurs comment on peut analyser les mobiles de Martiens qui étaient déjà tous morts à l’époque où nous grimpions encore aux arbres !
Ils commencèrent à parler boutique ; moi, pendant ce temps-là, je regardais les gibbons.
« Monsieur Nivens, me dit bientôt Mac Ilvaine, combien de temps dure une conférence ?
— Une pariade, rectifia Vargas.
— Une conférence, répéta Mac Ilvaine. C’est l’aspect le plus important du phénomène.
— Voyons, docteur, insista Vargas, la pariade est le moyen par lequel les gènes peuvent s’échanger et la mutation se transmettre à…
— C’est là un raisonnement anthropocentrique, docteur. Vous ne savez même pas si cette forme de vie possède des gènes ! »
Vargas rougit. « Vous m’accorderez bien l’existence d’équivalents de gènes, dit-il aigrement.
— Pourquoi ? Je vous répète que votre raisonnement est fondé sur une analogie contestable. Une seule caractéristique est commune à toutes les formes de vie : c’est l’instinct de survie.
— Et de reproduction ! insista Vargas.
— Supposez que l’organisme soit immortel et n’ait pas besoin de se reproduire ?
— Mais, continua Vargas avec un haussement d’épaules, nous savons bien qu’ils se reproduisent. »
Il montrait les singes du doigt.
« Et moi, rétorqua Mac Ilvaine », je prétends qu’il ne s’agit pas forcément de reproduction ; nous avons peut-être affaire à un organisme unique qui s’étend seulement dans l’espace. Non, croyez-moi, docteur, on risque de se laisser tellement obnubiler par l’idée du cycle zygote-gamète, qu’on en oublie la possibilité d’autres schémas vitaux.
— Mais, commença Vargas, dans tout le système solaire…»
Mac Ilvaine lui coupa net la parole. « Anthropocentrisme, terrocentrisme, héliocentrisme, autant d’attitudes d’esprit bornées. Ces êtres peuvent venir d’ailleurs que du système solaire.
— Ça non ! » protestai-je.
Je venais de voir se dessiner dans ma mémoire la planète Titan, en même temps que je ressentais une impression d’étouffement.
Aucun d’eux ne m’entendit. « Prenez l’amibe, continuait Mac Ilvaine – c’est là une forme de vie plus fondamentale, plus réussie que la nôtre. Eh bien, la psychologie des motivations de l’amibe…»
Je me bouchai intérieurement les oreilles. La Constitution autorise peut-être les savants à parler de la psychologie des amibes, mais rien ne me contraint à écouter ce genre de sornettes !
Ils se livrèrent ensuite à une expérimentation directe qui les fit un peu remonter dans mon estime. Vargas fit mettre un babouin porteur de parasite dans la cage qui contenait les gibbons et les chimpanzés. Dès que le nouveau venu eut été introduit les autres se placèrent en cercle, le dos tourné à l’intérieur, et entrèrent en conférence directe, larve contre larve. Mac Ilvaine nous les montra du doigt. « Vous voyez bien ! La conférence n’est pas destinée à la reproduction, mais à l’échange des souvenirs. L’organisme temporairement divisé se réidentifie ainsi avec lui-même. »
J’aurais pu lui dire la même chose plus simplement : un « maître » qui a perdu quelque temps le contact entre en conférence directe le plus tôt possible.
« Pure hypothèse ! rugit Vargas. C’est parce qu’ils n’ont pas la possibilité de se reproduire en ce moment. Georges ! »
Il ordonna au chef des gardiens d’amener un autre singe.
« Le petit Abel ? demanda le gardien.
— Non, j’en veux un qui n’ait pas de parasite. Voyons… tenez, prenez Rougeaud.
— Oh ! docteur, dit le gardien, ne lui faites pas ça. Pauvre Rougeaud !
— Ça ne lui fera pas de mal.
— Pourquoi pas Satan ? Il est déjà mauvais comme une gale !
— Si vous voulez, mais dépêchez-vous ! »
Ils amenèrent donc Satan, un chimpanzé noir comme du jais. En temps normal, il était peut-être agressif mais pour le moment il ne le montrait guère. Ils le jetèrent dans la cage. Il se recroquevilla contre la porte et se mit à gémir. J’avais l’impression d’assister à une exécution capitale. J’étais pourtant maître de moi (on s’habitue à tout) mais l’hystérie du singe était contagieuse. J’aurais voulu fuir.
Les singes possédés commencèrent par dévisager Satan, comme un jury regarde son condamné. Cela dura un long moment. Les gémissements de Satan devinrent un grognement sourd, et il se cacha la tête dans ses mains. « Regardez, docteur, dit Vargas.
— Quoi ?
— Lucy, la vieille femelle. Là…»
Il la montrait du doigt.
Lucy était la mère des gibbons poitrinaires. Elle nous tournait le dos et nous vîmes que la larve qu’elle portait s’était ramassée sur elle-même. Une ligne iridescente qui passait par son centre la divisait.
Elle se mit bientôt à se séparer en deux comme un œuf de vivipare. En quelques minutes, la division était achevée. Une des deux larves resta accrochée à la nuque du gibbon ; l’autre descendit le long de sa colonne vertébrale. Lucy était accroupie, presque assise ; la deuxième larve glissait toujours ; elle tomba mollement sur le ciment et se mit à ramper vers Satan. Le singe laissa échapper un hurlement rauque et bondit vers le haut de la cage.
Vous me croirez si vous voulez, mais ils lui envoyèrent une délégation pour le capturer. Deux gibbons, un chimpanzé et les babouins arrachèrent Satan des barreaux, le jetèrent sur le sol et le maintinrent face contre terre.
La larve se rapprocha encore.
Elle n’était plus qu’à cinquante centimètres du singe quand elle émit, très lentement au début, une sorte de pseudopode, de tentacule flexible, qui se tordait sur le sol comme un cobra. Le tentacule se déroula dans l’air comme une mèche de fouet et toucha le singe au pied. Les autres le lâchèrent aussitôt, mais Satan ne bougea pas.
La créature se hala sur l’appendice qu’elle avait formé, s’attacha au pied de Satan, et remonta le long de son échine ; quand elle eut atteint la base de l’épine dorsale du singe, celui-ci se releva, s’ébroua et alla retrouver ses congénères.
Vargas et Mac Ilvaine se mirent à discuter avec animation, sans paraître autrement émus. Moi, j’avais envie de tout casser, de venger à la fois Satan, moi et toute l’espèce simienne.
Mac Ilvaine continuait à soutenir que nous avions affaire à une créature totalement étrangère à nos conceptions ordinaires ; à savoir, une entité intelligente, organisée de façon à être immortelle tout en conservant son identité personnelle, ou si l’on préfère, son identité de groupe. La discussion devint ensuite assez confuse. Mac Ilvaine pensait que cet être collectif devait posséder une même mémoire continue depuis son origine raciale. Il décrivait les larves comme une sorte de ver à quatre dimensions, enroulé sur lui-même dans le continuum espace-temps et ne formant qu’un seul organisme. Leur conversation devint ésotérique au point d’en être grotesque.
Moi je ne savais rien et je m’en fichais ; je ne m’intéressais aux larves que pour les détruire.
CHAPITRE XX
Par miracle le Patron était libre quand je revins à la Maison Blanche, le Président venant juste de partir pour une séance secrète des Nations Unies. Je racontai au Patron ce que j’avais vu et lui fis part de mon opinion sur Vargas et Mac Ilvaine. « On dirait des enfants en train de comparer leurs collections de timbres-poste, dis-je. Ils ne se rendent pas compte que c’est sérieux. »
Le Patron secoua la tête. « Ne les sous-estime pas, petit, me conseilla-t-il. Ils ont plus de chances que toi ou moi de trouver la vraie solution.
— Allons donc ! Ils ont surtout des chances de laisser leurs larves s’échapper.
— Ils t’ont parlé de l’éléphant ?
— Quel éléphant ? Ils ne m’ont rien dit du tout ; ils ne s’intéressaient qu’à leur conversation et ils n’ont pas daigné faire attention à moi.
— Tu ne comprends rien à l’esprit scientifique. Quant à l’éléphant, voilà : un singe possédé s’est évadé, je ne sais comment. On a retrouvé son corps foulé aux pieds dans le quartier des éléphants. Un de ceux-ci avait disparu.
— Vous voulez dire qu’un éléphant est en liberté avec un parasite sur le dos ? »
J’eus l’horrible vision d’une espèce de tank doué d’un cerveau cybernétique.
« C’était une femelle, précisa le Patron. On l’a retrouvée dans le Maryland. Elle arrachait paisiblement des choux et n’avait plus de parasite.
— Où était-il passé ? »
Involontairement, je jetai un coup d’œil autour de nous. « Un autavion a été volé dans le village voisin. À mon avis, la larve doit maintenant être quelque part à l’ouest du Mississippi.
— Quelqu’un avait disparu ? »
Il haussa les épaules. « Comment le savoir ? Nous sommes en démocratie. En tout cas, l’envahisseur ne peut pas se dissimuler sur un porteur humain en deçà de la zone rouge. »
Sa remarque me fit penser à quelque chose que j’avais vu au zoo et à quoi je n’avais pas assez réfléchi sur le moment. Je n’arrivais plus à me rappeler quoi. « Il a du reste fallu une sacrée énergie pour obtenir que tout le monde se promène le dos nu. Le Président a reçu de nombreuses protestations formulées au nom de la moralité publique. Sans parler de la chambre syndicale des bonnetiers qui n’est pas satisfaite…
— Hein ?
— À les entendre, on croirait que nous cherchons à faire la traite des Blanches avec leurs filles ! Une délégation des Filles de la République, ou de je ne sais quelle autre association de vieilles toupies, s’est même présentée à la Maison Blanche.
— Le Président perd son temps à ça, dans un moment comme celui-ci ?
— C’est MacDonough qui les a reçues. Mais il m’a raccroché au passage. »
Le Patron prit un air peiné. « Nous leur avons dit qu’elles ne pourraient voir le Président que si elles se mettaient à poil. Ça les a découragées ! »
L’idée qui me tourmentait remonta à la surface de ma mémoire. « Vous savez, Patron, que vous serez peut-être forcé d’en venir là.
— À quoi ?
— À mettre tout le monde à poil. »
Il se mordilla les lèvres. « Que veux-tu dire ?
— Sommes-nous certains que les larves ne peuvent se fixer qu’à la base du cerveau ?
— Tu dois le savoir mieux que moi.
— Je le croyais, mais je n’en suis plus aussi sûr. C’était en tout cas comme cela que la chose se passait quand… euh… enfin quand j’étais avec eux…»
Je lui racontai plus en détail ce qui s’était passé en ma présence quand Vargas avait livré le pauvre Satan aux larves. « Le singe s’est relevé dès que la larve a atteint la base de son épine dorsale. Je suis sûr qu’elles préfèrent se fixer le plus près possible du cerveau, mais elles pourraient peut-être s’installer dans le pantalon du porteur et pousser un pseudopode jusqu’à l’extrémité de sa moelle épinière.
— Oui… Si tu t’en souviens, petit, la première fois où j’ai fouillé un groupe de personnes je les ai toutes fait se déshabiller complètement. Ce n’était pas par hasard.
— Je crois que vous avez bien fait. Ces créatures doivent pouvoir se fixer à n’importe quel endroit du corps. Tenez, voyez ce short flottant que vous portez ; il pourrait s’en cacher une dedans. Vous auriez l’air d’avoir le postérieur un peu rebondi et voilà tout.
— Tu veux que je me déculotte ?
— Je vais faire mieux encore. Voilà comment je travaillais à Kansas City ! »
Je plaisantais, mais je n’en saisis pas moins à pleine main la rotondité de son pantalon pour bien m’assurer qu’il était indemne. Il se soumit de bonne grâce à ce traitement, après quoi il me rendit la pareille.
« Nous ne pouvons quand même pas nous balader dans la rue en tâtant la croupe de toutes les femmes que nous rencontrerons, gémit-il.
— Il le faudra bien, dis-je. Ou alors tout le monde devra se foutre à poil.
— Nous ferons des expériences, promit-il.
— Comment cela ? demandai-je.
— Tu te souviens de notre armure protectrice ? Ça ne sert pas à grand-chose, sinon à donner à celui qui la porte une impression de sécurité. Je dirai au docteur Horace de prendre un singe et de lui mettre une armure du même genre en la modifiant de manière qu’une larve ne puisse atteindre que, disons, ses pattes par exemple. Nous verrons bien ce qui se passera. On pourra aussi varier les zones.
— Euh… oui… Mais ne vous servez pas de singes, Patron.
— Pourquoi pas ?
— C’est que… Ils sont trop humains, voyez-vous…
— Sacrebleu, mon petit, on ne fait pas d’omelettes…
— Sans casser des œufs… je sais. Mais ça ne me fait pas aimer les omelettes pour autant. »
CHAPITRE XXI
Je passai les quelques jours qui suivirent à faire des exposés aux grosses huiles de l’état-major, à répondre à des questions stupides sur les mœurs familières des envahisseurs, et à expliquer comment on devrait s’attaquer à un homme possédé. J’étais devenu un expert patenté, mais, la plupart du temps, mes élèves semblaient convaincus qu’ils en savaient plus que moi sur les larves.
Les créatures tenaient toujours la zone rouge, mais elles ne pouvaient en sortir sans se faire repérer – du moins nous l’espérions. Nous dûmes renoncer à l’envahir une seconde fois, chaque larve retenant en otage un de nos concitoyens. L’O.N.U. ne nous fut d’aucun secours. Le Président aurait voulu étendre le plan « Dos nu » au monde entier, mais on tergiversa si bien que la question fut renvoyée pour étude à une commission. La vérité est que l’O.N.U. ne voulait pas nous croire ; c’était là une des grandes supériorités de l’ennemi. Pour croire au feu il faut s’être déjà brûlé.
Quelques nations étaient protégées contre l’invasion par leurs coutumes. Un Finlandais qui ne prendrait pas tous les jours ou presque son bain de vapeur en société se ferait remarquer. Les Japonais se déshabillent eux aussi facilement en public. Pour des raisons évidentes, les îles du Pacifique étaient relativement à l’abri du fléau ainsi que de grandes parties de l’Afrique. Dès la fin de la troisième guerre mondiale, la France s’était adonnée au nudisme avec enthousiasme, au moins pour les week-ends, et il aurait été difficile à une larve de s’y dissimuler. Mais dans les pays où le tabou de la pudeur avait gardé son pouvoir, une larve pouvait passer inaperçue jusqu’à la mort de son porteur. Cela valait pour les États-Unis, le Canada et l’Angleterre – l’Angleterre surtout.
On expédia à Londres par avion trois larves chevauchant des singes. J’ai entendu dire que le roi voulait donner l’exemple à son peuple comme l’avait fait notre Président, mais que le premier ministre, poussé par l’archevêque de Canterbury, s’y opposa. L’archevêque n’avait même pas pris la peine de regarder les larves, la moralité de ses ouailles lui ayant semblé plus importante que n’importe quel péril temporel. Les journaux et les actualités n’en soufflèrent mot, et l’anecdote est peut-être fausse, mais en tout cas, les Anglais n’exposèrent pas leur peau aux regards critiques de leurs voisins.
La machine de propagande des Russes ne tarda pas à se répandre en invectives contre nous, dès qu’ils eurent mis leur nouvelle tactique au point. Toute l’affaire fut qualifiée d’invention des impérialistes américains. Je me demandai en passant pourquoi les larves ne s’étaient pas d’abord attaquées à la Russie : c’était un pays qui leur serait allé comme un gant. À la réflexion je me demandai si elles ne l’avaient pas fait. En réfléchissant davantage encore, je me demandai quelle différence cela aurait pu faire de toute façon !
Pendant cette période, je ne vis pas du tout le Patron ; je recevais mes consignes par l’intermédiaire d’Oldfield, son adjoint. En conséquence, lorsque Mary fut relevée de sa mission auprès du Président, je ne le sus pas. Je la rencontrai dans le bar du Service. « Mary ! » criai-je en manquant de m’étaler dans ma hâte de courir vers elle.
Elle m’adressa un de ses doux et lents sourires et s’approcha de moi.
« Bonjour, chéri », murmura-t-elle, sans me demander ce que j’étais devenu ni me reprocher de ne pas être resté en liaison avec elle, ni même remarquer que le temps lui avait paru long.
Mary ne s’occupait jamais de ce qui ne la regardait pas. Mais moi, je ne suis pas fait comme ça.
« C’est épatant, balbutiai-je. Je croyais que vous continuiez à border tous les soirs le Président dans son lit. Cela fait longtemps que vous êtes revenue ? Quand repartez-vous ? Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Non, c’est vrai, vous avez déjà un drink…»
J’allais m’en commander un au distributeur automatique quand un verre se posa dans ma main comme par magie.
« Ça, par exemple ! D’où vient-il ?
— Je vous l’avais commandé en vous voyant entrer.
— Mary, est-ce que je vous ai déjà dit que vous étiez formidable ?
— Non.
— Dans ce cas, c’est le moment : vous êtes formidable !
— Merci.
— Pour combien de temps êtes-vous libre ? continuai-je. Vous ne pourriez pas obtenir une petite permission ? Ils ne peuvent pas exiger que vous soyez à leur disposition vingt-quatre heures par jour, pendant des mois. Je vais aller trouver le Patron et lui dire…
— Mais je suis en permission, Sam…
— … Lui dire ce que je pense de… Quoi ?
— Je suis déjà en permission.
— Non ? Pour combien de temps ?
— Jusqu’à ce qu’on me rappelle. Toutes les permissions sont révocables maintenant.
— Mais… Depuis combien de temps êtes-vous en permission ?
— Depuis hier. Je suis restée là à vous attendre.
— Depuis hier ! »
Et moi qui avais passé la journée précédente à faire des discours dignes d’un jardin d’enfants à des huiles qui ne voulaient rien entendre… Je me levai.
« Ne bougez pas, je reviens tout de suite. »
Je me précipitai au bureau des opérations. Oldfield leva la tête à mon entrée. « Qu’est-ce que tu veux ? dit-il d’un ton bougon.
— Chef, c’est à propos de cette série de contes de fées que je dois leur débiter : il vaut mieux tout annuler.
— Pourquoi ?
— Je suis malade. J’ai droit depuis longtemps à un congé de maladie. Il faut que je le prenne.
— C’est ta tête qui est malade !
— Exactement. J’ai la tête malade. J’entends des voix. On me suit partout. Je rêve toutes les nuits que je suis repris par les titans. »
Ce dernier détail était du reste exact.
« Depuis quand est-ce un handicap chez nous d’être cinglé ? »
Il attendit pour voir ce que je pourrais répliquer.
« Alors, dis-je, cette permission, vous me la donnez ? »
Il tripota quelques papiers sur son bureau, en choisit un et le déchira. « O.K., dit-il. Mais ne te sépare pas de ton téléphone. Tu peux être rappelé d’un moment à l’autre. File. »
Je filai. Mary leva la tête en me voyant entrer et me gratifia une deuxième fois de son beau sourire chaleureux. « Prenez vos affaires, dis-je, nous partons. »
Elle ne demanda pas où et se leva docilement. Je saisis mon verre, avalai un peu de son contenu et renversai maladroitement le reste. Nous nous retrouvâmes sur le trottoir avant d’avoir dit un mot.
« Et maintenant, où voulez-vous qu’ait lieu le mariage ? demandai-je.
— Mais, Sam, nous avons déjà discuté cette question…
— Je le sais bien, mais maintenant il s’agit de passer aux actes. Où allons-nous ?
— Sam, mon chéri, je ferai ce que vous voudrez, mais je continue à croire que vous avez tort.
— Pourquoi ?
— Allons chez moi, Sam. Je voudrais vous préparer moi-même à dîner.
— C’est bien facile, mais ça ne se passera pas chez vous. Et nous serons mariés d’abord.
— Je vous en prie, Sam…»
Une petite voix me disait : « Continue, petit ! Elle faiblit. » Je jetai un coup d’œil autour de moi et m’aperçus que nous intéressions vivement les badauds.
« Vous n’avez donc rien à foutre ? dis-je avec colère en décrivant un grand cercle avec mon bras. Vous feriez mieux d’aller vous saouler la gueule !
— Moi je trouve qu’il devrait écouter la petite », dit quelqu’un.
J’empoignai Mary par le bras et n’ouvris plus la bouche avant de l’avoir embarquée dans un taxi.
« Bon, dis-je rudement. Voyons vos raisons. Pourquoi ai-je tort ?
— Pourquoi nous marier, Sam ? Je vous appartiens, vous n’avez pas besoin de contrat.
— Pourquoi ? Mais nom de Dieu parce que je vous aime ! »
Pendant un moment elle resta silencieuse, et je crus l’avoir blessée. Mais quand elle parla de nouveau, j’entendis à peine le son de sa voix. « Vous ne me l’aviez jamais dit, Sam…
— Jamais dit ? Oh ! sûrement si…
— Non, je suis sûre que vous ne me l’avez pas dit. Pourquoi ?
— Euh… je ne sais pas. Ce doit être un oubli. Je ne sais pas très bien ce que le mot “amour” signifie.
— Moi non plus, dit-elle doucement, mais j’aime vous l’entendre prononcer. Dites-le encore, voulez-vous ?
— Quoi ? Ah ! oui… O.K. Je vous aime, Mary, je vous aime…
— Oh ! Sam ! »
Elle se serra contre moi et se mit à trembler. Je la secouai gentiment.
« Et vous ?
— Moi ? Oh ! moi je vous aime aussi, Sam. Je vous ai aimé depuis le premier jour où…
— Quel jour ? »
Je m’attendais à lui entendre dire qu’elle m’avait aimé depuis le jour où j’avais pris sa place dans l’opération « Interview ».
« Depuis le jour où vous m’avez giflée », dit-elle à ma grande surprise.
Ah ! la logique féminine !
Le chauffeur nous promenait lentement le long de la côte du Connecticut. Je dus le réveiller pour le faire atterrir à Westport, et nous allâmes droit à la mairie. Je m’adressai à un guichet du bureau des licences. « Pour se marier, c’est ici ? dis-je à l’employé.
— Si ça vous chante, répliqua-t-il. Les permis de chasse à droite, les permis de chiens à gauche. Ici c’est le moyen terme.
— Parfait, dis-je sèchement. Voulez-vous m’établir une licence ?
— Bien sûr. Tout le monde devrait se marier au moins une fois ; c’est ce que je dis toujours à ma femme. »
Il prit une formule. « Vos numéros d’immatriculation, s’il vous plaît. »
Nous les lui donnâmes.
« Êtes-vous l’un ou l’autre déjà mariés dans un autre État ? »
Nous lui dîmes que non.
« Vous en êtes bien sûrs ? continua-t-il. Si vous ne me le dites pas, et si je n’en fais pas mention dans votre contrat, il sera nul. »
Nous lui répétâmes que nous n’avions jamais été mariés nulle part.
« Et pour la durée, continua-t-il, qu’est-ce que je marque ? Renouvelable, ou à vie ? Si c’est pour moins de six mois, vous n’avez pas besoin de ce papier ; adressez-vous au distributeur, là en face, pour avoir une formule abrégée.
— À vie », dit Mary d’une petite voix que je ne lui connaissais pas.
L’employé parut surpris.
« Vous êtes bien sûre que vous ne faites pas une bêtise ? Le contrat renouvelable avec la clause d’option automatique est tout aussi solide, et vous n’avez pas besoin de vous adresser aux tribunaux si vous changez d’avis.
— Vous avez entendu ce que mademoiselle vous a dit ? intervins-je.
— O.K., O.K. Résiliation au gré de chaque partie, ou non résiliable ?
— Non résiliable », répondis-je.
Mary acquiesça.
« Non résiliable, d’accord, dit l’employé en tapant sur sa machine. Et maintenant, le point essentiel : qui paie, et combien ? Salaire ou dotation ?
— Salaire, dis-je, n’étant pas assez riche pour constituer le capital d’une dotation.
— Ni l’un ni l’autre, coupa Mary d’une voix ferme.
— Hein ? dit l’employé.
— Ni l’un, ni l’autre, répéta Mary. Il ne s’agit pas d’un contrat financier. »
L’employé s’arrêta complètement. « Ne faites pas de bêtises, mademoiselle, dit-il d’un ton persuasif. Vous avez entendu monsieur : il est tout prêt à se conduire en galant homme.
— Non.
— Vous feriez peut-être bien de consulter votre avocat avant de signer. Il y a un stéréophone public dans le hall.
— Je vous ai dit non.
— Mais alors, sacrebleu, pourquoi voulez-vous une licence ?
— Je n’en sais rien, dit Mary.
— Comment, vous n’en voulez plus ?
— Si. Mais mettez seulement ce que je vous dis : pas de salaire. »
L’employé parut suffoqué, mais il se pencha sur sa machine à écrire.
« Et voilà, dit-il enfin. Je dois dire que vous n’avez pas compliqué les choses. Jurez-vous – tous – les deux – que – les déclarations – ci-dessous – sont – sincères – et véritables – que – vous – contractez – sans – être sous – l’influence – de – drogues – ou – autres – contraintes – quelconques – qu’il – n’existe – aucun contrat – secret – ou – empêchement – légal – à – l’exécution – et – enregistrement – du – présent – contrat ? »
Nous dîmes tous deux successivement que oui, que oui et que non. Il sortit la feuille de sa machine. « Vos empreintes digitales, s’il vous plaît. Parfait. Ce sera dix dollars, taxe fédérale comprise. » Je payai, il glissa la formule dans le copieur et appuya sur le bouton.
« Vous recevrez vos exemplaires par poste à votre domicile, annonça-t-il. Et maintenant, pour la cérémonie ? Quel genre souhaitez-vous ? Je puis peut-être vous conseiller.
— Nous ne voulons pas de cérémonie religieuse, lui dit Mary.
— Dans ce cas je sais ce qu’il vous faut. Adressez-vous donc au vieux docteur Chamleigh. Vous aurez un service inter-confessionnel et le meilleur accompagnement stéréo de toute la ville, sur quatre murs, avec un orchestre complet. Tout le grand jeu, rites de fertilité compris, et tout. Ça a beaucoup de classe. Et vous aurez droit à une petite allocution paternelle, par-dessus le marché. Avec ça, on se sent vraiment mariés.
— Non ! »
Cette fois-ci c’était moi qui avais protesté.
« Allons, voyons, dit l’employé, pensez un peu à madame. Si elle tient la parole qu’elle vient de donner, elle n’aura jamais une autre occasion de connaître ça. Toute femme a droit à une cérémonie de mariage. Je vous jure que je ne touche pas une bien grosse commission.
— Pouvez-vous nous marier, oui ou non ? dis-je. Allez-y alors, sortez-en. »
Il parut surpris. « Comment, vous ne le saviez pas ? Dans l’État où nous sommes, on se marie soi-même. Vous êtes mariés depuis l’instant où vous avez apposé vos empreintes digitales sur le contrat. »
Je dis « Oh », Mary ne dit rien et nous sortîmes.
Je me procurai un autavion de location à la gare située au nord de la ville ; c’était un vieux clou d’une dizaine d’années mais il était entièrement automatique et à mes yeux c’était cela qui comptait. Je lui fis faire le tour de la ville, survolai le cratère de Manhattan et branchai le servo-pilote. J’étais heureux mais terriblement énervé. Mary me passa ses bras autour du cou. Au bout d’un long moment, j’entendis le Toop-top-top-Toop du radio-phare de mon chalet. Je m’arrachai aux bras de Mary pour atterrir. « Où sommes-nous ? me dit-elle d’une voix ensommeillée.
— À mon chalet, dans la montagne, lui dis-je.
— Je ne savais pas que vous… que tu avais un chalet. Je croyais que nous allions à mon appartement.
— Pour tomber sur tes pièges à loups ? Pas de danger ! D’ailleurs ce n’est pas mon chalet, c’est notre chalet. »
Elle m’embrassa de nouveau, ce qui me fit louper mon atterrissage. Elle descendit la première pendant que je coupais les circuits. Je la vis regarder le chalet. « Mais mon chéri, c’est ravissant ! s’écria-t-elle.
— Rien ne vaut les Adirondacks », reconnus-je.
Il y avait une petite brume, et le soleil couchant donnait au paysage ce merveilleux aspect stéréoscopique où les plans successifs se détachent avec netteté.
Elle y jeta un coup d’œil. « Oui… bien sûr, dit-elle, mais ce n’était pas du paysage que je parlais, c’était de ton… de notre chalet. Entrons-y vite.
— D’accord, dis-je. Mais, tu sais, ce n’est qu’une vulgaire cabane. »
Et c’était vrai : il n’y avait même pas de piscine intérieure. Je l’avais voulu ainsi, ne tenant pas, lorsque j’y viendrais, à avoir l’impression d’amener la grande ville avec moi. La coque était en verre armé, et des plus banales, mais je l’avais fait recouvrir de duroplaques qui avaient l’air de vrais rondins. L’intérieur était très simple aussi : un grand living-room, une vraie cheminée, d’épais tapis et beaucoup de grands fauteuils bas. Les appareils de service étaient groupés dans un bloc aménagé sous les fondations : conditionnement d’air, groupe électrogène, système de nettoiement, équipement sonore, canalisations, alerte antiradiations, servomoteurs, bref tout ce qu’il fallait, sans oublier le réfrigérateur et les autres appareils culinaires maintenus volontairement invisibles. Les écrans de stéréo eux-mêmes ne se remarquaient que quand ils fonctionnaient. Il aurait été difficile de vivre dans une habitation ressemblant davantage à un vrai chalet de bois, tout en conservant le confort moderne.
« Moi, je trouve ça ravissant, dit Mary. Je n’aurais pas aimé une maison tape-à-l’œil !
— Tout à fait comme moi. »
Je fis jouer la clé dans la serrure et la porte s’écarta. Mary entra aussitôt.
« Hé là, veux-tu bien revenir ici ! » hurlai-je.
Elle obéit. « Qu’est-ce qu’il y a, Sam ? J’ai fait quelque chose de mal ?
— Et comment ! »
Je l’attirai dehors, la pris dans mes bras, la portai au-dessus du seuil et l’embrassai au moment où je la remettais sur ses pieds.
« Là ! Maintenant tu es vraiment chez toi. »
Les lampes s’allumèrent au moment où nous entrions. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, se retourna et me sauta au cou. « Oh ! mon chéri, mon chéri ! »
Cela nous prit un petit moment. Après quoi elle se mit à parcourir les diverses pièces, en touchant distraitement aux objets.
« Tu sais, Sam, me dit-elle, si j’avais tout organisé moi-même, ç’aurait été exactement pareil !
— Il n’y a qu’une salle de bains, lui dis-je avec quelque confusion. Nous serons forcés de vivre un peu à la dure.
— Cela m’est bien égal. Ou plutôt cela me fait plaisir. C’est la preuve que tu n’as pas amené toutes tes sales filles ici !
— Quelles sales filles ?
— Ne fais pas l’innocent. Si tu avais voulu t’aménager une petite garçonnière, tu aurais installé une salle de bains pour femmes.
— Tu as l’esprit mal tourné ! »
Sans me répondre, elle passa dans la cuisine. Je l’entendis pousser un cri. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demandai-je en la rejoignant.
— Jamais je ne me serais attendue à trouver une vraie cuisine dans un chalet de célibataire !
— Je ne suis pas trop mauvais cuisinier. Comme j’avais toujours eu envie d’une cuisine, ma foi, je m’en suis payé une.
— Je suis bien contente : maintenant ce sera moi qui ferai la cuisine.
— Tu es chez toi, fais ce que tu veux. Mais tu ne préfères pas commencer par te rafraîchir un peu ? Je te laisse prendre une douche la première. Demain nous demanderons un catalogue et tu choisiras la salle de bains que tu voudras. Nous la ferons livrer par avion.
— Non, prends d’abord ta douche, je vais commencer le dîner. »
Mary et moi entrâmes dans notre vie domestique avec autant d’aisance que si nous avions été mariés depuis des années. Cela ne veut pas dire que notre lune de miel ne fut pas romanesque et qu’il n’y eut pas mille choses que nous avions encore à apprendre l’un de l’autre, mais l’important était que nous semblions déjà savoir sur nous-mêmes celles qui faisaient vraiment de nous un mari et une femme. C’était surtout Mary qui les savait du reste !
Je ne me souviens pas très clairement de ces journées. J’étais heureux ; avant mon mariage, j’avais oublié ce que c’était ; je ne me rendais même pas compte que je ne l’étais pas. La vie m’intéressait, bien sûr ; elle me distrayait, me passionnait même, mais elle ne me rendait pas heureux.
Pas une seule fois, nous n’avons ouvert la stéréo, ni un livre. Nous ne voyions personne, ne parlions à personne. Le second jour, pourtant, nous descendîmes au village, où je voulais exhiber un peu Mary. En revenant nous passâmes devant la cabane de John le Bouc, l’ermite du canton. John se chargeait en mon absence du peu de surveillance que nécessitait le chalet. Je lui fis un signe de la main en l’apercevant. Il me rendit mon salut. Il était vêtu comme de coutume d’une casquette tricotée, d’un vieux blouson militaire, d’un short et d’une paire de sandales. Je pensai un instant à le mettre au courant de l’ordonnance enjoignant à tout le monde de ne sortir de chez soi que nu jusqu’à la taille, mais je me ravisai. Je me fis un porte-voix de mes mains. « Envoie-moi le Pirate, lui criai-je.
— Qui est le Pirate, chéri ? demanda Mary.
— Tu vas voir. »
De fait, dès que nous rentrâmes chez nous, le Pirate apparut. J’avais fait accorder le mécanisme d’ouverture de sa chatière sur la note de son miaulement particulier. Le Pirate en effet était un gros matou effronté. Il entra, me dit tout bas ce qu’il pensait des gens qui restent si longtemps absents de chez eux et frotta sa tête contre ma cheville pour m’indiquer qu’il me pardonnait. Je lui caressai l’échiné à rebrousse-poil pendant qu’il examinait Mary. Elle se mit aussitôt à quatre pattes, avec ces petits bruits caressants qui prouvent tout de suite que le cérémonial des chats n’a pas de secret pour vous. Le Pirate la regardait pourtant avec méfiance. Tout à coup il lui sauta dans les bras et se mit à ronronner en lui frottant le menton avec son crâne.
« Je suis bien soulagé, annonçai-je. J’ai cru un instant qu’il allait m’interdire de te garder ! »
Mary leva la tête et me sourit. « Tu n’avais rien à craindre ; je suis aux deux tiers chatte moi-même.
— Et le troisième tiers ?
— Tu t’en apercevras bien assez tôt. »
Le chat, à partir de cet instant, passa avec nous (ou avec Mary) le plus clair de son temps, sauf lorsque je l’expulsais de notre chambre à coucher. Le Pirate et Mary trouvaient cela mesquin de ma part, mais je fus intransigeant sur ce point.
Mary n’allait jamais au-devant des embêtements. Elle ne tenait pas à fouiller inutilement dans le passé. Oh ! elle ne demandait pas mieux que de m’entendre lui parler du mien, mais le sien était tabou. Un jour où je tâchais de la faire parler, elle changea de sujet en me proposant d’aller admirer le coucher de soleil.
« Le coucher de soleil ? fis-je. C’est impossible, voyons, nous venons de prendre notre petit déjeuner ! »
Cette confusion sur l’heure de la journée me ramena brusquement à la réalité. « Mary, dis-je, depuis combien de temps sommes-nous ici ?
— Cela a de l’importance ?
— Tu parles ! Cela fait plus d’une semaine, j’en suis sûr. Un de ces jours nos téléphones vont se mettre à nous sonner aux oreilles et il faudra reprendre le collier.
— Mais d’ici là, quelle importance cela a-t-il ? »
Je tenais tout de même à savoir quel jour nous étions. J’aurais pu brancher la stéréo, mais je serais probablement tombé sur une émission d’actualités – et je n’en voulais à aucun prix car nous tenions à continuer ce jeu merveilleux que nous jouions et qui consistait à nous croire transportés tous les deux dans un autre monde – un monde où les parasites n’existaient pas. « Mary, dis-je nerveusement, combien de pilules “tempus” as-tu prises avec toi ?
— Je n’en ai pas pris du tout.
— En tout cas, moi, j’en ai assez pour nous deux. Nous devrions allonger notre permission. Suppose qu’il ne nous reste que vingt-quatre heures de tranquillité : on pourrait les transformer en un mois de durée subjective…
— Non.
— Pourquoi ? Carpe donc un peu le diem, comme dit l’autre. »
Elle posa sa main sur mon bras et me regarda dans les yeux.
« Non, mon chéri, je ne veux pas. Je veux vivre chaque moment de notre bonheur sans le gâcher en me tourmentant pour l’avenir. »
Voyant mon air entêté, elle insista. « Prends-en si tu veux, cela m’est égal, mais ne me demande pas de t’imiter.
— Enfin, sapristi, tu ne voudrais quand même pas que je m’offre des vacances tout seul ? »
Elle ne répondit rien, ce qui est bien la façon la plus irritante qui soit d’avoir le dernier mot dans une discussion.
Pourtant nous ne discutions jamais. Si j’avais envie de le faire, Mary cédait et je ne sais pourquoi je m’apercevais toujours que j’avais tort. J’essayai plusieurs fois d’en apprendre un peu plus long sur son passé. Il me semblait que j’avais le droit de connaître davantage la femme que j’avais épousée. Une question que je lui posai la laissa pensive. « Je me demande quelquefois, dit-elle, si j’ai jamais eu une enfance – ou si c’est un rêve que j’ai fait la nuit dernière. »
Je lui demandai à brûle-pourpoint comment elle s’appelait.
« Mary, me dit-elle paisiblement.
— C’est ton vrai nom ? »
Depuis longtemps je lui avais avoué le mien, mais elle continuait à m’appeler Sam.
« Bien sûr, chéri ; je m’appelle Mary depuis le jour où tu m’as toi-même donné ce nom pour la première fois.
— Oui, bien sûr… tu es ma Mary adorée, soit ; mais avant, comment t’appelais-tu ? »
Ses yeux avaient pris une expression étrange et douloureuse ; pourtant elle me répondit d’une voix calme : « Autrefois, on m’appelait Allucquere.
— Allucquere, répétai-je en dégustant la saveur de ces syllabes bizarres. Quel beau nom étrange… Allucquere… C’est majestueux, mystérieux… Mon Allucquere chérie…
— Maintenant, je m’appelle Mary. »
Il n’y avait pas à discuter. Jadis, quelque part, Mary avait souffert, beaucoup souffert, j’en étais convaincu, mais il me semblait peu probable que j’apprenne jamais la vérité. Je cessai bientôt de m’en soucier. Elle était ce qu’elle était, maintenant et à jamais, et je m’estimais heureux de baigner dans la chaude lumière de sa présence.
Je continuai donc à l’appeler Mary, mais le nom qu’elle avait jadis porté continuait à me hanter. Allucquere… Allucquere… Je me demandais comment cela pouvait bien s’écrire.
Et brusquement je me souvins. Pareille à un rat, ma mémoire n’avait pas cessé de ronger les débris entassés au fond de mon cerveau, là où j’accumule tout ce dont je n’arrive pas à me débarrasser. Il avait existé autrefois une communauté, une colonie qui employait un langage artificiel, même pour les prénoms…
Les Whitmaniens, voilà le mot que je cherchais. Les adeptes de ce culte anarcho-pacifiste avaient été expulsés du Canada et avaient ensuite échoué dans la Petite Amérique. Il existait un livre écrit par leur prophète : L’Entropie de la joie. J’avais parcouru ce volume bourré de formules pseudo-mathématiques destinées à conduire au bonheur parfait.
Tout le monde est « pour le bonheur », comme on est « contre le péché », mais les pratiques des adeptes leur avaient cependant attiré des ennuis. Ils avaient trouvé une solution aussi bizarre qu’antique à leurs problèmes sexuels – une solution qui avait amené des résultats explosifs chaque fois que la culture whitmanienne était entrée en contact avec d’autres formes de civilisation. La Petite Amérique elle-même était encore trop près du reste du monde. J’avais entendu raconter par je ne sais qui que les débris de la communauté avaient émigré sur Vénus – en ce cas ils devaient tous être morts.
Je chassai ces idées de mon esprit. Si Mary était une Whitmanienne ou avait été élevée dans ces idées, cela la regardait. Je n’allais certes pas laisser la philosophie de cette secte provoquer une crise dans notre ménage, ni maintenant ni plus tard ; le mariage n’est pas la propriété et ce n’est pas parce qu’on a épousé une femme qu’elle devient votre chose.
CHAPITRE XXII
Lorsque je fis allusion une deuxième fois aux pilules « tempus », Mary ne discuta plus, mais me proposa de nous contenter d’une dose minimale. C’était un compromis acceptable : nous pourrions toujours en reprendre si nous voulions.
Je préparai donc la drogue en injections pour que l’effet en soit plus rapide. En temps ordinaire, quand j’en prends, je regarde une pendule : lorsque la grande aiguille s’arrête, c’est que la drogue agit. Mais il n’y avait pas de pendule dans mon chalet, et nous n’avions ni l’un ni l’autre de montre-bague. Le soleil se levait et nous avions passé toute la nuit éveillés, blottis confortablement sur un grand divan bas devant la cheminée.
Nous restions là sans bouger, plongés dans un grand bien-être rêveur, et je commençais à me demander si la drogue avait agi. Je remarquai tout à coup que le soleil s’était arrêté. Il avait cessé de monter dans le ciel. J’aperçus un oiseau devant la fenêtre : en faisant très attention, je parvenais à voir ses ailes se mouvoir imperceptiblement.
Je regardai ma femme. Le Pirate était lové sur son ventre, ses pattes repliées comme dans un manchon. Ils semblaient dormir tous les deux.
« Si nous déjeunions, dis-je. Je meurs de faim.
— Va préparer ce qu’il faut, dit-elle. Si je bouge, je vais déranger le Pirate.
— Tu m’avais pourtant promis de m’aimer, de m’honorer, et de me préparer mon petit déjeuner », protestai-je en lui chatouillant les pieds.
Elle sursauta et replia brusquement les jambes sous elle. Le chat atterrit sur le sol avec un glapissement indigné.
« Oh ! mon Dieu ! dit-elle. Tu m’as fait bouger trop vite. Je l’aurai vexé.
— Ne t’occupe pas du chat, femme sans cœur ; c’est moi que tu as épousé. »
Mais je comprenais mon erreur ; lorsqu’on se trouve en présence de gens qui n’ont pas pris de drogue comme vous, il faut se déplacer très prudemment. Je n’avais plus pensé au chat qui devait nous prendre pour une paire de pantins à ressort détraqués. Je ralentis le plus possible mes mouvements et tâchai de le caresser.
Rien à faire. Il se dirigeait déjà vers sa chatière. J’aurais pu l’arrêter, car pour moi ses mouvements étaient aussi lents qu’une coulée de lave, mais je n’aurais fait que l’effrayer davantage. Je ne m’occupai plus de lui et allai dans la cuisine.
Mary avait raison : le « tempus fugit » ne vaut rien pendant une lune de miel. Le bonheur extatique que j’avais goûté jusque-là était maintenant masqué par l’euphorie spéciale de la drogue. C’est une sensation captivante, certes, mais je n’en perdais pas moins au change. J’avais remplacé un authentique enchantement par un ersatz chimique. La journée – ou le mois – n’était pas désagréable, mais je regrettais de ne pas m’en être tenu à la réalité.
La drogue cessa d’agir en fin d’après-midi. Je sentais en moi cette légère irritabilité qui marque en général le retour à la normale. Je retrouvai ma montre-bague et mesurai le temps de mes réflexes. Quand ils furent redevenus normaux, je mesurai ceux de Mary. Elle m’apprit qu’elle était revenue à la normale une vingtaine de minutes avant moi ; je n’avais donc pas trop mal calculé les doses de drogue.
« Tu veux en reprendre ? » me demanda-t-elle.
Je l’embrassai. « Non franchement, je suis content que ce soit fini.
— Comme tu me fais plaisir ! »
Je me sentais un appétit d’ogre, comme cela vous arrive toujours en pareil cas. Je le lui dis.
« Tout de suite, me répondit-elle. Je voulais rappeler Pirate. »
Il ne m’avait pas du tout manqué au cours de cette journée – ou de ce mois. C’est là une caractéristique de l’euphorie engendrée par la drogue. « Ne t’en fais pas, lui dis-je. Il reste souvent une journée entière dehors.
— Ça ne lui est encore jamais arrivé.
— Avec moi, si.
— Je suis sûre que je l’ai vexé.
— Il est sans doute allé chez le vieux John. C’est sa manière habituelle de se venger. Il ne peut rien lui arriver.
— C’est qu’il est déjà tard. J’ai peur qu’il ne se fasse prendre par un renard. Ça ne t’ennuie pas, chéri, que j’aille l’appeler dehors ? »
Elle se dirigeait vers la porte.
« Mets quelque chose sur toi, lui recommandai-je. Il fait frais ce soir. »
Elle revint dans la chambre et y passa le peignoir que je lui avais acheté le jour où nous étions descendus au village. Cela fait, elle sortit. Je mis du bois sur le feu et allai dans la cuisine. Pendant que j’essayais de choisir le menu du dîner je l’entendis rentrer. « Oh ! le méchant chat qui fait des peurs à sa mère », disait-elle. Elle avait cette voix caressante que les femmes réservent aux bébés et aux chats.
« Rentre-le et referme la porte », lui criai-je.
Elle ne répondit rien et je n’entendis que le déclic de la porte ; je revins dans le living-room. Elle venait de rentrer et le chat n’était pas avec elle. J’allais lui demander pourquoi, quand je vis ses yeux. Ils étaient dilatés et remplis d’une indicible horreur. « Mary ! » dis-je en m’avançant vers elle.
Alors seulement elle parut me voir. Elle revint vers la porte en me tournant le dos. Ses mouvements étaient saccadés, spasmodiques. Au moment où elle se détournait, je vis ses épaules.
Sous son peignoir, il y avait une bosse !
Je ne sais pas combien de temps je restai immobile. Probablement une fraction de seconde seulement, mais ce bref instant me parut une interminable torture. Je fis un bond en avant et la saisis par les bras. Elle me regarda. Ses yeux avaient cessé d’être des abîmes d’horreur : ils n’étaient plus que vides.
Elle m’envoya un coup de genou dans le bas-ventre.
En me tordant sur moi-même je parvins à amortir un peu le coup. Je sais bien qu’on ne s’attaque pas à un adversaire dangereux en lui prenant les bras, mais il faut bien comprendre qu’il s’agissait de ma femme. Je ne pouvais pas faire à Mary la parade des doigts dans les yeux.
Malheureusement, la larve avait moins de scrupules que moi, Mary (ou plutôt son parasite) combattait avec une énergie farouche et j’avais bien du mal à me défendre sans la tuer et sans me faire tuer. En outre, il me fallait tuer la larve tout en l’empêchant de m’attraper, sous peine de ne plus pouvoir sauver Mary.
Je la lâchai d’une main et lui lançai un uppercut au menton. Mon coup de poing ne la freina même pas. Je la ressaisis alors et essayai de l’immobiliser avec mes bras et mes jambes et cela, sans la blesser. Nous roulâmes tous deux à terre, Mary par-dessus moi. J’appuyai ma tête contre sa figure pour l’empêcher de me mordre.
Je la maintenais avec peine ; il me fallait faire appel à toutes mes forces pour dompter son corps vigoureux. J’essayai de la paralyser en agissant sur ses centres nerveux, mais elle connaissait les endroits sensibles aussi bien que moi – et j’eus bien de la chance de ne pas me faire moi-même paralyser.
Il ne me restait qu’une solution : écraser la larve à pleine main ; mais je savais quels effets terrifiants ce geste aurait sur le porteur humain. Je risquais de tuer Mary ; j’étais en tout cas sûr de la faire horriblement souffrir. J’aurais voulu lui faire perdre connaissance et la débarrasser doucement de sa larve avant de tuer celle-ci, j’aurais pu lui faire lâcher prise en la brûlant modérément ou en la soumettant à de petites décharges électriques…
« En la brûlant…»
Je n’eus pas le temps de creuser cette idée, car Mary m’enfonça ses dents dans l’oreille. Je parvins à dégager mon bras droit et empoignai la larve…
Rien ne se produisit. Au lieu de sentir mes doigts s’enfoncer dans une masse gélatineuse, je découvris que la larve était recouverte d’une sorte de carapace semblable à du cuir. Il me sembla avoir saisi un ballon de football. Mary sursauta quand je touchai le parasite et elle m’arracha un bout d’oreille, mais elle n’eut pas ce spasme à vous rompre les os auquel j’étais habitué. La larve vivait toujours et gardait le contrôle de son porteur.
J’essayai de glisser mes doigts sous elle, mais elle adhérait comme une ventouse. Mes doigts ne parvenaient pas à se glisser entre la larve et le dos de Mary.
Et pendant ce temps-là, je me faisais de plus en plus amocher.
Je roulai sur le côté et me mis à genoux, toujours sans lâcher Mary. J’étais forcé de lui laisser les jambes libres, ce qui était embêtant, mais je la courbai sur un de mes genoux et parvins à me redresser. Je tirai de toutes mes forces et la portai vers la cheminée.
Elle faillit m’échapper. J’avais l’impression de faire un match de lutte gréco-romaine avec un jaguar, mais je parvins cependant à l’amener devant la cheminée. J’empoignai ses cheveux à pleine main et lui mis de force les épaules au-dessus du feu.
Je ne voulais que roussir un peu la larve, la forcer à lâcher prise pour essayer de fuir la chaleur, mais Mary se débattait si fort que je glissai, me cognai la tête contre le manteau de la cheminée et dus la lâcher. Ses épaules tombèrent sur les charbons ardents.
Elle poussa un hurlement atroce et se releva d’un bond, m’emportant avec elle. Je me relevai à mon tour, encore étourdi par le coup que je m’étais donné, et la vis évanouie sur le sol. Ses cheveux – ses beaux cheveux couleur de flamme commençaient à brûler.
Son peignoir aussi. Je tapai dessus à deux mains pour étouffer les flammes et vis que la larve n’était plus sur son dos. Tout en luttant contre le feu je jetai un coup d’œil autour de moi et aperçus le parasite immobile sur le sol devant la cheminée. Le Pirate le flairait avec méfiance.
« Va-t’en de là, hurlai-je. Pirate, veux-tu finir ! »
Le chat me regarda d’un air interrogateur. Je continuai ma besogne et m’assurai que le feu était bien éteint. Cela fait je lâchai Mary. Je ne pris même pas le temps de vérifier si elle vivait encore. Ce qu’il me fallait c’était la pelle à charbon… car je n’osais pas toucher la créature avec mes mains nues. Je me tournai pour la prendre…
La larve n’était plus sur le plancher. Elle s’était emparée du Pirate. Le chat se tenait raide, les quatre pattes écartées et la larve s’installait déjà à sa place habituelle. Je me lançai sur le chat en vol plané et le saisis par les pattes de derrière à l’instant précis où il faisait ses premiers mouvements sous le contrôle de son nouveau maître.
Tripoter un chat affolé avec des mains nues est toujours pour le moins imprudent ; mais maîtriser un chat qui se trouve sous le contrôle d’un parasite constitue un exploit impossible. Les mains et les bras lacérés par les griffes et les dents de l’animal, je me hâtai de nouveau vers le feu. Malgré les gémissements et les efforts désespérés du chat, je plaçai de force la larve contre les charbons et y maintins le tout. Le chat, ses poils, mes mains, tout brûlait. La larve finit par glisser directement dans les flammes. J’en sortis alors le Pirate et le reposai sur le sol. Il ne se débattait plus. Je m’assurai que son pelage ne brûlait plus nulle part et retournai auprès de Mary.
Elle n’avait pas repris connaissance. Je m’agenouillai à côté d’elle et éclatai en sanglots.
Une heure plus tard, j’avais fait pour Mary tout ce qui était en mon pouvoir. Sur tout le côté gauche de sa tête, ses cheveux avaient disparu ; elle avait de sérieuses brûlures sur les épaules et la nuque, mais son pouls était régulier, ainsi que sa respiration, quoique rapide et courte. Il ne me semblait pas qu’elle dût se déshydrater beaucoup. Je pansai ses brûlures (chez moi, à la campagne je garde toujours toute une pharmacie à portée de la main) et lui fis une piqûre de somnifère. Je pus ensuite m’occuper du Pirate.
Il était toujours à l’endroit où je l’avais laissé et il n’avait pas bon aspect. Il avait été beaucoup plus grièvement brûlé que Mary et il avait sans doute aspiré des flammes dans ses poumons par-dessus le marché. Je crus d’abord qu’il était mort, mais il leva la tête quand je le touchai.
« Je te demande pardon, mon pauvre vieux », murmurai-je.
Il me sembla l’entendre miauler.
Je fis pour lui ce que j’avais fait pour Mary, à cela près que je n’osai pas lui donner de somnifère. Je passai ensuite dans la salle de bains pour m’occuper enfin de moi.
Mon oreille ne saignait plus et je décidai de ne pas y toucher. C’étaient mes mains qui me tourmentaient le plus. Je les mis sous le robinet d’eau chaude, mais le contact du liquide m’arracha un hurlement de douleur. Je les séchai ensuite à l’air chaud ce qui me fit aussi très mal. Je ne voyais pas du tout comment j’allais pouvoir les panser. J’en avais pourtant grand besoin.
Finalement je versai près d’une demi-livre d’une gelée contre les brûlures à l’intérieur de deux gants en matière plastique que j’enfilai. La gelée contenait en outre un anesthésique local et cela me fit un bien sensible. Je me dirigeai vers le stéréophone et demandai le médecin du village. Je lui expliquai ce qui s’était passé et ce que j’avais fait, en lui demandant de venir tout de suite.
« En pleine nuit ? dit-il. Vous voulez rire. »
Je le détrompai.
« Ne me demandez pas l’impossible, répliqua-t-il. C’est la quatrième alerte que nous avons dans le comté ; personne ne sort plus la nuit. Je passerai voir votre femme demain matin à la première heure. »
Je lui conseillai de ne pas attendre jusque-là pour aller au diable et coupai la communication.
Le Pirate mourut un peu après minuit. Je l’enterrai aussitôt pour que Mary ne puisse le revoir. Creuser sa tombe me fit très mal aux mains, mais la pauvre bête n’avait pas besoin d’une bien grande fosse. Je lui dis adieu et revins dans le chalet. Mary reposait paisiblement. J’amenai un fauteuil près de son lit et la veillai. Je dus somnoler de temps en temps, mais je suis incapable de m’en souvenir.
CHAPITRE XXIII
Au petit jour, Mary se mit à s’agiter et à gémir. Je posai la main sur elle. « Là, mon tout petit, là… Tout va bien… Sam est là. »
Ses yeux s’entrouvrirent. J’y retrouvai tout d’abord la même expression d’horreur que j’y avais vue la veille, mais, sitôt qu’elle m’eut aperçu, elle se détendit. « Sam ! Oh, mon chéri, quel cauchemar j’ai eu…
— C’est fini, répétai-je.
— Mais pourquoi as-tu des gants ? »
Elle remarqua alors avec stupeur ses propres pansements.
« Mais alors, balbutia-t-elle, ce n’était pas un rêve ?
— Non, mon amour chéri, ce n’était pas un rêve. Mais tout va bien maintenant. Je l’ai tué.
— Tu l’as tué ? Tu es sûr qu’il est bien mort ?
— Tout à fait sûr.
— Viens près de moi, Sam. Serre-moi fort.
— Cela te fera mal aux épaules.
— Tiens-moi bien. »
C’est ce que je fis, tout en tâchant de prendre garde à ses brûlures. Elle cessa bientôt de trembler.
« Je te demande pardon, mon chéri. Au fond, je ne suis qu’une pauvre petite femme peureuse, comme les autres.
— Si tu avais vu dans quel état j’étais, quand ils m’ont repris !
— J’ai vu. Mais raconte-moi plutôt ce qui s’est passé. La dernière chose dont je me souvienne, c’est que tu essayais de me mettre de force dans le feu.
— C’est que je ne pouvais pas faire autrement, vois-tu. Il le fallait. Je ne pouvais pas détacher la larve de ton dos.
— Je sais, mon chéri. Je sais. Et je te remercie de ce que tu as fait. Du fond du cœur, je te remercie. Une fois de plus, je te devrai tout. »
Nous avons un peu pleuré tous les deux. Je me suis mouché.
« Tu n’as pas répondu quand je t’ai appelée, ai-je poursuivi. Je suis entré dans le living-room et je t’y ai vue…
— Je me souviens. Oh ! mon chéri, j’ai pourtant essayé de ne pas…
— C’est ma foi vrai, dis-je assez surpris. Tu as essayé de t’en aller. Mais comment faire ? Quand une larve vous tient, c’est fini. On ne peut pas lutter.
— Je n’ai pas réussi, mais j’ai essayé quand même. »
D’une façon ou d’une autre, Mary avait cherché à opposer sa volonté à celle du parasite – mais c’est là une chose impossible. Je le sais par expérience. Pourtant j’avais une vague idée que si Mary n’avait pas réussi, dans une mesure, si faible fût-elle, à résister à son parasite, j’aurais été vaincu dans la bagarre qui nous opposait, handicapé comme je l’étais par ma volonté de ne pas la tuer.
« J’aurais dû prendre une lampe, Sam, continua-t-elle, mais jamais je n’aurais pensé avoir quelque chose à craindre ici. »
Je fis un signe de tête affirmatif. C’était bien en effet comme un refuge que le chalet nous était apparu, pareil à un lit, à deux bras protecteurs où l’on se blottit…
« Le Pirate est tout de suite venu à moi, continua-t-elle. Je n’ai vu la larve qu’en le caressant. Il était déjà trop tard. »
Elle se redressa dans son lit.
« Où est-il, Sam ? Va-t-il bien ? Appelle-le. »
Je dus la mettre au courant. Elle m’écouta sans rien dire, hocha la tête et ne fit plus jamais allusion au pauvre Pirate.
« Maintenant que tu es réveillée, dis-je pour changer de sujet, il faudrait que je te prépare à déjeuner.
— Non », cria-t-elle.
Je m’arrêtai court.
« Je ne veux pas te quitter des yeux, poursuivit-elle. Sous aucun prétexte ! J’irai avec toi faire le déjeuner.
— Pas question ! Tu vas me faire le plaisir de rester au lit comme une petite fille bien sage.
— Viens ici et ôte tes gants. Je veux voir tes mains. »
Je n’ôtai pas mes gants, car la seule pensée de le faire me donnait le frisson, l’anesthésique ayant cessé d’agir.
« C’est bien ce que je pensais, dit-elle sévèrement. Tu es plus gravement brûlé que moi. »
Ce fut donc elle qui prépara le déjeuner. Qui plus est, elle le mangea, car pour ma part, je ne pus prendre qu’un peu de café. J’insistai pour qu’elle boive beaucoup ; dans les cas de brûlures étendues il faut à tout prix éviter la déshydratation. Elle repoussa bientôt son assiette.
« Mon chéri, dit-elle, je ne regrette pas ce qui s’est passé. Maintenant je sais ce que c’est. Maintenant nous sommes tous les deux passés par là. »
Je hochai la tête d’un air morne. J’aurais préféré ne partager avec elle que mes bonheurs.
« Et maintenant il faut partir, dit-elle en se levant.
— Oui, fis-je. Je veux que tu voies un toubib le plus tôt possible.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Je le sais bien. »
Il ne servait à rien de discuter. Nous savions tous les deux que nos vacances étaient finies, que le moment était venu de nous remettre au travail. L’autavion de louage, dans lequel nous étions arrivés, était toujours sur le terrain d’atterrissage, et le compteur tournait inlassablement. Il nous fallut trois minutes pour brûler les assiettes sales, couper le courant, fermer les compteurs et nous apprêter.
Au retour, à cause de mes mains, ce fut Mary qui pilota.
« Rentrons directement à la Section, me dit-elle quand nous fûmes en l’air. On nous soignera, et nous saurons ce qui s’est passé pendant notre absence. À moins que tes mains ne te fassent trop mal ?
— D’accord », dis-je.
Je voulais savoir où en était la bataille et je voulais reprendre mon travail. Je demandai à Mary de brancher la stéréo, dans l’espoir de capter une émission d’informations. Mais l’appareil de l’autavion était aussi tocard que son moteur et nous ne parvînmes même pas à prendre une émission de radio. Heureusement les circuits du pilotage automatique marchaient bien, sans quoi Mary aurait dû garder les commandes, et le flot de la circulation était particulièrement dense.
Je parlai à Mary d’une pensée qui me tourmentait.
« Une larve ne s’emparerait pas d’un chat rien que pour s’amuser, j’imagine ?
— Je ne crois pas, non.
— Mais alors pourquoi ? Il faut bien que cela ait une raison. Tout ce que font les titans a une raison – une raison affreuse, peut-être, mais, de leur point de vue, logique.
— La raison, c’est qu’ils espéraient capturer ainsi un humain.
— Oui, je sais. Mais comment pourraient-ils se permettre de se placer sur des chats, rien que pour le cas hypothétique où le chat leur fournirait un prisonnier humain ? Seraient-ils vraiment à ce point nombreux ? »
Je me souvins de la saturation de Kansas City et frissonnai.
« Pourquoi me poser cette question, chérie ? Je n’ai pas du tout l’esprit analytique.
— Ne fais pas ta violette et réfléchis plutôt à ceci : d’où venait cette larve ? Il lui a fallu un autre porteur pour arriver jusqu’au Pirate. Quel porteur ? Pour moi c’était le vieux John-John le Bouc. Le Pirate n’aurait laissé personne d’autre l’approcher.
— Le vieux John ? »
Mary ferma les yeux un instant, puis les rouvrit. « Il ne m’a fait aucune impression particulière, dit-elle pensivement. Je n’ai jamais été assez près de lui.
— Par élimination je crois que c’est forcément lui. Le vieux John portait un blouson alors que tout le monde dans la région avait le dos nu, conformément aux instructions. Donc il était possédé avant la date de l’ordonnance. Mais pourquoi une larve serait-elle allée chercher un solitaire perdu dans la montagne ?
— Pour te capturer, toi.
— Moi ?
— Pour te recapturer, si tu préfères. »
C’était possible, après tout. Peut-être tout porteur leur ayant échappé devenait-il ensuite un homme marqué ; dans ce cas la douzaine de congressistes que nous avions délivrés étaient particulièrement exposés. C’était un point à noter dans mon rapport, pour étude ultérieure.
C’était peut-être aussi à moi en particulier qu’ils en voulaient. Qu’avais-je donc de spécial ? J’étais un agent secret. Chose plus importante, la larve qui m’avait possédé devait avoir appris tout ce que je savais sur le Patron et, notamment, que j’avais facilement accès auprès de lui. J’avais la certitude morale que le Patron était leur principal antagoniste ; la larve devait avoir appris que je le pensais, puisqu’elle contrôlait toutes mes activités intellectuelles.
Cette larve-là avait même rencontré personnellement le Patron ; elle avait causé avec lui… Non… Attention ! Cette larve-là était morte. Ma théorie s’effondra d’un seul coup.
Mais elle se reconstruisit aussitôt.
« Mary, demandai-je, tu t’es servie de ton appartement depuis le jour où nous y avons déjeuné tous les deux ?
— Non. Pourquoi ?
— N’y retourne sous aucun prétexte. Je me souviens d’avoir pensé, lorsque j’étais leur prisonnier qu’il faudrait y tendre un piège.
— Mais tu n’as pas eu le temps de le faire, disais-tu ?
— Non, mais le piège a pu être tendu depuis. Il y a peut-être un équivalent du vieux John qui nous guette comme une araignée, en attendant que toi et moi y retournions. »
Je lui expliquai la théorie de Mac Ilvaine relative à la « mémoire de groupe » que, selon lui, possédaient les créatures. Sur le moment, j’avais estimé que ce n’était là qu’une de ces idées loufoques comme en ont les savants. Mais je voyais maintenant que c’était la seule hypothèse pensable qui répondait à tout – à moins de supposer les envahisseurs assez bêtes pour préférer pêcher dans une baignoire plutôt que dans une rivière ! Or, nous étions payés pour savoir qu’ils ne l’étaient pas.
« Attends un peu, chéri : en réalité, d’après la théorie de Mac Ilvaine, chaque créature serait toutes les autres en même temps. C’est bien cela ? En d’autres termes, l’être qui m’a capturée hier soir était aussi bien celui qui t’a possédé quand tu leur appartenais, que celui qui t’a effectivement possédé… Oh ! mon Dieu, voilà que je m’embrouille ! Je veux dire que…
— C’est cela dans ses grandes lignes. Séparément, ce sont des individus ; mais en conférence directe ils mettent leurs mémoires en commun et le titan A devient exactement semblable au parasite B. Si c’est vrai, celui d’hier soir se souvenait exactement de tout ce qu’ils ont appris de moi, à condition, bien entendu, qu’il ait eu une conférence directe avec la larve qui m’a possédé ou tout au moins avec une larve qui se soit trouvée reliée en conférence directe par un nombre quelconque de ses congénères à celle qui m’a possédé, après le moment de ma capture. Et on peut être sûr que cela s’est passé ainsi, quand on connaît leurs habitudes. Il aurait donc – (je parle du premier)… Non, attends. Prenons trois larves : Pierre, Paul, et… euh… Jean. Jean c’est celle d’hier soir. Paul est celle qui…
— Pourquoi leur donner des noms, si ce ne sont pas des individus ? demanda Mary.
— Pour leur laisser… Au fond, peu importe. Mais souvenons-nous que si Mac Ilvaine a raison, il y a des centaines de mille, peut-être même des millions de larves qui savent exactement qui nous sommes, qui connaissent nos noms, nos visages, et tout ce qui nous concerne. Elles savent où est ton appartement, le mien, notre chalet… Nous sommes notés sur une liste.
— Mais, Sam… c’est horrible, dit-elle en fronçant tes sourcils. Comment pouvaient-elles savoir quand elles nous trouveraient au chalet ? Nous n’avions rien dit à personne. Nous avaient-elles tendu une embuscade à tout hasard ?
— Ça me paraît certain. Songe que nous ignorions si cela les dérangeait d’attendre. Le temps peut avoir un sens tout différent pour elles et pour nous.
— Comme pour les Vénusiens ? » suggéra-t-elle.
Je fis un signe d’acquiescement. Un Vénusien peut fort bien « épouser » (si j’ose dire !) son arrière-arrière-petite-fille tout en étant plus jeune qu’elle. Bien entendu, cela dépend de la façon dont ils estivent.
« En tout cas, poursuivis-je, il faut que je prépare un rapport sur tout cela et que j’y ajoute nos hypothèses. Les petits copains du service d’analyse s’amuseront comme ils voudront avec. »
J’allais ajouter que le Patron ferait bien de se méfier tout particulièrement, car c’était surtout à lui qu’ils en voulaient mais, juste à ce moment, mon téléphone sonna pour la première fois depuis le début de ma permission. La voix du Patron se substitua brusquement à celle du standardiste.
« Viens tout de suite au rapport, ordonna-t-il.
— Nous arrivons, dis-je. Dans une demi-heure nous serons là.
— C’est trop long ! Tu rentreras par K 5 ; dis à Mary de prendre L 1. Vite ! »
Il coupa avant que j’aie pu lui demander comment il savait que Mary était avec moi.
« Tu l’as eu ? demandai-je à Mary.
— Oui, j’étais sur le circuit.
— On dirait que la fête va bientôt commencer ! »
Ce ne fut qu’après l’atterrissage que je commençai à entrevoir à quel point la situation avait évolué depuis notre départ. Nous étions en règle avec les instructions du plan « Dos nu », mais nous n’avions pas entendu parler du plan « Bain de soleil ». Deux flics nous arrêtèrent au moment où nous descendions d’autavion. « Ne bougez pas, cria l’un deux. Pas de mouvements brusques ! »
Rien n’indiquait que ce soient des flics, sinon leurs manières et les pistolets qu’ils braquaient sur nous. Ils portaient un ceinturon, des chaussures et de minuscules slips – à peine plus grands qu’un suspensoir. Un deuxième coup d’œil me fit apercevoir leurs insignes fixés à leurs ceinturons.
« Et maintenant, mon vieux, dit le flic, ôtez-moi le grimpant en vitesse ! »
Apparemment je n’obéis pas assez vite.
« Et que ça saute ! rugit-il. On en a déjà abattu deux ce matin qui essayaient de se tirer. Si vous voulez faire le troisième…
— Fais ce qu’il te dit », intervint doucement Mary.
J’obéis et ne conservai sur moi que mes chaussures et mes gants ; cela me donnait un air passablement idiot. Je parvins à dissimuler mon téléphone et mon pistolet pendant que j’enlevais mon short.
Le flic me fit faire demi-tour. « Il n’a rien, dit son collègue. À l’autre maintenant. »
J’allais remettre mon short, quand le premier flic m’arrêta.
« Hé là, vous tenez absolument à vous attirer des histoires, alors ? Laissez donc ça tranquille.
— Je n’ai pas envie de me faire ramasser pour outrage à la pudeur », dis-je sans me fâcher.
Il parut surpris, éclata de rire et se tourna vers son collègue.
« Tu entends ça, Ski ?
— Quand même, dit le deuxième flic sans impatience, vous pourriez y mettre un peu du vôtre. Vous connaissez le règlement. Portez un manteau de fourrure si vous voulez, moi je m’en fous – mais c’est une ambulance qui vous ramassera. Les vigilants tirent plus vite que nous ! »
Il se tourna vers Mary. « Et maintenant, madame, s’il vous plaît…»
Sans discuter, Mary se mit en devoir de retirer son short.
« Pas la peine, madame, dit aimablement le flic. Bâtis comme ils sont, ça se verrait. Tournez-vous lentement, ça suffira.
— Merci », dit Mary qui s’exécuta.
Le flic avait raison : le bikini de Mary la moulait comme si on le lui avait peint à même la peau.
« Et ces bandes ? remarqua le premier flic.
— Elle s’est gravement brûlée, répondis-je. Vous le voyez bien. »
Il regarda d’un air dubitatif les pansements plutôt mal fichus que j’avais faits à Mary. « Hum…, dit-il, est-ce bien vrai ?
— Puisque je vous le dis ! »
Je commençais à perdre patience. J’étais l’incarnation parfaite du mari jaloux qui perd tout bon sens dès qu’il s’agit de sa femme. « Enfin, regardez ses cheveux, bon Dieu ! Croyez-vous qu’elle aurait abîmé des cheveux pareils, pour le plaisir de vous attraper ?
— Ils n’en sont pas à ça près, dit le premier flic d’un air sombre.
— Cari a raison, dit l’autre. Je regrette, madame, mais il faut que nous voyions ce qu’il y a là-dessous.
— C’est impossible, protestai-je au comble de l’énervement. Nous allons chez un médecin. Vous ne ferez que…
— Aide-moi, Sam », dit simplement Mary.
Je me tus et soulevai un coin du pansement. Mes mains tremblaient de rage. Le plus vieux des deux flics laissa échapper un petit sifflement. « Pour moi, ça va. Qu’est-ce que tu en dis, Carl ?
— Pour moi aussi. Qu’est-ce qu’il vous est donc arrivé, ma petite dame ?
— Dis-le-leur, Sam.
— Vous vous en êtes bien tirés, remarqua le plus âgé des flics quand j’eus fini. Soit dit sans vous offenser. Alors maintenant c’est des chats ? Pour les chiens, ça je savais. Les chevaux, d’accord. Mais on ne croirait pas qu’un chat aurait pu avoir de ces saletés-là. Nous qui avions un chat, maintenant va falloir qu’on s’en débarrasse. Ça ne va pas faire plaisir aux gosses.
— Je suis navrée, dit Mary.
— Que voulez-vous, les temps sont durs pour tout le monde. C’est bon, vous pouvez passer.
— Attendez une minute, dit le premier. Tu sais, Ski, si elle se balade dans les rues avec ces machins-là sur le dos, elle a bien des chances de se faire descendre. »
L’autre se gratta le menton. « Ça, c’est vrai, dit-il. Va falloir qu’on vous dégotte un panier à salade. »
C’est ce qu’ils firent. Je réglai la location de mon vieux clou d’autavion et accompagnai Mary jusqu’à l’entrée de la Section qui lui avait été assignée par le Patron. Elle se trouvait dans un hôtel, et on y accédait par un ascenseur particulier. J’y montai avec elle pour éviter des explications inutiles, mais en sortis après qu’elle eut quitté l’ascenseur un étage plus bas que les boutons de manœuvre visibles ne le laissaient prévoir. J’avais bien envie de rentrer avec elle, mais le Patron m’avait enjoint de passer par l’entrée K 5.
J’avais aussi bien envie de remettre mon short. Dans le panier à salade, et au cours du bref trajet que nous avions fait pour gagner la porte de service de l’hôtel, entourés d’un groupe de policiers qui évitaient ainsi à Mary de se faire tirer dessus à vue, ma nudité m’avait été à peu près indifférente. Mais il faut un sacré courage pour affronter le monde seul et sans pantalon.
J’avais bien tort de m’en faire, du reste. Je constatai vite qu’une des coutumes les mieux ancrées de notre civilisation s’était évaporée avec les neiges du dernier hiver. La plupart des hommes portaient des slips comme j’en avais vu aux flics, mais je n’étais pas le seul, tant s’en fallait, à me balader complètement à poil. Je me souviens notamment d’un homme qui s’appuyait contre un pilier du couvre-rue et examinait tous les passants d’un œil glacé. Pour tout vêtement, il n’avait : que des sandales, un brassard portant les trois lettres « VIG » et une mitraillette Owens. J’en vis encore trois autres pareils et me félicitai de porter mon short sur mon bras.
Peu de femmes étaient entièrement nues, mais avec leurs soutiens-gorge à cordonnets et leurs slips translucides, cela revenait au même. Jamais une larve n’aurait pu se cacher là-dedans. La plupart du reste eussent été plus à leur avantage en toge. Telle fut du moins ma première impression, mais elle ne tarda pas à se dissiper aussi. Très rapidement on finissait par ne pas faire plus attention à la laideur des corps qu’à celle des taxis. L’œil ne la remarquait plus. Il semblait en être de même pour tous les passants qui avaient apparemment acquis une totale indifférence. Après tout, de la peau n’est jamais que de la peau.
On m’introduisit aussitôt auprès du Patron. Il leva la tête.
« Tu es en retard, grogna-t-il.
— Où est Mary ? demandai-je.
— À l’infirmerie. On la soigne pendant qu’elle dicte son rapport. Fais voir tes mains.
— Merci bien, je préfère les montrer au médecin ! Qu’est-ce qui se passe ?
— Si tu te donnais quelquefois la peine d’écouter les informations, tu le saurais. »
CHAPITRE XXIV
Je me féliciterai toujours de ne pas avoir écouté d’informations pendant notre lune de miel, car elle aurait été étouffée dans l’œuf. Pendant que nous nous congratulions sur nos qualités respectives, la guerre avait bien failli être perdue. J’avais eu raison de soupçonner les envahisseurs de pouvoir se fixer sur n’importe quelle partie du corps humain tout en continuant à contrôler les actions de leurs porteurs. Quoique je n’aie pas eu connaissance du rapport scientifique établi sur ce point, des expériences l’avaient prouvé, avant même que Mary et moi ne partions nous enterrer dans la montagne. Le Patron devait être au courant. En tout cas, le Président et les autres grosses légumes le savaient.
C’est pourquoi le plan « Bain de soleil » avait succédé au plan « Dos nu ». Et tout le monde s’était docilement fichu à poil.
C’est du moins ce qui aurait dû se passer. La question était déjà considérée comme ultra-secrète au moment de l’émeute de Scranton. Ne me demandez pas pourquoi ! Notre gouvernement a pris l’habitude de nous juger trop jeunes pour savoir tout ce que nos politiciens et bureaucrates omniscients considèrent comme secret. C’est une forme de paternalisme. L’émeute de Scranton aurait dû convaincre tout le monde que les larves s’étaient infiltrées dans la zone verte mais elle ne suffit cependant pas à faire appliquer le plan « Bain de soleil ».
La fausse alerte aérienne de la côte est eut lieu, je crois, le troisième jour de notre lune de miel ; il fallut un certain temps pour saisir ce qui s’était passé, quoiqu’il fût bien évident que la foudre n’avait pu tomber accidentellement sur tant d’abris à la fois. J’ai encore le frisson quand je repense à tous ces gens blottis dans l’obscurité en attendant le signal de fin d’alerte, pendant que les esclaves des « maîtres » se glissaient au milieu d’eux pour leur coller des larves sur le dos. Dans certains abris, le pourcentage de recrutement semble avoir été de 100 pour 100.
Le lendemain, il y eut d’autres émeutes. Nous étions entrés dans la Terreur. À proprement parler, la vague de lynchages prit naissance lorsqu’un citoyen aux abois voulut tirer sur un flic. Il s’appelait Maurice T. Kaufman et habitait Albany ; le flic était un certain Malcolm Mac Donald. Kaufman mourut une demi-seconde plus tard et Mac Donald le suivit de près, ainsi que son titan, tous deux ayant été mis en pièces par la foule. Mais les vigilants ne prirent vraiment de l’importance que lorsque les chefs d’îlot organisèrent le mouvement.
Les chefs d’îlot, se trouvant à leur poste de guet au-dessus du niveau du sol, pendant les pseudo-raids aériens avaient en majorité échappé au coup de filet – mais ils sentaient leur responsabilité en jeu. Certes, tous les vigilants n’étaient pas des chefs d’îlot – mais quand on croisait dans la rue un homme armé et complètement nu, il avait autant de chances de porter l’insigne de chef d’îlot qu’un brassard « VIG ». De toute manière, on pouvait s’attendre à le voir tirer sur toute excroissance anormale apparue sur le corps humain. Ils tiraient d’abord et vérifiaient après.
On me mit au courant de la situation, tout en me pansant. Le docteur me fit une légère injection de « tempus » et je passai mon temps (durée subjective, environ trois jours – temps réel une heure) à étudier des rouleaux de stéréo, dans un projecteur accéléré. C’est un appareil qui n’a jamais été répandu dans le public bien qu’il soit introduit en fraude dans certaines universités à l’époque des examens. On règle la vitesse de déroulement de façon à correspondre à votre vitesse subjective ; un transformateur sonique permet de rendre les paroles audibles. C’est fatigant pour les yeux, mais, dans notre métier, c’est extrêmement utile.
J’avais peine à croire que tant de choses aient pu se passer en si peu de temps. Prenez le cas des chiens : les vigilants abattaient maintenant tous ceux qu’ils voyaient, même s’ils ne portaient pas de larves. Il y avait en effet cinquante possibilités sur cent pour qu’ils en aient une avant le lendemain. Ils s’attaquaient ensuite aux hommes et les parasites changeaient de porteur dans l’obscurité.
Le monde devait aller bien mal pour qu’on ne puisse même plus se fier aux chiens !
Les chats semblaient n’avoir été que peu utilisés. Mon pauvre vieux Pirate était une exception. En revanche, il était maintenant bien rare de rencontrer des chiens en plein jour dans la zone verte. Ils s’infiltraient pendant la nuit dans la zone rouge, voyageaient dans l’obscurité et se cachaient à l’aube. Ils continuaient à surgir sporadiquement, même sur la côte. Cela rappelait les vieilles légendes de loups-garous.
Je parcourus des douzaines de bobines qui avaient été retransmises de la zone rouge. Elles se répartissaient en trois groupes selon la période de leur émission : il y avait eu d’abord la période de camouflage, où les larves avaient continué les émissions « normales », puis était venue une courte période de contre-propagande durant laquelle les larves s’étaient efforcées de convaincre les citoyens de la zone verte que le gouvernement était devenu fou ; enfin venait la période dans laquelle nous nous trouvions encore et où l’on avait définitivement jeté le masque.
À en croire Mac Ilvaine, les extraterrestres n’ont pas de vraie culture ; même à ce point de vue, ils sont parasitiques et se contentent d’adapter les cultures qu’ils trouvent. Peut-être sa conclusion est-elle un peu hâtive, mais c’est en tout cas exactement ce qu’ils firent dans la zone rouge. Les larves étaient bien forcées de maintenir les activités économiques essentielles de leurs victimes, puisqu’elles auraient partagé leur sort si celles-ci étaient mortes de faim. Nos envahisseurs conservèrent donc la même structure économique que par le passé. À quelques variantes près, toutefois – variantes qui n’avaient rien de séduisant pour nous, comme l’utilisation des malades ou des gens en surnombre pour alimenter les usines d’engrais ! Cependant, en général, les paysans restèrent des paysans, les mécaniciens des mécaniciens, et les banquiers des banquiers. Ce dernier détail sembla assez inattendu, mais les experts affirment que tout système basé sur la division du travail exige une comptabilité quelconque.
Mais pourquoi gardèrent-ils la pratique des divertissements humains ? Le besoin de se distraire est-il vraiment universel ? Le choix qu’ils firent parmi les distractions humaines, en les « améliorant », n’est guère à notre honneur. Certaines de leurs améliorations pouvaient cependant se défendre : par exemple l’idée qui leur vint à Mexico de donner au taureau des chances égales à celles du matador !
Mais la plupart de ces « divertissements » étaient de nature à vous donner la nausée et je préfère ne pas insister. Je suis une des rares personnes qui aient vu des transcriptions de ces horreurs. Je dus m’imposer ce spectacle pour des raisons professionnelles, mais j’espère que Mary, quand on lui donna ses instructions, n’eut pas besoin de se documenter là-dessus. De toute façon, elle ne m’en aurait jamais parlé.
Je vis même dans ces bobines une chose si révoltante, si atroce, si répugnante, que j’ose à peine la mentionner, quoique je sente bien qu’il soit de mon devoir de le faire : çà et là, au milieu des esclaves, je vis des hommes et des femmes, des êtres humains (s’ils ont encore droit à ce nom) qui ne portaient pas de larves. C’étaient des renégats. Leurs kapos, leurs hommes de confiance, si vous préférez…
Dieu sait que je hais les larves, mais j’aurais eu encore plus de plaisir à abattre un de ces renégats !
Partout nous perdions du terrain. Nos méthodes n’étaient efficaces que pour arrêter la diffusion des parasites – et encore ! Pour les combattre directement il aurait fallu bombarder nos propres villes sans même pouvoir être sûrs de tuer tous les envahisseurs. Ce qu’il nous fallait, c’était une arme capable de les tuer sans tuer leurs porteurs, ou un moyen de réduire ceux-ci à l’impuissance ou de les rendre inconscients sans les tuer, pour nous permettre de les libérer. Nous n’avions aucune arme de ce genre à notre disposition bien que tous nos savants ne s’occupent plus que de cela. Un gaz somnifère aurait été l’idéal, mais nous devions nous estimer heureux qu’on n’en eût pas mis un au point avant l’invasion car les larves s’en seraient sans nul doute servies contre nous. Il ne faut pas oublier qu’elles avaient à leur disposition la moitié, ou plus, du potentiel militaire des États-Unis.
La situation était sans issue – et le temps travaillait pour eux. Certains excités proposaient d’anéantir les villes de la vallée du Mississippi à la bombe H. Autant vouloir guérir un cancer des lèvres en coupant la tête du malade ! Il y avait aussi des abrutis (en nombre plus considérable encore) qui n’avaient jamais vu de larves, ne croyaient pas à leur existence et ne voyaient dans toute cette affaire qu’une machination du despotisme fédéral de Washington. Cette dernière catégorie de citoyens se raréfiait du reste de jour en jour : ils n’avaient pas changé d’avis mais les vigilants ne plaisantaient pas avec ce genre de délit d’opinion…
Il y avait aussi le tiers parti des échines souples, des esprits pondérés, qui étaient favorables à des négociations. Ils estimaient que l’on pouvait « s’entendre » avec les envahisseurs. Une délégation représentative de ce point de vue et mandatée par l’opposition au Congrès fit une tentative en ce sens. Passant par-dessus la tête du département d’État, elle contacta le gouverneur du Missouri, par l’intermédiaire d’un réseau titan de la zone jaune. On lui garantit l’immunité diplomatique et elle reçut des sauf-conduits. Oui, ils crurent aux « garanties » des titans et acceptèrent leurs saufs-conduits. Ils allèrent jusqu’à Saint-Louis et n’en revinrent jamais. Ils envoyèrent bientôt des messages de la zone rouge. J’en ai lu un ; c’était un discours enflammé dont la substance peut se résumer ainsi :
« Qu’est-ce que vous attendez ? L’eau est excellente ! »
Comme si les bestiaux pouvaient faire des pactes avec les bouchers !
L’Amérique du Nord était toujours le seul foyer d’infection connu. La seule décision positive que prit l’O.N.U. (outre la mise à notre disposition des satellites artificiels) fut de se transporter à Genève. L’assemblée générale adopta (avec vingt-trois abstentions) une résolution définissant la calamité qui nous frappait comme un « désordre intérieur » et recommanda à tous ses membres d’apporter l’aide qu’ils jugeraient appropriée aux gouvernements légitimes des États-Unis, du Mexique et du Canada.
C’était une guerre sourde, une guerre silencieuse, où nous perdions des batailles avant même de savoir qu’elles avaient été engagées. Les armes classiques ne servaient à peu près à rien, sinon à maintenir l’ordre dans la zone jaune devenue un double no man’s land allant des forêts canadiennes au désert du Mexique. Toute cette région restait entièrement déserte pendant la journée ; seules nos patrouilles la parcouraient. La nuit, nos troupes se repliaient et les chiens arrivaient – les chiens et bien d’autres choses encore !
L’unique bombe atomique utilisée au cours de toute la guerre fut lancée sur une soucoupe volante qui avait atterri près de San Francisco, au sud de Burlingame. La destruction de l’astronef était conforme aux principes stratégiques qui avaient été arrêtés, mais ces principes mêmes furent violemment critiqués par certains qui estimaient qu’il eût mieux valu la capturer pour l’examiner à loisir. Je dois dire que mes sympathies personnelles allaient à ceux qui préféraient tirer d’abord et examiner après.
Quand la dose de « tempus » qui m’avait été administrée eut cessé d’agir, la situation des États-Unis m’apparut comme infiniment pire que je ne l’avais jamais imaginée, même à Kansas City. Notre pays était sous la Terreur. L’ami tuait l’ami, la femme dénonçait le mari. Le bruit courait-il qu’une créature avait été repérée qu’une foule se rassemblait aussitôt, prête à tous les lynchages. Frapper de nuit à la porte d’une maison était s’exposer à recevoir une rafale de mitraillette. Les honnêtes gens restaient chez eux. La nuit, seuls les chiens sortaient…
Le fait que la plupart des rumeurs relatives à la découverte de larves fussent sans fondement ne les rendait pas moins dangereuses. Ce n’était pas par exhibitionnisme que les gens préféraient souvent la totale nudité aux vêtements plus que discrets autorisés par le plan « Bain de soleil ». Tout vêtement, si léger fût-il, attirait des regards soupçonneux – et ce genre de soupçon s’exprimait facilement d’une manière définitive. Personne ne portait plus les fameuses cuirasses protectrices car les larves les avaient copiées et s’en étaient servies presque aussitôt. Il y avait eu l’incident de Seattle. Une femme qui ne portait en tout et pour tout que des sandales et un sac à main avait été repérée par un vigilant. Il avait apparemment développé un flair spécial pour dépister les larves ; quoi qu’il en soit, il avait suivi la femme et avait remarqué qu’elle gardait toujours son sac dans la main droite, même quand elle l’ouvrait pour prendre de la monnaie…
Elle s’en tira, car il se contenta de lui sectionner les bras à la hauteur du poignet, et elle put sans doute se faire greffer une autre main. Les pièces de rechange de cette nature ne manquaient pas ! La larve elle aussi était encore en vie quand le vigilant ouvrit le sac – mais elle ne le resta pas longtemps.
La drogue avait cessé d’agir quand je vis la bobine relatant cet incident. J’en parlai à l’infirmière. « Ne vous tracassez pas, me dit-elle. Ça ne sert à rien. Et maintenant pliez les doigts de votre main droite, je vous prie. »
J’obéis pendant qu’elle aidait le médecin à pulvériser de la peau synthétique sur mes mains. « Portez des gants pour tout travail manuel, me recommanda-t-il, et revenez me voir la semaine prochaine. »
Je le remerciai et me rendis au bureau des Opérations. J’avais d’abord cherché à voir Mary, mais elle était fort occupée au service de Cosmétique.
CHAPITRE XXV
« Ça va, les mains ? me demanda le Patron.
— Ça ira. Ils m’ont mis de la peau artificielle pour une semaine. Demain on me greffera un bout d’oreille. »
Il parut agacé. « La greffe n’aura pas le temps de prendre. Il faudra que le service de Cosmétique t’en arrange une fausse.
— Peu importe l’oreille, lui dis-je. Ça ne vaut pas la peine de m’en faire coller une fausse. Il faut que je me déguise ?
— Pas exactement. Maintenant que tu es bien au courant, que penses-tu de la situation ?
— Pas fameuse, dus-je avouer. Tout le monde se méfie de tout le monde… Autant vaudrait être en Russie !
— Oui… À propos, est-ce qu’à ton avis, il serait plus facile de pénétrer en Russie et d’y organiser un réseau de surveillance que d’en faire autant en zone rouge ? Que préférerais-tu ? »
Je le regardai d’un œil méfiant.
« Ça, ça cache quelque chose ! Vous n’avez pas l’habitude de laisser vos agents choisir eux-mêmes leurs missions.
— Je te demande ton avis, en tant que spécialiste.
— Hum… Je n’ai pas assez de données précises. Les larves ont-elles infesté la Russie ?
— C’est justement ce qu’il faut que je découvre. »
Je compris tout à coup que Mary avait raison : les agents secrets ne devraient pas se marier.
« À cette époque de l’année, dis-je, il me semble qu’il faudrait y entrer par Canton. À moins que vous n’envisagiez un parachutage…
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’aie envie de t’y envoyer ? Il serait plus commode et plus rapide d’obtenir le renseignement de la zone rouge.
— Hein ?
— Certainement. Si l’infestation s’est répandue en dehors de notre continent, les envahisseurs de la zone rouge doivent le savoir. Pourquoi faire le tour de la moitié du globe pour le découvrir ? »
Je mis au rancart l’idée qui m’était venue de me transformer en marchand hindou voyageant avec sa femme, et réfléchis à ce qu’il me disait. Ce n’était pas impossible…
« Mais comment diantre pénétrer en zone rouge, maintenant ? demandai-je. Je ne vais pas me coller une fausse larve en plastique entre les omoplates. Je me ferais repérer la première fois qu’on m’appellerait en conférence directe.
— Pas de défaitisme ! Quatre agents ont déjà pénétré là-bas.
— Et ils en sont revenus ?
— Ma foi, non… pas exactement…
— Vous trouvez qu’il est temps de faire des compressions de personnel sur mon dos ?
— Je crois que tes collègues n’ont pas suivi la bonne tactique.
— Évidemment !
— Ce qu’il faut, ce serait les convaincre que tu es un renégat. Tu as une idée ? »
Les idées que j’avais étaient trop violentes pour que je pusse les exprimer décemment. Je finis pourtant par éclater. « Vous ne pourriez pas me faire commencer par quelque chose de plus facile ? Un rôle de marlou panaméen, par exemple ? Ou d’étrangleur sadique ? Il faut bien que je me mette dans l’ambiance…
— Ce n’est pourtant pas sorcier, dit-il. Il y a peut-être des difficultés pratiques, mais…
— Pouah !
— … Mais tu dois pouvoir t’en tirer. De tous mes agents, tu es celui qui a le plus d’expérience de leurs mœurs. À part ta petite brûlure aux doigts, tu dois être retapé maintenant… À moins que nous ne te parachutions au-dessus de Moscou et que tu voies directement de quoi il retourne là-bas. Penses-y, mais sans t’énerver. Nous avons un jour ou deux devant nous.
— Merci ! Trop aimable. »
Je changeai de sujet.
« Et Mary ? Que comptez-vous en faire ?
— Occupe-toi donc de tes affaires.
— C’est ma femme, tout de même.
— Je sais.
— Ça alors ! Et vous ne me présentez pas vos vœux ?
— Il me semble, dit-il lentement, que tu as déjà eu toute la part de chance qu’un homme est en droit d’attendre ici-bas. Enfin je t’offre toujours ma bénédiction pour ce qu’elle vaut.
— Ah !… Ma foi, merci quand même. »
Je ne suis pas rapide. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais imaginé que le Patron était peut-être pour quelque chose dans le fait que nos permissions à Mary et à moi aient si opportunément coïncidé. « Écoutez, papa, dis-je.
— Hein ? »
C’était la deuxième fois que je l’appelais ainsi dans le mois et cela le mit aussitôt sur la défensive.
« Vous avez toujours voulu que j’épouse Mary, hein ? Vous avez tout combiné pour cela.
— Ne dis donc pas de bêtises. Je crois au libre arbitre, mon petit – et au libre choix. Vous aviez tous les deux droit à une permission – le reste est purement accidentel.
— Hum ! Je ne crois pas beaucoup au hasard, quand vous êtes dans le coup. Enfin peu importe. Je ne me plains pas du résultat. Et maintenant, pour cette mission, laissez-moi un peu plus de temps pour que je réfléchisse aux différentes éventualités. Je vais toujours passer demander une oreille en caoutchouc au service de Cosmétique. »
CHAPITRE XXVI
Nous décidâmes finalement d’essayer de pénétrer en zone rouge. Notre équipe d’analystes nous avait prévenus qu’il n’y avait aucune chance pour que je puisse avec succès me faire passer pour un renégat. La question essentielle était de savoir comment on devenait un renégat. Pourquoi les parasites leur faisaient-ils confiance ? La réponse était évidente. Un parasite connaît l’esprit de son porteur. Si, en s’emparant de l’esprit d’un homme, il sait que celui-ci est un renégat-né, un homme qui ne demande qu’à se donner à eux, il peut être utile d’en faire un renégat plutôt qu’un porteur. Mais il faut d’abord que la créature ait pu sonder l’ignominie de l’individu en question pour s’assurer de sa profondeur.
Telle était la conclusion à laquelle nous conduisait la logique – logique humaine, certes, mais qui devait être aussi celle des créatures puisque cette hypothèse recoupait tout ce dont nous les savions capables ou incapables. Quant à moi, j’étais incapable, même sous l’empire d’instructions reçues sous hypnose profonde, de me faire passer pour un aspirant-renégat. C’est du moins ce que les psycho-techniciens décidèrent – et je me ralliai de grand cœur à leurs conclusions.
Il peut sembler illogique de supposer les créatures capables de « libérer » un porteur alors même qu’ils le savent susceptible de leur rester fidèle ensuite.
Mais les renégats constituaient pour les larves une réserve intéressante de membres fidèles de leur cinquième colonne. « Fidèles » n’est pas le mot juste, mais notre langue n’a pas de mot pour cette sorte d’ignominie. Il était certain que des renégats s’étaient déjà infiltrés dans la zone verte, mais il est souvent malaisé de distinguer un renégat d’un imbécile ; cela les rendrait difficiles à pincer.
Je me préparai à ma mission. Je révisai sous hypnose les langues dont j’aurais besoin, sans oublier les dernières expressions à la mode. On me pourvut d’une nouvelle personnalité et de beaucoup d’argent. Mon matériel était d’un modèle tout nouveau, et c’était un vrai plaisir que de s’en servir ; l’appareil à micro-ondes était à peine plus grand qu’une tranche de pain et le blindage de l’accumulateur d’énergie était si parfait qu’il n’aurait pas réveillé le plus sensible des compteurs Geiger.
Il allait falloir traverser leur écran radar, mais je devais bénéficier d’une couverture anti-radar à donner des crises de nerfs à tous leurs techniciens. Une fois passé, je devais découvrir, si oui ou non, la Russie et ses alliés étaient infestés et dicter un rapport au premier satellite artificiel qui serait en vue, ou plus exactement qui serait au-dessus de l’horizon. Je suis bien incapable d’apercevoir un satellite artificiel à l’œil nu et je doute fort que personne puisse réussir cet exploit. Mon rapport fait, j’étais libre de repartir, à pied, à cheval, à la nage, gratuitement ou à coups de bakchich.
Mais je n’eus jamais l’occasion d’utiliser tous ces préparatifs, car la soucoupe volante de Pass Christian se posa sur ces entrefaites.
À part cette dernière, on n’en avait vu que deux autres en tout après leur atterrissage. Celle de Grinnell avait été aussitôt camouflée par les larves et celle de Burlingame n’était plus qu’un souvenir radioactif. Mais la soucoupe de Pass Christian fut à la fois repérée sur sa trajectoire et identifiée au sol.
Ce fut le satellite Alpha qui nota sa trajectoire, il la prit pour un météore de grandes dimensions. Cette erreur était due à l’énorme vitesse de l’engin. Les radars primitifs dont on se servait il y a une soixantaine d’années avaient maintes fois relevé le passage de soucoupes volantes, surtout lorsqu’elles croisaient à des vitesses atmosphériques, pour étudier de loin notre planète ; mais notre radar moderne a été « perfectionné » au point qu’il est devenu incapable de repérer une soucoupe volante. Nos instruments sont devenus trop spécialisés pour cela. Le radar de contrôle de la circulation ne voit que les véhicules circulant dans l’atmosphère ; les écrans de défense et de protection contre l’incendie ne voient que ce qu’ils sont faits pour voir. Les écrans les plus fins « voient » des objets se déplaçant sur une gamme de vitesses allant des vitesses atmosphériques à celle de projectiles faisant dix kilomètres-seconde ; les écrans plus grossiers recoupent la gamme précédente, depuis la vitesse des projectiles les plus lents jusqu’à celle de l’ordre de 20 kilomètres-seconde.
Il existe d’autres sélectivités, mais aucune ne permet de déceler des objets se déplaçant à une vitesse supérieure à 20 kilomètres-seconde – à la seule exception des radars utilisés pour l’observation des météores dans les satellites artificiels qui ne dépendent pas des autorités militaires. En conséquence, on ne fit pas tout de suite le rapprochement qui s’imposait entre le météore géant et les soucoupes volantes.
Mais on vit se poser la soucoupe volante de Pass Christian. Le croiseur submersible Robert-Fulton, qui patrouillait le long de la côte de la zone rouge depuis sa base de Mobile, se trouvait à dix milles au large de Gulfport, en semi-immersion, quand la soucoupe atterrit. L’astronef surgit tout à coup sur les écrans du croiseur, en passant d’une vitesse subspatiale (soit environ 100 kilomètres-seconde d’après les relevés du satellite artificiel) à une vitesse qui le rendait perceptible au radar maritime.
Il surgit du néant, ralentit jusqu’à une vitesse zéro et disparut, mais l’opérateur avait noté le point d’apparition du dernier éclat radar : à quelques milles du navire, sur la côte du Mississippi. Le commandant du croiseur fut d’abord surpris. L’éclat constaté ne pouvait correspondre à un avion ; un avion ne décélère pas à cinquante « g ». Il ne lui vint pas à l’idée que les « g » n’avaient peut-être aucun effet sur l’organisme des envahisseurs. Il fit surface pour se rendre compte.
La première dépêche annonçait : « Astronef atterri plage ouest Pass Christian Mississippi. » La deuxième : « Forces débarquement prennent terre pour capturer astronef. »
Si je ne m’étais pas trouvé dans les bureaux de la Section en train de me préparer à mon futur parachutage, j’aurais risqué de ne pas faire partie de l’expédition. Quoi qu’il en soit, mon téléphone me vrilla tout à coup le crâne. Je me cognai la tête contre l’appareil de lecture et lâchai un juron. « Viens tout de suite, me dit le Patron. Grouille-toi. »
Notre expédition était composée de la même façon que la fois précédente. Cela remontait déjà à bien des semaines. (N’était-ce même pas des années ?) Elle comprenait le Patron, Mary et moi. Nous filions déjà vers le sud à la vitesse maximale quand le Patron nous donna ses premières explications.
« Pourquoi cette petite réunion familiale ? dis-je. Une escadre aérienne serait davantage de mise.
— Elle sera là, sois tranquille », me dit-il d’un air résolu.
De nouveau il sourit de ce sourire malicieux que je connaissais bien.
« Qu’est-ce que ça te fait, du reste ? Les Cavanaugh reprennent du service, hein, Mary ?
— Si vous voulez recommencer votre petit numéro de frère et sœur, vous feriez mieux de trouver un autre gars.
— Contente-toi de la protéger contre les chiens et les étrangers malintentionnés, comme l’autre fois, répliqua-t-il paisiblement. Et quand je parle de chiens et d’étrangers, j’emploie le mot juste. C’est peut-être la bataille décisive, petit. »
Il passa dans la cabine du pilote, referma la porte derrière lui et s’affaira au stéréophonie. Je me tournai vers Mary qui se blottit contre moi.
« Ça va, frérot ? » me demanda-t-elle.
Je l’empoignai par la taille. « Si jamais tu me refais ce coup-là, quelqu’un de ma connaissance va recevoir une belle fessée ! » déclarai-je.
CHAPITRE XXVII
Nous faillîmes d’abord nous faire descendre par nos propres troupes, mais heureusement une escorte de deux « Anges Noirs » vint à notre rencontre et nous accompagna jusqu’à l’avion amiral, d’où le maréchal Rexton suivait les opérations. L’avion régla sa vitesse sur la nôtre et nous fit passer à son bord avec une boucle volante. Je trouvai la manœuvre assez déplaisante.
Rexton aurait bien voulu nous renvoyer chez nous avec son pied quelque part, mais l’homme capable de se débarrasser du Patron de cette façon-là n’est pas encore né. Finalement ils nous débarquèrent et je posai notre autavion sur la route de la corniche, à l’ouest de Pass Christian. J’avais une trouille effroyable, car nous fûmes secoués par des rafales de D.C.A. tout le temps de notre descente. On se battait autour et au-dessus de nous mais un calme étrange régnait dans les parages de la soucoupe elle-même.
L’astronef nous dominait de sa masse, à moins de cinquante mètres devant nous. Il était aussi menaçant, aussi réel que l’imitation en matière plastique que nous avions vue dans l’Iowa avait été toquarde. Il avait la forme d’un disque de grandes dimensions, légèrement penché vers nous. Il s’était en partie posé sur une des vieilles maisons sur pilotis qui bordent cette côte. La soucoupe se trouvait calée par les ruines de la maison, et par un gros tronc d’arbre qui jadis ombrageait cette dernière.
La position penchée de l’astronef nous laissait apercevoir sa surface supérieure et ce qui devait sûrement être un sas atmosphérique ; celui-ci avait la forme d’un hémisphère de métal d’environ quatre mètres de diamètre situé au centre du disque. L’hémisphère en question était soulevé au-dessus de la coque de l’astronef à une hauteur de un mètre cinquante à deux mètres. Je ne pouvais pas voir ce qui le maintenait en l’air, mais je supposai qu’il devait y avoir un axe ou un piston central, car il saillait comme une valve de pneu. Il était facile de voir pourquoi la soucoupe ne s’était pas refermée et n’avait pas repris l’air : le sas était endommagé. Il était maintenu ouvert par une « tortue de sable » (un de nos petits tanks amphibies) faisant partie des forces de débarquement du Fulton.
Je tiens à signaler ici que ce tank était commandé par l’enseigne Gilbert Calhoun, de Knoxville ; il était accompagné de l’électricien de 2 e classe, Florent Berzowski et du canonnier Booker T. W. Johnson ; Tous, bien entendu, étaient morts avant notre arrivée.
Sitôt posé, notre autavion fut encerclé par une patrouille commandée par un garçon aux joues roses qui paraissait très désireux de tirer sur quelqu’un ou quelque chose. Il se calma un peu en voyant Mary, mais refusa néanmoins de nous laisser approcher de la soucoupe avant d’avoir reçu des instructions de son capitaine qui, à son tour, en référa au commandant du Fulton. La réponse nous parvint dans un délai relativement court, si l’on tient compte du fait que l’on en référa sans doute par la voie hiérarchique jusqu’à Washington.
En l’attendant, j’observai la bataille et me félicitai de ne pas y être mêlé. Il allait y avoir de la casse… Il y en avait même déjà eu ! Juste derrière notre autavion, je vis le cadavre d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans. Il serrait encore un lance-fusées et, sur ses épaules, on apercevait les marques des envahisseurs. Je me demandai si la larve avait abandonné le cadavre avant de mourir, ou si, peut-être, elle n’avait pas réussi à se transporter sur le marin qui avait abattu le gamin d’un coup de baïonnette.
Pendant que j’examinais le cadavre, Mary s’était avancée sur la route avec le jouvenceau qui commandait la patrouille.
L’idée qu’une larve, peut-être encore vivante, se trouvait dans les parages, me fit courir vers elle.
« Remonte dans l’autavion », ordonnai-je.
Elle continua à regarder la route devant elle. « J’aurais bien voulu faire un carton, dit-elle, les yeux brillants.
— Elle ne risque rien ici, m’assura le jeune enseigne. Nous les contenons un peu plus bas sur la route. »
Je ne fis pas attention à lui. « Écoute-moi bien, petite enragée, lui dis-je, si tu ne remontes pas immédiatement dans l’autavion, je te flanque une raclée !
— Bien, Sam. »
Elle fit demi-tour et obéit.
Je toisai le jeune loup de mer. « Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? » grognai-je. Je trouvais que toute cette ambiance puait l’envahisseur à plein nez et l’attente m’énervait.
« Rien de particulier, dit-il en me toisant à son tour. Mais chez moi on ne parle pas comme ça aux dames.
— Alors vous feriez mieux d’y retourner », répliquai-je en lui tournant le dos.
Le Patron, lui aussi, avait disparu. Cela ne me disait rien de bon.
Une ambulance qui revenait de l’ouest se posa à côté de moi. « La route de Pascagoula est-elle ouverte ? » demanda le pilote.
La rivière Pascagoula, à trente milles à l’est de l’endroit où avait atterri la soucoupe, représentait à peu près la lisière de la zone jaune pour cette région. La ville du même nom, à l’est de l’embouchure, était dans la zone verte – tandis qu’à soixante ou soixante-dix milles à l’ouest de nous se trouvait La Nouvelle-Orléans – la plus forte concentration connue de titans au sud de Saint-Louis. Les forces qui nous attaquaient venaient de La Nouvelle-Orléans, tandis que notre base la plus proche était Mobile.
« Je n’en sais rien », dis-je au pilote.
Il se rongea un ongle. « Après tout, je suis bien passé à l’aller, je m’en tirerai peut-être aussi au retour ! » Ses turbines bourdonnèrent et il disparut. Je continuai à chercher le Patron.
Bien que la bataille terrestre se fût déplacée à quelque distance de nous, la bataille aérienne continuait à faire rage au-dessus de nos têtes. Je regardais les sillages de vapeur et essayais de deviner à quel parti ils appartenaient et comment les pilotes pouvaient s’y reconnaître, quand un grand avion de transport surgit non loin de nous, lâcha une volée de fusées retardatrices pour se freiner et déchargea une compagnie de troupes aéroportées. Cela me fit me poser de nouvelles questions ; les soldats étaient trop loin pour que je pusse dire s’ils portaient ou non des parasites. En tout cas, ils arrivaient de l’est.
Je repérai le Patron en train de parler avec le commandant du groupe de débarquement. Je m’approchai de lui et les interrompis. « Nous devrions filer, Patron, dis-je. Ils vont nous lâcher des bombes atomiques sur la tête avant dix minutes.
— Ne vous affolez pas, coupa le commandant imperturbable. Nous sommes trop peu nombreux pour qu’ils nous fassent seulement l’honneur d’une bombe miniature. »
J’allais lui demander comment il savait que les larves raisonneraient comme lui, quand le Patron me coupa la parole.
« Il a raison, petit. »
Il me prit le bras et me mena vers l’autavion. « Il a raison, mais ses raisons ne sont pas les bonnes.
— Hein ?
— Pourquoi n’avons-nous jamais osé bombarder les villes qu’ils tiennent ? Tu penses bien qu’ils n’ont pas envie d’abîmer leur astronef ; ils veulent le reprendre intact. Retourne près de Mary et n’oublie pas de te méfier des chiens et des étrangers, hein ! »
Je me tus, mais sans être convaincu. Je m’attendais d’une seconde à l’autre à nous voir tous transformés en déclics de compteur Geiger. Les larves se battaient avec l’intrépidité de coqs de combat – peut-être du reste, parce qu’elles n’étaient pas individualisées. Pourquoi se seraient-elles tant souciées du sort d’un de leurs astronefs ? Elles tenaient peut-être plus à nous l’enlever des mains qu’à le conserver.
Nous venions d’arriver à l’autavion, et je parlais avec Mary quand le jeune enseigne arriva au grand trot. Il salua le Patron.
« Le commandant a dit que vous pouviez faire tout ce que vous vouliez, monsieur. Absolument tout. »
À son attitude, je devinai que la dépêche de Washington avait dû être écrite en lettres de feu, avec force fioritures et enjolivures.
« Je vous remercie, dit doucement le Patron. Nous voulons seulement examiner l’astronef capturé.
— Certainement, monsieur. Veuillez m’accompagner, je vous prie. »
Ce fut du reste lui qui nous accompagna, ne sachant pas trop s’il devait escorter le Patron ou Mary. Ce fut Mary qui gagna. Je fermai la marche en m’attachant surtout à veiller au grain et à ne pas paraître voir le jeune enseigne. Sur la côte où nous nous trouvions, l’arrière-pays est une véritable jungle. La soucoupe empiétait sur une zone de brousse que le Patron traversa pour couper au plus court. « Attention monsieur, recommanda le petit enseigne. Regardez bien où vous marchez.
— Il y a des larves ? » demandai-je.
Il secoua la tête. « Non, des serpents corail. »
Au point où nous en étions un serpent venimeux m’aurait semblé aussi inoffensif qu’un lapin de choux. Je dus cependant prêter quelque attention à son conseil, car j’avais la tête penchée vers le sol quand l’incident se produisit.
J’entendis un cri. Je veux bien être pendu si ce n’était pas un tigre du Bengale en train de nous charger !
Ce fut sans doute Mary qui le toucha la première. Mon rayon précéda peut-être légèrement celui du jeune officier. En tout cas je ne fus pas en retard sur lui. Le Patron tira le dernier. À nous tous, nous grillâmes la pauvre bête de telle façon qu’aucun fourreur n’aurait pu seulement en tirer une descente de lit. Pourtant le parasite qu’il portait était indemne. Je lui réglai son compte d’une deuxième décharge. Le jeune officier le regarda sans étonnement.
« C’est curieux, dit-il, je croyais pourtant bien que nous avions liquidé toute la cargaison.
— Que voulez-vous dire ?
— Je parle du premier tank de transport qu’ils ont envoyé. C’était une vraie arche de Noé ! Il y avait de tout là-dedans, depuis des gorilles jusqu’à des ours blancs. Vous êtes-vous jamais fait charger par un buffle ?
— Jamais et je ne tiens pas à essayer.
— Notez que c’est encore préférable aux chiens. Si vous voulez mon avis, ces animaux-là n’ont aucun bon sens. »
Il regardait la créature sans aucune émotion.
Sans nous attarder davantage, nous grimpâmes sur l’astronef. Ma nervosité s’en accrut encore. Pourtant l’aspect de l’engin n’avait rien d’effrayant en lui-même.
Mais cet aspect n’était pas normal. Quoique l’objet en présence duquel nous nous trouvions fût évidemment artificiel, on savait d’instinct, sans avoir besoin de se l’entendre dire, qu’il n’avait pas été fait de main d’homme. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Sa surface était mate et polie comme un miroir, sans une seule marque d’aucune sorte. Il était impossible de dire comment il avait été construit. Il était lisse comme un cube de matière plastique.
Je n’aurais pas pu dire de quoi il était fait. De métal ? Évidemment il fallait que ce fût du métal. Mais en était-ce bien ? On se serait attendu à le trouver ou terriblement froid, ou, au contraire, brûlant encore du choc de l’atterrissage. Je le touchai. Il n’était rien du tout : ni froid, ni chaud. Un autre détail me frappa : un engin de cette taille atterrissant à grande vitesse aurait dû ravager un ou deux hectares de terrain. Or on ne voyait aucune zone brûlée autour de lui, la végétation y était restée verte et humide comme partout ailleurs.
Nous montâmes jusqu’à cette espèce de parasol qui devait être le sas atmosphérique. Le bord en était rabattu sur le petit char amphibie dont le blindage était cabossé comme une boîte de carton que l’on aurait serrée dans sa main. Ces « tortues de sable » sont faites pour pouvoir rouler sur des fonds de deux cents mètres ; je vous jure que c’est costaud !
Celle-ci devait l’être, car si le parasol l’avait endommagée, l’écluse n’avait pas pu se refermer. En revanche, le métal, ou Dieu sait quel élément, dont était construite la porte de l’astronef ne portait pas la moindre trace de l’effort supporté.
« Attends-moi ici, avec Mary, dit le Patron en se tournant vers moi.
— Vous n’allez pas entrer tout seul là-dedans ?
— Si. Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps devant nous.
— J’ai ordre de rester avec vous, monsieur, lui dit l’enseigne. C’est ce qu’a dit le commandant.
— Très bien, acquiesça le Patron. Venez. »
Il se pencha sur le puits de l’écluse, s’agenouilla et se suspendit dans le vide par les mains. L’enseigne le suivit. Je me sentais terriblement nerveux, mais je ne voulus pas discuter.
Ils disparurent tous deux dans le trou sombre. Mary se tourna vers moi.
« Sam, je n’aime pas cela, me dit-elle. J’ai peur. »
Sa remarque me surprit. J’avais peur moi aussi, mais je n’aurais pas cru qu’il en serait de même pour elle. « Je suis là », dis-je pour la rassurer.
« Faut-il rester ici ? Il ne nous l’a pas exactement ordonné…»
Je réfléchis.
« Si tu veux revenir à l’autavion, je peux t’y reconduire, proposai-je.
— Ma foi… Et puis, non, Sam. Je crois qu’il vaut mieux rester ici. Viens plus près. »
Elle tremblait.
Je ne sais combien de temps s’écoula avant que leurs deux têtes réapparaissent au bord du puits. Le jeune enseigne sortit le premier et le Patron lui dit de monter la garde en nous attendant. « Venez, nous dit-il. Il n’y a pas de danger – du moins je le crois.
— C’est déjà ça, grognai-je, tout en suivant Mary qui descendait déjà dans l’astronef avec l’aide du Patron.
— Attention à ta tête, me recommanda-t-il, la voûte est très basse d’un bout à l’autre. »
C’est un truisme de dire que les objets fabriqués par des races non humaines n’ont eux-mêmes rien d’humain, mais bien peu d’hommes ont jamais mis les pieds à l’intérieur d’un labyrinthe vénusien et il en est moins encore qui aient vu les ruines martiennes – et je n’étais pas du nombre. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. À première vue, l’intérieur de la soucoupe n’était pas, me sembla-t-il, trop ahurissant, mais il était étrange. Il avait été conçu par des cerveaux inhumains qui ignoraient toutes les notions humaines en matière de construction, qui, par exemple, n’avaient jamais entendu parler de l’angle droit, ni de la ligne droite, ou les regardaient comme inutiles ou indésirables.
Nous nous trouvions dans une petite pièce ovale ; de là, nous rampâmes dans un tube d’environ un mètre cinquante de diamètre qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de l’astronef et brillait sur toute sa surface d’une lueur rougeâtre.
Une odeur bizarre et assez troublante, rappelant un peu celle du gaz des marais flottait dans le tube ; elle était mélangée à la puanteur des larves mortes. Ce fait, joint au reflet rougeâtre et à l’absence totale de sensation calorifique, quand je posais la paume sur les parois du tube, me donnait la désagréable impression de ramper dans les entrailles d’un monstre d’un autre monde, bien plutôt que dans l’intérieur d’une machine inconnue.
Le tube se séparait en deux branches, comme une artère. Ce fut à cet embranchement que nous découvrîmes notre premier androgyne titanien. Il (appelons-le « il » pour plus de commodité) était étendu sur le dos comme un enfant endormi, la tête calée sur son parasite. Un semblant de sourire flottait sur sa petite bouche pareille à un bouton de rose. Je ne réalisai pas tout de suite qu’il était mort.
Au premier abord, les similitudes existant entre les Titaniens et nous sont plus frappantes que les différences, mais c’est parce que nous imprimons sur ce que nous voyons les caractéristiques mêmes que nous nous attendons à y voir. Prenez par exemple la petite « bouche » de cet être : pouvais-je me douter que c’était un organe qui chez eux ne servait qu’à la respiration ?
Pourtant, malgré certaines ressemblances fortuites entre les Titaniens et nous, dues surtout au fait qu’ils ont quatre membres et une protubérance semblable à une tête, nous ne leur ressemblons pas plus qu’une grenouille-bœuf ne ressemble à un petit chien. Cependant leur aspect général n’est pas désagréable et reste vaguement humain. Ils me faisaient penser à des elfes ; c’étaient les elfes des lunes de Saturne.
En voyant le petit être, j’avais tiré mon pistolet. Le Patron se retourna. « Ne t’affole pas, me dit-il. Il est mort. Ils sont tous morts, étouffés par l’oxygène de notre atmosphère quand le tank a démoli leur écluse. »
Je tenais toujours mon pistolet à la main. « Je vais brûler la larve, insistai-je. Elle vit peut-être encore. »
Elle n’était pas recouverte de la carapace que nous avions maintenant pris l’habitude de leur voir et sa nudité ne la rendait que plus hideuse.
Le Patron haussa les épaules. « Comme tu voudras, mais elle ne peut pas te faire de mal. Cette espèce-ci ne peut pas vivre sur un porteur respirant de l’oxygène. »
Il enjamba le petit cadavre, ce qui m’aurait empêché de tirer même si j’en avais eu envie. Mary n’avait pas sorti son arme de son étui, mais elle s’était blottie contre moi. Elle respirait à petits coups pressés. Le Patron s’arrêta. « Vous venez Mary ? » dit-il sans impatience.
Elle parut étouffer. « Allons-nous-en, haleta-t-elle. Sortons vite d’ici.
— Elle a raison, dis-je. Ce n’est pas à trois que nous pourrons faire du travail utile. Il faudrait toute une équipe de chercheurs et des masses de matériel. »
Il ne m’écouta pas. « Il le faut, Mary, insista-t-il. Vous le savez bien. C’est de vous que j’ai besoin et de personne d’autre.
— Pourquoi ça ? » demandai-je avec colère.
Il ne paraissait toujours pas entendre. « Alors, Mary ? » répéta-t-il.
Du plus profond d’elle-même, elle mobilisa toutes ses réserves de courage. Sa respiration redevint normale, ses traits se détendirent, et elle rampa par-dessus l’elfe et son parasite avec la sérénité d’une reine montant à l’échafaud. Je la suivis maladroitement, gêné que j’étais par mon pistolet, en m’efforçant de ne pas frôler le cadavre.
Nous arrivâmes enfin dans un vaste compartiment qui était vraisemblablement le poste de direction. Il contenait un grand nombre de petits elfes, mais tous étaient morts. Sa surface intérieure était creusée de cavités et piquetée de lumières beaucoup plus brillantes que la lueur rougeâtre du tube. L’espace libre était meublé d’appareils suspendus en feston aux parois et qui n’avaient pas plus de signification intelligible pour moi que les circonvolutions d’un cerveau humain. De nouveau je me laissai effleurer par l’idée (complètement erronée) que l’astronef était en réalité un organisme vivant.
Sans s’arrêter, le Patron se coula dans un autre tube dont les parois brillaient de la même lueur rougeâtre que le précédent. Nous en suivîmes les détours jusqu’à un endroit où il s’élargissait pour atteindre un diamètre d’environ trois mètres. Le « plafond » était assez haut pour nous permettre de nous tenir debout. Mais ce n’est pas là ce qui nous frappa le plus ; nous constatâmes en effet que les parois avaient cessé d’être opaques.
De chaque côté de nous, derrière des membranes transparentes, nous pouvions apercevoir des milliers et des milliers de larves nageant, flottant, se tordant dans une sorte de fluide qui les soutenait. Chaque réservoir irradiait une lueur diffuse qui lui était propre et je pouvais en distinguer le fond à travers la masse palpitante. J’avais envie de hurler.
Je tenais toujours mon pistolet mais le Patron se hâta de placer sa main devant mon arme. « Non ! lança-t-il. Tu ne vas pas nous lâcher ça dans les jambes ! Nous en aurons besoin. »
Mary regardait comme moi, mais elle était trop calme. Je doute qu’elle ait eu sa pleine conscience, au sens strict du mot. Je la regardai, je regardai encore une fois les parois de ce fantomatique aquarium. « Sortons vite d’ici s’il en est encore temps, dis-je avec insistance, et lâchons une bombe atomique là-dessus.
— Non, me dit tranquillement le Patron. Il y a encore autre chose à voir. Viens. »
Le tube se rétrécit de nouveau, puis s’élargit encore une fois. Nous nous trouvâmes dans un compartiment un peu plus petit que le précédent. De nouveau, nous voyions des murs transparents ; de nouveau des êtres flottaient derrière.
Je dus y regarder à deux fois pour parvenir à croire au témoignage de mes sens.
Derrière la paroi, flottant sur le ventre, je reconnus le cadavre d’un homme, d’un véritable humain, d’un homme de notre planète, âgé de quarante ou cinquante ans. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine et ses genoux repliés sur son ventre, comme s’il dormait.
Je l’observai, l’esprit parcouru de pensées terrifiantes. Le cadavre n’était pas seul ; il y en avait d’autres à côté de lui, hommes, femmes, jeunes et vieux. Mais celui que j’avais vu le premier retenait particulièrement mon attention. J’étais certain qu’il était mort ; l’idée ne me serait pas venue de penser autre chose. Mais au même moment je vis sa bouche s’agiter faiblement – et je regrettai qu’il ne fût pas mort…
Mary errait dans le compartiment comme une femme ivre – non, pas vraiment ivre, mais soucieuse, ahurie. Elle allait d’une paroi à l’autre, cherchant à percer de son regard les profondeurs glauques tout encombrées de corps humains. Le Patron ne regardait qu’elle. « Eh bien, Mary ? dit-il doucement.
— Je ne les vois pas », dit-elle d’une voix pitoyable de petite fille grondée.
Elle courut de l’autre côté.
Le Patron lui saisit le bras. « Vous ne les cherchez pas au bon endroit, dit-il énergiquement. Retournez là où ils sont. Vous vous souvenez ?
— Je ne peux pas me souvenir ! gémit-elle.
— Il le faut. C’est le plus grand service que vous puissiez leur rendre. Il faut que vous retourniez là où ils sont et que vous les cherchiez. »
Elle ferma les yeux. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle haletait et paraissait prête à étouffer. Je m’interposai entre elle et le Patron.
« Assez, criai-je. Qu’est-ce que vous lui faites donc ? »
Il me repoussa. « Non, mon petit, murmura-t-il d’une voix dure ; ne te mêle pas de ça. Tu ne dois pas t’en mêler.
— Mais…
— Non ! »
Il lâcha Mary et m’entraîna vers la sortie. « Toi, reste là. Si tu aimes ta femme, si tu hais nos envahisseurs, ne te mêle pas de ça. Je te jure que je ne lui ferai pas de mal.
— Mais qu’allez-vous faire ? »
Il m’avait déjà tourné le dos. Je restai immobile, bien à contrecœur, mais sans oser me mêler d’une question que je ne comprenais absolument pas.
Mary s’était laissée tomber sur le sol ; elle se tenait accroupie comme une enfant, le visage caché dans ses mains. Le Patron s’agenouilla et lui toucha le bras. « Retournez là-bas, l’entendis-je lui dire. Retournez là où tout a commencé. »
Ce fut à peine si j’entendis la réponse de Mary. « Non… oh ! non.
— Quel âge aviez-vous ? Quand on vous a trouvée, vous sembliez avoir sept ou huit ans. C’était avant… ?
— Oui… oui… avant…»
Elle s’abattit sur le sol. « Maman, maman ! sanglota-t-elle.
— Que vous dit votre maman ? lui demanda-t-il doucement.
— Elle ne me dit rien. Elle me regarde si drôlement… Il y a quelque chose sur son dos… J’ai peur. J’ai peur ! »
J’accourus vers eux en baissant la tête pour éviter de me cogner au plafond bas. Sans quitter Mary des yeux le Patron me fit signe de reculer. Je m’arrêtai, hésitai. « Retourne là-bas, commanda-t-il. Tout de suite ! »
C’était à moi que s’adressait l’ordre, et j’y obéis, mais Mary aussi.
« Il y avait un avion…, murmura-t-elle. Un très grand avion. » Il lui dit quelque chose tout bas ; je n’entendis pas la réponse de Mary, si elle lui en fit une. Cette fois je n’osais plus bouger. Malgré mon trouble, je comprenais que j’assistais à une chose qui devait être d’une extrême importance pour absorber ainsi toute l’attention du Patron en présence de l’ennemi.
Il continuait à parler d’une voix apaisante, mais insistante. Mary se calma et parut sombrer dans une sorte de léthargie, mais j’entendais bien qu’elle répondait au Patron. Au bout d’un moment elle se mit à débiter un flot de paroles monotones, comme cela se produit dans les cas de débâcle émotionnelle. Le Patron n’avait que rarement besoin de la relancer dans son récit.
J’entendis quelque chose ramper dans le couloir derrière moi. Je me retournai et sortis mon arme, pensant avec une brusque panique que nous étions pris au piège. Je faillis tirer avant de reconnaître le sempiternel enseigne que nous avions laissé dehors. « Venez vite », dit-il d’une voix émue. Il passa devant moi et répéta la même chose au Patron.
Celui-ci paraissait exaspéré au-delà de toute expression.
« Vous, taisez-vous et foutez-moi la paix ! ordonna-t-il.
— Il faut partir, insista le jeune homme. Le commandant vous fait dire de venir tout de suite. Nous sommes obligés de nous replier et le commandant peut être forcé de tout faire sauter d’une seconde à l’autre. Si nous sommes encore là-dedans à ce moment-là… Bang !
— C’est bien, dit le Patron avec le plus grand calme. Allez dire à votre commandant qu’il faut absolument qu’il tienne jusqu’à ce que nous soyons ressortis. J’ai des renseignements de la plus haute importance. Aide-moi à porter Mary, petit.
— À vos ordres, dit le jeune enseigne. Mais dépêchez-vous ! »
Il repartit à quatre pattes. Je ramassai Mary et la portai à l’orifice du tube. Elle semblait presque sans connaissance.
Je la posai sur le sol.
« Il va falloir la tirer là-dedans, me dit le Patron. Elle risque de ne pas revenir à elle. Attends… je vais la mettre sur ton dos et tu ramperas avec elle. »
Sans l’écouter, je secouai Mary. « Mary ! hurlai-je. Tu m’entends ? Il faut nous en aller, chérie. Tu peux ramper ?
— Oui Sam. »
Elle refermait déjà les yeux. Je la secouai de nouveau. « Mary !
— Oui, chéri, qu’y a-t-il ? Je suis si fatiguée…
— Écoute-moi bien, Mary : il faut sortir d’ici en rampant. Sinon les larves nous attraperont. Tu comprends ?
— Bien, chéri. »
Ses yeux restaient ouverts, mais vides. Je la fis passer devant moi dans le tube et la suivis. Chaque fois qu’elle semblait défaillir, je lui donnais des claques pour la réveiller. Je la portai et la tirai à la fois pour traverser le compartiment aquarium où étaient les larves, puis le poste de commande (si c’en était un). Quand nous arrivâmes à l’endroit où le tube était en partie obstrué par le cadavre du petit elfe, elle s’arrêta ; je me faufilai devant elle et poussai le cadavre dans l’autre branche du tube. Cette fois, pas de doute : le parasite était bien mort. Je dus gifler de nouveau Mary pour qu’elle s’aidât un peu.
Après un interminable cauchemar fait d’efforts incohérents où nos membres semblaient transformés en masses de plomb, nous atteignîmes enfin la porte extérieure. Le jeune officier était là et il m’aida à soulever Mary hors de l’astronef. Il la tirait pendant que le Patron et moi la soulevions et la poussions à la fois. Je fis la courte échelle au Patron, sautai dehors par mes propres moyens. Il faisait déjà presque nuit.
Nous contournâmes la maison en ruine, en évitant la brousse et, de là, revînmes sur la route. Notre autavion n’y était plus. On nous fit monter en hâte dans une « tortue de sable ». Il était temps, car on se battait déjà non loin de nous.
Le commandant du tank referma les capots et l’embarcation s’enfonça dans l’eau. Un quart d’heure plus tard nous étions à bord du Fulton.
Une heure après, nous débarquions à Mobile. Le Patron et moi avions pris du café et des sandwiches au mess du Fulton; des officiers des formations féminines de la Marine s’étaient occupées de Mary. Elle nous rejoignit au moment où nous débarquions. Elle paraissait tout à fait normale. « Mary, ma chérie, dis-je, ça va maintenant ? »
Elle me sourit. « Bien sûr, chéri. Pourquoi cela n’irait-il pas ? »
Un avion militaire escorté nous prit à son bord. Je m’attendais à le voir nous conduire aux bureaux de la Section, ou à Washington, mais le pilote nous amena dans un hangar à flanc de montagne, après un de ces atterrissages en glissé latéral qu’aucun appareil civil ne peut réussir : on est dans le ciel à grande vitesse et, hop, une seconde plus tard, on se retrouve arrêté dans une grotte.
« Où sommes-nous ? » demandai-je.
Le Patron descendit sans répondre. Mary et moi le suivîmes. Le hangar était exigu ; il ne pouvait contenir qu’une douzaine d’appareils, un quai d’atterrissage freiné et une unique rampe de lancement. Des sentinelles nous conduisirent à une porte taillée en plein roc. Après l’avoir franchie, nous nous retrouvâmes dans une antichambre. Un haut-parleur nous ordonna de nous déshabiller complètement. Je regrettai pour ma part de devoir abandonner mon pistolet et mon téléphone.
Nous entrâmes dans une autre pièce où nous fûmes accueillis par un jeune homme vêtu, en tout et pour tout, d’un brassard orné de trois chevrons et d’éclairs entrecroisés. Il nous repassa à une jeune personne encore moins vêtue que lui, car elle n’avait que deux chevrons. Mary fit une vive impression sur l’un et sur l’autre mais chacun réagit d’une façon très caractéristique de son sexe. Je crois que la caporale ne fut pas fâchée de nous repasser à la capitaine qui nous reçut ensuite.
« Nous avons reçu un message, dit le capitaine. Le docteur Steelton vous attend.
— Merci, dit le Patron. Où cela ?
— Un instant », dit-elle.
Elle s’approcha de Mary et lui tâta les cheveux. « Il faut tout vérifier », dit-elle pour s’excuser. Si elle s’aperçut que la chevelure de Mary était en partie postiche, elle ne le laissa pas voir. « C’est bien, dit-elle enfin, allons-y. » Ses propres cheveux étaient coupés très court comme ceux d’un homme.
« D’accord, dit le Patron. Non, mon petit, ajouta-t-il à mon adresse, toi, tu vas rester là.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Parce que tu as bien failli tout gâcher tout à l’heure, expliqua-t-il sèchement. Et maintenant, tais-toi.
— Le mess des officiers est dans le premier couloir à gauche, dit la capitaine. Si vous alliez nous y attendre ? »
C’est ce que je fis. Je passai devant une porte agréablement décorée d’une tête de mort et de tibias en sautoir peints en rouge ; le tout surmontait une inscription au pochoir. « Attention, parasites vivants. Entrée interdite sauf pour raisons de service. Suivez les consignes A. » Je me gardai bien d’enfreindre ces instructions.
Au mess, je trouvai trois ou quatre hommes et deux femmes qui se reposaient. Je dénichai un fauteuil libre et m’y assis en me demandant mélancoliquement combien de ficelles il fallait avoir sur la manche pour pouvoir obtenir un drink… Au bout de quelque temps, je fus rejoint par un grand gaillard d’humeur communicative qui portait les insignes de colonel suspendus à une chaîne de cou.
« Vous êtes nouveau ici ? » me demanda-t-il.
J’en convins.
« Expert civil, sans doute ? continua-t-il.
— Je ne sais pas si je suis expert, répliquai-je. J’appartiens à un service de renseignements.
— Votre nom, je vous prie ? Je regrette de vous importuner, mais je suis l’officier responsable de la sécurité. Je m’appelle Kelly. » Je lui dis mon nom et il hocha la tête.
« À vrai dire, je vous avais vu arriver. Et maintenant, monsieur Nivens, que diriez-vous d’un verre de quelque chose ? »
Je me levai.
« Je commençais justement à me demander s’il faudrait que j’assassine quelqu’un pour lui prendre son verre ! » dis-je.
« Remarquez qu’à mon avis nous avons autant besoin d’un service de sécurité ici qu’un cheval d’une paire de patins à roulettes, me dit un peu plus tard Kelly. Nous devrions publier toutes nos découvertes aussitôt que nous les avons faites. »
Je remarquai que ce n’était pas là le point de vue qu’on eût attendu d’un militaire. Il se mit à rire. « Croyez-moi, mon vieux, tous les militaires ne sont pas tels qu’on se les représente. C’est seulement un air qu’ils se donnent. »
Je lui dis incidemment que le maréchal Rexton ne me paraissait pas né de la dernière pluie.
« Vous le connaissez ? me demanda le colonel.
— Pas exactement, mais ces temps-ci, j’ai eu assez souvent l’occasion de l’approcher pour raisons de service. Je l’ai vu ce matin encore.
— Hé, hé, dit le colonel, moi je ne l’ai jamais rencontré. Vous fréquentez des milieux plus élevés que moi, cher monsieur. »
J’eus beau lui expliquer que ce n’était qu’un simple hasard, il me manifesta à partir de ce moment une considération accrue. Il me parla bientôt du travail dont s’occupait le laboratoire où nous nous trouvions. « À l’heure actuelle, nous connaissons mieux ces créatures que le diable en personne. Mais malheureusement il y a encore un hic : nous ne savons toujours pas comment les tuer sans tuer en même temps leurs porteurs.
« Naturellement, continua-t-il, si nous pouvions les attirer une à une dans un petit coin et les anesthésier, on pourrait sauver les porteurs – mais c’est toujours la vieille histoire du grain de sel à mettre sur la queue des oiseaux. Je ne suis pas un savant, moi – au fond, sous un autre nom, je ne suis qu’un vulgaire flic – mais j’ai parlé à des savants. Nous menons une guerre biologique. Ce qu’il nous faut c’est un microbe qui s’attaquera à la larve mais pas au porteur. Ça a l’air tout simple, hein ? Nous connaissons une centaine de micro-organismes qui tuent les larves ; ceux de la variole, du typhus, de la syphilis, de l’encéphalite léthargique, du virus d’Obermayer, de la peste, de la fièvre jaune et j’en passe… Mais ils tuent le porteur en même temps.
— On ne pourrait pas utiliser une maladie contre laquelle tout le monde serait immunisé ? Tout le monde a été vacciné contre la typhoïde. Et presque tout le monde contre la variole…
— Ça ne donnerait rien. Si le porteur est immunisé, le parasite n’est pas atteint. Maintenant que les larves ont développé cette cuticule protectrice qui les enveloppe, c’est le porteur qui représente leur milieu vital. Non, il nous faut quelque chose que le porteur puisse attraper et qui tue la larve sans donner au porteur autre chose qu’une légère fièvre. »
J’allais répondre quand j’aperçus le Patron sur le pas de la porte. Je m’excusai et courus vers lui. « Sur quel sujet t’interrogeait donc Kelly ? me demanda-t-il.
— Il ne m’interrogeait pas, répliquai-je.
— Que tu crois ! Tu sais de quel Kelly il s’agit ?
— Non, pourquoi ?
— Tu devrais le savoir, quoiqu’il ne se laisse jamais photographier. C’est B. J. Kelly, le plus grand criminologiste de notre temps.
— Pas possible ? Mais ce Kelly-là n’est pas dans l’Armée.
— Il est sans doute de la réserve. Cela te donne une idée de l’importance du laboratoire. Viens.
— Où est Mary ?
— Tu ne peux pas la voir en ce moment. Elle récupère.
— Est-elle… très souffrante ?
— Je t’ai promis qu’elle ne courait aucun danger. Steelton est notre meilleur spécialiste. Mais il a fallu descendre à un niveau très profond et lutter contre une grande résistance. C’est toujours fatigant pour le sujet. »
Je réfléchis un instant. « Avez-vous découvert ce que vous cherchiez ? demandai-je.
— Oui et non. Nous n’avons pas encore fini.
— Que cherchez-vous au juste ? »
Nous suivions un des interminables couloirs de cette étrange ruche. Il tourna bientôt à droite, entra dans un petit bureau et s’assit. Il toucha le bouton d’un téléphone. « Conférence privée, dit-il.
— Très bien, monsieur, dit une voix. Nous n’enregistrerons pas. »
Une lampe verte s’alluma au plafond.
« Je n’en crois rien, grogna le Patron, mais comme cela Kelly sera peut-être le seul à écouter l’enregistrement ! Et maintenant, petit, à nous deux. Tu m’as posé une question, mais je ne sais pas si j’ai le droit de te répondre. Tu as beau être son mari, l’âme de Mary ne t’appartient pas. Et ce dont je vais te parler remonte à si longtemps qu’elle ignorait elle-même le savoir. »
Je restai muet. « Il vaut peut-être quand même mieux t’en dire assez pour que tu comprennes, reprit-il d’un air soucieux. Autrement tu la tourmenteras jusqu’à ce que tu le saches et c’est ce que je ne veux sous aucun prétexte. Tu risquerais de lui détraquer complètement le système nerveux. Je crois qu’elle ne se souviendra de rien – Steelton est très adroit – mais tu risquerais malgré tout de remuer certaines choses qui…
— C’est vous qui êtes juge, dis-je en prenant ma respiration.
— Bon. Je vais donc te confier certaines choses et répondre à tes questions – à quelques-unes tout au moins. J’exige en échange une promesse solennelle ; jamais tu n’ennuieras ta femme avec ça. Tu n’es pas assez adroit.
— C’est bien. Je vous le promets.
— Vois-tu, petit, il y a eu jadis un groupe de gens, une secte pourrait-on dire, qui se sont attiré une mauvaise réputation…
— Les Whitmaniens ? Je sais.
— Hein ? Comment le savais-tu ? Par Mary ? Non, c’est impossible, elle ne le savait pas elle-même…
— Non, pas par Mary. C’est une hypothèse à laquelle j’étais arrivé par mes propres moyens. »
Il me regarda avec un respect assez surprenant chez lui. « Je t’ai peut-être sous-estimé, petit, dit-il. C’étaient les Whitmaniens en effet. Mary faisait partie de la secte quand elle était encore toute petite à l’époque où ils s’étaient fixés dans l’Antarctique, en…»
De petites roues se mirent à tourner dans ma mémoire ; un nombre se forma enfin.
«… En 1974, achevai-je.
— C’est bien cela.
— Mais alors Mary aurait près de quarante ans !
— Qu’est-ce que cela peut te faire ?
— Hein ? Euh non, rien. Mais c’est impossible.
— Elle a quarante ans, sans les avoir. Chronologiquement, elle a une quarantaine d’années, biologiquement, entre vingt et trente ans. Subjectivement elle est encore plus jeune, puisqu’elle ne se rappelle rien de son existence antérieure à 1990 environ.
— Que voulez-vous dire ? Qu’elle ne se souvienne de rien, je peux le comprendre : elle ne veut pas se souvenir de cette période. Mais que veut dire le reste de votre phrase ?
— Ce que j’ai dit. Si elle n’est pas plus vieille qu’elle ne le paraît, c’est parce que… Écoute-moi : te souviens-tu de cette pièce où la mémoire a commencé à lui revenir ? Eh bien, elle a passé dix ans ou plus en état d’animation suspendue, dans un bac tout pareil à celui-là.
CHAPITRE XXVIII
Je ne m’endurcis pas en vieillissant. Bien au contraire. La pensée de ma bien-aimée Mary flottant dans cet utérus artificiel, sans être ni morte ni vivante, mise en conserve comme un grillon dans un bocal d’alcool, était au-dessus de mes forces.
« Du calme, petit, m’entendis-je dire par le Patron. Elle va bien.
— Continuez. »
L’histoire de Mary était fort simple, bien qu’assez mystérieuse. On l’avait trouvée dans les marais, non loin de Kaiserville, au pôle nord de la planète Vénus. Elle était toute petite et n’avait pas pu expliquer comment elle se trouvait là. Elle ne savait que son nom : Allucquere. Personne ne saisit la signification de ce nom ; on ne pouvait évidemment pas imaginer qu’une enfant de son âge apparent avait fait partie des Whitmaniens puisque l’astronef de ravitaillement de 1980 n’avait retrouvé aucun survivant de leur colonie de la Nouvelle Sion. Dix ans – et plus de trois cents kilomètres de jungle – séparaient donc la petite orpheline des illuminés de la Nouvelle Sion, victimes de la colère divine.
Rencontrer en 1990 une enfant terrienne sur la planète Vénus sans qu’on puisse savoir d’où elle venait, était déjà incroyable ; mais personne n’eut assez de curiosité intellectuelle pour approfondir le problème. La population de Kaiserville ne se composait que de mineurs, d’ingénieurs et d’employés de la Société des Deux Planètes. Quand on passe ses journées à pelleter de la boue radioactive dans les marais, il ne vous reste pas assez d’énergie pour vous étonner de grand-chose.
Elle grandit donc dans ce milieu rude où des jetons de poker lui servaient de jouets. Elle appelait « maman » ou « tantine » toutes les rares femmes du coron, qui abrégèrent son nom en « Lucky ». Le Patron ne me dit pas qui avait payé les frais de son voyage de retour sur la Terre. La vraie question était de savoir où elle avait été depuis le moment où la Nouvelle Sion avait été engloutie par la jungle et aussi ce qu’étaient devenus au juste les colons…
Mais le seul document qui aurait pu nous l’apprendre était enseveli tout au fond du cerveau de Mary, enfermé à double tour par sa peur et son désespoir.
Un peu avant 1980 (c’était vers cette époque, à un an près, que l’on avait signalé des soucoupes volantes au-dessus de la Sibérie) les larves avaient découvert la colonie de la Nouvelle Sion. Si on place cet événement une année saturnienne avant l’invasion de la Terre, les dates collent assez bien. Les larves ne s’attendaient sans doute pas à trouver des hommes sur Vénus, il est probable qu’elles exploraient seulement Vénus, de la même façon qu’elles avaient depuis longtemps poussé des reconnaissances sur la Terre. Il n’est pourtant pas impossible qu’elles aient su où y chercher des humains. Nous savons qu’au cours des deux ou trois siècles antérieurs, elles en avaient capturé à diverses reprises ; elles avaient donc pu se saisir d’un homme dont le cerveau leur avait appris où trouver la Nouvelle Sion. Les lointains souvenirs de Mary ne pouvaient nous fournir aucun indice sur ce point.
Mary assista à la capture de la colonie ; elle vit ses parents transformés en zombis qui ne se souciaient même plus d’elle. Elle ne semble pas avoir été elle-même possédée, ou du moins pas longtemps ; dans cette dernière hypothèse, les envahisseurs l’auraient vite relâchée estimant qu’une fillette faible et ignorante ne pouvait être pour eux une esclave satisfaisante. En tout cas, pendant une longue période qui parut interminable à son cerveau enfantin, elle traîna dans les parages de la colonie, sans que personne se souciât, ni s’occupât d’elle. Elle était réduite à vivre de débris comme une souris, mais à part cela, elle n’était pas maltraitée. Les larves s’apprêtaient à rester là définitivement. Leurs esclaves étaient surtout recrutés parmi les Vénusiens. Les colons humains n’étaient pour eux qu’un supplément de cheptel. Il est certain que Mary les vit mettre ses parents en état d’animation suspendue. Se proposaient-ils de les utiliser plus tard pour l’invasion de la Terre ? C’est bien possible.
Un beau jour, elle fut mise à son tour dans les bacs. Cela se passait-il à bord d’un astronef des Titaniens ? Ou dans une de leurs bases de Vénus ? La deuxième hypothèse est la plus probable, puisque quand elle reprit connaissance, elle était toujours sur Vénus. Il y a beaucoup de trous dans cette reconstitution des faits. Les larves qui possédaient les Vénusiens étaient-elles identiques à celles qui possédaient les colons ? C’est possible. La Terre et Vénus ont toutes deux une économie chimique basée sur la combinaison du carbone et de l’oxygène. Les larves semblent avoir des capacités protéiformes quasi illimitées, mais elles n’en sont pas moins contraintes de s’adapter à la biochimie de leurs organismes porteurs. Si Vénus avait eu une économie du type oxygène-silicium, comme Mars, ou encore une économie à base de fluorine, le même type de parasite n’aurait pu vivre dans les deux milieux.
Le point capital pour nous était de comprendre ce qui s’était passé à l’époque où Mary avait été tirée de l’incubateur artificiel. L’invasion de Vénus par les Titaniens avait échoué ou était en train d’échouer. Sitôt sortie du bac, Mary avait été possédée mais elle avait survécu à sa larve.
Pourquoi les larves étaient-elles mortes ? Pourquoi leur invasion de Vénus avait-elle échoué ? C’était la réponse à ces questions que le Patron et le docteur Steelton recherchaient dans le cerveau de Mary.
« C’est tout ? demandai-je.
— Cela ne te suffit pas ? me répondit-il.
— Ce que vous venez de dire pose autant de questions qu’on en peut tirer de réponses, protestai-je.
— Nous avons appris bien d’autres choses encore, mais tu n’es ni un expert des questions vénusiennes ni un psychotechnicien. Si je t’en ai autant dit, c’était pour que tu comprennes pourquoi nous devons nous servir de Mary et en même temps pour que tu ne lui poses pas de questions à ce sujet. Sois très gentil avec elle, mon petit. Elle a eu plus que sa part de chagrins. »
Je ne parus pas avoir entendu son dernier conseil. Je suis parfaitement capable de m’arranger tout seul avec ma femme, Dieu merci. « Ce que je ne comprends pas, dis-je, c’est ce qui vous a fait, dès le début, établir un lien entre Mary et les soucoupes volantes. Je vois bien maintenant que c’est à dessein que vous l’aviez prise avec vous pendant notre première expédition. Vous aviez raison. Mais pourquoi ? Ne me racontez pas de boniments. »
Le Patron parut étonné. « Tu n’as donc jamais d’intuitions, petit ?
— Bon Dieu, si !
— Qu’est-ce qu’une intuition ?
— Hein ? Mais c’est la conviction qu’une chose est ou n’est pas de telle ou telle façon, sans qu’on en ait encore la preuve.
— Moi, je dirais plutôt que l’intuition est le résultat d’un raisonnement automatique qui s’élabore dans l’inconscient, à partir d’éléments que l’on possède sans le savoir.
— C’est clair comme du jus de chique. Vous n’aviez aucun élément, conscient, ou non. Ne me dites pas que votre conscient travaille sur des données qui ne vous sont fournies que la semaine suivante !
— Mais j’avais bel et bien des éléments.
— Quoi ?
— Qu’arrive-t-il à un candidat à la Section, avant qu’il ne soit définitivement accepté comme agent ?
— Il a un entretien particulier avec vous.
— Non, autre chose.
— Ah ! L’analyse sous hypnose…»
J’avais oublié ce détail, pour la bonne raison que le sujet ne se souvient jamais d’avoir été analysé. « Donc vous connaissiez tout le passé de Mary dès ce moment-là. Ce n’était pas du tout une intuition.
— Non, encore une fois. Je n’avais que très peu de données à ma disposition. Mary a des défenses psychiques très solides. Et j’avais oublié le peu que j’avais jamais su. Mais je savais que Mary était l’agent qu’il me fallait pour cette mission. Par la suite, je me suis fait repasser l’enregistrement de son analyse hypnotique ; à ce moment j’ai eu la certitude qu’il devait y avoir autre chose encore. Nous avons essayé de trouver, et nous avons échoué. Mais je savais qu’il y avait forcément autre chose.
— On peut dire que vous lui en avez fait voir de toutes les couleurs pour arriver à vos fins ! dis-je pensivement.
— Il le fallait. Je suis le premier à le regretter.
— O.K., O.K. dis-je. À propos, ajoutai-je au bout d’un moment, qu’y avait-il au juste dans mon hypno-analyse à moi ?
— C’est une question que tu n’as pas le droit de poser, tu le sais bien.
— Je m’en fous !
— Même si je voulais te le dire, je ne le pourrais pas. Je n’ai jamais écouté ton analyse, mon petit.
— Quoi ?
— C’est à mon adjoint que j’ai confié ce soin. Il m’a dit qu’il n’y avait rien là-dedans que j’aie besoin de savoir et je ne l’ai jamais écoutée.
— Vraiment ? En ce cas… je vous remercie…»
Il se contenta d’un grognement indistinct. Nous avons toujours réussi à nous intimider mutuellement, papa et moi.
CHAPITRE XXIX
Les larves étaient mortes d’une maladie qu’elles avaient contractée sur Vénus ; de cela tout au moins nous pensions être sûrs. Il était improbable que nous ayons avant longtemps la chance de recueillir des renseignements directs, car une dépêche arrivée pendant que je causais avec le Patron nous apprit que nous avions dû détruire la soucoupe de Pass Christian avec une bombe atomique pour l’empêcher d’être reprise par l’ennemi. Le Patron aurait pourtant bien voulu mettre la main sur les prisonniers humains de l’astronef, les ranimer et les interroger.
Il ne fallait plus y songer. Notre dernier espoir était que la solution du problème soit dissimulée tout au fond du cerveau de Mary. S’il existait une infection particulière à Vénus, qui soit fatale aux larves sans l’être aux hommes (Mary après tout n’y avait-elle pas survécu ?) il n’y avait qu’à les passer toutes en revue et à les essayer une à une. Charmante perspective ! Autant examiner un à un les grains de sable d’une plage. La liste des maladies spécifiques de Vénus et qui sont, non pas mortelles, mais simplement très désagréables est fort longue. Du point de vue d’un microbe vénusien, nous devons constituer un terrain fort ingrat – en admettant, bien entendu, qu’un microbe vénusien ait un point de vue, ce dont je doutais fortement malgré les idées farfelues de Mac Ilvaine.
Le problème était encore compliqué par le fait que les maladies particulières à Vénus dont nous avions des cultures vivantes sur la Terre étaient en nombre strictement limité. Cette lacune pouvait être comblée : il suffirait pour cela d’un siècle ou deux de recherches et d’explorations sur une planète étrangère.
En attendant, le petit jour amenait déjà avec lui un soupçon de gelée blanche. Le plan « Bain de soleil » ne pourrait pas se prolonger indéfiniment.
Il fallait revenir là où l’on espérait trouver la solution : dans le cerveau de Mary. Cela me déplaisait fort, mais je ne pouvais pas m’y opposer. Elle ne paraissait pas savoir pourquoi on lui demandait de se soumettre jour après jour à des séances d’hypnose. Elle semblait d’une parfaite sérénité, mais les cernes qu’elle avait sous les yeux, et divers autres petits signes révélaient sa fatigue. Je finis par dire au Patron que cela devait cesser. « Ne dis donc pas de bêtises, mon petit, fit-il doucement.
— Je parle sérieusement. Si vous n’avez pas encore trouvé ce que vous cherchez, vous ne le trouverez jamais.
— Sais-tu combien il faut de temps pour explorer entièrement la mémoire d’un sujet, même si l’on se limite à une période particulière de son existence ? Exactement autant de temps qu’a duré la période en question. Ce que nous cherchons – en admettant que cela se trouve dans sa mémoire – n’est peut-être qu’un détail infime.
— En admettant que cela se trouve dans sa mémoire…, répétai-je. Vous ne savez même pas de quoi il s’agit ! Écoutez-moi bien : si jamais Mary fait une fausse couche à la suite de vos histoires, je vous casserai la figure.
— Si nous échouons, répliqua-t-il doucement, tu seras le premier à souhaiter qu’elle en fasse une. Veux-tu avoir des enfants pour les voir devenir les esclaves des envahisseurs ? »
Je me mordis la lèvre. « Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé en Russie, au lieu de me faire rester ici ? demandai-je.
— Pourquoi ? Mais parce que je voulais que tu restes près de Mary pour lui remonter le moral, au lieu de faire l’enfant gâté. Et puis, ce n’était plus indispensable.
— Comment cela ? Que s’est-il passé ? Vous avez reçu un rapport d’un autre agent ?
— Si tu daignais t’intéresser aux nouvelles, comme tout adulte raisonnable, tu le saurais. »
Je sortis en hâte pour aller m’informer. Cette fois-ci j’étais parvenu, Dieu sait comment, à ne pas entendre parler de l’épidémie asiatique de peste, l’événement le plus sensationnel du siècle, ou presque ; la seule réapparition de peste noire sur une grande échelle depuis le XVII e siècle.
Je n’arrivais pas à comprendre ce qui s’était passé. Les Russes sont tous cinglés, c’est entendu, mais ils ont des services d’hygiène bien organisés ; les règlements étaient bien appliqués par les masses qui savaient qu’on ne badinait pas là-dessus. Or il faut qu’un pays soit littéralement grouillant de vermine pour que la peste puisse s’y propager : il faut pour cela une surabondance de ces porteurs historiques du fléau que sont les rats, les poux et les puces. Les bureaucrates russes étaient même parvenus à si bien décrasser la Chine que la peste bubonique et le typhus n’y existaient plus qu’à l’état endémique.
Les deux épidémies se propageaient de chaque côté de l’axe sino-russo-sibérien, à une telle vitesse que le gouvernement avait été renversé et que des appels au secours avaient été adressés à l’O.N.U. Que s’était-il passé ?
Je rassemblai les morceaux du puzzle et regardai le Patron.
« Dites, Patron ; y avait-il des larves en Russie ?
— Oui.
— Vous en êtes sûr ? Dans ce cas, nous ferions bien d’agir en vitesse sinon toute la vallée du Mississippi va être dans le même état que l’Asie. Il suffit d’un rat…
— Les parasites sont parfaitement indifférents à l’hygiène humaine. Je doute fort qu’un seul humain ait pris un bain de la frontière canadienne à La Nouvelle-Orléans du jour où les larves ont renoncé à se camoufler. De la vermine… Des puces…
— Si c’est tout ce que vous avez à leur offrir, autant vaut les bombarder. Comme mort c’est plus propre !
— C’est vrai, soupira le Patron. C’est peut-être la meilleure solution. C’est peut-être la seule. Mais tu sais bien que nous ne l’adopterons jamais. Tant qu’il nous restera une chance de succès, nous continuerons à chercher. »
Je ruminai tout cela à tête reposée. Nous étions engagés dans une nouvelle course contre la montre. Il semblait qu’intrinsèquement les larves soient trop bêtes pour garder leurs esclaves en bonne santé ; c’était peut-être pourquoi elles se déplaçaient de planète en planète, corrompaient tout ce qu’elles touchaient. Au bout de quelque temps, leurs porteurs mouraient et il leur en fallait chercher de nouveaux.
Hypothèses, tout cela – rien qu’hypothèses… Mais une chose était sûre : la zone rouge allait être ravagée par la peste, si nous ne trouvions pas un moyen de tuer les parasites – et cela sans délai. Je pris une décision à laquelle je songeais depuis quelque temps déjà : celle d’assister de gré ou de force à une de ces fameuses séances d’analyse hypnotique. Si les souvenirs inconscients de Mary contenaient quelque détail qui pût nous servir pour nous débarrasser des larves, je risquais de le découvrir là où d’autres avaient échoué. En tout cas, j’étais décidé à m’imposer, que cela plût ou non à Steelton et au Patron. J’en avais assez d’être traité comme un mélange de prince consort et d’enfant curieux.
CHAPITRE XXX
Mary et moi habitions un petit cagibi normalement destiné à loger un seul officier ; nous étions tassés là-dedans comme des sardines dans leur boîte, mais nous nous en fichions. Le lendemain matin, je m’éveillai le premier et, comme de coutume, m’assurai rapidement qu’une larve ne s’était pas emparée de Mary pendant la nuit. À ce moment, elle ouvrit les yeux et me sourit d’un air somnolent.
« Rendors-toi, lui dis-je.
— Oh ! je suis tout à fait réveillée maintenant.
— Dis-moi, Mary, connais-tu la durée d’incubation de la peste bubonique ?
— Pas du tout, pourquoi ? Tiens, tu as un œil un peu plus foncé que l’autre…»
Je la secouai. « Veux-tu m’écouter, petite misérable. Hier soir à la bibliothèque du laboratoire, j’ai fait certains calculs… À vue de nez, les larves ont dû envahir la Russie au moins trois mois avant d’arriver ici.
— Oui, bien sûr.
— Tu le savais ? Pourquoi ne l’as-tu pas dit ?
— Personne ne me l’a demandé.
— Ça, alors ! Levons-nous, j’ai faim. Le petit jeu de devinettes est prévu pour l’heure habituelle ? ajoutai-je avant de sortir de la chambre.
— Oui.
— Mary, pourquoi ne me parles-tu jamais de ce qu’on te demande ?
— Mais, parce que je ne le sais jamais, répondit-elle surprise.
— C’est bien ce que je pensais : on te plonge dans une transe profonde avec un ordre d’oubli, hein ?
— Je le suppose.
— Oui… Eh bien, ça va changer ! Aujourd’hui je t’accompagne.
— Si tu veux, mon chéri », se contenta-t-elle de répondre.
Comme de coutume, ils étaient réunis dans le bureau du docteur Steelton : il y avait là le Patron, Steelton lui-même, un certain colonel Gibsy, chef d’état-major, un lieutenant-colonel et un ramassis de sergents-techniciens, d’ordonnances et d’aspirants. Dans l’armée il faut huit hommes et un caporal pour aider le moindre galonné à se moucher !
En m’apercevant, le Patron leva les sourcils, mais ne dit rien. Un sergent voulut m’arrêter. « Bonjour, madame Nivens, dit-il à Mary. Vous n’êtes pas sur la liste, vous, ajouta-t-il à mon intention.
— Je m’y mets d’office », déclarai-je en le bousculant pour passer.
Le colonel Gibsy se tourna vers le Patron d’un air aussi scrogneugneu que possible. Tous les autres gardèrent un visage impassible, à l’exception d’une petite W.A.C. qui ne put s’empêcher de rire.
« Un instant, colonel », dit le Patron à Gibsy.
Il s’avança vers moi en boitillant. « Tu m’avais pourtant promis, petit, me dit-il d’une voix que je fus seul à entendre.
— Je retire ma promesse. Vous n’aviez pas le droit de m’extorquer une promesse concernant ma femme.
— Tu n’as rien à faire ici, petit. Tu ne connais pas ces questions. Dans l’intérêt même de Mary, va-t’en. »
Jusqu’à ce moment il ne m’était pas venu à l’idée de mettre en question le droit du Patron à assister aux séances, mais à ma grande surprise, je m’entendis proclamer une décision que je venais à peine de prendre. « C’est vous qui n’avez rien à faire ici. Vous n’êtes pas psychanalyste que je sache ! Alors, allez-vous-en. »
Le Patron regarda Mary qui conserva un air indéchiffrable.
« Tu as bouffé du lion, petit ? dit-il lentement.
— C’est sur ma femme qu’on fait des expériences, dis-je. À dater d’aujourd’hui, ce sera moi qui les superviserai.
— Jeune homme, intervint le colonel Gibsy, avez-vous perdu la tête ?
— Quels sont vos titres ? répliquai-je. Êtes-vous médecin ? Psychotechnicien ? »
Il se redressa. « Vous semblez oublier que vous êtes ici sur un terrain militaire, dit-il sèchement.
— Et vous, vous oubliez que ma femme et moi sommes des civils, rétorquai-je. Viens, Mary. Nous partons.
— Très bien, Sam.
— Je dirai au bureau où l’on pourra nous faire suivre notre courrier », ajoutai-je à l’intention du Patron.
Je me dirigeai vers la porte, suivi de Mary.
« Un instant, dit le Patron. Je te le demande comme une faveur personnelle…»
Je m’arrêtai.
« Colonel, dit-il à Gibsy, voulez-vous m’accompagner un instant dehors ? J’aimerais vous dire un mot en particulier. »
Le colonel Gibsy me lança un regard de président de conseil de guerre, mais il sortit. Nous attendîmes tous patiemment. Les plus jeunes des assistants gardaient un visage indéchiffrable ; le lieutenant-colonel semblait troublé, et la petite W.A.C. à deux doigts d’éclater. Seul, Steelton paraissait détaché de tout ce qui se passait autour de lui. Il prit ses papiers dans le panier de courrier marqué « Arrivée » et se mit paisiblement au travail.
Dix minutes plus tard un sergent entra. « Docteur Steelton, annonça-t-il, le colonel vous fait dire que vous pouvez y aller.
— Très bien, sergent. »
Il me regarda. « Passons dans la salle d’opération, me dit-il.
— Pas si vite, protestai-je. Qui sont ces gens ? Lui, par exemple ? »
Je montrai du doigt le lieutenant-colonel.
« Lui ? Mais c’est le docteur Hazelhurst ! Il a passé deux ans sur Vénus.
— O.K. Qu’il reste. »
Je surpris le regard de la petite W.A.C. qui riait plus que jamais.
« Et vous, petite, à quoi servez-vous ?
— Moi ? Oh ! je sers de… disons de chaperon…
— C’est un rôle dont je suis parfaitement capable. Voyons, docteur, que diriez-vous d’un petit triage ? Ne gardez que les gens dont vous avez vraiment besoin.
— Très volontiers. »
Il se révéla qu’il n’avait vraiment besoin que du colonel Hazelhurst. Nous passâmes donc dans la salle voisine, Mary, les deux spécialistes et moi.
La salle d’opération contenait un divan entouré de chaises. La double trompe d’une caméra à trois dimensions pendait d’une potence au-dessus du divan. Mary alla s’y allonger. Le docteur Steelton prit une seringue.
« Nous allons essayer de repartir de l’endroit où nous en étions restés, madame Nivens.
— Un instant, dis-je. Vous avez des enregistrements des séances précédentes ?
— Bien entendu.
— Passez-les donc d’abord. Je veux être au courant de tout. »
Il hésita un instant. « Si vous voulez, dit-il enfin, Madame Nivens, voulez-vous nous attendre dans mon bureau ? À moins que vous ne préfériez que je vous envoie chercher un peu plus tard ?…»
C’était sans doute l’esprit de contradiction qui me faisait agir, mais cela m’avait remonté de résister au Patron. « La première chose à faire serait peut-être de lui demander si elle veut s’en aller », remarquai-je.
Steelton parut surpris. « Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous proposez là. Ces enregistrements seraient très pénibles à votre femme sur le plan émotif – peut-être même dangereux.
— C’est une thérapeutique bien contestable, jeune homme, intervint Hazelhurst.
— Il ne s’agit pas de thérapeutique et vous le savez très bien, répliquai-je. Si vous aviez eu des intentions thérapeutiques, vous auriez employé des procédés de rappel eidétiques et non des soporifiques. »
Steelton parut gêné. « Nous n’en avions pas le temps, dit-il. Il a fallu recourir à des méthodes grossières, pour obtenir des résultats rapides. Je ne suis pas certain que j’aie le droit d’autoriser le sujet à voir ces enregistrements.
— Je suis tout à fait de votre avis », ajouta Hazelhurst.
Je fis brusquement explosion. « Vous, on ne vous a pas demandé votre avis et vous n’avez rien à dire, nom de Dieu. Ces enregistrements ont bien été extorqués au cerveau de ma femme ? C’est à elle qu’ils appartiennent. J’en ai assez de vous voir tous jouer aux dictateurs. C’est un genre qui me déplaît chez les larves et qui ne me plaît pas plus chez les hommes. Ce sera elle qui décidera. Demandez-lui ce qu’elle veut.
— Madame Nivens, dit Steelton, souhaitez-vous voir ces enregistrements ?
— Oh ! oui, docteur, très vivement », répondit Mary.
Il parut étonné. « Euh… mais certainement… Voulez-vous les voir seule ?
— Je les verrai avec mon mari. Vous pouvez rester avec le docteur Hazelhurst, si vous voulez. »
C’est ce qu’ils firent. Un lot de bobines fut bientôt apporté chacune avec une étiquette qui lui attribuait une date et un âge différents. Il aurait fallu des heures pour les parcourir toutes et j’éliminai celles qui se rapportaient à la vie de Mary après 1991 car elles ne pouvaient guère avoir d’intérêt du point de vue qui nous occupait.
Nous commençâmes par sa toute petite enfance. Chaque enregistrement montrait d’abord le sujet (Mary) suffoquant, gémissant, se débattant comme il arrive toujours quand on vous force à remonter malgré vous un courant mnémonique.
Après venait la reconstitution de son passé, où sa voix se mêlait à d’autres. Ce qui me surprit le plus, ce fut l’expression de Mary dans le bac. Nous en avions réglé l’agrandissement de façon que l’image stéréoscopique paraisse presque à portée de la main, et nous pouvions suivre chacune de ses expressions dans ses moindres détails.
Son visage devint d’abord celui d’une petite fille. Oh ! bien sûr, ses traits étaient toujours ceux d’un adulte, matériellement parlant, mais je savais que je voyais ma chérie telle qu’elle devait paraître quand elle était toute petite. Cela me fit désirer avoir une fille.
Puis son expression changea, en s’adaptant aux divers personnages surgis de sa mémoire au fur et à mesure qu’elle les évoquait. C’était comme si l’on avait assisté à un excellent numéro d’imitateur.
Mary restait très calme, mais sa main s’était glissée dans la mienne. Quand nous en arrivâmes à cet horrible moment où ses parents s’étaient transformés, cessant d’être ses parents pour devenir les esclaves des larves, elle me serra plus fort les doigts sans perdre sa maîtrise d’elle-même.
Je laissai de côté les bobines marquées : « Période d’animation suspendue » et passai au groupe relatif à son sauvetage des marais.
Une chose était sûre : une larve l’avait possédée sitôt qu’elle avait été réanimée. Cet air de morte-vivante que je lui voyais était bien celui qu’ont tous les esclaves quand leurs « maîtres » ne se donnent plus la peine de se camoufler. Les stéréos de la zone rouge avaient reproduit des images analogues à des milliers d’exemplaires. Cela était encore confirmé par son absence presque totale de souvenirs pour cette période.
Puis, tout à coup, elle cessa d’être possédée. Elle était redevenue une petite fille, très malade et très effrayée. Ses souvenirs étaient d’une nature quasi délirante. Finalement, une nouvelle voix retentit, haute et claire : « Sacré nom d’un chien. Regarde donc, Pete : c’est une petite fille ! » « Vivante ? » demanda une autre voix. « Je n’en sais rien », répliqua la première. La bobine nous conduisit ensuite à Kaiserville, à la guérison de Mary, à une foule d’autres souvenirs et d’autres voix. Bientôt elle s’arrêta.
« Je vous conseillerais de repasser un autre enregistrement de la même période, dit le docteur Steelton en sortant la bobine du projecteur. Ils sont tous légèrement différents et cette période constitue la clé de tout le problème.
— Pourquoi donc, docteur ? demanda Mary.
— Pardon ? Bien entendu, je ne vous y oblige pas si vous n’y tenez pas, mais cette période est justement celle sur laquelle porte notre enquête. Il faut que nous reconstituions ce qui est arrivé aux parasites quand ils sont morts. Si nous pouvions savoir de quoi est mort celui qui vous… euh… possédait avant qu’on ne vous retrouve, pourquoi il est mort, et pourquoi vous avez survécu, nous aurions peut-être l’arme que nous cherchons.
— Comment, demanda Mary, vous ne le savez pas ?
— Non, pas encore, mais nous le saurons. La mémoire de l’homme est un film étonnamment fidèle.
— Mais je pensais que vous le saviez. C’est la “fièvre neuvaine” que j’ai eue.
— Quoi ? »
Hazelhurst s’était levé d’un bond.
« Vous ne l’avez donc pas reconnu à ma figure ? Le faciès est pourtant bien caractéristique. Chez moi – à Kaiserville veux-je dire – c’était moi qui soignais les malades atteints de cette infection parce que je l’avais déjà eue et que j’étais immunisée.
— Qu’en dites-vous, docteur ? demanda Steelton. Vous en avez déjà vu des cas ?
— Si j’en ai vu ? Non. À l’époque de la deuxième expédition, on possédait déjà le vaccin. Bien entendu j’en connais les manifestations cliniques.
— Mais d’après l’enregistrement, pouvez-vous vous prononcer ?
— Ma foi, dit Hazelhurst avec précaution, je dirais que ce que nous avons vu corrobore assez bien l’hypothèse, mais que ce n’est pas absolument concluant.
— Qu’est-ce qui n’est pas concluant ? demanda sèchement Mary. Je vous dis que c’était la “fièvre neuvaine”.
— Il faut que nous en soyons sûrs, dit Steelton comme pour s’excuser.
— Comment voulez-vous en être plus sûrs ? Cela ne fait pas de question. On m’a toujours dit que je l’avais quand Pete et Frisco m’ont trouvée. Plus tard, j’ai soigné ceux qui l’avaient et je ne l’ai jamais attrapée. Je me souviens de leurs visages quand ils allaient mourir… J’ai exactement la même expression sur les films. Quand on en a vu un cas, il est impossible de s’y tromper. Que voulez-vous de plus ? Un signe dans le ciel ? »
Je n’avais jamais vu Mary si près de se mettre en colère sauf une fois. Gare, me dis-je tout bas, ça va barder !
« Je crois, chère madame, que voilà un point d’acquis, reconnut Steelton. Mais dites-moi donc : nous pensions que vous n’aviez gardé aucun souvenir conscient de cette période et l’interrogatoire que je vous ai fait subir l’a confirmé. Or, maintenant vous parlez comme si c’était l’inverse. »
Mary parut surprise. « Maintenant je m’en souviens très bien. Je n’y avais pas pensé depuis bien des années.
— Je crois comprendre. »
Il se tourna vers Hazelhurst. « Alors, docteur ? Possédons-nous des cultures de cette fameuse fièvre ? Vos équipes ont-elles travaillé là-dessus ? »
Hazelhurst semblait pétrifié. « Travaillé là-dessus ? Bien sûr que non ! La question ne se pose pas. La fièvre neuvaine, pensez donc ! Autant nous servir de la poliomyélite ou du typhus ! C’est comme si on soignait un ongle incarné à coups de hache. »
Je posai la main sur le bras de Mary. « Allons-nous-en, chérie. Je crois que nous avons fait assez de dégâts comme cela. »
Elle tremblait et ses yeux étaient pleins de larmes. Je l’emmenai dans la salle du mess pour lui administrer une médication systématique à base d’alcool vieux.
Un peu plus tard, je mis Mary au lit pour une petite sieste réparatrice et attendis à côté d’elle qu’elle se fût endormie. J’allai ensuite chercher mon père dans le bureau qui lui avait été assigné. « Ça va ? » dis-je.
Il me regardait d’un air songeur. « Alors, Élisée, il paraît que tu as gagné le gros lot ?
— J’aime mieux que vous m’appeliez Sam, dis-je.
— Si tu veux. Le succès porte en lui sa propre justification, mais le gros lot semble être assez décevant. La fièvre neuvaine ? Je comprends maintenant pourquoi toute la colonie a disparu et les larves en même temps qu’elle. Je ne vois pas comment nous pourrions utiliser cette saleté-là. Nous ne pouvons pas espérer rencontrer chez tout le monde la même indomptable volonté de vivre que chez Mary. »
Je comprenais bien ce qu’il voulait dire. Dans plus de 98 pour 100 des cas, cette fièvre est mortelle chez l’homme non immunisé. En revanche, chez les sujets vaccinés, le taux de mortalité tombe à zéro. Mais cela ne nous avançait pas à grand-chose. Il nous fallait un microbe qui rende l’homme malade, tout en tuant la larve. « Je ne vois pas que cela ait beaucoup d’importance, lui fis-je remarquer. Il y a tout à parier qu’avant six semaines vous aurez du typhus ou de la peste, ou des deux à la fois d’un bout de la vallée du Mississippi à l’autre.
— À moins que les parasites instruits par leur expérience d’Asie ne prennent des mesures sanitaires rigoureuses », répliqua-t-il.
Cette idée me surprit tant que je n’entendis qu’à moitié sa phrase suivante.
« Non, Sam, disait-il, il faudra que tu trouves mieux.
— Que je trouve mieux ? Mais ce n’est pas moi le Patron !
— Jusqu’à aujourd’hui non ; maintenant si.
— Hein ? Qu’est-ce que vous me chantez ? Je ne dirige rien du tout et je n’y tiens pas du reste. Le Patron, c’est vous. » Il secoua la tête. « Le Patron, c’est celui qui donne les ordres et qui les fait exécuter. Les titres et les insignes ne viennent qu’après. Dis-moi : penses-tu qu’Oldfield pourrait jamais me remplacer ? »
Je secouai la tête ; le principal adjoint de papa est le type du parfait exécutant, mais pas de celui qui conçoit les plans. « Je ne t’ai jamais donné d’avancement, continua-t-il, parce que je savais que le moment venu tu t’en donnerais toi-même. Maintenant c’est chose faite : tu as passé outre à ma décision sur une question importante, tu m’as forcé à adopter ton point de vue et les événements t’ont donné raison.
— Allons donc ! Je me suis entêté et j’ai joué le tout pour le tout. Vous autres, grands cerveaux, vous n’avez jamais eu l’idée que vous oubliiez de consulter le meilleur expert des questions vénusiennes que vous aviez sous la main – à savoir Mary. Mais je n’espérais pas découvrir quelque chose. J’ai eu de la chance, un point c’est tout. »
Il secoua la tête. « Je ne crois pas à la chance, Sam. La chance n’est qu’un mot par lequel les médiocres croient expliquer la réussite des génies. »
Je posai mes mains sur son bureau et me penchai vers lui.
« O.K. Je suis un génie, soit. Mais ne comptez pas sur moi pour m’appuyer vos corvées. Quand toute cette histoire sera terminée, Mary et moi allons partir dans les montagnes. Nous élèverons des chats et des gosses. Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à diriger des agents secrets à moitié cinglés. »
Il me sourit doucement.
« Je n’en veux pas de votre poste, entendez-vous ?
— C’est ce que le diable a dit à Dieu après l’avoir détrôné ! Ne prends pas ça si à cœur, Sam. Pour le moment, je garderai le titre. En attendant, quelles sont vos intentions, monsieur ? »
CHAPITRE XXXI
Le pis, c’est qu’il était sérieux. Je m’efforçai de faire le mort, mais cela ne servit à rien. Une conférence, au niveau le plus élevé, fut convoquée l’après-midi même – j’en fus avisé, mais je ne m’y rendis pas. Bientôt une petite W.A.C., très polie, vint me dire que le commandant m’attendait et me pria de le rejoindre.
J’y allai donc et tâchai de ne pas me mêler à la discussion. Mais mon père a une méthode toute personnelle pour diriger une réunion, même s’il ne la préside pas : il se contente de regarder d’un air anxieux celui qu’il veut entendre. C’est une manœuvre habile, car le reste des assistants ne se rend pas compte qu’on le manœuvre.
Mais moi je savais ce qu’il en était. Quand tous les yeux sont tournés vers vous, il est plus facile de donner son avis que de se taire. D’autant plus que, pour une fois, je constatais que j’en avais un !
On gémit d’abord abondamment sur l’impossibilité où l’on se trouvait d’utiliser la fièvre neuvaine. Les larves en mourraient, certes, mais les Vénusiens eux-mêmes en meurent et on peut les couper en deux sans les tuer ! Seulement cela représentait aussi une mort certaine pour tous les humains – ou presque. J’avais épousé quelqu’un qui en avait réchappé, mais l’immense majorité était sûre d’en mourir. La fièvre durait de sept à dix jours une fois le microbe contracté ; après cela, rideau.
« Vous dites, monsieur Nivens ? »
C’était le général, commandant en chef qui s’adressait à moi. Je n’avais rien dit du tout, mais les yeux de papa s’étaient arrêtés sur moi ; il attendait.
« Il me semble qu’un grand pessimisme s’est fait jour à cette conférence, dis-je, et aussi que bien des avis exprimés se fondent sur des hypothèses. Ces hypothèses peuvent être erronées.
— Par exemple ? »
N’ayant pas d’exemple présent à l’esprit, je tirai au jugé.
« Tenez, par exemple, j’entends constamment parler de la fièvre neuvaine comme si cette caractéristique d’une évolution de neuf jours était un fait absolu. Or c’est faux. »
La plus grosse légume de la conférence haussa les épaules avec impatience. « Ce n’est qu’un terme commode. En moyenne la maladie dure bien neuf jours.
— Oui, certes, mais comment savez-vous qu’elle dure neuf jours pour une larve ? »
Le murmure qui accueillit cette remarque me prouva que je venais une fois encore de décrocher le gros lot.
On me pria d’expliquer pourquoi je supposais que la fièvre pouvait avoir une évolution différente chez les larves et quelle importance cela pouvait présenter. Je fonçai dans le brouillard. « En ce qui concerne le premier point, dis-je, dans le seul cas dont nous ayons connaissance, la larve est morte en moins de neuf jours – beaucoup moins de neuf jours même. Ceux d’entre vous qui ont vu les enregistrements des séances d’hypnose auxquelles s’est soumise ma femme – et je suis enclin à penser que vous n’avez été que trop nombreux à les voir – savent que son parasite l’avait quittée bien avant la crise du huitième jour, sans doute parce qu’il s’était détaché et était mort. Si les expériences confirment cette supposition, le problème devient tout différent. Un homme atteint de la fièvre pourrait être débarrassé de sa larve en… mettons quatre jours. Cela nous laisserait cinq jours pour le retrouver et le guérir. »
Le général laissa échapper un petit sifflement. « C’est une solution bien radicale, monsieur Nivens. Comment comptez-vous le guérir ? Ou même le retrouver ? À supposer que nous déclenchions une épidémie en zone rouge, il faudrait agir avec une célérité incroyable – et cela en face d’une résistance acharnée, ne l’oubliez pas – pour repérer et soigner plus de cinquante millions de personnes avant qu’elles ne meurent. »
Je lui renvoyai la balle illico – et me demandai en passant combien d’experts s’étaient fait une réputation de compétence en refilant habilement leurs difficultés aux autres. « Votre seconde question est un problème tactique et logistique – c’est votre affaire. Quant à la première, voilà votre expert. » Je désignai du doigt le docteur Hazelhurst.
Celui-ci se lança dans quelques circonlocutions embarrassées. Je me mettais à sa place du reste ! « Insuffisance de cas cliniques connus… besoin de recherches plus approfondies… expériences nécessaires…» Il lui semblait se souvenir qu’on avait travaillé à la préparation d’une antitoxine, mais que le vaccin immunisant avait si bien réussi qu’il n’était pas sûr qu’on ait mis l’antitoxine au point. Il conclut assez piteusement en disant que l’étude des maladies exotiques de Vénus était encore dans son enfance.
Le général lui coupa la parole. « Cette antitoxine dont vous parlez… combien de temps vous faut-il pour savoir ce qu’il en est au juste ? »
Hazelhurst dit qu’il aurait besoin de téléphoner à quelqu’un à la Sorbonne, qui sans doute pourrait…
« Allez téléphoner, dit le commandant en chef. Vous êtes excusé. »
Hazelhurst passa nous voir le lendemain matin avant notre petit déjeuner. Il bourdonnait d’activité. Je sortis dans le couloir avec lui.
« Je suis désolé de vous réveiller, dit-il, mais vous aviez raison, pour cette histoire d’antitoxine.
— Hein ?
— On m’en a envoyé de Paris : je l’attends d’un instant à l’autre. J’espère qu’elle est encore active.
— Et si elle ne l’est plus ?
— Ma foi, nous savons comment la préparer. Il faudra bien nous y mettre, du reste, si ce projet fantastique se matérialise. Nous aurons besoin de millions de doses…
— Merci de m’avoir prévenu », dis-je.
J’allais entrer chez moi quand il m’arrêta.
« Euh… monsieur Nivens… il y a aussi la question des porteurs.
— Des porteurs ?
— Des porteurs de germes. Nous ne pouvons pas nous servir de rats ou de souris. Savez-vous comment la fièvre se transmet sur Vénus ? Par un petit rotifère volant, l’équivalent vénusien d’un insecte. Mais nous n’en avons pas sur la Terre et c’est absolument le seul moyen de la propager.
— Est-ce à dire que vous ne pourriez pas me communiquer cette maladie, même si vous le vouliez ?
— Oh ! si. Je pourrais vous l’inoculer par piqûre. Mais je ne vois pas bien un million de parachutistes lâchés en zone rouge et demandant aux populations asservies par les parasites de ne pas bouger, pendant qu’ils leur feraient la piqûre ! »
Il écarta les mains dans un geste d’impuissance.
Un mécanisme mystérieux se mit lentement en marche dans mon cerveau. Un million de parachutistes en un seul lâcher…
— Pourquoi vous adresser à moi ? demandai-je. C’est un problème médical.
— Euh… oui… bien sûr… Je m’étais seulement dit que… Enfin vous paraissez saisir si vite le…»
Il s’interrompit.
« Je vous remercie », dis-je distraitement.
Mon esprit était aux prises avec deux problèmes à la fois et mes idées éprouvaient des difficultés de circulation. Combien d’habitants y avait-il en zone rouge ?
« Que je vous comprenne bien, dis-je : à supposer que vous ayez la fièvre, vous ne pourriez pas me la passer ? »
On ne pouvait envisager un parachutage de médecins : jamais nous n’en aurions eu assez.
« Difficilement. Si je faisais un frottis sur une muqueuse malade et que je vous le place dans la gorge, vous pourriez attraper la maladie. Si je vous faisais une piqûre de mon sang, vous seriez sûr d’être infecté.
— Donc, il faut un contact direct ? »
Combien de gens un seul parachutiste pouvait-il infecter ? Vingt ? Trente ? Ou plus ?…
« Si c’est cela, dis-je, le problème est résolu.
— Quoi ?
— Quelle est la première chose que fait une larve, lorsqu’elle en rencontre une autre qu’elle n’a pas vue depuis quelque temps ?
— Elles pratiquent une conjugaison.
— Moi, je leur ai toujours entendu employer le terme de “conférence directe”, mais les larves ne connaissent sans doute pas le langage scientifique ! Croyez-vous que cela transmettrait la maladie ?
— Si je le crois ? J’en suis sûr. Nous avons démontré ici même qu’il se produit un échange de protéines vivantes pendant la conjugaison. Ils ne pourraient pas ne pas se transmettre la maladie. Nous pouvons infecter toute la colonie comme s’il ne s’agissait que d’un seul organisme. Je me demande pourquoi je n’y ai pas pensé.
— Ne vous emballez pas, conseillai-je. Je crois pourtant que ça marchera.
— C’est sûr, c’est sûr ! »
Il allait partir, mais s’arrêta net. « Oh ! monsieur Nivens, cela vous ennuierait-il beaucoup que… Je sais que c’est beaucoup vous demander…
— Quoi donc ? Allez-y. »
J’étais impatient de m’attaquer à l’autre aspect du problème.
« Voudriez-vous m’autoriser à annoncer dès maintenant cette nouvelle méthode de contamination ? Je vous en laisserai bien entendu tout le mérite, mais le général est si impatient… C’est juste ce qu’il me faut pour compléter mon rapport…»
Il avait l’air si inquiet que je faillis éclater de rire.
« Pas du tout, dis-je. C’est votre rayon.
— Vous êtes très chic. Je tâcherai de vous revaloir cela. »
Il s’en alla tout heureux. Je l’étais aussi. Je commençais à prendre plaisir à mon rôle de « génie ».
Je m’arrêtai une seconde pour mettre au point dans mon esprit les grandes lignes du gigantesque lâcher de parachutistes que j’envisageais et je rentrai chez nous. Mary ouvrit les yeux et me fit un de ses longs sourires enchanteurs. Je me penchai et lui caressai les cheveux. « Ça va, toison d’or ? Savais-tu que ton mari était un génie ?
— Oui.
— Vraiment ? Tu ne me l’avais jamais dit.
— Tu ne me l’avais jamais demandé ! »
Hazelhurst avait désigné le procédé sous le nom de « vecteurs de Nivens ». Si on me demanda de développer mon idée, c’est que mon père avait commencé par me regarder.
« Je suis d’accord avec le docteur Hazelhurst, commençai-je, à condition que notre hypothèse soit confirmée par l’expérimentation. En tout cas, il a laissé de côté, pour être discutés en détail, certains aspects de la question qui sont très importants – capitaux même, devrais-je dire…»
J’avais soigneusement mis mon exorde au point, pendant mon petit déjeuner, sans oublier les quelques hésitations nécessaires. Mary, Dieu merci, ne bavarde pas au petit déjeuner !
«… qui exigent que la contamination soit pratiquée à partir d’un grand nombre de points. Si nous devons sauver en principe cent pour cent de la population de la zone rouge, il est nécessaire que tous les parasites soient infectés presque en même temps, afin que les équipes de sauvetage puissent intervenir dès que les larves auront été rendues inoffensives et avant que leurs porteurs n’aient dépassé le stade où l’antitoxine ne pourrait plus les sauver. Le problème peut être analysé mathématiquement…»
Vieux fumiste, me disais-je à moi-même. Tu pourrais transpirer pendant vingt ans devant un ordinateur sans le résoudre, ton problème !
«… et devrait être soumis à votre section d’analyse. Quoi qu’il en soit, laissez-moi vous en rappeler les données essentielles : soit X le nombre de porteurs de germes au départ, et Y le nombre des hommes affectés aux équipes de sauvetage. Il y aura un nombre infini de solutions simultanées, la solution optima dépendant de facteurs logistiques. Sans attendre une étude mathématique rigoureuse…»
J’avais fait de mon mieux avec une règle à calcul, mais j’omis de le leur dire.
«… et en appuyant mon opinion sur l’expérience, hélas, trop approfondie, que j’ai de leurs mœurs, j’estimerais…»
On aurait entendu une mouche voler. Le général ne m’interrompit qu’une fois, trouvant que je donnais à X une valeur trop faible. « Monsieur Nivens, je crois pouvoir vous assurer que nous trouverons un nombre illimité de volontaires pour jouer le rôle de porteurs de germes. »
Je secouai la tête. « Il est impossible d’utiliser des volontaires, général.
— Je crois comprendre les raisons de votre objection. Il faudrait que la maladie ait le temps de s’établir chez le volontaire, et cela risquerait de nous laisser une marge de temps dangereusement étroite. Mais je crois que nous pourrions tourner la difficulté : en employant une capsule en gélatine contenant une culture du microbe et qui serait logée dans les tissus, par exemple. Je suis sûr que nos services pourraient mettre un système au point. »
Moi aussi j’en étais persuadé, mais ma vraie objection venait de ma répulsion enracinée à voir une âme humaine soumise à la possession d’une larve. « Vous ne devez pas prendre de volontaires, insistai-je. La larve saura tout ce que sait son porteur et elle s’abstiendra simplement d’entrer en conférence directe. Elle préviendra verbalement les autres. Non, il faudra nous servir d’animaux – de singes, de chiens, bref de tout ce qui sera assez grand pour supporter une larve tout en étant incapable de parler. Il en faudra des quantités telles que tout le groupe soit infecté avant même que les larves ne sachent qu’elles sont malades. »
Je traçai le schéma sommaire de l’opération « Pitié », telle que je la voyais. La première étape que nous appellerions l’opération « Fièvre » pourrait commencer dès que nous aurions assez d’antitoxine pour le deuxième lâcher. Moins d’une semaine après, il ne devrait plus rester une seule larve en vie sur tout le continent.
Ils ne m’applaudirent pas à proprement parler, mais le cœur y était. Le général sortit précipitamment pour aller téléphoner au maréchal Rexton. Il me renvoya son aide de camp pour m’inviter à déjeuner. Je lui fis dire que je serais heureux d’accepter à condition que l’invitation s’appliquât aussi à ma femme.
Mon père m’attendait à la porte de la salle de conférences.
« Alors, lui demandai-je, plus inquiet que je ne le laissais paraître, ça a bien marché ? »
Il hocha la tête. « Mon petit, tu les as conquis ! J’ai bien envie de te faire signer un contrat de six mois à la stéréo ! »
Il s’efforçait de ne pas manifester sa satisfaction. J’avais réussi à ne pas bégayer une seule fois au cours de toute la séance. Je me sentais un homme nouveau.
CHAPITRE XXXII
Satan, le singe qui m’avait tant fait pitié au jardin zoologique national, se montra vraiment digne de sa réputation. Dès qu’il fut libéré de sa larve, Papa s’était offert comme cobaye pour la vérification de l’hypothèse Nivens-Hazelhurst, mais je m’y opposai et ce fut Satan qui fut tiré à la courte paille. Ce n’était ni l’affection filiale ni son antithèse néo-freudienne qui m’avait poussé ; la vérité est que je redoutais comme le feu la combinaison de mon père et d’une larve. Je ne tenais pas à ce qu’il se trouve dans leur camp, même dans des conditions expérimentales. Il a l’esprit trop retors et trop astucieux. Les gens qui n’ont jamais été eux-mêmes possédés ne peuvent pas se rendre compte que le porteur nous est foncièrement hostile et qu’il conserve intactes toutes ses facultés intellectuelles.
Nous nous servîmes donc de singes pour nos expériences. Nous avions sous la main non seulement les singes du jardin zoologique national, mais encore ceux d’une demi-douzaine d’établissements similaires, sans parler des cirques.
Satan fut inoculé le mercredi 12. Le vendredi, la fièvre avait commencé à se manifester et un autre chimpanzé possédé fut placé dans sa cage. Les larves entrèrent aussitôt en conférence directe. On sépara ensuite les deux singes.
Le dimanche 16 la larve qui possédait Satan se recroquevilla et tomba sur le sol. Satan reçut immédiatement une dose d’antitoxine. Le lundi soir, la deuxième larve mourut à son tour, et son porteur fut traité de la même façon que Satan.
Le mercredi 19, Satan était en bonne santé quoiqu’un peu amaigri et le second singe, Lord Fauntleroy, était en voie de guérison. Pour fêter ce grand jour j’offris une banane à Satan et il m’enleva la première phalange de l’index d’un coup de dent, alors que je n’avais même pas le temps de m’en faire greffer une autre. Ce n’était pas un accident : ce singe était mauvais comme les nerfs de son patron !
Mais ce n’était pas cette petite blessure de rien qui allait me décourager ! Après m’être fait panser, je cherchai Mary, ne pus la trouver et aboutis au mess, cherchant quelqu’un avec qui arroser cela.
La pièce était vide, tout le monde travaillant à force dans les laboratoires pour préparer les opérations « Fièvre » et « Pitié ». Par ordre du Président, tous les préparatifs devaient se faire dans le seul laboratoire des Smoky Mountains où nous nous trouvions. Les singes porteurs de germes, au nombre de deux cents et quelques, y étaient tenus en réserve, les chevaux pour le sérum étaient abrités dans un court de base-ball souterrain.
Le million d’hommes qu’allait exiger l’opération « Pitié » n’étaient évidemment pas là, mais ils ne devaient rien savoir de leur mission avant le rassemblement général qui précéderait le départ. À ce moment, chacun devait recevoir un pistolet et une trousse de seringues individuelles, dont chacune contiendrait une dose d’antitoxine. Ceux qui n’avaient jamais fait de saut en parachute seraient projetés dans le vide à coups de pied dans le derrière au besoin. Tout était prévu pour garder le secret de l’opération ; je ne voyais qu’une seule chose qui puisse nous faire échouer : que les titans découvrent nos plans grâce à un renégat, ou par tout autre moyen. On a vu, hélas, bien des plans échouer parce qu’un imbécile a fait des confidences à sa femme. Si nous ne savions pas garder le secret, nos singes porteurs de germes seraient abattus sitôt qu’ils apparaîtraient dans la zone tenue par les titans. Je savourai néanmoins mon drink en toute quiétude, ayant toutes raisons de penser que le secret serait bien gardé. Aucun courrier ne partirait plus de notre base, jusqu’au jour du lâcher et le colonel Kelly censurait ou contrôlait toutes les communications avec l’extérieur.
Quant à une fuite se produisant de l’extérieur, les risques en étaient minimes. Le général, papa, le colonel Gibsy et moi-même étions allés à la Maison Blanche la semaine précédente. Papa avait joué une comédie d’indignation et d’exaspération qui avait obtenu le résultat escompté. Finalement Martinez lui-même ne fut pas mis dans le secret. Si le Président et Rexton parvenaient à ne pas rêver tout haut pendant une semaine encore, je ne voyais pas comment un échec était possible.
Il était du reste grand temps ; la zone rouge gagnait du terrain. Après la bataille de Pass Christian, les larves avaient avancé et elles tenaient maintenant tout le golfe du Mexique au-delà de Pensacola. Certains signes montraient que ce n’était là qu’un début. Les larves se lassaient peut-être de notre résistance et il pouvait bien se faire qu’elles se résolvent, au risque de perdre un peu de cheptel, à lâcher une bombe A sur les villes que nous tenions encore. Dans ce cas… Un écran radar peut alerter vos défenses mais chacun sait qu’il ne peut arrêter une attaque résolue…
Mais je me refusais à m’en faire. Encore une semaine à attendre et…
Le colonel Kelly entra et vint s’asseoir à côté de moi… « Si nous prenions quelque chose ? proposai-je. J’ai envie d’arroser ça. »
Il examina son ventre proéminent. « Une bière de plus ou de moins ne changera rien à ma ligne, dit-il pensivement.
— Alors prenez-en une ! Prenez-en une douzaine…»
Je commandai pour lui et lui appris le succès de nos expériences sur les singes.
Il hocha la tête. « Oui, je l’avais entendu dire. Ça s’annonce bien.
— Bien ? C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous ne comprenez pas que nous sommes à deux doigts du but ? D’ici une semaine nous aurons gagné.
— Ah, oui ?
— Voyons, dis-je un peu agacé, vous allez pouvoir reprendre vos vêtements civils et mener de nouveau une vie normale. Ça ne vous sourit pas ? Ou croyez-vous que notre plan va échouer ?
— Non, je crois qu’il réussira.
— Alors pourquoi cette figure d’enterrement ?
— Monsieur Nivens, dit-il, croyez-vous qu’un homme affligé d’un ventre comme le mien trouve plaisir à se balader à poil ?
— Non, je ne le pense pas en effet. Moi, cela m’ennuiera peut-être de me rhabiller comme autrefois. C’est une perte de temps et on est moins à son aise.
— N’ayez crainte ! Le changement de mode auquel nous avons assisté est permanent.
— Comment cela ? Je ne pige pas. Vous venez de dire que notre plan réussirait et maintenant vous parlez comme si le plan “Bain de soleil” devait rester indéfiniment en application ?
— Sous une autre forme, oui.
— Excusez-moi, dis-je, je suis sans doute bouché ce matin, mais…»
Il se commanda une autre bière. « Monsieur Nivens, je n’avais jamais pensé voir une base militaire transformée en camp de nudistes. L’ayant vu, je ne m’attends pas à un retour en arrière, c’est impossible. La boîte de Pandore une fois ouverte ne peut plus se refermer. Tous les chevaux du rio n’y feraient rien…
— D’accord, répliquai-je. Les choses ne redeviennent jamais tout à fait ce qu’elles étaient. Mais vous exagérez. Le jour où le Président annulera le plan “Bain de soleil”, les lois anciennes rentreront en vigueur et si quelqu’un se promène sans pantalon, on l’arrêtera pour outrage à la pudeur.
— J’espère que non.
— Quoi ? Écoutez, il faudrait tout de même savoir ce que vous voulez.
— Je le sais très bien. Monsieur Nivens, tant qu’il existera une possibilité qu’une larve soit restée en vie, l’homme bien élevé devra être prêt à se déshabiller à la première requête – s’il ne veut pas se faire descendre. Et pas seulement pendant les quelques semaines qui vont venir, mais pendant vingt ans, ou même cent. Non, non, ajouta-t-il, je ne critique pas vos plans – mais vous avez été trop occupé pour remarquer qu’ils ont un caractère essentiellement local et temporaire. Par exemple avez-vous envisagé d’écheniller les jungles de l’Amazone, arbre par arbre ? Ce n’est qu’une formule de rhétorique, continua-t-il. Le globe a près de soixante millions de kilomètres carrés ! Nous ne pouvons pas chercher les larves partout. Mon pauvre vieux, comprenez donc que nous avons à peine diminué le nombre de rats existant sur la terre depuis le temps que nous essayons de les exterminer.
— Voulez-vous dire que notre entreprise est désespérée ? demandai-je.
— Désespérée ? Pas du tout. Reprenez donc quelque chose. Ce que je veux dire c’est que nous devons apprendre à vivre côte à côte avec cette horreur, comme nous avons appris à vivre avec la bombe atomique. »
CHAPITRE XXXIII
Nous étions réunis dans la même pièce de la Maison Blanche que l’autre fois. Cela me rappelait le soir où avait été diffusé le message du Président, bien des semaines auparavant. Papa, Mary, Rexton et Martinez étaient là, ainsi que le général de notre labo, le docteur Hazelhurst et le colonel Gibsy. Nos yeux étaient fixés sur la grande carte montée contre le mur. Le lâcher prévu par l’opération « Fièvre » remontait déjà à quatre jours et demi mais sur la carte, la vallée du Mississippi brillait toujours d’une lueur rouge.
Je commençais à me sentir nerveux, quoique le lâcher ait semblé être un succès et que nous n’ayons perdu que trois appareils. D’après les équations de nos calculateurs, il y avait déjà trois jours que toute larve assez proche des points de chute pour entrer en conférence directe devait avoir été infectée ; on avait estimé à 23 % le décalage de temps prévisible. On avait calculé que l’opération devait avoir contaminé près de 80 % des larves dès les douze premières heures, particulièrement dans les villes.
Elles allaient bientôt se mettre à mourir beaucoup plus vite que des mouches. À condition bien entendu que nos calculs aient été exacts…
J’essayais de ne pas me trémousser sur mon siège, tout en me demandant si ces lumières rouges correspondaient à quelques millions de larves bien malades, ou simplement à deux cents singes morts. Quelqu’un s’était-il trompé d’une décimale ? Avait-on bavardé ? Y avait-il eu dans notre raisonnement une erreur si colossale que nous ne l’avions même pas vue ?
Soudain une lampe verte s’alluma ; tout le monde tendit l’oreille. Une voix se mit à résonner dans l’appareil de stéréo, sans qu’aucune image apparût sur l’écran. « Ici, station Dixie, de Little Rock, dit une voix très lasse avec un fort accent du Sud. Nous avons un urgent besoin de secours. Tout auditeur est prié de retransmettre ce message. Little Rock, dans l’Arkansas, est en proie à une terrible épidémie. Prévenez la Croix-Rouge. Nous étions au pouvoir des…»
La voix s’évanouit, soit de faiblesse, soit par suite d’un incident technique.
Je pouvais enfin respirer. Mary me caressa la main et je me renfonçai dans mon fauteuil avec une délicieuse impression de détente. Ma joie était si grande que je ne parvenais pas à la savourer pleinement. Je m’aperçus alors que la lumière verte ne correspondait pas à Little Rock, mais qu’elle venait de plus à l’ouest, de l’Oklahoma. Deux autres lampes vertes s’allumèrent, une dans le Nebraska, une au nord de la frontière canadienne. Une autre voix nous parvint chargée de l’accent nasal de la Nouvelle-Angleterre. On se demandait comment un pareil accent pouvait venir de la zone rouge !
« On dirait un peu un soir d’élection, ne trouvez-vous pas ? dit joyeusement Martinez.
— Un peu, reconnut le Président, mais il est rare que nous ayons des résultats venant du Mexique ! » Il montrait la carte : des lampes vertes s’étaient allumées dans la province de Chihuahua.
« Sapristi c’est vrai ! Le Département d’État aura quelques incidents diplomatiques à aplanir quand tout sera fini, hein ? »
Le Président ne répondit pas. Il semblait se parler à lui-même. Il me vit, sourit et murmura à mi-voix :
Chaque puce a sa petite puce
pour lui piquer le dos !
Et les petites puces en ont de plus petites
Ainsi de suite, à l’infini…
Je souris poliment, mais dans les circonstances présentes, je trouvais cette citation assez déplacée. Le Président tourna la tête. « Personne n’a faim ? demanda-t-il. Moi, si. C’est la première fois depuis des semaines ! »
Le lendemain, en fin d’après-midi, la carte était plus verte que rouge. Rexton avait fait monter deux tableaux annonceurs reliés au centre d’opérations du Nouveau Pentagone. L’un montrait le pourcentage de résultats obtenus, par rapport au chiffre estimé nécessaire pour le grand lâcher de la deuxième phase du plan ; l’autre indiquait le moment où le lâcher devrait avoir lieu, en fonction des données précédentes. Les chiffres changeaient de temps à autre. Depuis environ deux heures, ils étaient restés aux alentours de 17 h 43, heure de la côte est.
Rexton se leva. « Je vais faire fixer l’heure H à 17 h 45, annonça-t-il. Monsieur le Président, je vous prie de m’excuser.
— Certainement. »
Rexton se tourna vers mon père et moi. « Si nos deux Don Quichotte sont toujours décidés à aller là-bas, c’est le moment. »
Je me levai. « Attends-moi, Mary, recommandai-je.
— Où cela ? » demanda-t-elle.
Il avait été entendu (au prix de quelles disputes !) qu’elle ne nous accompagnerait pas.
« Je propose que Mrs Nivens reste ici, coupa le Président. Après tout, elle est de la famille.
— Merci, monsieur le Président », dis-je.
Le colonel Gibsy me lança un drôle de coup d’œil.
Deux heures plus tard nous arrivions au-dessus de notre objectif. La trappe était ouverte. Mon père et moi nous étions les derniers du stick, juste après les petits gars qui devaient faire le vrai boulot. Mes mains étaient moites et j’avais un trac épouvantable. J’ai toujours eu horreur des sauts en parachute…
CHAPITRE XXXIV
Mon pistolet dans la main gauche, ma seringue d’antitoxine toute prête dans ma main droite, je courais de porte en porte dans le pâté de maisons qui m’avait été assigné. C’était dans un des plus vieux quartiers de Jefferson City. On n’y rencontrait guère que des taudis, et tous les appartements y avaient au moins cinquante ans. J’avais déjà fait deux douzaines d’injections ; il m’en restait encore trois douzaines à faire avant de gagner l’hôtel de ville, notre point de rassemblement. Mon travail commençait à me donner la nausée.
Je savais bien pourquoi j’étais venu. Ce n’était pas par simple curiosité ; je voulais les voir crever. Je voulais les voir mourantes, je voulais les voir mortes, et une haine mortelle obnubilait en moi tout autre sentiment. Mais maintenant que j’avais vu leurs cadavres par centaines, j’en avais assez.
Je voulais rentrer chez moi, prendre un bain et oublier toutes ces horreurs.
Notre travail n’était ni difficile ni dur ; monotone et écœurant seulement. Jusqu’à présent je n’avais pas rencontré une seule larve vivante, quoique j’en aie vu beaucoup de mortes. J’avais abattu un chien errant qui me paraissait porter une bosse suspecte, mais je n’aurais pas pu certifier qu’il était possédé car la lumière était mauvaise. Nous avions atterri juste avant le coucher du soleil et il faisait maintenant presque nuit.
J’achevai le tour de l’immeuble où je me trouvais, appelai à grands cris pour être sûr de n’oublier personne et sortis dans la rue. Elle était presque déserte ; toute la population avait la fièvre neuvaine et personne ne sortait de chez soi. À la seule exception cependant d’un homme qui s’approcha de moi en agitant les bras, un regard absent dans les yeux.
« Hé là ! » criai-je.
Il s’arrêta.
« J’ai ce qu’il vous faut pour vous guérir, lui dis-je. Donnez votre bras. »
Il chercha faiblement à me frapper. Je l’assommai avec précaution et il s’abattit la face contre terre. Sur son dos je vis l’éruption rouge laissée par la larve. Je choisis une région à peu près propre et saine au bas de ses reins, y piquai ma seringue et en brisai la pointe une fois qu’elle fut bien enfoncée. Chaque ampoule-seringue était chargée de gaz sous pression. Nous n’avions qu’un geste à faire…
Au premier étage de la maison suivante, je trouvai sept personnes, toutes si gravement atteintes que, sans rien dire, je me contentai de leur faire leurs piqûres et de m’en aller. Tout se passa sans difficulté. Au deuxième ce fut la même chose.
Le dernier étage comprenait trois appartements vides et je dus faire sauter la serrure de l’un d’eux pour pouvoir y pénétrer. Le quatrième appartement était occupé – si l’on peut dire. Sur le carreau de la cuisine gisait un cadavre de femme la tête fracassée. Sa larve était encore sur ses épaules, mais elle était morte, elle aussi. Je les laissai où elles étaient et jetai un coup d’œil autour de moi.
Dans la salle de bains, assis dans une vieille baignoire démodée, je trouvai un homme entre deux âges. Sa tête pendait sur sa poitrine et les veines de ses poignets étaient ouvertes. Je commençai par le croire mort, mais il leva la tête quand je me penchai sur lui. « Vous arrivez trop tard, dit-il d’une voix morne. Je viens de tuer ma femme. »
J’arrivais plutôt trop tôt ! À en juger d’après la couleur de la baignoire et l’aspect de son visage grisâtre, il aurait mieux valu pour lui que je ne sois arrivé que cinq minutes plus tard. Je me demandais s’il valait encore la peine d’une piqûre.
« Ma petite fille…, dit-il.
— Vous avez une fille ? demandai-je très haut. Où est-elle ? »
Ses yeux scintillèrent, mais il ne me répondit pas. Sa tête retomba sur sa poitrine. Je l’appelai à haute voix et lui tâtai l’artère jugulaire, mais mon pouce s’enfonça dans son cou sans que je sente son pouls.
L’enfant était couchée dans une des chambres ; c’était une fillette d’une huitaine d’années qui aurait été jolie, si elle avait été en bonne santé. Elle se redressa, se mit à pleurer et m’appela papa. « Oui, oui, dis-je doucement. Papa va s’occuper de toi. »
Je lui fis sa piqûre à la cuisse sans même qu’elle s’en aperçoive.
Je me préparais à m’en aller quand elle me rappela. « J’ai soif… veux boire…» Je dus retourner dans la salle de bains…
Pendant que je lui donnais à boire, mon téléphone vibra. Je renversai une partie du verre. « Tu m’entends, petit ? »
Je fouillai dans ma ceinture et branchai mon microphone.
« Oui. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis dans le parc, un peu au nord de l’endroit où tu te trouves. Ça va mal !
— J’arrive ! »
Je reposai le verre et me préparai à m’en aller, quand, pris d’une hésitation, je fis demi-tour. Je ne pouvais pas laisser ma nouvelle petite amie reprendre connaissance pour découvrir les cadavres de ses parents à côté d’elle. Je la soulevai dans mes bras et descendis au second. J’ouvris la première porte venue et posai l’enfant sur un sofa. L’appartement avait des occupants, mais ils étaient trop malades pour s’occuper d’elle. Je ne pouvais, hélas, en faire davantage.
« Dépêche-toi, petit !
— J’arrive. »
Je sortis de l’immeuble en coup de vent, et sans perdre de temps en discours, je pris mes jambes à mon cou. Le secteur assigné à mon père se trouvait juste au nord du mien, et lui était parallèle. Il longeait un de ces minuscules parcs comme il en existe dans le centre des agglomérations. En débouchant du carrefour je ne le vis pas tout de suite et le dépassai.
« Par ici, petit ! Par ici… Dans l’autavion ! »
Je l’entendais maintenant à la fois dans mon téléphone et directement. Je fis demi-tour et aperçus l’autavion, un gros Cadillac, du genre souvent utilisé par la Section. Il y avait quelqu’un dedans mais il faisait trop sombre pour que je puisse bien le voir. Je m’approchai avec précaution.
« Dieu soit loué ! l’entendis-je soupirer. Je croyais bien que tu n’arriverais jamais. »
Je savais maintenant que c’était bien mon père.
Je dus baisser la tête pour passer par la portière. C’est à ce moment qu’il m’assomma…
En revenant à moi, je me retrouvai les poignets et les chevilles solidement ficelés. J’étais assis dans le siège du second pilote ; le Patron s’était installé dans l’autre et tenait les commandes. Le deuxième volant était rabattu hors de ma portée. En comprenant que l’autavion avait pris l’air, je retrouvai d’un seul coup tous mes esprits.
Il se tourna vers moi. « Tu te sens mieux ? » me dit-il gaiement.
Je pouvais voir sa larve, bien campée au bas de sa nuque.
« Un peu, dis-je.
— Je suis désolé d’avoir dû t’assommer, mais je n’avais pas le choix.
— Probablement.
— Pour le moment, il faudra que je te laisse attaché. Plus tard, nous trouverons une meilleure combinaison. »
Il sourit de son sourire malicieux que je connaissais bien. Chose ahurissante sa propre personnalité transparaissait à travers les phrases que la larve lui faisait prononcer.
Je ne lui demandai pas quelle pouvait être cette « meilleure solution ». Je ne tenais pas à le savoir. Je concentrai toute mon attention sur mes liens ; hélas, le Patron s’en était occupé avec son habituelle compétence. « Où allons-nous ? demandai-je.
— Vers le sud. »
Il manipula les commandes. « Très loin vers le sud, poursuivit-il. Dès que j’aurai réussi à caler ce damné engin dans le circuit de contrôle, je vais t’expliquer ce qui nous attend. »
Cela lui prit quelques secondes.
« Là, maintenant, le voilà lancé. Il se redressera tout seul à 10 000 mètres. »
La mention d’une telle altitude me fit jeter un coup d’œil sur le tableau de bord. L’autavion n’avait pas seulement l’apparence d’un des véhicules de la Section : c’en était bien un. Il avait un de ces moteurs surgonflés que nous leur faisons mettre.
« Où avez-vous trouvé l’autavion ? demandai-je.
— La Section en avait caché un en réserve, à Jefferson City. Je suis allé voir et, comme par hasard, personne ne l’avait découvert. C’est un coup de chance, hein ? »
C’était une opinion contestable, mais je ne tenais pas à discuter. Je calculais toujours mes chances – et je les trouvais de bien peu supérieures à zéro. Mon pistolet avait disparu. Il avait probablement mis le sien du côté le plus éloigné de moi, car je ne le voyais pas.
« Et ce n’est pas tout, continua-t-il, j’ai eu la chance d’être capturé par un “maître” qui était probablement le seul en bonne santé dans tout Jefferson City. Je ne crois pourtant guère à la chance… Bref nous finissons par gagner la partie. »
Il se mit à rire. « C’est comme si on jouait à la fois avec les noirs et les blancs une partie d’échecs très compliquée.
— Vous ne m’avez pas dit où nous allions ? » insistai-je.
J’étais au bout de mon rouleau et je ne voyais pas d’autre tactique à suivre que de parler sans trêve.
Il réfléchit. « Certainement en dehors des États-Unis. Mon “maître” est peut-être le seul de tout le continent à avoir échappé à la fièvre et je ne tiens pas à prendre de risques. Je crois que la péninsule du Yucatan nous conviendrait parfaitement – c’est dans cette direction que nous allons. Nous pourrons nous cacher, nous multiplier et réattaquer par le sud. Quand nous reviendrons (et nous reviendrons) nous ne commettrons pas deux fois les mêmes erreurs.
— Papa, dis-je, ne pouvez-vous pas me détacher ? J’ai la circulation coupée. Vous savez bien que vous pouvez me faire confiance.
— Tout à l’heure, tout à l’heure. Chaque chose en son temps. Attends que nous soyons complètement branchés sur le pilote automatique. »
L’autavion prenait toujours de la hauteur. Surgonflé ou pas, 10 000 mètres d’altitude représentent un effort considérable pour un autavion primitivement conçu pour être un modèle familial.
« Vous oubliez apparemment que j’ai été longtemps au service des “maîtres”, dis-je. Je connais les règles du jeu. Je vous donne ma parole d’honneur.
— On n’apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces, dit-il en ricanant. Si je te détache maintenant, ou tu me tueras, ou je serai forcé de te tuer. Et j’ai besoin de te garder en vie. Nous allons faire du chemin ensemble, petit. Nous sommes intelligents, nous sommes décidés et on a besoin de nous. »
Je ne trouvai rien à répondre.
« Quand même, continua-t-il, toi qui parlais de connaître les règles du jeu, pourquoi ne m’as-tu pas expliqué ? Pourquoi m’avoir caché ça ?
— Hein ?
— Tu ne m’avais pas dit ce qu’on ressentait. Mon petit, je ne me doutais pas qu’on pouvait connaître une telle paix, un tel bonheur, un tel bien-être. Je n’ai jamais été aussi heureux depuis des années… depuis que…» Il parut hésiter. «… Depuis que ta mère est morte, acheva-t-il. Mais maintenant, peu importe… C’est tellement mieux… Tu aurais dû me prévenir. »
Je me sentis envahi par le dégoût au point d’en oublier jouer mon rôle. « Ça ne me faisait peut-être pas cet effet-là. À vous non plus, ça ne le ferait pas, vieil imbécile, si vous n’aviez pas un État pour vous posséder, pour parler avec votre bouche, pour penser avec votre cerveau…
— Du calme, petit », dit-il doucement.
Que Dieu me pardonne, je crois bien que sa voix m’apaisa !
« Tu changeras bientôt d’avis, reprit-il. Crois-moi, c’est pour cela que nous sommes faits : c’est là notre destinée. L’humanité était divisée, en lutte contre elle-même. Les “maîtres” lui rendront son unité. »
Je pensais en moi-même qu’il y avait sans doute ici-bas pas mal de gens assez bêtes pour gober ce genre de couleuvres et vendre leurs âmes contre une promesse de sécurité et de paix. Mais je me gardai bien de le lui dire.
« Tu n’attendras plus bien longtemps, dit-il tout à coup en regardant le tableau de bord. Je vais prendre l’onde porteuse. »
Il régla son fil de mire, vérifia ses cadrans et brancha le pilote automatique.
« Là ! Prochain arrêt : le Yucatan. Et maintenant, au travail. »
Il se leva de son siège et s’agenouilla à côté de moi.
« Il faut faire bien attention », dit-il en me bouclant la ceinture de sûreté autour de la taille.
Je lui envoyai mes deux genoux en pleine figure.
Il se redressa et me regarda sans colère. « Sale gosse ! Je devrais me fâcher, mais les “maîtres” n’ont pas de rancune. Maintenant, sois sage. »
Il continua à vérifier la solidité de mes liens. Il saignait du nez, mais ne prenait même pas la peine de s’essuyer. « Ça ira, dit-il enfin. Un peu de patience, il n’y en a plus pour longtemps. »
Il retourna sur l’autre siège, s’assit et se pencha en avant, les coudes sur les genoux. Cette position me laissait apercevoir son « maître ». Pendant quelques minutes, il ne se passa rien. Je ne pouvais penser à autre chose qu’à tirer de tous mes muscles sur mes liens. Le Patron semblait dormir, mais je ne m’y fiais pas.
Une mince ligne plus claire fendit en son milieu la carapace brune de sa larve.
Elle s’élargit peu à peu et je pus bientôt voir l’horreur opalescente qu’abritait la carapace. L’espace qui séparait les deux moitiés de celle-ci s’élargit encore et je compris brusquement que la larve était en train de fissionner, qu’elle pompait la vie, la substance vitale de mon père pour se dédoubler.
Tout raide de frayeur, je compris aussi que je n’avais plus que quelques minutes de vie personnelle à vivre. Mon nouveau « maître » venait de naître et il serait bientôt prêt à se placer sur moi.
S’il avait été possible à des forces humaines de rompre les liens qui m’immobilisaient, je les aurais rompus. Mais je ne pus y parvenir. Le Patron ne prêtait pas attention à mes efforts. Je ne sais s’il avait toute sa connaissance. Les larves doivent sans doute relâcher quelque peu leur contrôle sur le porteur quand elles opèrent leur mitose. Elles se contentent peut-être d’immobiliser seulement leurs esclaves. En tout cas, le Patron ne bougeait pas.
Épuisé, j’avais déjà abandonné toute espérance, certain que je ne pourrais jamais me détacher, quand je vis la ligne argentée atteindre le centre de la larve proprement dite. Cela signifiait que la mitose était sur le point de s’achever. C’est cette conviction qui me fit changer de tactique, dans la mesure où mon cerveau surchauffé était capable d’en concevoir une.
Mes mains étaient liées derrière mon dos, mes chevilles étaient ligotées ensemble, et ma ceinture m’immobilisait contre mon siège. Mais mes jambes, quoique attachées, étaient libres au-dessous de ma taille. Je me laissai glisser en avant pour avoir plus de bras de levier, relevai mes jambes le plus haut que je pus et les rabattis de toutes mes forces sur le tableau de bord – lâchant ainsi d’un seul coup toute la provision de fusées retardatrices.
Cela donne une décélération de pas mal de « g » ! Je ne sais pas au juste combien, car j’ignore combien de fusées contenaient les réservoirs, mais il y en avait un bon nombre.
Nous fûmes violemment rejetés en arrière. Pour mon père, le choc fut encore plus brutal que pour moi qui étais déjà ligoté à mon siège. Il fut projeté contre son dossier et sa larve, ouverte et sans défense, se trouva coincée entre son siège et lui.
Elle éclata comme un fruit mûr.
Mon père fut secoué de ce réflexe effrayant, total, de ce spasme de tous les muscles que j’avais déjà eu trois fois l’occasion d’observer. Il rebondit en avant contre le volant, le visage convulsé, les doigts crispés.
L’autavion piqua vers le sol.
Assis sur mon siège, je le voyais descendre – si l’on peut appeler être assis, le fait de se trouver maintenu de force sur son siège par une ceinture. Si le corps de mon père n’avait pas irrémédiablement déréglé les organes de commande, j’aurais peut-être pu faire quelque chose – peut-être même redresser l’avion, avec mes pieds… J’essayai, mais sans résultat.
Les commandes devaient être non seulement déréglées mais coincées.
L’altimètre cliquetait allègrement. Nous étions déjà descendus à 3 000 mètres avant que j’eusse eu le temps d’y jeter un coup d’œil. Il passa à 2 500, à 2 000, à 1 500 mètres et nous amorçâmes notre dernier kilomètre.
À cinq cents mètres, le contrôle radar fonctionna et les lance-fusées avant entrèrent successivement en action. Chaque fois la ceinture me coupait brutalement l’estomac. Je me croyais déjà sauvé, car je voyais l’autavion se redresser… J’aurais bien dû me douter que c’était impossible puisque le corps de mon père bloquait le volant…
J’avais encore un peu d’espoir au moment où nous heurtâmes le sol…
En revenant à moi, j’eus conscience d’un léger mouvement de balançoire. Ce mouvement m’agaçait. Je voulais le faire cesser. Le moindre déplacement me causait des souffrances insupportables. Je parvins à ouvrir un œil, l’autre s’y refusant obstinément. Je cherchai d’un regard morne la raison de cet agaçant mouvement.
Au-dessus de moi je voyais le plafond de l’autavion, mais je dus le regarder un bon moment avant de comprendre ce que je voyais. Cela me donna le temps de me rappeler qui j’étais et ce qui m’était arrivé. Je me rappelai la chute en piqué, le choc… et je compris que nous devions avoir heurté non pas le sol, mais une masse liquide. Le golfe du Mexique peut-être ? Au fond cela m’était parfaitement égal.
Pris d’un brusque accès de chagrin, je me mis à pleurer mon père…
La ceinture brisée de mon siège me battait les flancs. Mes mains et mes chevilles étaient toujours liées, et il me semblait que j’avais un bras cassé. J’avais un œil fermé et je ne pouvais respirer sans douleur. Je renonçai à dénombrer mes blessures. Mon père n’était plus aplati contre le volant et cela m’étonna. Au prix d’un douloureux effort, je parvins à tourner la tête sur le côté, pour voir tout l’intérieur de l’autavion de mon œil valide. Mon père gisait non loin de moi ; sa tête était à moins d’un mètre de la mienne. Il était couvert de sang et tout froid. J’eus la certitude qu’il était déjà mort. Je crois que je mis près d’une demi-heure à parcourir les quelques centimètres qui nous séparaient.
J’étais allongé à côté de lui, presque joue contre joue. Je ne pouvais percevoir chez lui aucun signe de vie. Dans la position bizarre de pantin disloqué où il se trouvait, il paraissait impossible qu’il ne fût pas mort.
« Papa…», dis-je d’une voix rauque.
« Papa ! » répétai-je, cette fois dans un véritable hurlement.
Ses paupières battirent, mais il n’ouvrit pas les yeux.
« Bonjour petit, murmura-t-il. Merci, mon garçon, merci…»
Sa voix s’éteignit.
J’aurais voulu le secouer, mais je ne pouvais que crier.
« Papa ! Réveillez-vous ! Comment ça va ? »
De nouveau, il me parla. Chaque parole semblait lui coûter un effort prodigieux. « Ta mère… m’a dit de te dire… qu’elle était… fière de toi. » Sa voix s’éteignit de nouveau. Sa respiration déjà difficile avait pris cette redoutable résonance de feuilles mortes froissées qui annonce le dernier râle.
« Papa, sanglotai-je, il ne faut pas mourir… Je ne peux pas me passer de vous. »
Il ouvrit les yeux tout grands. « Mais si, mais si, mon petit. » Il s’arrêta, fit un nouvel effort, et ajouta : « J’ai mal, tu sais mon petit. » Il referma les yeux.
J’eus beau crier, hurler, je ne pus rien en tirer de plus. Je laissai bientôt mon visage retomber contre le sien et mes larmes se mêler au sang et au cambouis dont il était couvert.
CHAPITRE XXXV
Et maintenant il s’agit de nettoyer Titan !
Nous autres qui faisons partie de l’expédition avons tous collaboré à ce rapport. Si nous n’en revenons pas, ce sera le legs que nous transmettrons à tous les hommes libres. Il contient ce que nous savons des parasites de Titan, de leurs méthodes, des précautions que l’on doit prendre contre eux. Car Kelly avait raison : les hommes n’auront plus jamais la même vie qu’avant. Malgré le succès de l’opération « Pitié », il est impossible d’être sûr que toutes les larves sont mortes. La semaine dernière, du côté du Yukon, on a abattu un ours grizzly qui avait une bosse…
Les humains devront toujours rester sur leurs gardes, surtout dans vingt-cinq ans, si nous ne sommes pas revenus, et si les soucoupes volantes réapparaissent. Nous ne savons pas pourquoi les monstres de Titan suivent ce cycle de vingt-neuf ans, correspondant à l’année saturnienne, mais c’est un fait. La raison en est peut-être toute simple ; chez nous aussi, bien des cycles biologiques correspondent à l’année terrestre. Nous espérons qu’ils ne sont actifs qu’à une seule période de leur « année ». Dans ce cas l’opération « Vengeance » se trouvera considérablement simplifiée. Mais nous n’y comptons pas trop. Je pars (que Dieu me pardonne !) en qualité de spécialiste en psychologie exotique appliquée, mais je suis aussi un combattant, comme nous le sommes tous, du cuistot à l’aumônier. Notre expédition n’est pas une plaisanterie et nous avons l’intention de démontrer à ces larves qu’elles ont commis une erreur impardonnable en s’attaquant à la forme de vie la plus coriace, la plus impitoyable, la plus redoutable, la plus infatigable et aussi la plus parfaite de notre coin commun de la galaxie. L’homme est un être que l’on peut tuer, mais non pas dompter.
J’ai le secret espoir que nous trouverons un moyen de sauver les petits elfes androgynes. Je suis porté à croire que nous pourrions nous entendre avec les elfes…
Que nous réussissions ou non, l’homme a le droit de conserver sa réputation bien méritée de férocité. C’est au prix d’une farouche volonté de lutter en toutes circonstances, n’importe où et n’importe quand, avec une totale absence de pitié, que nous devrons acheter notre liberté. Si nous n’avons pas compris la leçon que nous ont donnée les larves, tant pis pour nous. Nous pouvons nous préparer à aller rejoindre les dinosaures. L’extinction est en vue.
Qui pourrait dire quelles horreurs recèlent les confins de notre univers ? Les larves peuvent fort bien être des créatures aimables, franches et confiantes, par comparaison avec les indigènes des planètes de… disons de Sirius. Si tout cela n’est qu’un début, profitons-en pour nous entraîner à la grande bataille. Nous pensions les cieux vides, nous nous prenions pour les seigneurs incontestés de la création ; même après avoir conquis l’espace, nous avions gardé cette illusion, car Mars était une planète déjà morte quand nous y avons mis le pied, et Vénus n’en était encore qu’aux premiers balbutiements de son évolution. Si l’homme veut garder sa souveraineté, ou même vivre en égal respecté, il devra lutter. Commençons dès à présent à transformer en épées les socs de nos charrues, car les guerres du passé n’étaient que des amusettes, en comparaison de celles qui se préparent.
Chacun des membres de notre expédition a été possédé au moins une fois. Seuls ceux qui ont subi la domination des larves peuvent savoir quelle est leur ruse, avec quelle inlassable vigilance on doit s’en garder, avec quelle force on doit les haïr. Il paraît que notre voyage durera douze ans, cela nous donnera à Mary et à moi le temps d’achever notre lune de miel. Mais oui, Mary m’accompagne ; nous sommes presque tous mariés, et les célibataires de la troupe sont exactement égaux en nombre aux jeunes filles que nous emmenons. Quand un voyage dure douze ans, il devient une manière de vivre.
Lorsque j’ai dit à Mary que nous partions pour les lunes de Saturne, elle s’est contentée de me répondre trois mots : « Bien, mon chéri. » Nous aurons le temps d’avoir deux ou trois gosses. Comme disait mon père : « L’espèce doit continuer sa route, même si elle ignore où elle va. »
Ce rapport est un peu décousu et il faudra le réviser avant de le publier ; j’y ai cependant mis tout l’essentiel, comme je le vois, comme je le sens. Une guerre menée contre une race différente est forcément une guerre psychologique et non pas mécanique. Ce que j’ai pensé, ce que j’ai senti, est peut-être plus important que ce que j’ai fait.
J’achève ce rapport sur le satellite Bêta, d’où nous embarquerons sur l’astronef des Nations Unies, le Vengeur. Je n’aurai pas le temps de le revoir et il faudra que l’on s’en contente tel qu’il est. Les historiens en feront ce qu’ils voudront. Hier soir, à Pikes Port Peak, nous avons dit adieu à mon père. « Au revoir, plutôt, a-t-il rectifié. Vous en reviendrez et j’ai bien l’intention d’attendre votre retour. Je deviendrai seulement un peu plus maniaque et méchant chaque année ! »
Je lui ai dit que je l’espérais bien. « Tu t’en sortiras, m’a-t-il affirmé. Tu es trop costaud et trop méchant pour mourir. J’ai confiance en toi et en tes pareils, petit. »
Nous allons embarquer. Je me sens gonflé à bloc. Parasites, prenez bien garde ! Les hommes libres viennent vous anéantir !
Notre mot d’ordre est : « Pas de quartier ! »
Fin
Seul auteur récompensé à quatre reprises par le prestigieux prix Hugo, Robert. A. Heinlein (1907–1988) est une des figures essentielles de l’âge d’or de la science-fiction américaine, aux côtés d’Isaac Asimov et de Ray Bradbury. Outre sa gigantesque Histoire du Futur, ensemble de romans et de nouvelles décrivant l’évolution de l’humanité dans les siècles à venir, on lui doit quelques-unes des œuvres les plus marquantes du genre : Marionnettes humaines, Étoiles garde-à-vous ! (qui a fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Paul Verhoeven sous le titre Starship Troopers ) ou En terre étrangère.