J’avais grand besoin de m’épancher et Doris fut pour moi une auditrice toute trouvée. Ce que je lui racontai l’indigna tant qu’elle entra dans une colère bleue. Elle avait pansé mes plaies et si, en sa qualité d’infirmière, elle avait souvent eu à en panser de bien pires, les miennes avaient ceci de particulier que je les devais à des collègues. Je lui exprimai d’une façon plus ou moins intelligible les sentiments que m’inspirait le rôle joué par Mary dans l’affaire.

« Je ne me trompe pas ? dit-elle stupéfaite. Vous vouliez vraiment épouser cette fille ?

— Exact. C’est bête, hein ?

— Mais alors elle connaissait son pouvoir sur vous ! C’est malhonnête…»

Elle cessa un instant de me masser. Les yeux lui sortaient de la tête. « Je n’ai jamais vu votre rouquine, déclara-t-elle, mais si je la rencontre, je lui arracherai les yeux. »

Je lui souris. « Vous êtes une brave gosse, Doris. Vous au moins je suis sûr que vous êtes honnête avec les hommes.

— Oh ! je ne suis pas une sainte. Mais si j’avais fait la moitié de ce qu’elle vous a fait, je n’oserais plus me regarder dans une glace. Tournez-vous que je m’occupe de l’autre jambe…»

Mary vint me voir. Je l’appris en entendant Doris crier avec colère : « Vous n’entrerez pas !

— J’entrerai, répliqua la voix de Mary.

— Si vous ne vous en allez pas, je vous arrache vos cheveux carotte », hurla Doris.

J’entendis l’écho d’une bagarre et le bruit d’une gifle.

« Hé là, criai-je, qu’est-ce qui se passe ? »

Elles apparurent ensemble sur le pas de la porte. Doris était tout essoufflée et ses cheveux étaient en désordre. Mary parvenait à conserver un air digne, mais il y avait une grande marque rouge sur sa joue et la tache correspondait aux dimensions de la main de Doris.

Celle-ci parvint à retrouver son souffle. « Vous, sortez ! dit-elle. Il ne veut pas vous voir.

— J’attendrai qu’il me le dise lui-même », répliqua Mary.

Je les regardai tour à tour.

« Oh ! et puis tant pis après tout, dis-je, résigné. Elle est là et j’ai deux mots à lui dire. Merci quand même, Doris.

— Vous êtes un crétin », me dit aigrement Doris en prenant la porte.

Mary s’approcha de mon lit.

« Sam, dit-elle, oh ! mon pauvre Sam !

— D’abord je ne m’appelle pas Sam.

— Je ne sais pas votre vrai nom. »

Ce n’était pas le moment de lui expliquer que mes parents m’avaient gratifié du charmant prénom d’Élisée. « Après tout, qu’est-ce que ça fait ? dis-je. Va pour Sam.

— Oh ! Sam, répéta-t-elle, mon pauvre chéri.

— Je ne suis pas votre chéri. »

Elle hocha la tête. « Oui, je sais. Mais je ne sais pas pourquoi, Sam, je suis venue vous demander pourquoi vous m’avez prise en haine. Je n’y pourrai peut-être rien, mais il faut que je le sache. »

Je poussai un grognement de dégoût. « Après ce que vous m’avez fait, vous ne savez pas pourquoi ? Voyons, Mary, vous n’avez peut-être pas de cœur, mais vous n’êtes pas une idiote. »

Elle secoua la tête. « C’est tout le contraire, Sam. J’ai du cœur, mais il m’arrive souvent d’être bête. Regardez-moi, s’il vous plaît. Je sais ce qu’ils vous ont fait. Je sais que si vous l’avez accepté, c’était pour m’épargner les mêmes souffrances. Je le sais et je vous en suis profondément reconnaissante. Mais je ne sais pas pourquoi vous me haïssez. Je ne vous avais pas demandé de prendre ma place, et je ne tenais pas à ce que vous la preniez. »

Je ne répondis pas.

« Vous ne me croyez pas ? » reprit-elle au bout d’un instant.

Je me soulevai sur un coude.

« Je crois que vous êtes parvenue à vous convaincre que les choses se sont passées comme vous le dites. Mais moi, je vais vous expliquer la vérité.

— C’est bien ce que je vous demande !

— Quand vous vous êtes assise dans cette saleté de fauteuil, vous saviez très bien que je ne vous laisserais jamais aller jusqu’au bout de l’expérience. Oui, vous le saviez, alors même que votre esprit retors de femme se refusait à le reconnaître. Jamais le Patron n’aurait pu me contraindre à cette expérience, même sous la menace d’un pistolet, même en me droguant. Mais vous, vous m’avez forcé à faire une chose à laquelle j’aurais mille fois préféré la mort – une chose qui m’a sali, dégradé pour toujours. Voilà ce que vous m’avez fait. »

Elle pâlit ; son visage finit par paraître presque verdâtre au-dessous de ses cheveux roux. Elle semblait avoir la respiration coupée. « Vous le croyez vraiment, Sam ? me dit-elle.

— Bien entendu.

— Sam, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées. Je ne savais pas que vous seriez là. J’ai été stupéfaite de vous y voir. Mais il fallait que j’aille jusqu’au bout ; j’avais promis.

— Promis ? répétai-je ironiquement. Avec des promesses d’écolière, que ne ferait-on pas ?

— C’était autre chose qu’une promesse d’écolière.

— Peu importe. Peu importe aussi que vous disiez la vérité en affirmant que vous ne saviez pas devoir me rencontrer là. Ce qui compte, c’est que vous y étiez et moi aussi, et que vous pouviez facilement imaginer ce qui se passerait en agissant comme vous l’avez fait.

— Oui…, dit-elle, je comprends que vous voyiez les choses de cette façon. Je ne peux pas nier les faits.

— Ce serait difficile, en effet ! »

Elle resta un long moment silencieuse. Je me gardai bien de la tirer de ses pensées.

« Sam, dit-elle enfin, un jour vous m’avez parlé de mariage…

— Ce jour est loin !

— Je ne m’attendais pas à vous voir renouveler votre proposition. Mais elle comportait une espèce de corollaire ; Sam, quelle que soit l’opinion que vous avez maintenant de moi, je tiens à vous dire que je vous suis profondément reconnaissante de ce que vous avez fait pour moi. Euh… Miss Barkis consent, Sam. Vous me comprenez ? »

Je lui ris au nez.

« Le mécanisme d’une cervelle féminine m’enchantera et me stupéfiera toujours ! Vous croyez toutes que vous pouvez annuler le passé à volonté et repartir de zéro avec de nouveaux atouts en main. »

Je continuai à rire en la voyant rougir.

« Eh bien, cette fois-ci c’est raté, conclus-je. Je ne vous jouerai pas le mauvais tour de vous prendre au mot. »

Elle revint vers moi. Sa voix était redevenue très calme. « Je l’ai cherché, dit-elle. Pourtant j’étais sincère ; cela ou autre chose, je serai toujours prête à tout faire pour vous. »

Je me laissai tomber en arrière sur mon oreiller. « Oh ! quant à cela, vous pouvez faire une chose qui me serait très agréable. »

Son visage s’illumina. « Quoi donc ? dit-elle.

— Me ficher la paix ! Je suis fatigué. »

Je détournai la tête.

Le Patron passa me voir à la fin de l’après-midi. Ma première réaction fut d’en être content. La personnalité du Patron est une force à l’emprise de laquelle on échappe difficilement. Puis la mémoire me revint et je me sentis aussitôt réfrigéré.

« J’ai à te parler, commença-t-il.

— Moi, pas ! Allez-vous-en. »

Il entra sans faire attention à ma réponse.

« Je peux m’asseoir ? demanda-t-il.

— Vous n’avez pas attendu ma permission. »

À cela non plus, il ne fit pas attention. « Tu sais, petit, tu as beau être un de mes meilleurs agents, il y a des moments où tu juges trop vite.

— Quant à cela, rassurez-vous : sitôt que le docteur m’aura permis de me lever, je démissionnerai. »

Mais le Patron n’entendait jamais ce qu’il ne voulait pas entendre.

« Tu arrives trop vite à tes conclusions. Prends la petite Mary, par exemple…

— Quelle petite Mary ?

— Tu sais bien de qui je veux parler. Pour toi, elle s’appelle Mary Cavanaugh.

— Prenez-la vous-même ! Je vous la laisse.

— Tu lui as fait une scène terrible sans savoir la vérité. Tu l’as mise dans un tel état que, par ta faute, je risque de ne plus pouvoir l’utiliser. C’était pourtant un agent remarquable…

— C’est fou ce que ça me navre !

— Je te répète, petit crétin, que tu n’avais aucune raison de l’engueuler comme tu l’as fait. Tu ne connais pas toute la vérité. »

Je ne répondis pas ; les explications sont toujours une mauvaise défense.

« Oh ! je sais bien ce que tu penses, continua-t-il. Tu crois qu’elle a consenti à me servir d’appât. Tu n’as qu’à moitié raison. Elle a servi d’appât, c’est vrai, mais c’était moi qui me servais d’elle. C’est moi qui avais réglé toute la mise en scène.

— Je le sais bien !

— Alors pourquoi lui en vouloir à elle ?

— Parce que jamais vous n’auriez pu mettre votre plan à exécution sans son concours. Oh ! c’est très généreux, vieux salopard que vous êtes, de tout prendre sur vous – mais ça ne résiste pas à l’examen. »

Il ne releva pas l’insulte. « Tu ne saisis pas le nœud du problème, continua-t-il. La petite ne savait rien.

— Enfin, bon Dieu, elle était quand même là, non ?

— Bien sûr. Dis-moi, mon petit, est-ce que je t’ai jamais menti ?

— Non, reconnus-je, mais cela ne vous gênerait pas.

— J’ai peut-être mérité cela, répliqua-t-il. Je mentirais même à un de mes agents si la sécurité du pays en dépendait. Heureusement je n’ai jamais eu à le faire, parce que j’ai toujours su bien choisir ceux qui travaillaient pour moi. Mais aujourd’hui le sort du pays n’est pas en jeu et je ne mens pas. Tu y réfléchiras par toi-même et tu verras bien si, oui ou non, je te dis la vérité. La petite ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi tu étais là. Elle ignorait que je n’avais pas définitivement choisi mon cobaye. Elle ne se doutait pas que je ne voulais pas d’elle, ni que j’avais déjà décidé que toi seul pouvais me convenir et que j’étais résolu à te faire attacher de force à ce fauteuil, au besoin. Si je n’avais pas eu une carte maîtresse dans ma manche pour te décider à te porter volontaire, je l’aurais fait. Elle ne savait même pas que tu avais quitté l’infirmerie. »

Comme j’aurais voulu le croire, je fis tout mon possible pour ne pas me laisser convaincre. Quant à savoir s’il se serait donné la peine de me mentir sur cette question… Après tout, la reprise en main de deux excellents agents était peut-être une chose qu’il considérait à l’heure présente comme mettant en jeu la sécurité du pays. Le Patron a l’esprit très tortueux.

« Regarde-moi bien, ajouta-t-il : il y a une chose que je veux t’enfoncer dans le crâne. D’abord que tout le monde – moi compris – t’est profondément reconnaissant pour ce que tu as fait, quels qu’aient été tes motifs. J’ai fait mon rapport et tu seras sûrement décoré, même dans le cas où tu nous quitterais. Mais ne prends pas pour cela des airs de petit héros…

— Soyez tranquille !

— … Parce que la décoration en question sera décernée à tort. C’est Mary qui l’a méritée. Non, tais-toi une seconde ; je n’ai pas fini : il fallait te contraindre à cette expérience, de gré ou de force. Je ne te critique pas : tu en avais déjà vu de drôles. Mais Mary, elle, était vraiment volontaire. Quand elle s’est assise dans le fauteuil, elle ne s’attendait pas à recevoir sa grâce in extremis. Elle avait toutes raisons de penser que même si elle en réchappait, elle resterait complètement folle – et c’est une chose pire que la mort. Mais elle a quand même accepté, parce qu’elle a la trempe d’un héros – ce que tu n’es pas tout à fait.

« Vois-tu, petit, continua-t-il sans attendre ma réponse, la plupart des femmes sont des idiotes ou des enfants. Mais elles se situent sur une gamme de qualités plus étendue que nous. Les femmes braves sont plus braves, les bonnes sont meilleures et les mauvaises pires que nous. Voilà où je voulais en venir : celle dont nous parlons est plus virile que toi et tu lui as fait beaucoup de mal. »

J’étais si chamboulé que je ne pouvais plus me rendre compte s’il disait vrai, ou, au contraire, s’il me manœuvrait de nouveau.

« J’ai peut-être été injuste, dis-je. Mais si ce que vous dites est vrai…

— C’est vrai !

— … Cela ne rend pas votre attitude plus belle, cela la rend plus ignoble encore. »

Il encaissa sans broncher. « Mon petit, je suis désolé si j’ai perdu ton estime, mais je n’avais pas le choix des moyens. Je suis comme un commandant sur le champ de bataille, à cela près que je ne me sers pas des mêmes armes. Je suis un homme capable de tuer son propre chien, si besoin est. C’est peut-être ignoble, mais dans mon métier, c’est indispensable. Si jamais tu te trouves à ma place, il faudra bien que tu en fasses autant.

— Il y a peu de chances que cela m’arrive !

— Pourquoi ne pas te reposer et réfléchir à tout cela de sang-froid ?

— Je vais prendre un congé. Un congé libérable.

— C’est bien. »

Il se leva.

« Attendez, dis-je…

— Oui ?

— Vous m’avez fait une promesse et j’exige que vous la teniez. C’est au sujet de ce parasite. Vous m’aviez dit que je pourrais le tuer moi-même. Vous n’en avez plus besoin, maintenant ?

— Non, mais…»

Je fis mine de me lever. « Pas de mais ! Donnez-moi votre pistolet, j’y vais tout de suite.

— Impossible. Il est déjà mort.

— Quoi ? Vous m’aviez promis…

— Je le sais bien, mais il est mort pendant que nous essayions de te… de le forcer à parler. »

J’éclatai de rire. Je riais si fort que je ne pouvais plus m’arrêter.

Le Patron me secoua. « Tiens-toi donc tranquille, tu vas te rendre malade. Je regrette ce qui est arrivé, mais il n’y a pas de quoi rire.

— Oh que si ! répliquai-je avec des larmes dans les yeux. Je n’ai jamais rien entendu de si drôle ! Dire que tout cela n’a servi à rien ! Vous vous êtes déshonoré, vous nous avez torturés Mary et moi… tout cela en pure perte ?

— Hein ? Qui te parle de cela ?

— Comment ? Mais je le sais bien ! Vous n’avez rien pu tirer de lui… de nous. Vous n’avez rien appris que vous ne sachiez déjà.

— Que tu crois !

— Allons donc !

— Nous avons mieux réussi que tu ne pourrais t’en douter. Il est vrai que nous n’avons rien tiré directement du parasite avant sa mort, mais de toi c’est autre chose.

— De moi ?

— Parfaitement. Hier soir, nous t’avons questionné. Avec toutes les herbes de la Saint-Jean : penthotal, hypnose, encéphalographie, psychanalyse… La grande lessive, quoi ! Le parasite t’avait dit certaines choses et nous les avons retrouvées dans ton cerveau, après que tu as été libéré de ton “maître”.

— Quoi, par exemple ?

— L’endroit où ils vivent. Nous savons d’où ils viennent et nous pouvons riposter. Ils habitent Titan, le sixième satellite de Saturne. »

Au moment même où il me le dit, je sentis comme un bâillon me serrer la gorge, et je sus qu’il avait raison.

« On peut dire que tu ne t’es pas mis facilement à table, continua-t-il. Il a fallu t’attacher pour t’empêcher de te blesser plus gravement que tu ne l’étais déjà. »

Il posa sa mauvaise jambe sur le bord de mon lit et alluma une cigarette. Il paraissait en veine d’amabilité. Pour ma part, je ne tenais plus à lutter ; ma tête tournait et j’avais besoin de réfléchir à tout cela. Titan… c’était bien loin… Mars est la planète la plus éloignée que les hommes aient jamais atteinte… A moins que l’expédition Seagraves, celle qui n’était jamais revenue, ne soit arrivée jusqu’à Jupiter…

Pourtant nous pouvions aller là-bas si besoin était. Nous pouvions détruire le nid des larves…

Il se leva enfin pour partir. Il avait atteint la porte en boitillant quand je le rappelai.

« Papa…»

Cela faisait des années que je ne lui avais pas donné ce nom. Il se retourna d’un air étonné et comme sans défense.

« Oui, mon petit ?

— Pourquoi maman et vous m’avez-vous appelé Élisée ?

— Hein ? Mais parce que c’était le nom de ton grand-père maternel.

— Ah ? Comme excuse, c’est un peu court.

— Peut-être. »

Il me tourna le dos mais je l’arrêtai de nouveau.

« Papa… Quel genre de femme était maman ?

— Ta mère ? Je ne sais pas trop comment t’expliquer… Enfin… ma foi… elle était tout à fait du genre de Mary. Oui, tout à fait…»

Il sortit sans me laisser le temps de rien ajouter.

Je me tournai, la tête contre le mur et, au bout de quelque temps, je finis par me calmer.