Je passai les quelques jours qui suivirent à faire des exposés aux grosses huiles de l’état-major, à répondre à des questions stupides sur les mœurs familières des envahisseurs, et à expliquer comment on devrait s’attaquer à un homme possédé. J’étais devenu un expert patenté, mais, la plupart du temps, mes élèves semblaient convaincus qu’ils en savaient plus que moi sur les larves.

Les créatures tenaient toujours la zone rouge, mais elles ne pouvaient en sortir sans se faire repérer – du moins nous l’espérions. Nous dûmes renoncer à l’envahir une seconde fois, chaque larve retenant en otage un de nos concitoyens. L’O.N.U. ne nous fut d’aucun secours. Le Président aurait voulu étendre le plan « Dos nu » au monde entier, mais on tergiversa si bien que la question fut renvoyée pour étude à une commission. La vérité est que l’O.N.U. ne voulait pas nous croire ; c’était là une des grandes supériorités de l’ennemi. Pour croire au feu il faut s’être déjà brûlé.

Quelques nations étaient protégées contre l’invasion par leurs coutumes. Un Finlandais qui ne prendrait pas tous les jours ou presque son bain de vapeur en société se ferait remarquer. Les Japonais se déshabillent eux aussi facilement en public. Pour des raisons évidentes, les îles du Pacifique étaient relativement à l’abri du fléau ainsi que de grandes parties de l’Afrique. Dès la fin de la troisième guerre mondiale, la France s’était adonnée au nudisme avec enthousiasme, au moins pour les week-ends, et il aurait été difficile à une larve de s’y dissimuler. Mais dans les pays où le tabou de la pudeur avait gardé son pouvoir, une larve pouvait passer inaperçue jusqu’à la mort de son porteur. Cela valait pour les États-Unis, le Canada et l’Angleterre – l’Angleterre surtout.

On expédia à Londres par avion trois larves chevauchant des singes. J’ai entendu dire que le roi voulait donner l’exemple à son peuple comme l’avait fait notre Président, mais que le premier ministre, poussé par l’archevêque de Canterbury, s’y opposa. L’archevêque n’avait même pas pris la peine de regarder les larves, la moralité de ses ouailles lui ayant semblé plus importante que n’importe quel péril temporel. Les journaux et les actualités n’en soufflèrent mot, et l’anecdote est peut-être fausse, mais en tout cas, les Anglais n’exposèrent pas leur peau aux regards critiques de leurs voisins.

La machine de propagande des Russes ne tarda pas à se répandre en invectives contre nous, dès qu’ils eurent mis leur nouvelle tactique au point. Toute l’affaire fut qualifiée d’invention des impérialistes américains. Je me demandai en passant pourquoi les larves ne s’étaient pas d’abord attaquées à la Russie : c’était un pays qui leur serait allé comme un gant. À la réflexion je me demandai si elles ne l’avaient pas fait. En réfléchissant davantage encore, je me demandai quelle différence cela aurait pu faire de toute façon !

Pendant cette période, je ne vis pas du tout le Patron ; je recevais mes consignes par l’intermédiaire d’Oldfield, son adjoint. En conséquence, lorsque Mary fut relevée de sa mission auprès du Président, je ne le sus pas. Je la rencontrai dans le bar du Service. « Mary ! » criai-je en manquant de m’étaler dans ma hâte de courir vers elle.

Elle m’adressa un de ses doux et lents sourires et s’approcha de moi.

« Bonjour, chéri », murmura-t-elle, sans me demander ce que j’étais devenu ni me reprocher de ne pas être resté en liaison avec elle, ni même remarquer que le temps lui avait paru long.

Mary ne s’occupait jamais de ce qui ne la regardait pas. Mais moi, je ne suis pas fait comme ça.

« C’est épatant, balbutiai-je. Je croyais que vous continuiez à border tous les soirs le Président dans son lit. Cela fait longtemps que vous êtes revenue ? Quand repartez-vous ? Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire ? Non, c’est vrai, vous avez déjà un drink…»

J’allais m’en commander un au distributeur automatique quand un verre se posa dans ma main comme par magie.

« Ça, par exemple ! D’où vient-il ?

— Je vous l’avais commandé en vous voyant entrer.

— Mary, est-ce que je vous ai déjà dit que vous étiez formidable ?

— Non.

— Dans ce cas, c’est le moment : vous êtes formidable !

— Merci.

— Pour combien de temps êtes-vous libre ? continuai-je. Vous ne pourriez pas obtenir une petite permission ? Ils ne peuvent pas exiger que vous soyez à leur disposition vingt-quatre heures par jour, pendant des mois. Je vais aller trouver le Patron et lui dire…

— Mais je suis en permission, Sam…

— … Lui dire ce que je pense de… Quoi ?

— Je suis déjà en permission.

— Non ? Pour combien de temps ?

— Jusqu’à ce qu’on me rappelle. Toutes les permissions sont révocables maintenant.

— Mais… Depuis combien de temps êtes-vous en permission ?

— Depuis hier. Je suis restée là à vous attendre.

— Depuis hier ! »

Et moi qui avais passé la journée précédente à faire des discours dignes d’un jardin d’enfants à des huiles qui ne voulaient rien entendre… Je me levai.

« Ne bougez pas, je reviens tout de suite. »

Je me précipitai au bureau des opérations. Oldfield leva la tête à mon entrée. « Qu’est-ce que tu veux ? dit-il d’un ton bougon.

— Chef, c’est à propos de cette série de contes de fées que je dois leur débiter : il vaut mieux tout annuler.

— Pourquoi ?

— Je suis malade. J’ai droit depuis longtemps à un congé de maladie. Il faut que je le prenne.

— C’est ta tête qui est malade !

— Exactement. J’ai la tête malade. J’entends des voix. On me suit partout. Je rêve toutes les nuits que je suis repris par les titans. »

Ce dernier détail était du reste exact.

« Depuis quand est-ce un handicap chez nous d’être cinglé ? »

Il attendit pour voir ce que je pourrais répliquer.

« Alors, dis-je, cette permission, vous me la donnez ? »

Il tripota quelques papiers sur son bureau, en choisit un et le déchira. « O.K., dit-il. Mais ne te sépare pas de ton téléphone. Tu peux être rappelé d’un moment à l’autre. File. »

Je filai. Mary leva la tête en me voyant entrer et me gratifia une deuxième fois de son beau sourire chaleureux. « Prenez vos affaires, dis-je, nous partons. »

Elle ne demanda pas où et se leva docilement. Je saisis mon verre, avalai un peu de son contenu et renversai maladroitement le reste. Nous nous retrouvâmes sur le trottoir avant d’avoir dit un mot.

« Et maintenant, où voulez-vous qu’ait lieu le mariage ? demandai-je.

— Mais, Sam, nous avons déjà discuté cette question…

— Je le sais bien, mais maintenant il s’agit de passer aux actes. Où allons-nous ?

— Sam, mon chéri, je ferai ce que vous voudrez, mais je continue à croire que vous avez tort.

— Pourquoi ?

— Allons chez moi, Sam. Je voudrais vous préparer moi-même à dîner.

— C’est bien facile, mais ça ne se passera pas chez vous. Et nous serons mariés d’abord.

— Je vous en prie, Sam…»

Une petite voix me disait : « Continue, petit ! Elle faiblit. » Je jetai un coup d’œil autour de moi et m’aperçus que nous intéressions vivement les badauds.

« Vous n’avez donc rien à foutre ? dis-je avec colère en décrivant un grand cercle avec mon bras. Vous feriez mieux d’aller vous saouler la gueule !

— Moi je trouve qu’il devrait écouter la petite », dit quelqu’un.

J’empoignai Mary par le bras et n’ouvris plus la bouche avant de l’avoir embarquée dans un taxi.

« Bon, dis-je rudement. Voyons vos raisons. Pourquoi ai-je tort ?

— Pourquoi nous marier, Sam ? Je vous appartiens, vous n’avez pas besoin de contrat.

— Pourquoi ? Mais nom de Dieu parce que je vous aime ! »

Pendant un moment elle resta silencieuse, et je crus l’avoir blessée. Mais quand elle parla de nouveau, j’entendis à peine le son de sa voix. « Vous ne me l’aviez jamais dit, Sam…

— Jamais dit ? Oh ! sûrement si…

— Non, je suis sûre que vous ne me l’avez pas dit. Pourquoi ?

— Euh… je ne sais pas. Ce doit être un oubli. Je ne sais pas très bien ce que le mot “amour” signifie.

— Moi non plus, dit-elle doucement, mais j’aime vous l’entendre prononcer. Dites-le encore, voulez-vous ?

— Quoi ? Ah ! oui… O.K. Je vous aime, Mary, je vous aime…

— Oh ! Sam ! »

Elle se serra contre moi et se mit à trembler. Je la secouai gentiment.

« Et vous ?

— Moi ? Oh ! moi je vous aime aussi, Sam. Je vous ai aimé depuis le premier jour où…

— Quel jour ? »

Je m’attendais à lui entendre dire qu’elle m’avait aimé depuis le jour où j’avais pris sa place dans l’opération « Interview ».

« Depuis le jour où vous m’avez giflée », dit-elle à ma grande surprise.

Ah ! la logique féminine !

Le chauffeur nous promenait lentement le long de la côte du Connecticut. Je dus le réveiller pour le faire atterrir à Westport, et nous allâmes droit à la mairie. Je m’adressai à un guichet du bureau des licences. « Pour se marier, c’est ici ? dis-je à l’employé.

— Si ça vous chante, répliqua-t-il. Les permis de chasse à droite, les permis de chiens à gauche. Ici c’est le moyen terme.

— Parfait, dis-je sèchement. Voulez-vous m’établir une licence ?

— Bien sûr. Tout le monde devrait se marier au moins une fois ; c’est ce que je dis toujours à ma femme. »

Il prit une formule. « Vos numéros d’immatriculation, s’il vous plaît. »

Nous les lui donnâmes.

« Êtes-vous l’un ou l’autre déjà mariés dans un autre État ? »

Nous lui dîmes que non.

« Vous en êtes bien sûrs ? continua-t-il. Si vous ne me le dites pas, et si je n’en fais pas mention dans votre contrat, il sera nul. »

Nous lui répétâmes que nous n’avions jamais été mariés nulle part.

« Et pour la durée, continua-t-il, qu’est-ce que je marque ? Renouvelable, ou à vie ? Si c’est pour moins de six mois, vous n’avez pas besoin de ce papier ; adressez-vous au distributeur, là en face, pour avoir une formule abrégée.

— À vie », dit Mary d’une petite voix que je ne lui connaissais pas.

L’employé parut surpris.

« Vous êtes bien sûre que vous ne faites pas une bêtise ? Le contrat renouvelable avec la clause d’option automatique est tout aussi solide, et vous n’avez pas besoin de vous adresser aux tribunaux si vous changez d’avis.

— Vous avez entendu ce que mademoiselle vous a dit ? intervins-je.

— O.K., O.K. Résiliation au gré de chaque partie, ou non résiliable ?

— Non résiliable », répondis-je.

Mary acquiesça.

« Non résiliable, d’accord, dit l’employé en tapant sur sa machine. Et maintenant, le point essentiel : qui paie, et combien ? Salaire ou dotation ?

— Salaire, dis-je, n’étant pas assez riche pour constituer le capital d’une dotation.

— Ni l’un ni l’autre, coupa Mary d’une voix ferme.

— Hein ? dit l’employé.

— Ni l’un, ni l’autre, répéta Mary. Il ne s’agit pas d’un contrat financier. »

L’employé s’arrêta complètement. « Ne faites pas de bêtises, mademoiselle, dit-il d’un ton persuasif. Vous avez entendu monsieur : il est tout prêt à se conduire en galant homme.

— Non.

— Vous feriez peut-être bien de consulter votre avocat avant de signer. Il y a un stéréophone public dans le hall.

— Je vous ai dit non.

— Mais alors, sacrebleu, pourquoi voulez-vous une licence ?

— Je n’en sais rien, dit Mary.

— Comment, vous n’en voulez plus ?

— Si. Mais mettez seulement ce que je vous dis : pas de salaire. »

L’employé parut suffoqué, mais il se pencha sur sa machine à écrire.

« Et voilà, dit-il enfin. Je dois dire que vous n’avez pas compliqué les choses. Jurez-vous – tous – les deux – que – les déclarations – ci-dessous – sont – sincères – et véritables – que – vous – contractez – sans – être sous – l’influence – de – drogues – ou – autres – contraintes – quelconques – qu’il – n’existe – aucun contrat – secret – ou – empêchement – légal – à – l’exécution – et – enregistrement – du – présent – contrat ? »

Nous dîmes tous deux successivement que oui, que oui et que non. Il sortit la feuille de sa machine. « Vos empreintes digitales, s’il vous plaît. Parfait. Ce sera dix dollars, taxe fédérale comprise. » Je payai, il glissa la formule dans le copieur et appuya sur le bouton.

« Vous recevrez vos exemplaires par poste à votre domicile, annonça-t-il. Et maintenant, pour la cérémonie ? Quel genre souhaitez-vous ? Je puis peut-être vous conseiller.

— Nous ne voulons pas de cérémonie religieuse, lui dit Mary.

— Dans ce cas je sais ce qu’il vous faut. Adressez-vous donc au vieux docteur Chamleigh. Vous aurez un service inter-confessionnel et le meilleur accompagnement stéréo de toute la ville, sur quatre murs, avec un orchestre complet. Tout le grand jeu, rites de fertilité compris, et tout. Ça a beaucoup de classe. Et vous aurez droit à une petite allocution paternelle, par-dessus le marché. Avec ça, on se sent vraiment mariés.

— Non ! »

Cette fois-ci c’était moi qui avais protesté.

« Allons, voyons, dit l’employé, pensez un peu à madame. Si elle tient la parole qu’elle vient de donner, elle n’aura jamais une autre occasion de connaître ça. Toute femme a droit à une cérémonie de mariage. Je vous jure que je ne touche pas une bien grosse commission.

— Pouvez-vous nous marier, oui ou non ? dis-je. Allez-y alors, sortez-en. »

Il parut surpris. « Comment, vous ne le saviez pas ? Dans l’État où nous sommes, on se marie soi-même. Vous êtes mariés depuis l’instant où vous avez apposé vos empreintes digitales sur le contrat. »

Je dis « Oh », Mary ne dit rien et nous sortîmes.

Je me procurai un autavion de location à la gare située au nord de la ville ; c’était un vieux clou d’une dizaine d’années mais il était entièrement automatique et à mes yeux c’était cela qui comptait. Je lui fis faire le tour de la ville, survolai le cratère de Manhattan et branchai le servo-pilote. J’étais heureux mais terriblement énervé. Mary me passa ses bras autour du cou. Au bout d’un long moment, j’entendis le Toop-top-top-Toop du radio-phare de mon chalet. Je m’arrachai aux bras de Mary pour atterrir. « Où sommes-nous ? me dit-elle d’une voix ensommeillée.

— À mon chalet, dans la montagne, lui dis-je.

— Je ne savais pas que vous… que tu avais un chalet. Je croyais que nous allions à mon appartement.

— Pour tomber sur tes pièges à loups ? Pas de danger ! D’ailleurs ce n’est pas mon chalet, c’est notre chalet. »

Elle m’embrassa de nouveau, ce qui me fit louper mon atterrissage. Elle descendit la première pendant que je coupais les circuits. Je la vis regarder le chalet. « Mais mon chéri, c’est ravissant ! s’écria-t-elle.

— Rien ne vaut les Adirondacks », reconnus-je.

Il y avait une petite brume, et le soleil couchant donnait au paysage ce merveilleux aspect stéréoscopique où les plans successifs se détachent avec netteté.

Elle y jeta un coup d’œil. « Oui… bien sûr, dit-elle, mais ce n’était pas du paysage que je parlais, c’était de ton… de notre chalet. Entrons-y vite.

— D’accord, dis-je. Mais, tu sais, ce n’est qu’une vulgaire cabane. »

Et c’était vrai : il n’y avait même pas de piscine intérieure. Je l’avais voulu ainsi, ne tenant pas, lorsque j’y viendrais, à avoir l’impression d’amener la grande ville avec moi. La coque était en verre armé, et des plus banales, mais je l’avais fait recouvrir de duroplaques qui avaient l’air de vrais rondins. L’intérieur était très simple aussi : un grand living-room, une vraie cheminée, d’épais tapis et beaucoup de grands fauteuils bas. Les appareils de service étaient groupés dans un bloc aménagé sous les fondations : conditionnement d’air, groupe électrogène, système de nettoiement, équipement sonore, canalisations, alerte antiradiations, servomoteurs, bref tout ce qu’il fallait, sans oublier le réfrigérateur et les autres appareils culinaires maintenus volontairement invisibles. Les écrans de stéréo eux-mêmes ne se remarquaient que quand ils fonctionnaient. Il aurait été difficile de vivre dans une habitation ressemblant davantage à un vrai chalet de bois, tout en conservant le confort moderne.

« Moi, je trouve ça ravissant, dit Mary. Je n’aurais pas aimé une maison tape-à-l’œil !

— Tout à fait comme moi. »

Je fis jouer la clé dans la serrure et la porte s’écarta. Mary entra aussitôt.

« Hé là, veux-tu bien revenir ici ! » hurlai-je.

Elle obéit. « Qu’est-ce qu’il y a, Sam ? J’ai fait quelque chose de mal ?

— Et comment ! »

Je l’attirai dehors, la pris dans mes bras, la portai au-dessus du seuil et l’embrassai au moment où je la remettais sur ses pieds.

« Là ! Maintenant tu es vraiment chez toi. »

Les lampes s’allumèrent au moment où nous entrions. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, se retourna et me sauta au cou. « Oh ! mon chéri, mon chéri ! »

Cela nous prit un petit moment. Après quoi elle se mit à parcourir les diverses pièces, en touchant distraitement aux objets.

« Tu sais, Sam, me dit-elle, si j’avais tout organisé moi-même, ç’aurait été exactement pareil !

— Il n’y a qu’une salle de bains, lui dis-je avec quelque confusion. Nous serons forcés de vivre un peu à la dure.

— Cela m’est bien égal. Ou plutôt cela me fait plaisir. C’est la preuve que tu n’as pas amené toutes tes sales filles ici !

— Quelles sales filles ?

— Ne fais pas l’innocent. Si tu avais voulu t’aménager une petite garçonnière, tu aurais installé une salle de bains pour femmes.

— Tu as l’esprit mal tourné ! »

Sans me répondre, elle passa dans la cuisine. Je l’entendis pousser un cri. « Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demandai-je en la rejoignant.

— Jamais je ne me serais attendue à trouver une vraie cuisine dans un chalet de célibataire !

— Je ne suis pas trop mauvais cuisinier. Comme j’avais toujours eu envie d’une cuisine, ma foi, je m’en suis payé une.

— Je suis bien contente : maintenant ce sera moi qui ferai la cuisine.

— Tu es chez toi, fais ce que tu veux. Mais tu ne préfères pas commencer par te rafraîchir un peu ? Je te laisse prendre une douche la première. Demain nous demanderons un catalogue et tu choisiras la salle de bains que tu voudras. Nous la ferons livrer par avion.

— Non, prends d’abord ta douche, je vais commencer le dîner. »

Mary et moi entrâmes dans notre vie domestique avec autant d’aisance que si nous avions été mariés depuis des années. Cela ne veut pas dire que notre lune de miel ne fut pas romanesque et qu’il n’y eut pas mille choses que nous avions encore à apprendre l’un de l’autre, mais l’important était que nous semblions déjà savoir sur nous-mêmes celles qui faisaient vraiment de nous un mari et une femme. C’était surtout Mary qui les savait du reste !

Je ne me souviens pas très clairement de ces journées. J’étais heureux ; avant mon mariage, j’avais oublié ce que c’était ; je ne me rendais même pas compte que je ne l’étais pas. La vie m’intéressait, bien sûr ; elle me distrayait, me passionnait même, mais elle ne me rendait pas heureux.

Pas une seule fois, nous n’avons ouvert la stéréo, ni un livre. Nous ne voyions personne, ne parlions à personne. Le second jour, pourtant, nous descendîmes au village, où je voulais exhiber un peu Mary. En revenant nous passâmes devant la cabane de John le Bouc, l’ermite du canton. John se chargeait en mon absence du peu de surveillance que nécessitait le chalet. Je lui fis un signe de la main en l’apercevant. Il me rendit mon salut. Il était vêtu comme de coutume d’une casquette tricotée, d’un vieux blouson militaire, d’un short et d’une paire de sandales. Je pensai un instant à le mettre au courant de l’ordonnance enjoignant à tout le monde de ne sortir de chez soi que nu jusqu’à la taille, mais je me ravisai. Je me fis un porte-voix de mes mains. « Envoie-moi le Pirate, lui criai-je.

— Qui est le Pirate, chéri ? demanda Mary.

— Tu vas voir. »

De fait, dès que nous rentrâmes chez nous, le Pirate apparut. J’avais fait accorder le mécanisme d’ouverture de sa chatière sur la note de son miaulement particulier. Le Pirate en effet était un gros matou effronté. Il entra, me dit tout bas ce qu’il pensait des gens qui restent si longtemps absents de chez eux et frotta sa tête contre ma cheville pour m’indiquer qu’il me pardonnait. Je lui caressai l’échiné à rebrousse-poil pendant qu’il examinait Mary. Elle se mit aussitôt à quatre pattes, avec ces petits bruits caressants qui prouvent tout de suite que le cérémonial des chats n’a pas de secret pour vous. Le Pirate la regardait pourtant avec méfiance. Tout à coup il lui sauta dans les bras et se mit à ronronner en lui frottant le menton avec son crâne.

« Je suis bien soulagé, annonçai-je. J’ai cru un instant qu’il allait m’interdire de te garder ! »

Mary leva la tête et me sourit. « Tu n’avais rien à craindre ; je suis aux deux tiers chatte moi-même.

— Et le troisième tiers ?

— Tu t’en apercevras bien assez tôt. »

Le chat, à partir de cet instant, passa avec nous (ou avec Mary) le plus clair de son temps, sauf lorsque je l’expulsais de notre chambre à coucher. Le Pirate et Mary trouvaient cela mesquin de ma part, mais je fus intransigeant sur ce point.

Mary n’allait jamais au-devant des embêtements. Elle ne tenait pas à fouiller inutilement dans le passé. Oh ! elle ne demandait pas mieux que de m’entendre lui parler du mien, mais le sien était tabou. Un jour où je tâchais de la faire parler, elle changea de sujet en me proposant d’aller admirer le coucher de soleil.

« Le coucher de soleil ? fis-je. C’est impossible, voyons, nous venons de prendre notre petit déjeuner ! »

Cette confusion sur l’heure de la journée me ramena brusquement à la réalité. « Mary, dis-je, depuis combien de temps sommes-nous ici ?

— Cela a de l’importance ?

— Tu parles ! Cela fait plus d’une semaine, j’en suis sûr. Un de ces jours nos téléphones vont se mettre à nous sonner aux oreilles et il faudra reprendre le collier.

— Mais d’ici là, quelle importance cela a-t-il ? »

Je tenais tout de même à savoir quel jour nous étions. J’aurais pu brancher la stéréo, mais je serais probablement tombé sur une émission d’actualités – et je n’en voulais à aucun prix car nous tenions à continuer ce jeu merveilleux que nous jouions et qui consistait à nous croire transportés tous les deux dans un autre monde – un monde où les parasites n’existaient pas. « Mary, dis-je nerveusement, combien de pilules “tempus” as-tu prises avec toi ?

— Je n’en ai pas pris du tout.

— En tout cas, moi, j’en ai assez pour nous deux. Nous devrions allonger notre permission. Suppose qu’il ne nous reste que vingt-quatre heures de tranquillité : on pourrait les transformer en un mois de durée subjective…

— Non.

— Pourquoi ? Carpe donc un peu le diem, comme dit l’autre. »

Elle posa sa main sur mon bras et me regarda dans les yeux.

« Non, mon chéri, je ne veux pas. Je veux vivre chaque moment de notre bonheur sans le gâcher en me tourmentant pour l’avenir. »

Voyant mon air entêté, elle insista. « Prends-en si tu veux, cela m’est égal, mais ne me demande pas de t’imiter.

— Enfin, sapristi, tu ne voudrais quand même pas que je m’offre des vacances tout seul ? »

Elle ne répondit rien, ce qui est bien la façon la plus irritante qui soit d’avoir le dernier mot dans une discussion.

Pourtant nous ne discutions jamais. Si j’avais envie de le faire, Mary cédait et je ne sais pourquoi je m’apercevais toujours que j’avais tort. J’essayai plusieurs fois d’en apprendre un peu plus long sur son passé. Il me semblait que j’avais le droit de connaître davantage la femme que j’avais épousée. Une question que je lui posai la laissa pensive. « Je me demande quelquefois, dit-elle, si j’ai jamais eu une enfance – ou si c’est un rêve que j’ai fait la nuit dernière. »

Je lui demandai à brûle-pourpoint comment elle s’appelait.

« Mary, me dit-elle paisiblement.

— C’est ton vrai nom ? »

Depuis longtemps je lui avais avoué le mien, mais elle continuait à m’appeler Sam.

« Bien sûr, chéri ; je m’appelle Mary depuis le jour où tu m’as toi-même donné ce nom pour la première fois.

— Oui, bien sûr… tu es ma Mary adorée, soit ; mais avant, comment t’appelais-tu ? »

Ses yeux avaient pris une expression étrange et douloureuse ; pourtant elle me répondit d’une voix calme : « Autrefois, on m’appelait Allucquere.

— Allucquere, répétai-je en dégustant la saveur de ces syllabes bizarres. Quel beau nom étrange… Allucquere… C’est majestueux, mystérieux… Mon Allucquere chérie…

— Maintenant, je m’appelle Mary. »

Il n’y avait pas à discuter. Jadis, quelque part, Mary avait souffert, beaucoup souffert, j’en étais convaincu, mais il me semblait peu probable que j’apprenne jamais la vérité. Je cessai bientôt de m’en soucier. Elle était ce qu’elle était, maintenant et à jamais, et je m’estimais heureux de baigner dans la chaude lumière de sa présence.

Je continuai donc à l’appeler Mary, mais le nom qu’elle avait jadis porté continuait à me hanter. Allucquere… Allucquere… Je me demandais comment cela pouvait bien s’écrire.

Et brusquement je me souvins. Pareille à un rat, ma mémoire n’avait pas cessé de ronger les débris entassés au fond de mon cerveau, là où j’accumule tout ce dont je n’arrive pas à me débarrasser. Il avait existé autrefois une communauté, une colonie qui employait un langage artificiel, même pour les prénoms…

Les Whitmaniens, voilà le mot que je cherchais. Les adeptes de ce culte anarcho-pacifiste avaient été expulsés du Canada et avaient ensuite échoué dans la Petite Amérique. Il existait un livre écrit par leur prophète : L’Entropie de la joie. J’avais parcouru ce volume bourré de formules pseudo-mathématiques destinées à conduire au bonheur parfait.

Tout le monde est « pour le bonheur », comme on est « contre le péché », mais les pratiques des adeptes leur avaient cependant attiré des ennuis. Ils avaient trouvé une solution aussi bizarre qu’antique à leurs problèmes sexuels – une solution qui avait amené des résultats explosifs chaque fois que la culture whitmanienne était entrée en contact avec d’autres formes de civilisation. La Petite Amérique elle-même était encore trop près du reste du monde. J’avais entendu raconter par je ne sais qui que les débris de la communauté avaient émigré sur Vénus – en ce cas ils devaient tous être morts.

Je chassai ces idées de mon esprit. Si Mary était une Whitmanienne ou avait été élevée dans ces idées, cela la regardait. Je n’allais certes pas laisser la philosophie de cette secte provoquer une crise dans notre ménage, ni maintenant ni plus tard ; le mariage n’est pas la propriété et ce n’est pas parce qu’on a épousé une femme qu’elle devient votre chose.