Nous décidâmes finalement d’essayer de pénétrer en zone rouge. Notre équipe d’analystes nous avait prévenus qu’il n’y avait aucune chance pour que je puisse avec succès me faire passer pour un renégat. La question essentielle était de savoir comment on devenait un renégat. Pourquoi les parasites leur faisaient-ils confiance ? La réponse était évidente. Un parasite connaît l’esprit de son porteur. Si, en s’emparant de l’esprit d’un homme, il sait que celui-ci est un renégat-né, un homme qui ne demande qu’à se donner à eux, il peut être utile d’en faire un renégat plutôt qu’un porteur. Mais il faut d’abord que la créature ait pu sonder l’ignominie de l’individu en question pour s’assurer de sa profondeur.

Telle était la conclusion à laquelle nous conduisait la logique – logique humaine, certes, mais qui devait être aussi celle des créatures puisque cette hypothèse recoupait tout ce dont nous les savions capables ou incapables. Quant à moi, j’étais incapable, même sous l’empire d’instructions reçues sous hypnose profonde, de me faire passer pour un aspirant-renégat. C’est du moins ce que les psycho-techniciens décidèrent – et je me ralliai de grand cœur à leurs conclusions.

Il peut sembler illogique de supposer les créatures capables de « libérer » un porteur alors même qu’ils le savent susceptible de leur rester fidèle ensuite.

Mais les renégats constituaient pour les larves une réserve intéressante de membres fidèles de leur cinquième colonne. « Fidèles » n’est pas le mot juste, mais notre langue n’a pas de mot pour cette sorte d’ignominie. Il était certain que des renégats s’étaient déjà infiltrés dans la zone verte, mais il est souvent malaisé de distinguer un renégat d’un imbécile ; cela les rendrait difficiles à pincer.

Je me préparai à ma mission. Je révisai sous hypnose les langues dont j’aurais besoin, sans oublier les dernières expressions à la mode. On me pourvut d’une nouvelle personnalité et de beaucoup d’argent. Mon matériel était d’un modèle tout nouveau, et c’était un vrai plaisir que de s’en servir ; l’appareil à micro-ondes était à peine plus grand qu’une tranche de pain et le blindage de l’accumulateur d’énergie était si parfait qu’il n’aurait pas réveillé le plus sensible des compteurs Geiger.

Il allait falloir traverser leur écran radar, mais je devais bénéficier d’une couverture anti-radar à donner des crises de nerfs à tous leurs techniciens. Une fois passé, je devais découvrir, si oui ou non, la Russie et ses alliés étaient infestés et dicter un rapport au premier satellite artificiel qui serait en vue, ou plus exactement qui serait au-dessus de l’horizon. Je suis bien incapable d’apercevoir un satellite artificiel à l’œil nu et je doute fort que personne puisse réussir cet exploit. Mon rapport fait, j’étais libre de repartir, à pied, à cheval, à la nage, gratuitement ou à coups de bakchich.

Mais je n’eus jamais l’occasion d’utiliser tous ces préparatifs, car la soucoupe volante de Pass Christian se posa sur ces entrefaites.

À part cette dernière, on n’en avait vu que deux autres en tout après leur atterrissage. Celle de Grinnell avait été aussitôt camouflée par les larves et celle de Burlingame n’était plus qu’un souvenir radioactif. Mais la soucoupe de Pass Christian fut à la fois repérée sur sa trajectoire et identifiée au sol.

Ce fut le satellite Alpha qui nota sa trajectoire, il la prit pour un météore de grandes dimensions. Cette erreur était due à l’énorme vitesse de l’engin. Les radars primitifs dont on se servait il y a une soixantaine d’années avaient maintes fois relevé le passage de soucoupes volantes, surtout lorsqu’elles croisaient à des vitesses atmosphériques, pour étudier de loin notre planète ; mais notre radar moderne a été « perfectionné » au point qu’il est devenu incapable de repérer une soucoupe volante. Nos instruments sont devenus trop spécialisés pour cela. Le radar de contrôle de la circulation ne voit que les véhicules circulant dans l’atmosphère ; les écrans de défense et de protection contre l’incendie ne voient que ce qu’ils sont faits pour voir. Les écrans les plus fins « voient » des objets se déplaçant sur une gamme de vitesses allant des vitesses atmosphériques à celle de projectiles faisant dix kilomètres-seconde ; les écrans plus grossiers recoupent la gamme précédente, depuis la vitesse des projectiles les plus lents jusqu’à celle de l’ordre de 20 kilomètres-seconde.

Il existe d’autres sélectivités, mais aucune ne permet de déceler des objets se déplaçant à une vitesse supérieure à 20 kilomètres-seconde – à la seule exception des radars utilisés pour l’observation des météores dans les satellites artificiels qui ne dépendent pas des autorités militaires. En conséquence, on ne fit pas tout de suite le rapprochement qui s’imposait entre le météore géant et les soucoupes volantes.

Mais on vit se poser la soucoupe volante de Pass Christian. Le croiseur submersible Robert-Fulton, qui patrouillait le long de la côte de la zone rouge depuis sa base de Mobile, se trouvait à dix milles au large de Gulfport, en semi-immersion, quand la soucoupe atterrit. L’astronef surgit tout à coup sur les écrans du croiseur, en passant d’une vitesse subspatiale (soit environ 100 kilomètres-seconde d’après les relevés du satellite artificiel) à une vitesse qui le rendait perceptible au radar maritime.

Il surgit du néant, ralentit jusqu’à une vitesse zéro et disparut, mais l’opérateur avait noté le point d’apparition du dernier éclat radar : à quelques milles du navire, sur la côte du Mississippi. Le commandant du croiseur fut d’abord surpris. L’éclat constaté ne pouvait correspondre à un avion ; un avion ne décélère pas à cinquante « g ». Il ne lui vint pas à l’idée que les « g » n’avaient peut-être aucun effet sur l’organisme des envahisseurs. Il fit surface pour se rendre compte.

La première dépêche annonçait : « Astronef atterri plage ouest Pass Christian Mississippi. » La deuxième : « Forces débarquement prennent terre pour capturer astronef. »

Si je ne m’étais pas trouvé dans les bureaux de la Section en train de me préparer à mon futur parachutage, j’aurais risqué de ne pas faire partie de l’expédition. Quoi qu’il en soit, mon téléphone me vrilla tout à coup le crâne. Je me cognai la tête contre l’appareil de lecture et lâchai un juron. « Viens tout de suite, me dit le Patron. Grouille-toi. »

Notre expédition était composée de la même façon que la fois précédente. Cela remontait déjà à bien des semaines. (N’était-ce même pas des années ?) Elle comprenait le Patron, Mary et moi. Nous filions déjà vers le sud à la vitesse maximale quand le Patron nous donna ses premières explications.

« Pourquoi cette petite réunion familiale ? dis-je. Une escadre aérienne serait davantage de mise.

— Elle sera là, sois tranquille », me dit-il d’un air résolu.

De nouveau il sourit de ce sourire malicieux que je connaissais bien.

« Qu’est-ce que ça te fait, du reste ? Les Cavanaugh reprennent du service, hein, Mary ?

— Si vous voulez recommencer votre petit numéro de frère et sœur, vous feriez mieux de trouver un autre gars.

— Contente-toi de la protéger contre les chiens et les étrangers malintentionnés, comme l’autre fois, répliqua-t-il paisiblement. Et quand je parle de chiens et d’étrangers, j’emploie le mot juste. C’est peut-être la bataille décisive, petit. »

Il passa dans la cabine du pilote, referma la porte derrière lui et s’affaira au stéréophonie. Je me tournai vers Mary qui se blottit contre moi.

« Ça va, frérot ? » me demanda-t-elle.

Je l’empoignai par la taille. « Si jamais tu me refais ce coup-là, quelqu’un de ma connaissance va recevoir une belle fessée ! » déclarai-je.