Les peurs de Mattia
M. James Milligan ne parut pas cour du Lion-Rouge, ou tout au moins, malgré notre surveillance, nous ne le vîmes point.
Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée, et nos chances diminuèrent ; nous n’avions guère plus d’espérance que dans le dimanche ; aussi restâmes-nous bien souvent à la maison, au lieu d’aller nous promener en cette journée de liberté, qui aurait pu être une journée de récréation.
Nous attendions.
Sans dire tout ce qui nous préoccupait, Mattia s’était ouvert à son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avait pas des moyens pour trouver l’adresse d’une dame Milligan, qui avait un fils paralysé, ou même tout simplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avait répondu qu’il faudrait savoir quelle était cette dame Milligan et aussi quelle était la profession ou la position sociale de M. James Milligan, attendu que ce nom de Milligan était porté par un certain nombre de personnes à Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre.
Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait qu’une madame Milligan, qui était la mère d’Arthur, et qu’un monsieur James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur.
Alors Mattia recommença à me dire que nous devions retourner en France, et nos discussions reprirent de plus belle.
— Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ? lui disais-je.
— Non, assurément, mais il n’est pas prouvé que madame Milligan soit encore en Angleterre.
— Il ne l’est pas davantage qu’elle soit en France.
— Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été malade, sa mère a dû le conduire dans un pays où le climat est bon pour son rétablissement.
— Ce n’est pas en France seulement qu’on trouve un bon climat pour la santé.
— C’est en France qu’Arthur a guéri déjà une fois, c’est en France que sa mère a dû le conduire de nouveau, et puis je voudrais te voir partir d’ici.
Telle était ma situation, que je n’osais demander à Mattia pourquoi il voudrait me voir partir d’ici : j’avais peur qu’il me répondît ce que précisément je ne voulais pas entendre.
— J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tu verras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.
Mais bien que les dispositions de ma famille n’eussent pas changé à mon égard, bien que mon grand-père continuât à cracher furieusement de mon côté, bien que mon père ne m’adressât que quelques mots de commandement, bien que ma mère n’eût jamais eu un regard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisables à inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annie me témoignât son aversion dans toutes les occasions, bien que Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je lui rapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil de Mattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’il affirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll » : douter, oui je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; mais croire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, je ne le pouvais point.
Le temps s’écoula lentement, bien lentement, mais enfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines aux semaines, et le moment arriva où la famille devait quitter Londres pour parcourir l’Angleterre.
Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avait chargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaient contenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison.
Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pût les entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots, des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, des caleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de la laine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, des ciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles, des bagues, des savons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser, des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens, des essences pour détacher, des eaux contre le mal des dents, des drogues pour faire pousser les cheveux, d’autres pour les teindre.
Et quand nous étions là nous voyions sortir de la cave des ballots qui étaient arrivés cour du Lion-Rouge, en ne venant pas directement des magasins dans lesquels on vendait ordinairement ces marchandises.
Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furent achetés : où et comment ? je n’en sais rien, mais nous les vîmes arriver, et tout fut prêt pour le départ.
Et nous, qu’allions-nous faire ? Resterions-nous à Londres avec le grand-père qui ne quittait pas la cour du Lion-Rouge ? Serions-nous marchands comme Allen et Ned ? Ou bien accompagnerions-nous les voitures de la famille, en continuant notre métier de musiciens, et en jouant notre répertoire dans les villages, dans les villes qui se trouveraient sur notre chemin ?
Mon père ayant trouvé que nous gagnions de bonnes journées avec notre violon et notre harpe, décida que nous resterions musiciens et il nous signifia sa volonté la veille de notre départ.
— Retournons en France, me dit Mattia, et profitons de la première occasion qui se présentera pour nous sauver.
— Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre ?
— Parce que je te dis qu’il nous arrivera une catastrophe.
— Nous avons chance de trouver madame Milligan en Angleterre.
— Moi je crois que nous avons beaucoup plus de chances pour cela en France.
— Enfin essayons toujours en Angleterre ; nous verrons ensuite.
— Sais-tu ce que tu mérites ?
— Non.
— Que je t’abandonne, et que je retourne tout seul en France.
— Tu as raison ; aussi je t’engage à le faire ; je sais bien que je n’ai pas le droit de te retenir ; et je sais bien que tu es trop bon de rester avec moi ; pars donc, tu verras Lise, tu lui diras…
— Si je la voyais je lui dirais que tu es bête et méchant de pouvoir penser que je me séparerai de toi quand tu es malheureux ; car tu es malheureux, très-malheureux ; qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu aies de pareilles idées ; dis-moi ce que je t’ai fait ; rien n’est-ce pas ? eh bien, en route alors.
Nous voilà de nouveau sur les grands chemins ; mais cette fois, je ne suis plus libre d’aller où je veux, et de faire ce que bon me semble ; cependant c’est avec un sentiment de délivrance que je quitte Londres : je ne verrai plus la cour du Lion-Rouge, et cette trappe qui, malgré ma volonté, attirait mes yeux irrésistiblement. Combien de fois me suis-je réveillé la nuit en sursaut, ayant vu dans mon rêve, dans mon cauchemar une lumière rouge entrer par ma petite fenêtre ; c’est une vision, une hallucination, mais qu’importe ; j’ai vu une fois cette lumière, et c’est assez pour que je la sente toujours sur mes yeux comme une flamme brûlante.
Nous marchions derrière les voitures, et au lieu des exhalaisons puantes et malfaisantes de Bethnal-Green, nous respirons l’air pur des belles campagnes que nous traversons, et qui n’ont peut-être pas du green dans leur nom, mais qui ont du vert pour les yeux et des chants d’oiseaux pour les oreilles.
Le jour même de notre départ, je vis comment se faisait la vente de ces marchandises qui avaient coûté si peu cher : nous étions arrivés dans un gros village, et les voitures avaient été rangées sur la grande place, on avait abaissé un des côtés, formé de plusieurs panneaux, et tout l’étalage s’était présenté à la curiosité des acheteurs.
— Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ; vous n’en trouverez nulle part de pareils ; comme je ne paye jamais mes marchandises, cela me permet de les vendre bon marché ; je ne les vends pas, je les donne ; voyez les prix ! voyez les prix !
Et j’entendais des gens qui avaient regardé ces prix, dire en s’en allant :
— Il faut que ce soient là des marchandises volées.
— Il le dit lui-même.
S’ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de mon front leur aurait appris combien étaient fondées leurs suppositions.
S’ils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua, lui, et le soir il m’en parla, bien que d’ordinaire il évitât d’aborder franchement ce sujet.
— Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il.
— Ne me parles pas de cela, si tu ne veux pas me rendre cette honte plus cruelle encore.
— Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nous retournions en France. Je t’ai toujours dit qu’il arriverait une catastrophe ; je te le dis encore, et je sens qu’elle ne tardera pas. Comprends donc qu’il y aura des gens de police qui, un jour ou l’autre, voudront savoir comment master Driscoll vend ses marchandises à si bas prix ; alors qu’arrivera-t-il ?
— Mattia, je t’en prie…
— Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie pour toi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi, même moi, qui n’avons rien fait. Comment prouver que nous n’avons rien fait ? Comment nous défendre ? N’est-il pas vrai que nous mangeons le pain payé avec l’argent de ces marchandises ?
Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit, elle me frappa comme un coup de marteau qu’on m’aurait asséné sur la tête.
— Mais nous gagnons notre pain, dis-je, en essayant de me défendre, non contre Mattia, mais contre cette idée.
— Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussi que nous sommes associés avec des gens qui ne gagnent pas le leur. C’est là ce qu’on verra, et l’on ne verra que cela. Nous serons condamnés comme ils le seront eux-mêmes. Cela me ferait grande peine d’être condamné comme voleur, mais combien plus encore cela m’en ferait-il que tu le fusses. Moi, je ne suis qu’un pauvre misérable, et je ne serai jamais que cela ; mais toi, quand tu auras retrouvé la famille, ta vraie famille, quel chagrin pour elle, quelle honte pour toi, si tu as été condamné. Et puis ce n’est pas quand nous serons en prison que nous pourrons chercher ta famille et la découvrir. Ce n’est pas quand nous serons en prison que nous pourrons avertir madame Milligan de ce que M. James Milligan prépare contre Arthur. Sauvons-nous donc pendant qu’il en est temps encore.
— Sauve-toi.
— Tu dis toujours la même bêtise ; nous nous sauverons ensemble ou nous serons pris ensemble ; et quand nous le serons, ce qui ne tardera pas, tu auras la responsabilité de m’avoir entraîné avec toi, et tu verras si elle te sera légère. Si tu étais utile à ceux auprès de qui tu t’obstines à rester, je comprendrais ton obstination ; cela serait beau ; mais tu ne leur es pas du tout indispensable ; ils vivaient bien, ils vivront bien sans toi. Partons au plus vite.
— Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours de réflexion, et puis nous verrons.
— Dépêche-toi. L’ogre sentait la chair fraîche, moi je sens le danger.
Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de Mattia ne m’avaient si profondément troublé, et quand je me les rappelais, je me disais que l’irrésolution dans laquelle je me débattais était lâche et que je devais prendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que je voulais.
Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osais faire.
Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avions quitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville aux environs de laquelle devaient avoir lieu des courses. En Angleterre les courses de chevaux ne sont pas ce qu’elles sont en France, un simple amusement pour les gens riches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, se montrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis ; elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sont point les chevaux seuls qui donnent le spectacle, sur la lande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome, arrivent quelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques, des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent là une sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendre notre place dans cette foire, nous comme musiciens, la famille Driscoll, comme marchands.
Mais au lieu de venir sur le champ de course, mon père s’était établi dans la ville même où sans doute il pensait faire de meilleures affaires.
Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler à l’étalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi, voir le champ de course qui se trouvait situé à une assez courte distance de la ville, sur une bruyère : de nombreuses tentes étaient dressées, et de loin on apercevait çà et là des petites colonnes de fumée qui marquaient la place et les limites du champ de course : nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creux sur la lande aride et nue en temps ordinaire, mais où ce soir-là on voyait des hangars en planches dans lesquels s’étaient installés des cabarets et même des hôtels, des baraques, des tentes, des voitures ou simplement des bivacs autour desquels se pressaient des gens en haillons pittoresques.
Comme nous passions devant un de ces feux au-dessus duquel une marmite était suspendue, nous reconnûmes notre ami Bob. Il se montra enchanté de nous voir. Il était venu ; aux courses avec deux de ses camarades, pour donner des représentations d’exercices de force et d’adresse, mais les musiciens sur qui ils comptaient leur avaient manqué de parole, de sorte que leur journée du lendemain au lieu d’être fructueuse comme ils l’avaient espéré, serait probablement détestable. Si nous voulions, nous pouvions leur rendre un grand service : c’était de remplacer ces musiciens, la recette serait partagée entre nous cinq ; il y aurait même une part pour Capi.
Au coup d’œil que Mattia me lança je compris que ce serait faire plaisir à mon camarade d’accepter la proposition de Bob, et comme nous étions libres de faire ce que bon nous semblait, à la seule condition de rapporter une bonne recette, je l’acceptai.
Il fut donc convenu que le lendemain nous viendrions nous mettre à la disposition de Bob et de ses deux amis.
Mais en rentrant dans la ville, une difficulté se présenta quand je fis part de cet arrangement à mon père.
— J’ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrez pas le prendre.
À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-on employer Capi à quelque vilaine besogne ? mais mon père dissipa tout de suite mes appréhensions :
— Capi a l’oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonne garde, il nous sera utile pour les voitures, car au milieu de cette confusion de gens on pourrait bien nous voler. Vous irez donc seuls jouer avec Bob, et si votre travail se prolonge tard dans la nuit, ce qui est probable, vous viendrez nous rejoindre à l’ Auberge du Gros-Chêne où nous coucherons, car mon intention est de partir d’ici à la nuit tombante.
Cette auberge du Gros-Chêne où nous avions passé la nuit précédente, était située à une lieue de là en pleine campagne, dans un endroit désert et sinistre ; et elle était tenue par un couple dont la mine n’était pas faite pour inspirer confiance ; rien ne nous serait plus facile que de retrouver cette auberge dans la nuit ; la route était droite ; elle n’aurait d’autre ennui pour nous que d’être un peu longue après une journée de fatigue.
Mais ce n’était pas là une observation à présenter à mon père qui ne souffrait jamais la contradiction : quand il avait parlé, il fallait obéir et sans répliquer.
Le lendemain matin, après avoir été promener Capi, lui avoir donné à manger et l’avoir fait boire pour être bien sûr qu’il ne manquerait de rien, je l’attachai moi-même à l’essieu de la voiture qu’il devait garder et nous gagnâmes le champ de course, Mattia et moi.
Aussitôt arrivés nous nous mîmes à jouer et cela dura sans repos jusqu’au soir ; j’avais le bout des doigts douloureux comme s’ils étaient piqués par des milliers d’épines et Mattia avait tant soufflé dans son cornet à piston qu’il ne pouvait plus respirer : cependant il fallait jouer toujours ; Bob et ses camarades ne se lassant point de faire leurs tours, de notre côté nous ne pouvions pas nous lasser plus qu’eux. Quand vint le soir je crus que nous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmes notre tente pour un grand cabaret en planches et là, exercices et musique reprirent de plus belle. Cela dura ainsi jusqu’après minuit ; je faisais encore un certain tapage avec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce que je jouais et Mattia ne le savait pas mieux que moi. Vingt fois Bob avait annoncé que c’était la dernière représentation, et vingt fois nous en avions recommencé une nouvelle.
Si nous étions las, nos camarades qui dépensaient beaucoup plus de forces que nous étaient exténués, aussi avaient-ils déjà manqué plus d’un de leurs tours ; à un moment une grande perche qui servait à leurs exercices tomba sur le bout du pied de Mattia ; la douleur fut si vive, que Mattia poussa un cri ; je crus qu’il avait le pied écrasé, et nous nous empressâmes autour de lui, Bob et moi. Heureusement la blessure n’avait pas cette gravité ; il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais les os n’étaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvait pas marcher.
Que faire ?
Il fut décidé qu’il resterait à coucher dans la voiture de Bob, et que moi je gagnerais tout seul l’auberge du Gros-Chêne ; ne fallait-il pas que je susse où la famille Driscoll se rendait le lendemain ?
— Ne t’en va pas, me répétait Mattia, nous partirons ensemble demain.
— Et si nous ne trouvons personne à l’auberge du Gros-Chêne !
— Alors tant mieux, nous serons libres.
— Si je quitte la famille Driscoll, ce ne sera pas ainsi : d’ailleurs crois-tu qu’ils ne nous auraient pas bien vite rejoints ? où veux-tu aller avec ton pied ?
— Eh bien ! nous partirons, si tu le veux, demain ; mais ne pars pas ce soir, j’ai peur.
— De quoi ?
— Je ne sais pas, j’ai peur pour toi.
— Laisse-moi aller, je te promets de revenir demain.
— Et si l’on te retient ?
— Pour qu’on ne puisse pas me retenir, je vais te laisser ma harpe ; il faudra bien que je revienne la chercher.
Et malgré la peur de Mattia, je me mis en route n’ayant nullement peur moi-même.
De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-on demander à un pauvre diable comme moi ?
Cependant si je ne me sentais pas dans le cœur le plus léger sentiment d’effroi, je n’en étais pas moins très-ému : c’était la première fois que j’étais vraiment seul, sans Capi, sans Mattia, et cet isolement m’oppressait en même temps que les voix mystérieuses de la nuit me troublaient : la lune aussi qui me regardait avec sa face blafarde m’attristait.
Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin à l’auberge du Gros-Chêne ; mais j’eus beau chercher nos voitures, je ne les trouvai point ; il y avait deux ou trois misérables carrioles à bâche de toile, une grande baraque en planche et deux chariots couverts d’où sortirent des cris de bêtes fauves quand j’approchai ; mais les belles voitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, je ne les vis nulle part.
En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumière qui éclairait une imposte vitrée, et pensant que tout le monde n’était pas couché, je frappai à la porte : l’aubergiste à mauvaise figure que j’avais remarqué la veille, m’ouvrit lui-même, et me braqua en plein visage la lueur de sa lanterne ; je vis qu’il me reconnaissait, mais au lieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière son dos, regarda autour de lui, et écouta durant quelques secondes.
— Vos voitures sont parties, dit-il, votre père a recommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdre de temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage !
Et il me ferma la porte au nez, sans m’en dire davantage.
Depuis que j’étais en Angleterre j’avais appris assez d’anglais pour comprendre cette courte phrase ; pourtant il y avait un mot et le plus important, qui n’avait pas de sens pour moi : Louisse, avait prononcé l’aubergiste ; où était ce pays ? je n’en avais aucune idée, car j’ignorais alors que Louisse était la prononciation anglaise de Lewes, nom de ville que j’avais vu écrit sur la carte.
D’ailleurs aurais-je su où était Lewes, que ne je pouvais pas m’y rendre tout de suite en abandonnant Mattia ; je devais donc retourner au champ de course, si fatigué que je fusse.
Je me remis en marche et une heure et demie après je me couchais sur une bonne botte de paille à côté de Mattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles je lui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mort de fatigue.
Quelques heures de sommeil me rendirent mes forces et le matin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, si toutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre.
Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bob qui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je le regardais, couché à quatre pattes, et soufflant de toutes ses forces sous la marmite, lorsqu’il me sembla reconnaître Capi conduit en laisse par un policeman.
Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce que cela pouvait signifier ; mais Capi qui m’avait reconnu avait donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappée des mains du policeman ; alors en quelques bonds il était accouru à moi et il avait sauté dans mes bras.
Le policeman s’approcha :
— Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.
— Oui.
— Eh bien je vous arrête.
Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra fortement.
Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait relever Bob ; il s’avança :
— Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.
— Êtes-vous son frère ?
— Non, son ami.
— Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans l’église Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyen d’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leur donner l’éveil si on venait les déranger ; c’est ce qui est arrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps de prendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, et celui-ci ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dans l’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrir les voleurs et j’en tiens un ; où est le père, maintenant ?
Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ; je n’y répondis pas, j’étais anéanti.
Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ; malgré moi je le devinais : ce n’était pas pour garder les voitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce que son oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux qui seraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’était pas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge du Gros-Chêne, que les voitures étaient parties à la nuit tombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cette auberge, c’était parce que le vol ayant été découvert, il fallait prendre la fuite au plus vite.
Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser, c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre, et sans les accuser prouver mon innocence ; je n’avais qu’à donner l’emploi de mon temps pendant cette nuit.
Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avait entendu l’agent ou la clameur qui s’était élevée, était sorti de la voiture et en boitant il était accouru près de moi.
— Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je à Bob, puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure du matin ; ensuite j’ai été à l’auberge du Gros-Chêne où j’ai parlé à l’aubergiste, et aussitôt je suis revenu ici.
Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci ne parut pas convaincu comme je l’avais espéré, tout au contraire :
— C’est à une heure un quart qu’on s’est introduit dans l’église, dit-il ; ce garçon est parti d’ici à une heure ou quelques minutes avant une heure, comme il le prétend, il a donc pu être dans l’église à une heure un quart, avec ceux qui volaient.
— Il faut plus d’un quart d’heure pour aller d’ici à la ville, dit Bob.
— Oh ! en courant, répliqua l’agent, et puis qui me prouve qu’il est parti à une heure ?
— Moi qui le jure, s’écria Bob.
— Oh ! vous, dit l’agent, faudra voir ce que vaut votre témoignage.
Bob se fâcha.
— Faites attention que je suis citoyen anglais, dit-il avec dignité.
L’agent haussa les épaules.
— Si vous m’insultez, dit Bob, j’écrirai au Times.
— En attendant j’emmène ce garçon, il s’expliquera devant le magistrat.
Mattia se jeta dans mes bras, je crus que c’était pour m’embrasser, mais Mattia faisait passer ce qui était pratique avant ce qui était sentiment.
— Bon courage, me dit-il à l’oreille, nous ne t’abandonnerons pas.
Et alors seulement il m’embrassa.
— Retiens Capi, dis-je en français à Mattia.
Mais l’agent me comprit :
— Non, non, dit-il, je garde le chien, il m’a fait trouver celui-ci, il me fera trouver les autres.
C’était la seconde fois qu’on m’arrêtait, et cependant la honte qui m’étouffa fut plus poignante encore : c’est qu’il ne s’agissait plus d’une sotte accusation comme à propos de notre vache ; si je sortais innocent de cette accusation, n’aurai-je pas la douleur de voir condamner, justement condamner, ceux dont on me croyait le complice ?
Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haie des curieux qui accouraient sur notre passage, mais on ne me poursuivit pas de huées et de menaces comme en France, car ceux qui venaient me regarder n’étaient point des paysans, mais des gens qui tous ou à peu près vivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, des cabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent les Anglais, c’est-à-dire des vagabonds.
La prison où l’on m’enferma, n’était point une prison pour rire comme celle que nous avions trouvée encombrée d’oignons, c’était une vraie prison avec une fenêtre grillée de gros barreaux de fer dont la vue seule tuait dans son germe toute idée d’évasion. Le mobilier se composait d’un banc pour s’asseoir, et d’un hamac pour se coucher.
Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restai longtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition, mais sans suite, car il m’était impossible de joindre deux idées et de passer de l’une à l’autre.
Combien le présent était terrible, combien l’avenir était effrayant !
« Bon courage, m’avait dit Mattia, nous ne t’abandonnerons pas » ; mais que pouvait un enfant comme Mattia ? que pouvait même un homme comme Bob, si celui-ci voulait bien aider Mattia ?
Quand on est en prison, on n’a qu’une idée fixe, celle d’en sortir.
Comment Mattia et Bob pouvaient-ils, en ne m’abandonnant pas et en faisant tout pour me servir, m’aider à sortir de ce cachot ?
J’allai à la fenêtre et l’ouvris pour tâter les barreaux de fer qui, en se croisant, la fermaient au dehors : ils étaient scellés dans la pierre ; j’examinai les murailles, elles avaient près d’un mètre d’épaisseur ; le sol était dallé avec de larges pierres ; la porte était recouverte d’une plaque de tôle.
Je retournai à la fenêtre ; elle donnait sur une petite cour étroite et longue, fermée à son extrémité par un grand mur qui avait au moins quatre mètres de hauteur.
Assurément on ne s’échappait pas de cette prison, même quand on était aidé par des amis dévoués. Que peut le dévouement de l’amitié contre la force des choses ? le dévouement ne perce pas les murs.
Pour moi, toute la question présentement était de savoir combien de temps je resterais dans cette prison, avant de paraître devant le magistrat qui déciderait de mon sort.
Me serait-il possible de lui démontrer mon innocence malgré la présence de Capi dans l’église ?
Et me serait-il possible de me défendre sans rejeter le crime sur ceux que je ne voulais pas, que je ne pouvais pas accuser ?
Tout était là pour moi, et c’était en cela, en cela seulement que Mattia et son ami Bob pouvaient me servir : leur rôle consistait à réunir des témoignages pour prouver qu’à une heure un quart je ne pouvais pas être dans l’église Saint-Georges ; s’ils faisaient cette preuve j’étais sauvé, malgré le témoignage muet que mon pauvre Capi porterait contre moi ; et ces témoignages, il me semblait qu’il n’était pas impossible de les trouver.
Ah ! si Mattia n’avait pas eu le pied meurtri, il saurait bien chercher, se mettre en peine, mais dans l’état où il était, pourrait-il sortir de sa voiture ? et s’il ne le pouvait pas Bob, voudrait-il le remplacer ?
Ces angoisses jointes à toutes celles que j’éprouvais ne me permirent pas de m’endormir malgré ma fatigue de la veille ; elles ne me permirent même pas de toucher à la nourriture qu’on m’apporta ; mais si je laissai les aliments de côté, je me précipitai au contraire sur l’eau, car j’étais dévoré par une soif ardente, et pendant toute la journée j’allai à ma cruche de quart d’heure en quart d’heure, buvant à longs traits, mais sans me désaltérer et sans affaiblir le goût d’amertume qui m’emplissait la bouche. Quand j’avais vu le geôlier entrer dans ma prison, j’avais éprouvé un mouvement de satisfaction et comme un élan d’espérance, car depuis que j’étais enfermé j’étais tourmenté, enfiévré par une question que je me posais sans lui trouver une réponse :
— Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quand pourrais-je me défendre ?
J’avais entendu raconter des histoires de prisonniers qu’on tenait enfermés pendant des mois sans les faire passer en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moi était tout un, et j’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulait jamais plus d’un jour ou deux entre l’arrestation et la comparution publique devant un magistrat.
Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc la première que j’adressai au geôlier qui n’avait point l’air d’un méchant homme, et il voulut bien me répondre que je comparaîtrais certainement à l’audience du lendemain.
Mais ma question lui avait suggéré l’idée de me questionner à son tour ; puisqu’il m’avait répondu, n’était-il pas juste que je lui répondisse aussi ?
— Comment donc êtes-vous entré dans l’église ? me demanda-t-il.
À ces mots je répondis par les plus ardentes protestations d’innocence ; mais il me regarda en haussant les épaules ; puis comme je continuais de lui répéter que je n’étais pas entré dans l’église, il se dirigea vers la porte et alors me regardant :
— Sont-ils vicieux ces gamins de Londres ? dit-il, à mi-voix.
Et il sortit.
Cela m’affecta cruellement : bien que cet homme ne fût pas mon juge, j’aurais voulu qu’il me crût innocent ; à mon accent, à mon regard, il aurait dû voir que je n’étais pas coupable.
Si je ne l’avais convaincu, me serait-il possible de convaincre le juge ? heureusement j’aurais des témoins qui parleraient pour moi ; et si le juge ne m’écoutait pas, au moins serait-il obligé d’écouter et de croire les témoignages qui m’innocenteraient.
Mais il me fallait ces témoignages.
Les aurais-je ?
Parmi les histoires de prisonniers que je savais, il y en avait une qui parlait des moyens qu’on employait pour communiquer avec ceux qui étaient enfermés : on cachait des billets dans la nourriture qu’on apportait du dehors.
Peut-être Mattia et Bob s’étaient-ils servis de cette ruse, et quand cette idée m’eut traversé l’esprit, je me mis à émietter mon pain, mais je ne trouvai rien dedans. Avec ce morceau de pain on m’avait apporté des pommes de terre, je les réduisis en farine ; elles ne contenaient pas le plus petit billet.
Décidément Mattia et Bob n’avaient rien à me dire, ou, ce qui était plus probable, ils ne pouvaient rien me dire.
Je n’avais donc qu’à attendre le lendemain, sans trop me désoler, si c’était possible ; mais par malheur cela ne me fut pas possible, et si vieux que je vive, je garderai, comme s’il datait d’hier le souvenir de la terrible nuit que je passai. Ah ! comme j’avais été fou de ne pas avoir foi dans les pressentiments de Mattia et dans ses peurs !
Le lendemain matin le geôlier entra dans ma prison portant une cruche et une cuvette ; il m’engagea à faire ma toilette, si le cœur m’en disait, parce que j’allais bientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta qu’une tenue décente était quelquefois le meilleur moyen de défense d’un accusé.
Ma toilette achevée, je voulus m’asseoir sur mon banc, mais il me fut impossible de rester en place, et je me mis à tourner dans ma cellule comme les bêtes tournent dans leur cage.
J’aurais voulu préparer ma défense et mes réponses, mais j’étais trop affolé, et au lieu de penser à l’heure présente, je pensais à toutes sortes de choses absurdes qui passaient devant mon esprit fatigué, comme les ombres d’une lanterne magique.
Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai à côté de lui et après avoir traversé plusieurs corridors nous nous trouvâmes devant une petite porte qu’il ouvrit.
— Passez, me dit-il.
Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un bourdonnement confus : j’entrai et me trouvai dans une petite tribune ; j’étais dans la salle du tribunal.
Bien que je fusse en proie à une sorte d’hallucination et que je sentisse les artères de mon front battre comme si elles allaient éclater, en un coup d’œil jeté circulairement autour de moi j’eus une vision nette et complète de ce qui m’entourait, — la salle d’audience et les gens qui l’emplissaient.
Elle était assez grande, cette salle, haute de plafond avec de larges fenêtres ; elle était divisée en deux enceintes ; l’une réservée au tribunal, l’autre ouverte aux curieux.
Sur une estrade élevée était assis le juge, plus bas et devant lui siégeaient trois autres gens de justice qui étaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pour les amendes, et un autre magistrat qu’on nomme en France le ministère public : devant ma tribune était un personnage en robe et en perruque, mon avocat.
Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Qui me l’avait donné ? Était-ce Mattia et Bob ? c’étaient là des questions qu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais un avocat, cela suffisait.
Dans une autre tribune j’aperçus Bob lui-même, ses deux camarades, l’aubergiste du Gros-Chêne, et des gens que je ne connaissais point, puis dans une autre qui faisait face à celle-là je reconnus le policeman qui m’avait arrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui : je compris que ces tribunes étaient celles des témoins.
L’enceinte réservée au public était pleine ; au-dessus d’une balustrade j’aperçus Mattia, nos yeux se croisèrent, s’embrassèrent, et instantanément je sentis le courage me relever : je serais défendu, c’était à moi de ne pas m’abandonner et de me défendre moi-même ; je ne fus plus écrasé par tous les regards qui étaient dardés sur moi.
Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, — il avait l’air très-pressé, — il exposa l’affaire : un vol avait été commis dans l’église Saint-Georges ; les voleurs, un homme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église au moyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaient avec eux un chien qu’il avaient amené pour faire bonne garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; un passant attardé, il était alors une heure un quart, avait été surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avait écouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt il avait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre, mais alors le chien avait aboyé et pendant qu’on ouvrait la porte les voleurs effrayés s’étaient sauvés par la fenêtre, abandonnant leur chien, qui n’avait pas pu monter à l’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de course par l’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence et le zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre que l’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur on était sur sa piste.
Après quelques considérations qui démontraient ma culpabilité, le ministère public se tut, et une voix glapissante cria : Silence !
Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et comme s’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, mon âge et ma profession.
Je répondis en anglais que je m’appelais Francis Driscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres, cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis je demandai la permission de m’expliquer en français, attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étais en Angleterre que depuis quelques mois.
— Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement le juge ; je sais le français.
Je fis donc mon récit en français, et j’expliquai comment il était de toute impossibilité que je fusse dans l’église à une heure, puisqu’à cette heure j’étais au champ de course et qu’à deux heures et demie j’étais à l’auberge du Gros-Chêne.
— Et où étiez-vous à une heure un quart ? demanda le juge.
— En chemin.
— C’est ce qu’il faut prouver. Vous dites que vous étiez sur la route de l’auberge du Gros-Chêne, et l’accusation soutient que vous étiez dans l’église. Parti du champ de course à une heure moins quelques minutes, vous seriez venu rejoindre votre complice sous les murs de l’église, où il vous attendait avec une échelle, et ce serait après votre vol manqué que vous auriez été à l’auberge du Gros-Chêne.
Je m’efforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas, mais je vis que le juge n’était pas convaincu.
— Et comment expliquez-vous la présence de votre chien dans l’église ? me demanda le juge.
— Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ; mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matin sous une de nos voitures.
Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je ne voulais pas donner des armes contre mon père ; je regardai Mattia, il me fît signe de continuer, mais je ne continuai point.
On appela un témoin et on lui fit prêter serment sur l’Évangile, de dire la vérité sans haine et sans passion.
C’était un gros bonhomme, court, à l’air prodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge et son nez bleuâtre ; avant de jurer il adressa une génuflexion au tribunal et il se redressa en se rengorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-Georges.
Il commença par raconter longuement combien il avait été troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveiller brusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dans l’église : sa première idée avait été qu’on voulait lui jouer une mauvaise farce, mais comme on ne joue pas des farces à des personnes de son caractère, il avait compris qu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habillé alors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutons de son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la porte de l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôt quoi ? un chien.
Je n’avais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui, jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua sa perruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.
— Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il.
— Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir.
— Vous en êtes sûr ?
— Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.
— Et quand vous ne la faites pas ?
— Je suis sûr que je ne l’ai pas faite.
— Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous n’avez pas enfermé le chien dont il est question dans l’église ?
— Si le chien avait été dans l’église je l’aurais vu.
— Vous avez de bons yeux ?
— J’ai des yeux comme tout le monde.
— Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutique d’un boucher.
— Je ne vois pas l’importance d’une pareille question adressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeau devenant bleu.
— Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondre comme si elle était vraiment importante ?
— Il est vrai que je me suis heurté contre un animal maladroitement exposé à la devanture d’un boucher.
— Vous ne l’aviez donc pas vu ?
— J’étais préoccupé.
— Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte de l’église ?
— Certainement.
— Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que vous ne veniez pas de dîner ?
— Mais…
— Vous dites que vous n’aviez pas dîné ?
— Si.
— Et c’est de la petite bière ou de la bière forte que vous buvez ?
— De la bière forte.
— Combien de pintes ?
— Deux.
— Jamais plus ?
— Quelquefois trois.
— Jamais quatre ? Jamais six ?
— Cela est bien rare.
— Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?
— Quelquefois.
— Vous l’aimez fort ou faible ?
— Pas trop faible.
— Combien de verres en buvez-vous ?
— Cela dépend.
— Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ?
Comme le bedeau de plus en plus bleu ne répondit pas, l’avocat se rassit et tout en s’asseyant il dit :
— Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a pu être enfermé dans l’église par le témoin qui, après dîner, ne voit pas les veaux parce qu’il est préoccupé ; c’était tout ce que je désirais savoir.
Si j’avais osé j’aurais embrassé mon avocat, j’étais sauvé.
Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dans l’église ? Cela était possible. Et s’il avait été enfermé de cette façon, ce n’était pas moi qui l’avais introduit ; je n’étais donc pas coupable, puisqu’il n’y avait que cette charge contre moi.
Après le bedeau on entendit les gens qui l’accompagnaient lorsqu’il était entré dans l’église, mais ils n’avaient rien vu, si ce n’est la fenêtre ouverte par laquelle les voleurs s’étaient envolés.
Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades, l’aubergiste, qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ; cependant un seul point ne fut point éclairci et il était capital, puisqu’il portait sur l’heure précise à laquelle j’avais quitté le champ de course.
Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si je n’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garder le silence si je le croyais bon.
Je répondis que j’étais innocent, et que je m’en remettais à la justice du tribunal.
Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositions que je venais d’entendre, puis il déclara que je serais transféré dans la prison du comté pour y attendre que le grand jury décide si je serais ou ne serais pas traduit devant les assises.
Les assises !
Je m’affaissai sur mon banc ; hélas ! que n’avais-je écouté Mattia !