La vache du prince

J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende ; mais quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encore plus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pour l’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé de ceux qu’on aime ?

Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il me donner de son affection que de refuser, comme il l’avait fait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire la tranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans le présent et la fortune dans l’avenir, pour partager mon existence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain.

Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotion que son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée en moi ; mais quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et, la lui serrant :

— Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à la mort ?

Il se mit à sourire en me regardant avec ses grands yeux.

— Je savais ça avant aujourd’hui, dit-il.

Mattia, qui jusqu’alors avait très-peu mordu à la lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans la Théorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je ne pus pas le faire travailler autant que j’aurais voulu et qu’il le désirait lui-même, car nous étions obligés de marcher du matin au soir, faisant de longues étapes pour traverser au plus vite ces pays de la Lozère et de l’Auvergne, qui sont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens. Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu n’est pas disposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un air placide tant qu’on veut bien jouer ; mais quand il prévoit que la quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte.

Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes aux villages d’eaux qui étaient le but de notre expédition, et il se trouva par bonheur que les renseignements du montreur d’ours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes.

Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattia que nous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi, quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpe et me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avec une certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cette façon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que des gens fussent rassemblés pour qu’il se mît tout de suite à jouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston, il étudiait son public et il ne lui fallait pas longtemps pour voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout ce qu’il devait jouer.

À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charité publique, il avait appris dans toutes ses finesses l’art si difficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens ; et la première fois que je l’avais rencontré dans son grenier de la rue de Lourcine, il m’avait bien étonné en m’expliquant les raisons pour lesquelles les passants se décident à mettre la main à la poche ; mais il m’étonna bien plus encore quand je le vis à l’œuvre.

Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute son adresse, et pour le public parisien, son ancien public qu’il avait appris à connaître et qu’il retrouvait là.

— Attention, me disait-il, quand nous voyions venir à nous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin, c’est du triste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et de la faire penser à celui qu’elle a perdu : si elle pleure, notre fortune est faite.

Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements si ralentis, que c’était à fendre le cœur.

Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits qu’on appelle des salons, ce sont des groupes d’arbres, des quinconces sous l’ombrage desquels les baigneurs vont passer quelques heures en plein air ; Mattia étudiait le public de ces salons, et c’était d’après ses observations que nous arrangions notre répertoire.

Quand nous apercevions un malade assis mélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux, les joues caves, nous nous gardions bien d’aller nous camper brutalement devant lui, pour l’arracher à ses tristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui, comme si nous jouions pour nous seuls et en nous appliquant consciencieusement ; du coin de l’œil nous l’observions ; s’il nous regardait avec colère, nous nous en allions ; s’il paraissait nous écouter avec plaisir, nous nous rapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sa sébile, il n’avait pas à craindre d’être renvoyé à coup de pied.

Mais c’était surtout près des enfants que Mattia obtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet il leur donnait des jambes pour danser et avec son sourire il les faisait rire même quand ils étaient de mauvaise humeur. Comment s’y prenait-il ? Je n’eu sais rien. Mais les choses étaient ainsi : il plaisait, on l’aimait.

Le résultat de notre campagne fut vraiment merveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmes assez vite gagné soixante-huit francs.

Soixante-huit francs et cent-quarante-six que nous avions en caisse cela faisait deux cent quatorze francs ; l’heure était venue de nous diriger sans plus tarder vers Chavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit, devait se tenir une foire importante pour les bestiaux.

Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoir acheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions si souvent et pour laquelle nous avions fait de si rudes économies.

Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notre imagination nous le permettait : notre vache serait blanche, c’était le souhait de Mattia ; elle serait rousse, c’était le mien en souvenir de notre pauvre Roussette ; elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; tout cela était superbe et charmant.

Mais maintenant, il fallait de la rêverie passer à l’exécution et c’était là que l’embarras commençait.

Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elle aurait réellement toutes les qualités dont nous nous plaisions à la parer ? Cela était grave. Quelle responsabilité ! Je ne savais pas à quels signes on reconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorant que moi.

Ce qui redoublait notre inquiétude c’étaient les histoires étonnantes dont nous avions entendu le récit dans les auberges, depuis que nous nous étions mis en tête la belle idée d’acheter une vache. Qui dit maquignon de chevaux ou de vaches, dit artisan de ruses et de tromperies. Combien de ces histoires nous étaient restées dans la mémoire pour nous effrayer : un paysan achète à la foire une vache qui a la plus belle queue que jamais vache ait eue, avec une pareille queue elle pourra s’émoucher jusqu’au bout du nez, ce qui, tout le monde le sait, est un grand avantage ; il rentre chez lui triomphant, car il n’a pas payé cher cette vache extraordinaire ; le lendemain matin il va la voir, elle n’a plus de queue du tout ; celle qui pendait derrière elle si noblement avait été collée à un moignon ; c’était un chignon, une queue postiche. Un autre en achète une qui a des cornes fausses ; un autre quand il veut traire sa vache s’aperçoit qu’elle a eu la mamelle soufflée et qu’elle ne donnera pas deux verres de lait en vingt-quatre heures. Il ne faut pas que pareilles mésaventures nous arrivent.

Pour la fausse queue, Mattia ne craint rien ; il se suspendra de tout son poids à la queue de toutes les vaches dont nous aurons envie, et il tirera si fort sur ces queues que si elles sont collées elles se détacheront. Pour les mamelles soufflées, il a aussi un moyen tout aussi sûr, qui est de les piquer avec une grosse et longue épingle.

Sans doute cela serait infaillible, surtout si la queue était fausse et si la mamelle était soufflée ; mais si sa queue était vraie, ne serait-il pas à craindre qu’elle envoyât un bon coup de pied dans le ventre ou dans la tête de celui qui tirerait dessus ; et n’agirait-elle pas encore de même sous une piqûre s’enfonçant dans sa chair ?

L’idée de recevoir un coup de pied calme l’imagination de Mattia, et nous restons livrés à nos incertitudes : ce serait vraiment terrible d’offrir à mère Barberin une vache qui ne donnerait pas de lait ou qui n’aurait pas de cornes.

Dans les histoires qui nous avaient été contées, il y en avait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôle terrible, au moins à l’égard du marchand de vaches. Si nous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doute cela nous serait une dépense, mais combien elle nous rassurerait.

Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes à ce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage, et nous continuâmes alors gaiement notre route.

La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ; nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel.

J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Ussel que j’avais paru pour la première fois en public dans le Domestique de M. Joli-Cœur, ou le Plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense, et c’était à Ussel aussi que Vitalis m’avait acheté ma première paire de souliers, ces souliers à clous qui m’avaient rendu si heureux.

Pauvre Joli-Cœur, il n’était plus là avec son bel habit rouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolce manquaient aussi.

Pauvre Vitalis, je l’avais perdu et je ne le reverrais plus marchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant le pas des deux bras et des deux pieds en jouant une valse sur son fifre perçant.

Sur six que nous étions alors deux seulement restaient debout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toute mélancolique ; malgré moi je m’imaginais que j’allais apercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue et que j’allais entendre l’appel qui tant de fois avait retenti à mes oreilles : « En avant ! »

La boutique du fripier où Vitalis m’avait conduit pour m’habiller en artiste vint heureusement chasser ces tristes pensées : je la retrouvai telle que je l’avais vue lorsque j’avais descendu ses trois marches glissantes. À la porte se balançait le même habit galonné sur les coutures, qui m’avait ravi d’admiration, et dans la montre je retrouvai les mêmes vieux fusils avec les mêmes vieilles lampes.

Je voulus aussi montrer la place où j’avais débuté, en jouant le rôle du domestique de M. Joli-Cœur, c’est-à-dire le plus bête des deux : Capi se reconnut et frétilla de la queue.

Après avoir déposé nos sacs et nos instruments à l’auberge où j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à la recherche d’un vétérinaire.

Quand celui-ci eut entendu notre demande il commença par nous rire au nez.

— Mais il n’y a pas de vaches savantes dans le pays, dit-il.

— Ce n’est pas une vache qui sache faire des tours qu’il nous faut, c’en est une qui donne du bon lait.

— Et qui ait une vraie queue, ajouta Mattia, que l’idée d’une queue collée tourmentait beaucoup.

— Enfin, monsieur le vétérinaire, nous venons vous demander de nous aider de votre science pour nous empêcher d’être volés par les marchands de vaches.

Je dis cela en tâchant d’imiter les airs nobles que Vitalis prenait si bien lorsqu’il voulait faire la conquête des gens.

— Et pourquoi diable voulez-vous une vache ? demanda le vétérinaire.

En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire de cette vache.

— Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous accompagnerai demain matin sur le champ de foire, et je vous promets que la vache que je vous choisirai n’aura pas une queue postiche.

— Ni des cornes fausses ? dit Mattia.

— Ni des cornes fausses.

— Ni la mamelle soufflée ?

— Ce sera une belle et bonne vache ; mais pour acheter il faut être en état de payer ?

Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel était enfermé notre trésor.

— C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept heures.

— Et combien vous devrons-nous, monsieur le vétérinaire ?

— Rien du tout ; est-ce que je veux prendre de l’argent à de bons enfants comme vous !

Je ne savais comment remercier ce brave homme, mais Mattia eut une idée.

— Monsieur, est-ce que vous aimez la musique ? demanda-t-il.

— Beaucoup, mon garçon.

— Et vous vous couchez de bonne heure ?

Cela était assez incohérent, cependant le vétérinaire voulut bien répondre :

— Quand neuf heures sonnent.

— Merci, monsieur, à demain matin sept heures. J’avais compris l’idée de Mattia.

— Tu veux donner un concert au vétérinaire ? dis-je.

— Justement : une sérénade quand il va se coucher ; ça se fait pour ceux qu’on aime.

— Tu as eu là une bonne idée, rentrons à l’auberge et travaillons les morceaux de notre concert ; on peut ne pas se gêner avec le public qui paye, mais quand on paye soi-même il faut faire de son mieux.

À neuf heures moins deux ou trois minutes nous étions devant la maison du vétérinaire, Mattia avec son violon, moi avec ma harpe : la rue était sombre, car la lune devant se lever vers neuf heures on avait jugé bon de ne pas allumer les réverbères, les boutiques étaient déjà fermées, et les passants étaient rares.

Au premier coup de neuf heures nous partîmes en mesure : et dans cette rue étroite, silencieuse, nos instruments résonnèrent comme dans la salle la plus sonore : les fenêtres s’ouvrirent et nous vîmes apparaître des têtes encapuchonnées de bonnets, de mouchoirs et de foulards : d’une fenêtre à l’autre on s’interpellait avec surprise.

Notre ami le vétérinaire demeurait dans une maison qui, à l’un de ses angles, avait une gracieuse tourelle : une des fenêtres de cette tourelle s’ouvrit et il se pencha pour voir qui jouait ainsi.

Sans doute il nous reconnut et il comprit notre intention, car de sa main il nous fit signe de nous taire :

— Je vais vous ouvrir la porte, dit-il, vous jouerez dans le jardin.

Et presque aussitôt cette porte nous fut ouverte.

— Vous êtes de braves garçons, dit-il en nous donnant à chacun une bonne poignée de main, mais vous êtes aussi des étourdis ; vous n’avez donc point pensé que le sergent de ville pouvait vous arrêter pour tapage nocturne sur la voie publique !

Notre concert recommença dans le jardin qui n’était pas bien grand, mais très-coquet avec un berceau couvert de plantes grimpantes.

Comme le vétérinaire était marié et qu’il avait plusieurs enfants, nous eûmes bientôt un public autour de nous ; on alluma des chandelles sous le berceau et nous jouâmes jusqu’après dix heures ; quand un morceau était fini, on nous applaudissait, et on nous en demandait un autre.

Si le vétérinaire ne nous avait pas mis à la porte, je crois bien, que sur la demande des enfants, nous aurions joué une bonne partie de la nuit.

— Laissez-les aller au lit, dit-il, il faut qu’ils soient ici demain matin à sept heures.

Mais il ne nous laissa pas aller sans nous offrir une collation qui nous fut très-agréable ; alors, pour remerciements, Capi joua quelques-uns de ses tours les plus drôles, ce qui fit la joie des enfants ; il était près de minuit quand nous partîmes.

La ville d’Ussel si tranquille le soir était le lendemain matin pleine de tapage et de mouvement ; avant le lever du jour nous avions entendu dans notre chambre un bruit incessant de charrettes roulant sur le pavé et se mêlant aux hennissements des chevaux, aux meuglements des vaches, aux bêlements des moutons, aux cris des paysans qui arrivaient pour la foire.

Quand nous descendîmes, la cour de notre auberge était déjà encombrée de charrettes enchevêtrées les unes dans les autres, et des voitures qui arrivaient descendaient des paysans endimanchés qui prenaient leurs femmes dans leurs bras pour les mettre à terre ; alors tout le monde se secouait, les femmes défripaient leurs jupes.

Dans la rue tout un flot mouvant se dirigeait vers le champ de foire ; comme il n’était encore que six heures, nous eûmes envie d’aller passer en revue les vaches qui étaient déjà arrivées et de faire notre choix à l’avance.

Ah ! les belles vaches ! Il y en avait de toutes les couleurs et de toutes les tailles, les unes grasses, les autres maigres, celles-ci avec leurs veaux, celles-là traînant à terre leur mamelle pleine de lait ; sur le champ de foire se trouvaient aussi des chevaux qui hennissaient, des juments qui léchaient leurs poulains, des porcs gras qui se creusaient des trous dans la terre, des cochons de lait qui hurlaient comme si on les écorchait vifs, des moutons, des poules, des oies ; mais que nous importait ! nous n’avions d’yeux que pour les vaches qui subissaient notre examen en clignant les paupières et en remuant lentement la mâchoire, ruminant placidement leur repas de la nuit, sans se douter qu’elles ne mangeraient plus l’herbe des pâturages où elles avaient été élevées.

Après une demi-heure de promenade, nous en avions trouvé dix-sept qui nous convenaient tout à fait, celle-ci pour telle qualité, celle-là pour telle autre, trois parce qu’elles étaient rousses, deux parce qu’elles étaient blanches ; ce qui bien entendu souleva une discussion entre Mattia et moi.

À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nous attendait et nous revînmes avec lui au champ do foire en lui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigions dans la vache que nous allions acheter.

Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoup de lait et manger peu.

— En voici une qui doit être bonne, dit Mattia en désignant une vache blanchâtre.

— Je crois que celle-là est meilleure, dis-je en montrant une rousse.

Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni à l’une ni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’était une petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec les oreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et un cercle blanchâtre autour du mufle.

— Voilà une vache du Rouergue qui est justement ce qu’il vous faut, dit-il.

Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut à lui que le vétérinaire s’adressa pour savoir combien il voulait vendre sa vache.

— Trois cents francs.

Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de physionomie avait fait notre conquête, les bras nous tombèrent du corps.

Trois cents francs : ce n’était pas du tout notre affaire ; je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nous devions passer à une autre ; il m’en fit un pour me dire au contraire que nous devions persévérer.

Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan : il offrit 150 francs ; le paysan diminua 10 francs. Le vétérinaire monta à 170 ; le paysan descendit à 280.

Mais arrivées à ce point, les choses ne continuèrent pas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance : au lieu d’offrir, le vétérinaire commença à examiner la vache en détail : elle avait les jambes faibles, le cou trop court, les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, la mamelle n’était pas bien conformée.

Le paysan répondit que, puisque nous nous y connaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deux cent cinquante francs, afin quelle fût en bonnes mains.

Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deux que c’était une mauvaise vache.

— Allons-en voir d’autres, dis-je.

Sur ce mot le paysan faisant un effort, diminua de nouveau dix francs.

Enfin, de diminution en diminution il arriva à deux cent dix francs, mais il y resta.

D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait comprendre que tout ce qu’il disait n’était pas sérieux et que la vache, loin d’être mauvaise, était excellente ; mais deux cent dix francs, c’était une grosse somme pour nous.

Pendant ce temps Mattia tournant par derrière la vache lui avait arraché un long poil à la queue et la vache lui avait détaché un coup de pied.

Cela me décida.

— Va pour deux cent dix francs, dis-je, croyant tout fini.

Et j’étendis la main pour prendre la longe, mais le paysan ne me la céda pas.

— Et les épingles de la bourgeoise ? dit-il.

Une nouvelle discussion s’engagea et finalement nous tombâmes d’accord sur vingt sous d’épingles. Il nous restait donc trois francs.

De nouveau j’avançai la main, le paysan me la prit et me la serra fortement en ami.

Justement parce que j’étais un ami, je n’oublierais pas le vin de la fille.

Le vin de la fille nous coûta dix sous.

Pour la troisième fois je voulus prendre la longe, mais mon ami le paysan m’arrêta :

— Vous avez apporté un licou ? me dit-il, je vends la vache, je ne vends pas son licou.

Cependant comme nous étions amis il voulait bien me céder ce licou pour trente sous, ce n’était pas cher.

Il nous fallait un licou pour conduire notre vache, j’abandonnai les trente sous, calculant qu’il nous en resterait encore vingt.

Je comptai donc les deux cent treize francs et pour la quatrième fois j’étendis la main.

— Où donc est votre longe ? demanda le paysan, je vous ai vendu le licou, je vous ai pas vendu la longe.

La longe nous coûta vingt sous, nos vingt derniers sous.

Et lorsqu’ils furent payés la vache nous fut enfin livrée avec son licou et sa longe.

Nous avions une vache, mais nous n’avions plus un sou, pas un seul pour la nourrir et nous nourrir nous-mêmes.

— Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleins de monde, en nous divisant nous pouvons jouer dans tous, nous aurons une bonne recette ce soir.

Et après avoir conduit notre vache dans l’écurie de notre auberge où nous l’attachâmes avec plusieurs nœuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notre côté, et le soir quand nous fîmes le compte de notre recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatre francs cinquante centimes et la mienne de trois francs.

Avec sept francs cinquante centimes nous étions riches.

Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquante était bien petite comparée à la joie que nous éprouvions d’en avoir dépensé deux cent quatorze.

Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache, et nous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avions bu d’aussi bon, Mattia déclara qu’il était sucré et qu’il sentait la fleur d’oranger, comme celui qu’il avait bu à l’hôpital, mais bien meilleur.

Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrasser notre vache sur son mufle noir ; sans doute elle fut sensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de sa langue rude.

— Tu sais qu’elle embrasse, s’écria Mattia ravi.

Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il faut se rappeler que ni Mattia ni moi, nous n’étions gâtés par les embrassades : notre sort n’était pas celui des enfants choyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leurs mères ; et tous deux cependant nous aurions bien aimé à nous faire caresser.

Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, et tout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon.

Comme j’étais reconnaissant à Mattia du concours qu’il m’avait prêté, car sans lui je n’aurais jamais amassé cette grosse somme de deux cent quatorze francs, j’avais voulu lui donner le plaisir de conduire notre vache, et il n’avait pas été médiocrement heureux de la tirer par la longe, tandis que je marchais derrière elle. Ce fut seulement quand nous fûmes sortis de la ville que je vins prendre place à côté de lui, pour causer comme à l’ordinaire et surtout pour regarder ma vache : jamais je n’en avais vu une aussi belle.

Et de vrai elle avait fort bon air, marchant lentement en se balançant, en se prélassant comme une bête qui a conscience de sa valeur.

Maintenant je n’avais plus besoin de regarder ma carte à chaque instant comme je le faisais depuis notre départ de Paris : je savais où j’allais, et bien que plusieurs années se fussent écoulées depuis que j’avais passé là avec Vitalis, je retrouvais tous les accidents de la route.

Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, et aussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, était d’aller coucher dans le village où j’avais passé ma première nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit de fougère, où le bon Capi voyant mon chagrin était venu s’allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma main pour me dire qu’il serait mon ami. De là nous partirions le lendemain matin pour arriver de bonne heure chez mère Barberin.

Mais le sort qui, jusque-là nous avait été si favorable, se mit contre nous et changea nos dispositions.

Nous avions décidé de partager notre journée de marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner, surtout par le déjeuner de notre vache qui consisterait en herbe des fossés de la route qu’elle paîtrait.

Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbe était verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nous fîmes descendre notre vache dans le fossé.

Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle se montra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, que bientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, et m’assis près d’elle pour manger mon pain.

Naturellement nous eûmes fini de manger bien avant elle ; alors après l’avoir admirée pendant assez longtemps, ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer aux billes Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nous étions deux petits bonshommes graves et sérieux, ne pensant qu’à gagner de l’argent : si nous menions une vie qui n’est point ordinairement celle des enfants de notre âge, nous n’en avions pas moins les goûts et les idées de notre jeunesse, c’est-à-dire que nous aimions à jouer aux jeux des enfants, et que nous ne laissions point passer une journée sans faire une partie de billes, de balle ou de saut de mouton. Tout à coup, sans raison bien souvent, Mattia me disait : « Jouons-nous ? » Alors, en un tour de main, nous nous débarrassions de nos sacs, de nos instruments, et sur la route nous nous mettions à jouer ; et plus d’une fois, si je n’avais pas eu ma montre pour me rappeler l’heure, nous aurions joué jusqu’à la nuit ; mais elle me disait que j’étais chef de troupe, qu’il fallait travailler, gagner de l’argent pour vivre ; et alors je repassais sur mon épaule endolorie la bretelle de ma harpe : en avant !

Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini de paître, et quand elle nous vit venir à elle, elle se mit à tondre l’herbe à grands coups de langue, comme pour nous dire qu’elle avait encore faim.

— Attendons un peu, dit Mattia.

— Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la journée ?

— Un tout petit peu.

Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos instruments.

— Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions une vache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique.

Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouer une fanfare de parade.

Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puis tout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornes pour prendre sa longe, elle partit au galop.

Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi de toutes nos forces en l’appelant.

Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoir tous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eût sauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, lui sauta aux jambes.

Bien entendu cela ne l’arrêta pas, tout au contraire, et nous continuâmes notre course, elle en avant, nous en arrière.

Tout en courant j’appelais Mattia : « Stupide bête » ; et lui, sans s’arrêter, me criait d’une voix haletante : « Tu cogneras, je l’ai mérité. »

C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à un gros village que nous nous étions arrêtés pour manger, et c’était vers ce village que notre vache galopait. Elle entra dans ce village naturellement avant nous, et comme la route était droite, nous pûmes voir, malgré la distance, que des gens lui barraient le passage et s’emparaient d’elle.

Alors nous ralentîmes un peu notre course : notre vache ne serait pas perdue ; nous n’aurions qu’à la réclamer aux braves gens qui l’avaient arrêtée, et ils nous la rendraient.

À mesure que nous avancions, le nombre des gens augmentait autour de notre vache, et quand nous arrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtaine d’hommes, de femmes ou d’enfants qui discutaient en nous regardant venir.

Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer ma vache, mais au lieu de me la donner, on nous entoura et l’on nous posa question sur question : « D’où venions-nous, où avions-nous eu cette vache ? »

Nos réponses étaient aussi simples que faciles ; cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux ou trois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cette vache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettre en prison en attendant que l’affaire s’éclaircît.

L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait me troubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et comme notre course avait rendu ma respiration haletante, je fus incapable de me défendre.

Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelques mots on lui conta notre affaire, et comme elle ne lui parut pas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache en fourrière et nous en prison : on verrait plus tard.

Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarme nous imposa durement silence ; et me rappelant la scène de Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis à Mattia de se taire et de suivre monsieur le gendarme.

Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où se trouvait la prison : on nous entourait, on nous pressait, on nous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et je crois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, on nous aurait lapidés comme si nous étions de grands coupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependant nous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sont souvent ainsi, elles ont un plaisir sauvage à se ruer sur les malheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sont coupables ou innocents.

En arrivant à la prison, j’eus un moment d’espérance : le gardien de la mairie qui était aussi geôlier et garde champêtre, ne voulut pas tout d’abord nous recevoir. Je me dis que c’était là un brave homme. Mais le gendarme insista, et le geôlier céda ; passant devant nous, il ouvrit une porte qui fermait en dehors avec une grosse serrure et deux verrous : je vis alors pourquoi il avait fait difficulté pour nous recevoir tout d’abord : c’était parce qu’il avait mis sa provision d’oignons sécher dans la prison, en les étalant sur le plancher. On nous fouilla ; on nous prit notre argent, nos couteaux, nos allumettes, et pendant ce temps, le geôlier amassa vivement tous ses oignons dans un coin. Alors on nous laissa et la porte se referma sur nous avec un bruit de ferraille vraiment tragique.

Nous étions en prison. Pour combien de temps ?

Comme je me posais cette question, Mattia vint se mettre devant moi et baissant la tête :

— Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas jamais assez fort pour ma bêtise.

— Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi bête que toi.

— J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de chagrin : notre pauvre vache, la vache du prince !

Et il se mit à pleurer.

Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que notre position n’était pas bien grave, nous n’avions rien fait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nous avions acheté notre vache, le bon vétérinaire d’Ussel serait notre témoin.

— Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent avec lequel nous avons payé notre vache, comment prouverons-nous que nous l’avons gagné ? tu vois bien que quand on est malheureux, on est coupable de tout.

Mattia avait raison, je ne savais que trop bien qu’on est dur aux malheureux ; les cris qui venaient de nous accompagner jusqu’à la prison ne le prouvaient-ils pas encore ?

— Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quand nous sortirons de cette prison, quand on nous rendrait notre vache, est-il certain que nous trouverons mère Barberin ?

— Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?

— Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir.

Je fus frappé au cœur par cette crainte : c’était vrai que mère Barberin avait pu mourir, car bien que n’étant pas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, je savais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’on aime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idée ne m’était-elle pas venue déjà.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? demandai-je.

— Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que des idées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suis malheureux je n’ai que des idées tristes. Et j’étais si heureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberin que je ne voyais que le contentement de mère Barberin, je ne voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé.

— Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, mon pauvre Mattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que les tiennes ; comme toi aussi j’ai été ébloui et grisé.

— Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en pleurant, il est beau le prince !

Puis tout à coup se levant brusquement en gesticulant :

— Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin était vivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenait toi-même ?

Assurément c’était l’influence de la prison qui nous inspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule, c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et des verrous quand on avait fermé, la porte sur nous.

Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattia pensait, c’était aussi à notre vache.

— Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?

Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées, et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.

J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui expliquant qu’on allait venir nous interroger.

— Eh bien ; que dirons-nous ?

— La vérité.

— Alors on va te remettre entre les mains de Barberin, ou bien si mère Barberin est seule chez elle, on va l’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas, nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise.

Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit de ferraille et nous vîmes entrer un vieux monsieur à cheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit tout de suite l’espérance.

— Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et répondez à M. le juge de paix.

— C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant signe au geôlier de le laisser seul, je me charge d’interroger celui-là, — il me désigna du doigt, — emmenez l’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite.

Je crus que dans ces conditions je devais avertir Mattia de ce qu’il avait à répondre.

— Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vous racontera la vérité, toute la vérité.

— C’est bien, c’est bien, interrompit vivement le juge de paix comme s’il voulait me couper la parole.

Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancer un rapide coup d’œil pour me dire qu’il m’avait compris.

— On vous accuse d’avoir volé une vache, me dit le juge de paix en me regardant dans les deux yeux.

Je répondis que nous avions acheté cette vache à la foire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avait assistés dans cet achat.

— Cela sera vérifié.

— Je l’espère, car ce sera cette vérification qui prouvera notre innocence.

— Et dans quelle intention avez-vous acheté une vache ?

— Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme qui a été ma mère nourrice, en reconnaissance de ses soins et en souvenir de mon affection pour elle.

— Et comment se nomme cette femme ?

— Mère Barberin.

— Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a quelques années, a été estropié à Paris ?

— Oui, monsieur le juge de paix.

— Cela aussi sera vérifié.

Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais fait pour le vétérinaire d’Ussel.

Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de questions et je dus répondre que s’il interrogeait mère Barberin le but que nous nous étions proposé se trouvait manqué : il n’y avait plus de surprise.

Cependant au milieu de mon embarras j’éprouvais une vive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mère Barberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité ou de la fausseté de mon récit, cela prouvait que mère Barberin était toujours vivante.

J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; au milieu de ces questions le juge de paix me dit que Barberin était retourné à Paris depuis quelque temps.

Cela me rendit si joyeux que je trouvai des paroles persuasives pour le convaincre que la déposition du vétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avions pas volé notre vache.

— Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour acheter cette vache ?

C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattia quand il avait prévu qu’elle nous serait adressée.

— Nous l’avons gagné.

— Où ? Comment ?

J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné et amassé sou à sou.

— Et qu’alliez-vous faire à Varses ?

Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le juge de paix entendit que j’avais été enseveli dans la mine de la Truyère, il m’arrêta et d’une voix toute adoucie, presque amicale :

— Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.

— Moi, monsieur le juge de paix.

— Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le gendarme.

— Non, monsieur le juge de paix.

— Allons, raconte-moi comment est arrivée la catastrophe de Varses ; j’en ai lu le récit dans les journaux, si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne me tromperas pas ; je t’écoute, fais donc attention.

Le tutoiement du juge de paix m’avait donné du courage : je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile.

Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix me regarda longuement avec des yeux doux et attendris. Je m’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la liberté, mais il n’en fut rien : sans m’adresser la parole, il me laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pour voir si nos deux récits s’accorderaient.

Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais à la fin le juge de paix revint avec Mattia.

— Je vais faire prendre des renseignements à Ussel, dit-il, et si comme je l’espère ils confirment vos récits, demain on vous mettra en liberté.

— Et notre vache ? demanda Mattia.

— On vous la rendra.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia, qui va lui donner à manger, qui va la traire ?

— Sois tranquille, gamin. Mattia aussi était rassuré.

— Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bien bon pour notre souper.

Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai à Mattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient fait oublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante, et Barberin à Paris.

— La vache du prince fera son entrée triomphale, dit Mattia.

Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je lui pris les mains, entraîné par sa gaîté, et Capi qui jusqu’alors était resté dans un coin triste et inquiet, vint se placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes de derrière ; alors nous nous livrâmes à une si belle danse que le concierge effrayé, — pour ses oignons probablement, — vint voir si nous ne nous révoltions pas.

Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressa pas la parole brutalement comme lorsqu’il était entré avec le juge de paix.

Par là nous comprîmes que notre position n’était pas mauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous ne nous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer, nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, — le lait de notre vache, — mais ce n’était pas tout, avec la terrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau de veau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le juge de paix.

Jamais prisonniers n’avaient été si bien traités ; alors en mangeant le veau et en buvant le lait je revins de mes idées sur les prisons ; décidément elles valaient mieux que je ne me l’étais imaginé.

Ce fut aussi le sentiment de Mattia :

— Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà une chance !

Je voulus lui faire une peur.

— Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je, qui témoignerait pour nous ?

— On n’a de ces idées là que quand on est malheureux, dit-il sans se fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment.