Chapitre 1

En avant

En avant !

Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais tourner mes pas du côté du nord ou du sud, de l’ouest ou de l’est, selon mon caprice.

Bien que n’étant qu’un enfant, j’étais mon maître.

Hélas ! c’était là ce qu’il y avait de triste dans ma position.

Il y a bien des enfants, n’est-ce pas, qui se disent tout bas : « Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si j’étais libre ; si j’étais mon maître ! » et qui aspirent avec impatience au jour bienheureux où ils auront cette liberté… de faire des sottises.

Moi je me disais : « Ah ! si j’avais quelqu’un pour me conseiller, pour me diriger. »

C’est qu’entre ces enfants et moi il y avait une différence… terrible.

Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière eux quelqu’un pour leur tendre la main quand ils tombent, ou pour les ramasser quand ils sont à terre ; tandis que moi, je n’avais personne ; si je tombais, je devais aller jusqu’au bas ; et une fois là me ramasser tout seul, si je n’étais pas cassé.

Et j’avais assez d’expérience pour comprendre que je pouvais très-bien me casser ; — ce qui me faisait peur, j’en conviens.

Malgré ma jeunesse, j’avais été assez éprouvé par le malheur pour être plus circonspect et plus prudent que ne le sont ordinairement les enfants de mon âge ; c’était un avantage que j’avais payé cher.

Aussi avant de me lancer sur la route qui m’était ouverte, je voulus aller voir celui qui, en ces dernières années, avait été un père pour moi : si la tante Catherine ne m’avait pas pris avec les enfants pour aller lui dire adieu, je pouvais bien, je devais bien tout seul aller l’embrasser.

Sans avoir jamais été à la prison pour dettes, j’en avais assez entendu parler en ces derniers temps, pour être certain de la trouver. Je suivrais le chemin de la Madeleine que je connaissais bien, et là je demanderais ma route. Puisque tante Catherine et les enfants avaient pu voir leur père, on me permettrait bien de le voir aussi sans doute. Moi aussi, j’étais ou plutôt j’avais été son enfant, il m’avait aimé !

Je n’osai pas traverser tout Paris avec Capi sur mes talons. Qu’aurais-je répondu aux sergents de ville s’ils m’avaient parlé ? De toutes les peurs qui m’avaient été inspirées par l’expérience, celle de la police était la plus grande : je n’avais pas oublié Toulouse. J’attachai Capi avec une corde, ce qui parut le blesser très-vivement dans son amour-propre de chien instruit et bien élevé ; puis, le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux en route pour la prison de Clichy.

Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vue porte à des réflexions lugubres ; je n’en connais pas de plus laide et de plus triste qu’une porte de prison : cela donne froid au cœur plus qu’une porte de tombeau ; les morts sur lesquels une pierre est scellée ne sentent plus ; les prisonniers, eux, sont enterrés vivants.

Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans la prison de Clichy, comme si j’avais peur qu’on m’y gardât et que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, ne se rouvrît plus.

Je m’imaginais qu’il était difficile de sortir d’une prison ; mais je ne savais pas qu’il était difficile aussi d’y entrer. Je l’appris à mes dépens.

Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, je finis par arriver auprès de celui que je venais voir.

On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grilles ni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le père arriva, sans être chargé de chaînes.

— Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’ai grondé Catherine de ne pas t’avoir amené avec les enfants.

Depuis le matin, j’étais triste et accablé ; cette parole me releva.

— Dame Catherine n’a pas voulu me prendre avec elle.

— Cela n’était pas possible, mon pauvre garçon, on ne fait pas ce qu’on veut en ce monde ; je suis sûr que tu aurais bien travaillé pour gagner ta vie ; mais Suriot, mon beau-frère, n’aurait pas pu te donner du travail ; il est éclusier au canal du Nivernais, et les éclusiers, tu le sais, n’embauchent pas des ouvriers jardiniers. Les enfants m’ont dit que tu voulais reprendre ton métier de chanteur. Tu as donc oublié que tu as failli mourir de froid et de faim à notre porte ?

— Non, je ne l’ai pas oublié.

— Et alors tu n’étais pas tout seul, tu avais un maître pour te guider ; c’est bien grave, mon garçon, ce que tu veux entreprendre, à ton âge, seul, par les grands chemins.

— J’ai Capi.

Comme toujours, en entendant son nom, Capi répondit par un aboiement qui voulait dire : « Présent ! si vous avez besoin de moi, me voici. »

— Oui ! Capi est un bon chien ; mais ce n’est qu’un chien. Comment gagneras-tu ta vie ?

— En chantant et en faisant jouer la comédie à Capi.

— Capi ne peut pas jouer la comédie tout seul.

— Je lui apprendrai des tours d’adresse ; n’est-ce pas, Capi : que tu apprendras tout ce que je voudrai ?

Il mit sa patte sur sa poitrine.

— Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu es déjà bon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir les chemins, ce qui est un métier de paresseux.

— Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vous ne m’avez jamais entendu me plaindre que j’avais trop d’ouvrage. Chez vous j’aurais travaillé tant que j’aurais pu et je serais resté toujours avec vous ; mais je ne veux pas me placer chez les autres.

Je dis sans doute ces derniers mots d’une façon particulière, car le père me regarda un moment sans répondre.

— Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors que tu ne savais pas qui il était, t’étonnait bien souvent par la façon dont il regardait les gens, et par ses airs de monsieur qui semblaient dire qu’il était lui-même un monsieur ; sais-tu que toi aussi, tu as de ces façons-là et de ces airs qui semblent dire que tu n’es pas un pauvre diable. Tu ne veux pas servir chez les autres ? Enfin, mon garçon, tu as peut-être raison, et ce que je t’en disais, c’était seulement pour ton bien, pas pour autre chose, crois-le. Il me semble que je devais te parler comme je l’ai fait. Mais tu es ton maître puisque tu n’as pas de parents et puisque je ne puis pas te servir de père plus longtemps. Un pauvre malheureux comme moi n’a pas le droit de parler haut.

Tout ce que le père venait de me dire m’avait terriblement troublé, et d’autant plus que je me l’étais déjà dit moi-même, sinon dans les mêmes termes, au moins à peu près.

Oui, cela était grave de m’en aller tout seul par les grands chemins, je le sentais, je le voyais, et quand on avait, comme moi, pratiqué la vie errante, quand on avait passé des nuits comme celle où nos chiens avaient été dévorés par les loups, ou bien encore comme celle des carrières de Gentilly ; quand on avait souffert du froid et de la faim comme j’en avais souffert ; quand on s’était vu chassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou, comme cela m’était arrivé pendant que Vitalis était en prison, on savait quels étaient les dangers et quelles étaient les misères de cette existence vagabonde, où ce n’est pas seulement le lendemain qui n’est jamais assuré, mais où c’est même l’heure présente qui est incertaine et précaire.

Mais si je renonçais à, cette existence, je n’avais qu’une ressource et le père lui-même venait de me l’indiquer, — me placer ; et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être d’une fierté bien mal entendue dans ma position ; mais j’avais eu un maître à qui j’avais été vendu, et bien que celui-là eût été bon pour moi, je n’en voulais pas d’autre ; cela était chez moi une idée fixe.

Et puis ce qui était tout aussi décisif pour ma résolution, je ne pouvais renoncer à cette existence de liberté et de voyages sans manquer à ma promesse envers Étiennette, Alexis, Benjamin et Lise ; c’est-à-dire sans les abandonner. En réalité, Étiennette, Alexis et Benjamin pouvaient se passer de moi, ils s’écriraient ; mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherine n’écrivait pas non plus. Lise resterait donc perdue si je l’abandonnais. Que penserait-elle de moi ? Une seule chose : que je ne l’aimais plus, elle qui m’avait témoigné tant d’amitié, elle par qui j’avais été si heureux. Cela n’était pas possible.

— Vous ne voulez donc pas que je vous donne des nouvelles des enfants ? dis-je.

— Ils m’ont parlé de cela ; mais ce n’est pas à nous que je pense en t’engageant à renoncer à ta vie de musicien des rues ; il ne faut jamais penser à soi avant de penser aux autres.

— Justement, père ; et vous voyez bien que c’est vous qui m’indiquez ce que je dois faire : si je renonçais à l’engagement que j’ai pris, par peur des dangers dont vous parlez, je penserais à moi, je ne penserais pas à vous, je ne penserais pas à Lise.

Il me regarda encore, mais plus longuement ; puis tout à coup me prenant les deux mains :

— Tiens, garçon, il faut que je t’embrasse pour cette parole-là, tu as du cœur, et c’est bien vrai que ce n’est pas l’âge qui le donne.

Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc à côté l’un de l’autre, je me jetai dans ses bras, ému, fier aussi d’entendre dire que j’avais du cœur.

— Je ne te dirai plus qu’un mot, reprit le père : à la garde de Dieu, mon cher garçon !

Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants silencieux ; mais le temps avait marché et le moment de nous séparer était venu.

Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet et en retira une grosse montre en argent, qui était retenue dans une boutonnière par une petite lanière en cuir.

— Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sans que tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, je te la donne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprends que si elle en avait, je l’aurais vendue. Elle ne marche pas non plus très-bien, et elle a besoin de temps en temps d’un bon coup de pouce. Mais enfin, c’est tout ce que je possède présentement, et c’est pour cela que je te la donne.

Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme je voulais me défendre d’accepter un si beau cadeau, il ajouta tristement :

— Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoir l’heure ici ; le temps n’est que trop long ; je mourrais à le compter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encore un coup ; tu es un brave garçon : souviens-toi qu’il faut l’être toujours.

Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire à la porte de sortie : mais ce qui se passa alors, ce qui se dit entre nous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais trop troublé, trop ému.

Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouve dans ma mémoire, c’est le sentiment de stupidité et d’anéantissement qui me prit tout entier quand je fus dans la rue.

Je crois que je restai longtemps, très-longtemps dans, la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir me décider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et j’y serais peut-être demeuré jusqu’à la nuit, si ma main n’avait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma poche un objet rond et dur.

Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, je le palpai : ma montre !

Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, tout fut oublié, je ne pensai plus qu’à ma montre. J’avais une montre, une montre à moi, dans ma poche, à laquelle je pouvais regarder l’heure ! Et je la tirai de ma poche pour voir quelle heure il était : midi. Cela n’avait aucune importance pour moi qu’il fût midi ou dix heures, ou deux heures, mais je fus très-heureux pourtant qu’il fût midi. Pourquoi ? J’aurais été bien embarrassé de le dire ; mais cela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais qu’il était midi, ma montre me l’avait dit ; quelle affaire ! Et il me sembla qu’une montre c’était une sorte de confident à qui l’on demandait conseil et avec qui l’on pouvait s’entretenir.

— Quelle heure est-il, mon amie la montre ? — Midi, mon cher Rémi. — Ah ! midi, alors je dois faire ceci et cela, n’est-ce pas ? — Mais certainement. — Tu as bien fait de me le rappeler, sans toi je l’oubliais. — Je suis là pour que tu n’oublies pas.

Avec Capi et ma montre j’avais maintenant à qui parler.

Ma montre ! Voilà deux mots agréables à prononcer. J’avais eu si grande envie d’avoir une montre, et je m’étais toujours si bien convaincu moi-même que je n’en pourrais jamais avoir une ! Et cependant voilà que dans ma poche il y en avait une qui faisait tic-tac. Elle ne marchait pas très-bien, disait le père. Cela n’avait pas d’importance. Elle marchait, cela suffisait. Elle avait besoin d’un bon coup de pouce. Je lui en donnerais et de vigoureux encore, sans les lui épargner, et si les coups de pouce ne suffisaient pas, je la démonterais moi-même. Voilà qui serait intéressant : je verrais ce qu’il y avait dedans et ce qui la faisait marcher. Elle n’avait qu’à se bien tenir : je la conduirais sévèrement.

Je m’étais si bien laissé emporter par la joie que je ne m’apercevais pas que Capi était presque aussi joyeux que moi ; il me tirait par la jambe de mon pantalon et il jappait de temps en temps. Enfin ses jappements, de plus en plus forts, m’arrachèrent à mon rêve.

— Que veux-tu, Capi ?

Il me regarda, et, comme j’étais trop troublé pour le comprendre, après quelques secondes d’attente, il se dressa contre moi et posa sa patte contre ma poche, celle où était ma montre.

Il voulait savoir l’heure « pour la dire à l’honorable société », comme au temps où il travaillait avec Vitalis.

Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, comme s’il cherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller de la queue, il aboya douze fois ; il n’avait pas oublié. Ah ! comme nous allions gagner de l’argent avec notre montre ! C’était un tour de plus sur lequel je n’avais pas compté.

Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis la porte de la prison, il y avait des gens qui nous regardaient curieusement et même qui s’arrêtaient.

Si j’avais osé j’aurais donné une représentation tout de suite, mais la peur des sergents de ville m’en empêcha.

D’ailleurs il était midi, c’était le moment de me mettre en route.

— En avant !

Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la prison, derrière les murs de laquelle le pauvre père allait rester enfermé, tandis que moi j’irais librement où je voudrais, et nous partîmes.

L’objet qui m’était le plus utile pour mon métier c’était une carte de France ; je savais qu’on en vendait sur les quais, et j’avais décidé que j’en achèterais une : je me dirigeai donc vers les quais.

En passant sur la place du Carrousel mes yeux se portèrent machinalement sur l’horloge du château des Tuileries, et l’idée me vint de voir si ma montre et le château marchaient ensemble, ainsi que cela devait être. Ma montre marquait midi et demi, et l’horloge du château une heure. Qui des deux allait trop lentement ? J’eus envie de donner un coup de pouce à ma montre, mais la réflexion me retint : rien ne prouvait que c’était ma montre qui était dans son tort, ma belle et chère montre ; et il se pouvait très-bien que ce fût l’horloge du château des rois qui battît la breloque. Là-dessus je remis ma montre dans ma poche en me disant que pour ce que j’avais à faire, mon heure était la bonne heure !

Il me fallut longtemps pour trouver une carte, au moins comme j’en voulais une, c’est-à-dire collée sur toile, se pliant et ne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pour moi était une grosse somme ; enfin j’en trouvai une si jaunie que le marchand ne me la fit payer que soixante-quinze centimes.

Maintenant je pouvais sortir de Paris, — ce que je me décidai à faire au plus vite.

J’avais deux routes à prendre ; celle de Fontainebleau par la barrière d’Italie, ou bien celle d’Orléans par Montrouge : en somme, l’une m’était tout aussi indifférente que l’autre, et le hasard fit que je choisis celle de Fontainebleau.

Comme je montais la rue Mouffetard dont le nom que je venais de lire sur une plaque bleue m’avait rappelé tout un monde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Ricardo, la marmite avec son couvercle fermé au cadenas, le fouet aux lanières de cuir et enfin Vitalis, mon pauvre et bon maître, qui était mort pour ne pas m’avoir loué au padrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant à l’église Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyé contre le mur de l’église le petit Mattia : c’était bien la même grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmes lèvres parlantes, le même air doux et résigné, la même tournure comique ; mais chose étrange, si c’était lui, il n’avait pas grandi.

Je m’approchai pour le mieux examiner ; il n’y avait pas à en douter, c’était lui ; il me reconnut aussi, car son pâle visage s’éclaira d’un sourire.

— C’est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec le vieux à barbe blanche avant que j’entre à l’hôpital ? Ah ! comme j’avais mal dans la tête, ce jour-là.

— Et Garofoli est toujours votre maître ?

Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors baissant la voix :

— Garofoli est en prison ; on l’a arrêté parce qu’il a fait mourir Orlando pour l’avoir trop battu.

Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour la première fois j’eus la pensée que les prisons, qui m’inspiraient tant d’horreur, pouvaient être utiles.

— Et les enfants ? dis-je.

— Ah ! je ne sais pas, je n’étais pas là quand Garofoli a été arrêté. Quand je suis sorti de l’hôpital, Garofoli, voyant que je n’étais pas bon à battre sans que ça me rende malade, a voulu se débarrasser de moi, et il m’a loué pour deux ans, payés d’avance, au cirque Gassot. Vous connaissez le cirque Gassot ? Non. Eh bien ! ce n’est pas un grand, grand cirque, mais c’est pourtant un cirque. Ils avaient besoin d’un enfant pour la dislocation et Garofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec lui jusqu’à lundi dernier, et puis on m’a renvoyé parce que j’ai la tête trop grosse maintenant pour entrer dans la boîte, et aussi trop sensible. Alors je suis venu de Gisors où est le cirque pour rejoindre Garofoli, mais je n’ai trouvé personne, la maison était fermée, et un voisin m’a raconté ce que je viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alors je suis venu là, ne sachant où aller, et ne sachant que faire.

— Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Gisors ?

— Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à Paris à pied, le cirque partait pour Rouen ; et comment voulez-vous que j’aille à Rouen ? c’est trop loin, et je n’ai pas d’argent ; je n’ai pas mangé depuis hier midi.

Je n’étais pas riche, mais je l’étais assez pour ne pas laisser ce pauvre enfant mourir de faim ; comme j’aurais béni celui qui m’aurait tendu un morceau de pain quand j’errais aux environs de Toulouse, affamé comme Mattia l’était en ce moment !

— Restez là, lui dis-je.

Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait le coin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de pain que je lui offris ; il se jeta dessus et la dévora.

— Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ?

— Je ne sais pas.

— Il faut faire quelque chose.

— J’allais tâcher de vendre mon violon quand vous m’avez parlé, et je l’aurais déjà vendu si cela ne me faisait pas chagrin de m’en séparer : mon violon, c’est ma joie et ma consolation ; quand je suis trop triste, je cherche un endroit où je serai seul, et je joue pour moi ; alors je vois toutes sortes de belles choses dans le ciel, c’est bien plus beau que dans les rêves, ça se suit.

— Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans les rues ?

— J’en ai joué, personne ne m’a donné.

Je savais ce que c’était que de jouer sans que personne mît la main à la poche.

— Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous maintenant ?

Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine m’inspira :

— Mais je suis chef de troupe, dis-je.

En réalité cela était vrai puisque j’avais une troupe composée de Capi, mais cette vérité frisait de près la fausseté.

— Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia.

— Quoi ?

— M’enrôler dans votre troupe. Alors la sincérité me revint.

— Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi.

— Eh bien ? qu’importe, nous serons deux. Ah ! je vous en prie, ne m’abandonnez pas ; que voulez-vous que je devienne ? il ne me reste qu’à mourir de faim.

Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne le comprennent pas de la même manière et ne le perçoivent pas à la même place. Moi ce fut au cœur qu’il me résonna : je savais ce que c’était que de mourir de faim.

— Je sais travailler, continua Mattia ; d’abord je joue du violon, et puis je me disloque, je danse à la corde, je passe dans les cerceaux, je chante ; vous verrez, je ferai ce que vous voudrez, je serai votre domestique, je vous obéirai, je ne vous demande pas d’argent, la nourriture seulement ; si je fais mal vous me battrez, ça sera convenu ; tout ce que je vous demande c’est que vous ne me battiez pas sur la tête, ça aussi sera convenu, parce que j’ai la tête trop sensible depuis que Garofoli m’a tant frappé dessus.

En entendant le pauvre Mattia parler ainsi j’avais envie de pleurer. Comment lui dire que je ne pouvais pas le prendre dans ma troupe ? Mourir de faim ! Mais avec moi n’avait-il pas autant de chances de mourir faim que tout seul ?

Ce fut ce que je lui expliquai ; mais il ne voulut pas m’entendre.

— Non, dit-il, à deux on ne meurt pas de faim, on se soutient, on s’aide, celui qui a donne à celui qui n’a pas.

Ce mot trancha mes hésitations : puisque j’avais, je devais l’aider.

— Alors, c’est entendu ! lui dis-je. Instantanément il me prit la main et me la baisa, et cela me remua le cœur si doucement, que des larmes me montèrent aux yeux.

— Venez avec moi, lui dis-je, mais pas comme domestique, comme camarade.

Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule :

— En avant ! lui dis-je.

Au bout d’un quart d’heure, nous sortions de Paris.

Les haies du mois de mars avaient séché la route, et sur la terre durcie on marchait facilement.

L’air était doux, le soleil d’avril brillait dans un ciel bleu sans nuages.

Quelle différence avec la journée de neige où j’étais entré dans ce Paris, après lequel j’avais si longtemps aspiré comme après la terre promise !

Le long des fossés de la route l’herbe commençait à pousser, et çà et là elle était émaillée de fleurs de pâquerettes et de fraisiers qui tournaient leurs corolles du côté du soleil.

Quand nous longions des jardins, nous voyions les thyrses des lilas rougir au milieu de la verdure tendre du feuillage, et si une brise agitait l’air calme, il nous tombait sur la tête, de dessus le chaperon des vieux murs, des pétales de ravenelles jaunes.

Dans les jardins, dans les buissons de la route, dans les grands arbres, partout, on entendait des oiseaux qui chantaient joyeusement, et devant nous des hirondelles rasaient la terre, à la poursuite de moucherons invisibles.

Notre voyage commençait bien, et c’était avec confiance que j’allongeais le pas sur la route sonore : Capi, délivré de sa laisse, courait autour de nous, aboyant après les voitures, aboyant après les tas de cailloux, aboyant partout et pour rien, si ce n’est pour le plaisir d’aboyer, ce qui, pour les chiens, doit être analogue au plaisir de chanter pour les hommes.

Près de moi, Mattia marchait sans rien dire, réfléchissant sans doute, et moi je ne disais rien non plus pour ne pas le déranger et aussi parce que j’avais moi-même à réfléchir.

Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ?

À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le savais pas du tout.

Devant nous.

Mais après ?

J’avais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette avant elle, mais je n’avais pas pris d’engagement à propos de celui que je devais voir le premier ; Benjamin, Alexis ou Étiennette ? Je pouvais commencer par l’un ou par l’autre, à mon choix, c’est-à-dire par les Cévennes, la Charente ou la Picardie.

De ce que j’étais sorti par le sud de Paris il résultait nécessairement que ce ne serait pas Benjamin qui aurait ma première visite, mais il me restait le choix entre Alexis et Étiennette.

J’avais eu une raison qui m’avait décidé à me diriger tout d’abord vers le sud et non vers le nord : c’était le désir de voir mère Barberin.

Si depuis longtemps je n’ai pas parlé d’elle, il ne faut pas en conclure que je l’avais oubliée, comme un ingrat.

De même il ne faut pas conclure non plus que j’étais un ingrat, de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j’étais séparé d’elle.

Combien de fois j’avais eu cette pensée de lui écrire pour lui dire : « Je pense à toi et je t’aime toujours de tout mon cœur » ; mais la peur de Barberin, et une peur horrible, m’avait retenu. Si Barberin me retrouvait au moyen de ma lettre, s’il me reprenait ; si de nouveau il me vendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis ? Sans doute il avait le droit de faire tout cela. Et à cette pensée j’aimais mieux m’exposer à être accusé d’ingratitude par mère Barberin, plutôt que de courir la chance de retomber sous l’autorité de Barberin, soit qu’il usât de cette autorité pour me vendre, soit qu’il voulût me faire travailler sous ses ordres. J’aurais mieux aimé mourir, — mourir de faim, — plutôt que d’affronter un pareil danger, dont l’idée seule me rendait lâche.

Mais si je n’avais pas osé écrire à mère Barberin, il me semblait qu’étant libre d’aller où je voulais, je pouvais tenter de la voir. Et même depuis que j’avais engagé Mattia « dans ma troupe » je me disais que cela pouvait être assez facile. J’envoyais Mattia en avant, tandis que je restais prudemment en arrière ; il entrait chez mère Barberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ; si elle était seule il lui racontait la vérité, venait m’avertir, et je rentrais dans la maison où s’était passée mon enfance pour me jeter dans les bras de ma mère nourrice ; si au contraire Barberin était au pays, il demandait à mère Barberin de se rendre à un endroit désigné et là, je l’embrassais.

C’était ce plan que je bâtissais tout en marchant, et cela me rendait silencieux, car ce n’était pas trop de toute mon attention, de toute mon application pour examiner une question d’une telle importance.

En effet, je n’avais pas seulement à voir si je pouvais aller embrasser mère Barberin, mais j’avais encore à chercher si sur notre route nous trouverions des villes ou des villages dans lesquels nous aurions chance de faire des recettes.

Pour cela le mieux était de consulter ma carte.

Justement, nous étions en ce moment en pleine campagne et nous pouvions très-bien faire une halte sur un tas de cailloux, sans craindre d’être dérangés.

— Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nous reposer un peu.

— Voulez-vous que nous parlions ?

— Vous avez quelque chose à me dire ?

— Je voudrais vous prier de me dire tu.

— Je veux bien, nous nous dirons tu.

— Vous oui, mais moi non.

— Toi comme moi, je te l’ordonne et si tu ne m’obéis pas, je tape.

— Bon, tape, mais pas sur la tête.

Et il se mit à rire d’un bon rire franc et doux en montrant toutes ses dents, dont la blancheur éclatait au milieu de son visage hâlé.

Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris ma carte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps à m’orienter ; mais enfin je finis par tracer mon itinéraire : Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible d’aller à Chavanon, et si nous avions un peu de chance, il était possible aussi de ne pas mourir de faim en route.

— Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? demanda Mattia en montrant ma carte.

Je lui expliquai ce que c’était qu’une carte et à quoi elle servait, en employant à peu près les mêmes termes que Vitalis, lorsqu’il m’avait donné ma première leçon de géographie.

Il m’écouta avec attention, les yeux sur les miens.

— Mais alors, dit-il, il faut savoir lire ?

— Sans doute : tu ne sais donc pas lire ?

— Non.

— Veux-tu apprendre ?

— Oh ! oui, je voudrais bien.

— Eh bien, je t’apprendrai.

— Est-ce que sur la carte on peut trouver la route de Gisors à Paris ?

— Certainement, cela est très-facile. Et je la lui montrai.

Mais tout d’abord il ne voulut pas croire ce que je lui disais quand d’un mouvement du doigt je vins de Gisors à Paris.

— J’ai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin que cela.

Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pas dire très-clairement, comment on marque les distances sur les cartes ; il m’écouta, mais il ne parut pas convaincu de la sûreté de ma science.

Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint de passer l’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aise d’ailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et j’étalai tout sur l’herbe.

J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinq mouchoirs, le tout en très-bon état, et une paire de souliers un peu usés.

Mattia fut ébloui.

— Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je.

— J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi.

— Eh bien ! lui dis-je, nous partagerons comme cela se doit puisque nous sommes camarades : tu auras deux chemises, deux paires de bas et trois mouchoirs ; seulement comme il est juste que nous partagions tout, tu porteras mon sac pendant une heure et moi pendant une autre.

Mattia voulut refuser, mais j’avais déjà pris l’habitude du commandement, qui, je dois le dire, me paraissait très-agréable, et je lui défendis de répliquer.

J’avais étalé sur mes chemises la ménagère d’Étiennette, et aussi une petite boîte dans laquelle était placée la rose de Lise ; il voulut ouvrir cette boîte, mais je ne lui permis pas, je la remis dans mon sac sans même l’ouvrir.

— Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne toucheras jamais à cette boîte, c’est un cadeau.

— Bien, dit-il, je te promets de n’y toucher jamais.

Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, — c’était mon pantalon. Il me semblait qu’un artiste ne devait pas porter un pantalon long ; pour paraître en public il fallait des culottes courtes avec des bas sur lesquels s’entre-croisaient des rubans de couleur. Des pantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenant j’étais un artiste !…

Lorsqu’on a une idée et qu’on est maître de sa volonté, on ne tarde pas à la réaliser. J’ouvris la ménagère d’Étiennette et je pris ses ciseaux.

— Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je à Mattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues du violon.

— Oh ! je veux bien.

Et prenant son violon il se mit à jouer.

Pendant ce temps j’enfonçai bravement la pointe de mes ciseaux dans mon pantalon un peu au dessous du genou et je me mis à couper le drap.

C’était cependant un beau pantalon en drap gris comme mon gilet et ma veste, et que j’avais été bien joyeux de recevoir quand le père me l’avait donnée mais je ne croyais pas l’abîmer en le taillant ainsi, bien au contraire.

Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant mon pantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mes ciseaux et je fus tout oreilles : Mattia jouait presque aussi bien que Vitalis.

— Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je en l’applaudissant.

— Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seul en travaillant.

— Et qui t’a enseigné la musique ?

— Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer.

— Je te l’enseignerai, moi.

— Tu sais donc tout ?

— Il faut bien puisque je suis chef de troupe.

On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-propre ; je voulus montrer à Mattia que moi aussi j’étais musicien.

Je pris ma harpe et tout de suite pour frapper un grand coup, je lui chantai ma fameuse chanson :

Fenesta vascia e patrona crudele…

Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia me paya les compliments que je venais de lui adresser, par ses applaudissements : il avait un grand talent, j’avais un grand talent, nous étions dignes l’un de l’autre.

Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciter l’un l’autre, il fallait après avoir fait de la musique pour nous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et pour notre coucher.

Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses épaules.

En avant sur la route poudreuse : maintenant il fallait s’arrêter au premier village qui se trouverait sur notre route et donner une représentation : « Débuts de la troupe Rémi ».

— Apprends-moi ta chanson, dit Mattia, nous la chanterons ensemble, et je pense que je pourrai bientôt t’accompagner sur mon violon ; cela sera très-joli.

Certainement cela serait très-joli et il faudrait véritablement « que l’honorable société » eût un cœur de pierre pour ne pas nous combler de gros sous.

Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions à un village qui se trouve après Villejuif, nous préparant à chercher une place convenable pour notre représentation, nous passâmes devant la grande porte d’une ferme, dont la cour était pleine de gens endimanchés, qui portaient tous des bouquets noués avec des flots de rubans et attachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit, pour les femmes à leur corsage : il ne fallait pas être bien habile pour deviner que c’était une noce.

L’idée me vint que ces gens seraient peut-être satisfaits d’avoir des musiciens pour les faire danser, et aussitôt j’entrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi, puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salut noble de Vitalis), je fis ma proposition à la première personne que je trouvai sur mon passage.

C’était un gros garçon, dont la figure rouge comme brique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciait les oreilles ; il avait l’air bon enfant et placide.

Il ne me répondit pas ; mais, se tournant tout d’une pièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beau drap luisant le gênait évidemment aux entournures, il fourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cet instrument un si formidable coup de sifflet, que Capi en fut effrayé.

— Ohé ! les autres, cria-t-il, qui que vous pensez d’une petite air de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent.

— Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voix d’hommes et de femmes.

— En place pour le quadrille !

Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se formèrent au milieu de la cour ; ce qui fit fuir les volailles épouvantées.

— As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia en italien et à voix basse, car j’étais assez inquiet.

— Oui.

Et il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit que je le connusse. Nous étions sauvés.

On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on la posa sur ses chambrières, et on nous fît monter dedans.

Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notre quadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui n’étaient heureusement ni délicates, ni difficiles.

— Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous demanda le gros rougeaud.

— Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas.

— Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon c’est joli, mais c’est fadasse.

— Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je à Mattia en parlant toujours italien.

— Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout ce qui se joue.

Décidément il était précieux, Mattia.

Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, des valses, surtout des quadrilles.

Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que les danseurs nous laissassent respirer : cela n’était pas bien grave pour moi, mais cela l’était beaucoup plus pour Mattia, chargé de la partie pénible, et fatigué d’ailleurs par son voyage et les privations. Je le voyais de temps en temps pâlir comme s’il allait se trouver mal, cependant il jouait toujours, soufflant tant qu’il pouvait dans son embouchure.

Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sa pâleur, la mariée la remarqua aussi.

— Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant la main à la bourse pour les musiciens.

— Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture, je ferais faire la quête par notre caissier.

Et je jetai mon chapeau à Capi qui le prit dans sa gueule.

On applaudit beaucoup la grâce avec la quelle il savait saluer lorsqu’on lui avait donné, mais ce qui valait mieux pour nous, on lui donna beaucoup ; comme je le suivais, je voyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; le marié mit la dernière et ce fut une pièce de cinq francs.

Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita à manger à la cuisine, et on nous donna à coucher dans une grange. Le lendemain quand nous quittâmes cette maison hospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs.

— C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia, dis-je à mon camarade, tout seul je n’aurais pas formé un orchestre.

Et alors le souvenir d’une parole qui m’avait été dite par le père Acquin quand j’avais commencé à donner des leçons à Lise me revient à la mémoire, me prouvant qu’on est toujours récompensé de ce qu’on fait de bien.

— J’aurais pu faire une plus grande bêtise que de te prendre dans ma troupe.

Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étions des grands seigneurs, et lorsque nous arrivâmes à Corbeil, je pus, sans trop d’imprudence, me livrer à quelques acquisitions que je jugeais indispensables : d’abord un cornet à piston qui me coûta trois francs chez un marchand de ferraille ; pour cette somme, il n’était ni neuf ni beau, mais enfin récuré et soigné il ferait notre affaire ; puis ensuite des rubans rouges pour nos bas ; et enfin un vieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigant d’avoir toujours sur les épaules un sac léger, que d’en avoir de temps en temps un lourd ; nous nous partagerions également ce que nous portions avec nous, et nous serions plus alertes.

Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraiment en bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées, trente francs dans notre bourse, car nos représentations avaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé de telle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dans le même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nous entendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjà ensemble comme deux frères.

— Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef de troupe comme toi qui ne cogne pas, c’est trop beau.

— Alors, tu es content ?

— Si je suis content ! c’est-à-dire que voilà le premier temps de ma vie, depuis que j’ai quitté le pays, que je ne regrette pas l’hôpital.

Cette situation prospère m’inspira des idées ambitieuses.

Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés sur Montargis, en route pour aller chez mère Barberin.

Aller chez mère Barberin pour l’embrasser c’était m’acquitter de ma dette de reconnaissance envers elle, mais c’était m’en acquitter bien petitement et à trop bon marché.

Si je lui portais quelque chose.

Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau.

Quel cadeau lui faire ?

Je ne cherchai pas longtemps.

Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse, non-seulement dans l’heure présente, mais pour toute sa vieillesse, — une vache, qui remplaçât la pauvre Roussette.

Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donner une vache, et aussi quelle joie pour moi !

Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache et Mattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans la cour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin n’était pas là. — Madame Barberin, disait Mattia, voici une vache que je vous amène. — Une vache ! vous vous trompez, mon garçon. — Et elle soupirait. — Non, madame, vous êtes bien madame Barberin, de Chavanon ? Eh bien ! c’est chez madame Barberin que le prince (comme dans les contes de fées) m’a dit de conduire cette vache qu’il vous offre. — Quel prince ? — Alors je paraissais, je me jetais dans les bras de mère Barberin, et après nous être bien embrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, qui étaient mangés par nous trois et non par Barberin, comme en ce jour de mardi-gras où il était revenu pour renverser notre poêle et mettre notre beurre dans sa soupe à l’oignon.

Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallait pouvoir acheter une vache.

Combien cela coûtait-il, une vache ? Je n’en avais aucune idée ; cher, sans doute, très-cher, mais encore ?

Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, une trop grosse vache. D’abord parce que plus les vaches sont grosses, plus leur prix est élevé ; puis ensuite, plus les vaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et je ne voulais pas que mon cadeau devînt une cause d’embarras pour mère Barberin.

L’essentiel pour le moment c’était donc de connaître le prix des vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’en voulais une.

Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi, et dans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées à l’auberge, nous nous trouvions en relations avec des conducteurs et des marchands de bestiaux ; il était donc bien simple de leur demander le prix des vaches.

Mais la première fois que j’adressai ma question à un bouvier, dont l’air brave homme m’avait tout d’abord attiré, on me répondit en me riant au nez.

Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise en donnant de temps en temps de formidables coups de poing sur la table ; puis il appela l’aubergiste.

— Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ? Combien coûte une vache, pas trop grande, pas trop grosse, enfin une bonne vache. Faut-il qu’elle soit savante ?

Et les rires recommencèrent ; mais je ne me laissai pas démonter.

— Il faut qu’elle donne du bon lait et qu’elle ne mange pas trop.

— Faut-il qu’elle se laisse conduire à la corde sur les grands chemins comme votre chien ?

Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployé suffisamment son esprit, il voulut bien me répondre sérieusement et même entrer en discussion avec moi.

— Il avait justement mon affaire, une vache douce, donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, et ne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinze pistoles sur la table, autrement dit cinquante écus, la vache était à moi.

Autant j’avais eu de mal à le faire parler tout d’abord, autant j’eus de mal à le faire taire quand il fut en train.

Enfin nous pûmes aller nous coucher et je rêvai à ce que cette conversation venait de m’apprendre.

Quinze pistoles ou cinquante écus, cela faisait cent cinquante francs ; et j’étais loin d’avoir une si grosse somme.

Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla que non, et que si la chance de nos premiers jours nous accompagnait je pourrais, sou à sou, réunir ces cent cinquante francs. Seulement il faudrait du temps.

Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : si au lieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allions d’abord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nous manquerait en suivant la route directe.

Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voir mère Barberin qu’au retour : assurément alors j’aurais mes cent cinquante francs et nous pourrions jouer ma féerie : la Vache du prince.

Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui ne manifesta aucune opposition.

— Allons à Varses, dit-il, les mines, c’est peut-être curieux, je serai bien aise d’en voir une.