I. La fumée qui miaule.
G risatre et morne, la plaine s'étendait sous le ciel maussade: il ne restait plus rien du village; tout était en miettes sur le sol, écroulé, brûlé, pulvérisé. Par-ci, par-là, un pied de table, une cage tordue, un fragment d'assiette, attestaient que ce désert avait été habité. Deux soldats, venus en reconnaissance, examinaient si leurs camarades, postés plus loin, trouveraient quelques ressources parmi ces ruines.
—«Regarde, Fiquet, dit l'un d'eux,—lis ce qu'il y a sur cet écriteau tombé par terre.»
Et Fiquet, un tout jeune fantassin blond et rose, lut à haute voix:
—«Au Rendez-vous des Rigolos.»
—«Où sont-ils, les rigolos? Tout le monde a fui sous le bombardement, et les pauvres gens ne devaient pas être gais!»
—«Viens t'en, Roblin, dit Fiquet, nous ne trouverons rien ici: tout est bien mort!»
—«Attends!—Vois donc cette petite fumée qui monte là-bas!...»
—«Ce sont des cendres de l'incendie, qui s'éteignent...»
—«La fumée vient par ici: ça sent la soupe!»
—«La soupe? penses-tu?»
—«Oui, mon vieux, la soupe, et la bonne soupe aux poireaux et aux pommes de terre. Ça me donne faim!»
—«C'est qu'il y a un bout de temps qu'on n'a mangé chaud!»
—«Ça n'est pas naturel de sentir la soupe aux poireaux, là où il n'y a personne!—Allons voir!»
Ils s'approchèrent, et furent stupéfaits: la fumée miaulait.
—«Nous devenons fous!» dit Roblin.
—«Mais non, reprit Fiquet. Derrière ce tas de moellons, il y a des marches qui doivent descendre vers une cave. Et dans cette cave, il y a...»
—«Il y a un chat qui fait sa soupe! continua Roblin en riant.—Allons lui demander notre part!»
Les deux jeunes gens trouvèrent au bas des marches une porte délabrée, entrebâillée, qu'ils poussèrent: une brave femme était accroupie devant un petit feu, allumé entre trois pierres supportant une marmite, d'où s'échappait la bonne odeur. Un trou à la voûte laissait monter la fumée, et donnait un peu de jour à cet humble refuge. L'on y voyait un grabat dans un coin, quelques hardes, et, ronronnant, faisant le gros dos, se frottant aux angles, un chat noir, frémissant d'appétit, et glissant vers la marmite des regards attendris.
La vieille femme avait tourné son visage vers les soldats:
—«Bon! c'est des Français!» dit-elle.
—«Bien sûr! dit Roblin.—On n'est pas des Boches!»
—«Dame! reprit la femme,—en entendant descendre les marches, je me demandais qui allait entrer: amis ou ennemis? mes enfants ou mes assassins?»
—«Vos enfants?»
—«Tous les soldats français sont un peu mes enfants. Je suis une vieille maman dont les deux fils ont été tués dès le début de la guerre. Tous les soldats allemands sont donc mes assassins.—Voyez ce qu'ils ont fait de mon pauvre village!»
—«Pourquoi y restez-vous?»
—«A quoi bon fuir? Pour sauver quoi? Je ne suis plus bonne à rien. Je n'ai plus rien. Autant finir ici, parmi les ruines de ma maison, où sont nés mes enfants.»
Le chat semblait avoir compris. Était-ce un peu de soupe qu'il sollicitait? Était-ce pour rappeler à la bonne vieille qu'elle n'était point toute seule, et qu'il lui restait un ami? Toujours est-il que, debout sur ses pattes de derrière, s'appuyant de ses pattes de devant au bras de sa maîtresse, il lui frottait le menton de sa petite tête intelligente et caressante.
—«Oui, tu as raison, j'ai encore un compagnon!... Allons, finis, tu vas me jeter par terre!—C'est un pauvre chat qui est venu se réfugier auprès de moi; et l'on vit comme on peut, tous les deux, de ce qu'on trouve en glanant parmi les décombres.»
—«Il a faim!»
—«Et vous aussi, pas vrai, les petits gars? Je vais faire la part à trois.»
—«A quatre!»
—«Oh! moi, j'ai déjà déjeuné.—Asseyez-vous sur ces escabeaux: la soupe est cuite.»
En mangeant, l'on causa. Roblin, Fiquet avaient chacun leur écuelle fumante, le chat vidait sa soucoupe, et la bonne femme raclait le fond de la marmite, où ne restait plus rien, pour n'avoir pas l'air d'avoir donné son dîner. Elle considérait affectueusement ses invités, dont l'appétit la ravissait.
—«Tout de même, Madame, vous êtes bien bonne, et votre soupe aussi!» dit Fiquet.
—«Ça me fait plaisir qu'elle vous régale!»
—«Vous n'avez pas peur de rester ici, toute seule?»
—«Peur de qui, de quoi? Tout peut bien m'arriver, j'ai vu le pire.»
—«Enfin, vous allez avoir un peu de société: nos camarades ne sont pas loin, et peut-être que nous pourrions nous mettre à l'abri dans les caves de ce village, comme vous l'avez fait.»
—«D'autant mieux que pour vous, il sera facile de tirer parti des bouts de bois, des tuiles, des ardoises et des pierres, qui sont là tant qu'on en veut. Et puis il y a la source; et puis un peu de charbon; et puis...»
—«Mais c'est à vous, tout ça! Vous n'allez pas tout nous donner!»
—«Eh bien! puisque c'est à moi, je veux partager.—Allez chercher vos camarades!»
—«Alors, à tout à l'heure, Madame.»
—«Pas Madame!—Appelez-moi maman: Maman la Soupe, puisque c'est ma soupe qui vous a attirés.—Et vous, comment vous appelez-vous?»
—«Roblin, Jean-Jacques.»
—«Et vous?»
—«Albert Fiquet.»
—«Des parents?»
—«Moi, dit Roblin, j'ai mon père et ma mère, qui sont établis quincailliers à Orléans, et j'ai deux sœurs, et un frère qui va à l'école...»
—«Et vous?»
—«Moi, je n'ai personne.» dit Fiquet.
—«Tu... tu n'as personne?»
—«Non. Mes parents sont morts quand j'avais trois ans. On m'a mis à l'orphelinat. Puis j'ai travaillé pour être menuisier, et la guerre est venue. Voilà.»
—«D'où es-tu?»
—«De pas loin d'ici: Saint-Aubier.»
—«Eh bien, Albert, si vous voulez être bien gentil, dit la brave femme, la gorge un peu serrée,—puisque tu es menuisier, tu me raccommoderas ma porte.»
—«Avec plaisir, maman Bonne-Soupe!—A tout à l'heure!...»
Et maman Bonne-Soupe, en haut de son petit escalier, regardait s'éloigner Fiquet et Roblin, tandis que le chat noir, assis à côté d'elle, regardait, lui aussi, s'en aller les soldats...
II. Le baptême de Ratu.
P eu à peu, les ruines se ranimèrent: on entendit rire; l'odeur du café, du rata revinrent rôder à heures fixes sur le champ des démolitions. Du sol, on voyait surgir des gaillards allègres, bien découplés, auxquels la vie en plein air avait donné le même âge, la même vigueur, la même bonne mine, la même courageuse sérénité. Les poilus s'improvisaient charpentiers, maçons, couvreurs, les uns reprenant leurs anciens métiers, et les autres faisant de bonne volonté leur apprentissage. Partout régnaient une activité jeune et gaie, et les chansons d'atelier. Les pantalons bleu horizon, les chemises de flanelle, les chandails de laine tricotée mettaient parmi les décombres les couleurs vives de grandes fleurs, depuis que toute une compagnie cantonnait dans les caves.
Maman la Soupe avait conservé ses deux hôtes: Fiquet et Roblin s'étaient établis dans une cave adjacente à la sienne, avec quelques camarades de leur escouade, et l'on faisait marmite commune. La brave femme et son chat y gagnaient plus abondante et plus substantielle nourriture, mais les soldats bénéficiaient de fins régals, car leur cuisinière se révélait aussi habile pourvoyeuse que parfait cordon bleu.
On la voyait partir le matin, dès patron-minet, avant le réveil. Naturellement, le chat l'accompagnait, avançant d'un air précautionneux, tâtant le terrain d'une patte prudente et flairant avec défiance. Quand mère Soupe commençait ses recherches, se penchant ici, disparaissant là, il s'asseyait gravement, comme s'il dirigeait les fouilles. Il ne restait plus rien des modestes boutiques du village, mais l'œil sagace de la mère Soupe, habituée aux aîtres, savait retrouver exactement l'endroit où avait été l'armoire aux conserves de l'épicerie Gros-Jean, et découvrait encore quelques boîtes de sardines sous un tas de moellons. Ici, où fut la boulangerie Legendre, des petits beurres un peu humides gisaient parmi des gravats, et là où s'était élevée la mercerie de M lle Fafelle, quelle utile récolte d'aiguilles et de boutons glanait la brave femme, pour ses pauvres gars démunis de tant de choses essentielles!
Ratu parfois quittait sa place, pour ajouter aux efforts de la pauvre vieille, quelques petits coups de patte pressés, aussi inutiles que bien intentionnés. Mère Soupe se baissait, ramassait quelque chose d'un air enchanté, et le chat retournait s'asseoir dignement, satisfait de s'être acquitté d'une tâche difficile.
A leur retour, tout le chantier s'arrêtait de travailler pour acclamer les deux compagnons: elle, tenant cachés dans son tablier on ne savait quels trésors, et lui, trottant allègrement, l'air triomphant, comme s'il savait à la conquête de quelle provende merveilleuse il participait. Et ne devait-il pas le savoir en effet, puisqu'il avait sa part de toutes les bombances.
Bref, si Ratu semblait le petit génie des ruines, mère Soupe était la providence de la compagnie, aidant à tous, toujours serviable et maternelle. Mais son préféré était Fiquet. Cet enfant sans mère et cette mère sans enfant se comprenaient à merveille, et jamais Fiquet ne s'était senti «chez lui» comme auprès de ces trois pierres dans une cave, qui constituaient pour lui le foyer, qu'il n'avait jamais eu.
... Qu'il n'avait jamais eu?—Un jour, en revenant d'un de ses voyages de découvertes, maman la Soupe surprit le chat noir sur les genoux de Fiquet. Le chat ronronnait sous la main du soldat, et les yeux d'or et les yeux bleus se regardaient mystérieusement.
—«Bon! Qu'est-ce que Mimi avait donc à te dire, Fiquet, qu'il m'a faussé compagnie?»
—«Oh! il est revenu pour voir si le pot-au-feu cuisait bien. Et puis je l'ai appelé, et il a sauté sur mes genoux. C'est drôle...»
—«Qu'est-ce qui est drôle?»
—«Quand il me regarde comme cela, il me semble que j'ai déjà eu un chat, qui veillait sur moi, quand j'étais petit, en me couvant de ses yeux jaunes! Comme ça a l'air savant, un chat! Je me souviens que celui qui me gardait me faisait un peu peur, je le sentais tellement plus vieux que moi!—C'était comme un grand-père sorcier. Il me paraissait songer: «Je ne dis rien, mais je sais tout.»—Je croyais qu'il lisait dans ma petite tête toutes mes pensées, et je me tenais bien sage, sous le regard doré, sans oser bouger, sans chercher à sortir de mon berceau, sans vouloir jouer avec les allumettes, sans m'intéresser au sucrier...»
—«C'est qu'il y avait un chat chez tes parents.»
—«Sans doute, mais je ne m'en souvenais pas. Tout cela me revient peu à peu. C'est votre Mimi qui réveille le temps oublié, en ronronnant sur mes genoux.»
—«Et moi aussi, en te voyant là, il me semble que le passé est encore vivant. Mon cadet était blond comme toi, et l'aîné, de dos, avait ta carrure. Mon petit Albert, je ne sais pas ce qui arrivera par la suite, mais il a fallu que tu passes par ici, où je me croyais déjà morte, pour que mes fils me soient un peu rendus. Quel bonheur que Minet ait miaulé, et que tu aies vu ma petite fumée!»
Mais cette accalmie dans la tempête était trop douce pour pouvoir durer. Un matin, le bombardement des Allemands reprit, et le village reçut tant de projectiles, qu'il fallut s'enfouir au plus profond des caves. Sans doute les uniformes bleus avaient été repérés. Puis, la pluie de feu cessa, sans cause, comme elle avait commencé.
—«Vous ne pouvez plus rester ici, dirent les soldats à maman la Soupe. Vous devez savoir où ont été évacués les habitants du village. Connaissez-vous le chemin?»
—«Je connais tout le pays; j'allais acheter les œufs dans les fermes avec ma petite carriole: mais je ne veux pas m'en aller.»
—«Où est votre carriole?»
—«Je l'ai donnée avec le bourriquet à ma voisine, qui avait à emmener trois marmots et sa vieille mère paralysée.»
—«Il faut donc partir à pied.»
—«Si je dois mourir, j'aime mieux que ce soit avec vous.»
—«Mais nous n'allons pas rester ici. Ça va chauffer. Il faut vous mettre en sûreté.»
—«A quoi bon?»
—«Je vous en prie, maman! dit doucement Fiquet en prenant la main de la mère la Soupe. Il n'avait rien dit jusqu'alors, mais sa voix fit tressaillir la pauvre femme.—Puisque j'ai une maman, continua Fiquet, je veux, il faut qu'elle s'en aille à l'abri.»
—«Pour quoi faire?»
—«Pour m'attendre, comme font les autres mamans.»
Alors, la mère Soupe ne résista plus.
—«Et Mimi? reprit-elle,—voudra-t-il me suivre? Vers quoi vais-je emmener cette malheureuse bête?»
—«Laissez-nous-le. Avec nous, il aura toujours sa part de rata;—il est déjà habitué à moi, et quand nous partirons aussi, je le mettrai dans ma musette.»
—«Tu veux emmener Mimi à la guerre?»
—«Pourquoi pas? il me serait bien utile dans les tranchées, où il y a tant de rats!»
—«Et puis, mon petit Albert, je n'ai pas autre chose à te donner!»
—«Ce sera le chat de l'escouade. D'abord, c'est un poilu comme nous!»
—«Allons, faites-en un chat de guerre!»
—«Mais Mimi, c'est un nom trop doux pour aller à la guerre. Il faut lui donner un autre nom, plus poilu, moins velouté!»
—«Appelez-le Tue-rats, dit la mère Soupe, puisque ce sera son métier.»
—«Ça ne sonne pas à son oreille: Tue-rats! Tue-rats?—Il ne tourne pas la tête.—Tue-rat! Rat-tu! Ratu! Ah! il a entendu!—Ratu! il vient! il veut bien de ce nom-là.—Mimi, c'est son petit nom pour les dames, et Ratu, son nom poilu. Vous êtes tout de même sa marraine de guerre!»
—«Allons, Mimi, viens que je t'embrasse une dernière fois, en t'appelant de ton nom pour les dames!... Soignez-le bien!...»
La mère Soupe prit son chat par les pattes de devant, et l'embrassa affectueusement sur ses deux petites joues. Le chat se laissait tirer, puis flairant une larme sur la joue ridée de sa vieille amie, il ouvrit tout grands les yeux, et la considéra longuement, d'un regard presque humain, qui semblait tâcher de comprendre le sens mystérieux d'une larme et d'un adieu.
Et pesamment, se sentant lasse d'avance du chemin qu'elle allait parcourir, mère Soupe prit son tablier noué aux quatre coins et contenant tout son bagage. Elle se sentait bien triste de quitter à la fois tout ce qu'il lui restait à aimer dans la vie: la place où elle avait vécu, élevé ses fils, et le pauvre chat, compagnon de misère, et les bons soldats qui l'avait réconfortée de leur jeunesse courageuse, et le petit Albert Fiquet, pour qui elle se sentait une âme de maman, parce qu'il ressemblait un peu à son cadet...
—«On va vous accompagner, la mère, et porter votre ballot.»
—«On va vous faire escorte le plus loin possible!»
—«Avec Ratu!»
—«Prenez garde qu'il ne vous échappe, mes enfants, pour venir avec moi! Mieux vaudrait peut-être le tenir enfermé.»
—«Oh! dit Fiquet, il comprendra bien. Je vais lui mettre une petite ficelle.»
Et toute l'escouade conduisit la mère Soupe jusqu'à la lisière du bois. On ne pouvait aller au delà. Toute l'escouade voulut l'embrasser et défila devant elle, y compris Ratu au bout de sa ficelle, tenue par Albert. Après quoi, tout le monde se mit en ligne pour la voir s'éloigner, devenir si petite sur la route, et disparaître là-bas, là-bas...
Alors Ratu, qui s'était assis, et, comme les camarades, regardait s'en aller la bonne vieille,—Ratu se releva, flaira le vent, leva la tête, et cria distinctement:
—«Marraine! Marraine!»
—«V'là qu'il parle, à cette heure?» dit Le Kerkellen, un Breton que l'intelligence du chat avait toujours trouvé méfiant.
—«Ça, dit Fiquet, c'est vrai qu'il a dit Marraine.»
—«Ratu qui parle!» se chuchota-t-on dans l'escouade, avec émerveillement.
—«Un chat qui parle, c'est pas naturel, reprit Le Kerkellen. Il est trop malin pour une bête. Il est plus rusé que la moitié d'un homme. C'est du demi-monde que ce chat-là.»
—«Marraine! Marraine!» interrompit la petite voix enrouée, la petite voix étrange de Ratu, toujours lançant son appel éploré vers l'horizon.
—«Quel chat! dit Le Kerkellen,—il trouve qu'on oublie trop tôt la pauvre bonne femme, qu'on ne voit déjà plus.»
—«Tu as raison, Ratu! dit tout bas Fiquet.—Que va-t-elle devenir, toute seule, déjà vieille, par les routes? Il me semble que c'est maman qui est partie, et pourtant je ne sais pas ce que c'est qu'une maman.»
—«Allons, les gars, rentrons au cantonnement, s'écria le caporal Bigeois, ça va être l'heure de l'appel!»
III. Ratu dans la tranchée.
B ientôt, la compagnie dont Ratu était le plus bel ornement, gagna le front, s'avançant par degrés, et s'installa dans les tranchées de première ligne. Ratu fit toutes les marches, sagement installé dans la musette de Fiquet. Quand il avait faim, ou voulait voir le paysage, il criait: Marraine, et Fiquet déboutonnait un bouton de la musette, pour que Ratu passât sa petite tête noire. Il était alors commode de lui donner sa part, gardée sur le repas de la veille, ou de le distraire un peu, en lui caressant la nuque. Les soldats avaient compris que le mot: marraine, n'était pas spécialement réservé à la mère Soupe. C'était un cri d'appel. Dans le langage chat: Ma-rr-aine, signifie: «Où es-tu? Viens donc!» et exprime aussi bien la détresse que l'amitié inquiète. Pour Ratu, Marraine, c'était Fiquet, quand Fiquet n'était pas là, mais c'était aussi le déjeuner, quand le déjeuner tardait un peu trop.
Quand on se fut installé dans la tranchée, Ratu y prit bien vite ses petites habitudes: il savait grimper le long du clayonnage de branchages tressés, qui tapissait les parois, pour aller explorer les environs. Et un jour toute l'escouade fut en émoi, car Ratu ne rentrait pas. Les guetteurs furent priés de regarder dans leurs périscopes, et de guetter, en même temps que les Allemands, le retour d'une petite tache noire, si chère à la 2 e escouade.
—«Le voilà!» s'écria quelqu'un.
—«Il va se faire tuer, il galope vers nous sans se cacher derrière les buissons! Il n'utilise pas les accidents de terrain, comme le veut la théorie du service en campagne!»
—«Tu en vois, toi, des buissons et des accidents de terrain? Tout est haché entre les boches et nous. Il n'y a qu'à courir vite, et Ratu s'en acquitte bien: Regarde comme il trotte!»
—«C'est égal! Si les Boches le voyaient!»
Les Boches l'avaient vu: quand Ratu était bien près d'atteindre sa tranchée, une balle fit jaillir la terre tout à côté de lui...
Ratu s'est arrêté net. Il tend l'oreille, regarde l'endroit où la balle est tombée; il éternue, gratte un peu la terre, fait son petit besoin,... et se remet à trotter, la queue en l'air. Et désormais Ratu n'eut plus peur de rien. Il avait reçu le baptême du feu, ayant eu l'honneur d'une balle, spécialement tirée pour lui.
Dans la tranchée, on était dans la joie. Le sang-froid de Ratu, son mépris pour le danger flattaient l'orgueil de tous ses compagnons d'armes.
—«Croyez-vous qu'il est brave! s'écriait le caporal Bigeois,—sous les balles, au nez des Boches, il fait ses petites affaires avec tranquillité! Quel Ratu!»
—«Mais regardez donc, caporal! qu'est-ce qu'il nous rapporte dans sa gueule?»
Ce que c'était?—C'était un bouchon de bouteille de Champagne, que Ratu rapportait au péril de sa vie, de la tranchée boche. Il le déposa fièrement aux pieds de Fiquet, attendant les compliments, qu'il avait conscience de n'avoir jamais mérités comme ce jour-là.
Ce fut un éclat de rire qui l'accueillit.
—«Qu'est-ce qu'il veut dire avec son bouchon?»
—«Il trouve que nous parlons trop haut, si près des Boches, dit Le Kerkellen;—il nous apporte un bouchon pour nos bouches!»
—«Il veut dire, dit Bigeois, que, de l'autre côté, ils bouffent des bouchons en guise de rata!»
—«Il veut dire, dit Fiquet, que nous leur reprendrons ce qu'ils nous ont pris. Nous leur reprendrons le terrain; mais un pauvre chat reprend ce qu'il peut: chez les Boches où ça pue, il a reconnu à l'odeur ce bouchon français d'une bouteille française de vin français, volée dans une cave française, et il nous le rapporte pour nous dire: reprenez le reste!»
—«Vive Ratu le chapardeur! le poilu des poilus!»
C'est alors que vinrent les cajoleries, et Ratu, bon prince, n'en voulut pas à ses amis d'avoir été si longs à le comprendre. Mais c'était un chat bien trop intelligent pour s'en tenir aux bouchons: Fiquet lui fit flairer une pomme de terre, en le caressant. Il la lui fit tenir dans sa gueule, toujours en lui faisant force amabilités, car Ratu était sensible aux intonations mignardes. On s'amusa à lui faire chercher et rapporter des pommes de terre, à peine enfouies, qu'il dénichait, d'abord dans la tranchée même, puis un peu plus loin. Bref, Ratu comprit vite que les légumes valaient mieux, pour nourrir hommes et chats, que des bouchons, même de Champagne. Bientôt, il rapporta, de lui-même, de belles «patates», parfois des carottes ou des navets, qu'il trouvait on ne savait où, dans les anciens champs de culture abandonnés sous les balles. A chacun de ses retours de promenade mystérieuse, il déposait triomphalement aux pieds de Fiquet, son butin, glorieusement conquis sous la mitraille et les fils de fer barbelés.
Mais un jour, jour terrible, le cuistot de la 11 e vint faire une scène affreuse à la 2 e escouade: il avait vu Ratu lui dérober une carotte!
—«V'là qu'il tire des carottes comme un homme, s'écria Bigeois, plus fier qu'indigné.—Quel carottier que notre Ratu!»
La 2 e escouade, en la personne de son caporal, rendit solennellement une carotte à la 11 e, pour que les choses se passassent honnêtement, et pour faire taire les récriminations du cuisinier. Mais ce cuisinier était rancunier, et se retira en grommelant à l'adresse de Ratu des phrases vindicatives, où il était question d'un certain chat voleur de légumes, qui pourrait bien un jour, par représaille, cuire avec les carottes qui l'intéressaient trop. Gibelotte, petits oignons, lécher les doigts, casquette de fourrure, tels furent les mots effrayants que Ratu feignit de ne pas comprendre.
Bien pis: la cuisine roulante préparant les repas pour la section, faisait partie de la 1 re escouade, pas très éloignée de la 2 e, et le cuisinier gardait toujours de fins morceaux pour son petit camarade à quatre pattes. Ce n'était pas un monstre sans cœur comme son collègue de la 11 e. De temps en temps, principalement aux heures des repas, on entendait dans le lointain un refrain saugrenu que Ratu connaissait bien:
—«La mont'ras-tu
La côte, Ratu?
Ta ra ta ta
T'auras du rata!»
Et un peu après venait le second couplet:
—«L'auras-tu,
Ratu
Ton rata?
Ratu,
Que fais-tu?
Ratu,
Que fais-tu?...»
Mais si Ratu faisait encore la sourde oreille, l'appel se terminait ainsi:
—«Et Ratu
Rata
Son rata!»
D'habitude, dès les premières paroles, Ratu galopait vers la cuisine de la section, mais depuis le drame de la carotte, on entendait souvent la voix perçante du méchant cuisinier de la 11 e, ajoutant à la chanson une strophe bien inquiétante:
—«Turlututu!
Plus de Ratu!
Qui qu'a vu Ratu?
Plus de Ratu,
Car de Ratu
J'ai fait du rata!»
Comment faire comprendre au pauvre chat que les patates boches étaient de bonne prise, qu'il était permis de ramasser les légumes dans les champs, mais point dans les tranchées françaises?
—«Vois-tu que ce cuistot de malheur nous chipe notre Ratu!»
—«Gare au cuistot, en ce cas!»
—«Il ne faut tout de même pas nous battre entre nous, à deux pas de l'ennemi.»
—«Nous n'en sommes plus à deux pas, puisqu'on est maintenant en troisième ligne.»
—«Ça n'en serait pas plus joli de nous battre entre Français. Il faut trouver un moyen de protéger Ratu, même quand il s'éloigne de nous.»
A ce moment, Ratu, qu'on n'avait pas vu partir, revint en dégringolant le clayonnage. Ce qu'il tenait dans sa gueule, était-ce une pomme de terre? cela semblait bien lourd!
—«Quand je vous le dis, s'écria Le Kerkellen, qu'il comprend tout!—C'est une fusée d'obus en aluminium qu'il nous rapporte! il a vu que nous les ramassions pour en faire des bagues, et...»
—«Et, reprit Bigeois, il a pris celle-ci pour une pomme de terre.»
—«Pensez-vous, caporal, que Ratu prenne un obus pour une pomme de terre?»
—«Alors quoi? dit Roblin,—il veut une bague?»
—«Presque!—Il veut qu'on lui fasse une plaque d'identité en aluminium, pour que la 11 e escouade et les autres voient bien, s'ils l'attrapent, qu'il est à nous, et ne puissent pas dire que c'est un chat perdu, un chat sans famille et sans défenseurs!»
Vous devinez avec quel amour fut fondu l'aluminium, avec quel soin fut gravée cette inscription, sur les deux côtés de la plaque:
RATU LES COPAINS
CHAT DE GUERRE SONT PRIÉS
1 er POILU A LA 2 e ESCOUADE DE NOUS RAPPORTER RATU,
3 e SECTION, 3 e COMPAGNIE S'IL SE PERD.
168 e D'INFANTERIE NOUS RÉPONDONS
SECTEUR 48. POUR RATU.
On lui fit le plus ravissant collier rouge, de drap, de cuir et de ficelle artistement tressés; ce rouge, l'éclat de l'aluminium bien poli, donnaient beaucoup de piquant à la physionomie déjà si spirituelle de notre petit héros. Sans doute crut-il que sa parure l'autorisait à tout? il dut continuer à rôder autour du cuistot de la 11 e, car la rumeur courut que des pièges raffinés avaient été dressés... Mais Ratu sut les flairer, ne pas s'y laisser prendre, et y laisser tomber, en s'accroupissant au-dessus, l'expression suprême de son mépris. Le cuistot en eut la jaunisse, dut être évacué et mis au repos pendant un mois.
Je ne vous parle point des combats homériques que Ratu livra aux audacieux, cyniques et pullulants rats des tranchées: son nom l'obligeait à en exterminer des quantités, et Ratu faisait consciencieusement son métier, en honnête chat français. Il ne cachait point son orgueil légitime, quand il voyait étalées à ses pieds ses victimes de la nuit. Il avait alors tout à fait l'air de la panthère noire du Jardin des Plantes, réduite à une taille plus commode pour voyager dans une musette. En multipliant les hécatombes, Ratu rendait à ses amis le plus grand des services, et l'on ne se privait pas de le remercier, par des gourmandises et des félicitations, qu'il acceptait avec ravissement.
Une nuit, l'escouade de Ratu, en cantonnement d'alerte, était installée dans une ferme démolie. La 2 e avait la garde du drapeau, qu'on avait installé sur deux faisceaux, sous un hangar. Fiquet et ses camarades dormaient sur le sol, embossés dans leurs couvertures ou leurs sacs de couchage, en attendant leur tour de faction. Le feu de branchages flambait si bien que Ratu sortit de la musette de Fiquet, et vint s'installer auprès, regardant fixement monter la flamme et voltiger les étincelles... A quoi pensait Ratu, en regardant le feu de bivouac? Jamais personne ne le dira, mais Fiquet s'était éveillé: il avait vu la silhouette noire de son ami se détacher comme une ombre chinoise sur la clarté du foyer... Le demi-sommeil embrouilla les choses grises, Fiquet crut se voir en sentinelle, à la porte du hangar... Que gardait-il? Le drapeau, le foyer, un chat?...
Et dans son rêve, des voix étranges prirent la parole:
Le feu
Je suis le feu qui danse et qui répand la joie.
Aux temps d'avant l'Histoire, en l'ombre des forêts,
Déjà les hommes vénéraient
L'alerte flamme qui rougeoie
Et rôtit le repas longuement espéré.
Cet âtre des aïeux, foyer rudimentaire
Fait de trois pierres sur la terre,
Déjà pour eux était sacré.
Le chat.
Jadis comme aujourd'hui, l'ami de la chaumière
Fut toujours moi, le chat, dont le calme ronron
Se marie en sourdine aux chansons coutumières
De l'eau qui bout dans le chaudron.
Que les traditions sont pour moi vénérables!
La pierre du foyer est tout mon horizon;
Un culte habite seul mon cœur impénétrable:
L'amour fervent de la Maison.
Le drapeau.
Au-dessus des hameaux, en le calme du soir,
De modestes fumées
Qui semblent s'évader d'agrestes encensoirs,
Emportent, résumées,
Les intimes vertus des honnêtes logis...
Que de forces morales,
Efforts quotidiens d'humbles cœurs élargis,
Montent dans ces spirales
Vers l'arc-en-ciel sacré fait de nos trois couleurs!
Vous êtes rassemblées,
Ames de mon pays, franches comme des fleurs,
Dans ma vaste envolée!
En l'essor radieux des plis rouges, blancs, bleus,
Souriants et sévères,
Le patrimoine ancien des devoirs scrupuleux
Persiste et persévère.
Le passé merveilleux dont vous êtes issus
Palpite dans mon aile,
O mes fils!—Défendez le glorieux tissu
De la France éternelle!
Le soldat.
Drapeau, cher drapeau, puisqu'en toi
Tout ce que j'aime vit et bouge,
Je te donne mon beau sang rouge
Comme les tuiles de mon toit.
Je te donne mon âme blanche
Comme la neige aux champs frileux.
Je te donne mon rêve bleu
Comme le ciel d'un beau dimanche.
Je me consacre et j'obéis
A l'orgueil d'être un point infime
De ta trame ardente et sublime,
Drapeau vivant de mon pays!
IV. Ratu, agent de liaison, rapporte du chocolat.
T out de même, ce n'est pas naturel de ne pas recevoir notre chocolat,» dit Le Kerkellen.
—«D'habitude, on le touche par section, et c'est la 1 re escouade qui se charge de nous faire parvenir notre part,» répondit Fiquet.
—«Oui, continua le caporal Bigeois, mais maintenant que nous voilà dans cette tranchée-abri, creusée dans le sol et isolée de tout, on nous oublie, et la 1 re escouade s'approprie notre chocolat.»
—«Si quelqu'un allait le réclamer?»
—«Ce serait dangereux. Il y a loin d'ici à la tranchée de la 1 re escouade, et c'est un chemin en terrain découvert. Les cuistots nous laissent bien vivre sur nos boîtes de conserves. Ils viennent de temps en temps nous apporter une pièce de viande, mais on voit que le trajet n'est pas sûr, à la rareté de leurs visites.»
—«C'est justement quand on ne voit guère les cuistots qu'on aurait besoin de chocolat.»
—«Mais, dit Fiquet, Ratu sait bien aller voir son ami le cuistot de la 1 re escouade. Ratu ne se contente pas de nos conserves, lui, et va tous les matins faire son tour du côté des fourneaux roulants. Il pourrait porter un mot d'écrit.»
—«Veux-tu être notre chat de liaison, Ratu?» demanda le caporal.
Ratu répondit par un petit miaulement bref qui, assurément, était un consentement.—Donc, sur une feuille arrachée à son calepin, le caporal écrivit:
«Par les cuistots ou par Ratu, envoyez S. V. P. tout ce que vous avez de chocolat disponible, aux poilus de la 2 e escouade. Signé: Caporal Bigeois.»
Et le lendemain, à l'heure où Ratu avait coutume d'aller faire sa cour intéressée à son ami le bon cuisinier, on attacha le petit billet, avec une épingle double, dans la musette de Fiquet, et cette musette fut fixée autour du corps de Ratu, avec tout ce qu'on put trouver de bouts de ficelle, rattachés ensemble. Dans l'esprit de Bigeois, la musette devait lui revenir remplie de chocolat, par retour du courrier.
Ratu fit un peu la grimace en se sentant déguisé en saucisson; mais Fiquet le caressa tant, tout le monde lui fit tant de grâces persuasives, on lui dit tant de: «Petit Ratu» par-ci, de «mon beau Mimi chéri» par-là, en lui grattant la tête, le menton, la nuque, qu'il comprit fort bien, quand on le déposa sur ses quatre petites pattes au seuil de la sape, au bord du boyau de tranchée, en tournant son museau vers l'abri de la 2 e escouade, il comprit que c'était là qu'il devait aller, comme à l'ordinaire, mais, par un caprice humain inexplicable, portant sur son dos cette musette qui d'habitude était au contraire son moyen de transport et son hamac de route. Résigné, Ratu lança un coup d'œil un peu dédaigneux vers ses amis, comme pour dire:—«Que c'est bête, les hommes!—Enfin, si ça les amuse de me voir courir en pyjama, je peux bien faire ça pour eux!»—Et puis il se mit à trotter comme un lapin...
Les heures se passaient: point de cuistots, point de Ratu, point de chocolat. Comme il pleuvait, on attendait les événements, en fumant stoïquement les pipes, dans la tranchée-abri.
Soudain, on entendit un petit miaulement: c'était Ratu! On le vit bondir par l'appel d'air, un peu mouillé, mais alerte et les yeux brillants.
—«Ah! les cochons! s'écria Bigeois, ils n'envoient pas de chocolat, et ils ont gardé la musette!»
—«Attendez, caporal, dit Roblin, Ratu a la ficelle attachée à son collier, et ce qui est au bout est encore dehors. Ce doit être la musette et le chocolat. Cela a dû se détacher en route. Tirons sur la ficelle et le chocolat viendra.»
Ainsi fut fait. Effectivement, quelque chose de lourd était assez malaisé à attirer par la prise d'air:—«Faut croire qu'il y a beaucoup de chocolat!» disait Le Kerkellen en se léchant les lèvres.
Ce fut un pied qui apparut dans l'ouverture: un énorme pied militaire, chaussé d'un effrayant brodequin hérissé de clous.
—«Quel drôle de chocolat!»
—«Quelle idée de l'avoir mis dans une chaussure!»
—«C'est pour qu'il ne soit pas mouillé!»
Mais après le pied venait une jambe, interminable, entortillée de bandes molletières, et puis on ne sait quoi de bouffant, de déchiré, d'incolore, de sale, de haillonneux!... Et après ce pied, cette jambe, ce paquet de chiffons, on vit descendre un autre pied, une autre jambe, un autre paquet de chiffons...
—«C'est un poilu qu'ils nous envoient!»
—«C'en est un de la 1 re escouade, qui vient lui-même, par politesse, nous apporter le chocolat!»
—«Et il s'est attaché à Ratu pour être sur de ne pas perdre son guide! Il doit avoir la musette et le chocolat!»
Patatras! D'un seul coup, en démolissant les bords de la prise d'air, un corps gigantesque tomba dans le souterrain, parmi les mottes de terre et les touffes de gazon!
Mais quand le visiteur inattendu montra son visage, tout le monde poussa un cri de colère:
—«Un nègre!»
—«C'est ça, le chocolat qu'ils nous envoient?»
—«Ils se fichent de nous! On ne va pas bouffer du nègre, puisqu'ils sont soldats comme nous!»
—«Qu'est-ce que tu viens faire ici, eh! chocolat?»
Le nègre roulait de gros yeux effarés; il semblait craindre quelques horions:
—«C'est li!»—dit-il en montrant Ratu, qui, assis sur son derrière, le considérait avec son air le plus sérieux.
—«Quoi lui?»
—«Li, griot! Li sorcier! Li tiré ficelle pour mener Fafandou.»
—«Quoi, Fafandou?»
—«Niodagal-Imobé-Fafandou-Khorompoli-Djarab...»
—«Qu'est-ce que c'est que tout ça?»
—«Ça, c'est ça!»—répondit modestement le nègre en se désignant lui-même.
—«Oh! flûte! c'est trop long, si c'est ton nom. Tu viens comme chocolat, tu t'appelleras Chocolat, comme tous les nègres.»
—«Colala?»
—«Oui, Colala, si tu veux! Va pour Colala. C'est court et c'est doux!»
—«Pauvre Colala!»
—«D'où que tu viens?»
—«Guet-n'dar.»
—«C'est ton patelin? Où que tu prends ça? C'est du côté d'Alger?»
—«Sinigal.»
—«C'est chez les Turcs?»—demanda Bigeois qui n'était pas très fort en géographie. Mais Colala répétait obstinément: «Sinigal! Sinigal!» avec mélancolie et entêtement, comme quelqu'un qui donne en un mot toute son histoire, tout son savoir, et toute sa raison d'être.
—«C'est égal! dit Bigeois, ils ont du toupet, à la 1 re escouade, de se débarrasser sur nous de leur nègre!»
—«C'est sûrement un tirailleur Sénégalais qui s'est égaré, et qui erre de ligne en ligne, à la recherche de son détachement d'indigènes!»
—«Bah! le pauvre bonhomme! Gardons-le, puisque personne n'en veut. C'est un protégé de Ratu. C'est un noir comme lui, c'est pour cela qu'il nous l'a amené.»
Et Le Kerkellen prenant le chat dans ses bras, en approcha le petit museau de la figure du Sénégalais, qui, terrifié, n'osait bouger, pendant que Ratu lui flairait le bout du nez, avec circonspection, et un air un peu dégoûté.
—«N'aie donc pas peur, grand sauvage! Mimi ne te mangera pas! C'est un négro comme toi!»
—«Li sorcier! Li connaître chemins! Poilus là-bas pas bons; pas vouloir Colala. Ici, bons poilus, bien vouloir Colala!—Pauvre Colala! pas mangé beaucoup!»
—«C'est ça! Ratu nous amène du monde à dîner quand on l'envoie chercher de quoi bouffer!—Ça doit avoir toujours faim, un grand corps comme ça, et il comptera sur notre ordinaire!—Enfin, tu auras ta part aussi, puisque Ratu t'a invité!»
—«Li, chef?» demanda Colala avec respect.
—«Je te crois! C'est le général!»
Précipitamment, le grand diable noir épouvanté, se mit debout, fit le salut militaire au petit diablotin noir assis par terre, qui ne le lui rendit pas, et l'escouade éclata de rire. Alors le bon Colala se mit à rire aussi, de toutes ses dents blanches, soit qu'il eût compris qu'on se moquait de lui, soit qu'il fût content de voir qu'on l'accueillait avec gaîté.
Et c'est ainsi que la 2 e escouade se passa de chocolat, mais acquit un camarade de plus.
V. Ratu fait des prisonniers.
Un jour, le caporal Bigeois, Ratu, Fiquet, Roblin, Le Kerkellen et les autres poilus de l'escouade, étaient allés faire une patrouille en avant des tranchées de première ligne.—Selon son habitude, Ratu trottinait, tantôt à côté de l'un, tantôt à côté de l'autre: il suivait de l'œil le vol des mouches, et semblait humer avec plaisir l'odeur de l'air où déjà perçait un peu de printemps. Les soldats marchaient silencieusement, scrutant du regard le moindre pli de terrain, et sondant de leurs baïonnettes les creux du sol envahis de ronces, où quelque Allemand aurait pu se mettre en embuscade.
—«Il est temps de rentrer,» dit le caporal Bigeois.
—«Où est donc Ratu?» demanda Fiquet.
Pas de Ratu! On l'appelle, sans pourtant trop élever la voix, car on est à proximité des lignes ennemies: on s'attend à le voir surgir de derrière une motte de terre, ou bondir hors d'un trou d'obus:... Rien ne bouge. Pas de Ratu.
—«Bah! s'écrie Bigeois, voulant rassurer ses hommes dont le morne silence prouve l'inquiétude,—c'est l'heure de la soupe, Ratu nous a devancés vers la tranchée; nous allons le trouver attablé à sa gamelle.»
Pas plus de Ratu dans la tranchée que par les champs. Ce jour-là, la gamelle paraît bien amère, et les parties de cartes sont sans intérêt. On tend l'oreille à chaque instant, croyant toujours entendre de loin un petit miaulement bien connu, qui veut dire: «Me voilà!»—Mais Ratu ne revient pas!
Or, je puis vous dire où est notre ami le chat de guerre, et à quelle besogne il s'emploie: mais, pour le rejoindre, il faut, bien que cela ne soit pas trop ragoûtant, aller dans un petit poste allemand.—Là, trois soldats boches: Hans, Karl et Fritz, seuls survivants de leur détachement, se cachent, depuis trois jours et trois nuits, sans oser bouger, car leurs compatriotes se sont repliés en arrière de leurs lignes, les laissant isolés, presque à la merci des Français.
Ils ont grand' faim. Leur mauvais pain s'épuise. Ils parlent tout bas, de peur qu'une patrouille française ne les entende. Bientôt ils n'ont même plus le courage de parler. Ils se tiennent mornes, farouches, attendant le pire. Rejoindre leurs camarades?—Il faudrait quitter ce trou, où, somme toute, on est à l'abri. En les voyant déguerpir, les Français les cribleraient de balles: ce serait la mort certaine. Mieux vaut rester là. D'ailleurs, à quoi bon rejoindre leur régiment, si orgueilleux au commencement de la guerre, si las aujourd'hui? Où sont les hymnes triomphales du début, les grandioses bombances dans les villages incendiés, où l'on était à la fois ivre de vin, ivre de la certitude qu'une victoire colossale et immédiate attendait les maîtres du monde?—Aujourd'hui, les maîtres du monde ont l'oreille basse. La lutte se prolonge, chaque jour la victoire est plus lointaine: tous les compagnons de la mobilisation ont été tués. On a reculé. On se cramponne au sol, mais c'est pour n'être pas chassés; on est même bien fatigué de se cramponner; on n'en a presque plus la force: mal nourris, on n'ose plus croire aux belles paroles que les chefs jettent d'un air hargneux. Ils prétendent qu'on est victorieux partout, sur tous les fronts. Alors, pourquoi sont-ils si furieux, pourquoi recule-t-on, ayant de plus en plus faim? Quand on est victorieux, la guerre est terminée; la guerre dure, c'est donc qu'on n'a pas la victoire, que les chefs mentent, que l'on ne peut plus croire à rien. Les lettres du pays ne parlent que de misère, de famine, de fusillades dans les rues. Reverra-t-on jamais la petite salle à manger où la bière et la choucroute étaient si succulentes, où il était si doux de jouer des valses sur l'harmonica, le dimanche, pendant que la femme et les enfants écoutaient émerveillés! O béatitude céleste! Délicatesses! Charcuteries!...
—«Miaou!»
—«As-tu entendu?» dit Fritz, en allemand, naturellement.
—«C'est un chat qui miaule!» répond Karl.
—«Si on pouvait l'attraper, continue Hans, ça ferait un bon civet, avec de la gelée de groseille.»
—«On n'a pas de gelée de groseille!» soupire mélancoliquement Karl.
—«Mais on a le chat.»
—«On ne l'a pas non plus.»
—«Essayons de l'attraper. Je vois son nez, là-haut, entre deux feuilles de bardane.»
—«Petit ange, douce petite fleur du bon Dieu! Viens voir tes amis bien gentils!» chantonne Hans doucement, de sa voix la plus câline et la plus engageante, en tendant son reste de pain moisi vers Ratu.
Ratu saute dans le petit poste. Pour le laisser s'approcher, les soldats s'écartent du pain posé sur le sol.
Ratu sent le pain. Cette odeur lui semble abominable, presque inconvenante. Il se met à gratter autour du pain, et le cache pudiquement.
—«Qu'est-ce qu'il croit donc que tu lui offres!» demande Fritz.
—«C'est pourtant du pain KK!» répond Hans, étonné.
—«Il est bien difficile!—Nous en mangeons, nous!»
—«C'est qu'il est mieux nourri que nous, remarque Karl. Regardez comme il est râblé!»
—«Il va faire un bon civet, même sans gelée de groseille!» dit Hans, empoignant en guise de matraque un énorme piquet à fil de fer barbelé.
—«Pas si vite! s'écrie Karl. Ne vois-tu pas qu'il a un collier, et une plaque d'identité?»
—«Eh bien! Il n'en sera pas moins tendre.»
—«Es-tu sot, pour un Poméranien!—Si on le mange, ça nous fera un seul bien petit repas de demoiselle, pour trois affamés que nous sommes: juste de quoi nous réveiller l'appétit; et nous aurons encore plus faim après ce suave morceau délicat, cette friandise!—Tandis qu'en ne le mangeant pas...»
—«Ne pas manger ce chat!» s'écrièrent Hans et Fritz avec indignation.
—«Vous ne voyez donc pas, continua Karl, que c'est un chat habitué au monde: son collier, sa médaille, son aspect de prospérité le prouvent, et plus encore sa familiarité. Voyez comme il s'est assis devant nous, comme il nous regarde sévèrement, sans avoir peur de nous: il connaît les soldats.»
—«Eh bien? Nous le connaîtrons aussi, quand nous l'aurons mangé!» reprit Hans en éclatant d'un gros rire d'ogre.
Karl haussa les épaules et fit comme s'il n'avait pas entendu:—«Laissez-moi l'amadouer, et regarder ce qui est écrit sur sa médaille. Pour être si bien nourri dans cet endroit où il n'y a plus de civils, c'est qu'il est adopté par des soldats. S'il l'était par des Allemands, il serait déjà mangé. Il est donc avec les Français, qui ont tant de nourriture qu'ils en donnent aux chats. Voyez comme celui-là est gras, et de poil luisant. Ne voudriez-vous pas être comme lui?—Eh bien, nous n'avons qu'à nous rendre, et tous les jours, jusqu'à la fin de la guerre, nous aurons de la bonne soupe, de la bonne viande, des bons choux français. Est-ce que cela ne vaut pas mieux qu'une seule pauvre petite gibelotte de poupée, pour trois Poméraniens?»
—«Voilà une idée splendide, Karl!» s'écrièrent Hans et Fritz en extase.
—«Seulement, on serait prisonniers!» ajouta Hans.
—«Prisonniers gros et rouges, à l'abri du 75, ce n'est pas être prisonniers!» répondit Karl.
—«C'est être heureux comme dans le ciel!» gazouilla Fritz.
—«Et puis nous serions sûrs de revoir un jour les buffets de nos salles à manger!»
—«Mais comment nous rendre? Vois-tu qu'on se trompe de côté, et qu'on retombe entre les pattes de Herr lieutenant Otto von Schlassenkornenflüth, qui nous brûlera la cervelle pour n'avoir pas rejoint plus tôt!... Il nous faudrait un guide pour trouver les Français!»
—«Le voilà!» dit Karl.
Il s'était approché de Ratu, qui, méfiant, trouvant bien osées les énormes mains qui prétendaient le toucher, avait sorti ses griffes et levé sa patte, regardant droit dans les yeux Karl interloqué.
Karl, pour ne pas mettre en fuite le chat, et tout son espoir avec lui, se contenta de lire la plaque d'aluminium:—«2 e escouade, secteur 48» s'écria-t-il,—c'est écrit en français!—Puisqu'il est venu jusqu'ici, il saura bien retrouver ses patrons. Nous le suivrons quand il sortira, d'assez près pour ne pas le perdre, d'assez loin pour ne pas le gêner, et en nous dissimulant le plus possible!»
Ratu en avait assez, d'entendre parler allemand. Il s'était levé, flairait un peu partout, d'un air dégoûté. Les trois soldats se laissaient renifler sans oser bouger, puisque Ratu était le secours providentiel qui pouvait les sauver à jamais. Évidemment, ils risquaient de recevoir en route des balles françaises ou allemandes, mais ce n'était qu'un petit moment à passer, qui serait suivi d'innombrables gamelles débordantes de graisse, dégustées en sécurité!!!
Ratu terminait son inspection. Il regarda vers le chemin qu'il avait pris pour descendre dans le petit poste,—et d'un bond, fut dehors...
Fiquet, Bigeois, Roblin et les autres soldats étaient bien tristes, sans leur petit compagnon, dont l'intelligence et les gambades faisaient la joie de la tranchée. Comme il leur manquait!
—«Te rappelles-tu, Roblin, qu'il prédisait le temps sans jamais se tromper? Quand il passait sa patte derrière son oreille en se débarbouillant, on était sûr d'avoir de la pluie. Où est-il, notre pauvre petit baromètre?»
—«Et comme il jouait bien à Colin-Maillard! On mettait les masques contre les gaz asphyxiants, et il savait toujours reconnaître son Fiquet, malgré sa figure de carnaval! C'était un si bon garçon de chat!»
Fiquet ne quittait plus le périscope qu'il s'était fabriqué avec des bouts de bois et des cassons de miroir. Il regardait, mais comme sœur Anne, ne voyait rien venir.
Tout à coup, il frémit:—«Qu'est-ce qui nous arrive là???»—Tout le monde regarda.—«Ça m'a bien l'air de Boches qui font «kamarades», mais devant, il y a quelque chose de noir qui trottine!...»
—«C'est lui!» dit Bigeois.
—«C'est notre Ratu! s'écria Le Kerkellen,—Je vous le disais bien qu'il était trop rusé pour se laisser prendre! Au lieu d'être pris, c'est lui qui prend!»
—«V'là qu'il fait des prisonniers, à cette heure!... Ratu a fait des prisonniers!!!»—Cela courut de tranchée à tranchée, passa par les boyaux de communication, gagna les postes d'écoute, et je crois bien que sur toute la ligne du front, de Belgique en Alsace, on sut la prouesse de Ratu.
C'était vrai. Ratu revenait vers la tranchée, sa tranchée, la queue en l'air; suivi de Fritz, Karl et Hans, désarmés, les bras éperdûment levés.—Parfois il se mettait sur le côté de ses hommes, comme un petit sergent, pour les mieux surveiller, d'un œil narquois, ou bien il s'arrêtait, afin d'avoir le plaisir de les voir défiler devant lui, puis reprenait le galop et se remettait à leur tête. Les trois Allemands ne bronchaient pas, se laissant docilement conduire par ce lutin noir, si malin qu'il leur faisait un peu peur. Ils ne pouvaient s'empêcher de penser:—«Jusqu'à leurs chats qui sont plus fins que nous!»
Je vous laisse à deviner quel accueil on fit aux prisonniers de Ratu: C'étaient des prisonniers de qualité! Des prisonniers de chat, on n'en voit pas tous les jours. Aussi les bourra-t-on de rata, et puis, bien restaurés, on les emmena à l'arrière, et on ne les revit plus. Mais ce fut le plus sérieusement du monde que le caporal Bigeois, au nom de toute l'escouade, proposa Ratu pour la croix de guerre.
—«Une croix de guerre en sucre d'orge?» répondit le capitaine.
—«Il ne l'aime pas beaucoup, mon capitaine.»
—«Écoutez, mes enfants, c'est déjà bien joli pour un chat d'avoir été proposé pour la croix. Tenez, je l'invite à déjeuner, et il aura une pâtée d'honneur, il aimera mieux ça!»
—«Ça n'empêche pas la croix, mon capitaine. Il l'a bien méritée. C'est tout de même trois Boches de moins de l'autre côté. C'est bien travaillé pour un chat.»
—«Eh bien, je lui ferai venir sa croix de l'arrière.»
Et le capitaine tint parole. La croix qui vint pour Ratu, c'était un joujou en zinc, pour écolier, mais on fut pourtant bien fier, à la 2 e escouade, de l'attacher au collier de Ratu, à côté de sa plaque d'identité.
Ratu se laissa décorer avec une charmante modestie, et parut amusé du petit tintement que faisait sa croix contre sa médaille; tintement dont il sut bientôt jouer. Ses amis se disaient: «Il est content,—il s'ennuie,—il veut sa gamelle!»—selon que le drelin din din était allegro, ritenuto, ou agitato.
Les pâtées d'honneur se succédèrent durant de longs jours, car chaque escouade tint à offrir la sienne,—si bien que Ratu, le héros du secteur, le poilu des poilus, en eût quelques glorieuses indigestions!... Ce fut l'envers de sa croix de guerre.
VI. Le concert et l'attaque.
O n était au repos, dans un petit pays à trois kilomètres des lignes. Après s'être bien lavé, après avoir raccommodé les vêtements, et écrit beaucoup de lettres, on commençait à s'ennuyer. Donc, un concert fut improvisé, dans une écurie encore un peu debout. On mit des planches sur des barriques, quelques clous assujettirent le tout, et cela fit l'estrade. Le public, parmi lequel les officiers, ne dédaignèrent pas de prendre place, s'assit sur des bottes de paille. Pour Ratu, il se mit gravement au beau milieu du bord de l'estrade, en guise de souffleur, et la représentation sembla l'amuser prodigieusement, d'après les mouvements de ses oreilles et son imperturbable attention.
Quant aux artistes, leur troupe fut recrutée parmi toutes les bonnes volontés: il se trouva un clown des cirques de Paris, qui sut, avec un vieux rideau glané je ne sais où, un peu de farine, du charbon et de la brique pilée, se faire la tête et la souquenille classiques. Il jongla avec tout ce qu'on voulut lui confier, fit l'équilibriste, et toute la ferblanterie qu'on put trouver se mit à valser sur la pointe d'une baïonnette.—Une petite revue fut jouée par deux comédiens: l'un, garçon d'accessoires à la Comédie-Française, et l'autre, électricien du théâtre Bobino: une marraine de poilu, enlevée par ordre du Kaiser, lui était amenée pour qu'il l'interrogeât sur le moral de la France. Les réponses de la marraine flottaient entre Corneille et Cambronne. Sa toilette était superbe: un panier empanaché de poireaux pour chapeau, elle étalait sur les cerceaux d'une cage à poulets, les bergers et les bergères d'une vieille toile de Jouy, jadis courte-pointe, devenue robe d'une suprême élégance.
Ensuite, des athlètes en caleçons firent de mirobolantes acrobaties, et vint le tour des chanteurs. Les uns savaient chanter, les autres ne savaient pas. Ils eurent tous énormément de succès. Les refrains étaient répétés en chœur, c'était magnifique.
Le bon Colala tint absolument à être du concert:—«Moi, savoir chansons Sinigal! Beaux chansons! Beaux tam-tams! Bamboulas jolies!»—Pour se mettre en costume national, il voulut se déshabiller. On lui fit comprendre qu'il ne pouvait pas mettre le costume complet, par respect pour les officiers. Alors il s'affubla de restes de plumeaux, se fit un jupon de mouchoirs à carreaux obligeamment prêtés par les camarades, et prenant pour tam-tam une vieille bassine, il commença une interminable chanson indigène, entrecoupée de «Kéou, toubabs!» (bonjour, blancs!) et de danses étranges, piétinements rythmés, accompagnés de cris stridents et modulés. La commère ne put se tenir de lui faire vis-à-vis, et la bamboula devenait frénétique et gagnait les spectateurs, quand, à la porte de la grange, un soldat parut, un peu pâle, et s'écria:
—«On vient de téléphoner: les Boches attaquent, les nôtres demandent du renfort!»
Tout le monde bondit au dehors: le Kaiser, le clown, les acrobates, la commère, Colala, Ratu, les officiers, le public, chacun regagnait sa cagna, prenait ses armes, son sac, et se harnachait tout en courant. Je vous assure qu'on ne perdit pas de temps; comme on était, on vola au secours des camarades: les athlètes tâchaient de remettre leurs pantalons en marchant, Colala s'efforçait de sangler son sac qui glissait sur sa peau nue, la commère oubliait qu'elle avait des poireaux sur la tête, et le bras du Kaiser avait repoussé. Quant au clown, il criait:—«Les Boches vont me prendre pour le choléra, je vais leur fiche la frousse, rien qu'avec ma figure de massacre!»
D'un saut, Ratu avait pris sa place de combat dans la musette de Fiquet. Il ouvrait de grands yeux, s'étonnant, puis s'inquiétant de ce qu'il entendait: quels bruits étranges volaient de toutes parts, quels coups sourds ou déchirants faisaient sauter son cœur? Pourquoi Fiquet ne s'arrêtait-il pas de courir? C'était désagréable d'être secoué si longtemps. Fallait-il avoir peur de ce tintamarre, ou se rassurer? Peut-être était-ce le concert qui continuait. En somme, le principal, pour Ratu, c'était d'être avec Fiquet, tout contre lui, entourés des camarades de l'escouade, dont il reconnaissait les voix:
—«Hardi, les petits gars! on va leur faire voir qu'on est des poilus, et des vrais! Haut les cœurs et vive la France!»—Cela, c'était le caporal Bigeois qui le criait.
—«Kouli, Kouli, panpan,
Timèlè, boum boum,
Vilains Kapouts, vélà Colala!
Boum boum, pan pan, zig, zig!»
Cette chanson bizarre, c'était Colala qui la chantait. Ces rires nerveux, ces fragments de la Marseillaise: «Le jour de gloire est arrivé!...» tout cela, bien sûr, c'était la suite du concert, on continuait à s'amuser. Mais pourtant, ce qui exaspérait sa curiosité de chat, c'étaient les autres bruits terribles, sifflements, miaulements, roulements de tonnerre, que Ratu n'avait jamais entendus si proches de lui. Quelles nuées d'oiseaux horribles, quelles bêtes innombrables et féroces, quel orage pouvaient faire un tel abominable vacarme ininterrompu?
La curiosité est plus forte que la prudence: Ratu glisse son nez entre les deux boutons de la musette: ce qu'il voit est extraordinaire: toutes les capotes des camarades galopent, emportées par un élan vertigineux, les bidons, les quarts, les fourreaux de baïonnettes, les musettes, tout danse sur le bleu des capotes, et là-dessus volent des reflets inconnus, des éclairs rouges, des clartés jaunes, des nuages de fumée grise, ou rousse, ou noire...
Oh! Mais, qu'est-ce qui se passe? Un fracas effroyable a éclaté, si près de Ratu, qu'il a bondi hors de la musette, arrachant les boutons et se cramponnant aux vêtements de Fiquet, lui grimpant le long du dos: Ratu ne se sent plus en sûreté dans son abri de toile, mieux vaut être le plus près possible du petit maître, qui saura bien défendre son Ratu, en cas de danger. Et voilà Ratu sur le sac de Fiquet, solidement agriffé, à l'étoffe? au cuir? à la chair? Ratu ni Fiquet n'en savent rien: Ratu se sent bien planté, et la joue et l'oreille de Fiquet le rassurent beaucoup. Il ne peut s'empêcher de le témoigner, en poussant tendrement son petit museau contre cette joue et cette oreille, et, vraiment oui,... en commençant un timide ronron!—Mais, badaboûm, zî-î-îm, que peut être un pauvre ronron dans la bataille! Les bruits sont tels que Ratu ne sait plus de quel côté écouter; ses oreilles tournent éperdument dans toutes les directions, comme des girouettes affolées: partout ce sont chouettes qui hululent, serpents qui sifflent, foudres qui tombent, Ratu écarquille ses yeux pour voir les êtres monstrueux qui hurlent des cris si affreux, il ne ronronne plus, il est à moitié aplati entre le sac et le casque, dilatant les disques de ses yeux d'or, et ses oreilles tantôt couchées d'épouvante, tantôt tendues vers une détonation, toute proche.—Rrrra-boum!—Cette fois, c'est atroce! c'est trop près! c'est en lui! Ratu ne sait plus ce qu'il fait, désarçonné par la commotion, il a sauté, ou est tombé du sac, puis effaré de se trouver au milieu des jambes qui courent, de ne plus voir que des bandes molletières, et des gros souliers qui vont l'écraser, il veut fuir ces pieds menaçants, quoique amis, qui ne s'occupent plus de lui; il tourne en rond autour de Fiquet: partout des pieds, des jambes qui courent, alors ce n'est pas la peine de se sauver, mieux vaut rester avec Fiquet, et d'un bond Ratu est remonté sur son sac, les ongles dans les épaules de Fiquet, qui ne s'aperçoit de rien. Ratu voit que la joue de son ami est un peu pâle, il s'aperçoit que son odeur a changé, il sent la fièvre. Ratu n'ose plus le caresser du bout de son nez. Ratu est intimidé, car il entend un râle dans la gorge de Fiquet, ce sont des paroles, comme étranglées, les paroles de tout à l'heure, que Fiquet n'a cessé de murmurer:—«Le jour de gloire est arrivé!...»—Ratu devient plus calme, puisque Fiquet chante. Les oreilles de Ratu, peu à peu, renoncent à tourner, à écouter d'où viennent les bruits: il y en a trop; il en vient de partout. Et puis, Fiquet, quoique pâle, quoique les dents serrées, quoique sentant la fièvre, Fiquet est bien d'aplomb. Ratu est bercé d'un trot régulier qui le réconforte, il se sent en sécurité comme un cavalier confiant en sa monture.—Les explosions par trop rapprochées lui font bien encore un peu tendre l'oreille, tourner la tête, mais quand il y en a deux en même temps, l'une à droite et l'autre à gauche, Ratu ne cherche plus comme tout à l'heure, à voir partout à la fois, il ne bouge plus, et regarde devant lui, sans broncher, la fumée qui s'accumule...
Hélas! c'est quand Ratu est brave, et quand Fiquet est bien près de devenir un héros, c'est quand l'attaque est repoussée, quand les nôtres vont dépasser la tranchée allemande, hors de laquelle les survivants s'enfuient éperdus, c'est au moment admirable où l'on ne voit plus devant soi que les dos gris des ennemis détalant comme des lièvres, c'est à ce moment splendide dont on se souvient pendant toute la vie, si l'on continue à vivre, et pour lequel on est fier de mourir, si l'on en meurt,—c'est à ce moment suprême que tout à coup, Fiquet et Ratu ne savent plus rien: une marmite a éclaté, là, contre eux; il n'y a plus de Fiquet, plus de Ratu. C'est un fil tranché brusquement. Fiquet ne sait plus rien, ne voit plus rien, n'entend plus rien. Plus de Fiquet. Quant à Ratu, il bondit au hasard, sans plus de raisonnement qu'un jouet remonté. Il voit passer quelque chose qui court, pour être emporté par cette chose qui court, il s'y cramponne sans comprendre à qui il s'attache, et soudain se trouve juché sur le sac de Colala, regardant de tous ses yeux de diable, dans la seconde tranchée allemande, un groupe de Boches qui se rendent, épouvantés, blessés, exténués, sans savoir à quoi ils se rendent, tellement est extraordinaire et effrayante cette apparition d'un sauvage à moitié nu, coiffé de plumes, couteau aux dents, et riant d'un rire fou, tandis qu'au-dessus de sa tête apparaît l'autre tête encore plus noire, encore plus sauvage, d'on ne sait quel être démoniaque et hérissé, dont les yeux de hibou lancent des éclairs...
Pour la seconde fois, Ratu fait des prisonniers, mais cette fois, c'est avec l'aide de Colala.
VII. Ratu retrouve Fiquet.
A près avoir refoulé les Allemands bien au delà des lignes dont ils étaient partis, après avoir nettoyé et retourné leurs tranchées, on s'y installa sommairement, et l'on se compta. Beaucoup manquaient à l'appel. Fiquet avait disparu. Le caporal Bigeois dit à Colala:—«Qu'est-ce que tu as là, sur le dos?»—Cette loque noirâtre, ratatinée sur le sac, c'était Ratu, comme diminué de volume; Ratu était resté accroché à Colala, qui l'avait rapporté sans s'en apercevoir. Le pauvre chat avait les yeux à demi fermés, sa langue pendait un peu. On le crut mort. On le détacha du sac avec précaution. On lui lava le museau. Il n'était qu'évanoui. C'était un petit coup de sang comme en ont souvent les chats noirs, à la suite de trop fortes émotions.
—«Li pas mouri?» demanda Colala avec angoisse.
—«Tu l'aimes donc, à présent?»
—«Ratu ami Colala. Ratu monté sur Colala pour faire prisonniers. Colala pas kapout! Ratu fétiche, porté bonheur à Colala!»
Peu à peu, Ratu revenait à lui; il tourna languissamment la tête, lécha son museau qu'on avait mouillé, ouvrit tout grands les yeux, et miaula faiblement. Puis il renifla l'air autour de lui, et se mit à crier:—«Marraine! marraine!»
—«Ça n'est plus la mère Soupe qu'il appelle, dit Bigeois. C'est son cri pour dire: «Où es-tu? viens vite!» C'est Fiquet qu'il réclame, et le pauvre gosse a disparu!»
—«Marraine! marraine!» criait toujours désespérément Ratu.
Il se leva du coin où il était couché, se mit à sentir attentivement les bandes molletières de Colala, puis à flairer le sol tout autour de lui, comme cherchant une piste, s'éloignant peu à peu du groupe de ses amis.
—«Où va-t-il? demanda Bigeois.—Viens donc, mon Ratu! viens donc! marraine! marraine!»
—«Li laisser faire, cap'ral, dit Colala. Li griot, li savoir faire. Li sentir nègre, li chercher place où sauté sur Colala, place où perdu Fiquet, li pas bête.»
—«C'est vrai, approuva Bigeois. Ce que fait un chien de chasse n'est pas impossible pour Ratu, bien plus malin qu'un chien. Laissons-le faire.»
Ratu explorait le sol ravagé. Il retournait vers les tranchées d'où les Français s'étaient élancés. Souvent il s'arrêtait, respirant longuement une touffe d'herbe brûlée, ou le trou creusé par une explosion,—puis trottait vite pendant quelques instants, et s'arrêtait encore, hésitant... Parfois il humait longuement une place très dévastée, tâchant visiblement de démêler l'écheveau embrouillé des pistes laissées par les combattants.—On se gardait bien de le troubler. On l'observait de loin, silencieusement.
Soudain Ratu devint immobile, et se mit à miauler Marraine vers ses amis, non plus avec désespoir, mais sur un ton triomphal;—puis il repartit rapidement, toujours flairant, mais trottant sans hésitation, s'éloignant toujours vers l'arrière.
—«Il a découvert la piste de Fiquet, c'est cela qu'il nous crie!... Vous verrez qu'il le retrouvera!» dit Bigeois.
Ratu ne bouge plus. Un entonnoir creusé par une grosse marmite a bouleversé tout le sol. Le terrain a sauté en gerbe, puis est retombé par masses énormes. Ratu, flairant le sol, se met à faire un cercle autour de l'entonnoir. Il retrouve l'endroit où il s'est arrêté tout à l'heure, où il a perdu la piste de Fiquet. Cette piste ne va pas plus loin, elle se perd là, dans le sol bouleversé.
Soigneusement, Ratu hume chaque amas de terre. Tout à coup il s'arrête, et se met à creuser précipitamment. La terre vole sous ses griffes et l'entoure d'un jaillissement brunâtre. Il creuse, il fouille, il disparaît dans le trou qu'il fait; il s'interrompt pour flairer encore, puis reprend sa besogne avec une hâte fébrile, désespérée... Sous sa patte, il voit enfin sortir de terre, comme une petite touffe d'herbe couleur de sable, il la respire: c'est Fiquet! C'est son Fiquet! Cette touffe d'herbe, c'est une mèche des cheveux blonds du pauvre enfant, enterré sous une montagne de terre. Alors Ratu rentre ses griffes, et c'est en faisant patte de velours, qu'il continue à fouir bien doucement, pour ne pas blesser le visage pâle qui émerge peu à peu du sol brun. Ratu respire les narines de son petit camarade: il ne sent pas la mort.—Dévotement, tendrement, de sa langue râpeuse, Ratu lèche la figure de Fiquet, souillée de terre; il le débarbouille de son mieux, et enfin, se met à hurler de toutes ses forces, vers les quatre coins de l'horizon:
—«Marraine! marraine! marraine!»
Il voit passer tout là-bas des capotes bleues. Il part comme un trait. Il se frotte aux jambes des brancardiers, d'un air suppliant, en faisant ronron, en les poussant avec son petit front.
—«C'est Ratu!» dit un des soldats.
—«Qu'est-ce qu'il nous veut?.»
—«On dirait qu'il nous fait signe de le suivre!»
En effet, Ratu s'est remis à trottiner vers l'entonnoir où gît Fiquet. Il s'arrête de temps en temps, regarde les brancardiers, et se remet à marcher.
—«Sûrement, il nous conduit vers un bonhomme de son escouade, qui a besoin de nous.»
—«Suivons-le; ce n'est pas une bête que ce chat-là. Il sait bien ce qu'il veut dire.»
Les brancardiers achevèrent donc ce qu'avait commencé Ratu. Au poste de secours, patiemment, longuement, par la respiration artificielle, on regonfla, on ranima les poumons trop longtemps comprimés du petit Fiquet. Il revint à lui, et vit Ratu qui lui léchait la main, assis à côté de son brancard, mais cette main était inerte, insensible, morte. Fiquet avait le bras droit si massacré par une balle, qu'on l'évacua à l'arrière. Ratu, durant tout le voyage en chemin de fer, ne quitta pas sa place coutumière, dans la musette de son ami.
Aux arrêts, les dames qui distribuaient aux blessés du café chaud et des gâteaux, s'étonnaient quand Ratu mettait le nez hors de sa cachette. Fiquet n'avait pas la force de raconter leur histoire. Il disait seulement: «Il m'a sauvé la vie,» en caressant la petite tête de son chat. Les dames allaient chercher du lait pour Ratu, qui eut ainsi beaucoup de succès dans les gares.
Il avait laissé sa renommée grandissante à la ligne de feu. Ratu, chat de guerre, était devenu célèbre, et tout le monde faisait honte au cuisinier de la 11 e escouade, qui avait voulu le mettre en gibelotte.—En gibelotte! un chat sanitaire, ayant sauvé la vie à son poilu! Un chat décoré de la croix de guerre, ayant fait, à lui seul, trois prisonniers boches, et en ayant ramené quinze, un jour qu'il était à cheval sur un Sénégalais! Ce chat sublime, en gibelotte!!!...
VIII. Ratu à l'ambulance.
Enfin, Fiquet était parvenu à la ville où sa blessure devait être soignée. Le Major avait fait les gros yeux en voyant Ratu, mais Ratu s'était mis à ronronner, à se frotter à ses jambes en faisant une petite mine si drôle, si futée, que le Major n'avait pas pu lui résister. Les dames de la Croix-Rouge avaient été touchées de ses aventures, et même les infirmiers le trouvèrent charmant, dès qu'ils eurent apprécié sa politesse et sa propreté.
Quand il fallut sonder la plaie de Fiquet, et en extraire la balle, on voulut éloigner Ratu: il poussa de tels cris de désespoir qu'il fallut le ramener, car Fiquet s'agitait et sa température montait:—«Il sera bien sage, Monsieur le Major, je vous le promets. Laissez-le se mettre où il voudra, vous verrez qu'il n'en bougera plus.»
Ratu s'installa donc sur la planchette à médicaments, au-dessus de la tête de Fiquet, sans renverser aucune fiole, et surveilla l'opération, semblable à un sphinx de marbre noir, divinité protectrice des interventions chirurgicales. Ce fut à peine s'il répondit, sans bouger, par un faible miaulement plaintif, au gémissement que ne put retenir Fiquet, au moment le plus pénible. Mais quand la balle fut extraite, et que l'infirmière la déposa, bien lavée, sur la couverture, Ratu d'un seul bond sauta par-dessus Fiquet, fit rouler la balle par terre, et se mit à la poursuivre dans tous les coins, comme ivre de joie. Fiquet, revenu à lui, n'eut qu'à dire doucement:—«Ratu, rends-moi ma balle! Apporte la balotte!»—et Ratu obéissant prit la balle dans sa petite gueule, et la rapporta sur la couverture blanche, là même où il l'avait prise.
Fiquet entra en convalescence. Il eut un jour une grande surprise: une lettre. Ratu, dès qu'elle fut ouverte, la flaira, poussant sa tête contre la feuille: avant Fiquet, il avait reconnu que la lettre venait de mère Soupe.
L'excellente femme s'était rappelé l'adresse militaire de Fiquet, et lui donnait de ses nouvelles; mais quelle ne fut pas la stupéfaction de Fiquet en apprenant que mère Soupe habitait la rue voisine de l'ambulance. C'était d'ailleurs tout simple: civils et blessés étant évacués vers la ville la plus proche de la zone, et recueillis dans le même faubourg paisible d'écoles et de couvents.—La lettre de mère Soupe avait fait bien du chemin, perdu bien du temps, cherchant Fiquet au secteur, et revenant à son point de départ, pour réunir deux amis si près l'un de l'autre.—Une dame de la Croix-Rouge alla chercher mère Soupe, qui bientôt entra dans la salle de l'ambulance: Fiquet, de son lit, ne pouvait lui tendre qu'un bras, mais Ratu était déjà dans ceux de sa «Marraine», dont il embrassait le cou avec ses petites pattes, lui mettant son bonnet de travers et l'empêchant de courir à Fiquet, qui riait d'un œil et pleurait de l'autre. Enfin elle s'assit au chevet d'Albert: ce tout jeune homme si pâle dans son lit blanc, était-ce un poilu? Ce n'était plus qu'un bien petit gars! Pour la première fois, ils se sentaient unis par leur réciproque tendresse, sans que rien gênât leur émotion: Ratu, assis en rond sur les genoux de mère Soupe, faisait semblant de dormir, par discrétion, en ronronnant de béatitude.
Mère Soupe fut attachée à l'ambulance, comme raccommodeuse de linge. Elle apportait son ouvrage dans le jardin, où Fiquet venait s'asseoir avec Ratu; et de douces heures coulaient.
Une jeune fille venait parfois avec sa tante, voir les blessés, leur apporter des friandises, écrire les lettres de ceux qui ne le savaient ou ne le pouvaient pas. Elle entreprit d'apprendre à écrire de la main gauche au pauvre Fiquet, dont le bras droit était désormais inerte. Madeleine, c'était le nom de la jeune fille, faisait exprès d'être plus maladroite que son élève, et l'on riait beaucoup, autour de l'encrier.—Cependant, M me Gerneron, la tante de Madeleine, causait avec maman Soupe, en ourlant les serviettes de l'ambulance: Madeleine était orpheline, ses parents lui avaient laissé une importante entreprise de menuiserie, que M. Gerneron dirigeait de son mieux, en qualité de gérant, et de tuteur de Madeleine,—mais il se faisait vieux, et ce serait bien malheureux de vendre une maison si prospère...
Tout près des deux dames, sur le banc voisin, Madeleine faisait maintenant la lecture à tout un cercle de blessés. Sa voix claire montait comme une fine musique cristalline. Tous les soldats l'écoutaient attentivement, la regardant sans qu'elle s'en aperçût. Seul, Fiquet ne la regardait pas. Il était assis à côté d'elle, et baissait les yeux. Ratu, posé en face de la lectrice, écoutait aussi les tendres vers de François Coppée:
...«Tandis que vous parliez avec tant de douceur,
Tout à coup, j'ai rêvé vaguement d'une sœur,
Et lorsque vous m'avez fait comprendre l'asile
Où l'intime bonheur loin des regards s'exile,
La petite maison que voilent les lilas,
Pour la première fois je me suis senti las!...»
Apothéose.
Un beau jour, on vit sortir d'une église de la ville où se termine ce récit, un bien étrange cortège nuptial:
La charmante petite mariée était au bras d'un soldat, porteur de la croix de guerre. C'étaient Madeleine et Albert.—Derrière eux venait un bon vieux Monsieur, M. Gerneron, accompagnant la mère Soupe, en châle tapis. De dessous son châle, sitôt qu'elle fut hors de l'église, bondit quelque chose de noir au bout d'un ruban bleu. C'était Ratu, qui s'était tenu si bien caché pendant la cérémonie, que nul ne s'était douté de sa présence. Mais Fiquet pouvait-il se marier sans Ratu? Ratu avait bien mérité d'être de toutes les fêtes, après avoir pris part à toutes les épreuves!
M me Gerneron venait ensuite avec le caporal Bigeois, permissionnaire. Et enfin, comme garçon d'honneur, le gigantesque Colala, également permissionnaire, riait de toutes ses dents, escortant une toute petite fille, cousine de Madeleine, rouge d'orgueil d'avoir un si sensationnel cavalier.
Le reste du cortège était composé du major, des dames de la Croix-Rouge, des amis de Madeleine et de la famille Gerneron.
ANCIENNE MAISON GERNERON,
FIQUET, GENDRE ET SUCCESSEUR,
ENTREPRENEUR DE MENUISERIE.
Telle fut l'inscription que l'on put lire désormais au-dessus de la porte des réserves de bois où Madeleine avait joué pendant toute son enfance. Fiquet, réformé, se servait à présent habilement de sa main gauche. M. Gerneron, et le vieux contre-maître, qui avait, lui aussi, connu Madeleine toute gamine, prenaient en amitié le brave petit Albert. C'était un chef bien jeune pour une si importante maison. Mais on l'initiait peu à peu au train-train de la besogne coutumière, et Fiquet révélait une intelligence et une compétence professionnelle, que l'on n'eût jamais pu lui soupçonner, étant donnés son âge et sa modestie.
Dans le petit jardin de la menuiserie, quand il faisait beau temps, on dressait la table. Naturellement, maman Soupe et Ratu n'avaient pas quitté Fiquet. On vivait en famille. Les abeilles voltigeaient autour des roses trémières, donnant l'exemple de l'allègre travail régulier. La France était enfin paisible et l'Europe pacifiée. Les années passèrent: des berceaux s'étaient ajoutés à ce petit cercle de gens heureux. Ratu, chat de guerre en retraite, goûtait un repos glorieux, sous les lauriers de la menuiserie, mais bien souvent il oubliait son âge, pour courir comme un fou autour des balles et des lapins mécaniques, afin de faire rire les bébés de son bien-aimé Fiquet: les vieux militaires ont toujours adoré les petits enfants!
Les plus humbles labeurs font la France plus grande:
Nos devoirs scrupuleux
Sont la modeste offrande
Dont le trésor s'unit aux plis rouges, blancs, bleus.
O cœurs de la Patrie,
Avec idolâtrie
Tendons tous nos efforts ainsi qu'on tend des fleurs
Vers l'arc-en-ciel sacré fait de nos trois couleurs!
Marcel Mültzer.