Environ un mois plus tard. - En juin.

Autour de l'Islande, il fait cette sorte de temps rare que les matelots appellent le calme blanc; c'est-à-dire que rien ne bougeait dans l'air, comme si toutes les brises étaient épuisées, finies.

Le ciel s'était couvert d'un grand voile blanchâtre, qui s'assombrissait par le bas, vers l'horizon, passait aux gris plombés, aux nuances ternes de l'étain. Et là-dessous, les eaux inertes jetaient un éclat pâle, qui fatiguait les yeux et qui donnait froid.

Cette fois-là, c'étaient des moires, rien que des moires changeantes qui jouaient sur la mer; des cernes très légers, comme on en ferait en soufflant contre un miroir. Toute l'étendue luisante semblait couverte d'un réseau de dessins vagues qui s'enlaçaient et se déformaient, très vite effacés, très fugitifs.

Éternel soir ou éternel matin, il était impossible de dire: un soleil qui n'indiquait plus aucune heure, restait là toujours, pour présider à ce resplendissement de choses mortes, il n'était lui-même qu'un autre cerne, presque sans contours, agrandi jusqu'à l'immense par un halo trouble.

Yann et Sylvestre, en pêchant à côté l'un de l'autre, chantaient: Jean-François de Nantes, la chanson qui ne finit plus, - s'amusant de sa monotonie même et se regardant du coin de l'oeil pour rire de l'espèce de drôlerie enfantine avec laquelle ils reprenaient perpétuellement les couplets, en tâchant d'y mettre un entrain nouveau à chaque fois. Leurs joues étaient roses sous la grande fraîcheur salée; cet air qu'ils respiraient était vivifiant et vierge; ils en prenaient plein leur poitrine, à la source même de toute vigueur et de toute existence.

Et pourtant, autour d'eux, c'étaient des aspects de non vie, de monde fini ou pas encore créé; la lumière n'avait aucune chaleur; les choses se tenaient immobiles et comme refroidies à jamais, sous le regard de cette espèce de grand oeil spectral qui était le soleil.

La Marie projetait sur l'étendue une ombre qui était très longue comme le soir, et qui paraissait verte, au milieu de ces surfaces polies reflétant les blancheurs du ciel; alors, dans toute cette partie ombrée qui ne miroitait pas, on pouvait distinguer par transparence ce qui se passait sous l'eau: des poissons innombrables, des myriades et de myriades, tous pareils, glissant doucement dans la même direction, comme ayant un but dans leur perpétuel voyage. C'étaient des morues qui exécutaient leurs évolutions d'ensemble, toutes en long dans le même sens, bien parallèles, faisant un effet de hachures grises, et sans cesse agitées d'un tremblement rapide, qui donnait un air de fluidité à cet amas de vies silencieuses. Quelquefois, avec un coup de queue brusque, toutes se retournaient en même temps, montrant le brillant de leur ventre argenté; et puis le même coup de queue, le même retournement, se propageait dans le banc tout entier par ondulations lentes, comme si des milliers de lames de métal eussent jeté, entre deux eaux, chacune un petit éclair.

Le soleil, déjà très bas, s'abaissait encore; donc s'était le soir décidément. A mesure qu'il descendait dans les zones couleur de plomb qui avoisinaient la mer, il devenait jaune, et son cercle se dessinait plus net, plus réel. On pouvait le fixer avec les yeux, comme on fait pour la lune.

Il éclairait pourtant; mais on eût dit qu'il n'était pas du tout loin dans l'espace; il semblait qu'en allant, avec un navire, seulement jusqu'au bout de l'horizon, on eût rencontré là ce gros ballon triste, flottant dans l'air à quelques mètres au-dessus des eaux.

La pêche allait assez vite; en regardant dans l'eau reposée, on voyait très bien la chose se faire: les morues venir mordre, d'un mouvement glouton; ensuite se secouer un peu, se sentant piquées, comme pour mieux se faire accrocher le museau. Et, de minute en minute, vite, à deux mains, les pêcheurs rentraient leur ligne, - rejetant la bête à qui devait l'éventer et l'aplatir.

La flottille des Paimpolais était éparse sur ce miroir tranquille, animant ce désert. Çà et là, paraissaient les petites voiles lointaines, déployées pour la forme puisque rien ne soufflait, et très blanches, se découpant en clair sur les grisailles des horizons.

Ce jour-là, ç'avait l'air d'un métier si calme, si facile, celui de pêcheur d'Islande; - un métier de demoiselle...

*****

Jean-François de Nantes; Jean-François. Jean-François!

Ils chantaient, les deux grands enfants. Et Yann s'occupait bien peu d'être si beau et d'avoir la mine si noble. D'ailleurs, enfant seulement avec Sylvestre, ne chantant et ne jouant jamais qu'avec celui-là; renfermé au contraire avec les autres, et plutôt fier et sombre; - très doux pourtant quand on avait besoin de lui; toujours bon et serviable quand on ne l'irritait pas.

Eux chantaient cette chanson-là; les deux autres, à quelques pas plus loin, chantaient autre chose, une autre mélopée faite aussi de somnolence, de santé et de vague mélancolie.

On ne s'ennuyait pas et le temps passait.

En bas, dans la cabine, il y avait toujours du feu, couvant au fond du fourneau de fer, et le couvercle de l'écoutille était maintenu fermé pour procurer des illusions de nuit à ceux qui avaient besoin de sommeil. Il leur fallait très peu d'air pour dormir, et les gens moins robustes, élevés dans les villes, en eussent désiré davantage. Mais, quand la poitrine profonde s'est gonflée tout le jour à même l'atmosphère infinie, elle s'endort elle aussi, après, et ne remue presque plus; alors on peut se tapir dans n'importe quel petit trou comme font les bêtes.

On se couchait après le quart, par fantaisie, à des moments quelconques, les heures n'important plus dans cette clarté continuelle. Et c'étaient toujours de bons sommes, sans agitations, sans rêves, qui reposaient de tout.

Quand par hasard l'idée était aux femmes, cela par exemple agitait les dormeurs: en se disant que dans six semaines la pêche allait finir, et qu'ils en posséderaient bientôt des nouvelles, ou des anciennes déjà aimées, ils rouvraient tout grands leurs yeux.

Mais cela venait rarement; ou bien alors on y songeait plutôt à la manière honnête: on se rappelait les épouses, les fiancées, les soeurs, les parentes... Avec l'habitude de la continence, les sens aussi s'endorment - pendant des périodes bien longues...

*****

Jean-François de Nantes; Jean-François. Jean-François!

... Ils regardaient à présent, au fond de leur horizon gris, quelque chose d'imperceptible. Une petite fumée, montant des eaux comme une queue microscopique, d'un autre gris, un tout petit peu plus foncé que celui du ciel. Avec leurs yeux exercés à sonder les profondeurs, ils l'avaient vite aperçue:

--Un vapeur, là-bas!

--J'ai idée, dit le capitaine en regardant bien, j'ai idée que c'est un vapeur de l'État, - le croiseur qui vient faire sa ronde...

Cette vague fumée apportait aux pêcheurs des nouvelles de France, et, entre autres, certaine lettre de vieille grand'mère, écrite par une main de belle jeune fille.

Il se rapprocha lentement; bientôt on vit sa coque noire, - c'était bien le croiseur, qui venait faire un tour dans ces fiords de l'ouest.

En même temps, une légère brise qui s'était levée, piquante à respirer, commençait à marbrer par endroits la surface des eaux mortes; elle traçait sur le luisant miroir des dessins d'un bleu vert, qui s'allongeaient en traînées, s'étendaient comme des éventails, ou se ramifiaient en forme de madrépores; cela se faisait très vite avec un bruissement, c'était comme un signe de réveil présageant la fin de cette torpeur immense. Et le ciel, débarrassé de son voile, devenait clair; les vapeurs, retombées sur l'horizon, s'y tassaient en amoncellements d'ouates grises, formant comme des murailles molles autour de la mer. Les deux glaces sans fin entre lesquelles les pêcheurs étaient -celle d'en haut et celle d'en bas - reprenaient leur transparence profonde, comme si on eût essuyé les buées qui les avaient ternies. Le temps changeait, mais d'une façon rapide qui n'était pas bonne.

Et, de différents points de la mer, de différents côtés de l'étendue, arrivaient des navires pêcheurs: tous ceux de France qui rôdaient dans ces parages, des Bretons, des Normands, des Boulonnais ou des Dunkerquois. Comme des oiseaux qui rallient à un rappel, ils se rassemblaient à la suite de se croiseur; il en sortait même des coins vides de l'horizon, et leurs petites ailes grisâtres apparaissaient partout. Ils peuplaient tout à fait le pâle désert.

Plus de lente dérive, ils avaient tendu leurs voiles à la fraîche brise nouvelle et se donnaient de la vitesse pour s'approcher.

L'Islande, assez lointaine, était apparue aussi, avec un air de vouloir s'approcher comme eux; elle montrait de plus en plus nettement ses grandes montagnes de pierres nues, - qui n'ont jamais été éclairée que par côté, par en dessous et comme à regret. Elle se continuait même par une autre Islande de couleur semblable qui s'accentuait peu à peu; - mais qui était chimérique, celle-ci, et dont les montagnes plus gigantesques n'étaient qu'une condensation de vapeurs. Et le soleil, toujours bas et traînant, incapable de monter au-dessus des choses, se voyait à travers cette illusion d'île, tellement, qu'il paraissait posé devant et que c'était pour les yeux un aspect incompréhensible. Il n'avait plus de halo, et son disque rond ayant repris des contours très accusés, il semblait plutôt quelque pauvre planète jaune, mourante, qui se serait arrêtée là, indécise, au milieu d'un chaos...

Le croiseur, qui avait stoppé, était entouré maintenant de la pléiade des Islandais. De tous ces navires se détachaient des barques, en coquille de noix, lui amenant à bord des hommes rudes aux longues barbes, dans des accoutrements assez sauvage.

Ils avaient tous quelque chose à demander, un peu comme les enfants, des remèdes pour des petites blessures, des réparations, des vivres, des lettres.

D'autres venaient de la part de leurs capitaines se faire mettre aux fers, pour quelque mutinerie à expier; ayant tous été au service de l'État, ils trouvaient la chose bien naturelle. Et quand le faux-pont étroit du croiseur fut encombré par quatre ou cinq de ces grands garçons étendus la boucle au pied, le vieux maître qui les avait cadenassés leur dit: "Couche-toi de travers, donc, mes fils, qu'on puisse passer," ce qu'ils firent docilement, avec un sourire.

Il y avait beaucoup de lettres cette fois, pour ces Islandais. Entre autres, deux pour la Marie, capitaine Guermeur, l'une à monsieur Gaos, Yann, la seconde à monsieur Moan, Sylvestre (celle-ci arrivée par le Danemark à Reykjavík, où le croiseur l'avait prise).

Le vaguemestre, puisant dans son sac en toile à voile, leur faisait la distribution, ayant quelque peine souvent à lire les adresses qui n'étaient pas toutes mises par de mains très habiles.

Et le commandant disait:

--Dépêchez-vous, dépêchez-vous, le baromètre baisse.

Il s'ennuyait un peu de voir toutes ces petites coquilles de noix amenées à la mer, et tant de pêcheurs assemblés dans cette région peu sûre.

Yann et Sylvestre avaient l'habitude de lire leurs lettres ensemble.

Cette fois, ce fut au soleil de minuit, qui les éclairait du haut de l'horizon toujours avec son même aspect d'astre mort.

Assis tous deux à l'écart, dans un coin du pont, les bras enlacés et se tenant par les épaules, ils lisaient très lentement, comme pour se mieux pénétrer des choses du pays qui leur étaient dites.

Dans la lettre d'Yann, Sylvestre trouva des nouvelles de Marie Gaos, sa petite fiancée; dans celle de Sylvestre, Yann lut les histoires drôles de la vieille grand'mère Yvonne, qui n'avait pas sa pareille pour amuser les absents; et puis le dernier alinéa qui le concernait: "Le bonjour de ma part au fils Gaos".

Et, les lettres finies de lire, Sylvestre timidement montrait la sienne à son grand ami, pour essayer de lui faire apprécier la main qui l'avait tracée:

--Regarde, c'est une très belle écriture, n'est-ce pas, Yann?

Mais Yann qui savait très bien quelle était cette main de jeune fille, détourna la tête en secouant ses épaules, comme pour dire qu'on l'ennuyait à la fin avec cette Gaud.

Alors Sylvestre replia soigneusement le pauvre petit papier dédaigné, le remit dans son enveloppe et le serra dans son tricot contre sa poitrine, se disant tout triste:

--Bien sûr, ils ne se marieront jamais... Mais qu'est-ce qu'il peut avoir comme ça contre elle?...

... Minuit sonne à la cloche du croiseur. Et ils restaient toujours là, assis, songeant au pays, aux absents, à mille choses, dans un rêve...

A ce moment, l'éternel soleil, qui avait un peu trempé son bord dans les eaux, recommença à monter lentement.

Et ce fut le matin...