Estelle Lacombe assiste à une dispute conjugale.- Bienfaits de la science appliquée aux scènes de ménage.- Autres beautés du phonographe.- La petite surprise de Sulfatin.

Estelle, qui passait toutes ses journées dans la maison Philox Lorris, ne voyait pas souvent Mme Lorris, occupée sans doute à son fameux livre de haute philosophie. Elle était au courant de la situation du ménage et savait qu'il y avait toujours eu, presque depuis leur mariage, divergence d'idées entre Mme Lorris et le savant à l'esprit impérieux et systématique. On voyait rarement ensemble M. et Mme Lorris, même à la salle à manger, l'illustre inventeur oubliant facilement l'heure des repas au milieu de ses immenses occupations.

Un jour qu'Estelle était occupée à rechercher un document dans une des nombreuses bibliothèques de l'hôtel Philox Lorris, où les livres et les collections s'accumulaient dans toutes les pièces, à tous les étages, garnissant tous les coins et recoins, envahissant jusqu'aux couloirs, elle entendit tout à coup comme une dispute s'élever dans une petite pièce ouvrant sur le grand salon, où pourtant elle n'avait vu personne lorsqu'elle l'avait traversée.

Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris se succédant après de courts intervalles de silence. Mme Lorris semblait faire de vifs reproches à son mari, puis la pauvre dame se taisait, sans doute en proie à une vive émotion, et, après un instant, la voix grondeuse de Philox Lorris s'élevait à son tour, parfois sur un ton de colère.

Estelle, très embarrassée, toussa, remua des chaises pour indiquer sa présence; mais, dans le feu de la colère sans doute, M. et Mme Lorris n'y prirent garde et continuèrent leur échange d'aménités conjugales.

Que faire? Pour quitter la place, il fallait de toute nécessité qu'Estelle traversât le petit salon, théâtre de cette querelle de ménage. Elle n'osait se montrer et s'exposer aux regards irrités du terrible Philox Lorris; il lui fallait donc bien rester là et, contre son gré, continuer à saisir quelques bribes de l'altercation.

«Je vous déclare encore une fois, disait Mme Lorris, que vous êtes insupportable, extraordinairement insupportable! Quelle existence m'avez-vous faite, je vous le demande? Vous avez toujours été l'être le plus désagréable du monde, avec vos idées particulières et vos systèmes!.. J'exècre votre science, si c'est elle qui vous fait ce caractère; je me moque de vos laboratoires, de votre chimie, de votre physique et je me soucie très peu de vos inventions et découvertes. Oui, monsieur, je m'en flatte, notre fils Georges ne sera pas le hérisson de savant que vous êtes, il tient trop de moi…»

Un instant de silence suivit cette blasphématoire déclaration, puis la voix de Philox Lorris se fit entendre.

Elle reconnut les voix de M. et Mme Lorris.

«….. Je désire n'être pas contrecarré toujours dans mes plans et mes idées… Croyez-vous que j'aie le temps de discuter sur des fadaises de ménage, sur les futilités auxquelles l'esprit féminin se complaît…

«Vous vous plaignez toujours, vous dites que, sans cesse plongé dans mes expériences, je ne songe pas assez à vous offrir quelques distractions… Je ne veux pas discuter ce point… Pourtant, vous êtes maîtresse de votre temps et je ne vous empêche en aucune façon de le gaspiller comme il vous plaît… Vous demandez des distractions, des soirées, des fêtes mondaines, eh bien! en voici… J'ai horreur de tout cela, mais enfin vous allez être satisfaite; je donne, nous donnons une grande soirée artistique, musicale, scientifique même… Oui, madame, scientifique aussi; cette partie du programme me regarde; pour le reste, je compte absolument sur vous…»

Nouveau silence, puis quelques phrases de Mme Lorris qui n'arrivent pas distinctement à l'oreille d'Estelle.

«Cette science, madame, sur laquelle vos faibles sarcasmes viennent s'émousser, ces travaux dont votre esprit irrémédiablement frivole ne peut même soupçonner l'importance, ont créé notre situation… Ces préoccupations que vous me reprochez, ces jours et ces nuits passés dans les laboratoires à l'âpre poursuite de l'inconnu, de l'introuvé, ces prises de corps avec tous les éléments, ces luttes violentes avec la nature pour lui arracher ses secrets, tout cela, finalement, a créé la puissante maison Philox Lorris… Et vous, quelle part avez-vous prise à ces gigantesques efforts? Vous n'avez qu'à jouir du fruit de ces énormes labeurs, et vous…

— Oui, monsieur, notre fils Georges tient de moi, et je l'en félicite… Il ne sera pas un savant morose et maniaque se racornissant parmi les cornues et tous les ingrédients de votre diabolique cuisine scientifique! Pauvre cher enfant! Peut-être bien, comme vous le lui reprochez sans cesse, l'âme de mon arrière-grand-père, qui fut un artiste et sans doute un homme vraiment digne de vivre, appréciant la vie, aimant surtout ses beaux côtés, revit-elle en lui… Je me permets d'avoir d'autres idées que les vôtres.»

Estelle n'en entendit pas davantage: la porte du petit salon, entre-bâillée, s'ouvrit brusquement. Toute confuse de son indiscrétion forcée, Estelle laissa s'écrouler une pile de volumes et se plongea la tête dans les comptes rendus de l'Académie des Sciences.

«Eh bien! Estelle?…» dit la personne qui venait d'entrer.

Estelle releva la tête avec une joie mêlée de surprise. Le survenant n'était pas le terrible Philox Lorris, c'était Georges, son fiancé. Pourtant, malgré l'arrivée de Georges, qui ne semblait nullement ému, la querelle continuait dans la pièce à côté. Estelle, très embarrassée et n'osant parler, montra du doigt la porte.

Georges éclata de rire.

«Ne craignez rien, fit-il, c'est une petite explication entre mon père et ma mère, une simple escarmouche, ils sont toujours en divergence de vues et d'opinions…

— Je n'ose pas passer devant eux pour m'en aller, dit tout bas Estelle; je suis bloquée ici depuis quelques instants, entendant bien malgré moi…

LA DISPUTE DES DEUX PHONOGRAPHES.

— Vous n'osez pas passer devant eux? Mais avec moi vous ne craignez rien; venez donc et voyez!

— Oh! non… je ne veux pas…

— Mais si, venez!..»

Il fit passer devant lui Estelle, qui s'arrêta stupéfaite au milieu de la pièce. Il y avait de quoi: les voix de M. et Mme Lorris continuaient la discussion commencée et pourtant la pièce était vide!

Georges, d'un geste, montra deux phonographes placés sur la table, au milieu d'un fouillis de livres et d'instruments…

«Voilà, dit-il, mes parents se chamaillent un petit peu par l'intermédiaire de leurs phonographes… Laissons-les, cela n'a pas grand inconvénient, et je vais vous expliquer…

— Ils se disputent par phonographes! s'écria Estelle, heureuse et soulagée.

— Mon Dieu, oui! Admirez les bienfaits de la science! Vous n'ignorez pas qu'une certaine mésintelligence règne malheureusement entre mes parents, cela date de loin!.. Vous connaissez mon père, un savant terrible, autoritaire, systématique… De plus, toujours absorbé par ses travaux et ses entreprises, il est d'une humeur assez difficile parfois… Ma mère est d'un caractère tout opposé, elle a des goûts tout différents; de là, des heurts, des chocs, depuis le lendemain de leur mariage, paraît-il… Le grand mot de mon père, quand il est bien hors de lui, à la fin de toutes les querelles, c'est: «Madame Philox Lorris! Tenez! vous n'êtes… qu'une femme du monde!!!» Ma mère tient bon; alors que tout plie devant l'autorité du savant, elle entend garder sur tout ses opinions particulières… Et tous les jours, par suite de ces divergences de vues de mes parents, il y a discussion, querelle…

— Hélas! fit Estelle tristement.

Mme Lorris confie le sermon à son phono.

— Heureusement, ajouta Georges, grâce à cette science que ma mère s'obstine à ne pas vénérer, l'inconvénient est moindre que vous ne supposez, on se dispute par phonographe! Quand mon père a sur le coeur quelque chose qui l'étouffe, une semonce, une scène à faire, il saisit vite son phonographe et se soulage en le chargeant de transmettre récriminations, admonestations, reproches amers et autres douceurs. Pas d'objections, pas de répliques qui gâteraient tout, le phono reçoit tout, mon père le fait porter ici dans cette pièce ainsi consacrée aux scènes de ménage, et il se remet, l'esprit rasséréné, à ses travaux. De son côté, ma mère, lorsqu'elle se croit quelque grief contre son mari, lorsqu'elle a quelque observation à lui faire, emploie le même procédé et, tout à son aise, confie aussi le sermon à son phonographe… Elle est tranquille après, le nuage est passé, le ciel se découvre; quand on se retrouve à table aux repas, il n'est question de rien, on ne se douterait aucunement que M. et Mme Philox Lorris viennent de se chamailler… Et je soupçonne que, depuis longtemps, chacun d'eux a cessé d'écouter ce que le phonographe de l'autre a été chargé de lui faire savoir! Les phonographes prêchent dans le désert… Mon père envoie son phono, ma mère arrive avec le sien, fait marcher les appareils et s'en va… Personne n'écoute le duo! Mon père, pour éviter des pertes de temps, a fait adapter à ces appareils des récepteurs qui enregistrent les réponses aux messages, mais il se garde bien d'entendre ces messages; il a ainsi les clichés de tous les sermons conjugaux depuis plus de vingt ans, une belle collection, je vous assure, classée dans un cartonnier!..»

M. PHILOX LORRIS CHARGE SON PHONOGRAPHE DE TRANSMETTRE REPROCHES, ADMONESTATIONS ET RÉCRIMINATIONS.

Les phonographes, pendant ces explications, s'étaient tus; la querelle avait pris fin…

«Je vous soupçonne, ma chère Estelle, fit Georges, de garder encore contre la science les mêmes préventions que ma mère. Vous voyez pourtant qu'elle a du bon!.. Grâce à elle, on peut vivre en parfaite mauvaise intelligence sans s'arracher quotidiennement les yeux!.. Si vous voulez, quand nous serons mariés, lorsque nous aurons à nous disputer, nous prendrons aussi des phonographes?

— C'est entendu,» répondit Estelle en riant.

Estelle, ayant trouvé le document qu'elle cherchait, laissait la pièce consacrée aux scènes de ménage et regagnait le hall du secrétariat.

«Ma chère Estelle, lui dit Georges, vous venez de voir une des plus heureuses applications du phonographe; il y en a d'autres encore: ainsi, ma mère a pu me faire entendre le premier cri jeté par moi à mon arrivée sur cette terre et recueilli phonographiquement par mon père… Ainsi nous avons le premier vagissement de l'enfant surpris à la naissance en cliché phonographique, de même que nous pouvons garder de la même façon, pour les réentendre toujours, à volonté, les derniers mots d'un parent, les dernières recommandations d'un ancêtre à son lit de mort… Le hasard m'a mis, ces jours-ci, à même d'apprécier une autre application toute différente, mais aussi heureuse… Il faut que je vous conte cela… Vous savez que notre ami Sulfatin, l'homme de bronze, nous donnait, depuis quelque temps, des inquiétudes par ses surprenantes distractions? J'ai la clef du mystère, je connais la cause de ces distractions: Sulfatin se dérange tout simplement; la science n'a plus son coeur tout entier!

— En Bretagne, déjà, M. La Héronnière s'en était aperçu.

— Mais c'est bien autre chose, maintenant! Figurez-vous que, l'autre jour, j'allais entrer, pour un renseignement à demander, dans le petit bureau spécial où Sulfatin s'enferme pour méditer quand il a quelque grosse difficulté à vaincre, lorsque j'entendis une voix de femme qui disait: «Mon Sulfatin, je t'adore et n'adorerai jamais que toi!..» Jugez de mon effarement! Par la porte entre-bâillée, ma foi, je risquai un coup d'oeil indiscret et je ne vis pas de dame: c'était un phonographe qui parlait sur la table de travail de Sulfatin.

— Et vous vous êtes sauvé?

— Non, je suis entré. Sulfatin, comme réveillé en sursaut, a bien vite arrêté son phonographe et m'a dit gravement: «Encore l'Académie des sciences de Chicago qui me communique quelques objections relatives à nos dernières applications de l'électricité… Ces savants américains sont des ânes!» Vous pensez si j'ai dû me retenir pour garder mon sérieux; ils ont une jolie voix, ses savants américains! Eh bien! nous allons rire un peu, si vous voulez me suivre jusqu'au cabinet de Sulfatin; je crois que je lui ai préparé une petite surprise…

LA FÉODALITÉ NOUVELLE

— Qu'avez-vous fait?»

Georges s'arrêta sur le seuil du laboratoire.

«Quand j'y songe, j'ai peut-être été un peu loin…

— Comment cela?

— Ma foi, je dois vous l'avouer, j'ai manqué de délicatesse; pendant que Sulfatin avait le dos tourné, je lui ai volé le cliché phonographique du savant américain, et…

LES PREMIERS VAGISSEMENTS DE L'ENFANT, REÇUS PAR LE PHONOGRAPHE.

— Et?

— Et je l'ai fait reproduire à cent cinquante exemplaires, que j'ai placés dans les phonographes du laboratoire de physique, reliés par un fil; j'ai tout préparé, c'est très simple; tout à l'heure, Sulfatin, en s'asseyant dans son fauteuil, établira le courant et cent cinquante phonographes lui répéteront ce que disait l'autre jour le savant américain…

— Mon Dieu! pauvre M. Sulfatin; qu'avez-vous fait? Vite, enlevez ce fil…»

Georges hésitait.

«Vous croyez que j'ai été un peu trop loin?….. Mais il est trop tard, voici Sulfatin!»

Dans le grand laboratoire où, devant des installations diverses, parmi des appareils de toutes tailles, aux formes les plus étranges, au milieu d'un formidable encombrement de livres, de papiers, de cornues et d'instruments, travaillent une quinzaine de graves savants, plus ou moins barbus, mais tous chauves, enfoncés dans les méditations ou suivant, attentifs, des expériences en train, Sulfatin venait d'entrer, marchant lentement, la main gauche derrière le dos et se tapotant le bout du nez de l'index de la main droite, ce qui était chez lui signe de profonde méditation.

Il alla, sans que personne levât la tête, jusqu'à son coin particulier et lentement tira son fauteuil. Il fut quelque temps à prendre sa place, il remuait sur la grande table des papiers et des appareils. Georges, voyant qu'il tardait à s'asseoir, allait s'élancer et couper le fil pour arrêter sa mauvaise plaisanterie, mais tout à coup Sulfatin, toujours d'un air préoccupé, se laissa tomber sur son siège.

Ce fut comme un coup de théâtre.

Drinn! drinn! drinn!

Cette sonnerie électrique à tous les phonographes fit lever la tête à tout le monde. Sulfatin regarda d'un air stupéfait le petit phonographe placé sur sa table. La sonnerie s'arrêta et immédiatement tous les phonographes parlèrent avec ensemble:

«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux! je t'adore et je jure de n'adorer jamais que toi!!! Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux! je t'adore et je jure… Sulfatin! mon ami, tu es charmant et délicieux…»

Les phonographes ne s'arrêtaient plus et, dès qu'ils arrivaient à l'exclamation finale, accentuée avec énergie, reprenaient le commencement de la phrase, doucement modulé!

Tous les savants s'étaient dérangés de leurs méditations ou avaient quitté leurs expériences; debout, aussi ahuris que pouvait l'être Sulfatin, ils regardaient alternativement leur collègue et les phonographes indiscrets. Enfin, quelques-uns, les plus vieux, éclatèrent de rire en jetant un coup d'oeil malicieux à Sulfatin, tandis que les autres rougissaient, se renfrognaient tout de suite et fronçaient les sourcils, l'air indigné et presque personnellement offensés.

«Sulfatin! mon ami, tu es charmant et dé…»

Les phonographes s'arrêtèrent, Sulfatin venait de couper le fil.

Profitant du trouble général, Georges et Estelle refermèrent la porte sans avoir été aperçus; ils se sauvaient pendant que retentissait encore dans la salle un brouhaha d'exclamations et de protestations. Des oh! — des ah! — des: C'est un peu fort! — C'est scandaleux! — Quelles turpitudes!.. — Vous compromettez la science française!

«C'EST SCANDALEUX! — VOUS COMPROMETTEZ LA SCIENCE FRANÇAISE!»

«Pauvre M. Sulfatin! fit Estelle.

— Bah! il trouvera une explication!.. répondit Georges, et vous voyez, ma chère Estelle, que le phonographe a du bon; il enregistre les serments que l'on peut se faire répéter éternellement ou faire entendre, comme un reproche, s'il y a lieu, à l'infidèle; il ne laisse pas se perdre et s'envoler la musique délicieuse de la voix de la bien-aimée et il la rend à notre oreille charmée dès que nous le désirons… Savez-vous, ma chère Estelle, que j'ai pris quelques clichés de votre voix sans que vous vous en doutiez et que, de temps en temps, le soir, je me donne le plaisir de les mettre au phonographe?

LA FEMME NOUVELLE.

GRANDE SOIRÉE A L'HOTEL LORRIS.