Napoléon Bonaparte a remporté de prodigieuses victoires; il est entré dans toutes les capitales, il a vu à ses pieds tous les rois. Mais la campagne d’Italie et la campagne d’Égypte, Austerlitz, Marengo, Wagram, Friedland, Iéna, toutes ces victoires et cent autres pareilles, ont été suivies de revers inouïs. Ces ennemis tant de fois vaincus, Napoléon est allé les chercher lui-même, jusqu’aux extrémités de l’Europe, et, de Moscou, de Vienne, de Cadix, il les a amenés jusque sous les murs de Paris. Et c’est pourquoi il est une journée, dans sa vie, plus glorieuse, plus véritablement grande que celles que je viens de rappeler. C’est le dimanche 28 germinal an X[51], le jour de Pâques de l’année 1802. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la ratification du traité de paix signé entre la France et l’Angleterre, la promulgation du concordat et le rétablissement de la religion catholique.
Quelques heures plus tard, suivi des premiers Corps de l’État, entouré de ses généraux en grand uniforme, le Premier Consul se rendait du palais des Tuileries à l’Église métropolitaine de Notre-Dame, où le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, entonnait le Te Deum, exécuté par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini. Ce même jour, le Moniteur insérait un article de Fontanes sur le Génie du Christianisme qui venait de paraître et qui, à cette heure propice, allait être lui-même un événement.
Ce n’est pas sans émotion qu’on lit, dans le Journal des Débats du samedi 27 germinal an X: «Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira enfin, après dix ans de silence, pour annoncer la fête de Pâques.» Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu’au matin de ce 18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses volées du bourdon de la vieille église! Dans les villes, dans les hameaux, d’un bout de la France à l’autre, les cloches répondirent à cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alleluia! Le Génie du Christianisme mêla sa voix à ces voix sublimes; comme elles, il rassembla les fidèles et les convoqua au pied des autels.
Chateaubriand ici avait devancé Bonaparte. Lorsqu’il était rentré en France, au printemps de 1800, après un exil de huit années, il apportait avec lui, dans sa petite malle, où il n’y avait guère de linge, le premier volume du Génie, qui avait alors pour titre: Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre. Pendant deux ans, il ne cessa de remanier et de perfectionner son ouvrage, si bien que le jour où fut publié le Concordat, les cinq volumes[52] se trouvèrent prêts.
Dans toute notre littérature, il n’est pas un autre livre qui ait produit un effet aussi considérable, qui ait eu des conséquences aussi grandes et aussi heureuses; son importance historique dépasse encore son importance littéraire.
Ce que Voltaire et les Encyclopédistes avaient commencé, la Révolution l’avait achevé. L’œuvre des bourreaux avait complété l’œuvre des sophistes. L’édifice religieux s’était écroulé tout entier. De la France chrétienne, plus rien ne restait debout. Pie VI mourait captif à Valence, et l’on se demandait, s’il ne serait pas le dernier pape. Le matérialisme le plus éhonté, le sensualisme le plus abject triomphaient avec le Directoire. Ce qu’il y avait alors de littérature en France se traînait stérilement dans l’imitation des coryphées du philosophisme. Le XVIII e siècle finissant se fermait sur le succès de l’odieux poème de Parny: La Guerre des Dieux. C’est à cette heure-là que Chateaubriand, seul, pauvre, exilé, ramené à la foi par la douleur, se tourne vers le Christianisme, célèbre ses beautés et ose lui promettre la victoire. Déjà son livre s’avance, et voilà que lui arrive un collaborateur inattendu. Bonaparte rétablit le culte, où il ne voit d’ailleurs qu’un moyen d’ordre et de discipline; il rouvre les temples, mais ces temples rouverts, qui les remplira? La politique agit sur les faits, mais elle n’a pas d’action sur les âmes, et ce sont les âmes qu’il faudrait changer. Ce sera l’œuvre de Chateaubriand. La réaction n’est pas faite, il la fera. On entend encore à l’horizon le rire de Voltaire: ce rire s’évanouira comme un vain son, lorsque retentira la voix de Chateaubriand, lorsqu’on entendra ces accents, à la fois si anciens et si nouveaux, tout pénétrés de bon sens et de raison, de lumière et de poésie, d’imagination et d’éloquence.
Le Génie du Christianisme n’était pas un ouvrage de théologie; ce n’était pas non plus une œuvre de réfutation et de critique. Les beautés de la religion chrétienne, les grandes choses qu’elle avait inspirées depuis les bonnes œuvres jusqu’aux pensées de génie; les services qu’elle avait rendus à la civilisation et à la société, ceux dont lui étaient redevables la poésie, les beaux-arts et la littérature; comment enfin elle se prêtait merveilleusement à tous les élans de l’âme et répondait à tous les besoins du cœur: tel est le cadre que Chateaubriand avait magnifiquement rempli. Les apologistes qui l’avaient précédé s’étaient exclusivement attachés aux preuves surnaturelles du Christianisme. Chateaubriand employait surtout des preuves d’un autre ordre. Au lieu d’aller de la cause à l’effet, il passait de l’effet à la cause; il montrait, non que le Christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent, parce que rien n’égale la sublimité de sa morale, l’immensité de ses bienfaits, la pureté de son culte.
C’était bien là l’apologie que réclamait le temps. L’effet fut immédiat et il fut prodigieux. Et puisque sont revenus, après un siècle écoulé, les jours mauvais, les négations brutales, les violences sectaires, le livre de 1802 retrouvera sans doute, à l’aurore du XX e siècle, quelque chose de son premier succès.
L’influence du Génie du Christianisme n’a pas été seulement religieuse et sociale. Ce livre immortel a été, plus qu’aucun autre, une œuvre d’initiative. Il a lancé les intelligences dans vingt voies nouvelles, en art, en littérature, en histoire.
C’est lui, qui rapprit à notre pays le chemin des deux antiquités, qui ramena les esprits à ces deux grandes sources d’inspiration, la Bible et Homère.
Les Pères de l’Église – saint Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, Tertullien – étaient relégués dans un complet oubli. Chateaubriand remit en lumière ces admirables et puissantes figures.
La supériorité des écrivains du XVII e siècle sur ceux du XVIII e était méconnue. Chateaubriand rétablit les rangs. Grâce à lui, justice fut rendue à Bossuet et à Pascal, comme à Moïse et à Homère.
Les chefs-d’œuvre des littératures étrangères n’avaient pas encore obtenu droit de cité dans la nôtre. On lisait le Roland furieux, à cause des amours de Roger et de Bradamante, et un peu aussi la Jérusalem délivrée, à cause de l’épisode d’Armide; mais c’était à peu près tout. On ignorait volontiers la Divine comédie, les Lusiades, le Paradis perdu, la Messiade. Chateaubriand nous dit leurs mérites; par d’habiles citations, il nous révèle leurs beautés. C’est lui qui, le premier, nous apprend à regarder au delà de nos frontières.
C’est lui également qui a créé la critique moderne, l’une des gloires du XIX e siècle. Avant lui, la critique s’occupait, non de la pensée, mais de la grammaire, non de l’âme, mais de la syntaxe. Elle avait quelque peu l’air de l’ auceps syllabarum, dont se raille quelque part Cicéron. Chateaubriand a vite fait de sentir le vide de cette rhétorique, la puérilité de ces chicanes grammaticales. Il substitue à la critique des défauts celle des beautés. Dans ses chapitres sur la Poétique du Christianisme, il compare toutes les littératures de l’antiquité avec toutes celles des temps modernes. Il étudie tour à tour les caractères naturels, tels que ceux de l’époux, du père, de la mère, du fils et de la fille, et les caractères sociaux, tels que ceux du prêtre et du guerrier, et il nous montre comment ils ont été compris par les grands écrivains. Il élargit ainsi le domaine de la critique et lui ouvre de nouveaux horizons: il l’élève à la hauteur d’un art.
Et comme il a renouvelé la critique, il renouvelle de même la poésie. S’il était un point sur lequel, à la fin du XVIII e siècle, tout le monde fût d’accord, dans la République des lettres, c’était l’incompatibilité de la poésie et de la foi chrétienne. On en était plus que jamais aux fameux vers de Boileau: «De la foi des chrétiens les mystères terribles – D’ornements égayés ne sont pas susceptibles ». Dieu n’avait rien à voir, rien à faire dans une ode ou dans un poème: Jupiter, à la bonne heure! On ne pouvait faire des vers, on ne pouvait en lire sans avoir sous la main le Dictionnaire de la Fable. C’est le Génie du Christianisme qui a changé tout cela. Chateaubriand a banni de la poésie les sentiments et les images du paganisme; il lui a rendu ses titres et restitué son domaine: la nature et l’idéal, l’âme et Dieu.
Et de même, il a rendu leurs titres à nos vieilles cathédrales. Lorsqu’il les avait décorées du nom de barbares, Fénelon n’avait fait que résumer les idées de tout son temps. Aux dédains du siècle de Louis XIV avaient succédé les mépris du siècle de Voltaire. On les avait badigeonnées, meurtries, déshonorées. En trois pages, Chateaubriand arrêta ce beau mouvement. L’archéologie du moyen âge est sortie de son chapitre sur les Églises gothiques. «C’est grâce à Chateaubriand, a dit un professeur de l’École des Chartes, M. Léon Gautier, que nos archéologues ont retrouvé aujourd’hui tous les secrets de cet art remis si légitimement en honneur; c’est grâce à Chateaubriand que M. Viollet Leduc peut écrire son Dictionnaire de l’Architecture, et M. Quicherat professer son admirable cours à l’École des Chartes; c’est grâce à Chateaubriand que Notre-Dame et la Sainte-Chapelle sont si belles et si radieuses.»[53] M. Ernest Renan a dit, de son côté: «C’est au Génie du Christianisme, à Chateaubriand, que notre siècle doit la révélation de l’esthétique chrétienne, de la beauté de l’art gothique.»[54]
Le Génie du Christianisme n’est donc pas seulement un chef-d’œuvre, c’est un livre d’une nouveauté profonde et d’où est sorti le grand mouvement intellectuel, littéraire et artistique, qui restera l’honneur de la première moitié du XIX e siècle. Le bon Ducis avait mis à la scène, non sans succès, les principaux drames de William Shakespeare. L’académicien Campenon raconte[55] qu’étant allé le voir à Versailles, par une assez froide journée de janvier, il le trouva dans sa chambre à coucher, monté sur une chaise, et tout occupé à disposer avec une certaine pompe, autour du buste du grand tragique anglais, une énorme touffe de buis qu’on venait de lui apporter. Comme il paraissait un peu surpris: «Vous ne voyez donc pas? lui dit Ducis, c’est demain la Saint-Guillaume, fête nationale de mon Shakespeare.» Puis, s’appuyant sur l’épaule de Campenon pour descendre, et l’ayant consulté sur l’effet de son bouquet, le seul sans doute que la saison eût pu lui offrir: « Mon ami, ajouta-t-il avec émotion, les anciens couronnaient de fleurs les sources où ils avaient puisé.»
Que d’écrivains, parmi ceux qui comptent, poètes, historiens, critiques, orateurs, ont trouvé des inspirations dans le Génie du Christianisme! Combien ont puisé à cette source et auraient dû, le jour de la Saint-François, couronner de fleurs le buste de Chateaubriand!