Les heures pourtant, les années s’écoulaient. Dans son ermitage de la rue d’Enfer, à deux pas de l’Infirmerie de Marie-Thérèse, fondée par les soins de M me de Chateaubriand, et qui donnait asile à de vieux prêtres et à de pauvres femmes, l’auteur du Génie du Christianisme vieillissait, pauvre et malade, non sans se dire parfois, avec un sourire mélancolique, lorsque ses regards parcouraient les gazons et les massifs d’arbustes de l’Infirmerie, qu’il était sur le chemin de l’hôpital. La devise de son vieil écusson était: Je sème l’or. Pair de France, ministre des affaires étrangères, ambassadeur du roi de France à Berlin, à Londres et à Rome, il avait semé l’or: il avait mangé consciencieusement ce que le roi lui avait donné; il ne lui en était pas resté deux sous. Le jour où dans son exil de Prague, au fond d’un vieux château emprunté aux souverains de Bohême, Charles X lui avait dit: «Vous savez, mon cher Chateaubriand, que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair», il s’était incliné et avait répondu: «Non, Sire, je ne puis accepter, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi.»[4]
Sa maison de la rue d’Enfer n’était pas payée. Il avait d’autres dettes encore, et leur poids, chaque année, devenait plus lourd. Il ne dépendait que de lui, cependant, de devenir riche. Qu’il voulut bien céder la propriété de ses Mémoires, en autoriser la publication immédiate, et il allait pouvoir toucher aussitôt des sommes considérables. Pour brillantes qu’elles fussent, les offres qu’il reçut des éditeurs de ses œuvres ne purent fléchir sa résolution: il restera pauvre, mais ses Mémoires ne paraîtront pas dans des conditions autres que celles qu’il a rêvées pour eux. Aucune considération de fortune ou de succès ne le pourra décider à livrer au public, avant l’heure, ces pages testamentaires. On le verra plutôt, quand le besoin sera trop pressant, s’atteler à d’ingrates besognes; vieux et cassé par l’âge, il traduira pour un libraire le Paradis perdu, comme aux jours de sa jeunesse, à Londres, il faisait, pour l’imprimeur Baylis, «des traductions du latin et de l’anglais»[5].
Cependant ses amis personnels et plusieurs de ses amis politiques, émus de sa situation, se préoccupaient d’y porter remède. On était en 1836. C’était le temps où les sociétés par actions commençaient à faire parler d’elles, et, avant de prendre leur vol dans toutes les directions, essayaient leurs ailes naissantes. À cette époque déjà lointaine, et qui fut l’âge d’or, j’allais dire l’âge d’innocence de l’industrialisme, il n’était pas rare de voir les capitaux se grouper autour d’une idée philanthropique; de même que l’on s’associait pour exploiter les mines du Saint-Bérain ou les bitumes du Maroc, on s’associait aussi pour élever des orphelins ou pour distribuer des soupes économiques. Puisqu’on mettait tout en actions, même la morale, pourquoi n’y mettrait-on pas la gloire et le génie? Les amis du grand écrivain décidèrent de faire appel à ses admirateurs, et de former une société qui, devenant propriétaire de ses Mémoires, assurerait à tout le moins le repos de sa vieillesse. Peut-être n’y aurait-il pas d’autre dividende que celui-là; mais ils estimaient qu’il se trouverait bien quelques actionnaires pour s’en contenter.
Leur espoir ne fut pas déçu. En quelques semaines, le chiffre des souscripteurs s’élevait à cent quarante-six, et, au mois de juin 1836, la société était définitivement constituée. Sur la liste des membres, je relève les noms suivants: le duc des Cars, le vicomte de Saint-Priest, Amédée Jauge, le baron Hyde de Neuville, M. Bertin, M. Mandaroux-Verlamy, le vicomte Beugnot, le duc de Lévis-Ventadour, Édouard Mennechet, le marquis de la Rochejaquelein, M. de Caradeuc, le vicomte d’Armaillé, H.-L. Delloye. Ce dernier, ancien officier de la garde royale, devenu libraire, sut trouver une combinaison satisfaisante pour les intérêts de l’illustre écrivain, en même temps que respectueuse de ses intentions. La société fournissait à Chateaubriand les sommes dont il avait besoin dans le moment, et qui s’élevaient à 250,000 francs; elle lui garantissait de plus une rente viagère de 12,000 francs, réversible sur la tête de sa femme. De son côté, Chateaubriand faisait abandon à la société de la propriété des Mémoires d’Outre-tombe et de toutes les œuvres nouvelles qu’il pourrait composer; mais en ce qui concernait les Mémoires, il était formellement stipulé que la publication ne pourrait en avoir lieu du vivant de l’auteur.
En 1844, quelques-uns des premiers souscripteurs étant morts, un certain nombre d’actions ayant changé de mains, la société écouta la proposition du directeur de la Presse, M. Émile de Girardin. Il offrait de verser immédiatement une somme de 80,000 francs, si on voulait lui céder le droit, à la mort de Chateaubriand et avant la mise en vente du livre, de faire paraître les Mémoires d’Outre-tombe dans le feuilleton de son journal. Le marché fut conclu. Chateaubriand, dès qu’il en fut instruit, ne cacha point son indignation. «Je suis maître de mes cendres, dit-il, et je ne permettrai jamais qu’on les jette au vent»[6]. Il fit insérer dans les journaux la déclaration suivante:
Fatigué des bruits qui ne peuvent m’atteindre, mais qui m’importunent, il m’est utile de répéter que je suis resté tel que j’étais lorsque, le 25 mars de l’année 1836, j’ai signé le contrat pour la vente de mes ouvrages avec M. Delloye, officier de l’ancienne garde royale. Rien depuis n’a été changé, ni ne sera changé, avec mon approbation, aux clauses de ce contrat. Si par hasard d’autres arrangements avaient été faits, je l’ignore. Je n’ai jamais eu qu’une idée, c’est que tous mes ouvrages posthumes parussent en entier et non par livraisons détachées , soit dans un journal, soit ailleurs. Chateaubriand [7].
Sa répugnance à l’égard d’un pareil mode de publication était si vive, que par deux fois, dans deux codicilles, il protesta avec énergie contre l’arrangement intervenu entre le directeur de la Presse et la société des Mémoires.[8] Il ne s’en tint pas là. Dans la crainte que sa signature, donnée au bas du reçu de la rente viagère, ne fut considérée comme une approbation, il refusa d’en toucher les arrérages. Six mois s’étaient écoulés, et sa résolution paraissait inébranlable. Très effrayée d’une résistance qui allait la réduire à un complet dénuement, elle, son mari et ses pauvres, M me de Chateaubriand s’efforça de la vaincre; mais ses instances même menaçaient de demeurer sans résultat, lorsque M. Mandaroux-Vertamy, depuis longtemps le conseil du grand écrivain, parvint à dénouer la situation, en rédigeant pour lui une quittance dont les termes réservaient son opposition.