Le 4 juillet 1848, au lendemain des journées de Juin, Chateaubriand rendit son âme à Dieu, ayant à son chevet son neveu Louis de Chateaubriand, son directeur l’abbé Deguerry, une sœur de charité et M me Récamier[9]. Il habitait alors au numéro 112 de la rue du Bac. Le cercueil, déposé dans un caveau de l’église des Missions étrangères, y reçut les premiers honneurs funèbres, et fut conduit à Saint-Malo, où, le 19 juillet, eurent lieu les funérailles. C’est là que repose le grand poète, sur le rocher du Grand-Bé, à quelques pas de son berceau, dans la tombe depuis longtemps préparée par ses soins, sous le ciel, en face de la mer, à l’ombre de la croix.
Si cela n’eût dépendu que de M. Émile de Girardin, la publication des Mémoires eût commencé dès le lendemain des obsèques. Malheureusement pour le directeur de la Presse, il était obligé de compter avec les formalités judiciaires et les délais légaux. Ce fut donc seulement le 27 septembre 1848 qu’il put faire paraître en tête de son journal les alinéas suivants:
Le 14 octobre, la Presse commencera la publication des Mémoires d’Outre-tombe; il n’a pas dépendu de la Presse de commencer plus tôt cette publication; il y avait, pour la levée des scellés, des délais et des formalités qu’on n’abrège ni ne lève au gré de son impatience. Enfin les scellés ont été levés samedi [10]. C’est en publiant ces Mémoires , si impatiemment attendus, que la Presse répondra à tous les journaux qui, dans un intérêt de rivalité, répandent depuis trois mois (disons depuis quatre ans), que les Mémoires d’Outre-tombe ne seront pas publiés dans nos colonnes. Les Mémoires forment dix volumes. Le droit de première publication de ces volumes a été acheté et payé par la Presse 96,000 francs [11].
Après la note commerciale, la note lyrique. Il s’agissait de présenter aux lecteurs Chateaubriand et son œuvre. La Presse comptait alors parmi ses rédacteurs un écrivain qui se serait acquitté à merveille de ce soin, c’était Théophile Gautier. Mais Émile de Girardin n’y regardait pas de si près; il choisit, pour servir d’introducteur au chantre des Martyrs …. M. Charles Monselet. Monselet, à cette date, n’avait guère à son actif que deux joyeuses pochades: Lucrèce ou la femme sauvage, parodie de la tragédie de Ponsard, et les Trois Gendarmes, parodie des Trois Mousquetaires de Dumas. Ce n’était peut-être pas là une préparation suffisante, et Chateaubriand était, pour cet homme d’esprit, un bien gros morceau. Il se trouva cependant – Monselet étant de ceux qu’on ne prend pas facilement sans vert – que son dithyrambe était assez galamment tourné. La Presse le publia dans ses numéros des 17, 18, 19 et 20 octobre et, le 21, paraissait le premier feuilleton des Mémoires. Il était accompagné d’un entre-filet d’Émile de Girardin, lequel faisait sonner bien haut, une fois de plus, les écus qu’il avait dû verser.
… Les Mémoires d’Outre-tombe ont été achetés par la Presse , en 1844, au prix de 96,000 francs, prix qui aurait pu s’élever jusqu’à 120,000 francs. Elle avait pris l’engagement de les publier; cet engagement, elle l’a tenu, sans vouloir accepter les brillantes propositions de rachat qui lui ont été faites… Cette publication aura lieu sans préjudice de l’accomplissement des traités conclus par la Presse avec M. Alexandre Dumas, pour les Mémoires d’un médecin; avec M. Félicien Mallefille (aujourd’hui ambassadeur à Lisbonne), pour les Mémoires de don Juan; avec MM. Jules Sandeau et Théophile Gautier.
Les choses, en effet, ne se passèrent point autrement. La Presse avait intérêt à faire durer le plus longtemps possible la publication d’une œuvre qui lui valait beaucoup d’abonnés nouveaux. Elle la suspendait quelquefois durant des mois entiers. Les intervalles étaient remplis, tantôt par les Mémoires d’un médecin, tantôt par des feuilletons de Théophile Gautier ou d’Eugène Pelletan. D’autres fois, c’était simplement l’abondance des matières, la longueur des débats législatifs, qui obligeaient le journal à laisser en souffrance le feuilleton de Chateaubriand. La Presse mit ainsi près de deux ans à publier les Mémoires d’Outre-tombe. Il avait fallu moins de temps à son directeur pour passer des opinions les plus conservatrices et les plus réactionnaires au républicanisme le plus ardent, au socialisme le plus effréné.
Paraître ainsi, haché, déchiqueté; être lu sans suite, avec des interruptions perpétuelles; servir de lendemain et, en quelque sorte, d’intermède aux diverses parties des Mémoires d’un médecin, qui étaient, pour les lecteurs ordinaires de la Presse, la pièce principale et le morceau de choix, c’étaient là, il faut en convenir, des conditions de publicité déplorables pour un livre comme celui de Chateaubriand. Et ce n’était pas tout. Pendant les deux années que dura la publication des Mémoires d’Outre-tombe – du 21 octobre 1848 au 3 juillet 1850 – ils eurent à soutenir une concurrence bien autrement redoutable que celle du roman d’Alexandre Dumas, – la concurrence des événements politiques. Tandis que, au rez-de-chaussée de la Presse, se déroulait la vie du grand écrivain, le haut du journal retentissait du bruit des émeutes et du fracas des discours. En vain tant de belles pages, tant de poétiques et harmonieux récits sollicitaient l’attention du lecteur, elle allait avant tout aux événements du jour, et quels événements! Des émeutes et des batailles, la mêlée furieuse des partis, les luttes ardentes de la tribune, l’élection du dix décembre, le procès des accusés du 15 mai, la guerre de Hongrie et l’expédition de Rome, la chute de la Constituante, les élections de la Législative, l’insurrection du 13 juin 1849, les débats de la liberté d’enseignement, la loi du 31 mai 1850. Chateaubriand avait écrit, dans l’ Avant-Propos de son livre: «On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de mes Mémoires; je préfère parler du fond de mon cercueil: ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre.» Hélas! sa narration était accompagnée de la voix et du hurlement des factions. Le chant du poète se perdit au milieu des rumeurs de la Révolution, comme le cri des Alcyons se perd au milieu du tumulte des vagues déchaînées.