On pouvait espérer, du moins, qu’après cette malencontreuse publication dans le feuilleton de la Presse, les Mémoires paraissant en volumes, trouveraient meilleure fortune auprès des vrais lecteurs, de ceux qui, même en temps de révolution, restent fidèles au culte des lettres. Mais, ici encore, le grand poète eut toutes les chances contre lui. Son livre fut publié en douze volumes in-8°[12], à 7 fr. 50 le volume, soit, pour l’ouvrage entier, 90 fr. Quelques millionnaires et aussi quelques fidèles de Chateaubriand se risquèrent pourtant à faire la dépense. Mais les millionnaires trouvèrent qu’il y avait trop de pages blanches; quant aux fidèles, ils ne laissèrent pas d’éprouver, eux aussi, une vive déception. Divisés, découpés en une infinité de petits chapitres, comme si le feuilleton continuait encore son œuvre, les Mémoires n’avaient rien de cette belle ordonnance, de cette symétrie savante, qui caractérisent les autres ouvrages de Chateaubriand. Le décousu, le défaut de suite, l’absence de plan, déconcertaient le lecteur, le disposaient mal à goûter tant de belles pages, où se révélait, avec un éclat plus vif que jamais, le génie de l’écrivain.
L’édition à 90 francs ne fit donc pas regagner aux Mémoires le terrain que leur avait fait perdre tout d’abord la publication en feuilletons. Elle eut d’ailleurs contre elle la critique presque tout entière. Vivant, Chateaubriand avait pour lui tous les critiques, petits et grands. À deux ou trois exceptions près, que j’indiquerai tout à l’heure, ils se prononcèrent tous, grands et petits, contre l’empereur enterré.
Est-il besoin de dire que la prétendue infériorité des Mémoires d’Outre-tombe n’était pour rien, ou pour bien peu de chose, dans cette levée générale de boucliers, laquelle tenait à de tout autres causes?
En 1850, les fautes de la République, les sottises et les crimes des républicains, avaient remis en faveur les hommes de la monarchie de Juillet. Nombreux et puissants à l’Assemblée législative, ils disposaient de quelques-uns des journaux les plus en crédit. Ils usèrent de leurs avantages, ce qui, après tout, était de bonne guerre, en faisant expier à Chateaubriand les attaques qu’il ne leur avaient pas ménagées dans son livre. Paraissant au lendemain du 24 février, en 1848, ces attaques revêtaient un caractère fâcheux. Leur auteur faisait figure d’un homme sans courage, courant sus à des vaincus, poursuivant de ses invectives passionnées des ennemis par terre. M. Thiers, surtout, avait été traité par l’illustre écrivain avec une justice qui allait jusqu’à l’extrême rigueur; dans ce passage, par exemple: «Devenu président du Conseil et ministre des affaires étrangères, M. Thiers s’extasie aux finesses diplomatiques de l’école Talleyrand; il s’expose à se faire prendre pour un turlupin à la suite, faute d’aplomb, de gravité et de silence. On peut faire fi du sérieux et des grandeurs de l’âme, mais il ne faut pas le dire avant d’avoir amené le monde subjugué à s’asseoir aux orgies de Grand-Vaux»[13]. Un peu plus loin, le ministre du 1 er mars était représenté dans une autre et non moins étrange posture: «perché sur la monarchie contrefaite de juillet comme un singe sur le dos d’un chameau»[14]. Ces choses-là se paient.
Les bonapartistes n’étaient pas non plus pour être satisfaits des Mémoires. Si l’auteur avait célébré, en termes magnifiques, le génie et la gloire de Napoléon, il n’en était pas moins resté, dans son dernier livre, le Chateaubriand de 1804 et de 1814, l’homme qui avait jeté sa démission à la face du meurtrier du duc d’Enghien et qui, dix ans plus tard, avait, dans un pamphlet immortel et d’une voix bien autrement autorisée que celle du Sénat, proclamé la déchéance de l’empereur.
Les républicains à leur tour, firent campagne avec les bonapartistes. Chateaubriand avait été l’ami d’Armand Carrel; il avait même été seul, pendant plusieurs années, à prendre soin de sa sépulture et à entretenir des fleurs sur sa tombe. Mais, en 1850, il y avait beau temps que Carrel était oublié des gens de son parti! En revanche, ils n’étaient pas gens à mettre en oubli tant de pages des Mémoires où les géants de 93 étaient ramenés à leurs vraies proportions, où leurs noms et leurs crimes étaient marqués d’un stigmate indélébile.
Sainte-Beuve attacha le grelot. Il était de ceux qui flairent le vent et qui le suivent. N’avait-il pas, d’ailleurs, à se venger des adulations qu’il avait si longtemps prodiguées au grand écrivain? Le moment était venu pour lui de brûler ce qu’il avait adoré. Le 18 mai 1850, alors que les Mémoires n’avaient pas encore fini de paraître, il publia dans le Constitutionnel un premier article, suivi, le 27 mai et le 30 septembre, de deux autres, tout rempli, comme le premier, de dextérité, de finesse et, à côté de malices piquantes, de sous-entendus perfides[15].
Après le maître, vinrent les critiques à la suite, de toute plume et de toute opinion. Ce fut une exécution en règle.
Contre ces attaques venues de tant de côtés différents, les écrivains royalistes protesteront-ils? Prendront-ils la défense des Mémoires et de leur auteur? Ils le firent, sans doute, mais timidement et à contre-cœur. Eux-mêmes, disciples de M. de Villèle, avaient peine à oublier la part que Chateaubriand avait prise à la chute du grand ministre de la Restauration; les autres ne lui pardonnaient pas ses sévérités à l’endroit de M. de Blacas et de la petite cour de Prague. Vivement attaqués, les Mémoires furent donc mollement défendus. Seuls, Charles Lenormant, dans le Correspondant,[16] et Armand de Pontmartin, dans l’ Opinion publique,[17] soutinrent avec vaillance l’effort des adversaires. S’il ne leur fut pas donné de vaincre, ils sauvèrent du moins l’honneur du drapeau.
Quand un combat s’émeut entre deux essaims d’abeilles, il suffit, pour le faire cesser, de leur jeter quelques grains de poussière. Cette grande mêlée, provoquée par la publication des Mémoires d’Outre-tombe, et à laquelle prirent part les abeilles – et les frelons – de la critique, a pris fin, elle aussi, il y a longtemps. Il a suffi, pour le faire tomber, d’un peu de ce sable que nous jettent en passant les années:
Hi motus animorum atque hæc certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescunt.
«Les Géorgiques», liv. IV.
Les Mémoires d’Outre-tombe se sont relevés de la condamnation portée contre eux. Il n’est pas un véritable ami des lettres qui ne les tienne aujourd’hui pour une œuvre digne de Chateaubriand, pour l’un des plus beaux modèles de la prose française.
Beaucoup cependant se refusent encore à y voir un des chefs-d’œuvre de notre littérature et ne taisent pas le regret qu’ils éprouvent à constater dans un livre où, à chaque page, se rencontrent des merveilles de style, l’absence de ces qualités de composition que rien ne remplace et que des beautés de détail, si brillantes et si nombreuses soient-elles, ne sauraient suppléer. Ce regret, ceux-là ne l’éprouveront pas – je crois pouvoir le dire – qui liront les Mémoires dans la présente édition.