«Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre.»[18] Lorsque Chateaubriand disait cela, il est permis de penser qu’il songeait à lui et à ses ouvrages, car nul n’attacha plus de prix à la composition, à cet art qui établit entre les diverses parties d’un livre une distribution savante, une harmonieuse symétrie. Du commencement à la fin de sa carrière, il resta fidèle à la méthode de nos anciens auteurs, qui adoptaient presque toujours dans leurs ouvrages la division en LIVRES. Ainsi fit-il, dès ses débuts, lorsqu’il publia, en 1797, à Londres, chez le libraire Deboffe, son Essai sur les Révolutions. «L’ouvrage entier, disait-il dans son Introduction, sera composé de six livres, les uns de deux, les autres de trois parties, formant, en totalité, quinze parties divisées en chapitres.»

Dans Atala, le récit, encadré entre un prologue et un épilogue, comprend quatre divisions, qui sont comme les quatre chants d’un poème: les Chasseurs, les Laboureurs, le Drame, les Funérailles.

Le Génie du Christianisme est composé de quatre parties et de vingt-deux livres.

Simple journal de voyage, l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem ne comporte pas la division en livres, qui aurait altéré le caractère et la physionomie de l’ouvrage. L’auteur, cependant, l’a fait précéder d’une Introduction et l’a divisé en sept parties, dont chacune forme un tout distinct et comme un voyage séparé.

Pour les Martyrs, au contraire, la division en livres était de rigueur, et l’on sait combien est savante et variée l’ordonnance de ce poème.

Les Mémoires sur la vie et la mort du duc de Berry, une des œuvres les plus parfaites du grand écrivain, sont formés de deux parties, renfermant, la première, trois, et la seconde, deux livres.

En abordant l’histoire, Chateaubriand ne crut pas devoir abandonner les règles de composition qu’il avait suivies jusqu’à ce moment. Les Études historiques sur la chute de l’empire romain, la naissance et les progrès du christianisme et l’invasion des barbares se composent de six discours: chacun de ces discours est lui-même divisé en plusieurs parties.

En 1814, un demi-siècle après l’ Essai sur les Révolutions Chateaubriand donnait au public son dernier ouvrage, la Vie de Rancé. Là encore, nous le retrouvons fidèle à ses habitudes: la Vie de Rancé est divisée en quatre livres.

Des détails qui précèdent ressort déjà, si je ne me trompe, un préjugé puissant entre l’absence, dans les Mémoires d’Outre-tombe, de ces divisions que l’auteur avait jusque-là, dans tous ses autres ouvrages, tenues pour nécessaires. Dans la Vie du duc de Berry, dans la Vie de Rancé, qui n’ont chacune qu’un volume, il n’a pas cru devoir s’en passer; et dans ses Mémoires, qui ne forment pas moins de onze volumes, il les aurait jugées inutiles! Dans la moindre des œuvres sorties de sa plume, il se préoccupait de la forme non moins que du fond; mieux que personne, il savait que le décousu, le défaut de plan et de coordination, sont des vices qui ne peuvent couvrir les plus éminentes et les plus rares qualités de style; il professait que l’écrivain, l’artiste digne de ce nom doit soigner, plus encore que les détails, les grandes lignes de son monument. Et ces vérités, dont nul n’était plus pénétré que lui, il les aurait mises en oubli précisément dans celui de ses ouvrages où il était le plus indispensable de s’en souvenir; dans celui de ses livres qui, par sa nature comme par son étendue, en réclamait le plus impérieusement l’application! Ses Mémoires, en effet, ne sont pas, comme tant d’autres, un simple recueil de faits, de renseignements et d’anecdotes, un supplément à l’histoire générale de son temps et à la biographie de ces contemporains; c’est, en réalité, un poème, une épopée dont il est le héros. Sainte-Beuve ne s’y était pas trompé; il écrivait, en 1834, après les lectures de l’Abbaye-aux-Bois: «De ses Mémoires, M. de Chateaubriand a fait et a dû faire un poème. Quiconque est poète à ce degré, reste poète jusqu’à la fin.»[19] Un autre critique, d’une pénétration singulière et qui, moins artiste que Sainte-Beuve, lui est, à d’autres égards, supérieur, Alexandre Vinet, dans ses belles Études sur la littérature française au dix-neuvième siècle, a dit de son côté: «Ce qui a persisté à travers ces vicissitudes de la pensée et de la forme, ce qui ne vieillit pas chez M. de Chateaubriand, c’est le poète….. En d’autres grands écrivains on peut discerner l’homme et le poète comme deux êtres indépendants; ailleurs, ils font ensemble un tout indivisible; chez M. de Chateaubriand, on dirait que le poète a dérobé tout l’homme, que la vie, même intérieure, est un pur poème; que cette existence entière est un chant, et chacun de ces moments, chacune de ses manifestations, une note dans ce chant merveilleux. Tout ce que M. de Chateaubriand a été dans sa carrière, il l’a été en poète… La plus parfaite de ses compositions, c’est sa vie; il n’est pas poète seulement, il est un poème entier; la biographie de son âme formerait une épopée.»[20]

Chateaubriand pensait sans doute sur ce point comme son critique, puisque aussi bien il ne pêchait point par excès de modestie, ainsi qu’on le lui a si souvent et si durement reproché. Du moment qu’à ses yeux sa Biographie, ses Mémoires, devaient former une épopée, un poème entier, il a dû d’abord, en raison de leur étendue, les diviser en plusieurs parties et diviser ensuite chacune de ces parties elles-mêmes en plusieurs livres. Il a dû le faire et il l’a fait. Nul doute possible à cet égard.

Dans laPréface testamentaire, écrite le 1 er décembre 1833 et publiée en 1834[21], il dit expressément: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.»

L’ouvrage comprenait alors trois parties. C’est encore ce que constate la Préface de 1833: «Quand la mort baissera la toile entre moi et le monde, on trouvera que mon drame se divise en trois actes. Depuis ma première jeunesse jusqu’en 1800, j’ai été soldat et voyageur; depuis 1800 jusqu’en 1814, sous le Consulat de l’Empire, ma vie a été littéraire; depuis la Restauration jusqu’aujourd’hui, ma vie a été politique.»

La Révolution de Juillet inaugurait une nouvelle phase dans la vie de Chateaubriand. Elle donnait forcément ouverture, dans ses Mémoires, à une nouvelle partie qui serait la quatrième. Ici encore son témoignage ne nous fait pas défaut. Au mois d’août 1830, sous la dictée même des événements, il a retracé la chute de la vieille monarchie, l’avènement de la royauté nouvelle. Lorsqu’il reprend la plume, au mois d’octobre, il écrivit: «Au sortir du fracas des trois journées, je suis étonné d’ouvrir, dans un calme profond, la quatrième partie de cet ouvrage.»[22]

La division des Mémoires en livres n’est pas moins certaine que leur division en quatre parties.

En 1826, Chateaubriand avait autorisé M me Récamier à prendre copie du début de ses Mémoires. Cette copie, à peu près tout entière de la main de M me Récamier, qui se fit seulement aider (pour un quart environ) par Charles Lenormant, va de la naissance du poète jusqu’à sa dix-huitième année, lorsqu’il se rend à Cambrai pour y rejoindre le régiment de Navarre-infanterie, avec un brevet de sous-lieutenant et 100 louis dans sa poche. Le texte de 1826 est divisé non en chapitres, mais en livres; il en comprend trois, les trois premiers de l’ouvrage[23].

Veut-on que Chateaubriand, après avoir commencé ses Mémoires sous cette forme et l’avoir maintenue jusqu’en 1826, l’ait abandonnée dans les années qui suivirent? Cela ne se pourrait soutenir. En 1834, lors des lectures de l’Abbaye-au-Bois, la division en livres subsistait toujours, ainsi que le constatent non seulement tout ceux qui assistèrent aux lectures et en rendirent compte, mais encore Chateaubriand lui-même, dans le passage déjà cité de sa préface testamentaire du 1 er décembre 1833: «Les Mémoires sont divisés en parties et en livres.» J’en trouverais une autre preuve, si besoin était, dans une lettre écrite par l’auteur, le 24 avril 1834, à Édouard Mennechet, qui lui avait demandé un fragment de l’ouvrage pour le Panorama littéraire de l’Europe. «Tel livre de mes Mémoires, lui écrivait Chateaubriand, est un voyage; tel autre s’élève à la poésie; tel autre est une aventure privée; tel autre, un récit général, une correspondance intime, le détail d’un congrès, le compte rendu d’une affaire d’État, une peinture de mœurs, une esquisse de salon, de club, de cour, etc. Tout n’est donc pas adressé aux mêmes lecteurs, et, dans cette variété, un sujet fait passer l’autre.»[24]

Donc, en 1834, toute la partie des Mémoires alors rédigée, c’est-à-dire sept volumes sur onze, était divisée en livres. L’auteur avait encore à écrire le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814, et d’une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Ce fut l’objet des quatre volumes complémentaires, composés de 1836 à 1839. En cette nouvelle et dernière partie de sa rédaction, Chateaubriand a-t-il brisé le moule dans lequel il avait jeté ses précédents volumes? A-t-il rompu tout à coup avec ses procédés habituels de composition? Il n’en est rien, ainsi que le montrent les textes ci-après, empruntés à la rédaction de 1836–1839.

Tome V, p. 97. – Paris, 1839. – Revu en juin 1847. – «Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups, le 4 octobre 1811: là se trouve la description de la petite retraite que j’achetai pour me cacher à cette époque.»

Tome V, p. 178. – Paris, 1839. – «Ces deux années (de 1812 à 1814), je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires.»

Tome V, p. 189. – Paris, 1839. – «Maintenant, le récit que j’achève rejoint les premiers livres de ma vie publique, précédemment écrits à des dates diverses.»

Tome VI, p. 195. – «Au livre second de ces Mémoires, on lit (je revenais alors de mon premier exil de Dieppe): «On m’a permis de revenir à ma vallée. La terre tremble sous les pas du soldat étranger; j’écris, comme les derniers Romains, au bruit de l’invasion des barbares. Le jour, je trace des pages aussi agitées que les événements de ce jour[25]; la nuit, tandis que le roulement du canon lointain expire dans mes bois solitaires, je retourne au silence des années qui dorment dans la tombe et à la paix de mes plus jeunes souvenirs.»

Tome VI, p. 336. – «Dans le livre IV de ces Mémoires, j’ai parlé des exhumations de 1815.»

Tome VI, p. 380. – 1838. – «Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran, et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle.»

Tome VIII, p. 283. – 1839. – Revu le 22 février 1845. – «Le livre précédent que je viens d’écrire en 1839 rejoint ce livre de mon ambassade de Rome, écrit en 1828 et 1829, il y a dix ans… Pour ce livre de mon ambassade de Rome, les matériaux ont abondé…»[26]

Ainsi, en 1839, dernière date de la rédaction de ses Mémoires (quelques pages seulement y furent ajoutées plus tard), Chateaubriand continue d’être fidèle aux principes de composition qui avaient présidé au commencement de son travail. Si nous poussons plus avant, si nous descendons jusqu’à l’année 1846, époque à laquelle l’ouvrage était depuis longtemps terminé, nous trouvons ce curieux et très significatif billet de M me de Chateaubriand. Il est adressé à M. Mandaroux-Vertamy:

2 février 46. En priant M. Vertamy d’agréer tous mes remerciements empressés, j’ai l’honneur de lui envoyer les 1 er , 2 e et 3 e livres de la première partie des Mémoires que je sais qu’il lira avec toute l’attention de l’amitié. La vicomtesse de Chateaubriand [27].