Chateaubriand mourut le 4 juillet 1848. Mort, il allait remporter sa plus éclatante victoire. Les œuvres posthumes des grands écrivains sont presque invariablement des rogatons qui ont déjà servi, des miettes tombées de leur table, des écus rognés oubliés au fond de leurs tiroirs. Par une suprême coquetterie, Chateaubriand avait réservé, pour l’heure où il ne serait plus, la pièce la plus riche de son trésor, le plus impérissable de ses chefs-d’œuvre.
Il arriva cependant que les Mémoires d’Outre-Tombe furent publiés dans des circonstances défavorables et dans de déplorables conditions, si bien que l’on put croire d’abord à un insuccès complet: ce fut quelque chose comme cette glorieuse journée de Marengo qui, à trois heures de l’après-midi, était une défaite. L’occasion parut bonne à tous ceux qui avaient encensé l’ empereur debout pour jeter la pierre à l’ empereur enterré. On découvrit que Chateaubriand, dans ses Mémoires, avait parlé de… Chateaubriand, et on s’accorda pour dire que c’était là une chose inouïe, un scandale sans précédent, un crime abominable. Songez donc! Un homme qui écrit l’histoire de sa vie, et qui en profite pour se mettre en scène! Cela se pouvait-il supporter? Un auteur de mémoires qui parle de ses contemporains et qui ne proclame pas que tous ont été de petits saints! Cela s’était-il jamais vu?
On ne manquait pas d’ailleurs de se prévaloir, contre les Mémoires d’Outre-Tombe, de ce qu’ils avaient été publiés par bribes et par morceaux, déchiquetés en feuilletons. Quand ils parurent en volumes, on triompha contre eux de ce qu’ils étaient découpés en une infinité de petits chapitres, sans lien entre eux, sans coordination, sans suite apparente. Nul n’eut l’idée de se dire qu’on était évidemment en présence d’une édition fautive, que Chateaubriand n’avait pas pu, contrairement à toutes ses habitudes, renoncer, pour son livre de prédilection, à cet art savant de la composition, à cette symétrie, à cette belle ordonnance, qui avaient signalé jusque-là et marqué toutes ses œuvres, même les moindres. On trouva commode de dire avec Sainte-Beuve: «Les Mémoires d’Outre-Tombe font l’effet des mémoires du Chat Murr dans Hoffmann, pour l’interruption continuelle et la bigarrure.»[78]
Chateaubriand avait divisé son ouvrage en quatre parties et chacune de ces parties en livres. Il m’a suffi de rétablir ces divisions, dans mon édition de 1898[79], pour que le livre prît aussitôt une physionomie toute nouvelle, pour que le monument apparût tel que l’avait conçu le grand artiste, avec son étonnante variété et, en même temps, la noblesse et la régularité de ses lignes.
On est alors revenu à ces Mémoires, longtemps si maltraités, et la surprise a été presque aussi grande que l’admiration. Il était admis, en effet, que les Mémoires d’Outre-Tombe étaient un long pamphlet, que l’auteur s’y était montré sans pitié pour les hommes de son temps, les sacrifiant tous à ses passions et à ses orgueilleuses rancunes. Et il se trouvait que – Talleyrand et Fouché mis à part – il les avait tous traités avec une modération et une indulgence qui faisaient dire un jour à M me de Chateaubriand: «Je n’y comprends rien! M. de Chateaubriand est si bon qu’il en est bête!» – C’était aussi une commune opinion que l’illustre écrivain avait passé les dernières années de sa vie à gâter ses Mémoires, à les surcharger de traits bizarres, de couleurs fausses, d’images incohérentes et de néologismes barbares. Et de ces défauts sans mesure et sans nombre, qui devaient ruiner l’œuvre entière, on trouvait à peine trace. Ces terribles surcharges se réduisaient, dans une œuvre d’une si considérable étendue, à quelques citations inutiles, à quelques plaisanteries affectées, à quelques mots ou à quelques tournures vieillies: taches légères qu’eût effacées un coup de brosse, grains de poussière qu’eût enlevés le souffle d’un enfant!
Le monument reste donc intact, et, dans l’ordre littéraire, c’est le plus beau que le XX e siècle ait élevé. Ce n’est pas seulement la vie d’un homme illustre qui se déroule sous nos yeux, c’est, autour de cette vie, tout un merveilleux décor, – la fin de l’ancienne France, la Révolution, Napoléon et l’Empire, les deux Restaurations, les Cent-Jours et les Journées de Juillet. La biographie s’y mêle à l’histoire, la poésie y coudoie la politique, l’exactitude la plus minutieuse y fait bon ménage avec l’épopée. Presque tous les mémoires s’arrêtent brusquement et restent inachevés: Pendent interrupta … Ceux de Chateaubriand, conduits à leur terme, se terminent par des considérations sur l’ avenir du monde. Dans tout l’ouvrage, sans que le talent de l’auteur faiblisse jamais, la beauté de la forme vient ajouter à l’intérêt du récit. Les Mémoires touchent aux sujets les plus variés, aux événements les plus divers; et de même le style prend tous les tons, revêt toutes les couleurs: il sait unir sans effort la grâce à la vigueur, le charme à l’éclat, la simplicité à la grandeur.
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Est-il besoin maintenant de résumer ce qui précède. Quelques traits du moins suffiront.
Voltaire a dit, au sujet de Corneille: «Les novateurs ont le premier rang à juste titre dans la mémoire des hommes.» Chateaubriand fut, au XIX e siècle, dans l’ordre intellectuel, le novateur par excellence. Nul n’a plus souvent que lui crié le premier, du haut du mat de misaine: «Italie! Italie!»
Le Génie du Christianisme a relevé la religion dans les esprits, et en même temps qu’il les ramenait à la vérité religieuse, il donnait le signal du retour à la vérité littéraire. La Bible vengée du sarcasme de Voltaire, l’antiquité classique remise en honneur et Homère replacé à son rang; l’attention ramenée sur les Pères de l’Église; la supériorité des écrivains du XVII e siècle sur ceux du XVIII e hautement proclamée et invinciblement établie; les chefs-d’œuvre des littératures étrangères admis au foyer d’une hospitalité plus large et plus intelligente; l’art gothique réhabilité; les nouveaux historiens de la France invités, par l’exemple même de l’auteur, à étudier avec un respect filial le passé de la patrie; les semences du vrai romantisme, du romantisme national et chrétien, déposées en terre pour produire bientôt une glorieuse moisson: tels sont les principaux services rendus à la société et aux lettres par le Génie du Christianisme. «Ce livre, a dit M. Léon Gautier, a enfanté et mis au monde le XIX e siècle.»[80] «Toutes les nouveautés, a dit de son côté M. Nisard, toutes les nouveautés durables de la première moitié du XIX e siècle, en poésie, en histoire, en critique, ont reçu de Chateaubriand ou la première inspiration ou l’impulsion décisive.»[81]
Les Martyrs sont la seule épopée que possède la France, et il est arrivé que leur auteur, en créant la couleur locale, en individualisant ses Francs et ses Gaulois, ses Romains et ses Grecs, renouvelait la manière d’écrire et de concevoir l’histoire. À l’entrée de cette voie où vont s’engager, avec Augustin Thierry, Guizot, de Barante, Michelet, c’est encore Chateaubriand que nous apercevons: là encore, il est l’initiateur et le guide.
Dans l’ Itinéraire, il ouvre également une voie nouvelle. Il crée un genre, et, du même coup, il le porte à sa perfection.
Sous la Restauration, ses écrits politiques le placent au premier rang des publicistes et des polémistes. Ses moindres articles de journaux, de l’aveu même de Sainte-Beuve, «sont de petits chefs-d’œuvre»[82].
«Ô Muse, avait-il dit en 1809, au dernier livre des Martyrs, je n’oublierai point tes leçons! Je ne laisserai point tomber mon cœur des régions élevées où tu l’as placé. Les talents de l’esprit que tu dispenses s’affaiblissent par le cours des ans: la voix perd sa fraîcheur, les doigts se glacent sur le luth; mais les nobles sentiments que tu inspires peuvent rester quand les autres dons ont disparu. Fidèle compagne de ma vie, en remontant dans les cieux, laissez-moi l’indépendance et la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la poésie, et m’ouvrir les pages de l’histoire. J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge; j’emploierai l’âge des regrets au tableau de la vérité.»
Après 1830, l’âge des regrets était venu. C’est le moment où il publie les Études historiques, l’ Analyse raisonnée de l’histoire de France, le Congrès de Vérone. Ces dernières œuvres sont belles, comme les précédentes. Les années n’ont pas affaibli ses talents. La Muse lui est restée fidèle, et c’est elle qui lui ouvre les pages de l’histoire. À cette tâche nouvelle, Chateaubriand apportait d’ailleurs de nouveaux dons, un nouveau style et comme un perpétuel rajeunissement. Au lieu de se continuer toujours, de se répéter sans fin, comme tant d’autres, Victor Hugo par exemple, il ne cessait de se renouveler. Il a eu successivement plusieurs manières, qui toutes ont fini par se réunir, par se déverser dans les Mémoires d’Outre-Tombe, comme ces rivières du Nouveau-Monde qu’avait visitées sa jeunesse, et qui, après avoir fertilisé de riches contrées, finissent toutes par descendre au Meschacébé et forment avec lui le plus grand et le plus majestueux des fleuves.
Chez Chateaubriand, l’homme a pu avoir ses faiblesses, le politique a pu commettre des fautes; mais, dans tous ses ouvrages, il est resté invariablement fidèle à toutes les nobles causes. Il a toujours défendu la vérité, le droit, la justice. Il n’a pas écrit une page où ne respire la passion de l’honneur, pas une où il ait offensé la religion et la pudeur. Et c’est par là, plus encore que par son génie, qu’il mérite notre admiration et notre reconnaissance. La France ne se pourra relever que si les générations nouvelles élèvent leur cœur à la hauteur des généreux sentiments pour lesquels l’âme de Chateaubriand n’a cessé de battre, si elles reviennent à ses enseignements et si, à leur tour, elles lui disent:
Tu duca, tu signore, e tu maestro!
Edmond BIRÉ.