L’heure du repos avait sonné pour le vieil athlète. Mais quoi! il est pauvre! De sa pairie, de son ministère, de ses ambassades et de ses pensions, il n’a rien gardé. Fidèle à la devise de sa maison, il a semé l’or, et il ne lui reste pas deux sous. Il faut vivre pourtant. Aux jours de sa jeunesse, à Londres, dans son grenier d’Holborn, il avait fait, pour l’imprimeur Baylis, des traductions du latin et de l’anglais. À Paris, vieilli, malade, plein d’ans et de gloire, il fera, pour le libraire Gosselin, une traduction du Paradis perdu, et il écrira un Essai sur la littérature anglaise.

Dans les deux volumes de l’ Essai, Chateaubriand n’isole pas l’histoire de la nation anglaise de l’examen de sa littérature. Là surtout est l’originalité de son livre. Ici encore il est un précurseur, il ouvre la voie que M. Taine parcourra un jour avec tant de succès.

On peut, certes, signaler dans l’ Essai des défauts de composition. L’auteur y a introduit des passages de ses précédents écrits et des fragments de ses futurs Mémoires. Tel chapitre sur l’abbé de Lamennais, tel autre sur Béranger et ses chansons, ne semblent guère là à leur place. Mais si l’auteur se joue ainsi autour de son sujet, s’il va et vient et touche à tout, le lecteur n’a pas à se plaindre, puisqu’il trouve, dans ces deux volumes, une vaste érudition, de larges tableaux de mœurs et d’histoire, des vues ingénieuses et profondes, les jugements et les pensées d’un homme supérieur sur les plus graves questions d’art et de morale. Partout on sent le maître, l’homme qui, s’étant peu à peu désabusé de toutes les fausses beautés, conserve pour les véritables, la ferveur d’un premier amour.

L’ Essai sur la littérature anglaise est de 1836. Presqu’en même temps paraissait la traduction du Paradis perdu. Certes, il était dur, pour l’auteur des Martyrs, d’être condamné «à traduire du Milton à l’aune». Il s’acquitta du moins de cette besogne en homme qui, même en une telle et si fâcheuse rencontre, n’abdique pas son originalité. Le premier, et, cette fois, je crois bien qu’il eut tort, il adopta pour système de traduction la littéralité. «Une traduction interlinéaire, disait-il, dans son Avertissement, serait la perfection du genre.» Nous en sommes venus là, et j’estime que nous y avons perdu. Aussi littérale que possible, la traduction de Chateaubriand n’est donc ni flatteuse, ni parée,

Mais fidèle, mais fière, et même un peu farouche. [76]

Un peu trop farouche même. Elle reste pourtant la meilleure que nous possédions. Le chantre d’Eudore et de Cymodocée se plaisait aux souvenirs de l’antiquité. Nul doute qu’au cours de son labeur de traducteur, il n’ait songé plus d’une fois à ce pauvre Apollon réduit à garder les troupeaux d’Admète. Mais, de même que, dans les plaines de la Thessalie, le Dieu se trahissait quelquefois sous le sayon du berger, de même le génie de Chateaubriand perce, en maint endroit, à travers les rudesses de sa traduction. Dans aucune autre, nous ne nous sentons mieux en commerce avec le génie de Milton; aucune autre ne nous donne une aussi vive conscience d’avoir lu Milton lui-même.

* * *

Chateaubriand travaillait toujours à ses Mémoires, et leur achèvement était proche.

La guerre d’Espagne avait été la grande affaire de sa vie politique. Il lui fallait en parler avec de longs détails; mais ces détails, il ne les pouvait donner dans ses Mémoires mêmes sans déranger l’ordonnance de son livre, et c’est à quoi il ne se pouvait résigner. Encore moins se résignait-il à mourir sans avoir mis en pleine lumière cet épisode auquel était attaché l’honneur de son nom et aussi l’honneur du gouvernement royal. Il se décida donc à écrire, avec tous les développements nécessaires, un récit de la guerre de 1823 et des négociations qui l’avaient précédée, et, en 1838, il le publia sous le titre de Congrès de Vérone.

En composant cet ouvrage, Chateaubriand revivait l’année la plus glorieuse de sa vie. Aussi l’a-t-il écrit avec entrain, avec une sorte de joie naïve et d’enthousiasme juvénile, – et il s’est trouvé qu’il avait fait là, à soixante-dix ans, un de ses plus beaux livres. Au lendemain de la publication, M. Vinet en portait ce jugement:

La grande réputation de M. de Chateaubriand semble se rattacher à ses premières productions; on a l’air de croire que l’auteur d’ Atala et des Martyrs n’a fait que se continuer. C’est une erreur. Son talent n’a cessé depuis lors d’être en progrès; à l’âge de soixante-dix ans, il avance, il acquiert encore, autant pour le moins et aussi rapidement qu’à l’époque «de sa plus verte nouveauté»…. Le talent, à mesure que la pensée et la passion s’y sont fait leur part, a pris une constitution plus ferme; la vie et le travail l’ont affermi et complété; sans rien perdre de sa suavité et de sa magnificence, le style s’est entrelacé, comme la soie d’une riche tenture, à un canevas plus serré, et ses couleurs en ont paru tout ensemble plus vives et mieux fondues. Tout, jusqu’à la forme de la phrase, est devenu plus précis, moins flottant; le mouvement du discours a gagné en souplesse et en variété; une étude délicate de notre langue, qu’on désirait fléchir et jamais froisser, a fait trouver des tours heureux et nouveaux, qui sont savants et ne paraissent que libres. Le prisme a décomposé le rayon solaire sans l’obscurcir; et les couleurs qui en rejaillissent éclairent comme la lumière. [77]

Chateaubriand alors déposa sa plume, croyant bien ne plus jamais la reprendre. Il la reprit pourtant, en 1844, non pour chercher un nouveau succès, mais pour obéir aux ordres de son directeur de conscience, un vieux prêtre de Saint-Sulpice, l’abbé Séguin. Il écrivit la Vie de Rancé. C’est le seul de ses livres qui soit manqué. C’est moins un livre d’ailleurs qu’une causerie du soir, entre amis, causerie vagabonde, décousue, pleine de boutades et de bigarrures. Les traits charmants, du reste, n’y sont pas rares, ni les heureuses rencontres, ni les riches indemnités. On y retrouve encore, par endroits, le magicien et l’enchanteur. Et puis, si le livre est manqué, la préface est si touchante et si belle! Ces quelques pages sur la vie du vieil abbé Séguin sont la plus éloquente des réponses à ceux qui ont trouvé piquant de mettre en doute la sincérité religieuse du grand écrivain.