Un jour devait venir où, de plus en plus attiré par la politique, Chateaubriand se ferait journaliste. Pendant deux ans, d’octobre 1818 à mars 1820, il a dirigé Le Conservateur, auquel il avait donné pour devise: Le Roi, la Charte et les Honnêtes gens. Après sa sortie du ministère, il devint l’un des rédacteurs du Journal des Débats, où il écrivit pendant trois ans et demi, du 21 juin 1824 à la fin de 1827.

Si j’écrivais la vie politique de Chateaubriand, je serais sans doute amené à relever les inconséquences et les contradictions auxquelles il n’a pas échappé: libéral, il a combattu le ministère libéral de M. Decazes; royaliste, il a combattu le ministère royaliste de M. de Villèle. Je serais conduit à déplorer les funestes résultats de ses ardentes polémiques. Mais je n’examine que la valeur littéraire de ses œuvres, je ne considère que le talent déployé. Or, le talent ici fut merveilleux. Chateaubriand a été sans conteste le plus grand polémiste de son temps. Il serait resté – si Louis Veuillot ne fût pas venu – le maître du journalisme au XIX e siècle. Armand Camel, son élève, ne l’a suivi que de très loin, non passibus æquis. Solidité de la dialectique, trame serrée du raisonnement, propriété de termes exacte et forte, ces qualités du journaliste, Chateaubriand les possède au plus haut degré; mais il a de plus ce qui manqua au rédacteur du National, l’image éblouissante, le rayon poétique, l’éclair lumineux de l’épée. Napoléon ne s’y trompa point. Il disait, à Sainte-Hélène, après avoir lu les premiers articles du Conservateur:

«Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n’avait pas été placée dans des hommes dont l’âme était détrempée par des circonstances trop fortes…; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays des baïonnettes étrangères; si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d’éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré, ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Il n’y a que lui au monde qui ai pu dire impunément à la tribune des pairs, que la redingote grise et le chapeau de Napoléon, placés au bout d’un bâton sur la côte de Brest, feraient courir l’Europe aux armes . [64]Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare: tant d’autres y ont trouvé leur perte! Mais, ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie.» [65]

Élevé à la pairie[66], lors de la seconde rentrée de Louis XVIII, Chateaubriand a prononcé de nombreux discours, du 19 décembre 1815 au 7 août 1830. Sous la Restauration, les séances du Luxembourg n’étaient pas publiques. Les discours de Chateaubriand, comme ceux de presque tous ses collègues, sont des discours écrits. Ce fut seulement en 1823 et en 1824 qu’il eut occasion, comme ministre des Affaires étrangères, de paraître à la tribune de la Chambre des députés. Un témoin de ce temps-là, M. Villemain, dit à ce sujet: «M. de Chateaubriand soutint avec succès l’épreuve, nouvelle pour lui, de la tribune des députés, de cette tribune, déjà si passionnée, où l’éloquence avait reparu avec le pouvoir. Sa parole écrite, mais prononcée avec une expression forte et naturelle, exerça beaucoup d’empire».[67]

Par la beauté du style, par l’importance des questions qu’ils traitent, les Discours et les Opinions de Chateaubriand méritent de survivre aux circonstances qui les ont vus naître. Les sujets qu’il aborde sont de ceux dont l’intérêt est toujours actuel: l’inamovibilité des juges, la liberté religieuse, la loi d’élections, la liberté de la presse, la loi de recrutement, la liberté individuelle.

Deux discours, d’un intérêt surtout historique, sont particulièrement remarquables: celui du 23 février 1823 sur la guerre d’Espagne, celui du 7 août 1830, en faveur des droits du duc de Bordeaux. Composés dans le silence du cabinet au lieu d’être nés à la tribune, ces discours ne sauraient suffire à valoir une place à Chateaubriand parmi nos grands orateurs: il n’en reste pas moins qu’ils sont admirables et que personne, ni de Serre, ni Royer-Collard, ni même Berryer, n’a eu comme lui le secret des mots puissants et des paroles impérissables.

Ses ouvrages politiques, ses écrits polémiques, ses Opinions et ses Discours sont comme une histoire abrégée de la Restauration. Rangés par ordre chronologique, ils représentent, comme dans un miroir, les hommes et les choses de ce temps. À l’intérêt historique se vient ajouter ici l’intérêt littéraire, car Chateaubriand ne fut jamais plus en possession de son talent d’écrivain que dans ces années qui vont de 1814 à 1830. Même quand il fait de la politique, il reste un charmeur. Même quand il est devenu l’homme des temps nouveaux et qu’il rompt des lances en faveur de la liberté de la presse, il reste un chevalier; son écu porte toujours la devise: Je sème l’or, et l’on voit à son casque, comme à celui de Manfred, l’aigle déployée aux ailes d’argent.