La politique cependant n’absorbait pas Chateaubriand tout entier. De 1826 à 1830, le libraire Ladvocat publia une édition des Œuvres complètes du grand écrivain, et ce fut pour ce dernier une occasion de revoir avec soin tous ses anciens ouvrages et de donner aux lecteurs quelques ouvrages nouveaux.

Il avait fait paraître à Londres, en 1797, un Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la République française de nos jours. Réimprimé en Angleterre et en Allemagne, le livre n’avait pas pénétré en France, et Chateaubriand eût volontiers condamné à l’oubli cette œuvre de jeunesse, inspirée par les idées philosophiques de Rousseau. Mais une œuvre sortie de sa plume et signée de son nom pouvait-elle éternellement rester sous le boisseau? À défaut de ses amis, ses ennemis ne l’auraient pas permis. Ayant pu s’en procurer quelques exemplaires dans les bureaux de la police, ils ne se faisaient pas faute d’en citer des extraits, habilement choisis, à l’aide desquels ils s’efforçaient de mettre en contradiction avec lui-même l’auteur du Génie du Christianisme.

En 1826, Chateaubriand réimprima l’Essai sans y changer un seul mot: seulement, il l’accompagna de notes où il relevait et réfutait ses erreurs; où, sans nul souci d’amour-propre, il faisait amende honorable au bon sens, à la religion et à la saine philosophie. C’est un spectacle curieux, et peut-être sans exemple avant Chateaubriand, que celui d’un auteur qui, au lieu de défendre son ouvrage, le condamne avec une sévérité que la critique la plus malveillante aurait eu peine à égaler.

Il apparaît d’ailleurs, à la lecture de l’ Essai, que la raison du jeune émigré, sa conscience et ses penchants démentaient son philosophisme, et aussi que l’esprit de liberté ne l’abandonnait pas davantage que l’esprit monarchique. On s’attendait, d’après les insinuations de la malveillance, à trouver un impie, un révolutionnaire, un factieux, et on découvrait un jeune homme accessible à tous les sentiments honnêtes, impartial avec ses ennemis, juste contre lui-même, et auquel, dans le cours d’un long ouvrage, il n’échappe pas un seul mot qui décèle une bassesse de cœur.

L’ Essai est un véritable chaos, dit Chateaubriand dans sa préface. Il y a de tout, en effet, dans ce livre: de l’érudition, des portraits et des anecdotes, des impressions de lecture et des récits de voyages, des considérations politiques et des tableaux de la nature. Malgré le décousu, la bizarrerie et les incohérences de l’ouvrage, on ne le parcourt pas sans éprouver un réel intérêt, sans ressentir un attrait très vif, parce que l’auteur y a versé toutes ses pensées, toutes ses rêveries, toutes ses souffrances, parce que ses souvenirs personnels s’y mêlent avec tous les souvenirs de cette Révolution qui a tué son frère et qui a fait mourir sa mère. Ce sont déjà des pages de mémoires – les mémoires d’avant la gloire, en attendant les mémoires d’outre-tombe. On s’attache à ce livre étrange, où déjà se révèle, au milieu d’énormes défauts, un si rare talent d’écrivain, soit que l’auteur redise la mort de Louis XVI, les vertus de Malesherbes, ou encore les misères et les douleurs de l’exil. On ne lit pas sans pleurer cet admirable chapitre XIII: Aux Infortunés, qui suffirait seul à sauver de l’oubli l’ Essai sur les Révolutions.

En 1827, parut le Voyage en Amérique.

Chateaubriand aimait à s’appliquer le vers de Lucrèce:

Tum porro puer ut sævis projectus ab undis
Navita………………

Né au bord de la mer en un jour de tempête, élevé comme le compagnon des vents et des flots, il aimait naturellement les voyages, les longues courses à travers l’océan.

Le 6 mai 1791, il s’embarquait à Saint-Malo pour l’Amérique, avec le dessein de rechercher par terre, au nord de l’Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groënland. Il ne retrouva pas la mer Polaire; mais, lorsqu’il revint, au mois de janvier 1792, il rapportait des images, des couleurs, toute une poésie nouvelle; il amenait avec lui deux sauvages d’une espèce inconnue: Chactas et Atala.

Dans son voyage de 1807, il fit le tour de la Méditerranée, retrouvant Sparte, passant à Athènes, saluant Jérusalem, admirant Alexandrie, signalant Carthage, et se reposant à Grenade, sous les portiques de l’Alhambra. C’était une course à travers les cités célèbres et les ruines. En 1791, au contraire, après une rapide visite à deux ou trois villes dont le nom était alors à peine connu, Baltimore, Philadelphie, New-York, son voyage s’était accompli tout entier dans les déserts, sur les grands fleuves, au milieu des forêts. Rien ne ressemble donc moins à l’ Itinéraire de Paris à Jérusalem que le Voyage en Amérique; mais, avec des qualités différentes, ce Voyage est aussi un chef-d’œuvre. À côté des pages où l’on croit entendre, selon le mot de Sainte-Beuve, «l’hymne triomphal de l’indépendance naturelle et le chant d’ivresse de la solitude», on y trouve des notes sans date, qui rendent admirablement, dit encore Sainte-Beuve, «l’impression vraie, toute pure, à sa source: ce sont les cartons du grand peintre, du grand paysagiste, dans leur premier jet»[68]. Des considérations sur les nouvelles républiques de l’Amérique du Sud, sur les périls qui les menacent, sur l’anarchie qui les attend, ferment le volume. Il s’ouvre par un portrait de Washington, que l’auteur met en regard du portrait de Bonaparte. «En 1814, dit-il dans une de ses préfaces, j’ai peint Buonaparte et les Bourbons; en 1827, j’ai tracé le parallèle de Washington et de Buonaparte; mes deux plâtres de Napoléon lui ressemblent: mais l’un a été coulé sur la vie, l’autre modelé sur la mort, et la mort est plus vraie que la vie.»

Habent sua fata libelli … Les Natchez ont leur histoire. Lorsqu’en 1800, Chateaubriand quitta l’Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, celui de La Sagne, il n’osa se charger d’un trop gros bagage: il laissa la plupart de ses manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez, dont il n’apportait à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique.

Quatorze années s’écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Il ne songea guère à ses papiers dans le premier moment de la Restauration; et, d’ailleurs, comment les retrouver? Ils étaient restés renfermés dans une malle, chez une Anglaise, qui lui avait loué une mansarde à Londres. Il avait oublié le nom de cette femme; le nom de la rue et le numéro de la maison où il avait demeuré, étaient également sortis de sa mémoire.

Après la seconde Restauration, sur quelques renseignements vagues et même contradictoires qu’il fit passer à Londres, deux de ses amis, MM. de Thuisy, à la suite de longues recherches, finirent par découvrir la maison qu’il avait habitée dans la partie ouest de Londres. Mais son hôtesse était morte depuis plusieurs années, laissant des enfants qui, eux-mêmes, avaient disparu. D’indications en indications, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, les retrouvèrent enfin dans un village à plusieurs milles de Londres.

Ces braves gens avaient conservé avec une religieuse fidélité la malle du pauvre émigré; ils ne l’avaient pas même ouverte. Rentré en possession de son trésor, Chateaubriand ne songea pas à mettre en ordre ces vieux papiers, jusqu’au jour où, sorti du pouvoir, il eut à s’occuper de l’édition de ses Œuvres complètes.

Le manuscrit des Natchez se composait de deux mille trois cent quatre-vingt-trois pages in-folio. Ce premier manuscrit était écrit de suite sans section; tous les sujets y étaient confondus: voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais auprès de ce manuscrit d’un seul jet, il en existait un autre, partagé en livres, et où il avait commencé à établir l’ordre. Dans ce second travail non achevé, Chateaubriand avait non seulement procédé à la revision de la matière, mais il avait encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l’épopée.

Cette transformation s’arrêtait à peu près à la moitié de l’ouvrage. Chateaubriand, lorsqu’il revisa son manuscrit en 1825, ne crut pas devoir la pousser plus loin; de sorte que, des deux volumes dont se composent aujourd’hui les Natchez, le premier s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans les Martyrs, le second descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Sainte-Beuve, à l’époque où il essayait de réagir contre la gloire de Chateaubriand et où il s’efforçait de la diminuer, a dit de la partie épique des Natchez: «On ne saurait se figurer quelle prodigieuse fertilité d’imagination il y a déployée, que d’inventions, que de machines, surtout quelle profusion de figures proprement dites, de similitudes les plus ingénieuses à côté des plus bizarres, un mélange à tout moment de grotesque et de charmant. Mais certes, au sortir de ce poème il était rompu aux images, il avait la main faite à tout en ce genre. Jamais l’art de la comparaison homérique n’a été poussé plus loin, non pas seulement le procédé de l’imitation directe, mais celui de la transposition. C’est un tour de force perpétuel que cette reprise d’Homère en iroquois. Après les Natchez, tout ce qui nous étonne en ce genre dans les Martyrs n’était pour l’auteur qu’un jeu»[69].

Le second volume, non plus épique, mais simplement romanesque, offre de brillantes descriptions, des péripéties tragiques, des personnages et des caractères variés, types d’héroïsme et de vertu, de séduction et de grâces, de scélératesse et de cruauté: Chactas et le père Souel, le commandant Chépar, le capitaine d’Artaguette et le grenadier Jacques, le sage Adario, le généreux Outougamiz, le sauvage Ondouré, la criminelle Akansie, et ces deux sœurs d’Atala, Céluta, l’épouse de René, et cette jeune Mila, sur qui le poète semble avoir épuisé toutes les grâces de son pinceau et les plus fraîches couleurs de sa palette; qu’il prend au sortir de l’enfance, pour peindre ses premiers sentiments, ses premières sensations et ses premières pensées, dont il fait ressortir la légèreté piquante, la vivacité spirituelle, la prudence sous les apparences de l’irréflexion, le courage et la résolution, sous des traits enfantins. Mila est le charme de ce poème et de ce roman, que M. Émile Faguet a eu raison d’appeler «ces charmants Natchez »[70], et dont le spirituel abbé de Féletz écrivait, au moment de leur apparition: «Pour me résumer, je dirai que les Natchez sont l’œuvre d’un génie fort, vigoureux, puissant et original; c’est un ouvrage qui n’a point de modèle; l’illustre auteur me permettra d’ajouter, et qui ne doit pas en servir.»[71]

En même temps qu’il faisait paraître les Natchez, Chateaubriand réunissait, sous le titre de Mélanges littéraires, les principaux articles de critique insérés par lui, de 1800 à 1826, dans le Mercure de France, le Conservateur et le Journal des Débats. Quelques-uns de ces articles avaient été des événements. Tel, par exemple, celui du 4 juillet 1807, qui s’ouvre par la phrase fameuse: «C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde…» et qui se termine par ces lignes: «Il y a des autels, comme celui de l’honneur, qui, bien qu’abandonnés, réclament encore des sacrifices… Après tout, qu’importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie[72]

Sur les Mémoires de Louis XIV, sur la Législation primitive de M. de Bonald, sur la Vie de M. de Malesherbes, l’auteur des Mélanges a des pages de la plus haute éloquence. C’est un inoubliable tableau que celui des derniers moments du défenseur de Louis XVI, que rendit si douloureux et si amer l’affreux spectacle de sa famille, dans laquelle il comptait un frère de Chateaubriand, immolée le même jour que lui, avec lui, et sous ses yeux! Chateaubriand excelle à peindre ces grandes scènes de douleur et de désolation: Crescit cum amplitudine rerum vis ingenii.

En d’autres rencontres, s’il traite des sujets d’un intérêt secondaire, quelques-uns même qui pourraient sembler insignifiants, il sait leur donner l’importance qui leur manque. Il oublie, à la vérité, un peu le livre, il n’y revient que de loin en loin, pour l’acquit de sa conscience; et je ne connais point de critique qui en ait plus que lui. Mais, enfin, nous n’y perdons rien, car ces pages à côté valent mieux que tout le livre: Materiam superabat opus. Même quand il écrit de simples articles de journaux, Chateaubriand sait leur imprimer un caractère de durée.

* * *

Les Mélanges littéraires furent bientôt suivis d’un volume entièrement inédit. Dans les dernières années de la Restauration, il était beaucoup question des Stuarts. Leur nom retentissait sans cesse à la tribune et dans la presse. En 1827, Armand Carrel composait l’ Histoire de la Contre-Révolution en Angleterre sous Charles II et Jacques II. Chateaubriand voulut en parler à son tour, et, en 1828, il publia les Quatre Stuart.

Il s’était occupé autrefois, dans l’ Essai sur les Révolutions, du règne de Charles I er; il en avait même écrit l’histoire complète. Avec la conscience qu’il apportait dans tous ses travaux, il relut attentivement, outre les historiens qui l’avaient précédé, les mémoires latins et anglais des contemporains, sur la matière; il déterra quelques pièces peu connues. De tout cela il est résulté, non une histoire des Stuart qu’il ne voulait pas faire, mais une sorte de traité où les faits n’ont été placés que pour en tirer des conséquences. Tantôt la narration est courte lorsqu’aucun sujet de réflexions ne se présente ou qu’on n’est pas attaché par l’intérêt des événements; tantôt elle est longue quand les réflexions en sortent avec abondance, ou quand les événements sont pathétiques.

Carrel se plaisait à voir dans le renversement des Stuarts, la préface et l’annonce du renversement des Bourbons. Chateaubriand, au contraire, tâche de faire sentir les principales différences des deux révolutions, celle de 1640 et celle de 1789, et des deux restaurations, celle de 1660 et celle de 1814. Il signale les écueils, afin d’en rendre l’évitée plus facile, mais l’homme pervertit souvent les choses à son usage, et quand on lui croit offrir des leçons, on ne lui fournit que des exemples.

Les conseils de Chateaubriand ne furent pas entendus: le vieux château des Stuarts s’ouvrit bientôt pour recevoir les Bourbons exilés. Et voilà pourquoi on ne lit plus les Quatre Stuart. On y reviendra un jour, car de bons juges, et parmi eux M. Nisard, n’hésitent pas à y voir un chef-d’œuvre de pensée et de style. Un autre critique qui, lui non plus, n’était pas de la paroisse de Chateaubriand, dit de son côté: «Les Quatre Stuart, où la manière de Voltaire se marie à celle qui ne peut être désignée que par le nom de Chateaubriand, sont un morceau brillant et impartial, où l’imagination ne paraît guère que pour embellir un incorruptible bon sens.»[73]