LA CHUTE

Ils ramèrent pendant une demi-heure dans un silence à peu près complet, car tous avaient eu très peur ; mais lorsque Norman Hay fit une remarque au sujet de son aquarium la conversation reprit de plus belle.

« Nous trouverons peut-être quelque chose là-bas pour enlever le bouchon de ciment que j’ai mis dans mon aquarium, dit-il.

— Il te faudra un instrument solide, répondit Tout-Petit, car le ciment sous-marin durcit très vite. C’est ce qui a été employé pour l’appontement et on ne voit aucune marque sur le quai, même à l’endroit où s’amarrent les bateaux.

— Aucun navire ne vient toucher le quai à moins d’un accident, fit remarquer Rice assis à l’avant. Ce qui n’empêche pas Norman d’avoir raison quand il dit qu’il te faudra des outils solides. En tout cas chez moi, je ne vois rien qui puisse faire l’affaire.

— Mais, au juste, que cherches-tu ? Un marteau et un ciseau à froid ?

— Tu n’arriveras certainement à rien avec un marteau pour travailler sous l’eau. Il faut une longue barre à mine très lourde et très pointue. Personne ne sait où on pourrait en trouver une ? » La question demeurant sans réponse, Hay reprit au bout d’un moment : « Nous pourrons toujours demander à l’un des types du ponton et si par hasard il n’a rien, ceux qui construisent la maison en haut de la colline devraient posséder ça dans leurs outils.

— Si seulement nous pouvions avoir un casque de plongée, le travail serait vite fait, déclara Rice.

— Les seuls casques de l’île se trouvent dans le bâtiment de l’équipe de sécurité de l’appontement et des réservoirs et je n’ai pas l’impression qu’ils seraient enchantés de nous en prêter un, fit remarquer Bob. Et puis en admettant même que l’on puisse avoir la combinaison, personne ne pourrait la mettre sauf Tout-Petit, et encore.

— Ce n’est pas la peine de rêver, ils ne nous la laisseront pas prendre.

— Pourquoi ne pas faire un équipement ? Ce n’est pas très compliqué.

— Peut-être pas, mais cela fait quatre ou cinq ans que l’on en parle et pour l’instant on est toujours obligé de compter uniquement sur sa respiration pour travailler sous l’eau. »

Colby venait de lancer une de ses rares remarques et, comme d’habitude, personne ne trouva rien à répondre. Rice rompit le silence le premier en demandant :

« Que vas-tu faire pour empêcher tes poissons d’aller se promener ? Bob parlait tout à l’heure d’un grillage ; c’est très joli, mais où veux-tu trouver cela ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Et s’il en existe dans l’île, il ne peut s’en trouver que dans l’un des magasins de l’appontement. Je tâcherai d’en piquer un morceau, ou tout au moins du gros fil de fer pour en faire un moi-même. De toute façon il ne m’en faudra pas beaucoup, car le trou ne sera pas grand. »

L’embarcation fut amarrée au pied d’une échelle de fer scellée dans l’appontement du côté de la terre. Rice et Bob firent rapidement deux nœuds à l’avant et à l’arrière du bateau pendant que les autres grimpaient sans plus attendre. Rice éprouvait quelque difficulté à monter à cause de son pied, mais parvint néanmoins en haut sans encombre. Une fois sur l’appontement, les jeunes garçons regardèrent longuement autour d’eux, se demandant ce qu’ils allaient faire.

L’appontement était une énorme construction et la production en huile de la semaine en occupait une bonne partie. Le nombre de barils augmentant, on avait multiplié les endroits de stockage. Quatre énormes réservoirs cylindriques arrêtaient la vue à l’autre bout. Aucun mur pare-feu ne séparait les réservoirs construits en acier et en béton d’où partaient d’énormes tuyaux aboutissant au ras de l’eau. Le matériel d’incendie se résumait en tout et pour tout à des tuyaux renfermant de l’eau sous pression qui devait servir, en principe, à balayer l’huile enflammée dans le lagon.

Entre les réservoirs, subsistaient un certain nombre de petits hangars rouillés qui ressemblaient aux magasins de matériel installés dans l’île. De l’autre côté de la jetée se trouvait un appareil d’aspect très compliqué qui pouvait servir à distiller l’huile brute sortie des réservoirs pour obtenir de l’essence ou de la graisse. Il était en effet meilleur marché de traiter sur place le produit brut pour fournir les besoins des habitants, plutôt que d’envoyer la marchandise à Tahiti pour la raffiner et être obligé de la faire revenir ensuite.

Pour l’instant tout l’intérêt des jeunes garçons était concentré sur le magasin du matériel. Aucun d’eux ne se souvenait d’avoir vu employer du grillage dans l’île, mais ne voulant pas s’avouer vaincus au départ, ils tenaient à épuiser toutes les possibilités. En file indienne, ils s’engagèrent sur l’étroit chemin qui serpentait entre les réservoirs.

Un léger flottement se produisit parmi eux avant d’atteindre le fameux magasin. Comme ils passaient devant l’un des petits hangars placés çà et là entre les réservoirs, une main attrapa Rice par le cou et l’attira à l’intérieur de la fragile construction. L’espace d’un instant les enfants s’arrêtèrent sur place complètement médusés, puis ils échangèrent des sourires de compréhension en entendant la voix de Charlie Teroa. Ce dernier parlait de passagers clandestins, de places à prendre, et paraissait assez énervé. La conversation se poursuivit quelques minutes sans que jamais la voix de Rice ne se fît entendre. Lorsque le rouquin rejoignit ses camarades il n’avait pas l’air très fier et baissait la tête. Teroa apparut derrière lui, un sourire bizarre aux lèvres, et il tressaillit imperceptiblement en surprenant le regard de Bob posé sur lui. Il dit alors :

« Mais dites-moi, les gosses, vous n’avez pas le droit de vous balader par ici.

— Au moins autant que toi », rétorqua Hay qui n’avait nullement l’intention d’abandonner le terrain tant qu’il existait encore une chance de trouver ce qu’il cherchait. « Tu ne travailles pas ici, que je sache.

— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien, rétorqua Teroa de son air le plus calme. En tout cas j’aide les gens d’ici. Je parie que vous êtes en train de chercher quelque chose. »

La phrase avait la valeur d’une affirmation, mais on pouvait tout de même y discerner une vague interrogation.

« De toute façon ce que nous cherchons ne fera défaut à personne », répliqua Hay sur la défensive.

Il allait se lancer dans un développement long et compliqué pour expliquer ses intentions, mais une voix inconnue d’eux vint lui couper tous ses effets.

« Comment pouvons-nous en être sûrs ? »

Les enfants se tournèrent d’un bloc et découvrirent le père de Bob qui venait d’arriver derrière eux et qui poursuivit :

« Nous sommes toujours d’accord pour vous prêter tout ce qu’il vous faut, tant que nous savons où se trouve notre matériel. De quoi avez-vous besoin aujourd’hui ? »

Sans la moindre gêne, Hay exposa ses intentions. Il n’avait jamais songé à prendre le fil de fer sans le demander, mais il avait espéré malgré tout avoir l’occasion de faire son choix lui-même après avoir passé en revue les trésors que renfermait la salle du matériel, et surtout il tenait à choisir lui-même la personne à qui il allait exposer sa requête.

M. Kinnaird hocha la tête d’un air entendu et répondit :

« Vous serez sans doute obligés de grimper jusqu’au nouveau réservoir que l’on construit là-haut pour avoir une barre à mine ou un outil de ce genre. Pour votre grillage, j’ai l’impression que l’on doit avoir ça à notre rayon. Venez voir. »

Tous les garçons, y compris Teroa, emboîtèrent le pas à M. Kinnaird pour traverser les petites passerelles faites de plaques d’acier très glissantes. Tout en marchant Hay expliqua ce qui s’était produit à sa piscine et comment on avait fini par découvrir la raison de tous ses ennuis. M. Kinnaird avait l’habitude d’écouter les gens qui lui parlaient, mais il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil rapide vers son fils lorsqu’il fut question de la dangereuse baignade. Bob ne surprit pas le regard de son père et la conversation lui remit soudain à l’esprit le livre dont le médecin lui avait parlé. Il s’approcha aussitôt de Hay pour le lui rappeler. M. Kinnaird ne put s’empêcher de dire :

« Tiens, tiens, aurais-tu par hasard l’intention de devenir médecin ? Jusqu’à présent tu n’en prends guère le chemin.

— Non, papa, j’ai simplement besoin d’un renseignement », répondit Bob d’un ton neutre.

Les préoccupations du Chasseur revenaient plus urgentes que jamais. Et il se demandait avec inquiétude quand il pourrait entrer en communication avec Bob. Pour l’instant il ne pouvait en être question !

M. Kinnaird se retourna en souriant et montra l’une des portes de la cabane devant laquelle il venait d’arriver.

« Il y aurait peut-être quelque chose pour vous là dedans, Norman », dit-il en sortant la clef du cadenas.

Il faisait très noir à l’intérieur, mais M. Kinnaird tourna le bouton dissimulé près de l’entrée et une faible lueur jaillit d’une ampoule sale suspendue au bout de son fil. Tous les regards se portèrent immédiatement vers un des coins de la pièce où se trouvait un gros rouleau de grillage galvanisé qui semblait avoir été mis là dans l’unique dessein de répondre aux désirs de Norman. Hay se précipita dessus pendant que le père de Bob restait dans l’encadrement de la porte en s’amusant du spectacle.

« Combien t’en faut-il ?

— Oh ! un petit morceau d’une vingtaine de mètres me suffirait largement… »

M. Kinnaird prit une paire de pinces dans un tiroir et découpa le grillage, puis il tendit à Norman le morceau convoité. Ils quittèrent tous la pièce et Bob déclara à son père pendant que celui-ci refermait le cadenas :

« Je ne savais pas qu’on se servait de grillage comme celui-ci dans l’île.

— Non, c’est vrai ? J’étais pourtant persuadé qu’à force de tourner par ici tu connaissais les moindres détails de l’installation. » M. Kinnaird se dirigea alors vers le plus proche des réservoirs de charge et montra l’un des puits de sécurité construit à côté : « Tenez », dit-il, en désignant du doigt l’ouverture d’un mètre carré à peu près, que rien ne protégeait. Les garçons s’approchèrent pour regarder dans le trou. À quelques mètres de là un filet protecteur semblable au grillage que transportait Norman était scellé dans les parois du béton.

« Je n’aurais jamais cru ce grillage assez fort pour supporter le poids d’une personne qui tomberait dessus, fit remarquer Bob.

« — Les gens ne doivent pas tomber là-dedans, lui rétorqua son père, et si par hasard un accident arrivait, la seule ressource serait de se laisser glisser jusqu’au fond pour pouvoir nager au-dessous. Ce grillage a été placé là à seule fin de retenir au passage les outils qui pourraient tomber dans le puits. Cela arrive souvent, car les plaques de tôle sont particulièrement glissantes par ici. C’est d’ailleurs pour cela que les abords de ces puits sont interdits. »

Il s’éloigna, fit quelques pas et bien involontairement donna la démonstration rapide de la véracité de ses paroles. Il glissa. Du moins Malmstrom affirma toujours que M. Kinnaird avait glissé le premier, mais personne n’en était sûr. Tout le groupe se comporta alors comme une rangée de quilles et le seul à conserver son équilibre fut Teroa qui dut s’éloigner très rapidement pour ne pas être emporté à son tour. Malmstrom fut projeté contre Hay qui perdit pied et entraîna dans sa chute Bob et Colby. Leurs chaussures ne trouvèrent aucun point d’appui solide sur la surface de métal huileux et Bob poussa un hurlement lorsqu’il comprit qu’il allait mettre à l’épreuve la force de résistance du grillage.

Ses réactions rapides lui avaient fait occuper une place de premier plan dans l’équipe de hockey du collège et ce fut encore cette qualité qui le sauva.

Il se laissa tomber les pieds les premiers et dès que ses chaussures touchèrent le grillage il étendit les bras en avant autant qu’il le put afin de prendre un point d’appui sur son dos aux parois du puits. Il reçut un coup violent dans les côtes, mais parvint néanmoins à ne pas appuyer de tout son poids sur le grillage qui ainsi soutint le choc.

À quatre pattes, son père essayait de lui tendre la main, mais Bob glissa de nouveau et ne put saisir le bras secourable. Malmstrom et Colby, qui étaient également tombés sur le sol, ne se relevèrent pas et en profitèrent pour saisir Bob par le poignet sans s’occuper du danger que présentait leur position et permirent ainsi à Bob de remonter lentement en s’aidant du dos et des pieds.

Une fois debout, Bob essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à son front et son père lui adressa un sourire un peu forcé en le regardant fixement, après avoir esquissé un geste pour retirer quelque chose qu’il devait avoir dans l’œil : « Tu comprends ce que je veux dire », dit-il à son fils. Puis reprenant ses esprits, il ajouta :

« J’ai l’impression que l’un de nous sera en retard pour dîner. Ou je me trompe fort ou l’embarcation que j’ai vue attachée là-bas vous appartient et vous allez certainement la reconduire dans la crique où vous la cachez. »

Les garçons répondirent en effet que telle était leur intention et M. Kinnaird ajouta :

« Alors allez-y vite et disparaissez d’ici avant de vous être tous rompu le cou. Bob, je vais rentrer tout de suite et prévenir ta mère. J’ai l’impression qu’il vaut mieux ne pas lui parler de ta petite descente. »

Les garçons, tout joyeux de voir que leur camarade s’en était tiré à si bon compte, s’éloignèrent en riant.

De son côté le Chasseur ne trouvait pas la situation aussi drôle. Il voulait absolument parler à Bob, mais avait tant à dire qu’il ne savait par où commencer. Il fut très heureux de voir que son hôte allait s’installer à l’avant de l’embarcation plutôt que de prendre un aviron. Et à l’instant même où Bob dirigea ses regards vers le large, le Chasseur se manifesta. « Bob ! »

Les lettres qui apparaissaient sur la rétine du jeune garçon étaient épaisses et beaucoup plus grandes que d’habitude. Elles auraient certainement été teintées d’un rouge éclatant si cela avait été possible. Néanmoins le jeune garçon comprit que le message était urgent et regarda aussitôt l’endroit le plus clair de l’horizon.

« Nous ne nous arrêterons pas, pour le moment tout au moins, sur votre propension à vous exposer à de petites blessures pour la simple raison que vous savez être protégé. Cette tendance est assez désagréable en elle-même, mais de plus, vous vous mettez à présent à faire part à tout le monde de la confiance que vous avez en votre propre immunité. Ce matin vous vous offrez devant tout le monde à vous jeter le premier dans cette eau qui aurait pu être dangereuse. Ensuite, vous claironnez à tous vents l’intérêt subit que vous portez à la biologie en général, et au virus en particulier. J’ai eu envie, à plusieurs reprises aujourd’hui, de paralyser votre langue. Au début j’ai pensé que vous pourriez simplement effrayer notre criminel et l’obliger ainsi à choisir une meilleure cachette, mais à présent je crains fort que la situation soit plus inquiétante.

— Que vouliez-vous que je fasse d’autre ? murmura Bob d’une voix imperceptible afin que les autres ne pussent entendre.

— Je n’affirme rien, évidemment, mais trouve curieux que votre accident, qui aurait pu être grave, ait suivi si rapidement votre conversation. Et n’oubliez pas que toutes vos paroles ont été prononcées en présence de gens parmi lesquels se trouve un de ceux qui ont le plus de chance de servir d’hôte au fugitif. »

Bob réfléchit quelques instants. Il n’avait jamais envisagé auparavant que sa mission pût le mettre personnellement en danger. Avant qu’il n’ait eu le temps de songer à cette question, le Chasseur ajouta :

« En examinant d’aussi près que vous l’avez fait ce poisson mort, vous pouviez très certainement attirer l’attention d’un être aussi attentif que doit être notre ennemi.

— Mais Norman l’a regardé aussi longtemps que moi, répondit Bob.

— Je l’ai remarqué. »

Le Chasseur ne s’étendit pas davantage sur cette question, laissant à son hôte le soin de juger des conséquences qu’elle pouvait entraîner.

« Et que vouliez-vous donc que je fasse ? Comment le fugitif pourrait-il être à l’origine de ma chute ? Vous m’avez dit vous-même qu’il vous était impossible de me faire faire ce que je ne voulais pas. Est-il donc très différent de vous ?

— Non. Sans aucun doute, il n’a pas pu obliger quelqu’un à vous pousser, au sens physique du terme. Néanmoins, il est peut-être arrivé à persuader un de vos camarades d’agir suivant sa volonté. Souvenez-vous que vous avez déjà fait beaucoup pour moi.

— Vous m’avez assuré qu’il ne se serait pas risqué à révéler sa présence.

— À mon avis, cela aurait été dangereux pour lui, mais peut-être a-t-il malgré tout voulu courir sa chance. Il est sans doute parvenu à décider son hôte en lui racontant une histoire plus ou moins vraisemblable. C’était facile, car rien ne pouvait laisser supposer qu’il mentait.

— Je ne vois pas très bien où il aurait pu en venir en me faisant tomber. Tout le monde sait que je nage et en admettant même que je me sois noyé, ma disparition n’aurait pas arrêté vos recherches.

— C’est tout à fait exact, mais il pouvait fort bien souhaiter simplement que vous soyez blessé assez gravement pour que je trahisse ma présence en vous portant secours. En supposant qu’il ait raconté une histoire fantastique à l’un de vos camarades, je ne crois quand même pas que l’un d’eux aurait accepté de gaieté de cœur de vous faire du mal, et à plus forte raison de vous tuer.

— Vous croyez donc que Charles Teroa s’efforce d’obtenir cette place qui lui ferait quitter l’île dans l’unique but de plaire à celui que nous recherchons ?

— C’est une possibilité que nous ne devons pas négliger. Il faut absolument que nous trouvions un moyen de l’examiner avant qu’il ne s’en aille… ou alors il faut l’empêcher de partir. »

Bob ne fit guère attention à cette dernière phrase. Tout d’abord, il l’avait déjà entendue et surtout, une idée venait de germer dans son esprit. Il en était si troublé que ses camarades n’auraient pas manqué de s’apercevoir du changement qui s’opérait en lui s’ils l’avaient vu de face.

Une simple phrase du Chasseur, prononcée quelques minutes plus tôt, était responsable de cette transformation. Bob n’y avait pas attaché grande importance, mais à présent l’idée s’imposait à lui avec d’autant plus de force qu’il n’y avait pas songé précédemment. Le Chasseur avait en effet déclaré que le criminel pouvait fort bien abuser de la confiance de son hôte en lui racontant une histoire que personne n’était en mesure de vérifier. Et Bob songea brusquement que lui non plus n’avait aucun moyen de s’assurer de la véracité des dires du Chasseur. Dans l’état actuel des choses, la créature qu’il portait en lui pouvait très bien être un criminel s’efforçant de se soustraire aux légitimes poursuites d’un représentant de l’ordre.

Il allait ouvrir la bouche pour exposer ses doutes, mais son bon sens l’en empêcha à la dernière minute. Il ne pouvait compter que sur lui pour être fixé sur ce point et jusque-là, il devait paraître aussi confiant et dévoué qu’auparavant.

Au fond de lui, Bob ne mettait pas sérieusement en doute la parole du Chasseur. En dépit de leur façon très limitée de correspondre entre eux, l’attitude même du Chasseur et son comportement avaient donné au jeune garçon une image très complète de la personnalité du Chasseur, à tel point que Bob ne s’était jamais interrogé avant sur les véritables motifs de son occupant invisible. Néanmoins, le doute existait et d’une façon ou d’une autre il faudrait donner une réponse à la grave question qui demeurait en suspens.

Bob en était là de ses réflexions lorsque l’embarcation atteignit le fond de la crique et il ne dit rien ou presque pendant que ses camarades et lui tiraient le bateau au sec et le dissimulaient sous les buissons avec les avirons.

Son mutisme ne suscita aucun commentaire. Tous les garçons étaient morts de fatigue et les deux accidents de l’après-midi les avaient profondément remués. Ils traversèrent rapidement les petits canaux d’évacuation pour aller retrouver leurs bicyclettes et chacun rentra chez soi après avoir décidé de se retrouver au même endroit le lendemain matin.

Une fois seul, Bob put parler un peu plus librement avec le Chasseur.

« Chasseur, dit-il. Je ne comprends vraiment pas pourquoi vous êtes ennuyé à l’idée que mes paroles et mon comportement puissent éveiller les soupçons de mes camarades. Si, par hasard, l’autre tente quelque chose contre nous, ce serait la meilleure façon de découvrir enfin une preuve de sa présence. Je crois même que ce serait la meilleure façon de le découvrir. Je pourrais servir d’appât. Le seul moyen de retrouver une aiguille dans une botte de foin est encore de prendre un aimant.

— J’y ai déjà pensé, mais c’est trop dangereux.

— Comment voulez-vous qu’il vous atteigne ?

— Je sais très bien que personnellement je ne risque rien. C’est pour vous que je m’inquiète. Je ne sais si votre idée a pour cause la bravoure de l’homme mûr ou la folle témérité de la jeunesse, mais je voudrais que vous vous persuadiez une fois pour toutes que je me refuserai toujours à vous exposer au moindre danger tant que je pourrai faire autrement. »

Bob ne répondit pas sur-le-champ. Et si le Chasseur se rendit compte de la signification de l’effort que fit Bob pour refréner un sourire de satisfaction, il n’en laissa rien paraître. Une autre question brûlait les lèvres de Bob, qui voulait absolument y apporter une réponse et il demanda en s’engageant sur le chemin menant à la maison de ses parents :

« Dans le bateau, vous avez vaguement parlé de me paralyser les muscles de la langue. Pouvez-vous vraiment le faire ou cherchiez-vous simplement à me bourrer le crâne ? »

Le Chasseur ne connaissait pas cette expression, mais parvint néanmoins à comprendre le sens de la phrase.

« Je peux très bien paralyser n’importe quel muscle de votre corps en agissant sur les nerfs moteurs. En revanche, j’ignore totalement combien de temps cela peut durer, car je n’ai jamais eu l’occasion d’en faire l’expérience sur vous, ni sur aucun autre être humain.

— Eh bien, essayez ! C’est le moment », déclara Bob en s’arrêtant, à demi appuyé sur le guidon de sa bicyclette.

« Allez donc vous mettre à table, il est temps. Et cessez de poser des questions idiotes ! »

Bob reprit sa marche, souriant franchement à présent.