ACCIDENTS

Le dimanche matin les garçons se rencontrèrent. Les bicyclettes furent dissimulées à l’endroit prévu et chacun ayant pris son déjeuner habituel, toute la troupe se précipita vers la crique où se trouvait le bateau. Tous se mirent en costume de bain sauf Bob qui préféra conserver sa chemise et son pantalon, car son coup de soleil n’était pas encore parvenu au stade où l’on pouvait l’exposer impunément.

Bob et Malmstrom prirent les avirons et se mirent à ramer en longeant la côte vers le nord-ouest. Ils s’arrêtèrent un instant à l’aquarium de Hay pour goûter l’eau qui avait repris, cette fois, sa saveur ordinaire. Puis ils dirigèrent l’embarcation entre les petites îles pour atteindre l’extrémité nord de la plage. Parvenus à l’endroit où le passage donnait sur la pleine mer, ils furent drossés par les vagues. Ils descendirent alors dans l’eau et, mouillés jusqu’à la ceinture, poussèrent le bateau pour franchir les cinq cents mètres qui les séparaient du passage. Parvenus à un autre lagon, ils embarquèrent de nouveau et commencèrent à explorer les récifs du sud de l’île. La barrière de corail s’étendait beaucoup plus près de la terre, de ce côté-là de l’île. Le lagon qu’elle enserrait ne dépassait pas quelques centaines de mètres et on en comptait cinq cents à l’endroit le plus large. Les petites îles semblaient également beaucoup moins nombreuses, car le récif était constitué dans sa plus grande partie par des entrelacs de coraux dont on n’apercevait le sommet qu’à marée basse. Pourtant le récif était assez étendu pour opposer un obstacle aux vagues les plus fortes. Les garçons trouvèrent que l’endroit n’était guère facile à explorer, car les rochers à fleur d’eau étaient nombreux, rendant souvent impossible le passage du bateau. À certains moments, il fallait que l’un d’eux enfilât ses chaussures pour descendre sur les coraux et remettre l’embarcation dans la bonne voie.

Bob ne se préoccupait plus de trouver des indices sur le fugitif qui n’avait sans doute pas pu venir jusque-là. En revanche Hay avait apporté tout un assortiment de boîtes et de récipients, car il espérait découvrir des spécimens rares pour son aquarium. Tous les garçons paraissent heureux, car cet endroit était assez peu fréquenté et ils avaient l’impression de se lancer véritablement à l’aventure.

Ils avaient déjà parcouru plus d’un kilomètre sur le récif et la chance semblait sourire particulièrement à Hay dont les boîtes étaient presque toutes pleines, et certaines de poissons inconnus. Hay proposait de rentrer assez rapidement afin d’avoir le temps d’installer le grillage à son aquarium, car tous estimaient que l’étroite ouverture pratiquée dans le ciment était suffisante. Ses camarades voulaient évidemment s’en tenir au programme fixé. Ils discutèrent de l’emploi du temps de l’après-midi en pique-niquant sur l’une des rares petites îles où assez de terre s’était rassemblée pour que poussât un semblant de végétation. Et pourtant, ils ne continuèrent pas leur exploration et le brave Hay ne put pas augmenter ses collections !

La décision leur fut imposée bien involontairement par Rice qui était resté debout sur le récif afin de pousser l’embarcation pour l’éloigner du bord. Aucun des garçons n’avait pensé à l’état des autres planches du bateau. Si l’une d’elles avait cédé sous le poids du plus jeune qui venait à peine d’avoir quatorze ans, il y avait de grandes chances pour que les autres soient dans le même état. Ils furent brutalement rappelés au sens des réalités lorsque le pied gauche de Rice traversa dans un grand fracas de bois brisé la planche du fond, voisine de celle qu’ils avaient posée deux jours plus tôt. En quelques secondes l’embarcation fut pleine d’eau et tous en eurent bientôt jusqu’à la poitrine.

Leur stupéfaction fut telle qu’ils demeurèrent silencieux quelques instants, puis Colby éclata de rire et les autres se joignirent à lui à l’exception de Rice qui ne trouvait pas drôle du tout sa mésaventure.

« Enfin, on ne racontera plus partout que je suis le type qui passe à travers les bateaux, déclara Hugh entre deux éclats de rire. Je ne suis plus seul à présent. Seulement moi, je me suis arrangé pour accomplir ce petit exercice près de la côte, pour que les copains ne se fatiguent pas à ramener le bateau ! »

Poussant l’embarcation, ils se dirigèrent vers le rivage qui n’était distant que d’une dizaine de mètres. Personne ne songea même à demander ce qu’ils allaient faire. Tous étaient d’excellents nageurs et tous savaient d’après les expériences passées que, même pleine d’eau, l’embarcation pouvait parfaitement les supporter s’ils nageaient à côté en s’y accrochant. Ils s’assurèrent simplement que leurs affaires étaient toujours là et constatèrent que les poissons de Hay avaient profité du naufrage pour regagner leur élément. Lorsqu’ils se furent un peu écartés du récif et que l’eau fut assez profonde pour nager, ils enlevèrent leurs chaussures et les mirent sur la partie du bateau qui dépassait encore de l’eau, puis chacun posa une main sur le plat-bord et poussa le bateau vers la côte. Le court trajet se passa sans histoire et ils étaient à mi-route lorsque l’un d’eux éprouva le besoin de faire remarquer très astucieusement qu’ils venaient à peine de manger !

Parvenus sur la terre ferme, un nouveau problème se posa : allaient-ils laisser le bateau là et apporter plus tard le bois et les outils nécessaires pour le réparer ou au contraire valait-il mieux faire réintégrer à l’embarcation son port d’attache en la poussant tout le long de la côte ? À vol d’oiseau la distance qui les séparait de leurs demeures respectives n’était pas énorme, mais il fallait traverser la jungle et porter un tel fardeau dans ces conditions ne serait pas une petite affaire. Cette éventualité ne souleva guère d’enthousiasme. On pouvait aussi faire le tour par la plage, mais la distance était infiniment plus grande. Le lendemain étant un lundi, il n’était pas question de manquer la classe et, comme il ne fallait pas songer à porter le bateau en une seule fois, ils décidèrent que mieux valait ramener l’épave à la crique en la tirant dans l’eau.

La journée n’était guère avancée et, avant de se mettre en route, ils voulurent se rendre compte de l’étendue des dégâts et tirèrent l’embarcation au sec. Pas de doute, il faudrait remplacer la planche entière. Ils furent obligés d’admettre que les réparations risquaient fort de se transformer en une construction nouvelle. De plus, un sérieux travail de calfatage serait nécessaire avant que la barque puisse être remise à flot.

Bob proposa alors :

« Pourquoi ne pas laisser la barque dans ce coin-là pour l’instant pendant que nous irions au nouveau réservoir que l’on construit ? Il y a des tas de bois là-bas et nous pourrions chercher ce qu’il nous faut et l’apporter à la crique. On aurait alors le temps d’y amener le bateau aujourd’hui ou demain soir.

— Il faudrait ensuite revenir encore une fois ici, fit remarquer Malmstrom. Au fond, rien ne nous empêche de faire ce que nous avions projeté et d’aller jusqu’au réservoir après.

— D’autant qu’il n’y aura personne là-bas, dit à son tour Colby. Il va falloir prendre beaucoup de bois cette fois-ci, et on ne peut quand même pas tout emmener sans demander la permission. »

Bob admit la justesse de ce raisonnement et se déclara prêt à abandonner son idée. Rice suggéra alors :

« À mon avis, voilà ce que nous devrions faire : il nous faudra sans aucun doute un certain temps pour découvrir les morceaux de bois nécessaires. Mieux vaudrait donc que deux d’entre nous suivent les conseils de Bob et aillent mettre de côté tout ce qui pourra servir pendant que les autres ramèneront le bateau à la crique. Il n’est pas besoin d’être très nombreux pour le pousser jusque-là. On pourrait alors, demain par exemple après la classe, aller demander tout ce qui aura été mis de côté puis se mettre au travail sans perdre de temps.

— D’accord, si vous croyez que l’on peut avoir tout d’un seul coup, dit Hay. Souvent, il vaut mieux demander les choses les unes après les autres.

— Rien ne nous empêche de faire plusieurs tas et de demander à plusieurs personnes l’autorisation de les prendre. Maintenant il s’agit de savoir qui va pousser le bateau et qui va aller jusqu’au nouveau réservoir. »

Finalement, il fut décidé que Bob et Norman se rendraient au chantier pour faire un premier choix pendant que les autres s’occuperaient de pousser le bateau jusqu’à la crique. La simple idée de partir ne paraissait guère leur sourire, pourtant ils se décidèrent à remettre à l’eau ce qui restait de leur bateau et le poussèrent jusqu’au moment où il flotta. Puis les deux émissaires dépêchés en avant-garde regagnèrent le rivage pendant que s’élevait la voix de Rice entonnant le chant des bateliers de la Volga.

« Je vais d’abord passer chez moi prendre mon vélo, déclara Norman en sortant de l’eau. Ce sera moins fatigant et nous irons plus vite.

— Tiens, c’est une bonne idée. Ce sera un peu plus long que de couper directement à travers bois, mais on rattrapera le temps perdu en allant là-bas à vélo. Je t’attendrai au coin de l’allée.

— D’accord. Si tu arrives avant moi. Comme il faut passer la colline tu auras peut-être moins à marcher, mais je crains que la jungle ne soit plus épaisse de ton côté. Je vais remonter un peu le long de la plage pour être juste en direction de chez moi avant de prendre les raccourcis.

— À tout à l’heure. »

Norman s’engagea dans la direction que venaient d’emprunter les autres avec le bateau. Il les dépassa de loin et bifurqua vers l’intérieur pendant que Bob commençait à s’élever sur la colline au milieu de l’épaisse végétation qu’il avait déjà montrée au Chasseur. Bob connaissait l’île comme sa poche, mais personne ne pouvait affirmer que la jungle lui était familière. La plupart des espèces végétales qui poussaient dans cette région se développaient avec une rapidité extraordinaire et si un sentier n’était pas fréquemment emprunté, la nature reprenait très vite possession de son domaine. Les grands arbres auraient fait d’excellents points de repère si l’on avait pu se diriger à vue sur eux, mais l’épaisseur de la plupart des buissons empêchait de voir loin devant soi. Le seul élément sûr était la pente du sol, car en la suivant on était toujours certain d’aboutir au sommet de la colline et, dans l’autre sens, de parvenir en un point quelconque du bord de mer. Sachant à peu près où il se trouvait par rapport à la maison de ses parents, Bob était sûr d’atteindre très rapidement la route à peu de distance de chez lui, et même, en marchant un peu vers la droite, il devait tomber sur le sentier qu’il avait pris quelques jours plus tôt et qui conduisait directement chez lui. Sans la moindre hésitation, Bob se lança dans les buissons. Parvenu sur le sommet, il s’arrêta pour reprendre sa respiration. Le versant de la colline qui s’offrait à lui et au bas duquel devait se trouver la maison, semblait être une muraille de buissons. Bob hésita un instant et regarda de chaque côté pour voir si par hasard une amorce de sentier n’était pas visible. Le Chasseur se rendit compte de la situation et se prépara à y faire face. Pour la première fois depuis le départ, le jeune garçon se mit à quatre pattes pour se frayer un chemin sous les branches. La marche était un peu plus aisée au ras du sol, car la plupart des arbustes avaient tendance à s’élever le plus possible pour triompher les uns des autres. Néanmoins la voie n’était guère facile et les égratignures apparaissaient nombreuses sur les bras de Bob. Le Chasseur s’apprêtait à lancer une phrase désagréable sur le raccourci de Bob qui devait leur faire gagner du temps lorsque son attention fut brusquement sollicitée.

À droite, s’étendait une petite zone qui ressemblait à une plantation de bambous. Les tiges étaient nettement séparées et montaient toutes droites. Comme presque toutes les plantes qui poussaient sur l’île celles-ci possédaient des épines pointues comme des aiguilles et dures comme de l’acier, qui s’étageaient en partant du sol. L’objet qui avait attiré l’attention du Chasseur se trouvait à l’extrémité de cet endroit un peu différent des autres. Il ne pouvait voir très bien, car l’image qui s’offrait à lui n’était pas dans l’axe optique de la pupille de Bob. Cependant sa curiosité fut éveillée sur-le-champ.

« Bob ! Regardez là-bas ! »

Bob tourna immédiatement son regard dans la direction indiquée, se fraya un chemin avec quelque difficulté et se pencha sur le squelette blanc à demi dissimulé par des hautes herbes.

« Maintenant je sais ce que Tip est devenu, dit le jeune garçon à voix basse. Chasseur, avez-vous une idée de ce qui a pu le tuer ? »

Le Chasseur ne répondit pas tout de suite et se contenta d’examiner soigneusement les os. Selon toute apparence l’animal était mort là et ses restes n’avaient pas été dérangés depuis.

« À première vue, il ne semble pas avoir été dévoré, du moins pas par un animal aussi gros que lui, déclara le Chasseur.

— Vous avez raison. Les fourmis ou tout autre insecte semblable ont très bien pu nettoyer les os après sa mort, mais il n’existe aucune espèce dans l’île qui ait pu en être la cause directe. Savez-vous à quoi je pense ?

— Je ne suis pas fakir, bien que je commence à vous connaître assez pour pouvoir prédire exactement ce que vous allez faire. Néanmoins je crois deviner votre idée. J’admets qu’il est fort possible que le chien ait été tué et mangé par notre fugitif après avoir été conduit ici en partant de la côte. Pourtant, je tiens à vous faire remarquer qu’il n’existe aucune raison logique pour que le chien ait été tué ici. Cet endroit était certainement le dernier de toute l’île où il pouvait espérer trouver un hôte. De plus, le chien possédait assez de viande pour permettre à notre criminel de vivre pendant des semaines. Pourquoi donc serait-il resté assez longtemps en cet endroit pour tout dévorer ?

— Par peur. Peut-être pensait-il que vous le suiviez de très près et il a préféré se cacher. »

Le Chasseur ne s’attendait pas à recevoir une réponse aussi rapide à la question qu’il avait posée sans y penser sérieusement. Il dut admettre, cependant, que l’hypothèse de Bob pouvait être valable. Avant qu’il n’ait eu le temps de dire autre chose, le jeune garçon demanda :

« Chasseur, pouvez-vous dire si la chair a été enlevée par un de vos semblables, en examinant simplement ces os ? Je vais en prendre un dans la main et le tiendrai aussi longtemps que vous le voulez, si vous pouvez l’examiner de plus près.

— C’est cela, je découvrirai peut-être un indice quelconque. »

Bob ramassa aussitôt un des fémurs du chien et s’aperçut que les autres os avaient du mal à se séparer. Il devait rester encore un peu de cartilage entre les jointures. Le jeune garçon tint l’os solidement dans sa main fermée, sachant très bien par quel moyen le Chasseur allait l’examiner. Pour la première fois, une possibilité s’offrait à lui de voir une portion du corps du Chasseur, mais il eut assez de volonté pour résister à la tentation d’ouvrir la main. L’aurait-il fait, d’ailleurs, qu’il n’aurait rien vu. Le Chasseur envoya en effet des filaments assez minuscules pour passer par les pores de la peau de son hôte, et on ne pouvait les voir à l’œil nu. L’examen se prolongea durant plusieurs minutes.

« Vous pouvez le jeter maintenant.

— Avez-vous trouvé quelque chose ?

— À peine. Mais selon toute évidence notre fugitif n’a rien à voir là-dedans. La moelle de l’os s’est décomposée normalement ainsi que le sang et les autres matières organiques qui emplissaient les tubes minuscules de l’os. On comprendrait mal ce qui aurait poussé notre fugitif à rester ici assez longtemps pour consommer toute la chair du chien et en laissant ce que j’ai découvert. Notre hypothèse des fourmis a toutes les chances d’être vraie.

— Mais vous n’en n’êtes pas certain ?

— De quoi peut-on être sûr dans ce domaine ? Cependant il faudrait admettre une coïncidence extraordinaire pour imaginer que notre arrivée à fait partir le fugitif sans lui laisser le temps de tout dévorer. Mais il faut examiner toutes les possibilités.

— Et où serait-il alors ?

— Bob, ne croyez pas que je veuille défendre cette hypothèse ridicule. Cependant si l’on veut aller jusqu’au bout, le seul endroit possible pour lui aurait été de se réfugier dans votre corps. Mais je puis vous affirmer qu’il n’a fait aucune tentative de ce genre.

— Peut-être a-t-il deviné votre présence. »

Le Chasseur aimait bien le jeune garçon, mais à certains moments, il le trouvait particulièrement énervant.

« Effectivement il a pu déceler ma présence et peut-être est-il en train de fuir à toute vitesse à travers les buissons. »

Si la voix du Chasseur avait pu être entendue, Bob y aurait décelé une certaine note de lassitude. Il se contenta de sourire et se mit à redescendre la colline. Le Chasseur remarqua pourtant qu’il faisait le tour de l’endroit où gisait le squelette du chien. Aussi improbable que pût être son hypothèse, Bob tenait beaucoup à la vérifier puisqu’il en avait la possibilité sur-le-champ.

« Vous semblez oublier qu’un de vos camarades vous attend.

— Non ! Non ! Mais ce ne sera pas long.

— Je croyais que vous aviez l’intention de faire tout le tour de ce massif de plantes piquantes et j’allais vous faire remarquer que si votre supposition est juste, vous risquez fort de tomber dans un piège. J’admets fort bien que vous n’ayez pas peur, mais essayez au moins d’être logique.

— Jolie phrase, murmura Bob, il faudra que vous m’en appreniez d’autres semblables. Si vous regardiez un petit peu autour de vous vous verriez que nous descendons vers la crique, et que l’on va rencontrer le sentier où nous étions hier, pour regagner la maison. Je sais que ce n’est pas le chemin le plus rapide, mais c’est le plus sûr. »

Bob cessa brusquement de parler et fit un bond sur le côté au moment où un petit animal jaillit soudainement d’un buisson pour aller se cacher sous un autre.

« Ces sacrés rats, reprit Bob. Si l’on pouvait seulement trouver quelques millions d’êtres comme vous pour nous débarrasser de ce fléau.

— Nous avions des ennuis semblables avec les mêmes bêtes dans mon univers, répliqua le Chasseur. Lorsqu’elles devenaient trop ennuyeuses nous les exterminions ; mais je crains qu’un problème beaucoup plus sérieux se présente à nous sous peu. D’après la tournure des événements j’ai l’impression qu’il va falloir mettre votre idée primitive à exécution, tout au moins pour examiner le jeune Teroa. »

Sans mot dire, Bob acquiesça de la tête et tout en marchant, il examinait les possibilités de réaliser son projet. Les buissons étaient plus clairsemés à présent et l’on pouvait marcher sans être obligé de baisser constamment la tête. Bob arriva à la source du ruisseau qui allait se jeter dans la crique. Même à son origine, le torrent était assez large et profond. De mémoire d’homme, la source ne s’était jamais tarie. Une épaisse végétation garnissait les bords et l’on apercevait les racines qui sortaient de place en place. Des blocs de rocher étaient tombés, formant des passages naturels recouverts de mousse. En plusieurs points un tronc d’arbre barrait le cours, provoquant ainsi de petites mares d’où jaillissaient, par endroits, de minces cascades.

C’est devant une telle mare que Bob et le Chasseur atteignirent le ruisseau. L’arbre qui en était la cause devait être là depuis de nombreuses années, car il n’avait plus de branches et ses extrémités étaient à demi enfouies dans le sol. De l’autre côté, l’eau avait creusé une étroite tranchée en s’écoulant, aggravant ainsi la situation de l’arbre qui ne reposait plus que par les deux bouts. Bob s’approcha et, sans le moindre signe avant-coureur, le sol s’effondra sous lui. Il ressentit un choc violent à la cheville. Il eut les réflexes assez rapides pour se rattraper à une branche et resta quelques instants en déséquilibre, la jambe droite enfouie jusqu’au genou.

Brusquement il ressentit une vive douleur dans le pied et aussitôt le Chasseur lui dit sur un rythme précipité :

« Attention, Bob, ne bougez pas votre jambe droite.

— Qu’est-ce que j’ai ? Cela me fait mal !

— Je comprends ! Laissez-moi faire. Vous vous êtes profondément coupé sur un bout de bois et je vous répète de ne pas bouger. Ce serait plus grave encore. »

Le Chasseur avait tout de suite vu ce qui s’était passé. Un long éclat de bois très fin enfoncé tout droit dans le sol était entré en diagonale sous la cheville de Bob et le poids du jeune garçon reposait dessus. Le bout de bois frôlait à présent l’os du cou-de-pied et avait légèrement entamé l’artère. Sans la présence du Chasseur, le jeune garçon éloigné comme il l’était de tout secours aurait très bien pu succomber à une hémorragie avant que quiconque se soit alarmé de son absence.

Le Chasseur s’était mis immédiatement à l’ouvrage et il avait fort à faire. Sans perdre une minute, il s’occupa de refermer les déchirures du système circulatoire et détruisit la multitude de micro-organismes qui venaient d’entrer dans le corps de Bob. De plus, le bois semblait fixé dans la terre et Bob se trouvait immobilisé sur place sans pouvoir retirer sa jambe. Le Chasseur envoya plusieurs tentacules en exploration afin de se rendre compte de la nature exacte du sous-sol.

Les premiers résultats ne furent guère encourageants. Les pseudopodes du Chasseur rencontrèrent d’abord de l’eau, puis la branche continuait toute droite dans le sol dur pendant plusieurs centimètres. Un peu plus bas, elle était cassée, presque à angle droit. Le Chasseur comprit aussitôt qu’il ne serait pas assez fort pour redresser le bois cassé et que Bob n’était pas en état de l’aider beaucoup.

Il tenait surtout à épargner à son hôte toute douleur physique, mais il estima préférable de mettre Bob au courant de la situation.

« C’est bien la première fois que je regrette de ne pas pouvoir vous empêcher de souffrir sans risquer d’altérer dangereusement votre système nerveux. Vous allez certainement souffrir. Je vais essayer de comprimer le plus possible vos tissus musculaires autour du bout de bois pendant que vous tirerez votre jambe. Je vous préviendrai lorsque le moment sera venu. »

Bien que le Chasseur s’efforçât de maintenir la tension sanguine de Bob, celui-ci pâlissait de plus en plus et il dit d’une voix faible :

« Tant pis si je suis blessé, il faut bien que je sorte d’ici. »

Le Chasseur comprit que le jeune garçon ne pouvait pas rester plus longtemps dans cette position et estima qu’il fallait l’aider, ou du moins l’encourager.

« Bob, lui dit-il, je crains d’agir sur vos nerfs, car je ne suis pas sûr que mon action cesse rapidement et d’autre part il faut que vous conserviez le contrôle de votre jambe. Je ne puis soulever votre cheville tout seul, mais si cela fait trop mal j’essaierai d’atténuer la douleur.

— D’accord, allons-y tout de suite. » Le Chasseur envoya la plus grande partie de son corps autour du bout de bois acéré afin d’empêcher que son hôte ne perde trop de sang lorsque l’éclat quitterait la cheville de Bob. Les lèvres serrées par la douleur, le jeune garçon tira sa jambe centimètre par centimètre, faisant un nouvel effort chaque fois que le Chasseur le lui disait. Il fallut plusieurs minutes pour mener à bien l’opération, puis finalement Bob sentit sa cheville libre.

Tout en connaissant parfaitement les conditions particulières dont il bénéficiait, Bob fut un peu étonné de voir que son pantalon était à peine taché par la terre. Il s’apprêtait à le relever pour voir sa blessure, mais le Chasseur arrêta son geste :

« Attendez un peu si cela ne vous fait rien ! Pour l’instant allongez-vous et restez immobile quelques minutes. Je sais que vous n’en n’éprouvez pas le besoin, mais croyez-moi c’est indispensable. »

Bob jugea que le Chasseur savait mieux que lui ce qui se passait dans son corps et il obéit à l’invite. Normalement il aurait dû s’évanouir, car avec une telle blessure la volonté n’a pas grand effet. Grâce au Chasseur il n’éprouvait aucun malaise et attendit quelques instants allongé sur le sol.

Tout s’était passé si rapidement que Bob avait à peine eu le temps de s’en rendre compte, mais à présent il comprenait que les événements qui venaient de se produire dans la dernière demi-heure avaient suivi avec une fidélité étonnante les vagues craintes dont il s’était entretenu, en plaisantant, avec le Chasseur. Cette succession de faits s’ajoutant au dévouement de la créature invisible qui l’habitait l’impressionnèrent fortement.