UN ALLIE

Pour le Chasseur qui avait eu le temps d’examiner en détail les os de l’infortuné Tip et le bout de bois pointu qui avait blessé profondément son hôte, il ne s’agissait là que d’une simple coïncidence. S’étant rendu compte que le fugitif n’était aucunement mêlé à l’une ou l’autre de ces aventures, il ne songea même pas à faire part de sa certitude à Bob. À ce moment les pensées du jeune garçon s’éloignèrent totalement de celles du Chasseur et cette divergence qui aurait pu avoir des effets funestes devait se révéler par la suite extrêmement salutaire.

Bob était allongé depuis quelque temps lorsqu’une voix s’éleva non loin de là, clamant son nom à tous les échos. Le jeune garçon voulut se mettre debout aussitôt et faillit s’évanouir tant la douleur qu’il ressentait dans la jambe était forte.

« J’avais complètement oublié Norman, déclara Bob à haute voix. Il a dû en avoir assez d’attendre et vient à ma rencontre. » Avec beaucoup plus de précautions, il s’appuya sur sa jambe blessée et ne put retenir une grimace. Tout médecin lui aurait déconseillé fortement de marcher aussi vite après son accident et le Chasseur était du même avis.

« Je ne peux pas faire autrement, affirma Bob. Si je déclare ne plus pouvoir marcher, on va me mettre au lit et je ne vous serai plus d’aucun secours. Je vais faire l’impossible pour dissimuler ma douleur et de toute façon je n’ai pas à redouter l’infection puisque vous êtes là.

— J’admets qu’aucune complication n’est à craindre, mais…

— Il n’y a pas de mais ! Si jamais quelqu’un apprenait que je me suis blessé si profondément on m’enverrait aussitôt chez le docteur, qui ne voudrait certainement pas croire qu’avec un tel trou dans la cheville, j’aie pu rentrer chez moi sans la moindre hémorragie. Vous avez trop fait pour moi à présent pour pouvoir demeurer caché plus longtemps. »

Le jeune garçon se mit à descendre la colline en boitant un peu, pendant que le Chasseur ne pouvait que déplorer cette association dans laquelle il se trouvait engagé et dont l’un des membres voulait prendre la direction des opérations sans être qualifié pour cela.

Quelques instants plus tard le Chasseur songea qu’il ne serait peut-être pas mauvais au fond que le médecin fût mis au courant de sa présence. On trouverait probablement en lui un allié précieux. Bob possédait assez de preuves à présent pour entraîner la conviction d’un être plus borné que ne l’était le docteur Seever. Le jeune garçon n’aurait aucun mal à prouver que le Chasseur était bien réel et non pas un produit de son imagination. Malheureusement le Chasseur y songea trop tard pour en faire part à Bob, car Norman apparaissait au détour du sentier.

« Où étais-tu ? lui demanda-t-il. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? J’ai eu le temps de prendre ma bicyclette et d’aller devant chez toi pour t’attendre assez longtemps pour prendre racine. Tu t’es accroché dans les ronces ?

— Je suis tombé, dit Bob, et je me suis collé un sacré coup à la jambe. Pendant un petit bout de temps je n’ai pas pu poser le pied par terre.

— Pauvre vieux ! Et à présent, ça va mieux ?

— Pas encore très fort. Mais j’arrive à marcher. En tout cas je pourrai faire du vélo. Viens avec moi à la maison pour prendre le mien. »

La rencontre des deux camarades s’était produite non loin de la maison des Kinnaird, car Hay n’avait pas voulu s’aventurer très loin dans la jungle, de peur de manquer son camarade. Malgré la blessure de Bob, ils arrivèrent chez lui en quelques minutes et il fut enchanté de voir qu’effectivement il pouvait aller à bicyclette en s’abstenant simplement de trop appuyer sur la pédale du pied malade.

Ils se dirigèrent alors vers le chantier de construction, échangeant des plaisanteries quant aux difficultés que devaient rencontrer leurs copains pour pousser le bateau à demi submergé à travers les brisants. Puis ils se mirent à chercher tout ce qui pourrait se révéler d’une utilité quelconque pour les réparations à effectuer. Le bois ne manquait pas et bien avant l’heure du dîner ils avaient eu le temps de constituer de petits tas soigneusement dissimulés en divers endroits éloignés pour être sûrs que personne n’y toucherait jusqu’au lendemain. D’une certaine manière ils étaient honnêtes, car ils se promettaient de demander l’autorisation par la suite.

Deux événements empêchèrent Bob de revenir sur les lieux après l’école. Le lundi matin, son père s’aperçut qu’il boitait en descendant l’escalier et lui en demanda la raison. Bob donna la même explication qu’à Hay, mais son père lui dit alors :

« Montre un peu ! »

Bob, un peu inquiet, remonta son pantalon à mi-jambe, découvrant ainsi l’endroit de sa blessure. Celle-ci avait, évidemment, assez bon aspect, car le Chasseur avait fait le nécessaire pour resserrer les tissus. Au grand soulagement de son fils, M. Kinnaird ne l’interrogea pas sur la profondeur de sa blessure et sembla admettre qu’aucun danger d’infection n’était à redouter. Pourtant le soulagement de Bob fut de courte durée, car son père s’éloigna en déclarant :

« Je suis content que ce ne soit pas plus grave, mais si tu boites encore demain tu feras bien d’aller faire un tour chez le docteur Seever. »

Le respect que le Chasseur éprouvait pour M. Kinnaird s’accroissait chaque jour devant la logique froide du père de Bob.

En se rendant à l’école, Bob ne put penser à autre chose. Il était presque sûr que ses muscles froissés l’obligeraient à boiter pendant quelques jours encore. Chasseur ou pas Chasseur, il serait assurément incapable de marcher très droit devant son père qui devait se rendre également au chantier de construction. À la fin de la classe, un autre incident le retarda. Le professeur s’occupant des élèves les plus âgés lui demanda de rester quelques minutes afin de faire le point de ses connaissances par rapport à celles de ses camarades. Bob eut le temps de prévenir les autres qu’il arriverait plus tard et les vit partir d’un œil triste vers le nouveau réservoir. Puis il retourna vers la salle de classe pour subir l’assaut des questions de son professeur. L’entretien dura plus longtemps qu’il ne l’escomptait. Comme il arrive fréquemment lorsqu’un élève change d’institution, les programmes diffèrent sur certaines matières. Quand Bob fut enfin d’accord avec son professeur sur le niveau d’instruction qui lui convenait, ses camarades avaient certainement obtenu déjà tout le matériel nécessaire et retournaient à la crique.

Restait le problème de sa jambe. Il avait bien essayé tout la journée de marcher en s’efforçant de dissimuler sa claudication, mais il s’était rendu compte que sa mimique attirait encore plus l’attention. Devant l’école il réfléchit quelques minutes, puis décida d’en parler au Chasseur. La réponse de ce dernier le surprit au plus haut point.

« À votre place je suivrais les conseils de votre père, et j’irais voir le docteur Seever.

— Et que pourrais-je lui raconter ? Il n’est pas fou et ce n’est pas le genre d’homme à croire aux miracles ! Il ne se contentera certainement pas d’examiner simplement ma blessure. Il regardera la jambe entière. Comment pourrais-je lui expliquer ce qui s’est passé sans parler de vous ?

— Je pensais justement à cela. Qu’y a-t-il qui vous inquiète tant, dans l’idée de révéler ma présence au médecin ?

— Je n’ai pas envie d’être enfermé dans un asile, c’est tout. J’ai eu assez de mal moi-même à croire à votre histoire.

— Vous n’aurez sans doute jamais meilleure occasion que celle-ci de vous faire écouter. Si le docteur est aussi sincère que vous le dites, je vous aiderai à donner des preuves. Je n’ai aucune envie de raconter mon histoire à tout le monde, mais néanmoins j’estime que le docteur Seever pourrait être une excellente recrue pour mener à bien notre tâche. Il a des connaissances que ni vous ni moi ne possédons et sans doute acceptera-t-il de les mettre à notre service lorsque nous lui aurons démontré que le fugitif risque de déchaîner des désastres.

— Et si par hasard il était justement l’hôte de votre collègue ?

— De tous les gens de l’île, c’est certainement lui qui aurait le moins de chance d’être choisi. En admettant, malgré tout, que ce soit le cas, je m’en assurerais très vite. Nous pouvons toutefois prendre certaines précautions. »

Il exposa à Bob les grandes lignes de son projet. La maison du docteur n’était guère éloignée de l’école et si Bob n’avait pas eu mal à la jambe il n’aurait certainement pas pris sa bicyclette pour s’y rendre. Un autre malade se trouvait dans le cabinet du médecin et ils durent attendre un peu. Au bout de quelques minutes Bob et son invité invisible entrèrent dans la salle de consultation du docteur Seever.

« Tu reviens bien vite me voir, Bob, lui dit le docteur avec un sourire aimable. C’est encore ton coup de soleil qui te donne des ennuis ?

— Oh ! non, c’est loin tout ça !

— Pas tant que tu ne le crois, regarde tes bras.

— Ce n’est pas pour cela que je suis venu. Je suis tombé dans les bois hier et comme je boite un petit peu papa m’a dit de vous en parler.

— Voyons ce qui t’est arrivé. »

Bob s’installa sur un tabouret en face du docteur et retroussa la jambe de son pantalon. De prime abord le docteur Seever ne vit pas la blessure, puis l’ayant découverte il l’examina longuement sous tous les angles. Ayant pris place sur une chaise, il fixa le jeune garçon quelques instants avant de dire :

« Raconte-moi ce qui s’est passé.

— J’étais là-haut dans les bois qui dominent la crique. Parvenu au bord du petit ruisseau, j’ai senti le sol s’effondrer sous moi et un bout de bois très pointu m’a traversé la jambe.

— Traversé ? C’est beaucoup dire.

— Voilà, c’est tout. Je n’y pensais déjà plus lorsque papa m’a obligé à venir vous voir. »

Le docteur garda le silence pendant une ou deux minutes, puis demanda :

« Est-ce qu’une aventure de ce genre t’est déjà arrivée précédemment ? Au collège, par exemple ?

— Eh bien… » Bob ne songea pas un instant à prétendre ne pas avoir compris la question du docteur et répondit :

« Si, j’ai eu cela. » Il étendit le bras, profondément entamé le soir où le Chasseur avait essayé d’entrer en communication avec lui pour la première fois. En silence le docteur examina la cicatrice qui, maintenant, était à peine visible.

« Il y a combien de temps de cela ?

— À peu près trois semaines. »

De nouveau le silence les enveloppa et Bob se demandait avec inquiétude ce qui se passait dans l’esprit du docteur. Le Chasseur avait déjà compris que l’autre savait tout sur son compte.

« Tu as sans doute découvert qu’il y avait quelque chose d’anormal en toi. Quelque chose qui te dépasse et que tu ne comprends pas. Tu as dû t’apercevoir que des blessures qui, normalement, réclamaient des points de suture, n’ont laissé chez toi que la trace d’une égratignure. Un accident comme celui qui t’est arrivé hier aurait dû te tenir couché pendant des mois, et aujourd’hui tu boites simplement. Qu’est-ce qui a pu germer dans ton corps pendant que tu étais au collège ? Tu ne le sais naturellement pas.

— Vous êtes sur la voie, docteur, mais je connais la raison de cette guérison rapide. »

Le Rubicon franchi, Bob raconta rapidement toute son histoire que le médecin écouta dans un silence attentif. Il posa alors quelques questions.

« Tu ne l’as jamais vu ce… ce Chasseur ?

— Non, il refuse absolument de se montrer, déclarant que l’émotion serait trop forte pour moi.

— Je comprends assez sa conduite. Cela ne te fait rien que je te bande les yeux ? »

Bob déclara qu’il n’y voyait aucun inconvénient et le docteur prit une serviette qu’il noua autour du visage du jeune garçon. Puis le médecin demanda : « Pose une de tes mains sur la table, n’importe laquelle. Et laisse-toi faire. La paume vers le haut. Et maintenant, Chasseur, tu sais ce que j’attends ! »

Le Chasseur avait nettement compris la proposition du médecin et il obéit. Bob ne pouvait rien voir, mais quelques instants plus tard il sentit un poids très léger dans sa main. Instinctivement il eut envie de refermer ses doigts, mais d’un geste vif le docteur lui maintint sa main à plat.

« Allons, Bob, reste encore un peu tranquille. » Pendant un moment encore le jeune garçon sentit une légère pression dans le creux de sa main, puis il se demanda s’il n’avait pas rêvé.

Lorsqu’on lui enleva la serviette des yeux, rien n’était visible dans le creux de sa main, mais le visage du docteur était plus grave qu’auparavant.

« Bob, tu avais raison et ton histoire semble exacte, du moins dans ses grandes lignes. Et, maintenant, peux-tu me donner plus de détails sur cette mission que ton ami doit remplir ?

— Tout d’abord je tiens à vous faire remarquer que ce seront les propres mots du Chasseur que je vais vous rapporter. Je vais essayer de le faire le plus exactement possible :

« — Vous avez pu vous convaincre par vous-même du point essentiel de cette aventure. Et vous comprenez maintenant pourquoi le secret a dû être conservé et quels risques nous avons pris en venant vous mettre au courant. Bien qu’extrêmement mince, il y a malgré tout une chance pour que vous abritiez actuellement l’ennemi que nous recherchons.

« En ce cas deux éventualités s’offrent à nous : en premier lieu vous pouvez être au courant de sa présence et coopérer volontairement avec lui en étant persuadé qu’il est dans son droit et représente la justice. Vous n’avez plus alors qu’à chercher un moyen pour vous débarrasser de moi. Je sais que le fugitif que vous abritez ne reculerait devant rien pour triompher de la créature qui le poursuit et de moi par contrecoup. Néanmoins vous vous refuserez certainement à me causer un dommage quelconque et vous allez vous trouver aux prises avec un problème peu facile à résoudre.

« Dans l’autre cas, docteur, le criminel que vous avez en vous sait maintenant où je me trouve. Il est, également au courant de vos occupations et s’aperçoit qu’à titre de médecin il vous sera plus facile qu’à n’importe qui de détecter sa présence dans votre corps. Je crains donc que vous ne courriez un grave danger car il ne reculera devant rien pour s’échapper, s’il juge une fuite nécessaire.

« Je ne peux vous suggérer aucune précaution, car vous les découvrirez vous-même. Toutefois, il est préférable que vous n’en parliez pas à haute voix.

« Je regrette beaucoup de vous avoir involontairement exposé à un tel risque, mais la profession de médecin en a toujours comporté. Si malgré tout vous refusez un examen immédiat, dites-le-nous tout simplement et nous le ferons à votre insu dès qu’une possibilité s’offrira à nous, mais il est fort possible que le criminel n’ayant plus la crainte d’être découvert quitte de lui-même votre corps sans vous faire le moindre mal. Que décidez-vous ? »

Le docteur Seever n’hésita pas un instant :

« Je suis prêt à affronter tous les risques. D’autre part je crois avoir la possibilité de m’examiner moi-même. Si j’en crois votre récit vous vivez dans le corps de Bob depuis six mois et si votre fugitif se trouve par hasard dans le mien, il doit y être depuis plusieurs semaines. Une telle durée est suffisante pour que des anticorps bien définis aient le temps d’apparaître. Je puis donc faire une analyse du sang de Bob, puis du mien et j’aurai aussitôt la réponse. Vos connaissances en médecine sont-elles assez étendues pour que vous compreniez ce que je veux dire ? »

Bob répondit lentement en lisant avec le plus grand soin les phrases que le Chasseur faisait défiler devant ses yeux.

« — Je comprends très bien ce que vous voulez faire, mais malheureusement votre projet ne peut rien donner. Si nous n’avions pas découvert depuis longtemps le moyen d’empêcher la formation d’anticorps correspondant à nos cellules, nous n’aurions jamais pu vivre nulle part.

— J’aurais dû y songer, répondit le docteur en fronçant les sourcils. Je suppose qu’il est inutile de vouloir découvrir un morceau du corps du criminel dans une goutte de sang ou un bout de peau. Mais, dites-moi, comment procédez-vous pour une telle identification ? Vous devez avoir des méthodes personnelles que je serais curieux de connaître. »

Bob exposa alors les nombreuses difficultés que rencontrait le Chasseur dans ce domaine. Puis il ajouta, toujours au nom du Chasseur : « Lorsque mes soupçons seront assez matérialisés, je procéderai en dernier ressort à une inspection personnelle. Si j’entre dans le corps où se trouve le fugitif, ce dernier ne pourra pas se soustraire à mes recherches.

— Eh bien alors, examinez-moi à votre façon. Je sais que vous n’avez pas de raison particulière de me suspecter, mais mieux vaut être fixé d’une manière ou d’une autre. Vous saurez alors si je suis digne de confiance et j’avoue que je ne serais pas fâché de l’apprendre moi-même. Je reconnais avoir été un peu effrayé au cours de ces dernières minutes, car je redoutais de vous voir quitter mon bureau sans que je sache à quoi m’en tenir.

— Je comprends votre point de vue, répliqua Bob, mais le Chasseur n’entrera ou ne quittera jamais une créature humaine tant que celle-ci sera éveillée. Vous devez comprendre ses raisons. »

Le docteur baissa la tête à plusieurs reprises, en proie à de profondes réflexions.

« Oui, je vois les motifs qui le retiennent, mais je crois que l’on peut tout concilier. »

Le docteur Seever se leva, prit une petite pancarte et alla l’accrocher à l’extérieur de la porte d’entrée, puis la refermant soigneusement, il tira les deux verrous.

« Combien pèses-tu, Bob ? » demanda le docteur en rentrant dans son cabinet. Bob lui dit son poids et après avoir fait un bref calcul mental, le docteur alla chercher une bouteille contenant un liquide incolore. Le flacon à la main, il se retourna vers son visiteur et déclara d’une voix un peu plus forte qu’à l’ordinaire :

« Chasseur, je ne sais si ce produit peut avoir des effets sur vous, aussi je vous propose de quitter le système digestif et circulatoire de Bob avant que nous ne l’avalions. Nous allons dormir une à deux heures et je suppose que ce temps est plus qu’il ne vous en faut. Mais ne sachant pas si une quantité moindre nous endormirait vraiment, je préfère m’en tenir à celle-ci. Vous pourrez vous livrer à votre examen pendant notre sommeil et revenir à votre point de départ pour nous donner des résultats à notre réveil, à moins que vous ne soyez obligé d’agir autrement. Nous ne serons pas dérangés, j’ai fait le nécessaire. Voyez-vous autre chose ?

« — Je crains fort de ne pouvoir accepter votre proposition », répondit le Chasseur par le truchement de Bob, car je ne saurais pas d’une façon certaine si vous êtes réellement endormis ou non. Cependant, je me rends compte que cet examen doit avoir lieu le plus rapidement possible et à la réflexion j’accepte de courir le risque, à une condition. Vous allez vous asseoir à côté de Bob et vous lui tiendrez la main fortement serrée en me promettant de ne pas la lâcher pendant vingt minutes. Je pourrai ensuite me glisser dans votre corps et voir ce qui s’y passe. »

Le docteur accéda immédiatement à cette demande, car il n’avait proposé l’emploi de la drogue que pour vaincre la résistance du Chasseur, et ce que celui-ci demandait serait infiniment plus simple et moins dangereux. Il approcha sa chaise de celle de Bob, prit la main du jeune garçon et banda les deux mains jointes très serrées pour sauvegarder la tranquillité d’esprit du Chasseur.

Après un peu plus de vingt minutes, le Chasseur annonça à leur grand soulagement que son rapport était négatif. Pour la première fois depuis le début de la visite de Bob, la conversation se fit plus libre et la discussion sur le problème devint si chaude que le médecin en oublia la jambe blessée de Bob. Ce ne fut qu’au moment de partir que le médecin lui dit :

« Si j’ai bien compris, Bob, votre ami ne peut rien faire pour accélérer le progrès de la guérison, mais, en revanche, il peut très bien empêcher une plaie de saigner et de s’infecter. À mon avis, vous devriez essayer de vous servir le moins possible de cette jambe afin de laisser à vos muscles le temps de reprendre leurs forces.

— Je vous remercie de votre conseil, docteur, seulement je ne peux pas me reposer, car pour l’instant je sers de véhicule au commandant en chef de l’armée des microbes.

— Alors, vous vous remettrez moins vite, mais je ne crois pas qu’il faille redouter des complications dans l’état actuel des choses. C’est à vous de décider ce qu’il faut faire. Je sais très bien que quelqu’un est en danger, mais dans la mesure du possible essayez de vous reposer le plus que vous pourrez ».

Le docteur referma la porte derrière Bob et retourna dans son laboratoire où il se plongea aussitôt dans ses travaux sur l’immunisation. Le Chasseur et ses semblables avaient appris à triompher des anticorps, mais heureusement la médecine offrait d’autres ressources.

Peu avant l’heure du dîner Bob et le Chasseur se dirigèrent vers la crique où devait se trouver toute la bande. Bien avant qu’il n’arrivât à l’endroit où l’on cachait le bateau, un bruit de scie avertit Bob que la réparation était en cours, mais le travail s’arrêta à son approche.

« Où as-tu été ? Tu n’as pas dû attraper beaucoup d’ampoules cet après-midi ! Regarde un peu le bateau ! »

En fait il ne restait plus qu’un embryon d’embarcation car en ôtant les mauvaises planches, il avait fallu presque tout déclouer et jusqu’alors bien peu d’endroits avaient été refaits. Bob crut deviner la raison du peu de travail accompli en jetant un regard autour de lui. Il n’y avait presque pas de bois pour remplacer les morceaux pourris.

« Où sont tous les bouts de bois que nous avions mis de côté hier soir ? demanda-t-il à Hay.

— J’aimerais bien que tu me le dises, répondit l’autre un peu sèchement. Il y en avait encore un petit peu là où nous les avions cachés et c’est ce que tu vois. Quant au reste, tout a disparu. Je ne sais pas si des gosses se sont amusés avec ou si les maçons s’en sont servis. En tout cas, il n’y avait plus rien. Nous ne sommes pas restés là-bas pour en trouver d’autres, car il valait mieux se servir de ceux-là avant qu’ils ne disparaissent à leur tour. Il faudra retourner en chercher d’autres, quoiqu’il n’en manque plus que très peu maintenant.

— Tu parles ! » dit Bob en jetant un regard étonné sur le squelette d’embarcation qui gisait à demi démoli sur la plage. Le mot et l’image lui rappelèrent aussitôt l’importante découverte faite la veille et, se tournant vers Rice, il lui dit :

« Red, je crois bien avoir trouvé ce qui reste de Tip. »

Tous posèrent aussitôt leurs outils et s’approchèrent, pleins d’intérêt.

« Où l’as-tu trouvé ?

— Là-haut, dans le bois, tout près du ruisseau. Je suis tombé tout de suite après et j’ai oublié tout le reste, sans cela je vous en aurais parlé ce matin. Je ne suis pas encore certain que ce soit Tip, car il n’en reste pas grand-chose, mais en tout cas c’était un chien de sa taille. Je vous montrerai l’endroit plus tard, car nous n’avons plus le temps maintenant.

— As-tu une idée de ce qui a pu le tuer ? demanda Rice qui tenait pour certaine la mort du chien.

— Aucune idée et tu ne seras pas plus avancé que moi lorsque tu l’auras vu. J’ai l’impression que Sherlock Holmes lui-même aurait du mal à découvrir des indices, mais rien ne vous empêche d’essayer. »

Cette nouvelle marqua la fin du travail sur le bateau pour l’après-midi. Comme Bob l’avait annoncé, l’heure du dîner approchait et toute la bande de garçons remonta le ruisseau jusqu’à la route où chacun prit une direction différente pour rentrer chez lui. Avant de disparaître au détour d’un sentier, Rice héla Bob pour lui rappeler qu’il devait l’emmener dans les bois après le repas.

Comme il était facile de le prévoir, tout le monde était là, car la description de Bob avait éveillé la curiosité de tous et chacun tenait à avoir son opinion sur la question. Bob prit la tête de la petite troupe et remonta lentement le sentier qui bordait le ruisseau jusqu’à l’endroit de son accident. Hay, toujours curieux, jeta un regard dans le trou formé par la chute de Bob, et retrouva la branche qui était à l’origine de tous les ennuis. Après s’être donné beaucoup de mal, il réussit à en tirer un gros bout.

« J’ai vraiment frisé de très près le coup dur », dit Bob en montrant sa jambe. Comme son père, ses camarades avaient voulu voir l’endroit où il s’était blessé ; mais avec eux il s’était abstenu de parler de son bras. « Je n’ai, malheureusement, pas pu éviter le choc, ajouta-t-il. Et je suppose que c’est ce petit bout de bois qui est la cause de tout le mal. »

Hay examinait très attentivement le morceau de bois. Le soleil était déjà bas sur l’horizon et l’obscurité gagnait peu à peu. Mais il put malgré tout apercevoir les traces laissées par l’accident.

« Tu as dû le sentir, dit-il. Et il t’a fallu un certain temps pour l’enlever. Regarde, le sang est descendu à plus de vingt-cinq centimètres de l’extrémité. Comment se fait-il que ton pantalon n’ait pas été plein de sang lorsque je suis venu à ta recherche hier ?

— Je n’en sais rien », se hâta de répondre Bob en s’écartant. Les trois autres le suivirent et, un instant plus tard, Hay haussa les épaules et s’éloigna à son tour.

Il les retrouva rassemblés autour du squelette du chien et très occupés à confronter leurs idées. Bob, qui les avait amenés là dans un dessein bien défini, ne les quittait pas des yeux. En dépit des paroles du Chasseur au sujet des os, il était convaincu que Tip avait été tué par leur fugitif qui avait ensuite installé le piège dans lequel il était tombé. Il parvenait même à expliquer pourquoi le criminel n’avait pas cherché à entrer dans son corps. Celui-ci avait sans doute trouvé très rapidement un autre hôte qui se servait du ruisseau comme d’un chemin pour pénétrer dans la jungle à la manière de Bob et de ses amis. Une telle hypothèse impliquait précisément la présence d’un de ses camarades dans le voisinage, camarade qui, pour une raison ou pour une autre, avait dû rester assez longtemps immobile pour permettre au criminel de le prendre comme hôte. Bob n’avait pas entendu parler d’une aventure de cette sorte, mais espérait qu’une phrase ou une réflexion le mettrait sur la voie.

La nuit tombait rapidement à présent et les garçons en étaient arrivés à la conclusion que selon toutes apparences aucune bête plus grosse qu’un insecte n’avait approché le corps du chien. Aucun d’eux n’avait encore touché les os jusqu’à présent, mais comme on voyait de moins en moins sous les buissons, Malmstrom décida d’examiner les restes de plus près. Le crâne du chien était sous un buisson particulièrement épais et il s’efforça d’écarter les épines pour le ramasser.

Il n’eut pas beaucoup de peine à enfoncer sa main, mais s’aperçut que les épines, dirigées toutes dans le même sens, se refermaient sur son bras comme une sorte de piège. Malmstrom essaya de se dégager, mais s’égratigna largement l’avant-bras et la main en ramenant le crâne. Il le tendit à Colby et secoua sa main pour faire tomber les gouttes de sang qui y perlaient.

« Cela ferait des hameçons au poil, remarqua-t-il. Ces sacrées épines se couchent contre la branche quand on appuie dessus, mais elles se redressent après. Je parie que c’est ce qui est arrivé à Tip. Il devait courir après quelque chose et n’a pas pu se dégager. »

Chacun s’accorda à trouver cette théorie tout à fait vraisemblable et Bob lui-même en fut ébranlé. Il se rappela soudain qu’il avait oublié de dire quelque chose au docteur. Que penserait Seever de la deuxième question qui l’agitait : « Était-ce vraiment le Chasseur ou le fugitif qui était en lui ? » Le médecin aurait peut-être réussi à découvrir un moyen de le savoir et il finirait bien par trouver un prétexte pour le mettre à l’épreuve. Dans la nuit profonde à présent, il descendit rapidement la colline, le cerveau en ébullition.