PREMIERES ELIMINATIONS
Surpris par le ton de la voix de Bob, le docteur s’était arrêté sur le seuil de la porte. Puis il se dirigea vers le fauteuil où il avait l’habitude de s’asseoir et dit alors :
« Je suis heureux de l’apprendre, mais moi aussi j’ai du nouveau. Racontez-moi d’abord ce que vous savez. Le Chasseur a-t-il procédé à des examens de son côté ?
— Non. C’est moi. Enfin, cela découle de ce que j’ai vu. Je n’en avais d’ailleurs pas compris l’importance sur-le-champ, c’est en réfléchissant à l’instant que j’ai pu tout raccorder. Charlie et Rice se sont battus près du nouveau réservoir. Tout a commencé lorsque Rice s’est moqué de Charlie parce qu’il ne partait pas demain. Il venait sans doute de vous quitter. Enfin, peu importe la raison, ils se sont bagarrés et sérieusement. Ils y ont gagné pas mal de traces de coups. Rice en particulier a les deux yeux d’une jolie couleur sombre et tous deux ont récolté un saignement de nez de première classe. Je vous assure que c’était du travail bien fait.
— Et d’après toi, cet étalage sanguinolent implique forcément qu’aucune créature ressemblant au Chasseur ne pouvait habiter l’un ou l’autre des combattants ? Nous avions pourtant estimé que notre fugitif pouvait fort bien ne pas intervenir pour arrêter une hémorragie, de peur de révéler sa présence. Je ne vois donc pas ce que peut prouver ton histoire.
— Vous me comprenez mal, docteur. Je sais très bien qu’une blessure ou une égratignure saignant très fort ne prouverait rien, mais vous devez vous rendre compte de la différence qui existe entre une plaie ouverte et un saignement de nez. Personne ne peut voir ce qui se passe et il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’un coup sur le nez n’entraînât pas immédiatement un flot de sang. Je vous assure que cela coulait dru et que nous avons eu du mal à arrêter le flot. » Durant un court instant de silence, le médecin parut réfléchir aux paroles de Bob, puis il déclara :
« Je vois, malgré tout, une dernière objection à ton hypothèse. Comment le fugitif aurait-il pu savoir qu’un coup sur le nez entraîne dans la plupart des cas un abondant saignement ? Il ne faut quand même pas oublier qu’il ne possède pas une expérience de la vie humaine semblable à la nôtre !
— J’y avais déjà pensé, répondit Bob d’un air de triomphe. Mais réfléchissez : comment pourrait-il être ce qu’il est et se trouver dans un homme sans en connaître le comportement ? Il lui suffit de savoir ce qui peut entraîner un saignement de nez et si celui-ci est indispensable ou non pour ne pas éveiller l’attention. Je ne crois pas que ce soit au-delà de ses possibilités. Je n’ai pas encore interrogé le Chasseur à ce sujet, mais je suis tranquille. Qu’en pensez-vous, Chasseur ? » Bob attendit la réponse avec une confiance extrême qui fit, peu à peu, place à un doute grandissant à mesure que le Chasseur tardait à entrer en communication avec lui. Finalement celui-ci se décida à projeter :
« — Je reconnais que vous avez raison sur toute la ligne. Je n’avais pas envisagé la question sous cet angle et le fugitif aurait fort bien pu ne pas y penser non plus. Mais j’admets que même dans ce dernier cas il se serait certainement rendu compte qu’il n’y avait aucun danger à arrêter un saignement de nez. Le garçon qui venait de se battre a continué à saigner bien après la fin du combat et même après qu’on lui eut appliqué sur le nez des compresses froides et autres vieux remèdes. Vous avez raison, Bob. Je suis tout prêt à vous abandonner ces deux-là. »
Bob répéta toute la déclaration au docteur Seever qui approuva de la tête.
« J’ai également un candidat à l’élimination, dit-il ensuite. Bob, ne m’avais-tu pas dit hier que Ken Malmstrom avait attiré ton attention ?
— À plusieurs reprises même. Il n’a pas travaillé au bateau comme les autres jours et était étonnamment calme. Je supposais que c’était à cause du départ de Charles Teroa.
— Et qu’a-t-il fait aujourd’hui ?
— Je l’ignore. Il n’est même pas venu à l’école.
— Je m’en doute, répondit sèchement le docteur. Il a plus de 39,4°C de fièvre. Jusqu’alors, il n’avait voulu rien dire à ses parents.
— Qu’est-ce qu’il…
— La malaria. Et je voudrais bien savoir où il a pu pêcher ça. » Le docteur regarda Bob comme si celui-ci en était directement responsable.
« Pas étonnant, il y a des moustiques dans l’île, répondit le jeune homme un peu mal à l’aise de se sentir ainsi examiné.
— Tu ne m’apprends rien, bien que dans l’ensemble on parvienne à les détruire en grand nombre. Et même l’existence des moustiques n’explique pas la provenance de la malaria. Il faut qu’il l’ait récoltée quelque part. Je suis de très près tous les gens qui quittent cette île ou la visitent, comme par exemple l’équipage du navire dont certains membres viennent à terre, mais je suis certain qu’ils sont hors de question, car je connais leur état médical. Toi-même tu es resté assez longtemps parti pour attraper quelque chose, mais tu ne peux pas être soupçonné, à moins que pour te faire une blague le Chasseur ait conservé le microbe en vie.
— Le Chasseur voudrait savoir s’il s’agit d’un virus.
— Non, la malaria est causée par un microbe flagellé, un protozoaire. Tenez… » Le docteur prit un volume et trouva la micro-photographie qu’il cherchait. « Regardez cela, Chasseur. Y a-t-il eu dans le sang de Bob ou y a-t-il encore quelque chose de semblable ? »
La réponse fut immédiate.
« — Non, il n’y en a pas à présent et je ne me souviens pas d’avoir détruit de micro-organisme lui ressemblant depuis des mois. Mais je peux fort bien avoir oublié. Si Bob avait présenté les symptômes de cette maladie, vous vous en souviendriez. Le sang humain contient de nombreuses créatures qui ressemblent vaguement aux photographies que vous m’avez montrées hier, mais d’après ces représentations je ne peux pas savoir s’ils sont identiques ou non. J’aimerais beaucoup vous aider dans ce domaine, mais le but que je poursuis réclame tous mes efforts. »
— Bob, dit alors le docteur, si tu ne cherches pas à conserver l’ami que tu as actuellement pour te livrer à des études médicales, tu seras un traître à la civilisation. Mais cela ne nous fait pas avancer en ce qui concerne notre problème. Je tiens à faire remarquer que votre fugitif ne peut pas se trouver dans le corps de Malmstrom. Tout ce que vous avez dit concernant le saignement de nez est évidemment valable pour des germes de maladie. Nous ne pouvons quand même pas suspecter toutes les personnes qui ne sont jamais malades, et votre fugitif doit le savoir. »
Un long silence suivit cette déclaration et comme il menaçait de s’éterniser, Bob déclara alors :
« Il ne reste donc plus sur la liste des suspects que Norman et Hugh. Cet après-midi j’aurais certainement désigné Norman en premier, mais à présent j’en suis moins sûr.
— Et pourquoi donc ? »
Le jeune garçon répéta ce que le Chasseur lui avait communiqué quelques minutes auparavant et le médecin haussa les épaules avant de dire :
« Chasseur, si vous ne voulez pas nous faire part de vos réflexions, nous serons obligés de ne compter que sur nous.
« — C’est exactement ce que je souhaite, communiqua alors le Détective. Vous avez tous les deux tendance à me considérer comme un être au courant de tout. Or c’est faux. Nous sommes dans un monde entourés de vos semblables, ne l’oubliez pas. Je continuerai à poursuivre et à vérifier mes idées avec votre aide lorsque ce sera nécessaire, mais je voudrais que vous fassiez de même avec les vôtres, et vous n’y parviendrez jamais si vous vous laissez trop influencer par les opinions que je peux avoir. »
— Entendu, répliqua Seever. Pour le moment mon hypothèse rejoint celle de Bob et je voudrais que vous vous livriez le plus rapidement possible à un examen personnel de Norman Hay. Robert pourra vous emmener tout près de la maison de Hay comme il en avait déjà eu l’intention et vous pourrez faire l’essai cette nuit même.
« — Vous semblez oublier vos propres paroles. Ne m’avez-vous pas dit que je devrais toujours être prêt à agir si vous découvriez notre fugitif ? répondit le détective. Mieux vaut à mon avis s’en tenir au système du vaccin que nous avons commencé en attendant que les preuves viennent s’offrir à nous. »
— Je ne vais quand même pas déclencher une épidémie de malaria dans toute l’île uniquement pour vous faire plaisir, répondit le docteur. Et pourtant, vous devez avoir raison. Essayons donc un autre vaccin, et ne me dites pas cette fois-ci que vous en aimez le goût, car cela coûte trop cher pour se l’offrir comme petite douceur. À propos, dit le médecin en remplissant la seringue, est-ce que Norman n’était pas un de ces passagers clandestins qui sont venus récemment ?
— C’est exact, répondit Bob, mais primitivement cette idée venait de Rice qui s’est dégonflé à la dernière minute, du moins c’est ce que l’on m’a dit. »
L’air pensif, Seever fit la piqûre, puis déclara :
« Peut-être le fugitif est-il resté quelque temps avec Teroa, puis est passé chez Hay. Tous deux ont certainement dormi très près l’un de l’autre pendant qu’ils se cachaient sur le navire.
— Mais pourquoi aurait-il changé d’hôte ?
— Il pouvait penser que les chances d’aller à terre étaient plus grandes avec Hay. Souvenez-vous que celui-ci a toujours déclaré qu’il avait entrepris ce voyage dans l’unique dessein d’aller visiter les musées de Tahiti.
— Peut-être, mais cela impliquerait que notre criminel est resté assez longtemps avec Teroa pour apprendre l’anglais, et il faudrait également que l’intérêt subit de Norman pour la biologie se soit manifesté brusquement avant qu’il ne servît d’hôte à ce fugitif », fit remarquer Bob.
Le médecin fut obligé d’admettre la justesse de ces remarques et déclara :
« N’en parlons plus, c’était simplement une idée. Je n’ai d’ailleurs jamais dit que je possédais une preuve quelconque. C’est quand même dommage que nous ne parvenions pas à découvrir le produit qui révélerait la présence du fugitif. Cette histoire de malaria me fournirait une excuse rêvée pour examiner toute la population de l’île, en admettant, bien sûr, que j’aie assez de vaccin pour traiter tout le monde, ce dont je doute.
« — Dans l’état actuel des choses, signala le Chasseur, vous n’êtes pas près d’y arriver. »
— Nous n’y parviendrons sans doute jamais d’ailleurs. Votre structure est vraiment trop différente de celle des autres créatures que nous sommes habitués à rencontrer sur cette terre. Je voudrais que vous nous fassiez partager quelques-unes de vos idées, car le petit jeu auquel nous nous livrons me paraît vraiment dépendre trop du hasard.
« — J’ai fait part de mes idées à Bob il y a déjà quelque temps, répondit le Chasseur, et je les ai mises en application. Malheureusement cela me conduit à un champ si vaste de possibilités que je crains fort de ne pouvoir me livrer aux examens nécessaires. Je préfère donc me servir en premier lieu de votre système. »
— Qu’avez-vous donc pu dire à Bob, dont vous ne m’avez jamais parlé ? » Puis s’adressant au jeune garçon, le docteur ajouta : « C’est le moment ou jamais de me mettre au courant des preuves que tu as pu recueillir.
— Je ne crois pas en posséder, répondit Bob en fronçant un peu les sourcils. Pour autant que je m’en souvienne, mes entretiens avec le Chasseur ont tous porté sur les méthodes de recherches. Nous devions essayer de deviner les mouvements possibles de notre criminel et accumuler les preuves. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait et nous avons découvert en premier lieu le morceau de générateur. C’est à ces recherches que nous nous livrons encore actuellement.
— Moi aussi. Si le Chasseur tient essentiellement à ce que nous suivions ses idées avant de nous faire part des siennes, je crois que nous n’avons qu’à nous exécuter le plus rapidement possible. J’admets que ces raisons sont particulièrement valables, sauf peut-être celles concernant l’immensité du champ des recherches. À mon avis ce n’est pas une excuse suffisante pour se permettre de l’ignorer.
« — Mais je n’ignore rien, fit remarquer le Chasseur. Je n’ai simplement pas envie de vous distraire de vos examens, car cela me paraît inutile, d’autant plus que je suis partisan d’examiner Hay et Colby de très près. Je n’ai jamais été d’avis de voir Rice en premier. »
— Et pourquoi donc ?
« — Vous lui reprochiez surtout d’avoir dormi à l’endroit où le fugitif a touché terre. Selon moi, pourtant, le criminel ne se serait jamais réfugié dans le corps d’un être courant un danger semblable à celui qui menaçait Rice à cet instant-là. »
— Le criminel n’avait rien à redouter.
« — Personnellement non, mais de quelle utilité lui aurait été un noyé, car Rice risquait fort de demeurer sous l’eau ? Je ne suis donc nullement étonné que votre camarade ne soit pas sur la liste des suspects ou des infectés, comme aurait dit sans doute le docteur Seever. »
— Bon, bon, répondit le médecin. Nous allons nous occuper aussi rapidement que possible des deux autres afin que vous puissiez vous mettre tout de suite à l’œuvre, mais je maintiens qu’une telle conduite est illogique. »
Bob avait la même impression, mais il en était venu à accorder une grande confiance au docteur, sauf peut-être sur un point précis. Il n’essaya donc pas de faire revenir le Chasseur sur sa décision et quitta la maison du médecin lorsque le soleil était déjà bas à l’horizon.
Tout ce qu’il pouvait faire était de découvrir Hay et Colby pour les surveiller.
Bob avait laissé ses camarades auprès du réservoir en construction, et sans doute y étaient-ils encore. En tout cas, leurs vélos le renseigneraient tout de suite ; de plus il avait laissé sa propre bicyclette là-haut et devait aller la chercher.
En passant devant chez les Teroa, il remarqua que Charles avait repris ses anciennes occupations de jardinage et il lui adressa un signe de main. Le jeune garçon semblait avoir repris ses esprits et son calme. Bob se souvint alors que le médecin n’avait pas encore eu le temps de lui annoncer la bonne nouvelle de son départ et espéra qu’il ne manquerait pas de le faire. Il n’avait plus aucune raison de l’empêcher de quitter l’île.
Bob trouva sa bicyclette où il l’avait laissée. En revanche, celles de ses camarades n’y étaient plus et il lui fallait à présent essayer de deviner où ils avaient pu se rendre. Il se souvint alors que Hay avait envie de travailler un peu à son aquarium et qu’il était fort possible que ce projet ait été mis à exécution. D’ailleurs, pourquoi pas celui-là plutôt qu’un autre ? Il enfourcha son vélo et s’engagea sur la route qu’il venait de parcourir. Parvenu devant la maison du docteur, il y entra en coup de vent pour s’assurer que ce dernier pensait à annoncer la bonne nouvelle à Teroa. Il s’arrêta ensuite au bord de la crique, bien qu’étant à peu près certain que ses camarades ne travaillaient pas au bateau. Il jeta un coup d’œil aux alentours et selon toute apparence il ne s’était pas trompé.
Norman avait dit qu’ils seraient obligés de gagner la petite île à la nage s’ils y allaient. Les bicyclettes auraient alors été déposées devant la maison de Norman à l’autre bout de la route. Robert se dirigea dans cette direction. Les parents de Hay habitaient une belle bâtisse de deux étages, avec de vastes fenêtres, qui ressemblaient un peu à l’habitation des Kinnaird. La seule différence était que la demeure ne se cachait pas dans la jungle comme celle de Bob. Elle s’élevait à l’endroit où le sol devenait presque plat avant d’arriver à la plage et la terre était trop sablonneuse pour que puissent y pousser les épais buissons que l’on rencontrait dans toutes les autres parties de l’île. La végétation était malgré tout assez abondante pour fournir une ombre précieuse, mais l’on pouvait se promener aux alentours sans être obligé de jouer à l’explorateur. Une sorte de petit hangar avait été construit non loin de là pour permettre de ranger les bicyclettes, et beaucoup des habitants de l’île y laissaient les leurs. Comme de juste, Bob alla y jeter un coup d’œil en premier. Il fut heureux de découvrir que ses suppositions étaient exactes. Les vélos de Rice, de Colby et de Hay y étaient accrochés. Bob y abandonna également le sien et prit ensuite la direction de la plage. À l’extrémité nord du golfe, il ne fut pas surpris d’apercevoir les silhouettes de ses trois camarades de l’autre côté de la mince étendue d’eau.
Ils levèrent la tête à ses appels et lui firent de grands signes lorsqu’il s’engagea dans l’eau. Il avait à peine fait quelques pas qu’il entendit Hay lui crier :
« Pas la peine que tu viennes ! On revient ! »
Bob fît signe qu’il avait compris et s’assit sur le sable pour les attendre. Il les vit qui regardaient autour d’eux comme pour s’assurer qu’ils n’avaient rien oublié, puis ils entrèrent dans l’eau. Ils devaient se frayer un chemin sur les coraux qui encombraient les récifs avant de trouver une eau assez profonde pour pouvoir nager. Les quelques mètres à couvrir n’étaient pas faciles à franchir avec de grosses chaussures aux pieds, mais ils en avaient l’habitude. En quelques instants ils furent près de Bob.
« Vous avez posé le grillage ? demanda celui-ci.
— Oui. On a d’abord agrandi un peu le trou. Il a une vingtaine de centimètres à présent, précisa Hay. J’ai pu avoir un peu de ciment et de la toile de cuivre. C’est solide maintenant. Le gros grillage servira de support et la toile empêchera les poissons les plus petits d’aller se balader ailleurs.
— Pourquoi ? Tu as de nouveaux pensionnaires ? Et tes photos en couleurs ? Quand as-tu l’intention de les prendre ?
— Hugh a rapporté deux anémones de mer, et on peut lui voter des remerciements à l’unanimité. J’aurais mieux être pendu que de toucher à ces trucs là.
— En tout cas, je ne recommencerai pas, affirma Hugh Colby. Je croyais qu’elles se refermaient simplement lorsque quelque chose de gros passait à leur portée, c’est bien ce qu’a fait la première, mais l’autre… Brr ! »
Il tendit sa main droite et Bob poussa un petit sifflement de sympathie. L’intérieur du pouce et les deux premiers doigts étaient couverts de petits points rouges, là où les poils de l’anémone avaient pénétré dans la peau. Toute la main jusqu’au poignet était enflée et à voir avec quelles précautions Colby remuait son bras on pouvait juger de la douleur.
« J’ai déjà été piqué par des bestioles semblables, déclara Bob, mais jamais à ce point. Quelle espèce est-ce donc ?
— Je n’en sais rien. Tu demanderas au professeur demain. En tout cas c’étaient des grosses, mais dorénavant, grosses ou petites, Hay s’occupera tout seul du recrutement pour son aquarium ! »
Bob paraissait songeur ; il trouvait vraiment curieux que tous ces événements eussent pu se produire le même jour, et pourtant quatre ou cinq des principaux suspects étaient déjà éliminés. On ne pouvait pas sortir de là ! Sans aucun doute, si Hugh avait pu transporter une des anémones sans se faire piquer on aurait pu le soupçonner d’être l’hôte du fugitif, car en admettant même que celui-ci soit demeuré indifférent à la douleur de l’homme qui l’abritait, il n’aurait certainement pas voulu que celui-ci fût obligé de rester plusieurs jours sans se servir de sa main.
En procédant par élimination on s’apercevait que, de toute la liste, seul Norman Hay demeurait au premier plan.
Bob décida d’en parler au Chasseur dès que possible.
Jusque-là toutefois, il ne devait rien laisser paraître de ses intentions.
« Savez-vous ce qu’est devenu Tout-Petit ? demanda-t-il.
— Non, que lui est-il arrivé ? » répliqua Rice.
Tout au plaisir d’apporter une nouvelle sensationnelle, Bob oublia sur-le-champ cette préoccupation.
Il raconta avec force détails la maladie de leur camarade et s’étendit sur la réaction du docteur qui ne parvenait pas à imaginer où Tout-Petit avait pu attraper la malaria. Tous semblaient fortement impression nés et Hay paraissait même un peu mal à l’aise. L’intérêt qu’il portait aux questions de biologie lui avait permis d’acquérir certaines connaissances sur la propagation des maladies contagieuses.
« Je crois que nous ferions bien de voir un petit peu dans les bois s’il n’y a pas de mares ou de l’eau stagnante, proposa-t-il. Il faudrait y verser du pétrole ou s’arranger pour les faire disparaître. S’il y a de la malaria dans l’île, nous sommes tous en danger si des moustiques vont piquer Tout-Petit.
— On pourrait toujours demander au docteur, répondit Bob, moi je crois que c’est une bonne idée. En tout cas, ce sera un drôle de boulot.
— Et alors ? Je préfère ça plutôt que d’attraper la malaria. J’ai lu des bouquins là-dessus et ça n’a pas l’air d’être drôle.
— Je me demande si on pourra voir Tout-Petit, déclara Rice. Pour cela aussi il faudra demander au médecin.
— Allons-y tout de suite.
— Je voudrais d’abord savoir l’heure, car j’ai l’impression qu’il est tard. »
Cette idée parut raisonnable à tout le monde, et leur bicyclette à la main ils attendirent devant chez Hay que celui-ci les renseignât sur cette importante question, car leurs parents ne plaisantaient pas avec l’heure des repas. Quelques instants plus tard le visage de Hay apparut à la fenêtre et il lança :
« On va se mettre à table. Je vous retrouve tout à l’heure devant chez Bob. D’accord ? »
Et sans attendre la réponse, il disparut.
Rice semblait assez ennuyé et il déclara :
« S’il est juste à l’heure, je suis déjà en retard. Hâtons-nous et si je ne suis pas au rendez-vous après le dîner vous saurez pourquoi. »
Il avait à peu près un kilomètre à faire pour rentrer chez lui, ainsi que Bob. Colby lui-même, qui habitait tout près de chez Hay, ne perdit pas de temps et tous trois s’engagèrent à vive allure sur la route. Bob ne savait pas ce qui s’était passé chez ses camarades, mais quant à lui il dut préparer son repas et faire sa vaisselle. Lorsqu’il put enfin sortir, il ne trouva que Hay. Ils attendirent un moment sans qu’aucun de leurs camarades n’apparût. Depuis quelque temps déjà des menaces étaient suspendues au-dessus de leur tête, à cause de ces retards à l’heure des repas, et selon toute apparence l’exécution avait eu lieu.
Norman et Robert décidèrent finalement qu’il était inutile d’attendre plus et se dirigèrent vers la maison du médecin. Comme à l’accoutumée, celui-ci était là.
« Salut, messieurs, entrez. J’ai l’impression que les affaires reprennent. Que puis-je pour vous ?
— Nous nous demandons si Tout-Petit peut recevoir des visites, expliqua Hay. Nous venons d’apprendre qu’il est malade et avant d’aller chez lui nous voulions vous poser la question.
— Excellente idée et à vrai dire je ne vois aucun inconvénient à ce que vous alliez voir votre copain. Vous ne risquez pas d’attraper la malaria en respirant l’air de sa chambre. D’ailleurs il n’est pas très malade. Heureusement, nous avons des médicaments qui atténuent beaucoup les effets de la maladie. Sa température a déjà bien baissé et je suis persuadé qu’il sera tout heureux de vous voir.
— Merci beaucoup, docteur », répondit Bob qui ajouta : « Norman, si tu yeux que nous y allions ensemble, attends-moi une minute, je voudrais demander un renseignement au docteur.
— Oh ! j’ai l’habitude d’attendre », répliqua Hay d’un ton sec.
Bob sursauta un peu en entendant le ton de son camarade et ne sut quelle contenance prendre durant un instant. Le médecin vint à la rescousse.
« Bob veut parler de sa jambe et, de mon côté je préfère examiner les malades sans témoin. Cela ne te fait rien, j’espère ?
— Pas du tout… enfin… je voulais… vous demander également quelque chose.
— Je vais faire un petit tour pendant ce temps-là, déclara Bob en se levant.
— Pas la peine. Cela peut t’intéresser également, et puis cela risque d’être un peu long. Mets-toi dans un coin. » Et se tournant vers le docteur Seever, il demanda : « Docteur, pouvez-vous me dire ce que l’on ressent lorsqu’on a la malaria ?
— Je ne l’ai jamais eue, Dieu merci, mais en général, le malade commence à trembler. Puis les tremblements cessent et l’on passe alors par des alternatives de fièvre et de calme. La sudation est toujours abondante avec de brusques montées de température, assez fortes pour amener le délire. L’évolution de la maladie obéit à des règles assez bien définies et se poursuit selon le cycle d’existence du protozoaire responsable de cette maladie. Lorsque de nouveaux microbes prennent naissance et se développent, tout recommence avec les mêmes manifestations.
— La fièvre et les frissons sont-ils toujours assez graves… enfin suffisamment pour que le malade ne s’aperçoive plus de rien ou au contraire les accès peuvent-ils être très espacés ? »
Le docteur fronça les sourcils en entrevoyant où voulait en venir le jeune garçon. Bob s’efforçait de dissimuler son agitation et il avait beaucoup de mal à demeurer calme, car il avait d’autres raisons que le docteur d’être surpris.
« Parfois, répondit Seever, la maladie semble être en sommeil durant un temps plus ou moins long et l’on a vu des malades qui demeuraient un an sans avoir de nouvelles attaques. On a beaucoup discuté sur cette question et l’on en discute encore, mais personnellement je n’ai jamais connu de gens qui, une fois atteints, n’aient pas présenté de nouveaux symptômes par la suite. »
Hay semblait inquiet et l’on sentait qu’il avait du mal à formuler sa phrase suivante.
« Docteur, dit-il enfin, Bob m’a dit que vous ne saviez pas où Tout-Petit pouvait avoir attrapé cela. Je sais, naturellement, que la maladie est transmise par les moustiques, mais il faut bien qu’ils prennent les microbes sur quelqu’un ayant déjà la malaria, et… je crois bien que c’est moi qui suis responsable !
— Mon petit, j’étais déjà dans cette île lorsque tu as poussé ton premier cri et je t’ai toujours suivi. Tu peux me croire, tu n’as jamais eu la malaria.
— Je n’ai jamais été vraiment malade, mais je me souviens fort bien d’avoir eu des accès de fièvre entrecoupés de tremblements comme ceux dont vous venez de nous parler. Ils ne duraient jamais bien longtemps et n’étaient pas assez forts pour que je m’inquiète. Je trouvais cela bizarre, c’est tout. Je n’en ai d’ailleurs jamais parlé à personne, car je n’y attachais guère d’importance et je ne voulais pas me plaindre pour si peu de chose. Cependant, lorsque Bob m’a parlé de tout cela cet après-midi, je me suis souvenu de ce que j’avais lu à ce sujet et j’ai fait le rapprochement. J’ai jugé qu’il était préférable de vous en parler. Avez-vous un moyen de savoir si je l’ai ou non ?
— Je trouve ton idée complètement idiote, mon petit. Je ne prétends pas être un expert en ce qui concerne la malaria dont les cas sont heureusement rares dans cette île, mais je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu citer un cas où la maladie aurait été aussi discrète que chez toi. Néanmoins, si cela te fait plaisir, je peux te faire une prise de sang et rechercher notre fameux microbe !
— Je ne demande que cela ! »
Le docteur s’exécuta. Lui et Bob ne savaient pas s’il fallait s’étonner ou être inquiet en entendant les paroles de Norman. Si par hasard le jeune garçon avait raison et qu’il fût véritablement atteint, il fallait le rayer aussitôt de la liste des suspects. De plus sa conduite actuelle cadrait mal avec son caractère et ce que l’on savait de lui. Le docteur était très étonné de rencontrer un tel sens de l’analyse et une telle conscience chez un garçon de quatorze ans qui n’avait jamais montré auparavant un si grand souci de ses semblables. Bob, de son côté, ne comprenait plus rien car il avait toujours considéré Norman comme un camarade plus jeune que lui et peu capable de réfléchir. Une telle conduite cadrait mal avec ce que l’on savait de lui, et si le malade n’avait pas été l’un de ses meilleurs amis, Hay ne se serait certainement pas donné la peine de rassembler ses souvenirs d’enfance et encore moins d’en parler au médecin. Pour l’instant, sa conscience l’inquiétait, mais l’on pouvait présumer que s’il n’était pas venu voir le docteur ce soir-là, il aurait certainement changé d’avis le lendemain et n’en aurait pas parlé sans discerner les raisons qui l’avaient poussé à venir. Il était, maintenant, aussi inquiet que le docteur Seever de savoir s’il était ou non responsable de la maladie de Malmstrom. Néanmoins, il avait l’impression réconfortante de faire ce qu’il pouvait pour aider son camarade.
« Il va me falloir à présent un certain temps pour l’analyse, dit le docteur. Si par hasard tu l’avais, ce ne pourrait être que sous une forme très anodine. Si cela ne t’ennuie pas, je voudrais examiner d’abord la jambe de Bob. »
Malgré son désappointement visible au souvenir des premières paroles échangées, Norman acquiesça et se dirigea à contrecœur vers la porte en lançant à Bob : « Ne reste pas trop longtemps, j’ai hâte de savoir. » La porte à peine refermée, Bob se tourna vers le docteur pour lui dire précipitamment :
« Ne vous occupez pas de ma jambe, docteur, si tant est que ce ne soit un prétexte… Voyons d’abord ce que va donner l’analyse. Si les craintes de Norman sont justifiées, il faudra le rayer aussi de la liste des suspects.
— C’est bien ce à quoi j’ai pensé, répondit le docteur. Tu n’as pas vu que je prenais beaucoup plus de sang qu’il ne fallait ? J’ai envie de demander au Chasseur de l’examiner.
— Mais il ne connaît peut-être pas le microbe de la malaria.
— S’il le faut, j’irai en prendre chez Malmstrom pour lui permettre de comparer. Je vais faire une plaque tout de suite pour le passer au microscope. Le seul ennui est que je ne racontais pas de blague en parlant du caractère, sans doute bénin, de sa maladie. Je peux très bien faire des douzaines et des centaines de préparations sans découvrir le microbe et c’est pour cela que je voulais demander au Chasseur d’examiner tout le tube de sang. Là où il me faudrait des heures, il lui suffira d’une minute. Je me souviens de ce que tu m’as raconté sur la neutralisation des leucocytes qu’il avait réalisée dans ton sang. S’il a pu y arriver, il pourra, à plus forte raison, jauger toutes les cellules sanguines en un rien de temps. »
Le docteur alla prendre un microscope et d’autres appareils nickelés et se mit au travail.
Après avoir étudié deux ou trois lames, il leva la tête et déclara :
« Je ne trouve rien, mais c’est peut-être parce que je ne m’attends pas à découvrir quelque chose. »
Il se pencha de nouveau sur le microscope et Bob pensa que Norman en avait sans doute assez d’attendre et qu’il s’en irait voir Malmstrom tout seul. Seveer releva encore une fois la tête et dit :
« C’est incroyable, mais il est fort possible qu’il ait dit vrai… Il y a une ou deux cellules sanguines qui semblent avoir été attaquées par un microbe agissant comme celui de la malaria. J’ai vu un tas de choses, mais pas le microbe que je cherche. Je ne cesse jamais de m’étonner en découvrant l’incroyable variété des corps étrangers existant dans le système sanguin de l’être le mieux portant. Si toutes les bactéries que j’ai localisées quelques minutes pouvaient se reproduire en toute liberté, Norman aurait en très peu de temps la typhoïde, deux ou trois sortes de gangrènes extrêmement pernicieuses, une attaque d’encéphalite et au moins une bonne demi-douzaine d’infections diverses. Et pourtant, il se promène frais et rose avec pour toute manifestation quelques attaques de fièvre dont il ne se souvient même pas. Je suppose que tu… »
Il s’arrêta brusquement. On aurait cru que l’idée qui venait de germer dans le cerveau de Bob venait de le frapper également.
« Bon Dieu ! Malaria ou pas malaria, il y a certainement une maladie qu’il n’a pas. Je m’esquinte les yeux depuis plus d’une demi-heure à mettre un nom sur tout ce que je découvre alors que… Je suis vraiment idiot, Bob, tu ne trouves pas ? Mais si, tu peux me le dire ! Je vois bien que tu avais pensé à cela bien avant que je t’en parle. »
Il garda le silence pendant quelques instants en secouant la tête, puis reprit : « Ce serait un examen merveilleux, mais je ne peux quand même pas trouver un prétexte pour faire des prises de sang à tout le monde dans l’île. Dommage, car on saurait immédiatement à quoi s’en tenir. En effet, j’imagine mal le criminel lâchant une bordée de microbes dans le sang de son hôte dans le seul but de dissimuler sa présence… Il ne nous reste donc plus qu’un seul suspect sur la liste et j’espère que nous n’avons pas fait d’erreur dans notre élimination.
— Moi aussi, dit Bob. Car il n’y a plus personne sur la liste. J’ai rayé Hugh juste avant le dîner. » Il exposa les raisons qui avaient motivé cette décision et le médecin admit qu’elles étaient justes.
« J’aimerais quand même qu’il me fasse voir sa main, car avec des piqûres d’anémones de mer on ne sait jamais ce qui peut se passer. Avec notre système nous sommes au bout de la liste et il va falloir que le Chasseur découvre ses batteries, car pour nous les recherches sont terminées. Qu’en pensez-vous, Chasseur ?
« — Vous avez agi tout à fait logiquement, répondit-il, et si vous m’accordez encore cette nuit pour mettre sur pied un plan d’action, je vous l’exposerai demain. »
Le Chasseur se rendait parfaitement compte que la raison ainsi invoquée pour cet ultime délai était assez mince, mais il avait des motifs sérieux pour ne pas révéler à ses amis, pour l’instant, qu’il savait où se trouvait le fugitif.