« Maresco »
Un Noir a trouvé une souris morte dans la cabine téléphonique au petit jour. Elle était morte dans la nuit.
La cabine a servi entre l’heure présumée de la mort et la fermeture de l’établissement.
Je sors mon tarin du verre de rye et j’ai une bonne raison à cela : le glass est vide.
Stumm a peut-être raison, le toubib de la police a pu se foutre le doigt dans l’œil. Un toubib qui joue au con, ça se voit souvent, beaucoup trop souvent !
Oui, il y a cette solution. Mais il y en a une seconde, et j’ai la faiblesse de m’y attarder : la môme a pu être étranglée autre part et amenée ici par la suite ! En ce cas, cela changerait la face du probloc.
— How much ? Je demande.
Le garçon me dit un chiffre que je ne pige pas. D’un geste informé, j’aligne un billet de cinq dollars.
Puis j’empoche ma mornifle et je me mets à la recherche de ma première boîte de danse, celle devant laquelle j’ai rambiné une taxi-girl. J’ai hâte d’avoir un petit aperçu du comportement privé de ce genre de donzelle.
Puisque je suis ici pour la chose de la psychologie, comme dit Grane, autant y aller carrément !
Il est deux plombes plus trois lorsqu’elle radine. Vaporeuse, ma Dorothy Lamour pour noces et banquets ! Faut voir ! Moi, je suis un peu emprunté, je ne sais pas par quel bout on les chope, les gisquettes, ici !
— Un glass ?
Qu’est-ce qu’on risque ?
Elle dit :
— Yes.
On va se tortiller quelques verres de whisky. Puis je lui exprime ma sympathie d’une façon toute manuelle, ce qui est la seule méthode internationale que je connaisse.
— On go to bed ? Fais-je, après que les premiers attouchements se soient avérés concluants.
Elle n’est pas contre, mais elle a un regard à mon larfeuille qui en dit long comme une rame de métro sur son désintéressement.
Je cligne de l’œil en tapotant mon crapaud. Ça la met en confiance, cette mignonne !
Elle piaule, à quelques rues de là, un petit appartement assez minable.
Elle met son doigt sur ses lèvres lorsque nous grimpons l’escalier. Ça me rappelle la bonne province française, quand j’allais sauter la bonniche des voisins.
Le meilleur moment de l’amour, c’est lorsqu’on grimpe l’escalier. Je suis la souris en regardant onduler son postère fort aimablement.
Elle a le dargeot sympa, c’est énorme. Ça aide aux relations culturelles.
Je la suivrais comme ça jusqu’à la planète Mars. Mais elle va moins haut, le troisième étage lui suffit. Elle engage une clé plate dans une serrure confidentielle.
Je vous l’ai dit, c’est locdu, comme crèche. Locdu et vaguement craspect, avec les serviettes de toilette sales par terre, un divan dont les couvertures balayent un parquet qui en a plutôt besoin. Des mégots poisseux de rouge dans les cendriers, des pantoufles ravagées, des culottes sur les dossiers de chaise. Enfin, ça n’a pas d’importance. L’amour, ça se fait n’importe où, n’importe comment. L’essentiel est qu’on soit deux !
Je pose mon bada et ma veste. A ce moment, elle découvre ma seringue accrochée sous mon bras. Elle devient toute chose. Vous parlez d’un petit étourdi que je fais !
Elle devient pâle comme une crème fouettée et ses yeux s’agrandissent.
Je rigole.
— I am the French ! Dis-je.
Du coup, elle ouvre grand sa gueule et se met à hurler, sans souci des voisins dont pourtant elle semblait vouloir respecter le sommeil.
Alors, je l’empoigne par le bras.
— Silence !
Je lui montre mes papiers. Le mot police est aussi éloquent en français qu’en anglais. Elle se calme.
Petit à petit, je l’apprivoise. Je lui explique ma mission et ça la réconforte.
On finit par mettre au point un petit langage à nous qui nous suffit à exprimer des idées cohérentes sinon philosophiques.
Je lui demande si elle connaissait les souris qui ont été butées et elle me répond que non. Elle n’a pas la moindre idée de ce que peut être le soi-disant Français assassin.
Tout en discutant le bout de gras, je lui flatte les hanches et la conversation finit par laisser place aux gestes. Elle a un beau coup de reins, la gamine ! On s’en offre une drôle de tranche, je vous le promets. Jamais les rapports franco-américains n’ont été aussi serrés !
Quand on a terminé la partie de zizi-panpan, on recommence à jacter. C’est une grande loi humaine : un sens intervient toujours après un autre.
Elle me dit que son turbin est épuisant. La danse fatigue. Les veilles aussi. Bref, elle rêve d’être marida à un mec convenable qui lui achèterait un gentil cottage dans la banlieue et lui ferait une paire de lardons. C’est le rêve de toutes les gerces qui ne mènent pas une vie très réglo.
Je m’informe de ses gains. Elle touche une ristourne sur les tickets empochés et une autre sur les consommations. Dans les bonnes soirées, elle se fait un peu de fric, mais il faut en suer ! Probable qu’elles arrondissent leur budget en faisant une petite passe, de temps à autre !
Elles ne peuvent jamais refuser la clientèle ; c’est interdit par la direction.
— A qui appartiennent ces maisons, fillette ?
— A un consortium. Chacune a un gérant qui dépend de la société principale.
— Et qui dirige la société ?
— Maresco…
— Qu’est-ce que c’est que ce type-là ?
Elle ne répond pas.
Je n’insiste pas. Je sens en elle comme une méfiance. Tant qu’il n’était question que du travail, ça boumait, mais, maintenant qu’on aborde un sujet plus épineux, elle joue à la carpe et ne comprend plus mon langage.
J’hésite, puis je sors un billet de ma poche et je le dépose sur le lit.
Elle reste assise, immobile. C’est à peine si elle me dit au revoir d’un bref mouvement de tête.
Peut-être n’ai-je pas donné assez ?
Pourtant, je lui ai lâché vingt dollars. C’est pas sale pour subir mes hommages, hein ?
Un coup de tringle à la française, ça devrait au contraire se payer !
Décidément, les grognaces de Chicago sont bien déroutantes, avec leurs façons de se faire tuer comme des mouches ou de ne pas dire merci lorsqu’on leur crache de l’osier.
Je hèle un taxi :
— Le Connor, rapidos !
Il est temps que je me file dans les toiles, car je ne tiens plus sur mes cannes !
Ça fait un bout de temps que je ne me suis pas couché dans un bon lit tout blanc.
Il n’est pas loin de midi lorsque je me réveille.
Je commence par le commencement, c’est-à-dire par prendre une douche froide, ensuite de quoi je téléphone à Cecilia, histoire de lui donner un petit bonjour. Mais ça ne répond pas à son domicile. Je demande alors Nord 54, deux fois, et c’est sa voix harmonieuse qui lâche dans l’ébonite le traditionnel « Hello ! ».
— Passé une bonne nuit ? demande-t-elle.
Il y a quelque chose de moqueur dans son ton.
— Pas mauvaise. Pourquoi ?
— C’est votre genre, le brun ? C’est vrai que la Française est surtout brune.
Je deviens prudent comme un gars chargé de déminer une région.
— Tout ça pour en arriver à quoi ?
— A la petite taxi-girl que vous avez enlevée cette nuit.
Je prends l’apostrophe dans les gencives.
— On est en Russie ou en Amérique ? Je râle ! On me fait suivre ! Si c’est ça, je refais ma valise et le premier avion pour la Francecaille, y’a moi dedans !
Elle éclate de rire.
— « On » ne vous fait pas suivre, affirme-t-elle. Mais « on » fait suivre tous les hommes qui attendent une taxi-girl à la sortie de son travail. C’est la plus élémentaire précaution, vous ne pensez pas ?
Je ne réponds rien.
Évidemment, j’aurais dû me douter de la chose. En tout cas, ils font fort bien leur service, les anges gardiens, je ne me suis aperçu de rien. Très élégamment fait !
Je pense à Stumm, lequel m’a sauté sur le poil illico. Mazette, ils ont mis en place le dispositif numéro un.
— Vous n’êtes resté chez elle qu’une heure, fait-elle. Je croyais que les Français restaient beaucoup plus longtemps chez les jeunes femmes.
Je me fous en rogne.
— Vous verrez, lorsque j’irai chez vous !
Elle ne l’a pas volé. Du reste, ça la déconcerte un peu.
— Dites-moi, Cecilia, soyons sérieux. J’ai simplement voulu me rendre compte de la façon dont vivait une taxi-girl.
— Et c’est concluant ?
— Qui sait ?.. Autre chose : cette surveillance étroite dont les maisons de danse font l’objet, y’a-t-il longtemps que vous l’exercez ?
— Dès le deuxième meurtre… et elle n’a fait que se renforcer.
— Je ne vois pas comment, en ce cas, mon « compatriote » a pu commettre les cinq autres forfaits.
— Nous non plus ne le voyons pas.
— Il paraît que toutes les boîtes appartiennent à un consortium ?
— C’est exact.
— Et il paraît également que le consortium a à sa tête un certain Maresco ?
— Dites-moi, vous en avez appris des choses !
— Une heure bien employée, en compagnie d’une brunette. Et encore, je ne parle pas la langue du pays !
Là, je viens de marquer un point.
— Qui est ce Maresco ?
— Vous avez entendu parler d’Al Capone ?
— Je connais mal l’histoire des États-Unis, mais je sais qu’après La Fayette, c’est le gars qui a le plus fait parler de lui ici.
— Maresco a été comme qui dirait un de ses lieutenants.
— Bravo. Et, vis-à-vis de la police, quel rôle joue-t-il, actuellement ?
— Aucun. Il se tient…
— … Peinard ?
— C’est ça.
— Ça veut dire quoi ? Qu’il bande les yeux des flics avec des gros billets ?
— Ça veut dire ce que je vous dis : il se tient peinard. L’origine de sa fortune est plus que douteuse, mais la façon dont il la gère est régulière.
— Bon, bon… Où habite-t-il, cet honnête homme ?
— Pourquoi ?
— J’aimerais lui dire un petit bonjour.
Elle semble abasourdie.
— Quoi ! Vous voulez voir Maresco ?
— C’est pas le bon Dieu, non ?
— Ici, c’est beaucoup plus ! Pour le voir, on a une recommandation du gouverneur au moins et on demande audience deux mois à l’avance.
— Bon. Il habite où ?
— Kedzie Avenue, près de Garfield Park.
— Sa maison ne porte pas un numéro ?
— Peut-être, mais elle n’en a pas besoin, car tout le monde la connaît.
Elle ajoute :
— Vraiment, vous allez essayer de le voir ?
— Je vais le voir, Cecilia.
— Quelle idée !
— N’est-il pas le grand patron de toutes les filles mortes ?
— Si, dans un sens.
— Eh bien, c’est dans ce sens-là que je veux parler. Il a eu des réactions, Maresco, en voyant qu’on démolissait ses gambilleuses ?
— Il a offert une prime à qui découvrirait — ou permettrait de découvrir — l’assassin.
— Grosse ?
— Dix mille dollars.
— Hum ! C’est d’un bon patron, un pareil geste !
Je réfléchis afin de voir si je n’oublie rien. Mais non, je lui ai posé toutes les questions qui me titillaient la langue.
— Ça va, je vous laisse travailler, mon ange. Faites mes amitiés à Grane.
Elle prend un ton très nonchalant pour demander :
— Je vous vois, aujourd’hui ?
— Évidemment, dis-je. Il est bien entendu que vous m’invitez ce soir, à neuf heures, à prendre un drink chez vous. J’ai votre adresse !
Je raccroche sans lui laisser le temps de retrouver ses esprits.