« Maresco (bis) »

Kedzie Avenue est en plein cœur de la ville. J’avise un mec occupé à ramasser des débris de papier ou des épluchures de fruits qu’il jette dans une sorte de tonneau à roulettes.

— Hello ! Je lui lance, the Maresco House, please ?

Vous vous rendez compte combien mon anglais se perfectionne ? Du reste, il n’hésite pas un quart de seconde et me désigne une bicoque qui conviendrait parfaitement à M. Ford pour monter une succursale.

Un immense dais bleu, clouté d’étoiles d’or, orne l’entrée. De part et d’autre de la lourde, il y a deux portiers galonnés. M’est avis que si le Maresco ne se prend pas pour le président des Etats-Unis, il ne se prend pas non plus pour l’excrément qui décore la bordure du trottoir.

Je grimpe les marches du perron.

Les deux portiers, sans se consulter, se rapprochent, ce qui bloque net la lourde.

Je bigle les deux immenses épaules jointes. C’est ce qu’un prof de géographie appellerait une « frontière naturelle » !

L’un d’eux me pose une question. Sans doute me demande-t-il ce que je viens maquiller.

— I veux voir Mr. Maresco !

Ils me dévisagent.

Alors, je gueule :

— Police ! En leur soufflant dans le nez à la façon de King-Kong.

Là, je les émeus un tantinet.

Le plus massif (tout en ronce de noyer !) me fait signe de le suivre. Nous pénétrons dans un hall au fond duquel un huissier en smoking, qui ressemble à un croupier, dit des trucs inaudibles dans un téléphone intérieur.

Lorsqu’il a raccroché, il nous dévisage sévèrement. Le portier baratine. Je laisse flotter les rubans.

— I not speak english, dis-je modestement, après qu’il a jacté. I am a french policeman. I will, I want. M…, je veux voir Maresco, et au trot, remuez-vous ou je fais un malheur !

L’huissier ne bronche pas.

— Ask Nord 54–54, lieutenant Grane ! Fais-je sèchement.

J’écris le numéro de téléphone.

A la fin, l’huissier décroche son appareil intérieur et demande conseil à un mec.

Il me fait signe de m’asseoir sur une banquette couverte de satin bleu.

Je refuse et je me mets à faire les cent pas dans le hall. Cinq interminables minutes s’écoulent. L’huissier ne me perd pas des yeux.

De temps à autre, je me plante devant lui et je le renouche.

Comme j’ai l’œil américain, je ne mets pas longtemps à repérer la grosse bosse que forme son veston de smoking, du côté de l’aisselle gauche.

Ils ont de drôles de stylographes, les huissiers de Maresco, vous pouvez me croire. Des stylos de calibre 45, pour un mec qui est rangé des voitures, c’est assez cocasse ; il est vrai que nous sommes en Amérique, un bled où il ne faut s’étonner de rien. Enfin, le bignou grésille. Il décroche et grogne :

— Hello !

Il écoute religieusement, secoue la tête, et raccroche.

— This way, please ! Me jette-t-il.

Il me fait entrer dans un ascenseur qui ressemble à un salon. L’intérieur est tendu de peau de suède beige et une banquette bleue attend les postères fatigués.

Mais ça ne vaut pas le coup de s’asseoir, car ces vaches d’ascenseurs vont à des allures impressionnantes. Vous n’avez pas retiré votre doigt du bouton que déjà vous êtes arrivé.

Nous marchons sur un tapis moelleux comme une tranche de pudding et un zig costaud, vêtu d’un complet marron et cravaté de jaune, s’interpose. L’huissier me confie à lui. Le nouveau gnace mesure dans les deux mètres et, lui aussi, a le costard gonflé à gauche. Peut-être, après tout, qu’ils ont le cœur dilaté, dans la baraque.

Il garde son chapeau sur la tête et mâche de la « gum ». Voir encore une fois au cinéma de votre quartier !

Nous passons deux portes. Puis c’est un bureau comme je n’en ai encore jamais vu, même au ciné.

Si une bombe tombait sur le Palais des Sports, Bénaïm pourrait organiser ici ses réunions de boxe. Cette pièce tient toute la superficie de l’immeuble. D’immenses fenêtres l’éclairent largement. A l’extrémité, c’est arrangé en bar luxueux. Au milieu se trouve un meuble couvert de peau de suède — Maresco a dû faire un vœu ! — et cerné de fauteuils qui ressemblent à un troupeau d’éléphants.

Quelques costauds du format de celui qui m’escorte sont enfouis jusqu’au cou dans lesdits fauteuils. Derrière le bureau se tient un vieux bonhomme aux cheveux drus, grisonnants. On voit qu’il est vieux à son visage ridé, mais, comme prestance, il se pose là ! Il a d’épais sourcils, l’œil noir et enfoncé, la bouche mince.

Pour les fringues, c’est un Brummell ! Complet bleu croisé, chemise blanche, cravate noire ornée d’un filet bleu. Aux doigts, une quincaillerie valant des milliers de dollars.

Il me regarde venir comme un roi, du haut de son trône, regarde venir le mendigot de la semaine.

Lorsque je suis devant lui, il m’examine silencieusement, implacablement. Son regard est d’une cruelle éloquence : il m’apprend que ma cravate rouge ne va pas du tout avec mon costard gris à rayures, parce qu’elle est elle-même à rayures. Que mes chaussettes bleues sont une hérésie et mes pompes de daim une preuve de mauvais goût.

J’essaie de briser sa contemplation en lui adressant un salut que je m’efforce de rendre cordial, mais il est hypnotisé.

— Si je vous plais tellement, je peux vous avoir ma photo en pied, je murmure.

— A quoi bon ? rétorque-t-il.

Son français est excellent. Sa voix est douce, chaude, comme celle d’un speaker qui donne aux futures mamans des conseils de puériculture.

J avoue que je suis surpris.

— Vous parlez français ? Balbutié-je.

— Devinez ? fait-il sans rire.

Drôle de gabarit ! Des types comme lui, on n’en rencontre pas des tonnes !

— Vous êtes de la police française ?

— Oui.

— Grane vient de me donner des explications, inutile donc de résumer. Vous attendez quelque chose de moi ?

Je me convoque d’extrême urgence pour une conférence intime.

« San-Antonio, je me dis, l’honneur national est en jeu. Si tu continues à te laisser mettre en boîte par ce zigoto, tu vas tellement avoir l’air d’une crêpe que tu n’oseras plus jamais te rencontrer dans une glace. »

Je me racle le corgnolon.

— Oui, fais-je, j’attends plusieurs choses de vous : un siège, pour commencer, car j’ai horreur de parler debout, et ensuite quelques minutes d’attention.

Son sourcil gauche remonte d’un centimètre.

Il est vachement surpris et, par conséquent, intéressé.

D’un coup de pouce, il me montre un fauteuil.

Je m’y laisse choir, puis j’examine les quatre brutes dispersées dans l’immense pièce comme des naufragés sur des atolls !

« Faites chauffer l’atoll ! » comme diraient les gars de Bikini !

Je leur souris aimablement, mais autant sourire à quatre tas de terre. Leurs cerveaux sont gros comme des noisettes et se perdent dans la masse. Alors, pour la question des réactions, vous repasserez la semaine prochaine ! Tout ce qu’ils sont capables de faire, ces tordus, c’est de sortir un pétard de leur poche à la vitesse où vous crachez un noyau de cerise et de vous téléphoner une praline dans le bocal !

Je reviens à Maresco, lequel, décidément, offre un intérêt humain.

— Ils ne sont pas marrants, vos boy-scouts ! Je lui fais. Chez nous, les tueurs sont plus rigolos, car ils sont latins !

Il ne bronche pas.

Mais sa bouche s’entrouvre d’un quart de poil.

— Aux États-Unis, dit-il, le temps est une valeur. Je n’ai que quelques minutes à vous accorder, monsieur le commissaire français.

— Le Bon Dieu vous le rendra, fais-je gentiment.

— Que voulez-vous ?

— Vous poser une question.

— Vous n’avez aucune qualité pour poser des questions à un citoyen américain.

Il doit être bon sur un court de tennis, Maresco. Il a le don de la riposte !

— J’agis à titre officieux, d’accord, mais sur la demande de votre police.

Maresco se tourne légèrement en biais afin de pouvoir croiser ses jambes.

— Écoutez, dit-il, je suis d’origine italienne. Je connais beaucoup l’Europe, la France en particulier. Dans nos pays, tout est officieux, mais, ici, tout est officiel. L’officieux, c’est fait pour les gens qui ont du temps à perdre.

« Moi, je n’ai pas le temps de répondre à vos questions. Vous venez me parler des filles assassinées, vous avez appris que les boîtes auxquelles elles appartenaient sont sous mon contrôle et vous jouez les enquêteurs. Je ne sais rien. J’ai promis dix mille dollars à qui trouvera le meurtrier. Trouvez-le et passez à la caisse. »

Il se dresse à demi.

— Bonsoir.

Comme mise à la lourde, c’est du gratiné, vous ne trouvez pas ?

Je ne veux pas lui donner la satisfaction de me voir en crosse.

— Comme vous voudrez, Maresco, dis-je en me levant. Pourtant, si vous ne voulez pas me parler, laissez-moi vous dire quelque chose. Je ne crois pas beaucoup à l’histoire du meurtrier sadique. Un meurtrier sadique se serait fait crever depuis le temps. Et puis…

Et je le bigle puissamment :

— La petite du taxiphone n’aurait pas été portée dans la cabine « après sa mort et après la fermeture du Cyro’s ! »

Je me taille sans me retourner.

M’est avis qu’il doit regretter ses manières d’empereur romain, le vieux Rital !

Le tueur à gages qui m’a escorté pour venir me raccompagne.

Une fois dans l’avenue, je respire puissamment. Curieuse prise de contact, à la vérité ! Je viens de faire connaissance vraiment avec les États-Unis. C’est une sorte de baptême du gangstérisme.

Je tourne le coin de l’avenue et je pénètre dans un établissement tout ce qu’il y a de sélect.

— Double whisky ! Dis-je en m’accoudant au bar.