« Une vieille connaissance »

Le Cyro’s est fermé. Une grille à croisillons en interdit l’accès. Pourtant, j’entends chanter à l’intérieur. Un zig brame à plein chapeau. Et ce zig, je vous parie la main de ma sœur contre le masseur de Marlène que c’est un Noir. Il n’y a qu’un Noir pour chanter les blues de cette manière-là.

Je passe mon poing au travers de la grille et je cogne dans la porte.

Ça ne produit tout d’abord aucun effet, mais la persévérance est toujours récompensée. A force de tabasser, la chanson s’arrête et la lourde s’entrouvre. Je vois apparaître le visage rigolo d’un négrillon. Il est en veste blanche boutonnée sur l’épaule, il porte un pantalon bleu et il est coiffé d’une casquette à petite visière.

— Excuse me, lui dis-je. Open, police !

Il ouvre la bouche et ses dents se mettent à étinceler comme un collier de perles. Je sais que cette comparaison est d’une pauvreté navrante, mais les plus grands auteurs se laissent aller à la facilité.

— Open !

Je le gueule tellement fort que des passants se retournent.

Et je rajoute :

— Police !

Parce que c’est le mot qui a le plus de chance d’impressionner un honnête homme.

Le négus a fini par réaliser. Il ouvre la grille et je pénètre dans l’estanco.

Le coin est vaste, désert comme une cathédrale après les vêpres et en grand nettoyage. C’est le négus qui se tape la séance d’aspirateur avant de remettre les sièges en place.

C’est certainement lui qui a découvert le cadavre de la souris dans la cabine. Mais, comme il ne jacte pas une broque de français, je renonce aux questions.

Je sors mon dico de ma fouille et je construis des phrases comme on joue au puzzle.

En quelques minutes de cet exercice qu’il suit avec attention, je parviens à lui faire comprendre que j’ai besoin de voir le gérant de la taule, et de le voir rapidement !

Il sourit aimablement alors et m’entraîne solennellement vers le fond de la salle.

Nous pénétrons dans un couloir bas de plafond. Au bout, il y a l’éternelle porte Private. Ce sont ces portes-là qu’un flic aime le mieux franchir.

Le Noir frappe. Un grognement lui répond. Ce grognement doit vouloir dire « entrez », car, sans hésiter, il ouvre.

J’aperçois un grand type brun et maigre derrière un bureau. Tout le monde vit derrière un burlingue, dans cette contrée.

Comme sale gueule, il faut aller loin pour trouver pire ! Il est bistre, il a le regard fuyant, les pommettes saillantes et un air faux-cul vaporisé sur toute la physionomie !

Il bondit et repousse un tiroir.

— Hello ! Fais-je. Je parie le dentier de votre vieille aïeule contre une douzaine de roses rouges que vous parlez français.

Il me toise d’un air inquiet.

— Oui, admet-il. Perqué ?

— Parce que vous êtes italien aussi et que vous avez vécu à Pigalle avant de venir aux U.S.A.

Je continue :

— Vous vous appelez Seruti. J’ai bien connu M. votre frère ! J’étais là lorsque les flics l’ont seringué à la Villette, dans la cahute où il s’était planqué avec Mario-Grosse-Tête !

Il en est baba, le frère !..

— Yé m’appelle Seruti, admet-il, drôlement soufflé.

— J’ai une mémoire visuelle extraordinaire, affirmé-je avec modestie. J’ai vu ta gueule aux dossiers, à Paris. Alors, comme ça, tu t’es rangé ?

— Oui, dit-il, jé faite ma situationne à Chicago.

Je m’assieds en face de lui.

— Le monde est petit, dis-je.

Il est mal à l’aise. Il me regarde en se demandant qui je suis.

— Police ? Questionne-t-il prudemment.

Je lui présente ma carte.

— Commissaire San-Antonio.

Il se dresse.

— Non, chez nous, t’es à jour. A moins que tu aies une ardoise secrète ?

Il fait un grand signe de dénégation.

— Bon, te fais pas péter une articulation, il n’est pas question de boulot.

Il me dédie alors son plus chaleureux sourire.

— Bene, j’aimé mieux ça. On prend oun drink ?

— D’accord.

Il me regarde en riant et répète ma phrase initiale :

— Lé monde est pétite !

Puis, réalisant que ça n’était pas seulement pour pouvoir parler de Pantruche que je suis venu :

— Vous avez bésoin dé moi ?

— Qui sait, fais-je en trempant mon pique-bise dans le verre de rye qu’il vient de me verser.

Du coup, son bel optimisme s’évapore instantanément.

— C’est dans ta taule, icigo, qu’une môme a été scrafée ?

— Oui, mais…

— Il y en a d’autres, je sais. Une épidémie…

— Oui.

— Seulement, la tienne, elle est cannée d’une façon poilante. Dans une cabine… Etranglée, la pauvre chérie. A proximité d’un tas de gens qui n’ont rien vu, rien entendu.

— Yé n’y souis pour rien.

— Ben, voyons ! Simplement, tu pourrais me dire à quel endroit elle est morte, la pauvrette.

— Mais…

— Ah ! Non. Te mets pas à bêler, ça fait couenne !

— Yé vous assoure, commissaire, yé né connais dé l’affaire qué cé qué les journaux en ont dit…

— Passe la main ! Tu es le boss de cette boîte, oui ou non ?

— Oui, mais…

Je lui allonge un parpin qui lui arrive illico à la pointe du menton. Il a un geste rapide vers sa seringue, mais j’ai sorti la mienne avant.

— Laisse l’artillerie à ta gauche, chéri… Et pardonne un mouvement d’humeur. L’humeur, c’est mon défaut mignon.

Il met ses pognes à plat sur la table.

— Bon, bien sage… Je sais que la fille n’a pas été étranglée dans la cabine. Elle l’a été ailleurs, mais, par la suite, on a transporté sa carcasse dans le taxiphone. Ne proteste pas, je te dis que je sais cela. J’en déduis que la fille a été tuée dans ce coquet établissement, mais dans un autre endroit où tu n’aurais pas aimé qu’on la trouve. Alors, après la fermeture, toi et tes pieds nickelés, vous l’avez mise là-bas. Une cabine, c’est une chouette idée ; c’est le petit coin d’ombre accessible pour tout le monde.

Il se lève.

— Commissaire, dit-il, jé né sais pas dé quoi vous parlez. J’ai déjà répondou à la police, jé n’ai plou rien à dire. Rien !

Cette fois, il est sûr de lui. Il a fait son petit numéro mental, il a réalisé qu’ici je suis un double zéro, un résidu de lavasse.

La police de Chicago n’a pas l’air de bien impressionner les truands en place.

— Bon ! Dis-je. Nous parlerons de ça un de ces quatre. Mais crois bien que j’en sais long, plus long encore que tu ne le supposes. Cette nuit, j’ai passé une heure charmante en compagnie d’une souris de la taule voisine. Elle a eu une conversation très édifiante.

Je me lève.

— Bye-bye, Seruti.

Et je m’en vais en refilant un dollar au Noir qui manie l’aspirateur.

Je viens de foutre un paveton dans la mare. M’est avis, les gars, que l’eau ne va pas tarder à se troubler.

Vous trouvez peut-être que j’agis d’une façon un peu incohérente ; seulement, ma seule arme, ici, c’est le pifomètre.

Faut bien que je m’en serve. Non ?

Une fois dans la rue, je perçois un bruit pareil au grondement du métro. Je comprends que c’est mon estomac vide qui fait ce raffut.

Alors, j’entre dans un bar et je commande un sandwich-club.

Une fois colmatée la brèche de mon estomac, je décide d’aller serrer la cuillère à Grane.

Vu que c’est lui qui m’a relancé jusqu’à Paname, il est plus que normal que je le tienne au courant de mes investigations, comme ils disent ici !

Je m’annonce donc dans le building maison — ou plutôt « grande maison » — et j’adresse un petit salut déjà protecteur au flic qui monte le pet devant la lourde. Seulement, cet enfoiré ne me remet pas, car il est nouveau. C’est fou comme les gens qui ne vous ont jamais vu vous remettent péniblement !

La tendre Cecilia fait fumer une machine à écrire à force de lui cogner dessus.

En m’apercevant, une légère coloration inonde son beau visage.

Elle s’arrête de malmener son clavier et se lève.

— Oh ! Vous, murmure-t-elle.

— Yes, me ! Fais-je.

Elle reste immobile. Je m’approche d’elle et je lui roule un léger patin.

— C’est de la folie, balbutie-t-elle, après me l’avoir rendu.

Elle a les châsses qui jouent à l’appareil à sous.

Vite, elle se recharge les baveuses. Puis elle renouche à droite et à gauche, mais il n’y a personne.

— N’oubliez pas que vous m’offrez le café ce soir, dis-je gentiment.

— Vous pourriez venir dîner, murmure-telle en baissant chastement les mirettes.

— Pourquoi pas ?

— Vous aimez le soja ?

Je réprime la grimace qui s’apprêtait à me contacter la physionomie.

— Pourquoi pas, fais-je, lorsqu’il est servi par vous ?

Je coupe court à ce flirt un peu poussé. Les jeunes filles en flirt ne boulonnent plus et celle-ci est sur le tas en ce moment.

— Grane est laga ?

— Il est quoi ?

— Laguche ?

Elle rit.

— Je suppose que c’est de l’argot ? fait-elle.

— C’en est, je suis doué pour les langues. Vous verrez ce soir.

Là-dessus, comme elle estime également que nous venons de débloquer suffisamment, elle va m’annoncer.

Grane me reçoit presto. Il ressemble plus qu’hier et bien moins que demain à un clown démaquillé. Ça vient de sa peau lisse et rosâtre. M’est avis qu’il s’est attardé dans un incendie, ce citoyen.

— Hello ! murmure-t-il en souriant. Du nouveau ?

— Peut-être…

Sa patate prend un air ahuri.

— Vous parlez sérieusement ?

— Mon Dieu, Grane, ne m’avez-vous pas fait radiner de France pour que je m’occupe de votre affaire ?

— Si, mais une telle rapidité.

— Attention ! je n’ai pas mis la main sur l’assassin et je ne la mettrai peut-être jamais. Simplement, j’ai découvert certains petits éléments qui ne figurent pas dans le rapport.

— Oh ! dit-il. Vous avez rendu visite à Maresco ?

— Oui.

— On a téléphoné de chez lui à deux reprises. Une première fois avant votre entrevue, pour demander des explications sur votre compte, et une seconde après votre départ, pour redemander des explications. La seconde fois, c’est Maresco lui-même qui était à l’appareil.

— Mince d’honneur, je ricane.

Il fait semblant de ne pas avoir entendu.

— Puis-je vous demander la raison de cette visite ?

— Mon Dieu, n’est-il pas le grand manitou des boîtes où travaillaient les victimes ?

— Si, mais…

— Mais c’est tout ! Je ne néglige rien.

Il n’insiste pas.

Je poursuis :

— Autre chose : le gérant du Cyro’s est un repris de justice ; à Paris, il a un dossier comme ma cuisse, aux sommiers. Quatre ans de taule pour attaque à main armée, puis huit ans pour abus de confiance. Un gentil coco.

Grane hausse les épaules.

— Si vous voulez des anges, il ne faut pas venir à Chicago.

— Je m’en doute. Mais là n’est pas la question. Je suis en mesure de vous apprendre que la fille butée au Cyro’s ne l’a pas été dans la cabine téléphonique, mais ailleurs et on a porté son corps là-bas « après » la fermeture de la taule.

« Cela dit, je connais suffisamment les hommes pour pouvoir affirmer que Seruti, le taulier, est au courant de ce transport de cadavre. Je ne dis pas qu’il soit mêlé au meurtre — ce qui, en tout cas, n’aurait rien de surprenant — mais qu’il sait où la fille a été tuée. »

Grane se frotte le menton.

— Je ne vois pas ce qu’on peut faire, dit-il. Seruti, c’est Maresco. Dans l’état actuel des choses, on ne peut pas s’en prendre à Maresco sur des présomptions.

Il a les jetons, Grane ! Ici, plus qu’ailleurs, c’est la république des pontes !

— Laissez glaner, dis-je. Je vais m’occuper de cela tout seulabre. Je suis ici à titre tout ce qu’il y a d’officieux ; c’est un handicap et un avantage. Je n’ai pas d’appui, mais aussi pas de comptes à rendre !

Il a senti que je suis en rogne et il tire un flacon de raide de son fameux tiroir-bar !

— Un drink ?

— D’accord… Sur ce terrain-là, nous nous entendrons toujours.

Je liche mon godet.

— Dites-moi, Grane, puisque vous faites surveiller sur une grande échelle les maisons de danse, voulez-vous attacher un zigoto à la personne d’une jeune taxi-girl de mes relations ?

— Quel nom ?

— J’ignore le prénom. Je n’ai lu que son nom sur sa plaque : Morrisson. Et elle habite…

Je tire un brin de carnet de ma poche.

— Canal St… 518… C’est une fille brune… bien foutue…

— Vous avez des raisons de croire qu’elle est en danger ?

— Toutes les taxi-girls le sont, mais peut-être l’estelle particulièrement.

Grane décroche son téléphone et demande quelque chose à la standardiste. On lui passe le service réclamé. Je l’entends refiler le blaze et l’adresse de la pépée.

— Le nécessaire va être fait, assure-t-il. J’ai demandé qu’on place devant sa porte un spécialiste.

— Parfait ! Il ne me reste plus qu’à vous demander de me soumettre encore une fois les fameux papiers signés : le Français.

— Volontiers…

Il récupère son dossier et sort de l’enveloppe en carton les sept billets.

— Vous avez une loupe ?

— Facile.

Il sonne Cecilia et lui demande d’apporter l’objet réclamé.

Tandis que j’examine les sept billets, il me regarde attentivement, sourcils froncés.

— Dites-moi, Grane, les experts qui ont examiné ces bouts de papier ne vous ont rien dit ?

Il hausse les épaules.

— Ils m’ont dit beaucoup de choses, notamment que c’était le même individu qui avait écrit cela, qu’il s’agissait d’un homme, d’un homme assez nerveux.

— Oui, ils n’ont pas précisé s’il aimait les épinards et s’il se prénommait Gaston !

Je secoue la tête.

— Les experts sont les mêmes sous tous les cieux. Au fond, ces gens qui devraient être des scientifiques sont surtout des imaginatifs. Ils vous disent que le type est nerveux et ils oublient de vous dire l’essentiel. Et s’ils oublient de vous le dire, c’est que, justement, cet essentiel-là leur a échappé ! Grane est intéressé, je vous le jure ! Il ne donnerait pas sa place contre une sucette en sucre d’orge ! Et même pas pour une fantaisie de la plus belle star d’Hollywood.

— Quoi ? Croasse-t-il.

Je prends mon temps. Pour une fois qu’un Français peut mystifier des Ricains, les prendre en flagrant délit d’incompétence !

— Il y a que ces billets ont été écrits le même jour ! Fais-je.

Grane se lève, contourne son bureau et se penche par-dessus mon épaule.

— Sur quoi vous basez-vous pour affirmer une telle chose ?

— Prenez la loupe. Ça se voit à l’œil nu, mais prenez-la tout de même !

Il prend la loupe.

— Le type a écrit avec un stylo à encre. Il y avait une saleté après la pointe du stylo. Un petit bout de poil ou une grosse poussière. On le voit très bien à certains empâtements qui reviennent dans les déliés, c’est-à-dire dans les remontées de la plume. Or il ne s’agit pas d’un défaut fixe de la plume, car cet empâtement est inégal. Et, de plus, il se déplace. Voyez cette boucle de « L » ici : l’empâtement est à gauche et, là, il est à droite. Conclusion : il y avait une légère saleté au bec de la plume. Croyez-vous qu’on garde une saleté des semaines à la pointe de son stylo ?

Il se masse le menton.

— Non, évidemment.

— En plusieurs semaines — elles nous sont données par l’étalement des meurtres —, le criminel aurait été obligé de remplir son stylo, car, même s’il ne s’en servait pas beaucoup, l’encre se serait évaporée. Et, en remplissant le stylo, la petite saleté aurait fichu le camp. Vous pigez ?

— Très bien.

Il retourne s’asseoir.

— Tous les billets écrits le même jour ?

— A la file, oui !

— Et pourquoi ? demande-t-il.

Je souris.

— Peut-être parce que l’assassin avait, ce jour-là, sous la main, un type sachant écrire le français et qu’il en a profité pour stocker les petits billets.

Comme un automate, Grane verse à boire. Il vide son verre et me regarde.

— Ça voudrait donc dire…, commence-t-il. Je me lève et ramasse mon chapeau.

— Ça voudrait simplement dire que le meurtrier des taxi-girls est n’importe quoi, sauf Français ! Déclaré-je avec un petit sourire heureux.

Je porte deux doigts à ma tempe droite.

— Salut, Grane, je continue. Et je vous tiendrai au courant, comme de bien entendu !