« Je rends mes billes »
Le grésillement du téléphone. J’ouvre les yeux. A travers les stores filtre un beau soleil des familles.
Je bigle ma montre avant de décrocher. Elle annonce huit heures.
Ça n’est pas une heure pour rendre visite à un honnête citoyen. A moins que les visiteurs ne soient des bourdilles. Qui sait, peut-être Grane n’a-t-il pas tenu parole ? Peut-être m’a-t-il laissé choir comme une vieille chaussette hors d’usage ?
Ce serait farce si je me tapais dix berges de mitard pour l’assassinat de Seruti.
Je décroche. Le portier de jour qui parle un solide français me dit :
— M. Maresco voudrait vous voir.
Je me frotte les châsses.
— Qui ?
— M. Maresco.
Et il prononce ce nom avec ferveur, comme s’il s’agissait de la reine d’Angleterre.
— A quelle heure propose-t-il un rendez-vous ? Demandé-je.
Le portier distille des points d’interrogation et de suspension alternés.
— Mais, bredouille-t-il, IL EST LÀ !
Du coup, j’en avale ma salive de traviole.
Maresco s’est dérangé en personne !
— C’est bon, qu’il monte.
Je passe une robe de chambre en tissu-éponge à motifs compliqués. Puis je sors mon soufflant de mon holster et je le glisse sous un coussin, à portée de la main.
Un petit heurt discret à la porte.
Je vais ouvrir.
Il est là, en effet. Je l’avais imaginé encadré d’armoires à gueules de boxers ; mais il est seul. Nippé comme un dandy. Costume gris perle, chemise blanche, cravate bleu foncé.
Il a un parfum délicat, frais comme un bouquet de fiançailles.
Il me regarde d’un air neutre.
— Bonjour, murmure-t-il.
— Salut, Maresco, fais-je. Vous êtes rudement matinal, dites donc. Il est vrai que, dans ce putain de pays, le temps c’est de l’argent, dit-on. Eh bien, entrez.
Il entre, inspecte brièvement ma chambre.
— Asseyez-vous.
— Inutile, merci.
— Vous voulez boire un drink ?
— Je ne bois pas beaucoup.
— En ce cas, que puis-je faire pour vous être agréable ?
— Peu de chose, fait-il.
Je remarque alors qu’il tient un petit paquet à la main. Il le déplie. Le pacson contient une importante liasse de bank-notes.
— Joli… fais-je sans m’émouvoir. Vous l’avez trouvé ?
— Non… mais c’est peut-être vous qui allez le trouver sur votre oreiller.
— Sans blague ?
— Oui.
— Et, pour ça, il faudrait faire quoi ?.. Peindre la lune au minium ?
— Non, aller voir comment se porte Paris.
Je le regarde dans les yeux. Ses châsses sont petits, avec des éclats métalliques.
— Hum ! Je vois… Je vous gêne ?
— Justement, c’est le mot qui convient.
— Et vous me demandez d’aller plus loin. Vous m’offrez combien pour que je prenne le chemin du retour ?
— Dix mille dollars !
— La prime offerte pour la capture du criminel, en somme ?
— En somme, oui.
— C’est beaucoup.
— N’est-ce pas ?
— Je dois être très gênant ?
— Très.
— Je croyais que vous aviez envisagé une solution plus expéditive, cette nuit ? Un coup d’épaule ! Si j’avais dégringolé les quatorze étages, je vous faisais réaliser une sérieuse économie. Non ?
— Cette solution n’est pas de moi. Elle était de Seruti. Il s’était donné peur en vous voyant mettre le nez dans ses affaires. Moi, je ne me résous à ces solutions-là qu’en dernier ressort. C’est ce qui a fait ma force jusqu’à présent. J’agis toujours en deux temps : premièrement, j’estime qu’il est plus agréable de s’entendre avec du fric. Neuf fois et demie sur dix, ça marche. Si ça ne peut s’arranger de la sorte, alors, bien sûr…
Il replie lentement le pognon.
— Vous avez un très bon avion dans une heure. Vous avez le temps.
— Il n’y a peut-être plus de place.
— Il y a toujours de la place dans un avion lorsque je téléphone à l’aéroport. Dix mille dollars, en France, c’est une somme.
— Cinq briques !
— Vous allez vous acheter quoi, avec ça ?
J’éclate de rire.
— Maresco, vous me faites penser à un jeu radiophonique de chez nous. On pose des questions à un type, s’il répond juste, il palpe de l’oseille. Ensuite, on lui demande ce qu’il compte faire du grisbi !
— Acceptez-vous, oui ou non ?
— Jusqu’ici, je ne me suis jamais vendu.
— Aux États-Unis, tout est à vendre !
— Le cours du flic est élevé ?
— Cela dépend.
— En somme, je n’ai pas à me plaindre ? Fais-je en désignant le paquet.
— C’est à vous de juger.
Je secoue la tête.
— Non, décidément, même dans ce pays, je désire rester incorruptible. Lorsqu’une sale habitude est prise, voyez-vous…
Il ne bronche pas.
— Vous savez que, si vous êtes encore à Chicago dans une heure, vous terminerez sûrement la journée à la morgue !
— C’est une menace ?
— Mais non, un simple pressentiment.
— Vous êtes doué ?
— A mes heures. Je lis l’avenir de certaines personnes. Pour vous, je vois un avion ou un ange. L’ange vous emporte beaucoup plus loin que l’avion. Il ne plaisante pas. Je m’y connais en types. Celui-là, figurez-vous, n’est pas une mazette. Il est calme, froid. C’est un bonhomme qui a l’habitude d’être obéi, tout le monde doit céder devant lui d’une façon ou d’une autre. Il a tous les atouts dans sa manche : le fric, des hommes de main et. la police. Cette visite succédant à celle de Grane me prouve que je suis foutu si je ne cède pas.
Après tout, on n’a qu’une peau. Je veux bien la risquer pour le gouvernement de mon pays, puisqu’il me paie pour ça… mais je serais un drôle de gland si je me faisais buter par entêtement.
Il me laisse réfléchir à loisir. Au fond, il pige bien la situation.
— O.K. ! Maresco, dis-je. Puisque vous le prenez sur ce ton, je rends mes billes.
Il sourit.
— Ça n’est pas pour le fric. Gardez-le, je ne bouffe pas de ce bread-là. Je suis un con à l’ancienne mode, un de ces bons vieux cons comme on n’en fait plus qu’en Europe, Maresco. L’Europe, le temps ne vous en dure pas ?
Il lisse ses cheveux grisonnants.
— Il n’y a pas d’Europe, dit-il. Il y a partout des gens à briser et de l’argent à empocher. Tout le reste, c’est pour les poètes.
— Vous permettez que je note ça sur mon carnet ?
— Alors, vous partez ?
— Je pars… Je cède à la menace. Dans ce putain de bled, je n’ai pas d’armes pour lutter. Mais croyez que je regrette. Je serais parvenu à élucider le mystère des taxi-girls assassinées. Car, pour moi, c’est un mystère. Je sais qu’elles n’ont pas été butées sur votre ordre, mais je sais aussi que vous tenez à ce que le criminel ne soit pas arrêté. C’est assez marrant, au fond. Et vous, sachant que je sais cela, vous préférez me voir de l’autre côté de l’océan Atlantique. Dans un sens, vous êtes fair-play.
Il lisse ses cheveux. C’est son tic favori.
— D’où vient que vous soyez seul, Maresco ? Je pensais qu’un homme comme vous ne se déplaçait pas sans ses petits camarades aux larges épaules ?
— Ils sont en bas, dans la voiture. J’ai pensé qu’ils auraient été de trop.
Psychologue, le bonhomme.
Il savait bien que j’aurais joué les casseurs devant ses gorilles.
— O.K. ! Dis-je, pour utiliser le jargon local, brisons là. Si vous voulez que je prenne l’avion en question, il faudrait peut-être que je fasse ma valise. Non ?
— Parfait, je vous laisse.
Il pose son paquet de blé sur la table.
— Prenez ça, à titre de dommages et intérêts pour l’histoire de cette nuit.
Je vais pour protester, mais il me sourit, avec presque de la bienveillance, comme un vieux monsieur sourit à un gars plein d’ardeur.
Après tout, dix mille dollars, ça vaut mieux qu’un coup de pied dans le prose.
J’ai un léger hochement de tête qui ne veut pas être un merci.
Il est sorti.
Je regarde la porte. Puis je décroche le téléphone et je demande Nord 54–54.
C’est Cecilia qui me répond.
— Mon amour ! s’écrie-t-elle.
— D’après ce que je vois, vous êtes seule ? Dis-je.
— Oui.
— Je vous fais mes adieux, cher ange.
— Comment ?
— De la façon la plus sommaire qui soit, c’est-à-dire par téléphone !
Elle pousse un cri.
— Ignorez-vous que Grane me l’a demandé ?
— Il vous a demandé d’abandonner ?
— Oui. Il paraît que j’ai l’esprit trop « fouinasseur », comme dit ma brave femme de mère. Je commence à incommoder vos services. D’autre part, c’est aussi l’avis de Maresco qui sort de ma chambre à l’instant.
— Maresco est allé vous voir ?
— Ça vous épate, hein ?
— Mon Dieu…
— Il m’a mis le marché en main : retour au bercail ou aller simple chez saint Pierre. Etant donné que Grane me laisse glander, je ne puis prétendre déclarer la guerre à Maresco. Alors, je file. Ça n’est pas reluisant, mais il existe des circonstances particulières. Ne croyez-vous pas ?
Elle soupire.
— C’est affreux, Tony.
— Oui, la séparation est si brutale. Je vous écrirai sitôt arrivé, Cecilia. Promettez-moi que vous passerez vos prochaines vacances en France.
— C’est juré.
Serments d’amoureux. Au fond, nous n’y croyons ni l’un ni l’autre, mais nous jouons le jeu parce que, dans certains cas, on ne peut procéder autrement.
— Eh bien ! Bon voyage, Tony !
— Bons gangsters, Cecilia.
Elle a un petit rire fêlé.
— Toujours le mot pour rire.
Elle imite un bruit de baiser. Ça me chatouille le tympan.
Je le lui rends et je raccroche.
Me voici libéré sur le chapitre des convenances. J’avertis l’hôtel qu’on me prépare ma note illico. Puis je me change à toute allure.
Trente minutes plus tard, je débarque à l’aéroport. Comme je m’approche des guichets, un grand zig à l’air pas du tout avenant me frappe sur l’épaule.
Il me semble le reconnaître, ce vilain oiseau. C’est un des pieds nickelés de Maresco.
Il est grand, large, avec le menton proéminent et un chapeau qui pourrait servir de parasol à un patronage en vacances. Il me tend un billet d’avion. Puis, il me fait signe de le suivre sur l’aire de départ. Mon avion est là, étincelant au soleil matinal. Il fait un temps magnifique, le ciel est pur, uni, bien bleu. Les voyageurs escaladent l’escalier roulant. Les employés en combinaison blanche à liséré bleu s’occupent des bagages.
Le costaud me salue d’une façon on ne peut plus désinvolte. Mais, au lieu de partir, il se contente de faire un pas en arrière et d’attendre.
Décidément, Maresco est un homme organisé. Il ne laisse rien au hasard. Il veut être bien certain que j’ai vidé les lieux.
Je remplis mes poumons de l’air pollué de Chicago. Lentement, j’escalade le praticable. Une gracieuse hôtesse me prend en charge et me conduit à un fauteuil, en queue de l’avion.
Cinq minutes plus tard, les moteurs se mettent à gronder. Nous décollons.