« Grane se dégonfle »

La première chose que je fais en arrivant à mon hôtel, c’est de téléphoner à Nord 54 deux fois.

Au préposé qui me répond, je demande à parler à Grane ; il bafouille deux doigts de français, ce qui lui permet de me répondre que le lieutenant n’est pas là.

Je réunis alors toute ma persuasion pour lui dire de mettre la pogne dessus dans le quart d’heure qui vient et de lui dire de me rejoindre toutes affaires cessantes à l’hôtel Connor.

Le gars fait O.K. en nasillant et il raccroche.

Moi, je cramponne mon soufflant et je l’enveloppe dans la blague à tabac imperméabilisée que Félicie, ma brave femme de mère, a jugé bon de glisser dans mon bagage. Puis je fais glisser l’engin à l’intérieur de la chasse d’eau des gogues ; de cette façon, si ça tourne mal, le décès de Seruti, je n’aurai au moins pas l’arme du crime sur moi.

Les minutes passent. Je les tue en lichetrognant de petites gorgées de raide. Je les tue si bien que je finis par m’endormir sur mon divan.

Une vrille dans l’oreille me fait sursauter.

Je mets une double paire de secondes à piger qu’il s’agit de la sonnerie du téléphone.

Vivement, je décroche.

— Allô ?

— M. Grane…

— O.K. ! Qu’il grimpe !

Je cours me passer la gueule dans la flotte avant d’ouvrir à Grane. Un coup d’œil à la glace du lavabo me prouve que mon physique n’est pas panoramique. J’ai la tronche boursouflée par le whisky et l’œil jaunâtre, comme un cheval malade. J’ouvre à l’instant précis où il replie son index pour frapper.

— Entrez vite, dis-je.

Il entre. Je n’avais pas remarqué encore sa démarche sautillante. Il paraît triste et désenchanté.

— Vous connaissez la nouvelle ?.. je demande.

— Bien sûr, fait-il, on a tué la fille que vous m’aviez donnée à surveiller.

— Je ne peux pas lire vos putains de journaux. Ça s’est passé comment ?

— Comme d’habitude : en douce. Elle était morte lorsque mon gars s’est amené devant sa porte. C’est une amie à elle qui a découvert le drame.

— Abattue ?

— Deux balles de 38 dans la poitrine. Personne n’a rien entendu.

— Elle tenait le morceau de papier ?

— Oui, mais, cette fois, il était rédigé à la machine à écrire.

— Voyez-vous.

— C’est une indication ?

— Oui.

Il ne me suit pas très bien ; je lui explique :

— Cette fille a été liquidée par la bande à Maresco. Ils lui ont foutu le petit billet traditionnel pour laisser entendre qu’il s’agit du même meurtrier. Cela me prouve donc que ça n’est pas eux qui ont tué les autres poules. Si c’était eux, Grane, le billet aurait été écrit à la main.

— A moins que leur stock ne soit épuisé.

Puis, réalisant qu’il est question de Maresco :

— Mais Maresco n’est pas l’auteur des précédents meurtres. Et rien n’indique qu’il soit mêlé à celui-ci.

— Ah ! Vous croyez !

Je me mets alors en devoir de déballer tout le paquet. Je dis à Grane de quelle façon j’ai tendu un piège à Seruti en lui parlant de la pauvre môme et en lui disant qu’elle m’avait fait des confidences. Je retrace l’attentat sur ma personne, sans préciser qu’il a eu lieu dans la maison de sa secrétaire. Enfin, j’en viens à la phase délicate entre toutes : mon explication orageuse avec Seruti.

Ça n’a pas l’air de l’amuser.

— Vous l’avez tué ! S’étrangle-t-il.

— C’était ou lui ou moi.

— Évidemment, mais…

Un peu cloué, Grane ! Il regrette de plus en plus d’avoir appelé un condé français.

Sans doute pense-t-il à Maresco, le grand manitou du pays ! Ça va chauffer pour son avancement.

— Avez-vous l’arme du crime ?

— Je l’ai planquée.

— Où ça ?

Je le lui dis.

Cette fois, il hausse les épaules.

— Prenez-vous les flics d’ici pour des enfants ? murmure-t-il. Une chasse d’eau, c’est le premier endroit où ils vont passer la main.

Je suis assez dépité.

— Donnez-moi votre revolver ! ordonne-t-il.

— C’est que…

— C’est que quoi ?

— Je n’aime pas rester désarmé, surtout dans un patelin comme celui-là. J’ai l’impression d’être tout nu.

En soupirant, il me tend son feu : un Colt magnifique.

— Prenez celui-ci et donnez-moi l’autre.

Je retourne à la pêche. Je prends la blague, la pose sur le lavabo afin de la faire égoutter, et je lui tends l’arme.

Il la glisse dans sa poche en disant :

— Les balles…

Je récupère mon arsenal et il le glisse dans son autre poche.

— On vous a vu, au Cyro’s?

— Je comprends.

— Qui ?

— Votre inspecteur, Stumm.

Grane fait la grimace.

— Je n’aime pas beaucoup ça. Il est malin.

— C’est aussi mon avis. Du reste, il m’a fait remarquer que je sentais la poudre.

— C’est bon, j’aurai une conversation privée avec lui. Je crois, San-Antonio, voyez-vous…

Il se tait.

Je le regarde en plein dans les carreaux et il rougit un peu.

— Vous disiez que vous croyiez, Grane ?

— Je crois que votre venue ici est un pas de clerc. J’entends, de ma part. Vous l’avez dit, le meurtrier n’est probablement pas français. Ici, nous avons des méthodes. à part. Nous devons, hélas, tenir compte de certaines influences… occultes…

— Bref, fais-je, vous n’avez que faire de ma bonne vieille psychologie. Vous voulez rester entre vous dans vos meurtres, n’est-ce pas ?.. Vous me trouvez un peu turbulent, hein ?

Il ne répond pas.

— Écoutez, Grane, dis-je en lui prenant le bras, je suis certain que vous êtes un honnête homme et un brave type. Vous souffrez de cet état de choses et, en votre for intérieur, vous aimeriez que la lumière éclate. Eh bien, écoutez-moi : elle se fera ou j’y laisserai ma peau. Si vous me connaissiez, vous sauriez qu’on ne m’intimide pas facilement. Tout ce que je vous demande, c’est de me laisser aller de l’avant. Si vous craignez pour votre situation, rompons les ponts.

Il hésite.

— Vous êtes très courageux, fait-il, seulement, vous ne pouvez comprendre en quelques heures nos mœurs. Il y a des puissances…

— Occultes, vous l’avez dit.

— Des puissances d’argent influentes. C’est ainsi. Je ne critique pas notre régime, il en vaut beaucoup d’autres. Il suffit seulement de comprendre le système et de savoir s’y intégrer.

— Bref, de laisser faire, de la boucler lorsque des Maresco font les gros yeux.

— En somme, oui.

— Bien. Moi, je ne suis pas un gars d’ici. J’ai un passeport en règle et un permis de séjour en bonne et due forme. Je peux donc voir venir.

— A condition de ne pas vous servir à tort et à travers de ce joujou, objecte Grane en tapotant sa poche.

— Je ferai attention. Vous me blanchissez pour cette fois ?

— C’est la dernière, San-Antonio. Vous voilà prévenu.

Il se lève.

— Ici, lorsqu’on s’obstine dans la voie que vous prenez, on se retrouve à la morgue avant d’avoir compris ce qui vous arrive !

Je le chope par le colback.

— Grane, vous commencez à fienter dans mes bottes ! Moi, j’étais à Paris, peinard. Je faisais mon boulot gentiment et je me foutais de vos gangsters et de vos tueurs. Qui a demandé le concours d’un collègue français pour l’étude « psychologique » du cas ? Ça faisait joli, pour la presse. Non ? Je parie que c’est vous qui avez alerté les reporters !. Cela détournait la rage du populo. Il est docile, le populo, il regarde le lapin qu’on lui désigne. Avouez que c’est vous, Grane.

Il hausse les épaules.

— Ce sont mes chefs, oui. En effet, le public est mécontent de notre « incapacité ». Ici, il faut du nouveau. L’Amérique est le pays où l’actualité a le plus besoin de se renouveler. Je n’y peux rien, et vous non plus !

— Bravo !

Je rengaine ma fureur.

— N’empêche que j’ai fait des milliers de kilomètres pour venir jouer les divertissements. Eh bien non ! Je me pique au jeu. Le policier français venu pourchasser le criminel français fera son boulot.

Il est pâlot, le frangin.

— Très bien, fait-il, mes vœux vous accompagnent, San-Antonio.

Il hésite, puis me serre la main.

— A un de ces jours, dis-je.

Maintenant, me voilà face à face avec bibi. C’est un tête-à-tête qui en vaut un autre, après tout !

Comme on dit dans notre douce France, je dois prendre mes responsabilités. En somme, c’est un gentlemen’s agreement que nous venons de conclure, Grane et moi.

Il éponge le meurtre de Seruti, mais, en revanche, il se déculotte pour l’avenir. A partir de maintenant, je ne peux plus compter sur lui.

Je dénoue ma cravate et je vais à la fenêtre. La ville immense est étalée autour de moi. Je la sens qui grouille, hostile, avec ses assassins, ses filles, ses flics effrayés.

Dire que je me fendais le parapluie lorsque je voyais ça au ciné !

Je baisse le store et commence à me déloquer. Je revêts un bath pyjama de soie bleue qu’une greluche de la Garenne-Bezons m’a offert.

Il se boutonne sur l’épaule, à la russe.

Là-dedans, j’ai l’impression d’être un officier du tsar en exil ! L’exil ! C’est un drôle de machin !

Je consulte ma tocante. Elle annonce timidement deux heures du mat’.

Allons, la journée a encore été rude. Le sommeil va me rebecqueter. M’est avis que demain matin j’y verrai plus clair et que je pourrai statuer sur mon cas d’une façon précise.

Je vide un dernier petit godet et je me fous au plumard.

La fatigue m’enveloppe comme un drap de crin.

Et Paris tournique au fond de mon cerveau comme un bouchon dans un remous.

Oui, je suis groggy. L’amour, la bagarre, les chutes dans les cages d’ascenseur, au fond, ça délabre. J’éteins.

Avant de sombrer, je parodie un peu Turenne.

« Repose-toi, carcasse, murmuré-je. Et n’aie pas les chocottes, si tu savais où je vais t’emmener promener tout à l’heure, tu les aurais à zéro. »