« Encore le clergyman »

Pas de logeuse, cette fois. Nous sommes dans une maison basse. Une des rares cahutes à un étage de cette ville sensationnelle.

La bicoque termine l’avenue. Elle se perd dans une sorte de no man’s land qui tient du terrain vague et du square abandonné. Assez minable, comme quartier. De la marmaille grouille un peu partout. Des chiens faméliques circulent avec l’air de savoir où ils vont et pourquoi ils y sont.

Drôle de coin.

Katharine Fellow créchait dans la moitié de la maison, l’autre partie est occupée par un vieux violoniste qui gratte dans un bastringue.

L’homme en question se pointe juste au moment où nous venons de nous rencarder chez le teinturier du coin.

C’est un petit juif frileux. Il est très dégarni sur le couvercle ; il porte des lunettes cerclées de cuivre, un complet noir avec des poches aux genoux et aux coudes. Et il a des poches sous les yeux aussi.

Il se nomme Povicci.

— Fais-lui le baratin de départ, fais-je à Robert Dauwel.

Le petit musico ajuste sa boîte à violon.

— Je parle le français, affirme-t-il.

Robert se renfrogne parce qu’il va devenir inutile. C’est comme un acteur dans le rôle duquel un metteur en scène impitoyable se met à tailler.

— Je suis un vieil ami de cette pauvre Katharine, dis-je. Je vis en Europe, il y a très longtemps que je ne l’avais pas vue. J’ai appris ce qui lui est arrivé, c’est affreux. Je voudrais avoir tous les détails sur les circonstances de sa mort.

— En ce cas, allez à la police, me dit-il assez sèchement. Moi, je ne sais rien.

— La police en sait encore moins que vous. Je n’ai pas l’intention de vous importuner pour la peau. Si vous pouvez m’accorder un petit quart d’heure, je suis prêt à payer ce petit quart d’heure un bon prix. Vraiment, il existe des formules magiques.

Il dresse l’oreille. C’est littéralement vrai. Ses oreilles ont bougé.

— En ce cas, dit-il, entrez chez moi, mais je crains que vous ne soyez déçu.

Il nous introduit dans une pièce qui abrite un formidable capharnaüm. Des pupitres, des partitions de musique, des instruments, des bouquins, des bustes de compositeurs.

Il débarrasse deux chaises branlantes.

— Asseyez-vous.

— Merci, M. Povicci. Parlez-moi un peu de votre voisine. Quelle sorte de fille était-ce ?

— Je croyais que vous étiez un de ses bons amis ? objecte-t-il doucement.

Je me mords les baveuses.

— C’est-à-dire que je suis détective, détective belge. J’agis pour le compte d’un ami très cher à Katharine. Ce monsieur aimerait avoir des détails…

— Oui, oui, fait le petit homme.

Il est méfiant. Il a peur que je lui tire les vers du naze pour balpeau. C’est le moment de lui montrer les talbins.

J’en pose un de dix sur une pile de livres.

— Ça, fais-je, c’est l’ouverture. Elle vaut celle d’Aïda. Non ?

Il rafle l’artiche comme un caméléon gobe une mouche. Rappelez-vous que, pour ce pèlerin, il enfouraille tout ce qui est ni trop chaud ni trop froid avec une dextérité qui rendrait malade le président des prestidigitateurs.

— Bon, murmuré-je, alors, parlons. Quelle vie menait la donzelle ?

— Ma foi, une vie de noctambule. Son métier…

— Je sais. Rentrait-elle des mâles en chaleur, le soir ?

— Très rarement.

— Mais cela arrivait ?

— Rarement, je vous le répète, et fort discrètement. Je ne m’occupais du reste pas de ça. Chacun sa vie…

— Hum ! Philosophe, hé ?

— Indépendant, simplement.

— Pour être indépendant on n’en a pas moins des yeux ; des yeux et des oreilles…

— Évidemment…

— Elle n’avait pas d’amis ?

— Féminin ou masculin, le mot ami ?

— A vous de me le dire.

— Elle avait des amies. Des copines, quoi ! Je n’ai jamais remarqué d’homme parmi ses relations intimes.

— Pas même un grand type maigre aux allures de clergyman défroqué ?

Là, il sourcille.

— Tiens, fait-il, je ne pensais pas à ce bonhomme. Mon cœur joue Monte là-dessus.

— Donc, vous le connaissez ?

— Je ne le connais pas. Je me souviens qu’elle a reçu la visite d’un type comme vous dites à plusieurs reprises. Mais ça ressemblait à une visite d’affaires plus qu’à une visite d’ami. Je pensais que ce gars était un assureur, ou quelque chose comme ça. Il ne restait jamais longtemps.

— Ah ?

— Oui.

— Il n’avait pas de livre à la main, en arrivant ?

— Au fait, peut-être bien. Oui, et c’est pour cela que j’ai pensé à un homme de loi.

Je soupire.

— C’est bien lui.

Le moment est revenu d’arroser.

J’extirpe un nouveau bif de ma fouille.

— Ouvrez grandes vos manettes, M. Povicci. Ce billet vous appartient d’ores et déjà. Mais je vous en allonge un autre de cinquante si vous parvenez à me donner un détail qui me permettrait de retrouver cet homme. J’ai dit cinquante ! Vous auriez réalisé une chouette journée. Non ?

Il fait oui de la tête, très gravement ; il paraît soucieux. Il veut à tout prix cet artiche, mais il craint de ne pouvoir le gagner ; alors il réfléchit. Il réfléchit ferme. Il me semble voir de la fumée lui sortir par les oreilles.

Puis il s’écrie :

— Ça y est !

— Qu’est-ce qui y est ?

— Je me rappelle un détail.

— O.K. !

— Un après-midi, il est venu. La petite n’était pas là. Il a sonné, re-sonné. Puis il a écrit quelque chose sur un morceau de carton et l’a glissé sous la porte. Je n’y ai pas pris garde. Seulement, je suis sorti une heure plus tard. J’ai aperçu ce morceau de papier. Machinalement, je l’ai ramassé, sans penser que j’avais vu l’homme l’écrire.

— Vous l’avez vu ?

— Oui…

Il a le regard qui fiche un peu le camp, Povicci. Pour le championnat de discrétion, il se pose là !

— Vous vous souvenez du texte ?

Il fronce les sourcils.

— Je crois qu’il lui donnait rendez-vous dans un bar de Blue Island Avenue. Un bar qui doit s’appeler Le Perroquet ou La Perruche, il me semble.

— Il vous semble ou vous en êtes certain ?

— On n’est jamais certain de rien ; mais je le crois fortement.

— La nuit où Katharine a été effacée, vous avez entendu quelque chose ?

— Oui, car j’ai le sommeil léger. J’ai perçu comme un bruit d’échappement. Évidemment, je n’y ai pas pris garde. C’est seulement un peu plus tard, lorsqu’un passant a découvert le corps, que j’ai compris qu’il s’agissait d’un coup de revolver. Un revolver avec silencieux.

— O.K. ! Personne n’occupe l’appartement de la môme ?

— Non, le propriétaire veut faire construire un magasin dans la maison. Justement, il tenait à ce que nous la libérions. La petite morte, il ne lui reste qu’à me trouver un autre logement. Je ne suis pas exigeant.

— Je peux jeter un coup d’œil ?

— Où ça ? Chez elle ?

— Oui.

— C’est fermé à clef.

— C’est le genre de truc qui ne m’impressionne pas.

— Moi, je veux bien, murmure-t-il, pourvu que ça ne m’attire pas d’ennuis.

— Je ne veux absolument rien dérober, si c’est ce que vous craignez.

— Alors…

Je défouille un talbin de cinquante.

— Chose promise, chose due, mon cher Paganini. J’espère avoir le droit au silence pardessus le lot. Non ?

— Bien entendu.

— Autre chose, vous m’avez l’air dégourdoche du côté des cellules grises. A votre avis, le clergyman était-il homme à envoyer la purée à la fillette ?

Il réfléchit.

— Peut-on porter un jugement efficace sur ses semblables ? murmure-t-il en épongeant le billet.

— Oh ! Ne nous jouez pas les penseurs. Je vous demande votre avis.

— Non, dit-il, cet homme n’avait rien d’un tueur. Et puis, ça ne peut être lui le criminel, car il n’était certainement pas français, lui !

Et il me bigle.

— Écoutez, Toto, je rouscaille, vos sous-entendus ne m’atteignent pas. Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous calmer. Au cas où vous ne sauriez pas où mettre votre nase, carrez-le dans votre tire-gomme. Vu ?

Sur ce, j’entraîne Robert de l’autre côté de la strasse. En deux temps et pas de mouvements, mon sésame a raison de la serrure.

L’appartement de la Katharine est gentiment arrangé. Les tentures sont lourdes, les meubles chérots. Encore une qui devait secouer pas mal d’artiche à ses clilles ! Ou alors qui avait une rente quelconque.

Je farfouille un peu partout. Sur un rayon, j’avise quelques bouquins. Ce sont des publications comme chez l’autre, genre Mon cœur est à tes pieds ou La Gondole du rêve. Ces sœurs avaient l’âme bleu pastel.

Soudain, je tombe en arrêt devant un bouquin à reliure de cuivre. Ça c’est du sérieux. Je le tends à Robert.

— Qu’est-ce que c’est, comme livre, ça ?

Il ligote le titre.

— C’est un ouvrage de sociologie.

— Pas possible !

La grognace qui suit la collection printemps et qui se farcit des ouvrages aussi trapus ! Non, passez-moi la paluche !

Je vais pour feuilleter le livre et je pousse une exclamation. Ce bouquin est déguisé en Bible. L’intérieur a été évidé et une boîte y est planquée. Elle est vide. Je renifle, une odeur douceâtre s’en échappe.

Une odeur que j’ai déjà reniflée quelque part en France. Je mets le livre sous mon brandillon.

— Ce sera un petit souvenir, dis-je à mon petit Belgicot. Allez, traçons, maintenant.

Le violoneux d’à côté nous regarde grimper dans la tire par la fenêtre. Je lui adresse un petit signe d’adieu. Son rideau retombe.

— C’est formidable, déclare Robert Dauwel avec son magnifique accent d’outre-Quiévrain.

Il ajoute, exalté :

— Où allons-nous, maintenant ?

— Maintenant, dis-je, je t’offre à boire dans un bar qui s’appelle Le Perroquet.

— … Ou La Perruche, complète-t-il.

Et il récite comme une prière :

— Blue Island Avenue.

— Toi, lui dis-je, t’es un sacre petit champion !