« Un clergyman… et des bouquins »
Molly Dayton, si elle est première dans l’ordre alphabétique, est la troisième dans l’ordre des décès.
Elle créchait dans un immeuble assez bien, quoiqu’un peu désuet. La taule est une espèce de pension de famille… Une pension de famille où les pensionnaires ne seraient pas nourris.
Mrs. Morton, la taulière, nous explique qu’elle n’assure que le petit déjeuner à ses gens.
Elle, c’est une vioque de soixante carats, avec des deuils plein son passé, des poils plein son menton et des filets de vinaigre plein sa voix.
Elle paraît accepter le truc du vieux copain qui désire tous les détails. Par le truchement de Robert, la conversation s’engage donc.
Au début, c’est un peu réticent, mais ensuite (dès que j’ai posé un billet de dix dollars sur sa table) ça devient plus nourri.
J’apprends donc que Molly était une petite blonde gentillette qui gagnait largement sa vie, à en juger par le nombre de ses toilettes, de ses bijoux et sa voiture sport.
Pour une taxi-girl, ça me paraît extravagant.
— Elle a été tuée ici ?
— Oui, dans sa chambre.
— Elle ramenait des hommes ?
— Je ne voulais pas, bien entendu. Mais, comme elle rentrait très tard, je ne pouvais pas vérifier, n’est-ce pas ?
Robert Dauwel traduit très vite, très bien, en mettant jusqu’à l’intonation.
Ce que je vois là-dedans, c’est que la vioque essaie de cacher la crotte au chat ! Elle tolérait fort bien que sa pensionnaire rentre des hommes, car elle devait se faire graisser la patte pour fermer les yeux.
— Avait-elle un ami attitré ?
— Non.
— Des relations ?
Je crois remarquer une hésitation.
— Dis à cette brave dame que, si la mémoire lui revient, je lui refilerai un billet de mieux.
J’attends que mon indication soit parvenue à bon port. Je découvre un éclat de convoitise dans le regard de Mrs. Morton.
— Je crois, fait-elle, qu’un monsieur venait la voir assez souvent. Mais il s’agissait certainement d’une relation d’affaires. Il restait fort peu de temps. Il avait un livre à la main… et il le laissait à la petite. Oui, une relation d’affaires.
— A quoi ressemblait-il, ce monsieur ?
— Il était grand, maigre, entre deux âges. Il ressemblait à un clergyman.
— Est-il venu ici la nuit où la petite est morte ?
— Je ne l’ai pas vu.
— Avez-vous vu quelqu’un ?
— Non.
— Entendu quelque chose ?
— Personne n’a rien entendu. Vous pouvez interroger mes autres locataires.
— Pourtant, elle a été tuée d’un coup de feu ?
— La police prétend que le revolver était muni d’un silencieux.
— Avez-vous parlé de cet homme à la police ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai assez d’ennuis avec ça sans aller compliquer encore les choses.
— Est-il possible de sortir de chez vous la nuit ?
— Oui, chacun de mes pensionnaires possède une clef de la porte d’entrée.
— A-t-on retrouvé la clef de Molly ?
— Oui. Mais le meurtrier avait dû entrer avec elle et veiller à ce que la porte ne soit pas fermée complètement. C’est du moins ce qu’ont dit les inspecteurs.
Je danse d’un pied sur l’autre.
— Ça va merci. Excusez le dérangement.
— Y’a pas de mal.
Non, en effet, y’a pas de mal, pas trop pour vingt dollars. Elle doit se dire que c’est de l’osier vite gagné.
— Je peux jeter un coup d’œil à la chambre qu’elle occupait ?
— Si vous voulez.
Elle nous guide à une gentille piaule luxueusement meublée.
— Le mobilier appartenait à Molly, dit-elle. J’attends que sa famille le fasse enlever. C’est bien ennuyeux, car je ne peux pas louer en attendant et, pourtant, j’ai besoin de vivre. Voyez, elle était là, en travers du lit, à plat ventre. C’est la femme de peine qui l’a découverte.
J’inspecte la chambre. Du moderne cossu. Un poste de télé, un de radio, des objets de mauvais goût, mais coûteux. Sur les murs, des tableaux qui flanqueraient de l’urticaire à Picasso. Et quelques publications d’amour à vingt-cinq cents.
— C’était ça, les lectures offertes par le clergyman ?
— Oh ! Non, il apportait de beaux livres reliés.
— Où sont-ils ?
— Je l’ignore. Sans doute Molly les a-t-elle donnés à des amies à elle ? Donnés ou prêtés…
— On peut parler à la femme de peine ?
— Facile !.. Violet ! Vio-let ! crie la vieille femme de sa voix qui écorcherait le tympan d’un sourdingue. Une morue de cent dix kilos s’annonce en soufflant comme une baleine.
La mère Morton lui parle. Elle fait un signe de tête affirmatif.
Je l’entreprends toujours par le truchement de mon petit Belge.
— Vous faisiez la chambre de Molly Dayton ?
— Oui.
— Avez-vous remarqué qu’elle eût de beaux livres ? Des livres reliés ?
— Oui… Mais elle les mettait dans son sac à main et ne les laissait jamais ici. Elle les emportait avec elle.
— Merci, c’est tout…
Je salue les deux grognaces et je fais signe à Robert de me suivre.
Une fois dans la voiture, il me pose cette innocente question :
— Vous êtes content ?
Je lui donne une bourrade.
— Si tu veux parler de tes services, je suis ravi. Tu es un interprète de première catégorie. De l’enquête aussi je suis content. Attends que je résume : cette Molly Dayton était taxi-girl, mais elle avait des ronds, beaucoup de ronds, beaucoup plus que n’en ont ordinairement ses consœurs. Elle recevait des hommes la nuit, des gars qui venaient prendre du bon temps, des pigeons à faire reluire, quoi ! Peut-être est-ce là l’origine de son aisance. Elle s’envoyait en l’air pour son confort. Marrant ! Mais elle recevait aussi un escogriffe à gueule de pasteur qui lui apportait de mystérieux bouquins reliés qu’elle ne laissait pas traîner. Et elle ne lisait que des romans à la mords-moi le chose. Tout ça est assez bizarre. Je m’étonne que la police d’ici ne se soit pas rencardée davantage.
Nous démarrons.
— Où allons-nous ?
Ce qu’il est frémissant, le petit gars.
— Attends. Quelle heure est-il ?
— Huit heures.
— Bon, on peut encore en faire une.
Je range la guinde le long du trottoir. Je tire ma liste.
Voyons maintenant le numéro 2, par ordre alphabétique toujours.
La souris en question se nommait Katharine Fellow, 1020. Laramie Ave.
C’est la morte numéro 6.
Elle a été sucrée d’une balle dans la tête. Morte sur le trottoir, devant sa cabane, alors qu’elle s’apprêtait à y entrer.